Une Française en Argentine
Tout est prêt, je me marie demain ! Marthe, la chère Marthe, émue et agitée, vient de me montrer la robe que je dois porter pour la cérémonie, elle la trouve jolie. Tant mieux !… mais j’avoue que je serais incapable de la décrire ! Nos bagages sont déjà partis au « Tigre » où nous passerons huit jours seuls, puis Mamita, Georges et Marthe viendront nous retrouver…
Georges termine ses affaires avec la Compagnie minière qui l’a engagé, et repartira en Europe quand son nouveau contrat sera signé, pour revenir dans deux ans.
Mon Dieu ! est-ce bien moi qui suis là, entourée, choyée, aimée ? Et Pío qui craignait que son pays ne me plaise pas ! Mais comment peut-on ne pas aimer la terre où on est heureux ? Je me sens la fille adoptive et chère de cette patrie que mon instinct a choisie, je la sens forte, grande dans l’avenir, et je me donne à elle avec confiance, avec abandon… L’amour seul de mon Pío ne m’aurait pas conquise si l’Argentine n’avait commencé la conquête !
Nous sommes unis pour la vie… Ce matin, j’ai dit adieu à la petite maison où restent encore mes cousins, je l’ai parcourue tout entière, le cœur un peu serré… Elle a abrité pendant des mois mon amour commençant et ma joie renaissante… J’ai pris un petit bouquet de jasmin dans le patio et je l’ai fixé à ma ceinture, son parfum persistant se mêlait à l’odeur de l’encens pendant que je m’inclinais sous la bénédiction de Mgr Morera, cousin de Mamita, qui a marié Carmen et qui a voulu nous bénir. Pío tremblait d’émotion, et de grosses larmes coulaient sur mes joues, larmes heureuses cette fois ! Il est dix heures et demie du soir, l’orchestre bourdonne encore à mes oreilles, car Mamita reçoit en bas, rayonnante. Pío fait charger les sacs sur la voiture, et je me suis réfugiée dans mon boudoir ; mon bonheur est encore timide…
Des baisers, des souhaits, et nous voici sur la route qui va au Tigre…
— Nous ne pourrions pas aller plus loin, m’a dit Pío, la route praticable aux automobiles s’arrête là…
La voiture roule mollement entre des rangées d’eucalyptus et de « paraisos » dont les fleurs violettes ont un parfum de lilas et d’amande, les phares font de grands cercles lumineux et tremblants dans lesquels tourbillonnent des insectes affolés.
Nous nous taisons, Pío a appuyé ma tête contre son cœur que je sens battre à grands coups profonds…
Pourvu que ce soit bien loin, le Tigre !…
Hélas ! non, l’approche de l’eau rafraîchit la nuit, nous arrivons… Une barque nous attend et nous mène dans une petite île ; des lumières brillent aux fenêtres de la villa toute vêtue de verdure, j’entends le clapotis de l’eau, et le bruit des rames qui s’affaiblit au loin… Le fleuve réfléchit les étoiles… La voix de mon mari murmure tendrement mon nom… Je suis heureuse.
Le Tigre ! Venise verte, Venise éplorée dans la chevelure bleuâtre des saules, petites îles pleines de fleurs et de fruits où des maisons invisibles laissent échapper des rires plus frais que l’eau et l’herbe, jardins gardés par de hauts peupliers, mystérieux comme des murailles, élancés comme des prières !…
Oh ! paysage unique et apaisé, comme vous bercez doucement notre bonheur !
Le grand fleuve Paraná, le Río Paraná, divisé en innombrables cours d’eau, enserre plusieurs centaines d’îlots fleuris que nous parcourons, Pío et moi, à l’heure où le soleil descend vers l’horizon…
Je commence à reconnaître les canaux et nous sommes allés l’autre jour jusqu’au fleuve immense. Notre bateau dansait comme sur la mer, et frôlait en passant de petites îles flottantes où croît une fleur bleue, et qui vont jusqu’à l’Océan, emportant parmi des herbes géantes, des animaux effarés.
Quelquefois, pour passer entre les rives de deux îles, il nous faut écarter de la main les branches pendantes des saules-pleureurs.
