Terre de Chanaan : $b roman
XV
FUMÉES SUR L’OCÉAN
— Elle t’aimait ! — lui dis-je.
Mais Carvès ne répondit pas et souffla une bouffée de tabac. Nous étions accoudés, lui et moi, au bastingage du long-courrier qui nous ramenait en France. Le navire arrivait en vue de Puerto-Leon, où il devait relâcher quelques heures.
Carvès s’était promptement rétabli. En quelques jours, il avait été en état de se lever, et de faire la partie de notre jovial teniente, un enragé joueur d’écarté. Pour un homme qui avait vu ses compagnons et sa fortune ensevelis dans un tel cataclysme, il ne se portait vraiment pas mal. Il souhaitait quitter le fortin le plus tôt possible et rentrer en France. Cette affaire de l’Eldorado ne l’intéressait plus. Non pas que ce fût une affaire absolument ratée. Plusieurs centaines de kilomètres parcourus en des régions inexplorées, des notes géographiques et minéralogiques, la découverte de gisements aurifères, médiocres il est vrai, mais pas négligeables, tout cela témoignait de son courage et de sa bonne volonté. Il avait fait son métier de prospecteur consciencieusement. On n’avait rien à lui reprocher. Mais il avait envie de changer d’air. Ces histoires de mines d’or sont toujours décevantes, et ce n’est pas là qu’il faut chercher la fortune. Il songeait à des entreprises autrement profitables et justement il avait une idée : pendant mon séjour à Bornéo…
J’étais stupéfait de la transformation brusque et radicale qui s’était opérée en Jérôme. Le mysticisme ou l’illuminisme de mon ami s’était volatilisé sous la dynamite. Je n’avais plus devant moi l’apôtre exalté du mensonge, l’homme qui nous avait entraînés derrière son mirage et qui laissait derrière lui quelques cadavres dispersés. J’étais en présence d’un homme d’affaires froid, précis, qui supputait les chances d’une combinaison, jonglait avec des noms et des chiffres et d’un revers de main écartait dédaigneusement les hypothèses fantaisistes sur lesquelles il avait placé ses espoirs, et l’argent de la Compagnie. Le placer ! la Toison d’or ! l’Eldorado ! Des spéculations médiocres, indignes de passionner plus longtemps un homme d’envergure, bonnes tout au plus pour des salariés, des gens sans ambition. Non. Non, il ne regrettait pas d’être venu à Puerto-Leon, d’avoir trimé dans la brousse et de pouvoir envoyer à l’A.A. M. T.nbsp ;M.A. M. T.nbsp ;T., à défaut de millions en pépites, un rapport qui ferait sensation à bien des égards. Il y aurait toujours assez de gogos de par le monde pour vider leur bourse aux guichets de la rue Saint-Lazare. Mais, lui, Carvès, avait rempli sa mission ! Il rentrait, mon Dieu, les poches vides, tout juste payé de ses frais et de sa peine et sûr de trouver autre chose, ailleurs !
Pas une fois il ne fit allusion à ses enthousiasmes de jadis, à la foi qui l’avait illuminé et qu’un soir de détresse il avait su me faire partager. Pas un souvenir pour ceux qu’il abandonnait là-bas. Aucune de ces vies qu’il avait sacrifiées ne lui semblait digne de mémoire. Egoïstement, férocement, il absorbait en lui leur destin anonyme. Poussière, vile poussière d’hommes bonne à être foulée, dispersée à tous les vents.
Mais tout en l’écoutant, assis à son chevet ou sous la véranda de feuillage artistement disposée par le teniente, pendant les longs après-midi dont le vent des « llanos » fleurant les pâturages infinis venait tempérer l’ardeur, tout en l’écoutant, lui, Jérôme Carvès, mon amitié s’effritait doucement, pareille à ces roches usées qui s’étaient écroulées sur le trésor imaginaire. Non il n’était plus là, l’ami aux paroles vibrantes, l’ami du « gour », l’ensorceleur. Et je ne reconnaissais plus sa voix.
