Terre de Chanaan : $b roman
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LE « RUSH »
Le paquebot hollandais nous apporta de Trinidad des vivres, des armes et des munitions que nous eûmes la plus grande peine du monde à soustraire aux mains des douaniers. L’annonce de notre prime d’enrôlement pour le placer Eldorado attira vite un grand nombre de mineurs. Carvès les recevait tous les matins au comptoir, assisté de M. Napoléon Garbure. Ils arrivaient, isolés souvent, parfois par paquets de trois ou quatre. La plupart étaient de vieux et solides routiers de la jungle, rompus aux longues expéditions, aux durs travaux de la mine : ils venaient du Callao, de Colombie, de la Nouvelle-Grenade, vrais fils de l’aventure qui avaient rôdé toute leur vie autour de la fortune, qui ne payaient pas d’apparence, ne racontaient jamais d’histoires, en ayant vécu de toutes sortes et des plus pimentées. Ils tenaient de l’ouvrier et du trappeur, portant leurs outils, leur besace et le machete à la ceinture. Les plus fortunés avaient un fusil en bandoulière — oh ! pas un Winchester — un vieux fusil à pierre, dont le canon était parfois raccommodé avec du fil de fer ou de la ficelle.
Carvès les triait avec soin ; debout, les bras croisés, l’œil mi-clos, à la manière des maquignons, il dévisageait leurs anatomies, scrutait les tares, perçait d’un regard le secret des épidermes, estimait le ressort des jarrets et des biceps, la vigueur des thorax. Il ne voulait pas de traînards.
— Non, mon vieux. Rien à faire. Et tes varices !
Et le refusé grommelait, protestait, insultait, jusqu’à ce qu’un camarade payé le poussât par les épaules et débarrassât le plancher.
— Je viens pour le placer.
— Comment t’appelles-tu ?
— Jack, ou John, ou Tom, ou Philip.
Ils étaient nés sur les rives brumeuses et glacées du Nord, Scandinaves, Anglo-Saxons à la peau recuite par la saumure, tannée par le whisky, et qu’un jour une obscure inquiétude avait arrachés à leur gouvernail, à leurs filets, à leur bière favorite. Un soir d’hiver, l’annonce d’un journal lue à haute voix dans l’ombre enfumée du bar, le récit d’un camarade : cela avait suffi, pour déterminer le « rush » ! Le mirage flottait. La bière et le whisky devenaient fades. On avait envie de se buter la tête contre la cloison de sapin. Au fond du verre, un reste d’alcool flambait : une goutte d’or. L’or ! à ramasser à la pelle, là-bas, avait dit le camarade… L’homme étouffait sous le poids de la vie quotidienne, des objets et des êtres familiers, de tout ce qui nous rive à notre banc.
Une drôle de chanson que susurrait la nuit très loin, par delà les plaines boueuses et les eaux noires — une chanson de risque, une chanson d’homme libre ! Et vlan, la porte s’ouvrait d’un coup de poing, refoulait l’ombre sifflante et glacée. Le « rush » vers la richesse, vers l’inconnu, la ruée à l’or… Une sirène hurlait dans le port. La pluie mitraillait les bâches de l’entrepont, qui claquaient en coups de caronade. Des tas de chair, de membres qui grouillent, des visages violacés, des corps grelottants, trempés d’eau, des femmes qui pleurent, des enfants qui hurlent… et des hommes libres qui entendent, à travers la grande plaine de la misère, l’autre chanson, la drôle de chanson, celle du risque, par delà les flots que bientôt baignera la lumière. Allons, il y a encore du bon dans la vie, tant qu’on peut partir ! Et le mirage chemine, comme la colonne biblique, devant l’étrave du bateau d’émigrants.
— Et toi, comment t’appelles-tu ?
— José Yrribaren, Basque. Trente ans de voyages : Bolivie, Colombie, Equateur, le Brésil. Dix fois fait fortune : dix fois ruiné ; volé par les gouvernements, volé par les révolutionnaires, ayant crevé la faim, crevé la fièvre. Ah ! je connais le placer ! Cinquante-quatre ans et je remonte. Ne craignez rien ! Les jarrets de Basque, ça connaît la route.
Carvès limita les enrôlements au nombre de trente. C’était plus que suffisant, dit-il. Chaque homme devait emporter ses vivres. On remonterait le fleuve en pirogue, pendant quatorze jours.
Une fois la liste d’enrôlement close, Carvès réunit ses hommes.
Nous offrîmes une tournée de tafia.
— Pour l’Eldorado ! — cria Carvès.
— Hip ! Hip ! Hurrah ! — tonnèrent les mineurs.
L’Espagnol décrocha sa guitare, égratignant la Marseillaise, prit la tête du cortège qui se déroula paisiblement par la Calle Mayor, sous l’œil de la police nègre.
— Ils sont contents, — dit Carvès, — un peu d’alcool, un peu de musique et beaucoup d’illusion !
Nous étions assis parmi des caisses clouées qui répandaient un parfum de bois sec. Sur la table, les verres salis et des flaques d’alcool. Le jour baissait. Par la porte ouverte rayonnait le feu du crépuscule et la brise de mer soulevait la sciure répandue sur le seuil. Un perroquet se gargarisait, gonflant sa gorge verte. Sur le pourpre écran du soir, une ombre se découpa.
