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Terre de Chanaan : $b roman

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DEUXIÈME PARTIE
L’EXODE

VI
SAMPIETRI ET FILS

— Ce fut une rude chose, — m’avait dit Carvès, assis au pied de mon lit comme deux mois auparavant. — Une rude chose, oui ! Miguel est une brute, mais c’est une brute courageuse, hardie, d’une endurance de vieux coureur des bois, un adversaire à la hauteur. Je m’en suis aperçu tout de suite, dès que nous avons commencé, le pauvre bougre de Barju et moi, à relever ses traces. Il avait sur nous dix jours d’avance. Heureusement nos pagayeurs étaient meilleurs que les siens et consentirent à ne pas dormir jusqu’à ce que nous ayons diminué la distance entre les pirogues de Sampietri et les nôtres. Le cinquième jour, nous avons eu une bonne surprise. Des épaves nous apprirent qu’un des canots de Miguel avait chaviré. Une partie de ses vivres devait être perdue. Il lui faudrait chasser en route, autant de gagné pour nous. Le huitième jour, comme le soir tombait, nous amarrâmes nos pirogues sur le bord du fleuve pour établir nos carbets. L’endroit choisi par nous offrait encore des traces fraîches de campement. D’autres que nous avaient carbeté en ce lieu. Un trou avait été fait pour servir de foyer. Barju mit la main dedans et, tout au fond, il y avait encore un charbon tiède. On a beau être blasé, mon vieux, mais c’est tout de même une drôle d’impression, en pleine forêt, à l’heure où la nuit rôde sur la jungle, de trouver les traces chaudes de son ennemi. On le sait là, tout près ; on va s’atteindre ; on va vaincre. Ouf ! j’aurais crié de joie ! voilà qui est vivre, mon garçon. Ah ! l’homme est un sacré animal ! Flanque-lui autant de vertu et de religion que tu voudras, il n’en gardera pas moins au fond de lui, comme un tison dans l’âtre, l’âme de l’ancêtre chasseur de loups et d’aurochs. Et quand le vent de l’aventure souffle sur la cendre, dame !…

« Le lendemain, nous laissons nos pirogues à la garde de leurs pagayeurs, dans une crique, et nous prenons la brousse, à pied, le « machete » à la main, pour faire plus vite et parvenir à la région du placer avant Miguel, dont l’itinéraire à mon avis devait être un peu différent du nôtre. Nous perdions quelque temps le contact pour le reprendre, à l’improviste, brutalement, bientôt. Le voyage en pirogue était une simple promenade, malgré le soleil, les caïmans et la torture de l’immobilité, à côté de notre progression dans la forêt. Tu connaîtras cela un jour, lorsque nous remonterons ! — car nous remonterons. Mais la voie sera frayée et d’ailleurs nous n’aurons plus à nous presser. Dis-toi bien que la forêt est un charnier, une étuve de verdure où l’on macère dans toutes les odeurs de la corruption. La mort souffle, là dedans, à pleine bouche, mais la mort, vois-tu, n’est qu’une forme de la vie, et dans la forêt on ne distingue pas la charogne qui pourrit de la semence qui germe. Et l’une et l’autre, c’est la vie, toujours la vie. Elle finit par vous prendre à la gorge. Elle est tout de même trop forte, écrasante. Ta pauvre petite vie à toi vacille comme une flamme dans un lieu pauvre d’oxygène et trop riche de carbone.

« Bah ! la volonté est plus forte que tout. Nous touchâmes au but au bout de douze jours de marche. Nous avions avancé à peine d’un kilomètre par jour, épuisés de chaleur, claquant de fièvre. La forêt s’éclaircissait. Des marécages s’étendaient sous un ciel ballonné de nuages, de grosses outres grises pleines d’eau, mais qui ne crevaient jamais. Il fallut mettre les jambes dans l’eau, et les cuisses, traverser les roseaux aux feuilles coupantes comme des lames, arracher les sangsues qui vous pompaient le sang.

« Mes indications étaient à peu près exactes. D’autre part, je comptais avoir rattrapé l’avance de Sampietri. Passé les marécages, nous nous trouvâmes dans une zone ondulée. C’était à quelques milles vers l’ouest que devaient se trouver les gisements. Un de nos porteurs piqué par un serpent fut malade, et cet incident nous retarda d’un jour.