On pouvait passionnément aimer cet homme ; on pouvait lui sacrifier sa vie, son honneur ou sa fortune ; il n’avait pas un regard pour l’atome qui n’entrait plus dans ses combinaisons. Ce fut pour moi une cruelle révélation. Il m’apparut évident que Carvès n’était aucunement susceptible de passion, si ce n’est pour une idée. Il se lassait des idées un peu moins vite que des êtres, mais, la satiété survenue, l’idée qui l’avait enivré, qui lui avait inspiré des mots sublimes et des gestes héroïques, devenait pour lui un peu moins qu’un rêve ridicule, à demi oublié au réveil. Et si on le ramenait à cette idée anciennement chérie, ou bien il éclatait de rire, ou bien il s’acharnait sur elle avec la férocité d’un amant haineux pour une maîtresse qui s’obstine. Je me rappelais les mots qu’il avait prononcés un soir au bord du fleuve : « Il faut crever une idée comme un cheval, puis en enfourcher une autre. La vie, c’est une course. »
Et nous fîmes nos préparatifs de départ.
Carvès proposa à Pablo de nous suivre. L’Indien refusa. Carvès lui offrit de l’argent. Mais il écarta les billets. Il montra du doigt une de nos carabines et son visage s’éclaira quand je la lui tendis.
— Moi partir, — dit-il. — Moi revenir au village.
Il fit un signe de la main et nous le vîmes longtemps descendre le versant de la montagne, à grands pas souples, sans hâte. Il ne se retourna pas.
Le brave teniente fit amener d’un corral trois chevaux, emplit de cigares les fontes de nos selles et nous accompagna jusqu’à la frontière vénézuélienne. Nous gagnâmes ensuite San Fernando. Ce fut un long et pénible voyage.
A San Fernando, nous nous rendîmes chez l’agent de l’A.A. M. T.nbsp ;M.A. M. T.nbsp ;T. où nous trouvâmes du courrier. La Compagnie encourageait Carvès à continuer ses recherches, estimait les premiers résultats satisfaisants, annonçait un envoi de fonds. A la grande surprise de l’agent, Carvès annonça sa volonté de revenir en France.
Puis nous descendîmes l’Orénoque à bord d’un bateau à roues, chargé de bœufs. Pendant une semaine nous contemplâmes les mornes étendues de l’estuaire, dont les boues roulent vers l’Océan, sous un ciel aveuglant et cotonneux. Le fleuve élargissait chaque jour sa lente poussée et les rivages devinrent invisibles. C’était autour de nous une vaste étendue d’eau jaunâtre qui se confondait avec le ciel, alourdie par les alluvions des forêts et des plaines sur qui le géant depuis des siècles et des siècles prélevait son tribut. Et le fleuve chargé de dépouilles pénétrait entre les longues houles océaniques, refoulait patiemment les lames et les courants, mêlait ses flots bourbeux aux ondes salées et glauques qu’il teintait d’ocre et de violets putréfiés.
Une matière en genèse, sous la coupole torride et voilée du ciel, un clapotis de courtes vagues, terribles aux yeux, une nappe jaune, marbrée de flaques huileuses, noirâtres, irisées comme si l’on avait renversé des tonneaux d’essences chimiques, crevant d’énormes bulles d’air, gonflée de fermentations, creusée de remous, substance amorphe, ni eau, ni vase, épaisse et chaude, ridée par le sillage des squales, matrices en travail dans une monstrueuse étuve.
A Georgetown, nous attendîmes le passage d’un long-courrier.
Penchés au-dessus de la mer redevenue limpide, le visage rafraîchi par la brise qui souffle de l’avant, nous regardions maintenant surgir au-dessus des eaux les pics rocheux et sanglants de Puerto-Leon où notre vaisseau ferait escale tout à l’heure.
— Oui, — dit Carvès, le menton appuyé sur ses paumes, — je devine ce que tu penses. Depuis notre départ, tu me reproches secrètement de ne pas m’attendrir, de ne pas jeter sur le passé un regard romantique, de ne pas me plaire dans cette misérable délectation de la pitié, qui est bien la plus égoïste volupté inventée par les hommes. Impossible, mon vieux. Le passé n’a pas d’attrait pour moi. Le passé, c’est de la cendre. Laissez les morts ensevelir les morts. A chacun son destin.
Et, le regard fixé sur la longue chevelure de fumée qui traîne à l’arrière du navire et peu à peu se disperse, dans la transparence du ciel :
— Oui, chacun a son destin et accomplit les gestes de la nécessité. A quoi bon s’attarder sur les causes et les conséquences de nos actes ? Nous ne sommes pas des instruments aveugles. Ce que nous appelons le bien, le mal, le bonheur, la souffrance, l’amour, la haine ne laisse pas plus de trace dans le monde que la fumée de ce navire n’en laissera sur l’Océan. Alors à quoi bon s’apitoyer, moraliser, regretter ?
