Terre de Chanaan : $b roman
II
JÉROME CARVÈS, PROSPECTEUR
Pour retrouver l’équilibre de ma chancelante personnalité, je cherchai à renouer la chaîne de ces états successifs dont la somme formait une poignée d’images et une pincée de cendres : mon passé.
Autour de moi s’élevaient maintenant les vivantes rumeurs d’un navire au réveil. Tandis que résonnaient les coups de sifflet, les ordres, les appels, tandis que l’eau, versée à pleins seaux par des matelots basanés, aux jambes nues, ruisselait en cataractes le long des planches, ma pensée s’égarait par des dédales pleins de mélancolie, vers les jours de mon enfance.
Merveilles de la mémoire ! La solitude azurée de la mer tropicale devient une prairie verdoyante, plantée de noyers au feuillage rond, au bout de laquelle coule la Dordogne transparente et large comme un fleuve. Le matin, une nappe de brume s’étale sur la prairie et sur la rivière, et la cime des peupliers, écharpée de brouillard, pointe seule vers le ciel, pépiante d’oiseaux. Sur l’autre rive se dressent des falaises roses, creusées de grottes où s’égare parfois notre barque. Un cirque de causses blancs ferme cette vallée où s’élève la Pimousserie, ma maison, vieille gentilhommière plus ferme que château, avec son colombier pointu et son toit recouvert de tuiles devenues brunes, parsemées de plaques de mousse, et la fumée de ses cheminées que l’on aperçoit l’hiver entre les branches dénudées des châtaigneraies : c’est là que je suis né. Je n’ai pas connu ma mère.
Mon père s’était retiré après des déboires politiques dans cette propriété qu’il tenait de sa mère. C’était un homme chimérique, qui avait rêvé d’introduire de la charité et du bon sens dans le pot-pourri des combinaisons parlementaires. Il fut député la durée d’une législature et sortit de la politique, peu de temps après y être entré, en secouant la boue de ses chaussures. L’expérience des hommes lui avait laissé de l’amertume. Il devint pessimiste comme les rêveurs insuffisamment obstinés à garder leurs illusions, mais qui demeurent toujours endoloris du choc de leurs songes et de la réalité. Dans la compagnie de mon père, dont la clairvoyance découragée répugnait à de nouveaux contacts et à de nouvelles excursions dans la vie, je pris le goût de la solitude, des livres et de la nature, ainsi qu’une certaine paresse à sortir du cercle étroit de mes préférences. Je n’allais pas à l’école. Mon père, bon latiniste, m’apprit le rudiment. Je revois encore sa haute figure arpentant, un livre à la main, le cabinet de travail tapissé de chêne noir, dans le rougeoiement d’un feu de bûches qui teignait d’écarlate les plis de sa robe de chambre.
Je n’eus à cette époque qu’un ami, un peu plus âgé que moi : Jérôme Carvès. Jérôme était le fils d’un petit cultivateur dont la maisonnette s’accrochait sur les pentes calcaires du Causse, glacées en hiver, brûlantes en été. La mère Carvès venait parfois à la Pimousserie faire des ravaudages. Jérôme l’accompagnait. Mon père qui l’interrogeait de temps en temps, s’aperçut vite de l’intelligence du petit. Jérôme et moi étions du même âge. Il proposa à la mère de donner quelques leçons à son fils et Jérôme prit place avec moi devant la table de bois luisant où s’étalaient nos cahiers, nos livres et nos cartes de géographie. Ces cartes jouaient un grand rôle dans notre vie d’enfants. Carvès manifestait déjà une humeur très vagabonde et n’avait pas de joie plus grande que de feuilleter un atlas. Il m’apprit à faire de beaux voyages sur ces espaces lisses, aux sinueux contours, aux couleurs si délicatement roses, bleuâtres, violettes ou jaunes, et qui figurent les continents, les mers, les îles, de telle sorte qu’on peut parcourir du bout de son index la complexe immensité du globe. Je revois encore le maigre visage bronzé de mon camarade penché sur un planisphère et me guidant à travers les océans, comme un capitaine à la barre d’un navire imaginaire.