Des poissons brillent une seconde dans l’air, puis replongent en faisant jaillir l’eau en perles scintillantes… Le soir, des barques, des canots, de petits yachts sillonnent les principaux « ríos » où leurs feux se reflètent, on cause d’un bateau à l’autre, des femmes en toilette de soirée, des hommes en frac, escaladent les escaliers des embarcadères pour aller à une réunion mondaine, et des musiques s’alanguissent dans les feuillages humides…
Mais nous fuyons le bruit, notre embarcation s’enfonce parmi le dédale des îlots, et nous emporte vers les petits canaux cachés sous les branches entrecroisées où nous sommes seuls, seuls avec notre amour.
La maison s’est animée, les domestiques vont et viennent, j’ai mis des fleurs dans toutes les chambres… Mamita et mes cousins sont arrivés. Sous le prétexte de faire voir les Régates à Georges, Mamita a abrégé tant qu’elle a pu notre solitude ! La vérité est qu’elle mourait d’envie de nous rejoindre ; nous lui en voulions un peu de cette hâte, Pío et moi, mais quand nous avons vu la joie qui éclairait sa figure lorsqu’elle nous a aperçus, lorsque nous avons senti ses bras maternels nous serrer contre son cœur, notre légère mauvaise humeur a fondu en tendresse et nous nous sommes écriés ensemble :
— Comme vous avez bien fait de venir si vite, Mamita !
En attendant ces fameuses Régates, Georges et Marthe explorent à leur tour les ríos et les îles ; nous ne nous retrouvons guère qu’à table, quand quelque excursion un peu lointaine ne nous réunit pas. Mamita voit ses vieilles amies et ses jeunes parentes, fait des vêtements pour les pauvres, et avec une entente merveilleuse mène la maison et les domestiques. Presque toutes les familles avec lesquelles nous sommes en relations à Buenos-Aires sont au « Tigre », il y fait presque frais tandis que la ville gémit sous une chaleur torride, et c’est un va-et-vient continuel de barques et de canots sur les ríos, tout le jour, et tard dans la nuit.
Notre jardin est plein de roses, les pêches gonflent au soleil leurs petites joues veloutées, et les fleurs du jasmin plient sous le poids vibrant des abeilles…
Georges et Mamita sont les meilleurs amis du monde, il la fait rire aux larmes en lui racontant, avec un accent français prodigieux, des histoires extraordinaires et lui dépeint Paris, dont le seul nom la terrifiait, sous des couleurs si attrayantes qu’elle finit par nous dire un jour :
— Que diriez-vous, mes enfants, si j’allais faire un petit tour en Europe avec vous ?
Pío n’en croyait pas ses oreilles.
— Oh ! pas tout de suite, a ajouté Mamita, mais, dans deux ans, par exemple ; nous pourrions aller chercher Marthe et Georges…
Je félicitai Mamita de la bonne idée qu’elle avait de nous suivre en Europe, et je lui exprimai ma joie de la voir disposée à aimer mon pays. Elle me caressa doucement les cheveux :
— Vous me le faites tous aimer, ma fille chérie, Marthe est une petite femme modèle, et ce grand garçon, elle désigna Georges, arrive à me faire croire tout ce qu’il veut ! Et c’est un réprouvé, cependant ! N’a-t-il pas essayé de me faire l’apologie du divorce ?
Georges protesta, l’apologie en question n’était que des explications données à Mamita sur une coutume qui la choquait si fort…
Toutes les femmes argentines, et surtout celles de la génération de notre chère maman, ont en abomination le divorce ; elles ne l’admettent pas, même dans les cas extrêmes, et se bouchent les oreilles lorsqu’un audacieux essaie de leur prouver que quelquefois le divorce est une délivrance et permet à un être de refaire sa vie compromise par un mariage malheureux. Le sentiment religieux est pour beaucoup dans cette horreur de la rupture d’une union consacrée par Dieu, mais il s’y ajoute un sentiment particulier du devoir maternel, et une soumission presque orientale aux volontés de l’époux et puis, comment une femme qui a cinq ou six enfants pourrait-elle quitter le foyer conjugal, et refaire une vie qui appartient déjà à ces petits êtres ? Il y a de mauvais ménages sans doute, en Argentine, mais sûrement moins que dans les pays où la femme est trop mêlée à la vie de son mari et où, par conséquent, les heurts sont plus fréquents entre deux caractères opposés ou deux natures différentes. On a proposé plusieurs fois à la Chambre une loi établissant le divorce, elle n’a jamais pu passer, et il s’écoulera vraisemblablement de bien longues années avant qu’elle obtienne un vote favorable… si tant est qu’elle l’obtienne jamais.