« La voilà, la vérité, mon vieux. Il y a longtemps que je l’ai regardée en face…
« Et je lui ai préféré le mensonge. Je sais que toute action est illusoire, et pourtant j’agis sans répit, sans cesse. Je sais la vanité de mon destin, mais cette certitude s’éclipse devant l’illusion. Je ne veux que regarder devant moi… et encore pas trop loin. Mais en tout cas, pas en arrière, pour voir s’effacer les fumées !
« Il me suffit de savoir que le terme final de la course est une cabriole dans le néant. Je ne veux pas que cette vérité rende la course moins enivrante. Un but franchi, j’en crée un autre. Pas de halte pour réfléchir, sinon l’homme est perdu. Le désespoir le guette pour sauter en selle derrière lui. Mais moi je vais plus vite. Dès qu’à travers le mensonge éblouissant, j’aperçois le blême visage de la vérité, néant, vanité de toute chose, de toute mon énergie je suscite un autre fantôme.
« Et toi, ami, pourquoi me tires-tu en arrière et veux-tu m’empêcher de continuer ma route ? Ne comprends-tu pas que si je tournais la tête, il me viendrait peut-être envie de m’asseoir au bord du fossé et de mâcher des cendres comme toi !
— Est-ce bien toi, — répondis-je, — qui jadis, me disais : « Il faut regarder la vie à hauteur d’homme » ? Ton inquiétude te harcèle sans cesse vers l’avenir, vers de nouveaux et d’incessants mirages : c’est un démon qui te fouette et ne te laisse pas souffler, pour contempler la vie, pour aimer les hommes. Tu ignores la sympathie et la pitié.
— Le bel avantage, — murmura-t-il, en haussant les épaules comme si cette conversation l’ennuyait. — Tiens, — ajouta-t-il, — dans une demi-heure, nous serons mouillés dans la baie de Puerto-Leon. Il vaut mieux ne pas descendre à terre. J’ai câblé à notre ancien comptable de venir à bord.
Les Andes se dressaient maintenant devant nous, embrasées par la lumière d’un soleil déjà déclinant. Le long du rivage, les vagues se brisaient, leur écume couronnée d’arcs-en-ciel. Nous doublâmes la pointe que domine le sémaphore : l’ancre plongea avec un grincement de câbles et de ferrailles à peu près au milieu de la baie.
La même désolation pesait sur cette baie, dont les eaux miroitaient sous les rayons obliques, sur la plage où s’agriffaient les cactus, les cocotiers et les palmiers ; sur les maisons tassées au pied des monts. Le port était à peu près désert. Un charbonnier couleur de rouille fumait à grosses bouffées ; trois voiliers balançaient lentement leurs mâts nus ; du linge éblouissant séchait sur leurs ponts. Pas un souffle. La sirène déchira le silence rouge et la baie, ceinturée de roches, vibra. Des chalutiers s’approchèrent pareils à de gros insectes aquatiques ; le canot de la Santé, quelques pirogues, accouraient. Ce furent des cris, des jurons, des coups de sifflet, l’envahissement du pont par des mulâtres vêtus de blanc, des vendeurs de bananes et de cocos.
Nous vînmes à la coupée au devant de M. Napoléon Garbure, l’ancien comptable des Sampietri que nous avions employé au bureau du placer.
Ensemble, nous entrâmes au bar. D’une voix de phonographe, M. Napoléon Garbure nous exposa la situation à Puerto-Leon. Elle avait empiré depuis notre départ. La maison Sampietri en s’écroulant avait entraîné la ruine du petit port. C’est à peine si quelques voiliers venaient prendre livraison de cacao ou de bois de rose, ou tout simplement renouveler leur provision d’eau. Le bateau qui nous amenait était le premier apparu depuis deux mois. L’appontement était en ruines et le gouvernement ne se préoccupait pas de le restaurer. Les Etats-Unis avaient rappelé leur ministre. Il n’y avait plus aucune sécurité pour l’étranger. Le général Diaz et ses acolytes ne se souciaient guère que de leur crapuleuse bombance. Les terres et tous les biens de Manera avaient été séquestrés au profit du Trésor.
Des entrepôts et magasins du vieil Antonio, il ne restait plus qu’un amas de décombres très fréquenté par les charognards. De ce qui avait été un organisme vivant, un négoce actif et prospère, une vie d’homme, il ne restait que des madriers pourris, des barriques éventrées et la vieille pancarte à demi effacée : Sampietri et fils. Bientôt, après les pluies torrentielles, il ne resterait plus rien du Corse et de son œuvre, rien qu’un peu de boue et de poussière.