L’enfance de Jérôme avait été plus dure que la mienne. Les Carvès étaient des paysans avares et sobres, vivant d’une croûte de pain frottée d’ail, de fromage de chèvre et ne mangeant de la viande que deux fois l’an, à Noël et à Pâques, solennités à l’occasion desquelles on tuait un agneau. Jérôme avait un corps rompu au froid, au chaud et au jeûne. Vers l’âge de quatorze ans, il subit une crise de croissance et poussa démesurément, au point de devenir aussi long qu’une perche et plus sec qu’un clou. Son teint était brun ; ses yeux, enfoncés, très noirs et très vifs ; son front bombé ; ses cheveux, en broussaille. L’ensemble de la physionomie était à la fois ironique, sauvage et un peu fou. Et tout en l’aimant comme un frère, je redoutais en lui je ne sais quoi d’étrange et d’indompté.
Mon père — c’est lui qui m’a laissé cette belle édition des Essais de 1721 — avait pour principe d’élever les enfants sans contrainte. Aussi nous accordait-il de longues journées de congé, surtout pendant la belle saison, et nous étions libres du matin au soir de vagabonder à notre aise. Un quignon de pain dans nos poches, nous partions dans l’aube acide, longeant les champs de maïs, et les plants de tabac aux feuilles larges et vernissées, encore emperlées de rosée, et sur qui traînaient de fins brouillards gris. La brume s’effilochait aux premiers rayons de soleil et les roses falaises de Gluges se découpaient, dans la déchirure des vapeurs. Des pies, toutes gonflées et hérissées de rosée, s’envolaient avec un bruit effarouché d’ailes. Carvès les pourchassait à coups de pierres et il était fort adroit à ce jeu. Plus d’un de ces pauvres oiseaux criards, l’aile brisée, se sauvait en boitillant le long des sillons rouges. Souvent nous décrochions une vieille barque à fond plat, et Carvès debout à l’avant, pêchait à la ligne volante. D’autres fois, par les plus brûlantes journées de notre août périgourdin, il m’entraînait par les Causses pierreux, déserts et éblouissants. Le soleil tapait dur sur les vastes plateaux calcaires, abandonnés même par les troupeaux. Le sol brûlait nos pieds. Des touffes d’herbe rare se recroquevillaient entre les cailloux, comme au voisinage d’un brasier. Mais Carvès semblait gagné par une sorte d’ivresse sèche. Il se livrait à des danses bizarres, soulevant un remous de poussière blanchâtre, ou bien me prenant violemment par la main, m’entraînait dans des courses folles, à la suite desquelles nous demeurions accroupis dans la lumière silencieuse et blanche, haletants, la gorge râpeuse.
Cette croûte brûlée des Causses recouvre des rivières souterraines et des cryptes profondes à des centaines de pieds sous le sol. En certains endroits, la surface du plateau est craquelée ; ces failles perfides ont causé bien des fois la perte d’inattentives brebis dont leurs bergers ne trouvaient plus la trace et dont les corps roulaient sans doute dans les eaux ténébreuses du « gour ». Carvès avait inventé un jeu dangereux qui s’intitulait : la chasse au trésor. Il consistait à nous armer de cordes, et à glisser, les pieds agriffés à la paroi du roc, par une de ces ouvertures. Je crois que nous avons été ainsi les premiers à explorer certaines grottes aujourd’hui célèbres et éclairées à la lumière électrique. La première fois que Carvès me proposa cette sorte d’expédition, je poussai les hauts cris.
— C’est bon pour se tuer ! — gémissais-je.
— Bien, — dit Carvès, — j’irai seul.
Je l’accompagnai jusqu’à l’orifice. Nous grimpâmes par des sentiers de chèvres jusqu’à la crête calcaire. C’était une journée d’août, bleue et torride. Je marchais derrière Jérôme, comme un condamné suit le bourreau.