Tout le « Tigre » est pavoisé sur le parcours des yachts qui vont prendre part aux régates. Pas de vent, pas un nuage, la journée est magnifique, mille embarcations se pressent sur l’eau miroitante et les courses commencent…
On encourage de cris sympathiques les concurrents dont les parents et les amis s’entassent dans des barques ou sur les rives, on acclame les vainqueurs, on console les vaincus, de belles jeunes filles trépignent de joie parce que leur frère ou leur fiancé a gagné un prix… Les oriflammes flottent dans une brise tiède, les robes claires et les ombrelles se dorent au soleil couchant…
Dans une demi-heure tout sera silencieux ; le bruit des moteurs à pétrole sera remplacé par le coassement des petites grenouilles qui se cachent dans les roseaux, et les cris d’enthousiasme par le murmure de l’eau que caressent les rameaux tombants des saules…
Mais la nature n’a qu’un court répit ; ce calme profond est de nouveau troublé par une fête de nuit : une fête vénitienne. Des bateaux illuminés conduits par les beaux jeunes gens qui ont prouvé tantôt ce que peuvent les sports pour l’embellissement d’une race, suivent le fil de l’eau, doucement, si nombreux et si pressés que leurs feux paraissent être le reflet mouvant des étoiles. Dans une île, un orchestre joue une musique italienne, qui nous parvient légère, lointaine, faite pour accompagner un rêve. On ne crie plus ce soir, la beauté de la nuit paralyse les gaietés bruyantes, et c’est de la poésie et de la douceur qui flottent dans l’air et sur les eaux…
Pío s’est mis en tête de me conduire à Mar-del-Plata. Mamita a protesté, j’ai résisté, mais mes cousins ont soutenu Pío, et mon cher tyran, obéi et triomphant, nous emmène tous trois passer une semaine dans le port de mer à la mode, le Deauville Argentin : Mamita restera au « Tigre » jusqu’à notre retour.
Sur les conseils de Pío, nous emportons beaucoup de robes, et tous nos bijoux… Il paraît que c’est la « Grande Semaine » de Mar-del-Plata, et qu’on y fait assaut d’élégance.
En douze heures de voyage, nous avons atteint le but de notre voyage. Nos chambres sont retenues, heureusement, car les hôtels et les villas n’ont plus un coin à offrir au voyageur, fût-ce à prix d’or ! L’argent a peu de valeur à Buenos-Aires, à Mar-del-Plata, il n’en a plus du tout ! Nous étions, mes cousins et moi, stupéfaits de ce qu’il fallait payer à l’hôtel pour un modeste appartement et une nourriture médiocre. Pío riait de notre étonnement, lui qui ne conçoit pas plus que ses compatriotes ce qu’est l’économie, et encore moins l’épargne ; il se moque gentiment de nous, lorsque nous essayons de lui parler de « prévoyance… »
— Prévoyance de quoi ? demande-t-il.
— Mais de l’avenir.
— De mon avenir ? Je fais de bonnes affaires, mes terres me rapportent dix ou douze pour cent, bon an mal an, et se valorisent chaque jour… Alors ?
— Les temps de disette peuvent venir !
— Les temps d’abondance peuvent durer !
— Mais si vous avez des enfants ?
— Ils travailleront…
— Des filles ?
— Elles se marieront !
— Et dire que vous êtes tous comme ça ! s’écria Georges abandonnant la discussion, c’est effrayant !
— Pourquoi effrayant ? Cette insouciance, cette libéralité que vous blâmez, nous rend audacieux ; à cause d’elle, nous nous lançons dans les affaires les plus risquées avec une confiance qui les fait réussir.
— Mais quand un homme meurt sans fortune, que devient sa veuve ? Qui élève ses enfants ?