« Enfin, nous atteignîmes le torrent marqué sur la carte de Barju et nous pûmes procéder à l’établissement d’un barrage et étudier les boues. Il y avait, en effet, de la poudre d’or, mais pas en très grande quantité. Un peu plus loin, nous trouvâmes dans une gorge rocheuse, des quartz aurifères et quelques pépites. L’endroit s’annonçait bon, pas autant peut-être que ne l’avait jugé Barju. J’étais un peu déçu. Des traces fraîches m’apprirent que Sampietri avait campé là.

« La course du retour commença. Nous carbétâmes une nuit, si près l’un de l’autre, que je sentis la fumée du bivouac de Sampietri. Je partis aussitôt, sans pitié pour les pagayeurs que je menaçais de mon revolver… Et le tout a fini au télégraphe, comme tu sais !

« En somme, — concluait Carvès, — ce n’est qu’une victoire préparatoire. Don Antonio doit être accablé. Le coup a dû l’assommer. Barju m’avait assez répété que c’était son dernier espoir, ce placer ! Pauvre Barju ! Quel guignon ! Il touchait à la fortune. »

Et, emporté par son rêve :

— L’Agence est avertie. Je vais recevoir des fonds et les pouvoirs que l’A.A. M. T.nbsp ;M.A. M. T.nbsp ;T. aura obtenus. Je ne m’en tiendrai pas là… Ce premier placer est peu de chose… J’étendrai ma prospection plus loin, vers les montagnes aux hauts plateaux. Et alors j’abandonne le placer à la Compagnie ! Un os à ronger ! Mais pour moi — pour nous — je vois plus grand…

Moi, je revoyais sur la litière, la face terreuse du mort avec sa plaie au front et ses yeux que personne n’avait fermés.


Le raid de Carvès et le mauvais tour joué aux convoitises des Sampietri firent sensation à Puerto-Leon. Le général Diaz riait à gorge déployée, paraît-il, quand on lui racontait la déception de Miguel.

— Bien joué, hombre ! — disait-il en frappant sur la table couverte de bouteilles qui constituait son bureau.

Et le chœur des officiers, des « Andinos » bronzés, des hommes des grands pâturages, répétait « Bien joué ! » dans un froissement de sabres et un tintement de verres.

Le président était si réjoui qu’il songea à offrir à Carvès une importante situation dans son gouvernement. Mais Carvès allégua pour ne point se rendre à l’audience un fort accès de fièvre, connaissant le principe machiavélique qui consiste à mettre un homme dans une place où il peut se gorger à son aise pour le faire dégorger ensuite par des moyens expéditifs ; principe qui, scrupuleusement appliqué dans pas mal de ces jeunes républiques, emplit les caisses de l’Etat, mieux que les taxes et contributions rarement payées par les citoyens. Or Diaz, comme Louis XIV, pouvait dire « l’Etat c’est moi », et taper sur son gousset.

Don Juan vint lui-même féliciter Carvès.

— Cela est digne d’un Espagnol de la Grande Epoque, — dit-il.

Visiblement don Juan entreprenait la conquête de Carvès.

— Vous êtes sur le chemin de la fortune, — lui répétait-il, comme s’il eût voulu griser mon ami d’espoir et de vanité.

Et certes Carvès était homme à ne pas se laisser étourdir par des paroles mielleuses, mais ses narines respiraient tout de même avec volupté l’encens que les flatteurs brûlent volontiers devant les hommes promis à un haut destin.

Dans cette ville surchauffée, où les haines et les convoitises prennent, aggravées par le soleil et la solitude, un caractère de violence farouche et sournoise, le geste de Carvès avait fait l’effet d’une pierre dans une mare. Deux courants prirent naissance ; l’un hostile à Carvès, le courant des ratés, des partisans de Sampietri, de tous ceux à qui une gloire naissante portait ombrage ; l’autre, celui des avisés qui, sans se livrer ouvertement, cherchait à capter l’aventurier, source d’où coulerait peut-être la fortune. Aucune opinion politique n’intervenait et si Diaz en tenait pour Carvès, don Juan, révolutionnaire, ne lui prodiguait pas moins ses avances.

Mais la tristesse, la colère et la haine étaient maintenant les hôtes favoris de la maison du Corse. Je passais souvent devant les rouges bâtiments où les mots « Sampietri et Fils » s’effaçaient chaque jour davantage, comme si le vent et le sel de la mer s’étaient aussi ligués avec les ennemis de don Antonio, pour faire disparaître son nom de ce rivage. La vue de ces entrepôts encombrés de marchandises poussiéreuses ou pourrissantes, de ces magasins jadis grouillant de cris, d’activité, d’acheteurs et de vendeurs, de cet établissement qui représentait toute la vie d’un homme, son rêve, son labeur, son sang, et qui, sapé à sa base, allait s’écrouler en plâtras, tout cela ne laissait pas d’accroître la désolation de Puerto-Leon. La rouille avait rongé le rail du wagonnet au point qu’il se confondait maintenant avec l’argile du sol. De fortes marées avaient endommagé l’appontement. Les marins préféraient aborder en canot. D’ailleurs, depuis le débarquement des barils apportés par la Mariquita, aucune marchandise n’était venue s’échouer sur ces docks.