Dans la craie aveuglante, entourée de quelques buissons épineux et couverts de petites baies noires, s’ouvrait une bouche large environ de quatre mètres. Nous l’avions déjà repérée à plusieurs reprises. Carvès se mit à genoux sur le bord.
— On ne voit pas grand’chose, — dit-il.
Je n’osai plonger mon regard dans ce gouffre qui descendait jusqu’à l’enfer.
Carvès écoutait.
— Ça gronde, — dit-il, flegmatique. — Il doit y avoir de l’eau.
Il prit une pierre et la laissa tomber. On entendit le caillou rebondir et rouler pendant deux minutes au moins. Jérôme ne semblait pas ému le moins du monde, mais ses yeux brillaient.
Nous avions une longue corde volée dans la remise ; il la noua autour de sa ceinture, m’en mit une extrémité à la main et me recommanda de l’enrouler autour d’une racine, et de la laisser filer au fur et à mesure qu’il descendrait dans le trou, en s’aidant des pieds et des mains à la paroi. Une sueur glacée mouillait mon front, malgré la canicule. Carvès, très calme, retroussa sa blouse d’écolier. Il avait les pieds nus, mais calleux à souhait.
— Si tu sens la corde se tendre, — me dit-il, — tu tireras de toutes tes forces. Si tu ne peux me remonter, tu l’attacheras solidement et tu iras chercher du secours. N’aie pas peur, dit-il, je ne risque rien.
Il aurait pu flétrir ma couardise. Il ne le fit pas et ma honte en fut accrue.
A plat ventre, s’agriffant aux broussailles, sans crainte des épines, Carvès se laissa descendre doucement le long de la déclivité ; tout en surveillant la corde, je me penchai à mon tour. Une bouffée humide et froide me glissa sur le visage. J’eus un frisson d’horreur. Déjà Jérôme n’était plus visible. La corde se déroulait, entraînant un peu de gravier.
Une heure, je demeurai ainsi, penché sur le gouffre, insensible aux rayons qui frappaient ma nuque, le cœur étreint d’angoisse. La corde, parvenue à l’extrémité de son déroulement, était tendue par un poids lourd. Mes tempes battaient, un cri allait-il jaillir de ce puits d’ombre ?
Tout autour de moi, le Causse désert vibrait de chaleur.
Quelques secousses saccadées roidirent la corde. J’attendis. Une autre secousse. Alors, de toutes mes forces, je tirai, je tirai, les veines des tempes gonflées à éclater.
Et, souillé de terre, saignant d’égratignures, triomphant, Jérôme Carvès surgit de l’abîme.
— Epatant ! — me dit-il, dès qu’il put respirer.
Il penchait sur moi son visage labouré de traces saignantes.
— C’est pas difficile, — me dit Jérôme. — Tu verras. Ça ne descend pas trop. Faut s’habituer à l’obscurité. On suit une espèce de couloir, puis on arrive à une salle pleine d’eau, avec des colonnes et des choses qui ont l’air d’énormes bêtes accroupies, et d’autres qui ressemblent à des géants morts. On voit mal, tu sais. Le pire, c’est les bêtes qui volent et qu’on ne voit pas. On entend des ailes très haut, sous les voûtes. Il y avait aussi des bêtes dans l’eau, de gros crapauds, je pense. J’ai vu luire quelque chose de blanc à terre. C’était une carcasse, des os de mouton. La corde m’a bien servi pour remonter. Je n’aurais pas pu sans ça. Je ne regrette pas la course. Mais faudra revenir !
Et, confidentiel, la voix basse et le regard grave :
— S’il y avait un trésor caché là dedans ? Dis, on serait riche tous deux !
Cette nuit-là, mon sommeil fut hanté de visions, de grottes peuplées de monstres et de gnomes : une pieuvre enlaçait Carvès ; il avait la figure bleue du noyé que j’avais vu, un soir, en me baignant dans la Dordogne, dérivant au fil de l’eau, ballonné comme une outre.