— La veuve est toujours recueillie ou aidée par quelqu’un de sa famille ou de celle de son mari, et jusqu’aux amis du disparu, tous s’unissent pour donner aux enfants une éducation et une instruction suffisantes pour marcher à la conquête de la fortune ! Les enfants élevés ainsi ne sont pas moins bien armés pour la lutte que ceux dont les parents sont devenus ou restés riches. N’oubliez pas qu’une de nos forces est cette possibilité donnée à tous, sans distinction de classe ou de nationalité, d’arriver à la richesse par le travail : notre terre offre ses trésors à qui possède la force de les prendre, et elle est si prodigue elle-même que ses fils seraient sans excuses s’ils osaient être avares…
Pío avait raison : il faut avoir vu Mar-del-Plata pendant sa semaine élégante, mais je me promets bien tout bas de n’y pas revenir !… C’est un luxe étourdissant : on se promène sur la Rambla, on fait les cent pas sur la plage, on déjeune, on joue, on va écouter de la musique au Club, on dîne, on danse, on fait un bridge, et chacune de ces actions est précédée d’un changement de toilette… et quelle toilette ! C’est à se demander si les costumes de bain ne viennent pas de chez Paquin… car on se baigne de temps en temps, quand on a un moment de loisir… entre les courses et le thé… J’oubliais les fiançailles, les brouilles, les raccommodements et les bavardages qui semblent s’accumuler pendant cette courte saison.
Je suis péniblement ce mouvement effréné, et je vois bien que mon mari ne reste que pour ne pas abandonner nos cousins. Eux s’amusent franchement, entraînés par d’autres jeunes couples, et voient s’écouler les jours avec peine…
Nous avons pourtant pu nous isoler assez souvent, Pío et moi, pour faire quelques promenades le long de la côte. Partout, des rochers sauvages, des falaises monstrueuses, un chaos de pierres battues par des vagues furieuses, démesurées. L’Océan est sans douceur, ici, il apporte une houle que rien n’a brisée pendant des milliers de lieues, un vent qui a traversé la moitié du monde sans perdre sa violence, et les plages, magnifiques, s’arrondissent à perte de vue… C’est une beauté sévère, grandiose, impressionnante : la hauteur des falaises écrase, et la vue de l’Atlantique tumultueux éveille la terreur, et fait naître la nostalgie des mers calmes… La ville elle-même est somptueuse, mais encore inachevée, on y bâtit toujours et on rêve d’y faire un port plus facile à atteindre pour les navires de fort tonnage, que celui de Buenos-Aires, rendu d’accès difficile par le fond mouvant du Rio. Mar-del-Plata ou plutôt le « Club » de Mar-del-Plata, a un ravissant petit théâtre, assez peu fréquenté d’ailleurs, et possède l’inévitable cinématographe où les familles envoient les enfants, les jours de pluie ou les soirs de vent. Des estancias sont éparpillées à quelque distance du bord de la mer ; nous en avons visité une, propriété d’un ami de Pío, et nous avons constaté non sans étonnement que les produits de cette terre si soumise au climat marin, dépassent en qualité et en abondance tout ce que nous avons vu jusqu’à ce jour, et que le bétail y est splendide.
Des réunions mondaines, des thés, des bridges, la roulette… et le dernier jour de la Grande Semaine, qui est aussi celle du Carnaval, s’est achevé par un bal masqué à l’hôtel Windsor, lieu de réunion de la société élégante ; ce bal réunissait tant de jolies femmes, tant d’adorables jeunes filles et tant d’hommes beaux et distingués qu’aucun lieu du monde ne pourrait en grouper davantage.
Malgré cette dernière, cette éblouissante vision, c’est sans regrets que nous reprenons le train, emmenant Georges et Marthe qui poussent quelques soupirs, et c’est avec joie que nous retrouvons notre chère petite île verte du Tigre et l’active tendresse de Mamita, dont la joie de nous revoir est émouvante.
