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Une Française en Argentine

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UNE FRANÇAISE EN ARGENTINE

 

Les grosses malles s’entassent dans le camion qui va les emporter à la gare. Le soleil fait briller leurs coins de cuivre polis et bossués ; voici la malle plate qui me suivra dans ma cabine… un sac de cuir jaune… tout y est. Je me sens déjà en voyage, et les pièces me semblent vides maintenant. Des papiers traînent, des clefs pendent aux armoires… Tous ces meubles vont être dispersés… je ne reviendrai plus ici, jamais, jamais…

La résolution que j’ai prise de partir m’effraie maintenant qu’il est trop tard pour me dédire, et c’est avec une douleur aiguë que je dis adieu à tout ce qui m’a entourée pendant tant d’années.

....... .......... ...

Je ne sais que faire pour échapper aux souvenirs, à ces souvenirs qui me font fuir mon pays aimé et qui s’acharnent à m’y faire rester…

Souvenirs de tendresse et de peine, il faut que je m’en aille pour ne pas mourir de vous.

Si je pars, c’est pour regarder un ciel nouveau que des yeux aimés n’ont pas contemplé en même temps que les miens, pour connaître des êtres différents dont la voix n’aura pas l’écho d’une voix chérie… Et au fond de mon âme s’élève l’espoir indistinct encore, d’une vie nouvelle, sur une terre jeune, saine, accueillante… loin des tombes et des lettres jaunies.

C’est à bord du « Lujan » seulement que je dois retrouver mon cousin Georges Ferrand et Marthe, sa femme, qui se sont embarqués en Angleterre.

J’ai défendu à ceux qui me sont chers de m’accompagner jusqu’au train, je partirai seule, en évitant le déchirement inutile des adieux sur le quai d’une gare : visages rougis, paroles balbutiées parmi le sifflement effaré des locomotives, effacement des figures dans un flot de fumée opaque…

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C’est seule que je suis partie…

Les faubourgs lépreux, la banlieue et ses jardinets anémiques, puis, la campagne éclatante, ont défilé devant mes yeux brouillés, panorama indifférent et rapide.

Le train s’est arrêté au port d’où nous devons nous embarquer… un flot cosmopolite et bruyant en est descendu. Le paquebot n’est pas signalé, et nous voici parqués en l’attendant, dans un hôtel d’où l’on voit la mer…

C’est un vieil hôtel aux meubles tendus de reps grenat et aux murailles blanches et or ; tant de voyageurs y ont passé qu’il est devenu banal comme un transatlantique, les garçons répondent dans toutes les langues, et servent des boissons de tous les pays. Il y flotte une odeur exotique mêlée de goudron et d’épices, et je me figure que des marchands d’esclaves ont guetté par cette même fenêtre à laquelle je viens de me pencher, le retour des voiliers ventrus qui leur apportaient des cargaisons de nègres et de bois des Iles…

Autour de moi, on écrit des cartes postales, on échange des phrases bruyantes et fanfaronnes… Une jeune femme se serre contre son mari, et un beau garçon essaye de persuader à une frêle vieille dame, en capote de deuil, que ce voyage n’est pas si long qu’elle se l’imagine, qu’il ne comporte aucun danger, et que, dans quatre ou cinq mois, au plus tard, il sera près d’elle. Elle écoute, la pauvre petite vieille maman, et fait « oui » de la tête, sachant bien que c’est un sanglot qui remplacerait les mots de résignation et d’espérance que son grand fils attend d’elle…

On a signalé le paquebot, l’hôtel commence à se vider… Les premiers partis sont les Argentins et les Brésiliens ; ils ont hâte de mettre le pied sur le bateau, c’est un pas vers leur pays. A travers les phrases de regret qu’ils profèrent poliment, on sent percer la joie du retour vers la patrie et le foyer, une joie inexprimée et profonde… Je partirai la dernière…

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Le grand vapeur se détache du quai en haletant, les amarres tendues s’amollissent, frappent l’eau, et toute la coque vibre sous nos pieds au cri déchirant de la sirène. Le paysage prend une netteté photographique, on distingue les visages de ceux qui sont groupés sur la rive sans en perdre un détail, et voilà que nous partons… nous sommes déjà loin… Les jeunes gens qui se serraient tout à l’heure l’un contre l’autre, dans la salle de l’hôtel, s’étreignent maintenant, pâles et graves ; je vois le beau garçon enthousiaste, secoué d’un sanglot muet, ses yeux fixent éperdument une petite forme noire et cherchent à rencontrer des yeux en larmes sous des bandeaux gris… Il fait presque froid… Clémente, la brume efface enfin les objets, seuls les mouchoirs blancs font des taches animées, puis, plus rien, le crépuscule tombe, le voyage d’espoir commence.

