Tableau historique et pittoresque de Paris depuis les Gaulois jusqu'à nos jours (Volume 3/8)
QUARTIER DES HALLES.
Ce quartier est borné à l'orient par la rue Saint-Denis exclusivement, depuis le coin de la rue de la Ferronnerie jusqu'au coin de la rue Mauconseil; au septentrion, par la rue Mauconseil aussi exclusivement; à l'occident, par les rues Comtesse-d'Artois et de la Tonnellerie inclusivement; et au midi, par la rue de la Ferronnerie et partie de celle de Saint-Honoré exclusivement.
On y comptoit, en 1789, vingt-quatre rues, une place, plusieurs halles, etc., et plus anciennement, une église paroissiale et un cimetière public.
Sous le règne de Charles VII, lorsque, par une suite des malheurs du règne précédent, un prince anglois s'arrogeoit le titre de roi de France, et que Paris, sous sa domination tyrannique, recevoit un juste châtiment de sa rébellion, le quartier que nous allons décrire fut le théâtre de plusieurs scènes aussi tragiques que touchantes. C'étoit aux halles que l'on exécutoit ordinairement les coupables de conspiration contre l'État, ou de trahison contre les intérêts du prince; et comme on appeloit alors traîtres et conspirateurs tous ceux qui, restés fidèles à leur légitime souverain, cherchoient à le servir autrement que par des vœux stériles, plusieurs citoyens généreux qui conspirèrent ainsi, à différentes époques, pour l'honneur et pour la justice, criminels uniquement par le mauvais succès de leur entreprise, vinrent sur cette place recevoir la mort de la main d'un bourreau.
Dans cette épouvantable confusion où la démence de Charles VI et les attentats de Jean-sans-Peur avoient plongé la France, dans cette suite d'événements prodigieux qui la relevèrent contre toute probabilité, qui arrachèrent enfin sa capitale au joug de l'étranger, il se trouve un tel enchaînement de causes et d'effets, que l'histoire de Paris devient plus que jamais celle de la monarchie entière, et qu'on ne peut en rendre la suite intelligible sans présenter en même temps quelque esquisse de ce vaste tableau.
Tout paroissoit désespéré: l'autorité légitime avoit non-seulement perdu la force qui lui étoit nécessaire pour se maintenir et se faire respecter, mais encore presque tout son ascendant moral qui seul pouvoit la lui faire recouvrer. Charles, déshérité par son père, soupçonné d'un meurtre qui sembloit justifier ce traitement barbare, sembloit ne posséder d'ailleurs aucune de ces qualités brillantes qui, dans les situations difficiles, éblouissent et ramènent le vulgaire, maîtrisent les événements, et finissent par enchaîner la fortune. Pour reconquérir un grand royaume, il falloit joindre à une activité infatigable une constance à toute épreuve, une politique profonde, toute la science d'un habile général. Le dauphin, à peine âgé de vingt ans, n'avoit que le courage d'un soldat: du reste, il montroit un caractère foible, doux, facile à dominer, un penchant très-vif pour les plaisirs et la volupté, une indolence presque invincible; telles étoient les dispositions apparentes d'un prince qui, resserré entre les pays asservis sous la domination angloise et les vastes états du duc de Bourgogne[303], entouré d'une noblesse valeureuse sans doute, mais où l'on ne comptoit pas alors un seul chef expérimenté[304], d'une poignée de soldats découragés et sans discipline, avoit à lutter contre un ennemi[305] maître de sa capitale et de la plus grande partie de ses provinces, contre des armées puissantes que commandoient les premiers capitaines de l'Europe. D'ailleurs, telle étoit alors la corruption où un demi-siècle de discordes intestines avoit plongé les esprits, qu'aux yeux d'un très-grand nombre de François un roi d'Angleterre, petit-fils de leur propre souverain, apportant en outre à la couronne de France de prétendus droits, toujours contestés, mais réclamés sans cesse, n'avoit nullement les apparences d'un usurpateur. Un prince du sang royal, puissant et considéré, s'étoit déclaré en sa faveur; et le nouveau duc de Bourgogne, succédant à la haine de son père contre Charles, sembloit faire un acte de piété filiale qui augmentoit encore cette affection aveugle que le peuple portoit à sa maison. Enfin, tel étoit l'état des choses et le vertige qui entraînoit la nation, que, s'il eût été possible que les conquérants, oubliant qu'ils avoient une autre patrie, se fussent faits François pour gouverner la France, il est presque indubitable que la révolution eût été complète et sans retour.
Mais c'est un vice radical attaché à toute conquête où le vainqueur, conservant les liens naturels qui l'attachent à son pays, apporte au milieu de la nation conquise son esprit national et ses habitudes étrangères, que, dès le commencement de sa domination, il s'établit nécessairement entre ses anciens et ses nouveaux sujets des différences humiliantes pour ces derniers, et qui excitent en eux de vifs ressentiments. Leur mécontentement fait bientôt naître des méfiances qui divisent sans retour les deux peuples; et la tyrannie d'un côté, la révolte de l'autre, sont des suites inévitables de ce choc des passions et des intérêts. Dans cet état de choses, si la nation est brave et généreuse, et qu'il se présente un chef assez imposant pour rallier autour de lui tous ceux qui sont impatients du joug, ce n'est pas une armée qu'il rassemble, c'est une population entière, à laquelle il est difficile que le conquérant, qui n'a que des soldats, puisse long-temps résister. Telle fut, dans la révolution qui rendit à Charles VII l'héritage de ses pères, la marche et la cause des événements; et nous pensons, contre l'opinion de plusieurs historiens, que ce fut moins par amour pour son roi que par haine contre un vainqueur insolent, que la France entière se souleva pour replacer sur le trône un prince qu'elle en avoit vu chasser, pour ainsi dire, avec joie. Du reste, ces discordes intestines, ces désordres qui sembloient devoir perdre à la fois l'État et son souverain, augmentèrent en effet la vigueur et la prospérité de l'un et de l'autre: car de telles révolutions ne se font point sans que l'autorité légitime n'en acquière de nouvelles forces, par la raison que, revenant à elle à cause du besoin extrême qu'ils en ont, les sujets sont alors disposés à lui accorder même plus qu'elle n'eût jamais osé demander. Aussi verrons-nous, par suite de cet heureux retour, le peuple françois prendre un esprit meilleur, et la monarchie plus de puissance et de majesté.
(1422.) Charles étoit dans le château d'Espally, situé auprès du Puy en Velay, lorsqu'il reçut la nouvelle de la mort de son père. Après les premiers moments donnés à sa douleur, il pensa à poursuivre le projet légitime qu'il avoit formé de remonter sur le trône de ses ancêtres. La bannière de France fut déployée dans la chapelle du château; un petit nombre de courtisans et d'officiers qui l'accompagnoient l'y proclamèrent roi, et, peu de jours après, le nouveau monarque prit la route de Poitiers, où il se fit couronner avec le plus grand appareil. On vit à cette cérémonie les princes de Clermont, d'Alençon, et les principaux seigneurs attachés à son parti.
Tandis que ces choses se passoient, le duc de Bedfort, régent du royaume, rassembloit à Paris, dans la grand'chambre du parlement, tous les membres de cette cour suprême, les magistrats des autres cours supérieures, ceux du Châtelet, les députés des divers chapitres, l'université, le prévôt de la ville, ses échevins et ses principaux bourgeois. Dans cette assemblée, si imposante en apparence, mais dont les membres étoient, ou dominés par la terreur, ou aveuglés par la passion, le chancelier fit du traité de Troyes une lecture et une apologie qui furent suivies d'un serment de fidélité au roi d'Angleterre Henri VI, que l'on exigea de tous les assistants, que prêtèrent ensuite tous les bourgeois séparément, et généralement tous les habitants de la ville, depuis les princes et les prélats jusqu'aux domestiques et aux simples artisans.
Après cette vaine formalité, qui, loin d'affermir le pouvoir de l'usurpateur, prouvoit au contraire l'embarras de sa situation présente, et ses inquiétudes pour l'avenir, le duc de Bedfort sortit de Paris au milieu de l'hiver, car la rigueur de la saison n'avoit point suspendu les hostilités, et s'avança vers Meulan, dont ses troupes avoient déjà ouvert le siége. Ce fut vainement qu'un corps de royalistes, commandé par les comtes de Narbonne et d'Aumale, entreprit de le faire lever: la mésintelligence des chefs et le défaut de paye des soldats arrêta cette troupe à six lieues de la ville; elle se débanda, et Meulan se rendit. Pendant ce temps, le maréchal de l'Île-Adam, l'un des généraux du duc de Bourgogne, recouvroit la Ferté-Milon, dont les François s'étoient emparés; et Luxembourg achevoit de les chasser de Picardie. Une conspiration tramée en faveur du roi fut découverte en même temps à Paris, et n'eut d'autre résultat que le supplice de la plupart des conjurés. Michel Lallier, qui en étoit le chef, et que nous verrons reparoître par la suite, eut le bonheur de se sauver.
(1423.) À ces mauvais succès du parti de Charles se joignit bientôt la défection du duc de Bretagne, entraîné dans celui des Anglois par le duc de Bourgogne, plus animé que jamais à poursuivre la vengeance du meurtre de son père. Une entrevue qui eut lieu à Amiens entre le régent et ces deux princes s'y termina par une triple alliance et un double mariage. Le duc de Bedfort épousa Anne de Bourgogne, sœur de Philippe; et la dauphine Marguerite fut accordée au comte de Richemont, frère du duc de Bretagne, à ce Richemont, depuis le sauveur de la France, alors son ennemi. Les trois princes jurèrent de s'aimer comme des frères, de s'entr'aider comme n'ayant qu'un même intérêt; et dès le commencement les affaires de Charles parurent perdues sans ressource.
Un nouveau revers l'attendoit encore. Les hostilités continuoient avec le même acharnement; une foule de petites places étoient tour à tour prises, reprises par l'un et l'autre parti. Les Anglois s'étoient emparés de Pont-sur-Seine, de Vertus, de Mortagne, etc.; de leur côté, les royalistes avoient emporté Mâcon, et ensuite Crevant, que les ennemis ne tardèrent pas à leur arracher. Il arriva qu'au moment où cette dernière place capituloit, Stuart, connétable d'Écosse, nouvellement arrivé avec quelques renforts que ce pays fournissoit au roi, accourut, suivi de quelques chefs royalistes, pour l'empêcher de se rendre. Trouvant la ville entre les mains des ennemis, et se voyant, par leur réunion, à la tête d'environ dix mille hommes, les généraux françois résolurent de la reprendre de vive force. Le général Salisbury, occupé alors au siége de Montaguillon, le quitte à cette nouvelle avec la plus grande partie de ses troupes, vole à la rencontre des François, et traverse l'Yonne à la vue de ses impétueux ennemis, qui sur-le-champ abandonnent une position formidable, d'où rien n'auroit pu les forcer, pour s'élancer dans la plaine et y provoquer un combat inégal. Le courage étoit le même des deux côtés: la discipline et la science militaire assuroient la supériorité des Anglois. Jamais victoire ne fut plus complète: cette petite armée, presque la seule ressource de l'infortuné Charles, fut anéantie. La défection d'une foule de places qui tenoient encore pour lui dans diverses provinces suivit de près ce fatal événement. L'Anjou et le Maine furent ravagés, et la victoire que le comte d'Aumale remporta quelque temps après à la Gravelle[306] sur une portion de l'armée angloise, assez importante pour donner au parti royaliste le temps de respirer, mais non pour offrir aucun résultat décisif, laissa toujours une supériorité marquée au parti de l'usurpateur.
(1424.) La bataille de Crevant avoit mis Charles à deux doigts de sa perte; celle de Verneuil parut achever entièrement sa ruine. Elle se donna sur les frontières du Perche et de la Normandie; le duc de Bedfort, Salisbury, Warwick commandoient les troupes angloises. Les François, conduits encore par le connétable d'Écosse, venoient de reprendre la petite ville d'Ivry: les généraux anglois qui accouroient pour en faire lever le siége leur offrirent la bataille qu'ils acceptèrent avec la même imprudence, et qu'ils perdirent par le même défaut d'ordre et de discipline. Cinq mille hommes restèrent sur le champ de bataille, parmi lesquels étoit le général écossois et la fleur de la noblesse françoise: elle fut écrasée à cette bataille comme à celle d'Azincourt.
Cette victoire fut célébrée à Paris par des réjouissances publiques; et l'on voudroit en vain dissimuler que la multitude de ses habitants, alors dévouée au duc de Bedfort, la reçut avec la plus vive allégresse. Pour changer en si peu de temps ces esprits foibles et passionnés, il avoit suffi de supprimer quelques impôts, appât grossier, mais immanquable, qu'ont toujours su mettre en usage ceux qui connoissent les bassesses du vulgaire, et qui ont besoin de sa faveur. Cependant, dans le temps même où ce peuple insensé faisoit éclater sa joie, des citoyens fidèles conspiroient encore pour le roi; et le duc, à son retour, eut de nouveaux conjurés à punir.
Charles n'avoit plus de troupes; ses finances étoient épuisées, ses partisans découragés[307]. Après la déroute des François à Verneuil, l'ennemi s'étoit jeté dans le Maine, dont il avoit enlevé les principales places; et ses partis parcouroient sans résistance l'Anjou et toutes les provinces voisines jusqu'aux bords de la Loire. Les Bourguignons étoient sur le point de se joindre aux Anglois pour achever d'anéantir le petit nombre de royalistes qui luttoient encore contre la fortune. C'en étoit fait de la monarchie: des divisions particulières qui s'élevèrent tout à coup entre le duc de Glocestre et Philippe-le-Bon furent la première cause de son salut.
Jacqueline de Hainaut, veuve du dauphin Jean[308], et depuis mariée au duc de Brabant, n'avoit point voulu reconnoître ce second époux, et venoit de contracter un troisième mariage avec le duc de Glocestre, à qui elle apportoit en dot un des plus riches héritages de l'Europe. Le duc de Brabant étoit neveu du duc de Bourgogne: celui-ci, irrité de l'affront qu'on faisoit à un prince de sa maison, s'en plaignit au duc de Bedfort, qui, prévoyant les suites fâcheuses d'un semblable événement, voulut dès le principe en arrêter les effets. Mais l'imprudent Glocestre, loin d'écouter les sages conseils de son frère, levoit des troupes en Angleterre pour soutenir les prétentions de son épouse; et ces troupes, avec lesquelles il arriva à Calais six semaines après la bataille de Verneuil, furent employées, non à achever d'écraser l'ennemi commun, incapable alors d'opposer la moindre résistance, mais à marcher contre l'allié le plus considérable de son parti, qu'il attaqua sur-le-champ en s'emparant du Hainaut. Le duc de Bourgogne, surpris, mais non déconcerté, eut bientôt rassemblé une armée suffisante pour arrêter les progrès de son adversaire; et les Pays-Bas, auparavant si tranquilles, devinrent le théâtre d'une guerre acharnée. Toutefois elle ne fut pas de longue durée: Glocestre étoit alors hors d'état de résister long-temps à un aussi puissant souverain; et bientôt, accablé par des forces supérieures, il se vit forcé de retourner honteusement en Angleterre; mais l'effet de cette entreprise extravagante fut tel, que le roi de France put s'apercevoir, dans une négociation qu'il osa tenter auprès du duc de Bourgogne, que ce prince, blessé jusqu'au fond du cœur de la conduite de l'Anglois, pourroit revenir un jour au seul parti que son honneur et son véritable intérêt lui ordonnoient de suivre.
On négocioit en même temps auprès du duc de Bretagne; et Charles, profitant avec habileté du mécontentement du comte de Richemont, que le duc de Bedfort venoit d'offenser[309], lui faisoit offrir l'épée de connétable. Cette démarche, mal reçue d'abord, eut bientôt un plein succès. Le projet d'alliance fut approuvé par le duc de Bretagne et par les états assemblés; et Richemont, qui étoit allé en Flandre pour obtenir l'agrément de Philippe sur la nouvelle dignité qui lui étoit proposée, trouva ce prince disposé non-seulement à le lui accorder, mais même à sacrifier ses ressentiments, si Charles eût voulu également lui sacrifier les meurtriers de son père, devenus ses favoris. Le refus qu'il en fit éloigna seul cette réconciliation, et prolongea les malheurs de la France.