Si, il restait encore quelque chose. Le « Saloon » dont l’avare tirait jadis de bons revenus, était encore debout et fréquenté par tous les mauvais gars du pays, aventuriers en mal de placers, spéculateurs véreux, marins sans navire, négriers et traitants de tous ports, épaves que le Sud-Atlantique rejetait périodiquement sur ce rivage désolé. Et la vieille Teresa Sampietri, assise au comptoir, à demi folle depuis l’assassinat de son époux, présidait aux saouleries et aux rixes des joueurs, toute seule dans ce bouge, dodelinant de la tête sur sa vaste poitrine, jusqu’au jour où quelque client matinal la trouverait, le visage bleui, le nez sur son tiroir fracturé.
Des marins prétendaient avoir rencontré la Mariquita et le capitaine Cupidon cinglant vers les Barbades. Du cirque naturellement il ne restait plus rien. Le subtil M. Wang, s’était, paraît-il, rendu, sans que l’on sût par quels moyens — il avait conservé cet extraordinaire pouvoir de se matérialiser à l’improviste d’un lieu à un autre — à l’île Margarita pour y installer une pêcherie de perles.
Et c’était tout. Dommage que M. Carvès ne soit pas resté un peu à Puerto-Leon ! Peut-être aurait-il animé ce pays, stimulé le trafic ! Il y avait tout de même quelque chose à faire…
— Et pourquoi ne le faites-vous pas, ce quelque chose ? — interrompit brusquement Carvès.
— Oh ! moi, — fit l’homme, en haussant les épaules, — il y a bien longtemps que j’ai renoncé.
Et il vida son cocktail d’un trait, fit claquer sa langue. Une onde de sang colora une seconde la cire morte de sa face.
— L’alcool, — éructa-t-il, épanoui, — il n’y a encore que ça pour tenir, à la colonie ! A votre santé !
Un steward parcourait le pont à grands pas, agitait la cloche du départ. Le bord expulsait M. Napoléon Garbure et tous ceux que leur sort attachait à ce port taciturne, écrasé par les montagnes, sous un ciel gonflé d’un perpétuel orage ; ceux qui n’avaient pas comme nous le bonheur de partir. — Les chalutiers, leur déchargement achevé, s’éloignaient, dépassés par les pirogues dont les rameurs aux torses nus luisaient — ébène et cuivre — face au couchant.
Au moment où M. Napoléon Garbure mettait le pied sur la passerelle, Carvès, discrètement, lui glissa un billet dans la main. L’ancien comptable fit une profonde courbette, manqua de dégringoler et rentra dans ce néant où tourbillonnent des milliers et des milliers de visages, entrevus un instant dans les rues, les trains, sur les ports, chaque jour de notre vie, flot qui s’écoule sans trêve, sortant de l’inconnu pour rentrer dans l’oubli, et dont nous-mêmes ne sommes qu’une vague, une toute petite vague bousculée par les autres.
Entre deux piliers de nuages, supportant la voûte irradiée du ciel, un soleil rapide sombrait. La ligne d’horizon se courbait, nette, tranchante comme un cimeterre. Quand le dieu toucha l’Océan la lame siffla dans un grand souffle et l’astre partagé versa sur les flots un sang fumeux. Comme pour saluer ce sacrifice, la sirène hurla par trois fois. Nous quittions le port.
La brise du large gémissait dans les cordages. Les eaux s’ouvraient sous l’étrave, moirées de rose et de vert, pareilles à des soieries de Chine. Du nord, de l’est et du sud, la nuit poussait ses masses violettes, cernant une île d’émeraude. A l’ouest s’empourprait l’agonie du dieu. Une clameur s’élevait du chaos. Parmi ces voix déchaînées, patient, régulier, au rythme inlassable des bielles, battait le cœur du navire.
Debout à l’arrière, Carvès s’inclinait, sa silhouette voûtée sur l’embrasement vespéral. Son regard ne se détachait pas du panache vomi par les cheminées. La fumée avait pris la couleur du couchant. La brise la tordait, la nouait, la dénouait comme une chevelure de Bacchante, puis, quand elle avait bien joué avec les boucles rompues, elle les dispersait, d’un souffle brutal, et les tresses s’effilochaient en longs fils soyeux, sur la trame d’or crépusculaire, en broderies, puis en arabesques de plus en plus ténues, bientôt évanouies entre le ciel impassible et la mer indifférente.
Fumées ! Fumées sur l’Océan !