J’ai dû aller ces jours-ci à Buenos-Aires pour y faire quelques achats ; la journée que j’y ai passée a été rude. Il y a des semaines qu’il ne pleut pas, les rues sont poussiéreuses, les maisons sont fermées et comme barricadées contre le soleil ennemi, les pieds des chevaux s’enfoncent dans l’asphalte amolli des chaussées, les rares passants se glissent le long des maisons, cherchant l’ombre, et le soir, pour trouver un peu de fraîcheur ou plutôt l’illusion de la fraîcheur, des milliers de gens vont au bois de Palermo où semble se concentrer toute l’animation de la ville. On attend l’orage, on guette le ciel trop pur, la moindre vapeur se change en nuage dans l’imagination des porteños…
Chaque été les chaleurs trop fortes sont heureusement tempérées par des averses diluviennes grâce auxquelles on supporte des températures très élevées sans malaises. Les vieux Argentins prétendent même qu’autrefois, — cet autrefois si vague et si commode dont abusent les vieilles gens, — autrefois, donc, il faisait encore plus chaud, et que les hivers se distinguaient à peine des printemps et des automnes. Je m’imagine que le climat a moins changé qu’ils ne le croient, et que, simplement, les méthodes de chauffages s’étant perfectionnées, on est devenu plus frileux dès qu’on les a employées. Dans beaucoup de familles le préjugé règne encore « que le feu rend malade », et on voit des dames recevoir leurs amies, une fourrure sur les épaules et les mains dans un manchon, tandis que le thermomètre marque six degrés dans leur salon et que la cheminée bâille de tout son âtre vide !
Par bonheur, la chère Mamita est plus moderne dans ses idées, et elle a fait installer le chauffage central dans notre grande maison de Buenos-Aires, et même dans l’appartement de la tante Victoria qui a commencé par pousser des cris d’indignation vite étouffés par une sensation de bien-être et de confortable.
L’été s’écoule paisible et charmant, dans des causeries, des lectures, des visites à l’estancia que mon Pío n’abandonne jamais quinze jours de suite, et dans la douceur d’une intimité familiale que je n’avais jamais connue. Nous sommes indépendants les uns des autres, et cependant unis, la liberté individuelle est sauvegardée, chacun fait ce qui lui plaît, mais un lien profond nous relie. Nos amis ne sont pas ceux de Mamita, elle leur fait pourtant bon visage lorsque nous les recevons, et quand ses amis à elle viennent la voir, nous les accueillons de notre mieux. Je me laisse aller délicieusement au charme de cette vie de paix et d’amour, et le seul nuage qui obscurcisse mon bonheur, c’est le départ de mes cousins, fixé au mois de mai… Ils vont me manquer, ces chers compagnons de la plus triste période de ma vie, et de la plus heureuse… Leur affection est si sûre, si loyale ; ils ont adouci mes misères et partagé ma joie, nous avons espéré, et quelquefois pleuré ensemble… J’ai essayé de les retenir, et de leur persuader qu’ils devaient rester avec moi jusqu’au moment où Georges sera forcé de retourner à ses mines, mais ils m’ont donné tant de bonnes raisons à leur départ, que j’ai compris que je devais sacrifier mon égoïsme et cesser d’insister.
L’automne ; les feuilles des peupliers sont comme des pièces d’or, et nos rosiers ne fleurissent plus ; le ciel est pâle, les branches des saules trempent maintenant dans les ríos dont les eaux grossissent et se troublent, mais l’air est si doux, le soleil si clément, et la tiédeur des soirs si caressante que nous prolongeons notre séjour presque jusqu’au départ de Georges et de Marthe. Les heures de cette saison divine me paraissent trop courtes, j’en goûte la douceur attendrie avec le chagrin de les voir s’écouler.
Le printemps est souvent pluvieux ici, l’été quelquefois est torride, et l’hiver frissonne de temps en temps au souffle du pampero, mais l’automne est la saison sans rivale, elle n’a pas la mélancolie de l’automne d’Europe, et l’année solaire meurt sans laisser soupçonner que la mort appelle la corruption…
Il faut rentrer pourtant… Nous faisons une dernière promenade, et nous disons au revoir aux beaux arbres, à l’eau tranquille et à nos souvenirs…
Pendant notre absence de Buenos-Aires, on a loué la petite maison où Pío est venu tant de fois me voir l’hiver dernier, et où Marthe a si souvent eu « justement besoin d’écrire à Georges »… Les meubles auxquels nous tenons sont chez Mamita qui donne l’hospitalité à mes cousins jusqu’à leur départ. En général, les demeures sont si vastes que des familles de douze ou quinze personnes s’y logent sans gêne ; il y a plusieurs salons, deux au moins, un grand et un petit, plusieurs salles de bains, les domestiques eux-mêmes ont les leurs. On bâtit maintenant quelques petites maisons comme celle que nous habitions, et quelques maisons de rapport divisées en appartements, mais ce sont presque toujours des étrangers qui les habitent, les familles argentines sont trop nombreuses et trop habituées à l’espace pour s’y entasser.