Le silence maintenant envoûtait le port, et cette agonie était angoissante comme la mort d’un être.

La vie du port avait dépendu des Sampietri, seuls agents d’importation et d’exportation capables de relier Puerto-Leon avec le trafic des Indes occidentales. La bonne renommée commerciale des Corses fut longtemps une garantie plus sûre que la parole toujours suspecte de ces autorités d’une durée éphémère et turbulente qui tyrannisaient la cité et s’évanouissaient un jour, laissant derrière elles du sang et des ruines. Le gouvernement de Diego Diaz ne se souciait guère que de spéculations locales, de vols et de rapines dissimulés sous de spécieux prétextes légaux. Don Antonio Sampietri avait donc pris sur ses robustes épaules tout le trafic de Puerto-Leon. Il avait fait construire l’appontement, aménagé les quais, organisé la lieutenance du port. Enfin, ce guenilleux, qui lavait la vaisselle à bord du paquebot, ce sans-le-sou, ce va-nu-pieds, avait fait en trente années, œuvre de créateur. Pendant dix ans, Puerto-Leon avait connu un mouvement et une prospérité dignes de Surinam ou de Demerara. Les gros navires y faisaient escale. Don Antonio, comptant sur son fils Miguel pour continuer son règne, présidait, taciturne, ses petits yeux clignotant sous la broussaille des cils, les mains derrière le dos, la nuque basse, aux chargements, aux débarquements, aux incidents quotidiens du port. On était sûr de l’apercevoir, sur le quai, silhouette robuste et tassée de lutteur, de vieux marchand rompu aux négoces de la mer.

Et puis, peu à peu, comme aspirée par un virus secret, la vie du port s’était éteinte. Les marchands des îles s’adressèrent à la Guayra, à Porto-Colombia, à la Havane. Des commandes importantes ne furent pas livrées à don Antonio. Les gros navires négligèrent de plus en plus ce port qui, le diable sait pourquoi, était en mauvaise odeur dans le monde des capitaines aux longs cours et des trafiquants. Les vicissitudes politiques qui accompagnèrent le coup d’Etat de Diaz contribuèrent à la décadence de Puerto-Leon. Les brutalités, les rapineries du nouveau président firent jeter un interdit moral sur ce repaire de brigands. Sampietri eut beau lutter, écrire à de vieux amis, de vieux clients, à son cousin de la Martinique. Rien n’y fit. La force des choses l’emportait. Sampietri fut impuissant à remonter ce courant qui l’entraînait, lui, sa maison, ses biens, vers la ruine. Les cargos passèrent de plus en plus loin du petit môle, et le vieux Corse, plus taciturne que jamais, les dents serrées, les poings crispés dans sa poche, regardait les panaches de fumée noire qui, lourds et veloutés, traînaient sur l’horizon, avant de se résorber, dans la transparence rosée du large.

Sans doute, Sampietri aurait-il puisé plus de force en lui-même, pour mener la lutte, si son énergie n’avait été déjà minée par un vice secret. Don Antonio aimait l’argent. Toute passion est exclusive et désintéressée de ce qui ne touche pas immédiatement son objet. Le Corse aimait l’argent pour lui-même, le métal pour le métal, et les petits disques d’or qu’il entassait devenaient sous ses doigts d’amant des êtres animés d’une vie propre, des organismes aux mille suçoirs qui, collés à ses paumes, aspiraient son sang, ses forces, sa volonté. Cette passion s’était sourdement insinuée en lui, sans que cet homme, d’ailleurs peu soucieux de s’analyser, en ait pu prévoir le prodigieux développement.

L’amour du gain, le désir de nouveaux afflux d’or, poussent d’abord le Corse dans ses trafics, le stimulent à faire plus grand. C’est l’époque de la prospérité pour Puerto-Leon, le règne de don Antonio. Les caisses se remplissent. Les entrepôts et les magasins regorgent de marchandises. Les chalands accourent. Mme Sampietri, grasse et jaune, avec ses bandeaux luisants, trône au comptoir, Antonio n’a pas dépassé le stade d’avarice où l’argent sert encore à quelque chose. Et dans ses mains courtaudes, et carrées, l’or se multiplie, se gonfle, comme un levain ; il pétrit cette pâte avec délices.