Avant de rien accepter, Richemont avoit demandé que du moins ces favoris[310] fussent éloignés; et, dans l'extrémité où il se trouvoit, Charles n'avoit rien osé refuser. À peine ces demandes du nouveau connétable furent-elles connues, que la petite cour du monarque fut remplie de cabales et d'intrigues. La division se mit entre les courtisans; et l'on vit, ce qu'on ne pourra croire, ce jeune prince, incapable de résister à leurs séductions et même à leurs violences[311], fuir de ville en ville à l'approche de son connétable, qui revenoit auprès de lui à la tête d'une armée qu'il avoit rassemblée pour le défendre. Enfin il fallut céder au cri général qui s'éleva contre son aveugle obstination. Tanneguy du Châtel eut la générosité de s'exiler lui-même; les autres reçurent ordre de se retirer de la cour; mais, en s'éloignant, l'un d'eux (le président Louvet) eut l'adresse de se faire remplacer auprès de Charles par le seigneur de Giac, sa créature. (1425.) L'indolent monarque s'abandonna également sans réserve à ce nouveau ministre, qui, plus dangereux et plus avide encore que les autres, laissa sans solde, sans vivres, sans secours, la petite armée de Richemont, qui venoit d'entrer en campagne. (1426.) Le connétable éprouve des revers, revient à la cour frémissant d'indignation; et, par une hardiesse que les circonstances terribles où étoient réduites les affaires peuvent à peine justifier, il fait enlever Giac, le livre, pour la forme, à un tribunal devant lequel ses crimes et ses déprédations sont dévoilés, et fait tomber sa tête sur un échafaud. Un nouveau favori le remplace, et, loin d'être effrayé de la catastrophe de son prédécesseur, abuse encore plus insolemment de sa faveur: le connétable le fait assassiner; et lorsque Charles, indigné, lui demande compte de ces violences injurieuses, il ne se justifie qu'en lui déclarant que ce qu'il a fait est pour le bien du royaume. Cependant cet homme, si redoutable aux flatteurs de son roi, commit bientôt après une faute irréparable, en mettant lui-même dans la confiance de ce jeune prince un homme qu'il croyoit entièrement dévoué à ses intérêts, et qui devint bientôt le plus fatal de tous ses ennemis, et le plus grand obstacle au rétablissement de la monarchie. La Trémoille, plus adroit, plus ambitieux, d'une naissance plus illustre que tous ceux qui l'avoient précédé, prit bientôt, sur un maître qui ne demandoit qu'à être dominé un ascendant que, pendant long-temps, rien ne put détruire; et le premier usage qu'il fit de sa faveur fut de se mettre en état de n'avoir rien à craindre des entreprises de celui qui la lui avoit procurée. Par ses intrigues, Charles, déjà offensé de la hauteur de son connétable, lui donne tous les dégoûts qui peuvent le détacher de ses intérêts; et, dans une situation à peu près désespérée, se prive lui-même du seul sujet qui pouvoit empêcher sa ruine entière. Tout étoit perdu, si la conduite des Anglais n'eût été aussi impolitique, ou, pour mieux dire, aussi insensée que celle du monarque françois. Ils traitoient déjà la France en pays de conquête, eux qui ne s'y maintenoient que par l'espèce de délire dont la nation étoit en quelque sorte enivrée. Le duc le Bedfort en partageoit les provinces avec son frère le duc de Glocestre; ils accabloient d'impôts les peuples dont le soulèvement pouvoit en un moment détruire leurs foibles armées[312] et leur puissance factice. Ils avoient déjà commencé à mécontenter un prince dont les dispositions favorables ou contraires auroient seules suffi pour décider de leur sort; et l'affaire de Jacqueline de Hainaut, que le duc de Glocestre s'obstina à soutenir, même après avoir été chassé de la Flandre, et qu'il n'abandonna que lorsque cette princesse eut été entièrement dépouillée de ses états par le duc de Bourgogne, fut, comme nous l'avons dit, la source d'un refroidissement que nous allons voir s'accroître de jour en jour, jusqu'au moment où il se changera en une rupture ouverte qui leur portera les derniers coups.
(1427.) Cependant cette rupture étoit loin encore d'éclater, et les divisions qui régnoient dans le parti du roi favorisoient les entreprises des Anglois. Ils continuoient à prendre des villes, lorsqu'ils se virent tout à coup arrêtés par le bâtard d'Orléans, si fameux depuis sous le nom de Dunois. Ce prince, à peine alors sorti de l'enfance, remporta une victoire complète sur deux capitaines expérimentés, Suffolk et Warwick, et leur fit lever le siége de Montargis. Sur cette nouvelle, le duc de Bedfort, absent depuis huit mois, hâte son retour en France, amenant avec lui des renforts considérables. À son arrivée, le duc de Bretagne, qu'il menace, abandonne le parti du roi, sans pouvoir ébranler la fidélité du comte de Richemont, qui persiste à suivre la mauvaise fortune d'un prince ingrat, dont il étoit haï et persécuté. Mais en même temps qu'il donnoit des preuves d'un dévouement si magnanime, on le vit, par un effet de cette hauteur de caractère qu'il ne pouvoit dompter, essayer, en s'unissant aux princes aussi fatigués que lui de l'insolence de La Trémoille, de former un parti qui pût écraser ce perfide. Déjà les conjurés s'étoient emparés de Bourges, lorsque le roi, quittant avec précipitation la ville de Chinon, qui étoit sa résidence ordinaire, vint se présenter à eux. Son arrivée et les intrigues du favori dissipèrent en un instant ces premiers germes de guerre civile; toutefois le connétable, exclu de la paix que firent les princes, se vit forcé de se réserver pour des temps meilleurs.
(1438.) Assuré du duc de Bretagne, croyant n'avoir plus rien à redouter des suites de la querelle de Glocestre avec le duc de Bourgogne, Bedfort jugea le moment favorable pour achever d'abattre un prince livré à ses flatteurs, entouré de mécontents, sans troupes, sans argent, réduit enfin aux dernières extrémités. Afin de rendre ce dernier coup décisif, il convoqua à Paris une nouvelle assemblée, dans laquelle il eut l'imprudence de demander tous les biens, rentes et héritages donnés aux églises depuis quarante ans. Il étoit inouï qu'on eût jamais fait une demande aussi audacieuse, aussi contraire aux idées qui régnoient alors non-seulement à Paris, mais dans toute la France: aussi le duc éprouva-t-il une résistance telle qu'il se vit forcé de suspendre d'abord, et ensuite d'abandonner entièrement son projet. Il en résulta néanmoins ce mauvais effet, que le peuple, dont une légère suppression d'impôts lui avoit gagné les esprits, commença à murmurer contre son gouvernement, et à sentir toute la pesanteur du joug étranger.
Ces difficultés n'empêchèrent pas le duc d'ouvrir la campagne avec des forces tellement supérieures, que Charles n'osa pas même tenter de mettre quelque obstacle à leurs mouvements. Salisbury étoit à leur tête, et parcourut en conquérant cette vaste partie de la France qui est renfermée entre la Seine et la Loire. Toutes les places qui environnoient Orléans ouvrirent leurs portes ou furent emportées d'assaut, et le siége de cette ville importante fut résolu par le général anglois. C'étoit une entreprise décisive, mais difficile: la garnison, peu nombreuse à la vérité, étoit commandée par des chefs intrépides; La Hire, Xaintrailles, Chabannes, Villars, le bâtard d'Orléans, suivis de la fleur de la noblesse françoise, s'étoient jetés dans la place, résolus de défendre jusqu'à la dernière extrémité ce dernier boulevart de la monarchie, et ils avoient inspiré aux moindres soldats ainsi qu'aux habitants toute l'ardeur dont ils étoient animés. La sape, la mine, des assauts continuels, tout fut employé du côté des assiégeants, dont l'armée grossissoit à chaque instant; les assiégés, qui recevoient aussi de temps en temps des renforts, disputoient le terrain pied à pied, ne cédoient un fort que lorsqu'ils se voyoient prêts à être ensevelis sous ses ruines, et offroient, dans un rempart nouveau, construit à l'instant même, de nouveaux obstacles à l'ennemi. La mort de Salisbury, emporté par un boulet de canon, n'interrompit pas les opérations du siége; et les capitaines qui lui succédèrent, Talbot, Suffolk, le lord Poll, n'en exécutèrent pas moins le projet qu'avoit conçu cet habile général, d'entourer la place d'une circonvallation qui rendoit l'arrivée des convois de jour en jour plus difficile et plus meurtrière. La ville, bloquée de toutes parts, commença bientôt à ressentir la disette des vivres, et devoit succomber dans peu si elle n'étoit promptement secourue. À une armée de vingt-quatre mille hommes qui l'assiégeoit, Charles ne pouvoit opposer que trois mille soldats mal disciplinés, et dont ni lui ni ses généraux ne savoient même tirer parti. Cependant cette foible ressource lui fut encore enlevée dans cette bataille, si fameuse sous le nom de la Journée aux Harengs[313], où cette petite troupe, commandée par le comte de Clermont, fut presque entièrement exterminée. À cette fatale nouvelle, le roi, voyant tout perdu, vouloit se retirer dans le Dauphiné: il en fut détourné par la reine son épouse, princesse d'un courage et d'une vertu supérieure; on dit que la fameuse Agnès Sorel ne lui donna pas des conseils moins généreux. Mais il étoit réservé à une femme plus célèbre et plus digne de l'être que la maîtresse d'un roi, de sauver la France, et de rendre à Charles l'honneur et sa couronne. (1429.) C'est au milieu de cette indécision honteuse à laquelle ce malheureux prince étoit livré, qu'on voit paroître cette fille étonnante, singulière, que l'on crut alors envoyée par le ciel même, dont encore aujourd'hui le courage et l'enthousiasme religieux forcent au respect les esprits même les plus corrompus, et feront à jamais l'admiration de la postérité. Quelque idée que l'on puisse se faire des inspirations puissantes, invincibles, qui poussèrent une jeune vierge, aussi innocente que timide, née dans l'obscurité, élevée dans l'ignorance, à vaincre tant d'obstacles pour arriver jusqu'à un grand monarque, pour oser lui promettre des victoires regardées comme chimériques par ses meilleurs capitaines, en fixer l'époque, s'en déclarer le principal instrument; inspirations dont l'effet fut si prodigieux, qu'on vit le roi de France, son intrépide noblesse, son armée entière, subjugués par le plus inconcevable ascendant, marcher sous la conduite d'une simple villageoise à des combats qui sembloient devoir achever leur perte, et obtenir des triomphes qu'on avoit jusque là jugés impossibles; quelques conjectures que l'on forme, quelque opinion que l'on adopte sur cet événement unique dans l'histoire, les contempteurs des miracles, tout superbes et dédaigneux qu'ils ont coutume d'être, ne pourront s'empêcher du moins d'y reconnoître un des coups les plus éclatants de cette Providence spéciale à laquelle les païens, même les plus grossiers, ont rendu hommage, Providence qui veille sur les empires, décide de leur sort, les perd ou les sauve à son gré, souvent par les agents les plus obscurs, par les moyens qui sont les plus éloignés de toute prévoyance humaine. Jeanne d'Arc, dite la Pucelle, avoit promis que l'ennemi leveroit le siége d'Orléans, que le roi seroit couronné et sacré à Reims, que Paris rentreroit sous sa domination, que les Anglois seroient entièrement expulsés du royaume. Pour commencer l'accomplissement de sa prédiction, elle pénètre dans la ville assiégée à la tête d'un convoi: son aspect y fait renaître l'espérance; et les assiégeants, déjà frappés de sa renommée, sont saisis d'une terreur soudaine. Les François, conduits par cette héroïne, osent attaquer à leur tour, jusque dans ses forts, cet ennemi qui, la veille encore, insultoit leurs remparts; et le siége d'Orléans est levé en peu de jours comme par une sorte d'enchantement. Jargeau, Beaugency, plusieurs autres villes de l'Orléanois sont emportées par les royalistes, qui reprennent aussitôt l'offensive. Bedfort, déconcerté, envoie des renforts à ses troupes éperdues: l'armée françoise, plus foible que celle des Anglois, mais désormais invincible, marche à sa rencontre, et remporte, à Patay, une victoire éclatante, que suit bientôt la reddition d'une foule de places. Les routes de la Champagne sont ouvertes; sur les sollicitations de l'héroïne, Charles, renfermé dans la petite ville de Loches, où il vivoit dans l'oisiveté et dans les plaisirs, tandis qu'on faisoit pour lui la conquête de son royaume, se décide alors à la quitter et à marcher vers Reims: car Jeanne avoit déclaré que l'objet principal de sa mission étoit de le conduire dans cette ville pour y recevoir l'onction sacrée. Sur la route elle parvient à ménager une réconciliation entre le roi et son fidèle connétable; la ville de Troyes, qui veut résister, est forcée; Châlons ouvre ses portes; les Bourguignons, renfermés dans Reims, et qui pouvoient le défendre, l'évacuent à l'arrivée de l'armée royale[314]; enfin, le 27 juillet 1429, Charles fait son entrée dans cette ville aux acclamations du peuple, et peu de jours après il y est sacré, et reconnu solennellement roi légitime de la France.
Une révolution si rapide, si inattendue, jeta le duc de Bedfort dans des terreurs qu'il ne lui fut plus possible de dissimuler. Il se vit alors réduit à implorer ce même duc de Bourgogne, que, quelques mois auparavant, il avoit lui-même outragé[315], lorsqu'il voyoit d'avance la chute d'Orléans inévitable, et la conquête de la France assurée. Sur ses instances réitérées, Philippe, respectant encore en lui son beau-frère, vint à Paris et parut se prêter aux mesures qui furent prises pour en contenir les habitants, disposés à se soulever en faveur de leur roi. On tint divers conseils pour former un plan de campagne qui pût arrêter les progrès rapides de l'ennemi. Les chaires retentirent de nouveau de déclamations furieuses contre les Armagnacs; des processions publiques furent ordonnées; enfin, dans une assemblée où il avoit encore convoqué les principaux habitants de Paris, le régent essaya d'exciter leur indignation en faisant relire devant eux le traité conclu entre Jean-sans-Peur et le dauphin, en remettant sous leurs yeux l'assassinat de Montereau, la foi du serment violé, etc.; mais il fut loin d'en obtenir l'effet qu'il attendoit; et ce discours, auquel le duc de Bourgogne mêla ses anciennes protestations, fut accueilli avec des marques visibles d'improbation. On n'en exigea pas moins de nouveaux serments d'attachement au roi d'Angleterre, serments qui n'étoient pas plus sincères que les vaines démonstrations du duc de Bourgogne. En effet ce prince ne tarda pas à reprendre la route de ses états; et tandis qu'on attendoit à Paris des troupes qu'il avoit promises, et qu'il n'envoya pas, il s'arrêtoit à Arras pour y écouter des députés de Charles, qui conçut enfin des espérances fondées de l'amener à cette réconciliation tant désirée.
De nouveaux succès étoient le moyen le plus sûr d'y parvenir; et déjà le monarque vainqueur s'étoit avancé jusqu'à Dammartin[316], menaçant sa capitale. Deux fois le duc de Bedfort en sortit, et vint s'établir dans un camp retranché, en face de l'armée françoise, espérant l'engager dans d'imprudentes attaques; mais l'expérience des fautes passées n'avoit point été perdue; les François surent contenir leur impétuosité, et le régent rentra dans Paris sans avoir pu les faire donner dans le piége. La réduction de Compiègne et de Beauvais suivit de près cet événement; et le prince anglais, qui voyoit en frémissant tomber ainsi toutes les places qui protégeoient la capitale, se vit cependant forcé d'en sortir précipitamment pour aller s'opposer au connétable, qui venoit de se jeter dans la Normandie, avoit surpris Évreux, et parcouroit sans obstacle toute la province. Les précautions qu'il prit avant son départ prouvèrent qu'il ne comptoit plus sur l'affection d'un peuple détrompé. La garnison fut augmentée d'un renfort considérable; une police active et sévère, répandue dans tous les quartiers, jeta la méfiance et l'alarme dans ces cœurs ulcérés et accablés sous le poids de leurs regrets et de leurs maux: car Paris subissoit alors dans toute sa rigueur le sort ordinaire des villes rebelles à leurs souverains légitimes. La misère et la tyrannie avoient détruit ou fait fuir le plus grand nombre de ses habitants, et ceux qui restoient étoient dépouillés chaque jour de leurs biens pour fournir à leurs tyrans de nouveaux moyens de les opprimer. Les gens d'église eux-mêmes n'étoient point épargnés; on s'étoit saisi de tous les dépôts judiciaires; le commerce et l'industrie avoient disparu; enfin Paris n'étoit plus que l'ombre de cette ville autrefois si peuplée et si florissante.
