Terre de Chanaan : $b roman
TROISIÈME PARTIE
LA CONQUÊTE
XI
LE CHANT DE L’OISEAU
Les fumées du campement montaient dans le demi-jour crépusculaire. Les pirogues avaient été amarrées en file parmi les roseaux qui, sous le feu du soir, dardaient leurs lances vers le ciel. Chaque embarcation avait construit sur la berge son carbet de feuillages, suspendu ses hamacs, allumé ses feux. La brousse, les herbes où se cachent les serpents, avaient été brûlées, et d’âcres odeurs traînaient mêlées au brouillard qui se condensait au ras du fleuve, s’étalait en nappe blanchâtre sur la rive. A la cime des arbres, bronze et cuivre, des perroquets jacassaient encore.
Sur la sombre verdure, qui formait au-dessus du fleuve deux falaises presque lisses, des aigrettes venaient s’abattre, sans bruit, pareilles à des flocons de neige. Des plongeurs gris filaient au ras de l’eau, disparaissaient sous les palétuviers dont les tentacules s’arc-boutaient dans la vase. La nuit se massait déjà entre les troncs et les lianes ; la jungle palpitait de battements d’ailes, de cris étouffés, de murmures d’oiseaux, de pépiements qui roulaient en gouttelettes sonores à travers les feuillages, s’étranglaient net dans le poing du silence refermé sur la forêt.
Autour des feux échelonnés sur la rive, les mineurs étaient assis, nettoyant leurs armes et leurs outils qu’une rouille tenace rongeait. Quelques-uns sifflaient : la plupart étaient silencieux. Des noirs revenaient de la corvée de bois, leur charge sur la tête, défilant sur l’écran du crépuscule, comme des chauffeurs devant la gueule d’un four. La chaleur avait pesé, tout le jour, sur les nuques des rameurs, perçant les casques, baignant de sueur les échines courbaturées, roidies par l’immobilité des pirogues. Le soleil avait martelé sans répit l’acier aveuglant des eaux. Et, ce soir-là, la même lassitude engourdissait nos membres et nous repliait sur nos songes.
Seul, parmi nous, Pablo le métis ne paraissait pas accablé. Il était chargé de préparer les repas pour Carvès, Letchy et moi et de prendre soin de nos carbets. Vêtu à la manière des mineurs, de toile bleue, sans autre couvre-chef qu’un foulard noué sur la nuque, un anneau d’or à l’oreille, il allait, venait, s’affairait, mettant du bois au feu, de l’eau dans la marmite. Ses soins les plus empressés étaient consacrés à Letchy pour qui il semblait nourrir un fidèle attachement. A chaque débarquement, il l’emportait entre ses bras, pour qu’elle n’enfonçât pas ses chevilles dans la vase. Il couchait au travers de son carbet, le fusil en main, vrai chien de garde, attentif à tous ses besoins, au moindre signe. Carvès plaisanta :
— Miss Letchy a emmené son valet de chambre !
Pablo avait une manière de planter son machete à vingt mètres dans une cible d’écorce, large comme un dollar, qui lui valut beaucoup de considération.
Depuis quatorze jours et quatorze nuits, nos pirogues remontaient le fleuve monotone chargé de vase, qui avait depuis des siècles et des siècles ouvert sa lente trouée dans les ténèbres de la forêt ; nous étions habitués au rythme régulier des heures cadencées par le chant des pagayeurs, au clapotis des eaux battues par les palettes de bois.
Carvès, Letchy, Pablo et moi faisions partie de la première embarcation, assis les uns derrière les autres, parlant peu. Le fleuve et la forêt rendent les hommes silencieux.
A mesure que nous pénétrions plus profondément dans les solitudes, nous sentions tous, plus ou moins obscurément, une présence. Notre silence et notre gravité étaient les preuves qu’une nature formidable agissait sur nous. La trouble nappe du fleuve, les enlacements des lianes, les vagues innombrables des feuilles étendaient devant nos yeux un rideau d’apparences derrière lequel nous pressentions, non sans angoisse, une force illimitée, éternelle et menaçante.