Et Carvès parvint à ses fins. Il me conduisit dans le « gour ». L’accès n’en était pas très difficile, mais d’énormes chauves-souris, au vol obscur et mou, me faisaient rendre l’âme. Carvès et moi étions écrasés de cette magnificence ténébreuse. Mais Jérôme revenait toujours à son idée : le trésor. Il s’aventurait dans des anfractuosités pleines de grouillements obscurs, plongeait ses bras dans des cavités humides. Tout le temps que dura cette folie, il fut inquiet, irritable, violent même.
Je devais plus tard me rappeler l’histoire du « gour » au trésor !
Carvès me terrorisait par son audace à plonger dans les endroits de la rivière réputés dangereux pour leurs tourbillons, à dénicher les nids sur les plus hautes et les plus minces branches des peupliers, et surtout par son courage à affronter la puissante mère des terreurs : la nuit. Mon père, connaissant le frugal ordinaire de la famille Carvès, gardait souvent Jérôme à dîner avec nous. Par les plus sombres nuits d’hiver, comme par les clairs de lune hallucinants qui déforment les objets et cristallisent la nature, mon camarade partait bravement pour affronter le tunnel du Crouzouli, un sentier rocailleux, entre deux haies, qui conduisait à sa maison. Le cœur battant de pitié et d’admiration, je demeurais longtemps sur le seuil, écoutant les sabots dont le claquement résonnait au loin sur la terre gelée. Pour rien au monde, je ne me serais aventuré dans notre jardin.
Ce qui m’étonnait le plus chez Jérôme, c’était sa furieuse activité, ce continuel besoin de mouvement qui agitait son corps maigre, d’ailleurs coupé de prostrations animales, que l’on était impuissant à secouer. En dépit de ce que j’appelais sa « sauvagerie », Carvès étudiait plus que les enfants de notre âge, et mon père avait prédit à la mère Carvès — une femme du Lot, sèche et dure comme son garçon — un brillant avenir pour Jérôme. A dire la vérité, mon camarade me dominait au point de faire passer sa volonté en moi, sans paraître se soucier le moins du monde de m’imposer ses décisions. Il me semblait parfois que Carvès, ébouriffé et noiraud, était l’incarnation d’un démon qui se substituait à mon véritable personnage, d’un naturel doux et plutôt indolent, et pouvait lui faire accomplir des actes qui m’étonnaient ensuite par leur étrangeté et dans lesquels je ne me reconnaissais plus.
Jours de nos enfances dont les tourments eux-mêmes nous paraissent félicité et dont le tenace parfum embaume notre tardive saison !
A quatorze ans, je perdis mon père. Une vieille servante lui ferma les yeux, dans le lit familial. Il avait succombé, sans souffrance, à une affection cardiaque qui le minait depuis longtemps. Je revois son visage calme et ses mains jaunies par la clarté des cierges.
J’étais seul au monde. Je sanglotais au chevet du défunt, Carvès était agenouillé auprès de moi, il me dit :
— C’est mon vrai père qui s’en va. C’est à lui que je dois d’être un homme.
J’éprouvai une gratitude infinie de ses paroles.
— Tu seras mon frère, — lui dis-je.
Mon père s’était occupé de lui faire obtenir une bourse au lycée de Périgueux, et Carvès regagna son poste. Pour moi, j’avais un tuteur, un oncle que mon père ne pouvait souffrir, Nestor Loubeyrac, vieux garçon avare et hypocrite, confit en dévotion et en morale et qui, cependant, passait pour coucher avec ses servantes. Il vivait à Bordeaux dans une villa assez proprette où je ne mis les pieds que deux fois dans ma vie. L’oncle Nestor vint pour l’enterrement de mon père qui se déroula tristement par la route bordée de noyers effeuillés — on était en novembre — et que suivaient quelques âmes pieuses du voisinage et bon nombre de paysans, car mon père était aimé.