Cependant, ni les forces dont ils s'entouroient, ni la sévérité de leur police, ni l'appareil des supplices ne suffisoient pour rassurer les oppresseurs; et par cette inconséquence, qui est une suite presque inévitable de l'inquiétude continuelle des tyrans, ils imaginèrent de lier par des serments nouveaux un peuple que leurs violences pouvoient à peine contenir. Ce fut l'évêque de Thérouanne, Jean de Luxembourg, gouverneur de la ville en l'absence du duc de Bedfort, qui conçut cette idée absurde de convoquer encore une assemblée générale des cours souveraines, de l'université, des chefs du clergé, des principaux bourgeois, assemblée dans laquelle furent renouvelés et la garantie du traité de Troyes, et ce serment de fidélité déjà prêté tant de fois; mais le comble de la démence fut de nommer des commissaires, qui reçurent l'ordre de parcourir les divers quartiers, et d'y recevoir le même serment de tous les corps et de tous les habitants de la ville.
Le roi étoit alors à Compiègne, incertain s'il marcheroit sur Paris, ou s'il se dirigeroit vers la Picardie, dont les principales villes étoient disposées à le reconnoître. Il paroît que la crainte de causer quelque ombrage au duc de Bourgogne, avec lequel il continuoit toujours à négocier, le détermina à prendre le premier parti. Il entra donc à Saint-Denis, que les ennemis avoient abandonné, et en même temps ses soldats occupèrent les postes de la Chapelle, d'Aubervilliers et de Montmartre. Le duc de Bedfort étoit absent: cette circonstance fit espérer qu'il pourroit s'exciter dans le peuple quelque mouvement favorable[317], et l'on résolut de tenter un assaut. On a accusé Jeanne d'Arc d'avoir conçu cette entreprise vraiment téméraire; mais il existe de fortes preuves qu'elle n'y eut d'autre part que d'y avoir vaillamment combattu. Depuis le grand événement de Reims, regardant sa mission comme finie, elle avoit plusieurs fois sollicité sa retraite, que Charles lui avoit toujours refusée. On la vit dès lors s'éloigner des conseils, et, moins sûre de la victoire, ne plus paroître dans les batailles que pour y prodiguer sa vie, et donner aux soldats l'exemple du courage le plus héroïque.
L'assaut décidé, le dimanche 8 septembre, l'armée, commandée par le duc d'Alençon, le comte de Clermont et le sire de Montmorency, s'approcha de la porte Saint-Denis, et fit de ce côté une fausse attaque, tandis qu'un corps de troupes se portoit sur un retranchement élevé devant le rempart du Marché aux pourceaux, situé à l'endroit où est aujourd'hui la butte Saint-Roch. Le rempart fut emporté; mais le soulèvement sur lequel on avoit compté ne se fit point, parce que les Anglois eurent l'adresse de répandre sur-le-champ dans la ville des bruits sinistres qui jetèrent l'alarme et continrent les esprits. Tandis qu'ils couroient à la défense de la partie attaquée, des voix s'élevèrent dans tous les quartiers, s'écriant que tout étoit perdu; que les royalistes, maîtres de la ville, n'épargnoient personne, et que chacun songeât à sa propre sûreté. Cette ruse eut tout l'effet qu'on en pouvoit attendre; les habitants effrayés se hâtèrent de se réfugier dans leurs maisons, et les royalistes, ne voyant paroître sur les murailles que des ennemis, prirent le parti de se retirer. Jeanne fut blessée dans cette action d'un trait d'arbalète qui lui traversa la cuisse[318]. Quatre jours après l'armée décampa, et prit la route de Lagny-sur-Marne, qui venoit de se soumettre au roi.
Tandis que Charles s'éloignoit, Bedfort rentroit dans Paris, et employoit toutes les ressources de son courage et de son esprit pour réparer ses fautes passées, et ramener la fortune qui l'abandonnoit. Il venoit d'écrire en Angleterre afin de presser l'envoi de nouveaux secours; frappé de l'effet qu'avoit produit sur les peuples la cérémonie du sacre de Charles, il demandoit qu'on fît partir au plus tôt le jeune Henri, et publioit avec éclat que ce prince venoit pour être couronné dans sa ville capitale; il cherchoit enfin à regagner l'amitié du duc de Bourgogne, qu'il combloit de caresses, de marques de déférence, qu'il ne cessoit d'inviter à revenir à Paris, en lui manifestant sa résolution de ne plus rien faire que de concert avec lui.
(1430.) Il y vint en effet, mais ce retour, loin d'avancer les affaires du régent, sembla en précipiter la ruine. Philippe fit son entrée dans cette ville à la tête d'une nombreuse noblesse et de huit cents hommes d'armes, qui lui donnèrent à l'instant sur son allié, humilié et jaloux, une prépondérance qu'augmentoit encore l'affection que lui portoient les Parisiens. Cette supériorité fut telle que peu de jours après il ne craignit point de publier, dans la grand'salle du Palais, une trève que ses députés venoient de conclure, à Saint-Denis, avec les ambassadeurs du roi, principalement pour les provinces de Picardie, d'Artois, de Champagne et de Bourgogne. Il alla plus loin: dans la même journée, sur la demande des habitants et de l'université, il se fit nommer, jusqu'à Pâques de l'année suivante, lieutenant-général du royaume et gouverneur de Paris; et le régent, réduit alors au seul gouvernement de la Normandie, se vit forcé de remettre la plus grande partie de la France entre les mains d'un prince à qui, six mois auparavant, il avoit refusé le séquestre d'Orléans. Outré de dépit, il partit aussitôt pour cette province; et Philippe retourna en Flandre, laissant le maréchal de l'Île-Adam pour commander dans la ville.
L'hiver n'interrompit point les hostilités: elles continuèrent sans aucun succès décisif; mais ces combats partiels, dans lesquels on exerçoit contre les malheureux habitants des provinces toutes les violences que légitimoit alors l'insubordination de l'état militaire, satisfaisoient l'avidité des chefs et des soldats, qui, presque indépendants de leurs souverains, formoient alors plutôt des bandes de partisans que de véritables armées. Aussi la misère des peuples et la barbarie de cette guerre ne se peuvent-elles concevoir: il n'y avoit plus d'asile dans les campagnes pour le laboureur, à qui l'on ôtoit tout, jusqu'au moyen de les cultiver; dans une foule de siéges, où les villes étoient tour à tour prises, reprises par les deux partis, l'usage étoit de ne faire aucun quartier aux habitants, qu'on massacroit tous sans exception, si quelques-uns d'entre eux avoient pris part à la défense; quant à la garnison, on l'envoyoit ordinairement au supplice. Enfin, telle étoit la licence inconcevable de ces temps malheureux, qu'au milieu de cette guerre nationale on vit des seigneurs attachés au bon parti se faire des guerres particulières[319], aussi funestes au roi qu'à eux-mêmes; d'autres, au milieu des suspensions d'armes, ravager les provinces déjà soumises, afin de maintenir sous leurs ordres les aventuriers qu'ils soudoyoient. Il falloit que le prince tolérât toutes ces horreurs, et ce n'étoit qu'en désolant la France qu'il étoit possible de la sauver.
Charles, en quittant l'Île-de-France, en avoit laissé le gouvernement au comte de Clermont, qui s'empara de quelques villes, prenant toujours la précaution de se tenir à une très-petite distance de Paris. Le terme de Pâques approchoit, époque à laquelle le duc de Bourgogne devoit en rendre le commandement aux Anglois: la crainte de rentrer sous leur domination, et la proximité de l'armée royale firent concevoir encore à quelques sujets fidèles le projet de s'emparer de la ville pour la remettre aux généraux de Charles. Les conjurés, au nombre desquels on comptoit plusieurs membres du parlement et du Châtelet, et quelques-uns des principaux bourgeois, trouvèrent le moyen de correspondre avec les royalistes, par l'entremise d'un religieux qui se chargea de la commission périlleuse de porter leurs messages. Toutes les mesures sembloient heureusement concertées; à un signal donné, on devoit livrer une des portes aux troupes du roi; des marques avoient été distribuées pour servir de signe de ralliement à tous les membres de la conspiration; elle alloit éclater, lorsque le religieux fut arrêté. Appliqué à la torture, les tourments lui arrachèrent les noms de ses complices, dont on s'empara, au nombre de plus de cent cinquante; six furent décapités aux Halles, plusieurs exécutés secrètement ou précipités dans la Seine. Quelques-uns rachetèrent leur vie par la perte de leur fortune.
Jusqu'à l'époque qui devoit faire rentrer Paris sous cette autorité royale, après laquelle il soupiroit, il devoit se passer encore de bien nombreux événements. Dans la situation embarrassante où il se trouvoit, le duc de Bedfort n'épargnoit aucun moyen pour s'attacher le duc de Bourgogne: négociations, caresses, dons, promesses, tout fut employé de nouveau pour regagner sa confiance et son amitié. Cette obstination ne fut pas sans quelque succès; toutefois le concert de ces deux princes, plutôt apparent que réel, n'eut d'autre effet que de prolonger les malheurs de la France.
Philippe continua donc à faire la guerre au roi, et commença la campagne par le siége de Compiègne, dont il ne put s'emparer[319]. Mais la plus belle victoire n'eût pas semblé aux Anglois plus avantageuse pour eux que cette vaine entreprise, puisqu'elle les rendit maîtres de celle qu'ils regardoient comme l'unique cause de tous leurs désastres. Jeanne, qui s'étoit jetée dans la place, fut faite prisonnière dans une sortie. Personne n'ignore quelle fut la suite de ce malheureux événement: indignement livrée à ses implacables ennemis, traînée long-temps de cachots en cachots, amenée à Rouen devant un tribunal composé pour sa perte, condamnée par ces barbares au plus affreux supplice, elle fit éclater, dans ce long cours d'iniquités, une patience, une grandeur d'âme qui augmentent encore l'admiration qu'inspirent son courage et ses vertus. L'opprobre dont on voulut la couvrir dans cette infâme procédure, retomba tout entier sur ses juges abominables; et Charles, qui, vingt-cinq ans après, réhabilita sa mémoire et confirma les titres de noblesse qu'il avoit accordés à cette héroïne et à sa famille, ne peut être absous du reproche d'avoir abandonné, dans de telles extrémités, celle à laquelle il devoit son honneur et le salut de la France.
Reprenons la suite des événements: les royalistes triomphoient partout; après la délivrance de Compiègne, une foule de places tombèrent entre leurs mains; Xaintrailles battit les Anglais à Germigni; Barbazan remporta sur les Bourguignons une victoire éclatante à la Croisette[320]; l'empressement des villes et des provinces à rentrer sous l'autorité du roi sembloit s'accroître de jour en jour; (1431) le découragement, la terreur étoient alors passés dans le parti des Anglois, qui n'opposoient plus que des efforts languissants au mouvement de cette révolution qu'un enthousiasme si extraordinaire avoit commencée. Le retour du duc de Bourgogne manquoit seul à la fortune de Charles, qui, du reste, toujours indolent, toujours livré aux caprices et aux intérêts de son favori, ne triomphoit encore que par l'expérience et la valeur de ses généraux. On le vit même, tant étoit grand son aveuglement pour ce La Trémoille qui le dominoit, prendre parti pour lui dans la guerre particulière qu'il avoit en Poitou contre le connétable, et employer, pour assiéger les places du premier officier de sa couronne, des troupes nécessaires au salut de la France et au rétablissement de ses affaires. Tel étoit alors ce prince, qui depuis, par une conduite entièrement opposée, fit voir qu'il étoit loin d'être dépourvu des qualités d'un roi.
Vers ce temps-là Henri VI, qui depuis dix-huit mois étoit en France, quitta enfin la ville de Rouen, et vint à Paris pour cette cérémonie du couronnement, dont on attendoit de si grands effets. Il y fit son entrée, entouré de seigneurs anglois; et l'on doit dire, pour l'honneur de la noblesse françoise, qu'il ne s'y trouva aucun membre de ses plus illustres maisons. La ville déploya, dans cette occasion, toute la magnificence alors en usage dans les entrées de nos rois. Les rues par lesquelles le monarque passa étoient tendues en tapisseries; on avoit élevé d'espace en espace des échafauds sur lesquels des acteurs muets représentoient des mystères[321]. On voyoit près de la porte de Paris un enfant monté sur une longue estrade, revêtu d'habits royaux, et la tête ornée de deux couronnes; autour de lui étoient de jeunes garçons représentant les pairs de France et d'Angleterre, dont ils portoient sur leurs vêtements les armes relevées en broderies. Lorsque Henri VI parut, cette troupe s'avança vers lui, et lui offrit les deux écus des deux nations. Le cortége se rendit d'abord au palais, où le roi s'arrêta quelque temps pour visiter les reliques et autres curiosités de la Sainte-Chapelle; de là il prit le chemin du palais des Tournelles[322], qu'on avoit préparé pour le recevoir. Quelques jours après, ce jeune prince reçut l'onction sacrée, dans la cathédrale, des mains du cardinal de Wincester, et dîna le même jour publiquement au palais. On lui fit tenir ensuite un lit de justice, dans lequel il reçut le serment des corps et l'hommage des seigneurs; du reste le peuple n'éprouva dans cette circonstance solennelle aucune marque de cette munificence paternelle à laquelle ses souverains l'avoient accoutumé; les subsides continuèrent à être levés avec plus de rigueur que jamais; il ne fut accordé aucune grâce ni publique ni particulière; et peu de temps après son couronnement Henri VI quitta Paris et la France pour retourner en Angleterre.
(1432.) Cette année et les trois suivantes n'offrent guère que le spectacle affligeant et monotone de combats partiels, de forteresses emportées tour à tour par les deux partis, de ravages, de massacres, de pillages continuels; mais, au milieu de tant d'horreurs, il est facile de reconnoître que le parti du roi prenoit chaque jour un nouvel ascendant. La ville de Chartres venoit de lui être livrée; peu s'en fallut qu'un coup de main ne le rendît maître de Rouen. Bedfort, dont les embarras augmentoient de jour en jour sur le continent, voyoit croître encore ses alarmes des brouilleries qui s'élevoient en Angleterre, où le parlement refusoit de fournir de nouveaux subsides pour une conquête qui achevoit d'épuiser la nation. Le duc de Bourgogne, occupé dans ses propres états par ses sujets révoltés, étoit sur le point de lui échapper, et ne tenoit plus à son parti que par la tendresse qu'il avoit pour la duchesse de Bedfort sa sœur. La mort prématurée de cette princesse rompit ce dernier lien. Cependant tel étoit l'aveuglement de l'usurpateur, tel étoit l'orgueil dont l'avoit enflé l'habitude du succès, que, dans des conférences qui furent tenues peu de temps après pour tenter d'arriver à une paix générale, il refusa à Charles le titre de roi, et, pour vouloir tout avoir, perdit l'occasion de conserver sans danger la plus grande partie de sa conquête.
Toutefois les événements se pressoient pour sa ruine. Par son nouveau mariage avec Jacqueline de Luxembourg, Bedfort sembla prendre plaisir lui-même à changer en mésintelligence déclarée la froideur qui existoit depuis long-temps entre lui et le duc de Bourgogne; la Normandie entière se souleva; enfin le roi, plutôt fatigué de son favori qu'éclairé sur les torts dont il étoit coupable, permit qu'on le lui enlevât par un moyen à peu près semblable à celui qui l'avoit débarrassé des autres[323], et Richemont, le soutien et l'espoir de la France, fut enfin rappelé. Alors Philippe sort de cette incertitude funeste où il étoit demeuré si long-temps. Décidé à faire sa paix avec le roi, il veut, par un reste d'égards, tenter un dernier effort pour faire entrer l'Anglois dans le traité. Celui-ci, plus aveuglé que jamais, refuse la cession que le roi consent à lui faire de la Guienne et de la Normandie, et se retire sans même daigner entamer les négociations. (1435.) Sa retraite détermine cette paix tant désirée entre le roi et son terrible vassal, qui en dicte les conditions, humiliantes pour son souverain, et par cela même honteuses pour lui, puisqu'elles prouvèrent que c'étoit son intérêt particulier et non un mouvement généreux qui le portoit à un acte d'où dépendoit le salut de la France.