Georges vient de la Compagnie maritime où il a retenu son passage et celui de Marthe sur un magnifique paquebot français : « Le Sauveterre » ; les plans du navire l’ont séduit, et il est joyeux à l’idée qu’enfin les vapeurs français rivalisent avec les anglais, les allemands et les italiens qui ont créé de véritables palais flottants.
Le navire est arrivé, et pendant les cinq jours qu’il est resté dans le port, il a été permis de le visiter. Pío a voulu voir comment nos chers voyageurs allaient être installés, nous avons parcouru le bateau tout entier, nous l’avons trouvé confortable et même somptueux, le personnel nous a paru correct, et la cabine de Georges et de Marthe ne laisse rien à désirer. Pendant que nous causions sur le pont avec un aimable officier qui nous avait guidés complaisamment, on a apporté les malles marquées aux initiales de mes cousins, et parmi elles, j’en ai reconnu une que j’ai prêtée à Marthe, et sur laquelle j’ai retrouvé mon nom… mon nom d’avant… d’avant l’Argentine… d’avant le bonheur…
La voiture nous emporte tous les cinq vers le port, car Mamita a tenu à venir accompagner ses neveux d’adoption : c’est une coutume à laquelle on ne se dérobe jamais à Buenos-Aires. Comme les paquebots sont à quai dans l’immense bassin, les amis et les parents des passagers restent avec eux jusqu’à la dernière minute…
Dans les troisièmes classes, on chante : ce sont des Italiens qui retournent dans leur patrie, après avoir travaillé aux champs pendant les récoltes. Ils ont gagné de quoi faire vivre leur famille une année, et ils reviendront dès qu’ils auront besoin d’argent, pour s’en aller encore, jusqu’au jour où la femme et les enfants se décideront à les accompagner, et s’installeront avec eux pour toujours sur la terre libre et féconde qui les enrichira. Une foule pressée a envahi les ponts, les salons, les corridors, la salle à manger… On apporte des fleurs, des bonbons, des cadeaux, on pleure, on rit, on promet, on refuse, des affaires s’ébauchent ou se concluent pendant qu’on boit le traditionnel champagne des adieux, c’est une confusion, un brouhaha étourdissants ! Des enfants se faufilent entre les jambes, s’égarent, se retrouvent, un pick-pocket est emmené discrètement, les officiers sont débordés, le commandant se cache, on cherche une valise égarée… et, tout à coup, la cloche sonne… il faut s’en aller…
Comme les autres visiteurs, je descends par la passerelle en me retournant cent fois ; comme les autres, je me tamponne les yeux avec mon mouchoir ; comme les autres, je me promets de me sauver avant que le navire s’écarte du quai… et comme les autres, je reste pour le voir partir !
C’est affreusement long, ce départ, cet arrachement… Je vois Marthe, les bras chargés de fleurs, et Georges écrasé de paquets apportés par des amis au dernier moment ; ils s’appuient contre le bastingage et me sourient les yeux humides…
— A bientôt !… crie Marthe d’une voix déjà lointaine…
— A bientôt !… répond Pío, car la voix me manque, et mon cher mari a senti de quelle émotion je suis bouleversée…
Le bateau est sorti du port, et laissant Mamita rentrer avec la voiture, nous revenons à pied par les rues d’un Buenos-Aires matinal et grouillant que je ne connaissais pas encore et dont les mille bruits me distraient de mon chagrin. Les petits vendeurs de journaux bondissent sur les plates-formes des tramways en marché en criant : La Prensa !… La Nacion !… La Argentina… d’une voix perçante ; les marchands de marée offrent avec une espèce de chant de gros poissons irisés et des crevettes roses énormes qui débordent des corbeilles équilibrées par une perche sur leur épaule, le marchand de pommes de terre, le marchand de salades, s’égosillent en traînant leurs charrettes à bras… des gamins joufflus appellent de toutes leurs forces « l’empanadero » et trépignent de leurs petits pieds nus, lorsqu’il leur apporte, dans son panier couvert, les pâtés dorés pleins de viande ou de légumes, en hurlant : Empanadas !… Empanadas !… Des Turcs proposent d’un ton plaintif des savons, des miroirs, des tire-bouchons et des foulards qu’ils promènent sur des tréteaux… De robustes commères, en robe flottante, discutent bruyamment autour d’une voiturette de fleurs…
Nous approchons de chez nous, mes yeux se brouillent encore de larmes :
— Soyez raisonnable, ma chérie, me dit mon mari en pressant mon bras sous le sien, et ne pleurez plus. Vous savez bien que s’ils ne revenaient pas, nous irions les chercher, et que, lorsqu’ils s’en retourneront la prochaine fois, nous partirons avec eux… Avez-vous peur de la vie à mes côtés ? Regrettez-vous de me rendre heureux ?