L’oncle Nestor, qui n’en tenait pas pour l’Université, me fit faire mes études dans un établissement religieux de la région. Je passais mes vacances à la Pimousserie, en compagnie de ma vieille servante Fasie — autrement dit Euphrasie. Là, je retrouvais Carvès. Jérôme était devenu un grand gaillard, toujours efflanqué, mais gardant ses beaux yeux vifs et ses traits énergiques. Il réussissait fort bien dans ses classes, et prépara l’Ecole centrale avec succès. Il avait des dispositions spéciales pour la minéralogie. Nous refîmes, jeunes hommes, l’expédition du « gour ». Il y tenait. Il m’expliqua avec un pédantisme juvénile la formation de ces cryptes souterraines. Puis, sa fantaisie reprenant le dessus, il me dit mi-sérieux, mi-ironique :
— Et le trésor, vieux. Qu’en penses-tu ? Le trouverons-nous un jour ?
Et comme je haussais les épaules :
— Qui sait ? — ajouta-t-il. — Moi, j’ai la foi. Si jamais je le trouve, nous partageons. Je te dois bien ça.
— Tu ne me dois rien… que ton amitié, — protestai-je en lui serrant la main.
Mon oncle m’envoya à Paris pour faire mes études de droit. La pension qu’il me servait était chiche et peu en rapport avec la fortune que m’avait laissée mon père. Je m’en plaignis à plusieurs reprises, mais ce vieil égoïste avait toutes sortes de bonnes raisons et d’excellents principes à alléguer pour me mettre à la portion congrue. Ma vie d’étudiant fut assez misérable. J’avais perdu de vue Carvès. Ses deux années d’école terminées, il était parti en voyages d’études dans des pays lointains. Je reçus deux lettres, l’une de Djibouti, l’autre, un an plus tard, de Macassar. L’infatigable Jérôme avait commencé les grandes étapes.
Ma majorité atteinte, je sollicitai mes comptes de tutelle. Le règlement en fut pénible, si pénible que je dus recourir aux tribunaux. L’oncle Nestor n’était ni plus ni moins qu’un malhonnête homme. Mais c’était un homme retors et qui connaissait les ficelles de la procédure. L’affaire traîna en longueur, d’expertise en appel, sans cesse ajournée. Je m’exaspérai. Je commis des imprudences. Je menaçai Nestor, à qui je fis une scène violente, à Bordeaux. Je le traitai de « vieille canaille », et il me mit à la porte. Tout cela n’arrangea pas les choses. Le testament de mon père ne contenait pas un inventaire complet des valeurs. Il me fut impossible de fournir des preuves de la malhonnêteté de mon oncle. Bref, je n’obtins qu’une faible partie de ce que je croyais être ma fortune. Avec les frais du procès, j’étais à peu près ruiné. Il m’en est resté un profond dégoût des gens de justice et de ces lois qui sont si souvent la providence des fripons et le désespoir des honnêtes gens.
La clémence des juges me laissait la possession incontestée de notre vieille maison. Je songeai sérieusement à aller vivre là-bas, dans cette campagne où bourdonnaient tous mes souvenirs, à cultiver mon jardin, à fuir la société des hommes. J’étais blessé à vif par les premières expériences et ma sensibilité l’emportait de beaucoup sur ma volonté. D’ailleurs, j’avais hérité de mon père un scepticisme qui posait l’« à-quoi-bon ! » devant toute velléité d’action. Aucune profession ne m’attirant, mon éducation ne m’avait préparé qu’à cette carrière du barreau qui est la foire aux vanités et au charlatanisme. J’étais un incapable et un timide, un de ceux qui laissent poliment les gens pressés monter avant eux dans l’omnibus. La solitude de mes prés et de mes bois serait mon refuge, avec la bibliothèque bien garnie que m’avait léguée mon père.
Je fis mes préparatifs de départ. Je donnai congé de l’appartement que j’occupais depuis ma majorité dans la rue du Cardinal-Lemoine. Mes meubles furent expédiés à la Pimousserie. Ayant encore quelques affaires à régler, je m’installai avec mes malles dans un petit hôtel de la rue Cujas.
