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Terre de Chanaan : $b roman

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ÉPILOGUE BREF

Des années et des années plus tard.

Sur le pont d’un grand paquebot, roulé dans d’épaisses couvertures, un homme décharné, jaune, au nez busqué, au front vaste et nu. Ses mains, ridées de grosses veines vertes, pianotent sur les bras de la chaise-longue. Il tousse. Des quintes le cassent en deux. C’est Carvès, Carvès vieilli. Ses yeux sont restés les mêmes, aussi ardents.

Carvès a oublié. Carvès oublie toujours. Il vit dans le présent. Il est pareil à un vautour qui plane fixant sa proie, fonce sur elle, l’emporte dans ses serres… et recommence. Le collégien qui cherchait le trésor est devenu l’homme de proie, le brasseur d’affaires, celui dont le nom aux deux syllabes brèves a résonné sur tous les marchés du monde.

Carvès est malade ; mais ses nerfs sont à toute épreuve. Vivre, pour lui, c’est agir sans cesse. Un désir réalisé, un autre désir succède, aussi farouche. Sa vie n’est qu’une course ; un but atteint, il en crée un autre, plus loin, immédiatement.

Carvès ne sera jamais las. La mort seule pourra le coucher dans le repos. Apaisera-t-elle cette âme avide ? Je ne sais. Personne ne sait.

Son destin est d’engluer les hommes. Dans la jungle des affaires, il glisse de son pas souple, magicien, charlatan, suscitant des mirages dorés et vidant des portefeuilles. C’est le grand maître de l’illusion. Il parle, et voici surgir des villes ceintes de cheminées plus hautes que les tours féodales, des canaux où glissent des chalands, des mines embrasées de diamants, des champs de cannes ondulant sous le vent de mer ; il capte les parfums de la forêt, entasse la richesse du monde sur des flottes aux voiles déployées, encombre les ports, fait rouler des milliers de tonneaux sur les docks, empile des murailles de ballots et de sacs, et de cette corne d’abondance inépuisable qui est son imagination, coule à longs flots pour celui qui l’écoute la liqueur bénie du mensonge.

Mais la substance impalpable des songes peut se transformer en valeurs plus réelles ; et c’est l’art du magicien.

Peut-être avez-vous entendu parler de ces glorieuses épopées de notre âge financier, le Tanganyka Railroad, la voie ferrée du Grand Chaka, les cocotiers de Minikoi, les diamants du Mahintale ! Combien de chercheurs de Chanaan se sont embarqués confiants dans les assertions des superbes affiches dont s’ornaient par les soins du magicien toutes les agences maritimes. Mais Carvès ne payait plus de sa personne. Le jour où il découvrit la puissance du bluff, il découvrit aussi l’inutilité des voyages et des expéditions lointaines. L’épisode de Puerto-Leon est la partie héroïque de sa vie et, je dois dire, la plus honorable. Il est unique : une aventure de jeunesse.

Carvès est resté le joueur ; mais l’apologiste du risque ne risque plus sa vie aussi aisément qu’autrefois. L’or coule entre ses doigts. Tel le sourcier de sa baguette de coudrier décèle l’eau vive sous la terre, Carvès sait faire jaillir l’argent de ses retraites cachées. Le trésor jadis cherché dans le « gour » souterrain, ou au fond des forêts tropicales, Carvès sait maintenant qu’il n’est pas besoin de courir le monde pour le trouver, et qu’il est là à portée de la main, dans la sottise et la cupidité des hommes. Sans doute prend-il à cette exploitation plus de jouissance qu’à celle du Placer de la Désolation ? Mais il nourrit la même indifférence pour ses victimes et se plaît à jouer avec elles jusqu’au « couac » final. Le chat et la souris, telle est son image favorite. Carvès est un grand félin : il rôde sans bruit sur ses pattes de velours, à travers les bourses, les banques et les ports. Et tant pis pour qui ne sent pas la griffe et se laisse prendre aux yeux piqués d’or. — Léger comme le chat, il retombe toujours sur ses pieds. Aimant le mensonge pour lui-même — et non l’argent — il sort, souriant et dispos des pires catastrophes. Des « Krachs » scandaleux qui firent couler bien des larmes et enflèrent la statistique des morts volontaires ne l’attristent point. — Sur la corde raide de ses combinaisons, de ses projets, de ses mensonges, Carvès danse et dansera toujours pour l’ébahissement des badauds.

Sur quoi repose son crédit ?

Sur rien et sur tout, sur la facilité qu’ont les hommes de se duper eux-mêmes ; sur un tout petit mot si expressif, le « Bluff ».

Prenez une paille et de l’eau de savon. Soufflez : la belle bulle irisée d’arc-en-ciel ! Soufflez encore : elle s’enfle et se dore de plus belle. Soufflez plus fort : elle est ronde comme la sphère terrestre, elle englobe tous les mythes, les légendes, l’histoire et les histoires, les rêves d’aventure et d’amour qui à travers les âges ont enchanté et dupé les hommes ; elle enferme dans son écorce transparente et ténue, tous les mensonges, tous les mirages, toutes les chimères indispensables aux hommes.

Soufflez une fois de plus… Pfuit ! — une goutte d’eau trouble dans le creux de la main.

— Du bluff !

Ainsi m’apparaît la vie et la fortune de Jérôme Carvès à moi qui ne reprendrai plus la route de Chanaan.

Et pourtant !…

Seigneur — que vous soyez l’incohérent arbitre de nos destinées ou seulement la confuse aspiration de nos âmes — vous avez mis dans le cœur humain deux forces douloureusement opposées : l’esprit d’inquiétude et le besoin de repos. Après avoir dirigé mes courses inutiles à travers la diversité des pays et des peuples, évoquant les prestiges de l’amitié, de l’amour ou de la fortune, vous avez retiré l’aiguillon et me voici échoué dans cette rade paisible, comme un vieux navire qui ne veut plus reprendre la mer. Seigneur ! soyez loué pour l’inquiétude et soyez loué pour la paix.

Mon feu s’est éteint dans l’âtre, l’aigre brise matinale me souffle au visage une bouffée de cendres.

Mais tout à l’heure, le soleil d’octobre rougira une fois de plus la cime de mes châtaigniers et de mon humble domaine ; moi, voyageur lassé n’attendant plus que le suprême départ, je vous louerai, Seigneur, d’avoir fait à la vie un visage éternellement nouveau.

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