L’air du soir apportait à nos narines, avides de fraîcheur, l’immense senteur de la forêt ; c’était une vague qui déferlait vers nous, ombres falotes ballottées sur quelques ais de bois, une vague de parfums et de puanteurs qui avait tour à tour gonflé les horizons feuillus, léché l’humus pourrissant, balayé les cavernes des fauves, éraflé d’un coup d’aile la face plate et irisée des marécages : une vague où s’étaient fondues les vierges émanations des solitudes et l’odeur de la plante qui pousse, de l’œuf qui éclôt, des semences tièdes ; une vague chargée de pollens, engluée de miels sauvages, d’âcres fécondités, d’aphrodisiaques végétaux et animaux.
Et cette bouffée, trop forte pour mes poumons, nous grisait et nous écœurait tout à la fois. Elle pénétrait notre être comme la moindre parcelle de ce vaste univers, que je commençais à comprendre du jour où je ne cherchais plus à l’expliquer.
Volupté de s’anéantir dans ce travail de mort et de création que l’Etre accomplit en une inutilité absolue, terrifiante seulement pour nos cervelles !
Depuis des milliers et des milliers de siècles, depuis le temps où les grands sauriens avaient apparu sur les marécages, les flamants roses prenaient leur vol en fer de lance, glissaient au ras du fleuve, montaient d’un même essor et s’inclinaient, pareils à une voile de pourpre triangulaire, sur l’aube transparente.
De même, depuis des âges, les boas majestueux se balançaient, déroulant leurs anneaux, le long des berges, et depuis que les premiers hommes rouges avaient lancé les premières pirogues, les serpents les avaient regardés passer avec leurs yeux de pierres précieuses. Dans la vase grouillaient, depuis des millénaires, des caïmans dont la mâchoire claque si lugubrement la nuit, ces fakirs de la boue à la carapace incrustée de mousse, de fleurs et de minuscules crustacés, les pirayes courtes, les poissons électriques, les poissons épineux et chargés de venin, et la tribu des araignées, des mille-pattes, aux crocs doubles, les grappes de sangsues : tout ce monde guettait dans le limon du fleuve, parmi les plantes décomposées dans la vase criblée de bulles d’air, guettait depuis les grandes catastrophes, le passage d’une proie. Et depuis quelles aurores immémoriales, dans la pénombre de la jungle, venaient, la bouche baveuse, du même pas de velours, les narines dilatées vers les abreuvoirs des criques, les grands fauves, maîtres des solitudes ! Depuis quand !
Ici rien n’avait changé. Tout datait d’avant la pensée. La loi était celle de l’instinct ; le coup de griffe, le coup d’aile avaient le sûr déclenchement d’organismes parfaits, une précision mécanique. Les plumages du perroquet, du flamant, de l’aigrette, réalisaient la joie de la couleur pure, neigeuse, écarlate ou flamboyante. Enlaçant les muscles tordus des branches, accrochées aux lianes pleureuses, des orchidées gonflaient leurs pistils, étalaient leurs chairs soufrées, violettes, orangées, striaient de lueurs la densité visqueuse de la forêt, suspendues en guirlandes d’un arbre à l’autre, palpitant comme des sexes, moites comme des peaux en sueur, rigides de désirs, étranges fleurs où la nature avait concentré la plus capiteuse volupté de ses charniers, et qui, mi-bêtes, mi-plantes, oscillaient, lampes des grandes voûtes, aux confins de deux règnes.
Malgré l’accablement de la journée, l’obsession des moustiques, nous demeurions de longues heures, Carvès, Letchy et moi, étendus dans le rayon protecteur du brasier qui tirait tour à tour de l’ombre le visage de l’un ou l’autre, causant parfois, parfois nous contentant d’écouter les rumeurs nocturnes, le froissement des roseaux et des palétuviers, le hululement des oiseaux de nuit, le beuglement du crapaud-bœuf, le cheminement sourd de tout ce qui glisse, rampe, creuse sa voie, enfouit son butin, étrangle sa proie. Hors le cercle du feu commençait le règne de la nuit féconde en entreprises, en guet-apens, en agonies.