Isabelle de Bavière mourut dix jours après la signature de ce traité. On prétend que la terreur dont fut frappée cette mère dénaturée à la nouvelle d'une paix qui ne lui laissoit plus que la honte d'un crime inutile, hâta le moment de sa mort. Cependant dès long-temps sa punition avoit commencé, et l'histoire offre peu d'exemples aussi frappants des vengeances que le ciel exerce sur les grands coupables. En horreur à tous les bons François qu'elle avoit trahis, méprisée des Anglois eux-mêmes qui profitoient de sa trahison, rassasiée d'outrages, réduite souvent aux dernières extrémités de la misère, depuis la signature du traité de Troyes, elle traînoit, dans l'hôtel Saint-Paul, une vieillesse obscure et déshonorée, n'obtenant pas même la pitié que l'on accorde aux derniers des humains. Cette haine et ce mépris la poursuivirent jusqu'après sa mort: à peine ses funérailles furent achevées, que tous ceux qu'un reste de respect humain avoit forcés d'y assister, abandonnèrent son cercueil; on le transporta, la nuit, de Notre-Dame au port Saint-Landri, escorté seulement de quatre personnes; là il fut déposé dans un petit bateau, qui le conduisit à Saint-Denis, où on l'inhuma, sans aucune pompe, auprès du tombeau de Charles VI[324].
Mais une mort plus remarquable fut celle du duc de Bedfort. Il succomba, comme Isabelle, au chagrin que lui causoit une paix qui achevoit d'arracher la France de ses mains. Sa perte porta le dernier coup au parti anglois, qu'il soutenoit seul depuis long-temps par la vigueur et l'activité de son esprit, après l'avoir ébranlé par son orgueil et sa fausse politique. La nouvelle de sa mort[325] vint encore augmenter les alarmes des troupes qu'il avoit laissées à la garde de la capitale. Les chefs qui les commandoient imaginèrent, dans cette extrémité, de tenter une expédition sur Saint-Denis, qu'ils enlevèrent, et dont ils rasèrent les fortifications. Ils espéroient, par cette opération, ôter du moins une ressource à l'ennemi, qui les pressoit chaque jour davantage; mais les royalistes, maîtres de toutes les places qui environnoient Paris, chassèrent les soldats qui s'étoient logés dans la place démantelée, occupèrent le pont de Charenton, et bloquèrent ainsi cette grande ville de tous les côtés. Bientôt les horreurs de la famine vinrent accroître les maux qu'y causoit la tyrannie.
(1436.) À mesure que la situation de l'étranger devenoit plus périlleuse, cette tyrannie devenoit plus cruelle. La ville étoit remplie de délateurs; la terreur avoit frappé tous les esprits; les fers, les tortures, les supplices punissoient à l'instant non-seulement les murmures, mais le moindre signe d'impatience et de mécontentement; et ce qui peint mieux que tout ce qu'on pourroit dire le désordre affreux de ces temps déplorables, c'est que trois évêques[326] étoient les principaux auteurs de tant de maux. Par l'ordre de cet odieux triumvirat, plusieurs citoyens, soupçonnés seulement d'être attachés au parti du roi, furent précipités secrètement dans la Seine; et l'activité de leurs recherches sembloit rendre toute conspiration impossible.
Il se trouva cependant des hommes d'un courage assez héroïque pour ne pas s'effrayer du danger presque inévitable qui les menaçoit, et pour tenter de nouveau la noble entreprise de remettre Paris sous l'autorité légitime. À leur tête étoit ce Michel Lallier[327] que nous avons déjà vu échouer une fois dans ce grand projet, et qui avoit trouvé, on ne sait comment, le moyen de rentrer dans la ville. Uniquement occupés de l'intérêt commun, ces magnanimes citoyens firent avertir le roi de leur dessein, ne lui demandant, pour prix d'un service aussi signalé, qu'un pardon général pour leurs compatriotes. Assurés de sa parole royale et des promesses du duc de Bourgogne, ils ne pensèrent plus alors qu'aux moyens d'accomplir leur projet; et tandis qu'ils formoient, dans les murs de Paris, un parti composé de tous les habitants dont la fidélité leur étoit connue, le connétable, d'accord avec eux, rassembloit les garnisons des places voisines, et se tenoit prêt à tout événement.
Les mesures furent si bien concertées, et le choix des nouveaux conjurés fait avec tant de bonheur et de prudence, que les ennemis ne purent monter à la source de la conspiration, quoiqu'il en transpirât des indices suffisants pour les jeter dans les plus vives alarmes. Leur trouble se manifesta bientôt dans l'incertitude de leurs résolutions, et dans les mesures insensées qui les suivirent. D'un côté ils écrivoient au conseil de régence établi à Rouen pour demander des secours; de l'autre ils députoient au duc de Bourgogne pour obtenir qu'il ménageât une suspension d'armes. Ils ordonnoient des processions publiques; ils faisoient défendre aux habitants, sous peine de mort, d'approcher des remparts; enfin, comme s'ils eussent voulu se rendre aussi ridicules qu'ils étoient odieux, ils imaginèrent, pour dernière ressource, de faire prêter encore le serment du traité de Troyes. Cependant la garnison angloise, composée seulement de deux mille hommes, manquoit de munitions de guerre, et n'avoit plus de vivres que pour trois jours.
Enfin tout étant préparé pour le succès de la conspiration, les chefs de l'entreprise firent avertir le connétable de s'avancer. Ce prince, suivi seulement d'un corps de troupes suffisant pour seconder la bonne volonté des Parisiens, accompagné du maréchal de l'Île-Adam, du bâtard d'Orléans et de plusieurs autres seigneurs et chevaliers d'un courage éprouvé, marcha toute la nuit, et vint, à la pointe du jour, se poster derrière les Chartreux: c'étoit le vendredi 15 avril 1436. Des soldats qu'il envoya aussitôt à la porte Saint-Michel lui rapportèrent qu'on leur avoit crié, du haut des murs, «Que cette porte ne pouvoit s'ouvrir, qu'ils allassent à celle de Saint-Jacques, et qu'on besognoit pour eux aux Halles.» Richemont, sans perdre de temps, se rend à la porte où il étoit attendu; il y renouvelle à haute voix l'assurance de l'amnistie déjà promise, et à l'instant même on lui ouvre une poterne, par laquelle les gens de pied commencent à défiler. Les premiers entrés brisent la serrure qui retenoit le pont-levis, et donnent passage à la cavalerie. Cependant l'Île-Adam, impatient de se signaler, s'étoit saisi d'une échelle qu'on lui avoit tendue du haut des murailles, et déjà parvenu sur les remparts, il y avoit arboré la bannière royale, en s'écriant ville gagnée! À ces cris, à l'aspect du connétable et de ses braves guerriers qui se précipitoient dans la ville, le peuple s'assemble, les rues retentissent d'acclamations; les cris de vivent le roi et le duc de Bourgogne se mêlent à ceux des vainqueurs. Les Anglois, surpris et effrayés, courent aux armes; Wilbi, gouverneur de la ville, l'évêque de Thérouanne, Morhier, prévôt de Paris, le boucher Sainctyon se mettent à leur tête, et leur troupe se dirige vers les quartiers des Halles, Saint-Denis et Saint-Martin, où ils espéroient pouvoir se retrancher. Mais le signal avoit été donné en même temps partout; partout ils rencontrent les habitants en armes, et portant déjà la croix blanche sur leurs habits. On les presse de toutes parts, on les repousse de rue en rue, on les écrase du faîte des maisons; et, à mesure qu'ils reculent, on tend les chaînes. Animé par ce premier succès, le peuple court au rempart Saint-Denis, et pointe sur eux quelques pièces d'artillerie, qui augmentent encore leur désordre, et les forcent à fuir précipitamment vers la porte Saint-Antoine, où Wilby, accompagné de l'élite de sa troupe, essayoit encore de tenir ferme. Mais tout l'effort de la multitude s'étant alors porté de ce côté, les Anglois, accablés sous le nombre, déjà réduits aux deux tiers des leurs, ne virent plus d'autre moyen de salut que de se renfermer dans la Bastille, où ils eurent à peine le temps d'arriver. Cependant le connétable recevoit, sur le pont de Notre-Dame, Lallier, qui, suivi des autres chefs de la conjuration, venoit lui présenter un étendard aux armes de France. Il embrassa ce généreux citoyen, et, s'adressant aux bourgeois qui l'environnoient: «Mes bons amis, leur dit-il, le bon roi Charles vous remercie cent mille fois, et moi de par lui, de ce que si doucement lui avez rendu la maîtresse cité de son royaume; et si quelqu'un a mépris par devers monsieur le roi, soit absent ou présent, il lui est tout pardonné.» Les soldats reçurent en même temps la défense, sous peine de mort, d'exercer la moindre violence contre les habitants; et le jour même de cette révolution, qui n'avoit pas coûté une seule goutte de sang françois, on vit la tranquillité rétablie dans la ville; des marchés publics, fermés depuis plus de trente années, furent rouverts, et l'abondance et la joie prirent la place de la famine et du désespoir. Deux jours après, les Anglois, pressés par la disette, se trouvèrent heureux d'obtenir une capitulation qui leur permettoit de se retirer en Normandie. Telle étoit la haine qu'ils avoient inspirée, qu'on fut forcé de les conduire par les dehors de la ville pour les soustraire aux insultes de la populace.
Le parlement, auquel il étoit possible d'adresser de justes reproches, mais qui pouvoit aussi s'excuser sur les violences dont on avoit usé à son égard, vint faire ses soumissions. Il étoit alors réduit à vingt membres[328], parmi lesquels on comptoit un très-petit nombre de partisans des Anglois. Avant de lui laisser reprendre le cours de ses séances, le connétable eût désiré avoir l'ordre du roi; mais les inconvénients qui pouvoient résulter de l'interruption de la justice, ne lui permirent pas de l'attendre, et les juridictions inférieures rentrèrent également dans l'exercice de leurs fonctions; enfin le rappel des bannis, sous la condition de prêter un nouveau serment, acheva de combler les vœux de la ville de Paris, qui vit bientôt rentrer dans son sein toutes les familles que les troubles en avoient exilées.
L'université eut sa part de ce pardon général, et elle en avoit besoin. On ne peut dissimuler que, pendant une époque si honteuse pour la France, elle n'eût démenti cette fidélité dont sous les règnes précédents elle ne s'étoit jamais départie. On peut dire plus: c'est qu'elle prodigua aux ennemis de l'État les marques de dévouement le plus vil et le plus lâche, lorsque le parlement, les cours supérieures, le corps de ville, soumis à la même tyrannie, gardoient du moins le silence en lui obéissant. Cependant, malgré ce pardon, cette compagnie perdit, dès ce moment, beaucoup de l'autorité et de la considération[329] dont elle avoit joui jusqu'alors.
(1437.) La guerre continuoit avec les Anglois; mais le duc de Bourgogne, embarrassé par les séditions sans cesse renaissantes de ses sujets, ne pouvoit être d'une grande utilité au roi, qui, après tout, n'en avoit pas un extrême besoin. La campagne de cette année s'ouvrit par la prise de plusieurs places; elle fut surtout mémorable par le siége de Montereau-faut-Yonne, dans lequel Charles, déployant cette valeur héroïque[330] qui semble avoir été héréditaire dans la maison de France, s'exposa plus sans doute qu'il ne convient à un roi, mais accrut encore l'amour de ses sujets, et arracha l'admiration de ses ennemis. Ce fut au milieu de l'éclat que répandoit sur lui cet exploit guerrier que ce prince rentra dans sa capitale, vingt ans après en être sorti. Jamais entrée ne fut plus touchante et plus solennelle: la joie des Parisiens alloit jusqu'à l'ivresse; le souverain et les sujets, également attendris, confondoient ensemble leurs larmes et leurs transports. Les façades des maisons décorées de riches tapis, des spectacles disposés, de distance en distance sur des échafauds, des représentations de mystères, des fontaines d'où couloient des flots de vin et de liqueurs, offroient à chaque pas des témoignages de l'allégresse et de l'enthousiasme des habitants. Les clefs furent présentées au roi, dès le village de la Chapelle, par le corps de ville; les échevins portèrent d'abord le dais, et furent ensuite relevés par le corps des marchands. Le goût bizarre du siècle se mêloit à la magnificence de ce grand appareil: une mascarade composée des sept péchés mortels à cheval, et des sept vertus, conduisoit la marche des seigneurs, du parlement et des juridictions inférieures; trois anges chantant moult mélodieusement, reçurent le roi à la porte Saint-Denis, tandis que d'autres anges, élevés sur une terrasse, entouroient un saint Jean-Baptiste montrant l'Agnus Dei. Le roi et le dauphin s'avançoient au milieu de ce cortége, armés de toutes pièces et la tête découverte. Le grand écuyer[331] portoit le casque, le roi d'armes une cuirasse, et un autre écuyer l'épée royale; à la droite du roi marchoit le connétable, tenant à la main le bâton blanc, marque de sa dignité. Huit cents archers composoient la bataille du roi. Les princes du sang, une foule de seigneurs et de chevaliers se pressoient sur ses pas, étalant sur leurs habits et sur tout leur attirail un luxe éblouissant. Ils étoient couverts, ou plutôt chargés, eux et leurs chevaux, de draps d'or, d'argent, et de plaques d'orfévrerie armoriées. Charles mit pied à terre au portail de la cathédrale, où il écouta la harangue de l'université, et prêta le serment de l'évêque[332]. De l'église il se rendit au palais, où il coucha. Le lendemain le monarque montra lui-même au peuple assemblé les reliques conservées dans la Sainte-Chapelle, et le même jour il quitta la Cité pour aller habiter l'hôtel situé vis-à-vis le palais des Tournelles[333].
Telle fut cette pompe solennelle, qu'on peut vraiment appeler une fête nationale, puisqu'elle sembloit le gage d'un avenir aussi heureux que le passé avoit été misérable. Cependant ces jours de bonheur et de repos étoient encore éloignés. Malgré la misère excessive des peuples, les besoins extrêmes de l'État forcèrent le roi à maintenir les impôts, et même à les exiger avec une sorte de rigueur. Pour comble de maux, une épidémie affreuse, qui se répandit sur toute la France, exerça principalement ses ravages sur Paris, où elle enleva en peu de temps plus de cinquante mille habitants. Le roi se hâta de quitter cette malheureuse ville; les princes, les seigneurs, les gens de guerre la désertèrent en foule; et elle se trouva tellement abandonnée, qu'on eut quelque crainte de la voir retomber au pouvoir de l'ennemi. Mais plusieurs citoyens courageux[334] se dévouèrent dans un péril si imminent, et, bravant les dangers de la contagion, restèrent dans la ville, en prirent le commandement, et y maintinrent un tel ordre, que les Anglois n'osèrent pas faire la moindre tentative. La famine vint joindre ses horreurs à celles de la peste, comme si le ciel n'eût pas encore épuisé toute sa vengeance sur ce peuple coupable, à qui son roi avoit pardonné.
Les dernières années de ce règne, si fécond encore en grands événements, n'ont plus qu'une foible liaison avec l'histoire de Paris, désormais soumis et paisible sous l'autorité de son roi légitime. Charles VII y fit peu de séjour: lorsque la guerre lui donnoit quelque relâche, c'étoit à Chinon, à Tours, à Angers, qu'il faisoit habituellement sa demeure. Une grande partie de la France restoit encore à conquérir: elle ne le fut entièrement qu'au bout de treize années, avec des alternatives continuelles de bons et de mauvais succès. Enfin la bataille de Fourmigni acheva cette grande révolution; et les Anglois, chassés de la Normandie, leur dernier refuge, se virent, en 1450, réduits à la seule ville de Calais, qu'ils possédèrent encore pendant plus d'un siècle. On sait d'ailleurs que Charles eut d'autres ennemis non moins dangereux à combattre. À peine les grands et les princes se furent-ils aperçus que l'autorité royale commençoit à se raffermir, qu'ils renouèrent leurs intrigues et recommencèrent leurs cabales; et, chose singulière, le dauphin[335], depuis si jaloux de son autorité et des prérogatives du trône, lorsqu'il fut devenu roi, se trouvoit sans cesse mêlé à toutes ces révoltes, prêtoit aux factieux l'appui de son nom et les encourageoit par son exemple. Personne n'ignore à quel point les égarements de ce fils ingrat et rebelle, les trahisons de ceux-là même qui avoient reçu les marques les plus éclatantes de sa faveur, et ces conspirations sans cesse renaissantes dont il étoit entouré, répandirent d'amertume sur les derniers jours de Charles VII. Il fut le seul qui ne jouit pas de ce repos que donnoient à la France ses victoires et ses travaux. Quelque temps avant sa mort il soupçonna même la fidélité des Parisiens, et cessa de revenir au milieu d'eux. Toutefois ses soupçons n'étoient pas fondés[336]; et si l'on excepte les disputes éternelles de l'université avec les bourgeois et les autres autorités, il ne se passa rien dans cette ville qui en troublât la tranquillité, ni qui mérite d'être remarqué.