Le jour fixé pour mon départ arriva. Je devais prendre un train de nuit. Vers cinq heures du soir, je sortis de ma sombre ruelle. On était en mai. Le Luxembourg avait déjà sa parure d’été et le jet d’eau s’irisait, éparpillant ses diamants sur la sombre perspective des feuillages de l’Observatoire. La douceur de l’heure et de la saison fortifiait encore ma résolution. Je songeai à l’odeur des foins que l’on était en train de faner, sur les bords de la Dordogne, aux crissements des premiers grillons qui, tout à l’heure, empliront la nuit printanière.
Et Carvès ? où était Carvès ? Sans doute en quelque pays lointain. Cherchait-il encore le trésor enseveli ? Folie que tout cela ! La sagesse était là-bas, dans l’asile où les noyers laissaient pleuvoir leur ombre fraîche. Je partirai.
Mes réflexions me conduisirent jusqu’aux quais. Le ciel et le fleuve étaient empourprés de crépuscule. Des chalands glissaient sur l’eau moirée. Une sirène brutale, rauque évocatrice de voyages, secoua ma torpeur. Je décidai de passer l’eau et traversai les Tuileries, que baignait déjà, exhalée des parterres et des massifs, une brume d’un bleu léger, où de-ci, de-là, palpitaient une flamme et le rayon d’une vitre incendiée.
Sur les boulevards, les allées et venues d’une foule émaillée de taches claires se croisaient comme les courants d’une eau tumultueuse. Les terrasses des cafés étaient encombrées de consommateurs. A grand’peine je parvins à trouver une petite table devant le Café Napolitain. Avant de regagner ma solitude champêtre, je voulus m’offrir une fine volupté de bouche. Et c’est ici qu’intervient une glace au chocolat dont le souvenir est lié à une autre intervention, celle de Seigneur Hasard en personne…
Elle était fort savoureuse, cette glace à la terrasse du Café Napolitain, par un soir de mai poussiéreux, mais déjà tiède, où se mêlaient les senteurs de l’absinthe et des muscs variés dont s’imprégnaient les toilettes printanières de jolies filles trop peintes, symphonie que mes narines de vingt-deux ans trouvaient voluptueuse (celles du quasi-quinquagénaire que je suis préfèrent des combinaisons plus naturelles). Les arbres du boulevard avaient encore des feuilles — et même vertes. Il flottait dans l’air cette curieuse vaporisation de fièvre, de spleen et de mélancolie qui est l’essence particulière du printemps de Paris. Il y a plusieurs façons de manger une glace et je ne me souviens plus de celle que j’avais choisie. Ce devait être celle d’une marquise italienne qui, à en croire Stendhal, soupirait en suçant un sorbet : « Quel dommage que ce ne soit pas un péché ! » Mais je n’oserais l’affirmer.
C’est généralement lorsque vos plans sont tirés, vos résolutions prises, votre existence réglée comme papier à musique, à la veille d’occuper une situation importante ou une sinécure, d’entreprendre un voyage ou un déménagement, au moment de vous marier ou de vous pendre, que le Seigneur Hasard, souriant ou morose, vient vous faire sa révérence. Et il faut bien le recevoir, ce fâcheux !
La cuiller, chargée de la crème onctueuse et glacée, que j’élevais lentement vers ma bouche — je suis d’une race gourmande — retomba d’elle-même sur la soucoupe. Un grand gaillard, vêtu de carreaux à l’anglaise, coiffé d’un feutre mou, assez cavalier, riait en me regardant, les deux mains derrière son dos.
— Carvès !
— Lui-même.
Je tombai dans ses bras, renversant la glace et bousculant un vieux monsieur décoré, très ancien « boulevard », qui marmonna de ses lèvres molles des paroles de désapprobation.
— D’où viens-tu ? — demandai-je après l’accolade.
— Je débarque à l’instant. Un grand tour par Sumatra, Java, l’archipel malais. Je rapporte de curieux échantillons de minerais, tu verras.