Une fois les ténèbres refermées sur la jungle, une seconde vie plus féroce encore commençait ; un peuple de rôdeurs envahissait l’ombre ; des serpents déroulaient leurs anneaux vers les nids endormis ; des mufles invisibles flairaient les traces plus odorantes que le jour ; des fouisseurs patients creusaient des galeries ; des millions de poux actifs rongeaient les géants à la triple écorce qui s’écrouleraient en poudre, par quelque nuit semblable. La destruction poursuivait son rythme, abritée de la lumière, trahie seulement par le craquement d’une branche, un râle étouffé, un appel lointain, les pas sourds de la faim et du meurtre.
Certaines nuits, le flux et le reflux des rumeurs, le halètement de la forêt et le clapotis des eaux semblaient quelques instants suspendus. Et c’était alors, comme une trouée de silence, un abîme qui s’ouvrait sous nos esprits, une chute vertigineuse dans le néant.
Pour Carvès, la forêt était un terrain de lutte. Alors que Letchy et moi éprouvions dans la solitude une fureur d’anéantissement, Carvès concentrait tous les éléments actifs de sa personnalité pour vaincre cet être dont la présence nous obsédait tous les trois. Le spectacle de ces régions vierges lui révélait l’effroyable gaspillage d’une nature aveugle, qu’il appartenait à l’homme de mater et d’asservir. Il ne se perdait pas dans des considérations métaphysiques, mais se contentait de murmurer en lui-même : « Je serai plus fort que toi », comme s’il s’agissait de terrasser un adversaire tapi dans le fourré de la jungle, embusqué au tournant du fleuve. Assis à l’avant de la première pirogue, ses yeux fouillaient l’interminable route d’eau que lentement, lentement, nous remontions, vers les montagnes, vers les trésors de la légende : l’or, le platine et l’émeraude. Et il nous semblait parfois que nous étions entrés dans un champ magnétique, qu’un courant aimantait nos barques et nos destinées vers ces cimes cruelles.
— Je sens l’or, — disait Carvès, certains soirs.
Et il reniflait. Et les hommes flairaient l’or avec lui, si grande est la puissance du mirage.
Nous arrivâmes enfin à la Crique Salée d’où nous devions prendre la brousse. De là partait la piste suivie par Carvès et Barju. En débarquant, une des pirogues se retourna et nous perdîmes la moitié de nos vivres de conserve.
— Ce sont les noirs qui ont fait le coup, — dit Carvès, — pour avoir moins de poids à porter.
On travailla au débarquement en plein soleil, les pieds dans la vase. Au crépuscule, les maringouins nous collaient aux épaules par grappes. Les pirogues prendraient dès le matin la route du retour. Le corps à corps avec la forêt allait commencer.
— Le but est proche, — nous disait Carvès au bivouac. — Ma piste doit être encore marquée.
Il fit distribuer une large ration de tafia au campement. Les hurrahs s’élevèrent en l’honneur de l’ouvreur de pistes.
Les fumées des braseros garnis de bois vert et humide vous prenaient à la gorge, mêlant leur âcreté à l’odeur des viandes rôties sur des pierres chaudes, des graisses brûlées, des pipes de tabac fort, des toiles baignées de sueur. Les hommes étaient étendus sur leurs couvertures, dans une lassitude de bétail.
La Crique Salée était une anse du fleuve, où venaient aboutir plusieurs arroyos. La région s’annonçait marécageuse et malsaine. La fièvre tentait ses approches : elle rôdait aux abords du cantonnement, fantôme aux vapeurs blanchâtres, traînant aux basses branches, fumant de la terre saturée d’eau.
La muraille de la forêt contournait une lagune où poussaient des roseaux ; leurs pointes noires chargées transperçaient un baudrier de ciel vineux au ras de l’horizon.