(1461.) Charles mourut à Mehun-sur-Yèvre, le 22 juillet de cette année. Si l'on en croit les historiens du temps, un homme de la cour, qu'il aimoit et qui lui avoit donné des preuves de fidélité et d'attachement dont il lui étoit impossible de douter, étant venu l'avertir qu'on cherchoit à l'empoisonner, et lui ayant même fait entendre que le dauphin n'étoit point étranger à cet horrible complot, l'impression qu'il reçut de cette révélation fut si terrible, qu'elle le jeta dans une espèce de frénésie pendant laquelle il refusa obstinément de prendre aucune nourriture, quelle que fût la main qui la lui présentât. Lorsqu'il fut revenu à lui, il n'étoit plus temps; et cette longue abstinence[337] avoit attaqué en lui le principe de la vie. Il mourut quelques jours après, dans de grands sentiments de piété, demandant pardon à Dieu de son incontinence, qui étoit presque l'unique vice que l'on pût reprocher à cet excellent roi.
On ne sauroit comprendre le jugement étrange que porte de ce prince le président Hénault: «Charles VII, dit-il, ne fut que le témoin des merveilles de son règne; on eût dit que la fortune, en dépit de l'indifférence du monarque, et pour faire quelque chose de singulier, s'étoit plu à lui donner à la fois des ennemis puissants et de vaillants défenseurs, sans qu'il semblât avoir part aux événements..... Sa vie étoit employée en galanteries, en jeux, en fêtes, etc.» Il est vrai que la première moitié de cette vie si orageuse semble oisive: retiré au-delà de la Loire, on ne voit point le monarque détrôné paroître à la tête de ses soldats; il se laisse maîtriser par ses favoris; il se livre à son goût pour les voluptés; il n'est occupé que d'amusements frivoles. Mais au milieu même de ces foiblesses et de ces désordres que nous ne pensons point à justifier, il savoit confier la conduite de ses armées et le soin de défendre ce qu'il n'avoit point encore perdu de son royaume, aux La Hire, aux Xaintrailles, à tout ce que la France possédoit alors de plus vaillants hommes, qui devinrent depuis d'habiles généraux; et c'est déjà beaucoup pour un prince aussi jeune et d'aussi peu d'expérience que de savoir choisir ses serviteurs. Peut-être même, comme l'observe très-judicieusement le P. Daniel, étoient-ce ces braves capitaines eux-mêmes qui, voyant que le salut de l'État étoit tout entier dans la conservation de ce prince, l'éloignoient par prudence des dangers qu'il auroit courus dans un temps où son parti pouvoit à peine se soutenir contre les Anglois, maîtres alors de la plus grande et la plus belle partie de son royaume. Mais, dès qu'une suite de victoires qu'on peut appeler miraculeuses l'eût placé dans une position plus digne d'un roi de France, il ne faut que lire le simple récit des faits d'un si glorieux règne, pour reconnoître dans Charles VII toutes les qualités qui font les grands princes, une bravoure qui va jusqu'à l'héroïsme, une activité infatigable qui nous le montre à la tête de ses armées, partout où la guerre semble présenter quelque chose de grand et de décisif: car, et c'est encore une remarque de l'historien que nous venons de citer, ce fut cette résolution qu'il prit de faire la guerre en personne autant qu'il le pourroit, qui fut le salut du royaume, et qui sembla fixer désormais la victoire sous ses drapeaux. Dans sa conduite envers un fils ingrat et des sujets révoltés, il n'est pas moins admirable par un mélange de fermeté, de prudence et de bonté, qui lui ramenoit les uns, et réduisoit bientôt les autres à n'avoir plus d'autre recours que la clémence du prince qu'ils avoient offensé. Ajoutons encore que son administration fut ferme et bienfaisante; qu'il fit une foule de réglements utiles, principalement dans l'administration de la justice, raffermissant ainsi par sa sagesse le trône dont l'épée de ses capitaines lui avoit d'abord rouvert le chemin, et dont la sienne avoit achevé la conquête.
Mais si les peuples furent plus tranquilles et plus heureux sous son gouvernement qu'ils ne l'avoient été depuis bien des siècles, ils durent surtout cet état nouveau de calme et de bonheur à une entreprise d'une politique et d'une vigueur qui annoncent dans ce prince un esprit aussi éclairé que courageux. Nous avons montré à quel point, au commencement de la troisième race, le gouvernement féodal avoit dégénéré de sa première institution, et l'anarchie désastreuse qui avoit été l'inévitable conséquence d'une si profonde corruption. Au milieu de ces longs désordres, les peuples étoient devenus libres; ils avoient été armés; et les malheureux règnes que nous venons de parcourir nous prouvent que cette révolution qui avoit créé un troisième ordre dans l'État y avoit introduit en même temps un ferment nouveau de révolte et de destruction, plus redoutable peut-être que tous les maux qui jusqu'alors l'avoient désolé. Dans cette lutte continuelle des vassaux contre le souverain, on avoit vu cette puissance nouvelle flotter au milieu des partis, au gré de ses passions aveugles et féroces, se fortifier des divisions funestes qui agitoient l'État, et prendre un tel ascendant qu'il eût fallu une toute autre puissance que celle des rois d'alors pour la détruire; et qu'essayer de la diriger étoit tout ce qu'il étoit possible de faire: c'est ce que fit Charles VII. Les armées n'étoient plus comme autrefois uniquement composées de gentilshommes: à l'exception de quelques corps d'élite, ce n'étoit plus, sous la conduite de quelques seigneurs indociles, qu'un ramas de vagabonds indisciplinés, plus redoutables peut-être pendant la paix que pendant la guerre, qui, portant partout le pillage et la désolation, achevoient de détruire ce que l'ennemi avoit oublié de piller et de ravager. De tous les maux dont la France étoit accablée, c'étoit le plus intolérable; c'étoit l'obstacle le plus grand à l'entière expulsion de l'ennemi qui l'avoit envahie: car, après l'avoir vaincu, il devenoit impossible avec de pareilles troupes de profiter de la victoire. Charles sut donc se servir avec la plus grande habileté de cette puissance nouvelle que les malheurs publics lui avoient donnée: sous prétexte d'avoir toujours sur pied des troupes suffisantes pour résister aux invasions des Anglois, ce prince, en licenciant ses autres troupes, conserva un corps de neuf mille hommes d'infanterie et de seize mille cavaliers; des fonds furent assignés pour l'entretien de cette petite armée, qui fut soumise à une discipline militaire constante et régulière, commandée par des officiers dévoués au monarque, et distribuée dans les places de son royaume qu'il jugea les plus favorables à la surveillance générale qu'il vouloit établir. La plus illustre noblesse ne tarda pas à briguer l'honneur d'entrer dans ce corps, et s'accoutuma dès lors non-seulement à n'attendre que du souverain les honneurs et les récompenses, mais encore à dépendre absolument de son autorité. Il résulta de cette heureuse innovation que la milice féodale, composée de vassaux rassemblés à la hâte sous les bannières de leurs seigneurs, tomba peu à peu dans le mépris, parce qu'elle ne pouvoit soutenir la comparaison avec cette troupe vraiment militaire; elle cessa par là même d'être redoutable au prince, et dès ce moment l'action du pouvoir monarchique devint plus imposante et plus régulière.
C'étoit avoir fait un grand pas; et la véritable monarchie eût été dès lors établie en France, si, par une inconséquence que maintenant on peut à peine expliquer, et qui fut, ainsi que nous l'avons déjà dit, commune à tous les rois de la troisième race, et comme le fond de leur politique, Charles VII n'eût point, à l'imitation de ses prédécesseurs, attaqué et affoibli autant qu'il étoit en lui de le faire la puissance spirituelle dont tous ces rois auroient dû faire leur principal refuge, et dans laquelle ils eussent indubitablement trouvé leur plus solide appui. C'est sous ce règne que l'on vit pour la première fois dans l'Occident un concile élever sa puissance au-dessus de celle du pape qui l'avoit convoqué, poser des bornes à sa juridiction, pousser même l'audace jusqu'à élire un autre pontife, lorsqu'il n'avoit d'existence que par la volonté de ce même pape qu'il prétendoit déposer; et par une contradiction non moins inexplicable que tout le reste, on vit le roi de France, en même temps qu'il recevoit les décrets du concile de Bâle dans tout ce qui attaquoit la juridiction papale, repousser les décrets de ce même concile en demeurant dans l'obédience d'Eugène, et en rejetant le pape schismatique que ce concile avoit créé. Telle fut l'origine de la fameuse pragmatique-sanction, l'une des plus grandes plaies qui aient été faites à l'Église et aux sociétés chrétiennes, plaie que les siècles suivants n'ont fait qu'accroître et envenimer. Nous réservons pour le commencement du règne de Louis XI le tableau de tant d'outrages faits au chef de la chrétienté dès le règne de Philippe-le-Bel et peut-être même auparavant; et nous essaierons ensuite, et dans tout le cours de cette histoire, de faire comprendre, même aux plus aveugles et aux plus prévenus, quels en furent pour le pouvoir temporel les funestes résultats.
Il n'y eut sous ce règne d'autre fondation que celle de l'hôpital des veuves, dans le quartier Saint-Eustache[338].
LES HALLES.
Le premier marché qu'il y ait eu à Paris étoit situé dans la Cité, entre le monastère de Saint-Éloi et la rue ou chemin qui conduisoit d'un pont à l'autre, et qui subsiste encore sous le nom de la rue du Marché-Palu. L'accroissement de la ville du côté du nord obligea d'en établir un autre à la place de Grève, et ce nouveau marché subsista jusqu'au règne de Louis VI, dit le Gros[339]. D'après les conjectures les plus probables, ce fut ce prince qui le fit transporter sur l'emplacement qu'il occupe encore aujourd'hui, lequel n'étoit originairement qu'une grande pièce de terre nommée Campelli, Champeaux ou Petits-Champs, et située entre l'ancienne ville de Paris et quelques-uns des bourgs qui y furent renfermés sous Philippe-Auguste.
Ce territoire étoit dans la censive de plusieurs seigneurs: le roi, l'évêque de Paris, le chapitre de Sainte-Opportune, le prieuré de Saint-Martin-des-Champs, celui de Saint-Denis-de-la-Chartre, l'évêque de Thérouanne, en avoient chacun une partie[340]. Ces droits divers, défendus avec toute la licence qu'autorisoit alors le régime féodal, donnèrent de l'embarras à nos rois, qui ne parvinrent à lever de tels obstacles qu'en faisant des transactions, et en accordant des indemnités, dont il est resté des traces jusque dans le dix-septième siècle. Dans une charte de l'an 1137, Louis VII reconnoît devoir cinq sous de cens au chapitre de Saint-Denis-de-la-Chartre, pour le rachat de ses droits sur un fonds de terre dans Champeaux. Il est probable que tous les autres propriétaires reçurent de semblables dédommagements; mais ce fut surtout l'évêque de Paris qu'il fut difficile de satisfaire. Possesseur de la plus grande partie de ce vaste emplacement, il fallut que le roi consentît à partager avec lui et la souveraineté et les droits qui se percevoient dans le marché. C'est alors que fut faite cette fameuse transaction dont nous avons déjà parlé[341], par laquelle il fut convenu que l'évêque jouiroit de la troisième partie de tous ces droits[342].
Quoique tout porte à croire que le règne de Louis-le-Gros fut l'époque de la translation du marché de la Grève aux Champeaux, cependant les historiens ni aucuns titres ne nous donnent de renseignements certains sur l'époque précise de ce nouvel établissement; on ne connoît pas non plus d'une manière positive quelle étoit l'étendue de ce terrain, dont Sauval établit les bornes du côté de la ville à l'endroit de la rue Saint-Denis où étoit le couvent des religieuses de Saint-Magloire[343]. Les juifs établis dans Champeaux, comme il est prouvé par une bulle de Calixte II de l'an 1119[344], occupoient alors, suivant toutes les apparences, l'espace qui est entre les rues de la Lingerie, de la Tonnellerie et de la Cordonnerie. Un diplôme de Louis VII de 1137[345], appelé la grande charte de Saint-Martin, nous apprend qu'il y avoit aussi en cet endroit des merciers et des changeurs.
À peine Philippe-Auguste fut-il monté sur le trône, qu'il s'occupa du soin d'embellir et d'agrandir la ville de Paris. Le marché de Champeaux lui ayant paru mériter une attention particulière, il le fit environner de murs, et y transféra la foire de Saint-Ladre ou Saint-Lazare, qu'il acheta à cet effet des religieux de ce prieuré, et des lépreux, qui, demeurant hors la ville, avoient apparemment quelques droits sur cette foire. Cette acquisition fut faite en 1181; et si quelques auteurs ne placent l'établissement des Halles que deux ans plus tard, c'est que la construction n'en fut entièrement achevée qu'en 1183. Elle se composoit de magasins ou appentis bien clos pour conserver les marchandises et les préserver des injures de l'air, et d'étaux pour les exposer en vente. Lorsque ce marché eut été achevé, on eut soin d'y adapter des portes qui étoient exactement fermées la nuit, pour la sûreté des marchands et celle de leurs denrées. L'expulsion des juifs et la confiscation de leurs biens facilitèrent l'exécution de cet utile établissement.
Les Halles s'augmentèrent sous saint Louis. Ce prince y fit construire deux bâtiments pour les marchands de draps, et un troisième pour les merciers et corroyeurs. Ces derniers lui payèrent d'abord 75 livres de loyer, vu qu'il en étoit propriétaire; mais en 1263 ils obtinrent de ce prince l'entière propriété de leur marché, à charge de 13 deniers parisis de cens et d'investiture. Saint Louis permit aussi aux lingères et aux vendeurs de menues friperies d'étaler le long d'un des murs du cimetière des Saints-Innocents.
Philippe-le-Hardi y ajouta une halle pour les cordonniers et les peaussiers. Enfin, dans les siècles suivants, les Halles se multiplièrent tellement, qu'il n'y avoit guère de sorte de marchands qui n'eût la sienne. C'est de là que viennent les noms de la plupart des rues environnantes, telles que celles de la Toilerie, la Lingerie, la Cordonnerie, la Friperie, la Poterie, etc.; on y vendoit aussi, à certains jours, des œufs, du beurre, des graisses, du poisson, des grains et du vin; enfin plusieurs marchands forains y avoient des halles particulières qui portoient le nom de leurs villes, telles que la halle de Douai, d'Amiens, celles de Pontoise, de Beauvais, etc.[346].
Les halles subsistèrent en cet état jusqu'à François Ier; alors on nomma des commissaires pour retirer au profit du roi les loges et étaux du domaine qui avoient été aliénés. On racheta les halles, on les détruisit pour en former de nouvelles, telles à peu près qu'on les voyoit avant la révolution; ce qui ne fut entièrement exécuté que sous Henri II.
Les Champeaux ou les halles étoient un des anciens lieux patibulaires de Paris. Dès l'an 1209 plusieurs criminels y avoient été suppliciés; et Jacques d'Armagnac, duc de Nemours, y fut décapité sur un échafaud qui étoit dressé à demeure sur cette place[347]. Le pilori, situé près de l'endroit où se tient encore aujourd'hui, à certains jours, le marché au beurre et au fromage[348], n'a été démoli qu'en 1786. C'étoit une tour octogone[349], percée à l'étage supérieur de grandes fenêtres sur toutes les faces; au milieu de cet espace vide on avoit pratiqué une machine de bois tournante, également percée de trous, dans lesquels on faisoit passer la tête et les bras de certains criminels, tels que les banqueroutiers frauduleux, les concussionnaires et autres, dont les délits n'étoient pas assez graves pour que la loi les condamnât à la perte de la vie. On les y exposoit pendant trois jours de marché consécutifs, deux heures chaque jour; et de demi-heure en demi-heure on leur faisoit faire le tour du pilori pour qu'ils fussent vus de tous les côtés et exposés aux insultes de la populace.
Dans cette même place, auprès de la tour dont nous venons de parler, s'élevoit une croix, ainsi qu'il y en avoit aux autres gibets de Paris. C'étoit au pied de cette croix que les cessionnaires devoient venir déclarer l'abandon qu'ils faisoient de leurs biens, et qu'ils recevoient le bonnet vert de la main du bourreau. Sans cette cérémonie infamante, les effets de la cession n'avoient pas lieu.
La disposition des Halles a reçu de grandes améliorations lors de la suppression du cimetière des Innocents et de la démolition de l'église et des charniers qui environnoient cette enceinte, démolition qui étoit à peine entièrement effectuée au moment de la révolution. Voici la situation des différentes halles ou marchés dans les dernières années de la monarchie.
Halle à la Marée.