Je levai les yeux pour rencontrer le regard de Pío :
— « Ton pays sera mon pays… ta maison sera ma maison… »
L’affection maternelle de Mamita et l’amour de mon mari ont trouvé mille ressources pour me rendre moins pénibles les jours qui ont suivi le départ de mes cousins. J’accompagne Mamita aux comités des innombrables œuvres de charité qu’elle préside, et Pío me conduit dans le monde. La saison a recommencé, nos amis et nos parents sont revenus, et demain, nous célébrerons la fête nationale Argentine, la fête du 25 mai…
Il y a donc un an que je suis arrivée ici, un an seulement… un an déjà ! Je regarde ce boudoir qui m’appartient, j’entends un faible son de piano qui vient du salon de Mamita ; de l’autre côté de la galerie, c’est l’appartement silencieux où la tante Victoria marche à pas feutrés… Tout à l’heure, Pío entrera, il s’assoira sur ce petit fauteuil, et nous parlerons de ce qu’il a fait aujourd’hui, de ce que j’ai fait moi-même, de notre chère estancia, des amis… de notre amour… Ma vie est là, je ne souhaite plus rien… Si ! il y a une chose que je désire de toutes mes forces, c’est que, de l’autre côté de l’Océan, dans mon pays aimé, on connaisse mieux ma seconde patrie !
Et pour la connaître, il faut vivre sur nos sol, se mêler à ses fils, explorer ses solitudes vierges ! Elle est fière de sa jeune grandeur, mais elle accepte les leçons du passé, elle a l’orgueil de son effort, mais il ne l’a pas rendue vaine, et elle accueille les Français avec les mots qu’ils aiment, et auxquels elle croit : Liberté, Égalité, Fraternité !
Du soleil, le ciel bleu, et de la joie… c’est le 25 Mai…
A toutes les fenêtres flottent les drapeaux bleus et blancs, le canon tonne, des groupes passent en chantant, la cocarde bleue et blanche à la boutonnière ou au corsage, des délégations d’écoles, de corps de métiers, de Facultés défilent… les automobiles marquent le pas derrière d’humbles breaks mouchetés de la boue des routes campagnardes, voici le coupé discret de l’Archevêque, des gauchos passent au pas léger de leurs chevaux…
Devant nos fenêtres, la vaste place où s’élève la statue de San-Martin, fourmille déjà de centaines d’enfants qui vont chanter tout à l’heure le chant national argentin en l’honneur du héros de l’Indépendance…
La foule s’est rangée sans un cri, sans une querelle, recueillie et attentive, et dans l’air frais du matin, dans la limpidité de ce beau jour d’hiver, s’unissent des voix pures, nettes, aiguës. L’hymne patriotique monte vers le ciel clair, et les petits visages se lèvent vers l’effigie du héros, tout enflammés d’ardeur et d’amour…
Mamita pleure d’émotion, et je sens ma gorge se serrer, quand un des plus petits enfants vient déposer une palme dorée sur le socle de bronze…
Un homme parle au pied de la statue, nous distinguons chaque mot. Il dit la vie de San-Martin, cette vie d’héroïsme et de misère, et l’admirable élan de celui qui « donna des ailes aux canons », en leur faisant passer l’Ande infranchissable : il dit aussi ce que fut l’épouse de ce soldat sans pair, la douce compagne aux boucles brunes, dont le cœur menaçait de se briser à chaque bataille, et qui masquait ses angoisses par des sourires ; il évoque Fray Beltrán, le moine guerrier, qui s’improvisa fondeur et fit des pièces d’artillerie avec les cloches des couvents, les dames de Mendoza, donnant leurs bijoux et leur argenterie pour payer la nourriture des soldats, et gâtant leurs belles mains à coudre de rudes vêtements, les Puyrredon, les Brandzen, les Lavalle, tous… tous… l’un d’eux était Français, dit-il…
Je tressaille d’orgueil… là où on se bat pour une juste cause, n’y a-t-il pas toujours au moins un Français ?