Pendant deux jours, j’ai ignoré mes compagnons de voyage, presque tous sont malades. Une bise aiguë souffle sans arrêt ; nous avons quitté les tiédeurs de mai et ses fleurs, et nous traversons le golfe de Gascogne dans des brouillards d’automne. Il m’est impossible de rester sur le pont, où chaque pas me jette contre un fauteuil de bord ou contre le bastingage, et je me lasse de cet horizon grisâtre, si proche qu’il semble sans cesse que nous allons l’atteindre, et de cette étendue brisée et savonneuse. Ce n’est pas la tempête, c’est l’agitation, sans rythme et sans beauté. Ma cabine est mon meilleur refuge. Elle est propre, nette, presque élégante ; j’y passe de longues heures, un livre que je ne lis pas entre les mains, et la tête pleine de rêves…

Quelle sera mon existence, là-bas ? On m’a dit tant de choses contradictoires… Si j’avais encore la foi de la jeunesse, avec quelle ardeur j’irais vers ce monde nouveau où tout est possible à qui sait vouloir !… Mais mon avenir est court ! J’ai tant souffert ! Où vais-je trouver la force de lutter ? Chères amitiés, je vous regrette, et je vous abandonne pourtant pour l’Inconnu, l’Inconnu attrayant parce qu’il est voilé ! Je fais tourner sur mon doigt le petit anneau d’or qui s’use un peu chaque jour… Je suis toute seule…

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Enfin ! voici le beau temps et le soleil ! nous avons quitté Lisbonne étageant ses maisons aux murs de faïence et ses églises ciselées, dans une clarté délicate. Georges et Marthe apparaissent enfin ! Les autres passagers montent un à un sur le pont que balaie un air vif et frais, s’étendent dans les fauteuils d’osier, et dans la paresse heureuse que donnent une houle légère et un ciel radieux, s’établit la vie du bord : on sympathise, on forme des groupes, on fait des projets ; des flirts et des haines s’ébauchent déjà… et tout cela durera vingt jours au plus…

La salle à manger est presque au complet. A la table où j’ai mangé seule depuis le départ, le maître d’hôtel installe Marthe et Georges, puis un couple brésilien, une jeune Anglaise, et un médecin allemand. Les Brésiliens sont charmants. La jeune femme est si mince qu’elle paraît fragile, ses cheveux sont à peine plus sombres que sa peau bronzée, et deux grosses turquoises caressent son cou brun ; le mari porte, sur un visage allongé aux tempes creuses, un air de sagacité mélancolique, il parle peu et lentement, ses mains délicates ignorent les gestes, il est bilieux, distingué, courtois.

Une famille argentine occupe la table voisine. Les enfants, nombreux et robustes, rient bruyamment, et tous s’interpellent comme des gens qui viennent d’échapper à un péril. Je les compare à d’autres Argentins avec lesquels j’ai échangé quelques paroles sur le pont, et qui m’ont séduite par leur discrète amabilité, une telle différence existe entre les deux groupes, que je ne sais quelle opinion me faire… Attendons.

Nous faisons, mes cousins et moi, des projets que dore le soleil resplendissant : nous nous installerons, — la maison est déjà choisie par un des futurs collaborateurs de Georges, — puis il partira pour ses mines. Pendant les premiers temps de son absence nous connaîtrons Buenos-Aires et la vie argentine, et puis, nous irons le rejoindre… et puis… Marthe écoute, et de tout cela, elle a retenu deux mots : Georges partira…

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Les jours se lèvent dans un chaos de nuages roses, et se couchent dans du sang et de la pourpre… Il fait plus tiède chaque matin et les nuits sont plus douces.

Georges a retrouvé à bord un ami, un camarade de l’École Centrale qui va s’installer au Brésil avec sa jeune femme ; il se nomme Paul Perriot ; c’est un garçon aimable, un peu bruyant et gai, gai de cette gaîté de lycée ou de caserne que gardent toute la vie certains hommes ; sa femme est douce et effacée. Les deux ménages forment un groupe heureux ; je m’écarte d’eux, un peu, contente de leur exubérante joie, et c’est de loin que je les écoute. Des souvenirs s’échangent, vides et aimables comme la jeunesse, incohérents comme elle :

— Te souviens-tu, mon vieux Ferrand, du père Larouque, le professeur de mathématiques, qui hurlait son cours, et perdait dix fois son lorgnon avant d’avoir expliqué le quart d’un problème ? — Et Boudier, tu sais, celui qui avait la photo de Bréval sur laquelle Il s’était inscrit une dédicace flatteuse. Il est dans les autos, maintenant. — Et Furrat ? — Et le gros Marrol ? — Marrol fait des vers, mon vieux ! — Non ? — On l’a joué à l’Œuvre !… — Georges rit, Marthe est heureuse de sa gaîté, et Madame Perriot, jouant avec sa chaîne de montre, regarde avec une tendre admiration ce mari qui a connu tant de gens, et qui a vu tant de choses qu’elle ignorera toujours.