Cette halle étoit située auprès de la rue de la Cossonnerie. À l'époque où saint Louis destina ce lieu à la vente du poisson de mer, il dépendoit d'un fief appartenant à une famille de Paris, du nom d'Hellebick, qu'il fallut indemniser, et à laquelle on accorda pour cet effet de certains droits à prendre sur la vente du poisson. Après l'extinction de la famille Hellebick, ce droit se trouva partagé: une partie fut acquise par les élus et procureurs de la marchandise de poisson de mer; l'autre fut cédée, en 1530, à l'Hôtel-Dieu de Paris[350]. Le manoir de ce fief et les droits qu'il donnoit sur la vente du poisson ont subsisté jusqu'à la suppression des droits féodaux.
Halle au Poisson d'eau douce.
Elle se tenoit, avant la révolution, dans une maison située rue de la Cossonnerie. C'étoit là que se faisoit, à trois heures du matin, la distribution du poisson aux petits marchés de Paris[351].
Halle à la Viande.
Elle se tenoit dans la boucherie de Beauvais, située vis-à-vis de la rue au Lard, entre la rue Saint-Honoré et celle de la Poterie[352].
Halle aux Fruits.
C'étoit dans l'ancienne halle au blé, où se tient aujourd'hui le marché de la viande, que se vendoit tout le fruit qui arrivoit à Paris. Cette vente se faisoit pendant la nuit et au lever du jour[353].
Halle aux Poirées.
Elle occupoit un emplacement situé entre la rue de la Fromagerie (maintenant rue du Marché aux Poirées), celle de la Lingerie et la rue aux Fers[354].
Halle aux Herbes et aux Choux.
Il se tenoit le long de la rue de la Ferronnerie, et obstruoit le passage avant que les charniers eussent été abattus[355].
Halle au Fromage.
Elle se tenoit le mardi matin, sur l'ancienne place de la halle au blé. C'étoit là que l'on vendoit aussi le beurre et les œufs[356].
Cette halle étoit originairement située entre la rue au Lard et celle de la Lingerie. On la transféra, en 1785, rue Mauconseil, dans un autre emplacement dont nous aurons bientôt occasion de parler.
Halle aux Draps et aux Toiles.
Cette halle, isolée entre les rues de la Poterie et de la Petite-Friperie, aboutit par ses deux extrémités opposées aux rues de la Lingerie et de la Tonnellerie. Elle a été restaurée en 1787, sur les dessins et sous la conduite de MM. Legrand et Molinos, qui employèrent, pour la couvrir, les procédés déjà si heureusement appliqués à la coupole de la halle au blé. Ce monument, composé d'une voûte en berceau, formant un demi-cercle parfait de cinquante pieds de diamètre sur quatre cents pieds de longueur, est éclairé par un grand nombre de croisées carrées, que séparent des arcs doubleaux ornés de sculpture, et présente, dans sa masse et dans ses détails, une élégante simplicité[357].
L'ÉGLISE DES SAINTS-INNOCENTS.
L'église des Saints-Innocents étoit située vis-à-vis la rue Saint-Denis, sur une partie de l'emplacement des halles. Cette église doit être mise au nombre des plus anciennes de Paris; et, quoiqu'on ignore la date précise de sa fondation, des titres authentiques prouvent qu'elle existoit déjà dans le douzième siècle. En effet, sans citer l'autorité des auteurs du Gallia christiana, qui disent qu'en 1150 les doyen et chapitre de Saint-Germain-l'Auxerrois consentirent au décret de l'évêque de Paris, qui décidoit que la présentation à la cure des Saints-Innocents appartiendroit au chapitre de Sainte-Opportune, on trouve dans un Cartulaire de Saint-Magloire[358] l'acte d'une permutation faite en 1156 contre le chapitre de Saint-Merri et l'abbaye Saint-Magloire, à laquelle ce chapitre donne une certaine portion de terrain en échange d'une autre qui est au chevet de l'église des Saints-Innocents: Pro parte cujusdam terre que est ad capucium ecclesie Sanctorum Innocentium.
L'existence de l'église des Saints-Innocents dans le douzième siècle est encore confirmée par les bulles d'Adrien IV, du 4 des ides de mars 1159, et d'Alexandre III, des calendes d'octobre 1178, lesquelles énoncent, parmi les priviléges du chapitre de Sainte-Opportune, le droit de nomination à la cure des Saints-Innocents, droit confirmé par une foule d'actes subséquents, et d'autant plus légitime que le terrain sur lequel cette église étoit bâtie appartenoit primitivement à ce chapitre[359].
D'après des actes si précis et si authentiques, on ne peut s'empêcher d'être étonné qu'il ait régné une si grande diversité d'opinions entre les historiens de Paris sur l'origine de cette église. La plupart se contentent de dire qu'elle fut bâtie ou rebâtie sous le règne de Philippe-Auguste: quelques-uns même ont insinué que ce prince y employa une partie des sommes confisquées sur les juifs, lors de leur expulsion du royaume, ce qui placeroit l'origine de ce monument à une époque postérieure à l'an 1182. Nous venons de donner la preuve qu'il existoit bien antérieurement[360].
D'autres, sur la foi d'une ancienne chronique, ont avancé que l'église des Saints-Innocents fut construite à l'occasion d'un jeune enfant appelé Richard, que les juifs avoient crucifié à Pontoise; et la seule preuve qu'ils en rapportent, c'est que, dans cette chronique, elle est quelquefois désignée sous le nom de Saint-Innocent (Ecclesia Sancti Innocentii). On ne peut avancer une assertion dont la fausseté soit plus évidente. En effet l'événement dont il est question eut lieu à Pontoise dans l'année 1179; et, selon d'autres historiens du temps, le corps du jeune martyr y fut transféré de cette ville dans l'église des Innocents: donc elle existoit à cette époque, et nous ajouterons qu'il est même très-probable que déjà elle avoit été reconstruite[361].
Sur l'origine du nom qu'elle portoit, il y a lieu de croire que cette église, bâtie à l'angle du cimetière, avoit remplacé une chapelle dédiée sous le vocable des saints Innocents, pour lesquels le roi Louis VII avoit une dévotion particulière. On sait en effet que dans les anciens cimetières il y avoit toujours quelque chapelle dans laquelle les fidèles venoient offrir des prières pour les morts; et ce qui fortifie cette opinion, c'est qu'à l'époque où Philippe-Auguste fit entourer de murs le cimetière de Champeaux, rebâtir et augmenter[362] l'église des Saints-Innocents, il existoit dans cet enclos une chapelle semblable sous le nom de Saint-Michel[363], laquelle fut renfermée dans l'enceinte de l'église: on la voyoit dans la seconde aile, du côté du midi.
Cette église ne fut dédiée qu'en 1445, par Denis Dumoulin, patriarche d'Antioche et évêque de Paris. L'époque de cette dédicace a fait encore croire à quelques auteurs que, construite sous Philippe-Auguste, elle avoit été rebâtie en 1445. Ils auroient évité cette erreur s'ils eussent fait attention qu'on ne peut pas déduire de l'époque de la dédicace d'une église celle de sa construction. En effet, il y avoit un grand nombre d'églises à Paris, qui, quoique élevées dans le quatorzième et le quinzième siècle, n'avoient été dédiées que dans le seizième, les évêques ne faisant guère autrefois de dédicaces qu'elles ne leur fussent demandées[364].
Une statue de bronze adossée à l'un des piliers de la chapelle de la Vierge représentoit Alix La Burgote, recluse[365] du quinzième siècle, décédée en 1466, et inhumée dans cette paroisse. Cette figure, originairement couchée sur un marbre noir soutenu par quatre lions de bronze, formoit la décoration d'un tombeau qui avoit été élevé à cette sainte fille par ordre de Louis XI. Ce même monarque avoit fondé dans cette église, en 1474, six places d'enfants de chœur pour y faire le service en musique, ce qui s'est exécuté jusqu'à sa destruction.
CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE DES INNOCENTS.
TABLEAUX.
Sur le maître autel, un tableau représentant le massacre des Innocents, par Michel Corneille.
SCULPTURES ET TOMBEAUX.
Dans une chapelle voisine de la porte méridionale, on voyoit la figure en relief d'un prêtre revêtu des habits sacerdotaux, et la tête couverte de l'aumusse. Cette représentation gothique, d'une assez bonne exécution, paroissoit être du commencement du treizième siècle.
Les personnages les plus remarquables inhumés dans cette église étoient:
Simon de Perruche, évêque de Chartres, neveu du pape Martin VI, mort en 1297: sa tombe étoit dans le chœur.
Jean Sanguin, seigneur de Betencourt, conseiller et maître de la chambre des comptes, mort en 1425, et Guillaume Sanguin, échanson du roi Charles VI, conseiller et maître d'hôtel du duc de Bourgogne, vicomte de Neufchâtel, mort en 1441. Ces deux personnages avoient été inhumés dans le même tombeau.
On y voyoit aussi les épitaphes de plusieurs personnes du nom de Potier, à commencer par Nicolas Potier, seigneur de Groslay, mort en 1501, jusqu'à Bernard Potier de Blancmesnil, mort en 1610.
Les historiens de Paris rapportent une anecdote qui peint assez vivement les mœurs singulières des temps malheureux dont nous venons de tracer un rapide tableau. En 1429, lorsque les Anglois étoient encore maîtres de Paris, un cordelier nommé frère Richard arriva dans cette ville pour y prêcher la réforme et la pénitence. Afin de frapper plus vivement les esprits, il déclara d'abord à la multitude qu'il venoit d'outremer, où il avoit visité le tombeau de J.-C. Cette circonstance fit à l'instant de ce moine un objet de vénération, et la foule se porta dans l'église des Saints-Innocents, où le nouvel apôtre, monté sur un échafaud de huit à neuf pieds de hauteur, prêcha plusieurs jours de suite depuis cinq heures du matin jusqu'à dix, sans qu'un sermon aussi long parût le fatiguer, ni ennuyer cinq à six mille personnes qui s'étouffoient pour l'entendre. L'impression qu'il fit fut telle que les auditeurs, touchés jusqu'aux larmes, sortoient de son sermon pour allumer des feux où ils jetoient leurs dez, leurs cartes, les billes de billards, les boules et autres jeux. Les femmes, par un plus grand sacrifice encore, y faisoient brûler leurs rubans, leurs parures, en chargeant d'injures pieuses toutes ces frivolités. Les flammes consumèrent encore un grand nombre de talismans connus alors sous le nom de madagoires, mandragores ou mains de gloire, que les plus crédules conservoient précieusement dans leurs maisons comme des gages certains des faveurs de la fortune. Frère Richard prêcha aussi dans d'autres églises, notamment dans celle de Notre-Dame de Boulogne. Enfin il devoit débiter son dernier sermon un dimanche à Montmartre: l'empressement pour aller l'écouter fut si vif, qu'un grand nombre d'habitants de Paris de tout sexe et de tout âge sortirent de la ville dès le samedi, et couchèrent dans les champs, afin d'être mieux placés le lendemain à cette intéressante cérémonie. Mais leur attente fut cruellement trompée; et le matin ils apprirent, à leur grand chagrin, que frère Richard étoit sorti précipitamment de Paris pour aller joindre le roi Charles. Ce monarque, sentant de quelle utilité pouvoit être un homme qui avoit un talent si merveilleux pour toucher la multitude, n'avoit rien épargné pour l'attirer dans son parti. Ainsi la politique d'alors, plus habile que celle de nos jours, savoit appeler la religion à son secours; et dans ces temps de confusion, de désordre, la religion étoit en effet son plus ferme appui, ou, pour mieux dire, son unique refuge. On abusa sans doute trop souvent de ce ministère de paix et de vérité, mais cette fois-ci il fut habilement employé dans une cause noble et juste; et frère Richard contribua, en prêchant dans les villes et les villages, à augmenter le nombre des partisans du roi. Du reste, on ne tarda pas à l'oublier à Paris. «On regretta, disent les historiens, les billards brûlés; les femmes reprirent tous les affiquets et les joyaux qu'elles avoient abandonnés, et toutes mirent bas les médailles au nom de Jésus qu'elles portoient, pour remettre à la place la croix de saint André que frère Richard leur avoit fait ôter.»
L'église des Innocents n'avoit de paroissiens que dans trois rues. Sa circonscription comprenoit la rue de la Ferronnerie, des deux côtés, la partie de la rue Saint-Denis qui étoit derrière l'église, et le côté de la rue aux Fers qui touchoit à la galerie du cloître, ce qui formoit en tout soixante à quatre-vingts maisons. L'abbé Lebeuf cite cinq ou six chapellenies fondées dans cette église pendant le cours du quinzième siècle.
LE CIMETIÈRE DES SAINTS-INNOCENTS.
Ce cimetière, qui occupoit l'emplacement où se tient actuellement le grand marché aux fruits et aux légumes, avoit fait autrefois partie du territoire de Champeaux, situé à peu de distance de l'enceinte de la ville. Il est probable que, dès la plus haute antiquité, ce terrain fut destiné à la sépulture des habitants de ce quartier[366]; car les premiers chrétiens, à l'imitation des Romains, n'enterroient point leurs morts dans les villes, mais sur les grands chemins ou dans les champs qui en étoient voisins. Il n'y avoit, dans les premiers temps du christianisme, que les rois, les princes, les évêques et les abbés qui obtinssent l'honneur d'être inhumés dans les cryptes des basiliques, ou dans les oratoires qu'on avoit bâtis auprès: c'est ainsi que Clovis, sainte Clotilde sa fille, et les enfants de Clodomir eurent leur tombeau dans la basilique de Saint-Pierre, depuis consacrée à Sainte-Geneviève; Childebert, dans celle de Saint-Vincent; et Saint-Germain, évêque de Paris, dans l'oratoire de Saint-Symphorien.
Le lieu dont nous parlons servit d'abord de cimetière aux paroissiens de Saint-Germain, et devint bientôt commun, d'abord aux paroisses qui en furent démembrées, ensuite à quelques autres, ainsi qu'aux hôpitaux qui se trouvoient dans le voisinage. C'étoit, dans le principe, un grand terrain ouvert de toutes parts, au milieu d'un espace entièrement désert; mais lorsque les Champeaux eurent été renfermés dans la ville, et qu'on eut établi les halles à peu de distance de ce lieu consacré, il arriva que le silence religieux qui devoit y régner fut bientôt troublé par le bruit et le passage continuel d'une population entière qui se portoit en foule aux divers marchés; les cendres des morts furent profanées, foulées aux pieds par les hommes et par les animaux les plus vils; les anciens historiens prétendent même, ce qui semble presque incroyable, que, dès que le jour avoit cessé, il devenoit, pour les dernières classes du peuple, un lieu de débauche et de prostitution. Instruit de ces désordres, Philippe-Auguste se hâta d'y remédier, en faisant entourer ce cimetière de murs où l'on pratiqua des portes qui ne s'ouvroient que pour les cérémonies funéraires. Cette clôture fut faite en 1186[367], quoique plusieurs auteurs mal informés la placent deux ans plus tard.
L'augmentation progressive des habitants de Paris se faisant sentir très-rapidement, surtout dans ce quartier, il devint bientôt urgent de donner plus d'étendue au cimetière: ce fut aux libéralités de Pierre de Nemours, évêque de Paris, que l'on dut cet accroissement. Ce prélat fit don, en 1218, d'une place qui lui appartenoit du côté des halles, laquelle, d'après son intention, fut jointe à l'ancien emplacement[368]. Depuis, cet enclos n'a point été augmenté.
LES CHARNIERS.
Autour du cimetière des Innocents s'élevoit une immense galerie voûtée, connue sous le nom de Charniers[369]. Ses arcades avoient été construites à diverses époques, et notamment vers la fin du quatorzième siècle, par plusieurs notables bourgeois de Paris, dont elles portoient le chiffre ou les armes[370]. Quelques-unes offroient des inscriptions, principalement celle qui avoit été élevée par Nicolas Flamel, du vivant de sa femme; elle étoit située du côté de la rue de la Lingerie: on y voyoit le chiffre de cet écrivain, N. F., et plusieurs figures symboliques, entre autres un homme tout noir peint sur la muraille. Lorsqu'en 1786 on détruisit cette enceinte, il y avoit long-temps que toutes ces figures avoient disparu, mais on y déchiffroit encore ce reste d'inscription.
Hélas mourir convient,
Sans remède homme et femme,
........ Nous en souvienne.
Hélas mourir convient,
Le corps ..........
Demain peut-être dampnés,
A faute ........
Mourir convient,
Sans remède homme et femme.