— Voyez-vous, — dit Carvès en indiquant les hommes couchés, — les feux, les abris de feuillages, ça n’est pas gai, comme paysage ! Eh bien ! ils sont bien contents. Ils ne trouvent pas la vie mauvaise. Rien ne les attache, ni famille, ni fortune — cette fortune qu’ils cherchent sans trop d’illusion, qui depuis des mois, qui depuis toute sa vie. Ce soir, la pipe est bonne ; tant pis si la terre est dure et l’eau saumâtre… Tiens, tiens, mais c’est Mr Peter Boom qui a les honneurs de la soirée !
L’ex-clown du cirque Wang, debout au milieu d’un petit cercle fait des quelques Anglo-Saxons de la troupe, gesticulait et semblait en proie aux affres du délire pythiaque. L’Espagnol scandait en sourdine les périodes de Mr Peter Boom, en frappant avec le plat de sa main sur la caisse de sa guitare. Les Scandinaves riaient silencieusement. Un triple hurrah accueillit la péroraison de l’orateur.
— Ils se moquent de lui, — dit Letchy. — Ils le croient fou parce qu’il ne cesse de parler du trésor. Le pauvre diable ne voit plus que des monceaux de pépites et rêve qu’il se baigne dans le Pactole.
« Encore un que vous avez ensorcelé, — ajouta-t-elle en se tournant vers Carvès.
— Tant mieux, — repartit Carvès. — Car si par hasard je venais à perdre ma foi dans la Toison d’or, il vous faudrait un autre prophète !
— Nous la garderions en nous, votre foi, — répondit-elle. — Il ne faut pas que les belles idées meurent.
— Bah, — fit Carvès d’un ton que je ne lui connaissais pas, — qu’importe que les idées meurent ? Notre inquiétude les épuise les unes après les autres. Il n’y a qu’elle qui ne meurt jamais.
Il alluma une cigarette. La braise illuminait par-dessous son nez courbe comme un bec.
— Il faut crever une idée comme un cheval, puis en enfourcher une autre, sans pitié. C’est la vie ça, la course !…
Et sans mot dire, un peu voûté comme toujours, il se leva et se mit à parcourir le campement, parmi les hommes endormis.
A l’aube, la colonne se forma. Carvès en tête. Moi, derrière lui, avec la boussole, un sextant.
— Voulez-vous marcher ? ne dois-je pas vous faire porter ? — dit Carvès à Letchy, — on peut aménager une litière !
Un voile rose passa sur les joues de Letchy.
— Vous ne me connaissez vraiment pas, Carvès, — dit-elle.
Ce fut une terrible marche.
Lentement, nous avançâmes dans l’hallucination de la forêt. Trois kilomètres le premier jour furent un record, car la piste de Carvès n’était pas effacée. Mais nous fûmes obligés d’envoyer devant nous une équipe pour frayer la brousse.
Il y eut halte pour le repas et la sieste. Des mouches énormes bourdonnaient. La chaleur bandait nos tempes. Letchy était étendue, la bouche entr’ouverte. Je lui fis boire une cuillerée d’alcool. La marche reprit à deux heures, jusqu’à la tombée de la nuit. Il fallait préparer le campement sans perdre de temps, car en un quart d’heure la nuit s’affaissait sur la forêt, bouchait toutes les issues, calfatait de ténèbres les moindres interstices de feuillages, vous engluait de poix. Avant l’obscurité il fallait déblayer un emplacement, désigner le quart, allumer les feux. Le repas était court. Conserves, de l’eau additionnée d’eau-de-vie. D’ailleurs, nous commençâmes bientôt à chasser et dès le lendemain nous mangeâmes d’un agouti et d’un pack. Il valait mieux ne pas se déchausser pour dormir, ou tout au moins accrocher ses chaussures à une branche haute à cause des serpents et des insectes pondeurs.
Dès le quatrième jour de marche, Mr Peter Boom donna des signes évidents d’aliénation mentale. Il contrefaisait des cris d’animaux et déclarait à ses compagnons qu’il buvait l’or à la bouteille, que son sang se transformait en or. Ses yeux étaient exorbités ; son visage bouffi et marbré de taches violettes. On l’encadra de deux solides Floridiens qui faisaient des gorges chaudes à son propos.