Je suis ravie de la distraction que cette rencontre apporte à mes cousins, je crains que ma persistante rêverie pèse sur leur insouciance. Quelques années à peine me séparent de Marthe, Georges a le même âge que moi, mais ils commencent, eux, et j’essaie de recommencer…

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Nous sommes sous le Tropique, et voici une série de journées cruelles. L’air est brûlant, le pont craque sous les pieds, séché par une chaleur implacable. Les cabines sont inhabitables, malgré les ventilateurs ; les jeux du bord languissent, la danse lasse même les plus intrépides, à peine les passagers ont-ils la force de passer de tribord à bâbord pour fuir le soleil qui lance ses rayons comme des flèches.

Marthe, Georges, leurs amis Perriot sont prostrés sur leurs fauteuils, une citronnade glacée à portée de la main, et contemplent avec stupeur une vieille dame péruvienne qui s’enveloppe soigneusement les jambes dans une couverture de chinchilla.

Je souffre peu de la chaleur, et le calme qu’elle apporte m’enchante ; c’est un répit à la redoutable musique dont on nous sature, aux jeux bruyants des enfants, aux remontrances des nurses, aux conversations cosmopolites sans imprévu, et surtout aux plaisanteries de deux représentants de commerce qui font servir la subtile langue française à fabriquer sans arrêt des calembours et des à peu près.

Et puis, il y a les nuits : nuits transparentes de cristal bleu… nuits merveilleuses ! Le croissant renversé de la lune flotte comme une barque dans le ciel sombre et profond, chaque vague dessine le dos brillant d’une sirène, il n’y a plus d’horizon, le feu du grand mât est une nouvelle étoile, et le navire, en la fendant de son étrave, éveille dans la mer des lueurs endormies… Je passe des heures sur le plus élevé des ponts, à sentir le vent tiède caresser mon visage et mes mains, et je me dis que, quoique doive m’apporter ce voyage, puisqu’il me donne ces moments incomparables, j’ai eu raison de l’entreprendre.

L’autre matin, la mer paraissait couverte de roses… Chaque vague en portait plusieurs feuilles géantes, les unes d’une couleur tendre, les autres d’un rouge pourpré, toutes doucement arrondies ; elles flottaient dans la houle, ou se perdaient dans l’écume du sillage. J’ai demandé le nom de ces fleurs mystérieuses… Ce sont des Physalies… Je ne veux pas penser que ce sont des mollusques, que des tentacules entremêlés pendent au-dessous comme des racines vermineuses… Je veux croire que ce sont des pétales parfumés, et que leur nom, doux comme un soupir, a été inventé par Aphrodite effeuillant sa couronne dans la mer…

L’équateur, les vents sont morts.

Nous rencontrons des voiliers immobiles dont les marins nous font des signes avec leurs bérets. Combien de jours attendront-ils la brise qui les poussera vers la terre ? La mer est peuplée : de grands cétacés soufflent des jets d’eau que le soleil fait briller, des poissons volants se lèvent comme des oiseaux au passage du vapeur, frôlent la crête des vagues, et en suivent l’ondulation, leurs nageoires irisées étendues droites comme des ailes de mouette…

Le ciel s’est assombri. Il pleut souvent… une pluie épaisse, filante, lourde, qui ne rafraîchit pas. Grâce à ce tiède déluge pourtant, j’ai enfin causé avec une Argentine… Nous nous étions réfugiées toutes deux sous une tente pour éviter l’averse, et elle m’a rappelé la brève conversation qui nous avait rapprochées peu de jours après l’embarquement. J’ai retrouvé la grâce discrète et la distinction qui m’avaient plu, et peu à peu, dans la solitude du pont déserté, nous avons échangé des mots de sympathie, et regretté les jours perdus par sa timidité et ma sauvagerie. Elle s’appelle Carmen Navarro, et vient d’accompagner son père qui est venu en Europe consulter des médecins célèbres ; son mari et son petit garçon vont venir à sa rencontre à la dernière escale avant Buenos-Aires.

— Je suis sûre qu’ils vous plairont, me dit-elle, et que vous allez devenir notre amie…

Cette spontanéité m’étonne un peu, mais ne me rebute pas. J’y sens une sincérité profonde, et l’intelligence brille dans les yeux bruns qui se fixent sur les miens.

Carmen Navarro me parle de la France :

— Mon mari doit me ramener à Paris, dans deux ans, me dit-elle, c’est long, deux ans ! Mais j’attendrai avec plus de patience, puisque je vous ai rencontrée et qu’avec vous je pourrai parler du cher vieux monde !… Tout est si neuf chez nous ! ajoute-t-elle avec un petit soupir.

Elle doit avoir raison, cette jeune descendante de la vieille race espagnole qui lui a donné sa beauté délicate et affinée, c’est trop neuf, chez elle… et elle souffre peut-être sans le savoir de vivre dans un pays sans passé… Pourtant, n’est-ce pas tout ce que ce passé m’a légué de sensibilité maladive qui me fait fuir vers sa jeune patrie ?

Depuis notre première causerie, chaque jour nous réunit, Carmen et moi, et l’amitié qu’elle m’a offerte grandit ; elle me guide avec des soupirs vers son pays d’espoir, et j’évoque pour elle, en souriant, ma terre de regrets…


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