Après dix ans de prospérité, les premiers échecs, les coffres sont pleins ; il y a des réserves. Mais une pensée traverse le cerveau du Corse. S’il venait à perdre son or ! Il court à sa caisse ; il ouvre ses sacs, fait ruisseler la belle chevelure, jouer ses reflets ; il la palpe ; elle chatoie, elle ondule ; il voudrait la porter à ses lèvres. Non, on ne le lui prendra pas. Il le défendra, contre les voleurs, contre tous ceux qui veulent faire envoler de sa cage l’oiseau d’or et de feu. Tant pis pour le trafic. Et, paradoxe de la passion, l’amour de l’or l’emporte chez le Corse sur l’amour du gain. Aveuglé par son idée fixe, il ne réfléchit pas que le plus sûr moyen de le perdre, c’est de garder son argent dans sa cachette. La passion frappe de stérilité ; elle aime à régner sur un désert.

Alors commence la dégringolade. Plus d’achats, plus de vente ; aucune opération qui puisse extraire l’argent des coffres. Aucune, sauf l’usure. Car l’usure fait sortir un peu d’or, très peu, mais elle en fait rentrer beaucoup, du frais. Le prêt à la petite semaine, voilà maintenant le dernier signe de l’activité commerciale de don Antonio.

Miguel Sampietri s’irritait de l’avarice de son père. Il eût souhaité répandre sur les tables de poker tout cet or embusqué dans les coffres. Lassé de harceler le vieillard de demandes d’argent qui restaient sans réponse, il fit cause commune avec les débiteurs de son père, parmi lesquels était Diaz lui-même, et don Juan Manera. Le vieil Antonio comprit qu’il avait réchauffé un serpent, et flaira l’ennemi, le voleur peut-être un jour ! Les liens du sang ne sont guère solides quand la passion tire dessus avec ses mains rudes. Miguel détestait son père. Le père en vint à haïr son fils. A tout prix il voulut l’éloigner. Le placer, affaire douteuse et qui ne lui inspirait qu’une médiocre confiance, fut un excellent prétexte. Il évoqua aux yeux de ce benêt de Miguel la splendeur des gisements. C’était le retour sûr à l’ancienne grandeur de Puerto-Leon. Miguel enthousiasmé partit et don Antonio revint compter, solitaire, ses piastres et ses dollars, dans l’espoir que sa progéniture ne rentrerait pas de sitôt. Barju s’était trompé en faisant reposer sur le placer les dernières chances du vieux Corse. Don Antonio ne souhaitait pas le retour à la prospérité passée. Don Antonio voulait se débarrasser de son fils et savourer, seul, d’âpres jouissances, que la Mort — ce cauchemar torturant des avares — lui ravirait probablement bientôt.

Teresa Sampietri était une femme grasse et silencieuse, au teint jadis mat, aujourd’hui jauni par le climat. La bouffissure coloniale dissimulait les rides. A la voir, majestueusement installée au comptoir du magasin, idole aux cheveux luisants, aux yeux noirs, brûlants d’un feu qui ne consumait rien, il était difficile de dire si l’on avait devant soi un mannequin ou une créature vivante. Epouse docile, elle avait vécu dans la terreur du chef de famille. Don Antonio ne semblait pas plus se soucier de son existence que des vieux ballots de cotonnades qui moisissaient dans ses entrepôts. Miguel cherchait à entraîner sa mère à des démarches qui auraient eu pour résultat de soutirer quelque argent à l’avare. Mais doña Teresa ne tenait guère à manifester la réalité de son insignifiante personne à un personnage aussi redoutable que son mari.

Dans le clair-obscur du magasin, cette figure de cire rendait la déchéance des choses et des lieux plus sinistre encore. Après tant d’années, l’habitude était la plus forte, et bien que les locaux fussent déserts, et qu’aucun chaland ne pût vraisemblablement se présenter, Teresa Sampietri, fidèle à son poste, régnait sur la poussière, les toiles d’araignées et les champignons de moisissure.

Une après-midi, comme elle cousait — depuis sa jeunesse, elle avait eu en main aux heures de repos, un ouvrage de lingerie — respirant l’âcre odeur des vieux sacs, des caisses défoncées, des bocaux vides, la porte s’ouvrit et un jet de lumière incandescent raya la pénombre, traçant une voie lactée de poussière. Un homme hagard, la barbe en broussaille, les traits creusés par la fièvre, s’abattit à ses pieds.