La fatigue, la chaleur surtout avaient accéléré l’évolution de cette folie qui se révélait comme une crise mégalomaniaque. Peter Boom, dans son délire, nageait dans des flots d’or, répandait l’or sur le monde. La crise passée, il retombait dans une prostration intellectuelle totale. Du reste, il continuait à marcher, mécaniquement, en vieux pantin, les jambes raides, bouffon macabre.
Nous quittâmes la plaine marécageuse pour nous élever à travers la brousse, par une série d’ondulations boisées. Carvès parut éprouver quelques difficultés à retrouver la piste, malgré les repères qu’il avait eu soin de prendre. Ses hésitations, qu’il ne put dissimuler entièrement, jetèrent un moment de trouble chez les mineurs, lassés par la route, épuisés par une nourriture médiocre. Nous avions perdu notre graisse et notre sel à la crique et depuis lors, nous mangions des viandes assaisonnées de piments sauvages, presque crues.
La soif surtout était torturante. Nous traversions une région sablonneuse qu’aucune rivière ne rafraîchissait. L’eau des outres était soigneusement rationnée. Des hommes cueillirent des baies sauvages, de couleur brune, qui semblaient juteuses, et qui leur firent enfler la langue.
A mesure que nous approchions de cette fabuleuse Chanaan que l’imagination de Jérôme Carvès avait dressée devant nous, le mirage s’affaiblissait. Les natures les plus frustes étaient les moins découragées, parce que l’illusion avait eu tout d’abord moins de prise sur elles. La désolation des terres que nous traversions, ces collines sablonneuses et rougeâtres, pailletées de micas éblouissants sous le dur soleil, ajoutait à notre lassitude. Des cactus difformes, des plantes phalliques, hérissées de piquants, ornaient seuls ce paysage inhumain. Notre colonne offrait déjà l’aspect lamentable d’une horde d’émigrants. Chacun sentait en lui-même croître sa déception. Quelques noirs jetèrent leur chargement. Carvès, revolver au poing, les contraignit à le reprendre, soutenu d’ailleurs par le petit groupe des Floridiens et des hommes du Nord, plus flegmatiques et roidis par leur orgueil de blancs.
Moi-même, je désespérais ! Au bivouac le soir, une morne lassitude me prostrait. Toutefois je ne pouvais dormir et, dans cette solitude aride, je songeais à ma verte Dordogne comme l’homme altéré songe au bruit de la fontaine. Chanaan, Chanaan, n’étais-tu sur ce sol brûlé que l’ombre fuyante de nos rêves ! En vain, je cherchais un réconfort en levant les yeux vers le grand Jérôme mais je ne découvrais sur son visage qu’une impassibilité, feinte sans doute, et sous laquelle se dissimulait l’inquiétude.
Et seule, cette femme, que les mineurs entouraient d’un respect craintif, qui avait marché, pâle, roidie, elle aussi, par son orgueil, en tête de la colonne, qui avait tout supporté avec nous — et nul n’avait jamais entendu une plainte de sa bouche — seule — Letchy tenait bon. Je pensais que la foi de Carvès, c’était elle qui maintenant en abritait la flamme dans ses yeux. La Toison d’or ! Je flairais déjà chez Carvès un dégoût de son entreprise, un dégoût non avoué, obscurément enfoui au fond de son cœur, mais latent. Je doutais de mon ami. L’ardent Jérôme n’était-il qu’un menteur, dupe un instant de son mensonge, et trop engagé pour reculer ? Déception amère pour mon amitié, si amère que je m’en ouvris à Letchy.
— Il me semble, — lui dis-je, — que mon ami nous trahit.
— C’est cette pensée qui est une trahison, — me répondit-elle gravement.
Et j’eus honte de moi-même.