La cérémonie est finie, la voix virile qui vient d’exalter l’amour de la patrie en paroles brûlantes s’est tue.
La place est vide… mais le socle de la statue disparaît sous les fleurs…
Nous allons à pied chercher Carmen et Carlos avec lesquels nous assisterons à la revue. A peine si l’on peut circuler… des provinces lointaines sont venus des gens basanés et graves ; Rosario, port des céréales, Tucuman, où la culture de la canne à sucre fait des millionnaires, Mendoza dont les vignerons connaissent les grappes du pays de Chanaan, Santa-Fé où les fortunes sont attachées au bois incorruptible du Quebracho, Entre-Rios où roule l’or des oranges, Rio-Negro qui fait croître des fourrages incomparables à l’ombre des pêchers chargés de fruits, et Salta, et Jujuy… toutes les régions sont représentées par des hommes vigoureux et actifs, et des femmes joyeuses d’étaler en bijoux et en soies la richesse que leurs maris tirent de la terre féconde… Les ouvriers se mêlent aux bourgeois, les riches aux pauvres, on se sourit… les classes sociales ne se haïssent pas : elles ne sont séparées que par quelques années de labeur…
Des agents de police à cheval font ranger la foule : le président de la République passe… il est précédé de beaux hommes à cheval, vêtus de blanc et cuirassés, et suivi d’un détachement de soldats dont l’uniforme rappelle celui des grenadiers du premier Empire… Le régiment de San Martin.
Le flot humain qui noircit les rues se dirige vers l’endroit où les troupes vont défiler et manœuvrer… Nous sommes dans une tribune, et je suis à la lorgnette toutes les évolutions militaires… Au loin, sonnent les cuivres, et l’on voit passer comme une trombe les cavaliers soudés à leur selle… voici les fantassins en vêtements sombres… leurs bottes jaunes marquent un pas impeccable… les artilleurs se balancent sur les affûts des canons qui luisent au soleil… le train des équipages, ses fourgons, ses mules… des brassards blancs marqués d’une croix rouge… le drapeau !
Et tous, tous, depuis le président de la République jusqu’au plus humble, jusqu’au plus nouveau citoyen, saluent d’une acclamation formidable ce chiffon sacré sur lequel entre les deux couleurs candides, se lève un jeune et rayonnant soleil !
Nous traversons de nouveau la ville, les boutiques sont fermées et la foule est plus nombreuse encore qu’avant la revue ; les voitures ne circulent plus, des bouquetières vendent des fleurs bleues et blanches, on achète des cocardes, des médailles, des plaquettes émaillées, des pères portent sur leurs épaules de petits enfants à moitié endormis… On attend les illuminations, et voici déjà que les premières guirlandes de lampes électriques commencent à briller aux frontons des monuments…
Nous rentrons pour nous habiller avant d’aller au théâtre Colón où se donne la représentation de gala…
Un brouillard de poussière lumineuse plane sur Buenos-Aires, nous arrivons au Colón, non sans peine, et me voici dans la loge de Carlos Navarro, cette même loge d’où j’ai vu pour la première fois ceux qui sont maintenant presque tous mes amis, et dont plusieurs sont mes parents… je suis assise entre l’amie qui m’a accueillie et le mari qui m’a donné son nom et sa vie…
Je regarde Délia Ortiz de Marino, Lucia Iturri de Hansburg, Léonor Cruz de Valdeña, Gloria Villalba, leurs beaux visages me sourient familièrement… il me semble que nous avons grandi ensemble…
Toute la salle est debout : l’orchestre joue l’hymne Argentin…
Pío voit que mes yeux se remplissent de larmes ; il me dit tout bas en serrant ma main :
— Vive la France !
Et je lui réponds en joignant ma voix à toutes celles qui poussent un cri d’espoir et d’amour :
— Viva la República Argentina !
FIN