La première arcade du côté de la rue Saint-Denis étoit encore due aux libéralités de Flamel; et c'est là qu'étoit placé le monument que cet homme, si singulièrement célèbre, avoit fait élever uniquement pour sa femme: car l'opinion qui veut qu'il ait aussi été enterré sous les charniers des Innocents est fausse; il eut sa sépulture à Saint-Jacques-de-la-Boucherie[371]. Ce tombeau de Pernelle a vivement exercé l'imagination d'une foule de visionnaires entêtés des chimères de l'alchimie, lesquels ont prétendu trouver, dans les figures qui y étoient représentées, ainsi que dans celles du portail de Notre-Dame, un sens mystérieux et profond qui n'a jamais existé que dans leurs cerveaux malades[372].
AUTRES MONUMENTS ET CURIOSITÉS DU CIMETIÈRE DES SAINTS-INNOCENTS.
La Tour de Notre-Dame-des-Bois. Ce monument, qui a subsisté jusqu'à la suppression du cimetière, est au nombre de ceux dont l'origine et l'usage sont entièrement inconnus. Il étoit d'une forme octogone, d'une construction demi-gothique, haut d'environ quarante pieds, et placé en avant et à droite du portail de l'église. Sauval et Piganiol, qui lui ont supposé une antiquité antérieure même au christianisme, antiquité que démentoit le seul aspect de sa construction, ont débité à ce sujet une foule de conjectures dépourvues de preuves et de critiques. Nous croyons que, dans l'ignorance complète où nous sommes à ce sujet, le silence est préférable à de vaines et inutiles suppositions. Une niche contenant l'image de la Vierge, et pratiquée dans sa partie orientale, lui avoit fait donner le nom qu'il a porté jusqu'à sa destruction[373].
La Croix Gastine. Cette croix avoit d'abord été élevée sur l'emplacement d'une maison appartenante à Philippe de Gastine, pendu en 1571, par arrêt du parlement, pour avoir tenu chez lui des assemblées de calvinistes. Nous avons déjà dit que, par suite de l'édit de pacification accordé à ces sectaires, cette croix avoit été transportée dans le cimetière des Innocents: elle étoit placée vis-à-vis la première arcade des charniers du côté de la rue Saint-Denis, et près de la face latérale de l'église. Ce monument, d'une forme pyramidale et d'une architecture élégante, étoit surtout remarquable par un bas-relief de la main de Jean Goujon, représentant le triomphe du Saint-Sacrement[374].
Le Prêchoir. C'étoit un petit bâtiment carré, orné de quatre pilastres qui supportoient un toit pyramidal extrêmement élevé. Il étoit situé vis-à-vis le portail de l'église, et à peu de distance de la partie des Charniers qui s'étendoit le long de la rue aux Fers. Nous ignorons quelle étoit la destination de cette construction singulière; mais son nom semble indiquer qu'elle servoit à faire des sermons ou des conférences à certains jours de l'année[375].
Le Calvaire. Ce monument gothique, et de plein relief, étoit placé du même côté sous une arcade des charniers, et entouré d'une grille dans toute sa hauteur. Il représentoit, suivant toutes les apparences, le Christ apparoissant aux saintes Femmes. Il a été entièrement détruit.
La chapelle de Villeroy. Ce petit monument, d'un style gothique assez élégant, étoit adossé aux Charniers qui régnoient le long de la rue de la Lingerie. On ignore à quelle époque il a été construit, et quel nom il portoit avant que la famille de Villeroy en eût fait l'acquisition pour en faire un lieu de sépulture qui lui appartenoit exclusivement[376].
La chapelle Pomereux. Elle étoit située du même côté, en se rapprochant de la rue de la Féronnerie. C'étoit un simple massif carré, en pierres de taille, surmonté d'une calotte et d'une croix. Elle servoit également de sépulture à la famille dont elle portoit le nom.
Le Squelette de Germain Pilon. Cette petite figure en ivoire étoit précieusement conservée dans une armoire pratiquée dans une des faces de la tour de Notre-Dame-des-Bois, et qui ne s'ouvroit pour le public qu'une fois par an, le jour de la Toussaint. Cet ouvrage, digne, par son exécution, du sculpteur célèbre qu'on en croit l'auteur, avoit été déposé, depuis la révolution, au Musée des monuments françois.
Le cimetière des Innocents contenoit encore un grand nombre d'autres monuments sépulcraux, croix, tombes, inscriptions, etc., dont nous ne tarderons pas à parler.
SÉPULTURES.
Parmi la multitude innombrable de personnes qui avoient été inhumées dans ce cimetière, on n'en cite qu'un très-petit nombre qui méritent d'être remarquées; savoir:
Jean Le Boulanger, premier président du parlement, mort en 1482.
Cosme Guymier, président aux enquêtes, écrivain du quinzième siècle.
Jean l'Huillier, conseiller au parlement, mort en 1535.
André Sanguin, conseiller, mort en 1539.
Nicolas Lefebvre, qui fut précepteur de Henri de Bourbon, prince de Condé, puis de Louis XIII, mort en 1612.
Le célèbre historien François-Eudes de Mézerai, mort en 1683.
Suivant Gilles Corozet, on lisoit, de son temps, dans ce cimetière, l'épitaphe suivante, gravée sur une plaque de cuivre:
Cy gist Iollande Bailly, qui trépassa l'an 1514, la quatre-vingt-huitième année de son âge, la quarante-deuxième de son veuvage, laquelle a vu ou pu voir, devant son trépas, deux cent quatre-vingt-treize enfants issus d'elle[377].
Les galeries des charniers étoient occupées par un grand nombre de marchands de toute espèce, par des écrivains publics, qui ne craignoient pas d'habiter continuellement un foyer de putréfaction, dont l'activité devenoit de jour en jour plus forte et plus dangereuse. Il y avoit déjà long-temps qu'on en sentoit les graves inconvénients, même pour la ville entière, au centre de laquelle il étoit placé. Dès l'an 1765, le parlement de Paris avoit rendu un arrêt par lequel il ordonnoit qu'à partir du 1er janvier 1766 il ne seroit plus fait d'inhumations dans les cimetières situés dans l'intérieur de la ville; et il avoit en même temps indiqué les endroits qui paroissoient les plus convenables et les plus commodes pour huit cimetières communs. Il sembloit que la sagesse d'un tel réglement n'eût dû éprouver ni obstacles ni contradictions: cependant, par des motifs plus spécieux que solides, et qui n'auroient pas dû entrer un moment en comparaison avec un intérêt aussi grand que celui de la conservation des citoyens, l'exécution de cet arrêt fut suspendue pendant très-long-temps, et ce n'est qu'en 1780 qu'on cessa tout-à-fait d'enterrer des morts dans le cimetière des Innocents.
La démolition en fut commencée environ six ans après, sous la direction de MM. Legrand et Molinos. On abattit l'église et les charniers; les fosses furent ouvertes à une grande profondeur, et l'on s'occupa d'en recueillir les ossements avec le soin le plus religieux. Tandis que cette opération se faisoit, on préparait hors de la ville un lieu convenable pour les recevoir. Une maison située près de la barrière Saint-Jacques, et nommée la Tombe-Isouard, avoit paru propre à remplir le but qu'on se proposoit, en ce qu'elle étoit située au-dessus des carrières de Montrouge, et qu'il étoit facile d'y ouvrir une communication avec ces vastes souterrains: un puits fut creusé à cet effet dans un petit enclos attenant à cette maison, et les ossements, apportés successivement dans des chariots couverts, y furent descendus et déposés sur deux lignes parallèles, et à six pieds de hauteur. Des prêtres en surplis et chantant l'office des morts suivoient les chariots. Lorsque le transport fut entièrement achevé, on éleva un mur en maçonnerie qui sépara ces nouvelles catacombes des autres parties des carrières, et l'archevêque lui-même y descendit pour les bénir[378].
Quant aux monuments sépulcraux, tels que les croix, les tombes en pierre et en plomb, les épitaphes et autres inscriptions, ils furent rangés avec beaucoup d'ordre dans le jardin de cette maison, où l'on a pu les voir encore dans les premiers temps de la révolution. Nous croyons que, sous le règne de la Convention, ils ont été en grande partie détruits ou dispersés.
HÔTELS.
Hôtel du comte d'Artois (détruit).
Cet hôtel, qui appartenoit à Robert II, neveu de saint Louis, et que probablement il avoit fait bâtir, étoit situé dans la rue dite aujourd'hui Comtesse-d'Artois, entre les rues Pavée et Mauconseil. Nous apprenons que ce prince avoit fait percer le mur d'enceinte en cet endroit, tant pour sa commodité que pour celle du public; et l'on y avoit pratiqué, par son ordre, une fausse porte, laquelle prit le nom de Porte au comte d'Artois, et le donna, dit-on, à la rue.
LA PLACE ET LA FONTAINE DES INNOCENTS.
Cette fontaine, construite en 1550 sur les dessins de Pierre Lescot, et ornée de sculptures par Jean Goujon, n'avoit point dans l'origine la forme qu'elle offre maintenant. Composée alors seulement de trois arcades, elle occupoit l'angle de la rue Saint-Denis et de la rue aux Fers, développant en ligne droite deux de ses arcades sur cette dernière rue, et la troisième en retour sur la rue Saint-Denis. Dans cet espace, elle remplaçoit une ancienne fontaine qui existoit dès le treizième siècle, puisqu'il en est fait mention dans un accord passé en 1273, entre Philippe-le-Hardi et le chapitre de Saint-Merri. Chacune de ses arcades, comprise dans la hauteur d'un ordre de pilastres composites, avec piédestal, entablement et attique, étoit couronnée d'un fronton, et le tout s'élevoit sur un soubassement d'où l'eau s'échappoit par de petits mascarons. Cinq figures de naïades occupoient les intervalles des pilastres, et six bas-reliefs ornoient les frontons et les entablements.
Lorsque la démolition de l'église et des charniers des Innocents eut été achevée, et que l'on eut converti leur emplacement en un marché public, on sentit aussitôt la nécessité de décorer d'un monument public la nudité de cette place immense. La destination du lieu indiquoit que ce monument devoit être une fontaine, et l'on regrettoit que celle des Innocents, reléguée à l'une de ses extrémités, n'offrît pas dans sa construction un ensemble qui la rendît propre à cette décoration. L'irrégularité de sa forme sembloit y opposer en effet des obstacles invincibles, lorsqu'une inspiration heureuse rendit tout-à-coup facile ce qui d'abord avoit paru impraticable. M. Six, architecte, eut la gloire de résoudre ce problème abandonné par mille autres: il proposa au baron de Breteuil, alors ministre de Paris, d'oser changer la forme primitive de cette fontaine, et de la reconstruire au centre de la place sans faire aucun changement à sa décoration, mais en ajoutant seulement une quatrième face aux trois premières, et en faisant du tout un carré parfait.
Ce moyen à la fois simple, ingénieux et économique, dont le résultat étoit d'isoler, sous un aspect peut-être encore plus élégant, un monument conçu dans son origine sur un plan si différent, fut accueilli avec empressement, et valut une récompense à son inventeur. Sous la direction de M. Poyet, alors architecte de la ville, et de MM. Legrand et Molinos, architectes des monuments publics, la fontaine fut démontée, transportée et reconstruite sans que la sculpture eût éprouvé la moindre altération. M. Pajou, chargé de l'exécution des bas-reliefs et des trois figures qui devoient décorer la nouvelle façade, sut imiter le style de son modèle de manière à mériter des éloges. Les lions du soubassement et les autres ornements furent partagés entre MM. l'Huilier, Mézières et Daujon. Le monument offrit alors, dans son nouvel ensemble, un quadrilatère surmonté d'une coupole recouverte en cuivre, et formée en écailles de poisson: le tout, posé sur un socle et des gradins de dix pieds de hauteur, présenta une élévation totale de quarante-deux pieds et demi.
Ce chef-d'œuvre, l'honneur de l'école françoise, et comparable peut-être aux plus belles productions de l'antiquité, n'a pas toujours été apprécié à sa juste valeur, même par des gens de l'art; et, dans le siècle dernier, un architecte célèbre[379] trouvoit qu'il n'avoit pas le caractère mâle qui convenoit à une fontaine; que les ornements trop riches et trop recherchés dont il est couvert étoient une faute contre le goût et les convenances. Plus éclairés aujourd'hui sur les vrais principes de la belle architecture, les connoisseurs admirent au contraire avec quel discernement exquis les deux grands artistes ont su allier, dans leur ouvrage, la simplicité de l'ensemble à la richesse des détails, étaler avec une sage retenue, et dans une harmonie parfaite, ce que l'architecture a de plus brillant, ce que la sculpture peut offrir de plus élégant et de plus gracieux. Ce n'étoit pas trop de tout le luxe corinthien pour accompagner ces bas-reliefs incomparables dans lesquels Jean Goujon semble s'être surpassé lui-même. C'est là surtout que l'on peut voir ce qu'étoit le talent de cet homme extraordinaire, qu'on a comparé au Corrége pour la grâce de ses productions, et qui certainement l'emportoit de beaucoup sur lui pour la noblesse du style et la pureté du dessin. Ici la finesse des contours, la souplesse des mouvements, l'heureux agencement des draperies sous lesquelles le nu se développe avec le sentiment le plus délicat, tout rappelle la naïveté et la perfection de l'antique, dont Goujon a été, depuis la renaissance des arts, le plus excellent imitateur; et nous ne craignons point d'être accusés d'exagération, en donnant à ces bas-reliefs le premier rang parmi les chefs-d'œuvre de la sculpture moderne.
Cette merveille de l'art excita, dès son origine, une vive et profonde admiration, devenue plus grande encore aujourd'hui que le goût de l'école est plus que jamais porté vers l'étude et l'imitation de l'antique. Cependant nous ferons remarquer comme une singularité assez frappante qu'elle ne put inspirer au meilleur poëte latin du dix-septième siècle, chargé d'en faire l'éloge, qu'une pensée froide et absurde, renfermée dans un distique qu'on ne laissa pas de graver sur le soubassement. Au milieu de tant de grâces et de perfections, Santeuil ne fut saisi que de la vérité avec laquelle le sculpteur avoit rendu les eaux, qui cependant sont d'une imitation très-médiocre, par la raison qu'il est impossible à la sculpture de les imiter; et cette impression bizarre lui fit composer ces deux vers, qui ne le sont guère moins:
Quos duros cernis simulatos marmore fluctus,
Hujus nympha loci credidit esse suos.
Dans les petites tables placées au-dessous des impostes, on lit ces mots: Fontium Nymphis; et, avant que cette fontaine eût été changée de place, une inscription françoise, gravée sur le soubassement du côté de la rue Saint-Denis, faisoit savoir que ce côté avoit été disposé, en 1708, pour fournir une plus grande quantité d'eau.
Cet édifice, dont l'entretien avoit été fort négligé, fut réparé dans cette même année 1708. Vers 1741 on se proposa de le restaurer une seconde fois; mais comme cette restauration auroit altéré la beauté de la sculpture, que les entrepreneurs avoient imaginé de faire regratter, on fit heureusement jeter bas les échafauds avant que cette opération barbare eût été commencée; et il fut décidé que l'on conserveroit à la postérité ce magnifique ouvrage dans toute sa pureté[380].
Fontaine du Marché-Carreau ou Pilori.
Elle fut construite en 1601, alors qu'Antoine Guyot, président en la chambre des comptes, étoit prévôt des marchands; mais les eaux n'y furent conduites que sous la prévôté de François Miron. C'est à quoi faisoit allusion l'inscription en vers latins qu'on y lisoit avant la révolution:
Saxeus agger eram, ficti modo fontis imago:
Viva mihi laticis Miro fluenta dédit[381].
RUES ET PLACES DU QUARTIER DES HALLES.
Rue de la Chanverrerie. Un de ses bouts donne dans la rue Saint-Denis, l'autre dans celle de Mondetour. L'orthographe du nom de cette rue a considérablement varié. On trouve Chanverie dans Guillot, Chanvrerie dans la taxe de 1313, Chanvoirerie dans Corrozet, Champ-verrerie dans Sauval, Chanverrerie dans de Chuyes, Champvoirie dans La Caille, Champvoirerie, Chanvoirie, etc. Cette différence d'orthographe a fait naître deux opinions sur l'étymologie de ce nom. Quelques-uns ont cru que l'endroit où cette rue est située étoit une campagne, ou faisoit partie du terrain de Champeaux, dans lequel se seroit trouvée une verrerie; et qu'ainsi il faut écrire Champ-verrerie. Ce sentiment, destitué de toute preuve, n'est appuyé que sur l'autorité de Sauval. L'autre opinion fait venir le nom de cette rue du mot chanvre, et semble plus probable. En effet, 1o on trouve qu'on vendoit aux halles les filasses et les chanvres, et l'on ne trouve aucune mention ni indice qu'il y ait eu une verrerie en cet endroit; 2o le nom de Chanverie que lui donne Guillot, et celui de Chanvrerie qu'on lit dans la taxe de 1313, sont plus analogues au chanvre qu'à une verrerie; 3o ce qui semble lever toute difficulté est le mot latin Canaberia, que des actes lui donnent. Dans les lettres de Pierre de Nemours, évêque de Paris, du mois de juin 1218[382], il est fait mention d'une maison in vico de Chanaberia, prope S. Maglorium. Dans un amortissement du mois d'octobre 1295, cette rue est nommée Vicus Canaberie[383]; et afin qu'on ne la confonde pas avec une autre, elle y est indiquée in censiva Morinensi (le fief de Thérouenne). Enfin les registres capitulaires de Notre-Dame indiquent toujours cette rue sous les noms de Chanvrie, de Chanvrerie[384].