Dans le rougeoiement d’un fumeux crépuscule, nous achevions l’étape du jour, sur un vaste plateau dont le sol semblait irradier la chaleur d’un four à cuire l’argile. Le vent du sud soulevait une poussière épaisse. Nos ombres courtes, en file indienne, découpaient leurs effigies violettes, dans un poudroiement d’or. Comme si j’avais soudain été projeté hors de la file, je vis passer devant moi toute la colonne entière, Carvès, Pablo, courbé comme un arc, la pâle Letchy, l’Espagnol, sa guitare sur son sac, les hommes du Nord, graves et lents, les noirs avec leurs ballots sur la tête, la nuque droite, et en avant, en tête de nous tous, gesticulant, apoplectique, tête nue, les veines gonflées sur son crâne chauve, Mr Peter Boom, l’insensé, notre guide vers Chanaan !
Le clown, halluciné par le paysage torride, s’était détaché de la file, avait jeté son casque et courait, avec des cris rauques, à la poursuite de son fantôme. On le rattrapa. Quatre hommes durent le porter jusqu’à la fin de l’étape.
— Il vaudrait mieux l’abattre, — dit Carvès, qui tourmentait la crosse de son revolver.
Et il considérait à ses pieds le maniaque, apaisé maintenant, un peu de bave aux lèvres, et qui se croyait Crésus, de la poussière pailletée plein les paumes.
Enfin nous sortîmes de ce désert pour replonger dans la forêt. Nous pûmes tuer quelque gibier. La piste était retrouvée.
— Le placer est tout proche, — annonça Carvès. — Nous y serons demain.
Pendant l’étape de l’après-midi, comme nous glissions silencieusement sous une voûte de lianes et de feuilles, dans le silence feutré de la forêt, un frisson parcourut la colonne, qui arrêta sa marche.
— L’oiseau-mineur !
C’était bien le cri de cet oiseau, dont les mineurs savent que la présence annonce l’or. Car l’or est une puissance mystérieuse, et il semble que la nature lui fasse une place particulière. L’oiseau était invisible, mais son chant émouvait les cœurs de ces hommes qui avaient longuement peiné. Ainsi l’Eldorado n’était plus une chimère. Nous touchions au seuil de Chanaan et les plus las avaient oublié leur fatigue.
A la tombée de la nuit, nous campâmes au bord du torrent où nous devions commencer nos sondages. Un maigre filet d’eau coulait entre des blocs rouges, au fond d’un ravin. Les mineurs s’activèrent aux carbets ; après le repas, l’Espagnol égrena sur sa guitare la jota aragonaise. Et les hommes aspiraient lentement la fumée de leurs pipes ou secouaient leurs cendres dans leurs paumes. Les cimes des montagnes proches se dessinaient au-dessus de la ravine. Sur un ciel verdissant, une étoile monta, puis deux ; puis un vanneur nocturne cribla des astres au-dessus de nos têtes. Dans l’âme des chercheurs d’or une douceur obscure s’éveillait. Un peu de fièvre brûlait dans les veines de tous.
— Nous y sommes, petit, — me murmura Carvès ; — le sens-tu ?
Il m’avait reconquis.
Le lendemain matin, on s’aperçut dès l’aube, avant de commencer les travaux, que Mr Peter Boom avait échappé à ses gardiens endormis. On le chercha de toutes parts. Le fou avait disparu.
Deux hommes, sous la direction de Pablo, explorèrent le ravin. Ils découvrirent que l’ex-clown était tombé dans une faille d’une trentaine de mètres qui entaillait le roc. L’ouverture était cachée par des broussailles. Le malheureux avait dû s’égarer dans un accès de délire. On retira le corps avec des crampons et des cordes. Carvès assistait à l’opération. Le souvenir d’un matin semblable où j’avais vu Barju, le crâne fendu et le nez dans son vomissement étendu de son long sur le quai de Puerto-Leon, me traversa l’esprit au moment de la trouvaille.
Auprès du cadavre, on ramassa englué d’argile et de sang, un lingot d’or brut.
Carvès le soupesa :
— Il pèse trois livres, — dit-il.