C’était Letchy. Elle s’assit près de nous. Elle me parut amaigrie.
— Vous ? m’écriai-je. — Et d’où venez-vous ? Après les affaires que nous avons traversées ! Je craignais que vous ne fussiez en prison !
— Je ne pouvais vous rejoindre ! D’ailleurs, cela valait mieux pour vous ! Grâce à Dieu nous voilà tous réunis !
Carvès observait la jeune femme et demeurait silencieux.
— Voilà, — dit-elle brusquement, en frappant la table de sa main, qui était robuste et bien soignée. — Service pour service — et elle regarda Carvès droit dans les yeux — emmenez-moi avec vous !
Carvès sursauta.
— Une femme. Y pensez-vous ?
— Je ne suis pas une femme. Vous devez vous en douter ? Je suis un être sans sexe, rompu à toutes les fatigues. N’ayez pas d’inquiétude à mon égard. Le cirque Wang ! Vous savez ce qu’il en est advenu. Cupidon s’est enfui sur la Mariquita, en prenant à son bord, sur la côte, l’ex-président qui avait flairé la mauvaise brise. Van Sleep, Carolina, Peter Boom, arrêtés d’abord, ont été relâchés. Ils seront rapatriés grâce au ministre des Etats-Unis. Le Chinois est poursuivi. Mais le diable seul sait où il s’est fourré ! Que vais-je devenir ? Moi aussi je veux chercher fortune.
Et souriante, elle se tourna vers Carvès.
— La Toison d’Or ! Pourquoi pas ! Allons, soyez généreux ! je ne vous demande qu’une place dans la pirogue, qu’un coin au bivouac. J’ai la foi.
Carvès se taisait. Puis, sèchement :
— Soit ! Je n’oublie pas que je suis votre obligé. Venez. Mais vous savez ce qu’on risque.
Elle haussa les épaules.
— Et don Juan ? — demandai-je, — qu’est-il devenu dans la bagarre ?
— Don Juan… Je ne sais… on dit qu’il a pris la brousse avec Miguel. Allons, c’est entendu… je pars… A bientôt, mes compagnons de route.
Carvès frappa du poing sur la table.
Huit jours plus tard, à trois heures du matin, les pirogues de l’A.A. M. T.nbsp ;M.A. M. T.nbsp ;T. sous la direction de Jérôme Carvès, prospecteur, s’ébranlèrent lentement dans la pâleur de l’aube. Nous étions au complet, rassemblés sur la berge depuis minuit. Les hommes n’avaient pas allumé de feux ; ils buvaient ou fumaient leurs pipes, sans bruit. L’Espagnol égrenait sur sa guitare des mélodies indiennes qu’il avait apprises pendant la récolte du café, sur les bords du rio Parana. Les cœurs simples des hommes qui allaient partir s’ouvraient à la sérénité de l’heure. Le chant des crapauds flûtait vers les étoiles. Comme la nuit où j’avais accompagné Carvès pour son premier départ, je distinguai la masse de la forêt, dont l’épaisseur barrait l’horizon d’une ligne plus sombre que le ciel. Une vapeur blanche, qui montait du fleuve, ouvrait une brèche dans cette muraille, indiquant le chemin que nous allions suivre.
Le chargement des canots s’opéra en bon ordre, à la lueur des torches. Chaque pirogue avait son numéro de marche ; les mineurs étaient répartis avec une stricte discipline. Carvès se révélait un chef ne négligeant aucun détail.
Un homme déboucha de l’ombre, réclamant Carvès avec un terrible accent anglais. Il semblait essoufflé par une course précipitée, un baluchon sur le dos ; on le conduisit au chef.
— Je suis Peter Boom, l’ancien clown, du cirque Wang. Je voudrais partir avec vous.
— Vous auriez pu vous décider plus tôt ?
— Sans doute. Ne m’abandonnez pas, sir, j’ai confiance en vous.
— C’est bien, — dit Carvès. — Trouvez une place. Vous connaissez les conditions. Vous avez ce qu’il vous faut, j’espère.
Un clapotis léger révélait dans les roseaux le glissement du Fleuve vers la mer. Des torches, au bout des bras tendus dans le noir, secouaient des étincelles sur l’eau naphteuse.
Carvès donna l’ordre d’embarquer.
Soulevée par une force profonde, notre pirogue tira sur son amarre qui gémit de l’effort. Un courant marin refoulait la poussée du Fleuve. C’était le jusant qui montait. L’Océan nous portait à la Forêt.
Carvès quitta la berge le dernier. Il considéra la file des embarcations dont les rameurs se tenaient prêts, la courte pagaie en main.
— All right !
Là-bas derrière nous, le phare de Puerto-Leon veillait au seuil de la mer.
Un coup de sifflet. Les pagaies plongèrent en cadence. Un frisson courut le long des berges.
Par delà la muraille de la forêt, une clarté souterraine irradiait l’horizon, au ras des cimes dont les rameaux s’incisaient, fresque noire et menue, sur le transparent auroral. Les ténèbres étaient maintenant poreuses de lumière. Devant nous, un voile recouvrait encore le monde, comme un rideau derrière lequel quelqu’un s’approche, portant une lampe…