— Maman !

Il tremblait.

C’était Miguel, Miguel de retour du placer, vaincu, terrassé de fatigue.

Teresa, sans qu’un éclair illuminât le globe cireux de son visage, caressa la tête brûlante de son fils. Mais elle ne l’interrogea pas. Les femmes n’ont pas de part aux desseins des hommes et on ne l’avait pas consultée.

— Je crève de fatigue, — dit Miguel d’une voix hachée, — et je ne rapporte rien. Cette canaille de Français m’a volé, m’a assassiné. Mais je me vengerai, je me vengerai.

Et il frappait de son poing fermé sur le comptoir dont les planches vermoulues fléchissaient.

Don Antonio entra.

— Père, — cria Miguel, — tu m’as envoyé à la mort.

L’avare songeait que l’ennemi était de retour et que son argent était plus menacé que jamais. L’échec de son fils lui importait peu.

— Père, — cria encore Miguel, — ton placer ne valait pas le cuir de mes chaussures. Et encore, on me l’a volé, volé.

— Volé ! — s’écria Antonio.

C’était le seul mot qui pût l’émouvoir.

— Oui, ce maudit Français débarqué ici…

— Je m’en doutais, — fit placidement le Corse.

— Tu t’en doutais, — hurla Miguel, — tu t’en doutais et tu m’as envoyé là-bas. C’est une honte. Qu’as-tu besoin d’un placer, toi qui entasses l’or dans tes coffres, toi qui es riche ?

— Tais-toi ! — ordonna don Antonio.

— Non, je ne me tairai pas. Et puis tout le monde le sait à Puerto-Leon, que tu caches ton argent ! Un jour on viendra te le prendre. Et ce sera bien fait.

— Tais-toi, misérable ! — criait don Antonio.

Les voleurs allaient entendre les paroles du fils et arriver pour piller l’or, l’or adorable entre toutes choses.

Et comme Miguel parlait encore, furieux, hors de lui, il courut sur son fils, le bras levé.

Teresa couvrit de son bras la tête de Miguel et lui mit une main sur la bouche.

Don Antonio, la tête basse, s’éloigna, les mains dans ses poches, grommelant :

— Chien ! Chien ! il me vendrait.

Tel fut le retour de Miguel Sampietri.

Don Antonio s’enferma à double tour dans la pièce étroite, éclairée par un vasistas terne et constellé d’ordures de mouches, qui renfermait son coffre-fort. Un gros revolver était posé près de lui. L’un après l’autre, il sortit les sacs pleins d’or. Il y avait des louis, des dollars, des livres sterling, des piastres et aussi des sacs de pépites et de poudre. Il fit des tas avec les pièces, puis soudain, brouillant le tout, il laissa tremper ses mains dans ce flot de métal froid, fauve comme l’eau-de-vie, et d’où montait une ivresse plus terrible que celle de l’alcool ou de l’amour.

Et don Antonio Sampietri, se souciant fort peu de courir à sa perte, conçut le dessein insensé de faire rentrer toutes ses créances usuraires. Les nombreux débiteurs reçurent une invitation en règle à verser intérêt et capital. Puerto-Leon retentit d’injures et d’insultes à l’adresse de ce ladre infâme, de ce peigne-cul, de ce grippe-sou. Des faquins du port, payés par des joueurs insolvables, vinrent lancer des pierres à travers les fenêtres des entrepôts abandonnés. Comme don Antonio se promenait un soir sur l’appontement, un morceau de fer lancé avec force lui effleura l’oreille. Il ne put distinguer son agresseur, mais rentra chez lui, haletant de peur, car le Corse n’était plus courageux, dès qu’il était loin de son or.

Parmi les débiteurs, se trouvaient de puissants personnages. Don Juan Manera dit à Miguel :

— Ton père est fou ! — et ne répondit pas à la lettre.

Mais le président Diaz, qui en savait assez long sur le Corse se frottait les mains, et répétait jovial :

— Hombre ! Ce Corse est un farceur ! mais ce sera lui, le dindon de sa farce.

Ainsi, autour de la maison Sampietri et Fils, se bouclait un cercle de haine, de plus en plus étroit. Don Antonio ne pouvait plus sortir sans être hué. Il se tenait sur le seuil de sa maison, pareil à un vieux sanglier qui défend sa tanière, et regardait longtemps la mer plate, ronde et dorée par le crépuscule comme un énorme dollar.

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