Carvès avait encore bruni. Ses cheveux capricieux retombaient toujours en mèches sur ses yeux d’un éclat plus ardent que jamais. Rasé, le visage osseux, les pommettes légèrement saillantes, le nez busqué, le front bombé et large, la bouche mince. Debout, penché vers moi, son corps maigre flottait dans des vêtements trop amples mais confortables. L’image d’un oiseau de proie passa devant mes yeux.
— Nous resterons ce soir ensemble !
— Bien entendu, mon vieux !
Nous hélâmes un taxi et filâmes vers un petit restaurant du quai où nous pourrions dîner et surtout parler, les coudes sur la table, les yeux dans les yeux.
— Et puis, — dis-je, — je serai près de la gare, pour mon train.
— Tu pars ? — fit-il surpris.
— Oui, je quitte Paris. Paris ne veut plus de moi. Je suis « à la plage », mon vieux, comme vous dites, vous autres coloniaux !
— Conte-moi ça.
La nuit était venue. La salle du restaurant était à peu près déserte. Un coin du rideau laissait apercevoir les réverbères du quai. Nous avions dîné hâtivement, impatients de pouvoir, sans souci des nourritures, vider l’un devant l’autre la besace des expériences, des désillusions et des projets, comme deux qui ont fait du chemin, mais sur des routes différentes. Nos pipes allumées, je parlai le premier. Je dis à Carvès l’amertume de ma vie d’étudiant, la perte de mon procès, ma pauvreté, mon dégoût du monde, ma résolution de vivre à la campagne, demi-bourgeois, demi-manant.
— Le renoncement, alors ? — dit-il.
— Le renoncement total.
— Pauvre ami ! Es-tu bien sûr de ne pas regretter ?
Je haussai les épaules. Jérôme me raconta ses voyages. Il avait parcouru de nombreux pays dont les noms évoquaient pour moi les rêves géographiques de notre enfance : Java, Sumatra, Bornéo. Il me semblait que, penché sur une invisible carte, l’ami me guidait comme autrefois, à travers le monde. De ces noms s’exhalait une griserie, légère et troublante, comme une vapeur de santal, une odeur à la fois exotique et marine, essence où le voyage, le danger, l’aventure se mêlaient en un philtre à l’arome perfide et voluptueux. Carvès avait le don du récit. La mer, le fleuve et la forêt déroulaient leur infini à travers ses paroles. L’Ensorceleur parlait d’une voix un peu sourde, coupant ses phrases par de petites bouffées d’une courte pipe, les paupières baissées comme pour dissimuler des arrière-plans que le discours ne devait pas trahir. Pour moi, je l’écoutais sans l’interrompre, et les paquebots illuminés, les ports pleins de rumeurs, les rades cerclées de palmiers, les « praos » et les jonques défilaient comme les rêves d’un fumeur dans les spirales de l’opium.
Puis Carvès assourdissait encore sa voix. Son visage se rapprochait du mien.
— Tu te trompes ! la vie n’est pas faite d’un loisir indolent et médiocre. La solitude prématurée t’aigrira ou t’abêtira. Qu’est-ce que les livres devant la splendeur de l’univers ! Ce monde, tu l’ignores, ce n’est ni à la Faculté, ni dans les brasseries du Quartier latin, que tu as pu le découvrir. La mesquinerie des hommes, leur dureté t’effraient et tu te recroquevilles comme l’escargot dès le premier choc. Le dégoût est une étape qu’il faut franchir ; il est stérile. Le mépris n’est pas une solution, ni la retraite. Tu n’es pas mûr pour la solitude, car la solitude, on la porte en soi, on ne la crée pas autour de soi. Et je te sens encore si vibrant de sensibilité et de susceptibilités féminines ! Tu avais besoin de flatteries, de caresses, d’affection. La société ne paie pas avec cette monnaie les pauvres diables qui ont besoin d’elle. Il faut la forcer, la dominer. Le monde est à qui sait le conquérir, comme la fille est à l’homme qui sait la prendre. Il ne s’agit pas de fuir les hommes ; il s’agit d’être plus fort qu’eux. La seule belle solitude est celle du puissant ; celle du faible n’est que lâcheté. Aujourd’hui la retraite ne t’apportera que de la honte et de l’ennui. Il faut avoir accompli de grandes choses pour avoir le droit — vis-à-vis de soi-même — de se retirer sur la montagne.