Rue Comtesse d'Artois. Elle commence à la pointe Saint-Eustache, et finit à la rue Montorgueil, au coin de la rue Mauconseil. Dans les titres du quatorzième siècle, elle est indifféremment nommée rue au comte d'Artois; rue de la Porte à la Comtesse, et rue à la Comtesse d'Artois. Le nom de rue au comte d'Artois venoit de Robert II, neveu de saint Louis, dont l'hôtel étoit situé entre les rues Pavée et Mauconseil. Cette rue est confondue maintenant avec la rue Montorgueil, dont elle a pris le nom[385].
Rue de la Cordonnerie. Elle traverse de la rue de la Tonnellerie au marché aux Poirées. Elle a pris son nom des cordonniers[386] et vendeurs de cuirs, qui quittèrent, suivant les apparences, la rue des Fourreurs nommée d'abord de la Cordonnerie, pour venir s'établir aux halles dans celle que nous décrivons.
Rue de la Coçonnerie, ou Cossonnerie. Elle va de la rue Saint-Denis aux halles. Cette rue est fort ancienne. Sauval dit[387] qu'au douzième siècle elle portoit le nom de Via Cochoneria, et en 1330 de la Coçonnerie. On lit Vicus Quoconneriæ dans un titre de Saint-Magloire, en 1283[388]; in Buco Coconnerie ante halas, dans un acte du mois d'octobre 1295. Sauval dit que ces noms viennent des cochons et de la charcuterie qu'on y vendoit, ou des volailles, gibiers et œufs qui s'y débitoient, Cossonnerie voulant dire la même chose que Poulaillerie. On la trouve indiquée dans nos nomenclatures Cossonnerie, ce qui ne suit pas aussi exactement l'orthographe du vieux mot latin que l'autre manière.
Rue du Cygne. Elle va de la rue Saint-Denis dans celle de Mondetour, et doit ce nom à une enseigne. Dès la fin du treizième siècle on connoissoit la maison O Cingne. Guillot indique la rue au Cingne, et le rôle de 1314 la rue au Cigne.
Rue de l'Échaudé. C'étoit un petit passage qui alloit de la rue au Lard dans celle de la Poterie. On ignore d'où lui vient ce nom qu'on ne donne qu'à trois rues disposées en triangle: il se confond maintenant avec la rue Le Noir, dont il fait la suite.
Rue de la Pointe Saint-Eustache. Un de ses bouts donne à l'extrémité de la rue Traînée, et l'autre se termine aux halles, au coin de la rue de la Tonnellerie. Son nom vient, selon quelques-uns, du clocher de l'église de Saint-Eustache, qui étoit bâti en pointe ou pyramide. Selon d'autres, il vient de la pointe formée par les rues qui y viennent aboutir. Ce carrefour est en effet indiqué en 1300 et dans les siècles suivants sous le nom de la Pointe Saint-Huystace. Nous avons déjà dit que nous croyons cette rue la même que celle qui est désignée par Guillot sous le nom de Nicolas Arode[389].
Rue aux Fers. Elle va de la rue Saint-Denis au marché aux Poirées. On a beaucoup varié sur le nom de cette rue qui est très-ancienne, étant connue dès le treizième siècle. Sur plusieurs plans, tant anciens que modernes, on lit rue aux Fers; d'autres écrivent au Ferre, et aux Fèves. Le voisinage de la halle où l'on vend des légumes a sans doute servi de fondement à cette dernière dénomination. Le rôle de 1313 et d'autres actes l'indiquent sous le nom de rue au Feure. Sauval dit qu'elle le portoit en 1297[390]; et il peut lui convenir, ainsi que celui de Fouare, qui signifie aussi paille, parce qu'on croit, dit-il, qu'elle a servi de marché. Jaillot pense que son véritable nom est celui de rue au Fèvre, qu'on écrivoit anciennement au Feure la consonne v ne se distinguant point alors dans les actes d'avec la voyelle u. Dans ce sens le mot fèvre veut dire un artisan, un fabricant, faber. C'est ainsi qu'elle est nommée dans un arrêt du 26 mars 1321: in capite vici Fabri juxta halas. Ainsi la dénomination de rue aux Fers, qu'on lui donne depuis plus de cent cinquante ans, n'a pas d'autre fondement que l'usage.
Rue de la Friperie (la grande et la petite). Ces deux rues doivent leur nom aux fripiers qui en habitent la plus grande partie; elles aboutissent toutes deux à la rue de la Tonnellerie. La grande rue de la Friperie se termine à la rue Jean-de-Beausse, et la petite à celle de la Lingerie[391].
Rue de la Fromagerie. Elle aboutit d'un côté dans la rue de la Pointe-Saint-Eustache; de l'autre dans le marché aux Poirées. On la nommoit anciennement vieille Fromagerie, sans doute à cause des marchands de fromage qui y demeuroient[392]; et c'est ainsi qu'on la trouve indiquée dans les plans de la fin du quinzième siècle. Guillot l'appelle de la Formagerie.
Rue Jean-de-Beausse. Elle traverse de la rue de la Friperie dans celle de la Cordonnerie, et doit son nom à un particulier qui y avoit un étal. Il en est fait mention dans un compte du hallage, en 1484. Son nom n'a pas varié depuis[393].
Rue au Lard. Elle commence à la rue de la Lingerie et aboutit à la boucherie de Beauvais. Presque toutes les nomenclatures portent rue Aulard, comme si elle eût emprunté ce nom d'un particulier. Cependant il est certain qu'on y vendoit autrefois du lard et des charcuteries, ce qui donne lieu de croire qu'il faut écrire au Lard, opinion que fortifie la vue de plusieurs anciens plans où l'on s'est conformé à cette orthographe[394].
Rue de la Lingerie. Une de ses extrémités donne dans la rue de la Féronnerie, l'autre dans le marché aux Poirées, au coin de la rue aux Fers. Elle doit son nom aux lingères et vendeurs de menues friperies à qui saint Louis permit d'étaler le long du cimetière des Innocents jusqu'au marché aux Poirées, privilége qui leur fut confirmé par plusieurs de ses successeurs. Les gantiers étoient établis de l'autre côté de cette rue: aussi trouve-t-on dans plusieurs actes la lingerie et la ganterie indiquées au même endroit. Les étaux de lingères subsistèrent en ce lieu jusqu'au règne de Henri II. Ce prince, ayant racheté toutes les halles, vendit cet emplacement à des particuliers pour y construire des maisons[395], lesquelles ont formé une rue qui a pris le nom de rue de la Lingerie.
Rue de Mondetour. Elle aboutit d'un côté dans la rue des Prêcheurs, et de l'autre dans celle du Cygne. Guillot et ceux qui l'ont suivi ont écrit Maudetour, et avec raison. Elle est ainsi nommée dans les rôles de 1300 et de 1313; et ce nom subsistoit encore du temps de Corrozet. Sauval dit qu'elle s'appeloit, au quatorzième siècle, Maudestour et Maudestours[396], et, depuis la rue du Cygne jusqu'à celle de la Truanderie, ruelle ou rue Jean Gilles. On varie sur l'étymologie de ce nom. L'abbé Lebeuf a inféré du nom de Maudetour, qui veut dire mauvais détour, ou que c'étoit un endroit dans lequel on avoit fait quelque mauvaise rencontre, ou que ce nom pouvoit venir de l'ancien château de Maudestor[397]. Jaillot pense que c'est un nom de famille, et il cite à l'appui de son sentiment plusieurs titres anciens, et entre autres les déclarations rendues en 1540, parmi lesquelles on trouve celle d'une maison sise rue Pyrouet en Thérouenne, aboutissant des deux parts aux héritiers de feu Claude Foucault, sieur de Maudetour[398].
Rue Le Noir. Cette rue, qui donne de la rue Saint-Honoré dans celle de la Poterie, a été ouverte depuis 1780, et doit son nom à M. Le Noir, lieutenant-général de police.
Rue Pirouette. Voyez Tirouane.
Rue de la Poterie. Elle donne d'un bout dans la rue de la Lingerie, et de l'autre dans celle de la Tonnellerie. Son nom lui vient des poteries qui s'y vendoient encore dans le dix-septième siècle. Elle a porté anciennement les noms de rue des deux Jeux de Paume, rue Neuve des deux Jeux de Paume, parce qu'effectivement il y en avoit deux qui occupoient l'emplacement où est aujourd'hui la halle aux draps et aux toiles.
Rue des Potiers d'Étain. On désigne sous ce nom la partie des piliers des halles qui règne depuis la rue Pirouette jusqu'à celle de la Cossonnerie. Elle doit ce nom aux potiers d'étain qui s'y sont établis. On la désignoit plus ordinairement sous le nom général de Piliers des Halles, et quelquefois sous celui de Petits Piliers, parce qu'il y en a un plus petit nombre de ce côté[399].
Rue des Prêcheurs. Elle aboutit d'un côté dans la rue Saint-Denis, et de l'autre à la halle. On la connoissoit sous ce nom dès le douzième siècle. Sauval dit qu'en 1300 elle s'appeloit rue aux Prêcheurs, et depuis au Prêcheur, à cause d'une maison où pendoit pour enseigne le prêcheur, et qui étoit nommée en 1381 l'hôtel du Prêcheur[400].
Jaillot croit que la maison et l'enseigne devoient leur nom à un particulier: car il dit avoir vu des lettres de Maurice de Sully, évêque de Paris, de l'an 1184[401], qui attestent que Jean de Mosterolo avoit donné à l'abbaye de Saint-Magloire ce qu'il avoit de droit in terra Morinensi, et 9 sous sur la maison de Robert le Prêcheur, Prædicatoris. Au siècle suivant, cette rue se nommoit des Prêcheurs; elle est indiquée ainsi dans un amortissement du mois de juin 1252, concernant une maison située in vico Prædicatorum[402].
Rue de la Réale. Elle donne d'un bout dans la rue de la grande Truanderie, et de l'autre sous les piliers des halles. Dans les titres du quinzième siècle, elle est appelée ruelle ou rue Jean Vingne, Vuigne, Vigne, des Vignes. Ce mot, que Jaillot croit être une altération de celui de Jean Bigne, Bingue ou Bigue, ainsi que l'écrivoit Guillot, a été le nom de plusieurs particuliers dont les actes font mention[403]. Du reste, on trouve cette rue déjà désignée sous le nom de la Réale, sur tous les plans du dix-septième siècle.
Rue Tirouane. Elle va d'un côté aux rues de Mondetour et de la Petite Truanderie, et de l'autre aux piliers des halles. On la connoît également sous le nom de rue Pirouette. Il y a apparence que ce terrain formoit anciennement deux rues, dont l'une s'appeloit Therouenne, qui est le nom du fief. Quant au nom de la seconde, il a été souvent altéré. On trouve dans la liste des rues du quinzième siècle, rue Petonnet, et rue Tironne, ou Térouenne; dans Corrozet et Bonfons, rue du Petonnet, du Peronnet, Tironnet et Teronne. Enfin elles semblent ne former plus qu'une seule rue sous le nom de Pirouet en Tiroye, en Tiroire, en Theroenne, Tirouer, Therouanne et Tirouanne; en 1413, Pierret de Terouenne; Pirouet en Therouenne dans le quinzième et le seizième siècle; enfin Pirouette en Therouenne, qui est son véritable nom.
Rue de la Tonnellerie. Elle aboutit d'un côté à la rue Saint-Honoré, de l'autre à celle de la Fromagerie et à la halle; elle portoit ce nom dès le treizième siècle. On la trouve quelquefois désignée sous le nom de la Toilerie, parce qu'autrefois cette rue étoit distinguée en deux parties: la Tonnellerie étoit la rue ou chemin sous les piliers, l'autre côté étoit la Toilerie. On l'appeloit aussi rue des Toilières; et au quatrième livre des comptes de Marcel, en 1557, elle est indiquée rue des Toilières, qui fait front aux rues de la Tonnellerie et aux Toilières du côté de la halle au blé. On connoît plus particulièrement cette rue sous le nom des grands Piliers des Halles[404].
Rue de la Grande Truanderie. Elle traverse de la rue Comtesse d'Artois dans celle de Saint-Denis. On donne à ce nom deux étymologies: les uns le font venir du vieux mot truand, qui signifioit un gueux, un vagabond, un diseur de bonne aventure, espèce de gens que les partisans de cette étymologie supposent avoir occupé autrefois cette rue, à laquelle ils auroient donné leur nom. D'autres, et c'est le plus grand nombre, font dériver ce nom du vieux mot tru, truage, qui signifie tribut, impôt, subside. Jaillot penche pour cette dernière opinion. «De ce mot trus, dit Pasquier dans ses Recherches, vient celui de Truander, pour dire gourmander, parce que ceux qui sont destinés à exiger les tributs sont ordinairement gens fâcheux qui ont peu de pitié des pauvres, sur lesquels ils exercent les mandements du roi.» Il y a grande apparence, ajoute-t-il, qu'on donna le nom de truanderie aux rues où les bureaux de ces fermiers et receveurs étoient établis.
Guillot parle en cet endroit du carrefour de la Tour.
Où l'on geite mainte sentence
En la maison à dam Sequence[405].
Ce carrefour étoit la première entrée des halles; il est vraisemblable qu'on y percevoit les droits sur les marchandises qui arrivoient à ce marché, et que la rue en avoit pris le nom qu'elle n'a point cessé de porter jusqu'à ce jour. Ce carrefour subsiste encore à l'endroit où les deux rues de la Truanderie forment un angle.
Rue de la Petite Truanderie. Elle commence au coin de la rue Mondetour et aboutit dans la rue de la Grande Truanderie, à la place du puits d'Amour[406], d'où cette rue fut appelée anciennement rue du Puits d'Amour et de l'Arian, ou Arienne.
Rue Verdelet. Cette rue, qui traverse de la rue Mauconseil dans celle de la Grande Truanderie, se nommoit anciennement rue Merderiau, Merderai, Merderel et Merderet. On a adouci ce mot en changeant deux lettres; et, au commencement du dix-septième siècle, on la nommoit déjà rue Verdelet.
MONUMENTS NOUVEAUX
ET RÉPARATIONS FAITES AUX ANCIENS MONUMENTS DEPUIS 1789.
Marché des Innocents. Il étoit autrefois occupé tous les jours par des marchands fripiers, immédiatement après avoir servi de marché aux légumes. Depuis la révolution, les fripiers ont été transportés au marché du Temple; et sur le vaste emplacement de la place des Innocents on a élevé quatre rangs de poteaux figurés en colonnes, et soutenant des charpentes recouvertes en ardoises; et là sont placés plus commodément ceux qui vendent les légumes, les herbes, les fruits, etc.
Marché au Poisson. Il a été nouvellement construit sur son ancien emplacement: c'est un grand carré, circonscrit et divisé par des poteaux. Ceux de l'extrémité sont en pierres de taille, et ceux de l'intérieur simplement en bois et d'une plus petite dimension. Tout ce carré est couvert, et abondamment pourvu d'eau par diverses fontaines.
Ancienne halle à la Viande. Elle est aujourd'hui destinée à la vente du beurre et des œufs, et se divise comme les autres en compartiments formés par des poteaux que recouvre une toiture. Plusieurs maisons ont été abattues afin de rendre l'entrée de cette halle plus commode.
Fontaine de la Pointe-Saint-Eustache. Cette fontaine, dont la simplicité étoit extrême, a reçu une décoration fort élégante. Elle se compose maintenant d'une niche au fond de laquelle est un masque de Silène vomissant l'eau dans une coquille d'où elle se répand dans un vase à deux anses, porté par quatre gaînes formées de pates et de têtes de lions, dont deux rejettent l'eau dans un bassin demi-circulaire. Sur le vase, un bas-relief représente une nymphe qui donne à boire à un amour.