Il suivit des yeux un rond de fumée grise qui se balançait sous la lampe, et reprit :
— Jean, il faut être riche. Il n’y a plus qu’une puissance, l’Argent, ou plutôt toutes les puissances sont contenues en elle, toutes les grandeurs, toutes les réalisations. Il nous faut ce levier, à toi et à moi ; avec lui, nous soulèverons le monde. Où le prendre ? Pas ici, pas en Europe ! Je ne suis pas plus que toi pour le mercantilisme de notre époque, pour les sales trafics, les combinaisons. L’or que je veux, j’irai le prendre, là où il est, vierge.
Je le regardai, inquiet, doutant.
— Tu te demandes si je suis fou ? Non, mon cher. Depuis plusieurs années, je suis en quête du trésor et cette fois-ci, je suis sur la piste. Je pars dans trois semaines. Je vais prospecter un territoire situé sur les limites du Venezuela et de l’Etat de Puerto-Leon[1], une région où l’imagination des conquistadores avait placé Manoa del Dorado, la cité des trésors. Il y a toujours une vérité dans les légendes. Mais ce n’est pas sur cette seule donnée que je m’appuie, crois-le bien. J’ai pour moi l’autorité de grands voyageurs tels que le docteur Grünenhaus de l’Université de Bonn, dont le rapport signale la présence de mines abandonnées depuis la conquête espagnole — et peut-être de temples, sur le haut plateau de Cundinamarca. J’ai des fonds. L’A.A. M. T.nbsp ;M.A. M. T.nbsp ;T., l’Agence Minière Tropicale, fait les frais de la prospection. Elle m’autorise à prendre un aide.
[1] L’Etat de Puerto-Leon n’est pas indiqué sur les cartes actuelles de l’Amérique du Sud. A la suite des troubles qui l’ensanglantèrent, et qui sont rapportés dans cette histoire, Puerto-Leon fut rattaché par une convention fédérale aux Etats-Unis du Venezuela.
Et caressant, félin :
— Je t’emmène.
— Mais…
— Pas de mais. C’est le salut ! Tu ne connais rien à la prospection. Ça ne fait rien. Ça s’apprend vite. Je t’aiderai. Tu n’as pas d’argent ? Je t’en donne. Dans huit jours ta place sera réservée à bord du Porto-Rico qui nous mettra à Trinidad. Occupe-toi d’acheter le nécessaire ; je te ferai une liste. Commence dès demain. Tu avais ton billet, pour partir ce soir ?
— Oui.
— Donne-le-moi… Tiens !
Et il le mit en pièces.
— Pour plus de sûreté, je ne te lâche pas. Je t’installe à mon hôtel. Je pourrai mieux surveiller tes préparatifs. Puis je te quitterai trois jours, le temps d’aller embrasser ma mère.
Un tourbillon emportait mes pensées, je n’avais ni la force de résister, ni même la force de répondre. Je sentais peser sur moi cette volonté dominatrice de Carvès que j’avais déjà éprouvée, jadis, et qui maintenant semblait décuplée, irrésistible. Il me prit le bras. Nous sortîmes, longeant la Seine qui roulait des astres.
— Bientôt — me dit-il, — nous verrons la Croix du Sud.
Le Porto-Rico quitta Bordeaux le 25 mai. Carvès et moi saluâmes la terre de nos enfances.
Et voilà pourquoi, ce matin de juin, il y a vingt-cinq ans, à bord de la Mariquita, je considérais la longue silhouette de Jérôme Carvès encore endormi sous la dure lumière du ciel tropical, et je récitais au fond de moi-même un acte de foi très humble en ce maître tout-puissant de nos destinées, le Hasard.