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Une Française en Argentine

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Ce jour est celui qui précède notre départ. Marthe ne tient plus en place, malgré l’affection et les distractions qu’elle a trouvées à l’estancia. Elle ne dit pas une phrase sans y introduire le nom de Georges, et lorsque Mamita a fait des efforts pour retarder le voyage, les yeux de la pauvre enfant se sont remplis de larmes. Je comprends si bien son désir de revoir celui dont elle est séparée depuis tant de mois que j’ai résisté énergiquement aux objurgations de Mamita et aux prières de Pío.

Nous partons demain… mais pas seules ! mon fiancé nous accompagne ; il a décidé cela sans me le dire, et il a prié Marthe en riant, d’être notre chaperon.

Cher Pío ! vous n’avez pas voulu me laisser retomber dans mon isolement, avec le spectacle du bonheur des autres devant les yeux ! Je reconnais là votre amour attentif et la délicatesse de votre cœur… et, égoïste que je suis, je me réjouis de vous faire quitter la maison, les amis, la maman même, pour me suivre et me protéger !

Tout est prêt, et Georges est averti. Pío a un ami dans le pays où nous allons, un vieil Anglais qui s’est épris d’un site, et qui veut mourir devant les montagnes qu’il aime ; une dépêche a avisé cet original de notre arrivée et sa maison sera une des étapes de notre route vers la mine de « la Carlota », résidence de Georges. Notre équipement est déjà à la gare, nos adieux sont faits et j’ai entendu Mamita me murmurer à l’oreille : — Au retour… je vais faire arranger votre appartement…

Oh ! embrassez-moi bien fort, ma nouvelle maman… dans vos bras, je redeviens une petite fille… vous savez si bien aimer vos enfants !

....... .......... ...

Des heures, des heures encore, et de la poussière. J’en ai dans les cheveux, dans la bouche, on en mange au restaurant pendant que la plaine se déroule éternelle de chaque côté des rails. Pío nous entoure d’attentions, mais Marthe ne voit rien, n’entend rien… elle va rejoindre son mari, et voilà tout !

L’horizon commence à onduler, voici des ruisseaux, de grandes pierres, et des collines bleuâtres au loin : la Cordillère commence…

Nous nous sommes arrêtés à Cordoba, où mille couvents font retentir leurs cloches parmi des jardins fleuris. L’air est pur et frais, c’est ici que les malades viennent trouver la santé.

Nous voici de nouveau en route vers le nord. Le train s’arrête souvent, et les visages aperçus dans les gares pareilles à des hangars sont basanés. Dans quelques heures, nous serons au village où s’arrête le chemin de fer ; c’est à cheval, et par étapes, que nous continuerons notre voyage.

Le paysage a changé, nous traversons d’immenses vallées ; la locomotive, chauffée au bois, a ralenti sa marche, la poussière a envahi les vitres, et je sors sur la plate-forme qui termine notre wagon pour mieux voir la contrée dans laquelle nous sommes entrés.

Des montagnes prodigieuses s’élèvent à droite et à gauche, et le sol est d’un jaune clair, coupé de failles profondes et envahi par des arbustes épineux. Voici des vols de perruches vertes, de petits oiseaux blancs aux ailes bordées d’un liseré noir ; ces trous sont des terriers de « zorrinos », les skungs du pays, ou de viscachas : de la carcasse desséchée d’une mule s’élèvent de petits vautours…

Les montagnes se font de plus en plus hautes… Nous arrivons : le chemin de fer ne va pas plus loin…

....... .......... ...

Le prévoyant, le sage Georges a envoyé toute une caravane à notre rencontre : des hommes, des chevaux, des mulets.

Sachant que Pío nous accompagne, il est resté dans la montagne où il fait double travail pour revenir plus vite avec nous à Buenos-Aires. Marthe comprend et n’est pas trop déçue…

....... .......... ...

C’est une auberge charmante qui nous abrite… Les servantes ont le type indien, les pommettes saillantes et les cheveux plats, elles nous servent en souriant de leurs belles dents égales…

Derrière la maison s’élève un bois d’orangers géants pleins de fruits et de fleurs… toutes les maisons du « pueblo » sont en boue grise…

....... .......... ...

Le soleil se lève, les chevaux sont sellés, les mules chargées, nous partons… Il nous faut une semaine pour arriver à « la Carlota » par petites étapes, bien que le pauvre Georges ait fait la route en quatre jours…

Comme cette première journée a été rude !

Marthe est rompue et je quitte la selle avec joie… Mais quelles admirables et singulières routes nous suivons !… Toujours cette terre pâle, maintenant couverte de cactus monstrueux, grands comme de grands arbres et tous en fleur… la lumière rayonne…

Nous avons marché assez lentement, il nous a fallu coucher sur des « catres », dans une cabane de berger… et d’un sommeil si profond ! Je croyais, lorsque Pío nous a fait appeler pour repartir que je venais à peine de fermer les yeux !…

Tous les chevaux sont réunis autour d’une jument qui porte une clochette au cou, c’est la « madrina », elle est dressée à les conduire à l’endroit où les « gauchos » veulent les brider et les seller. Pío choisit des montures pour nous, puis pour lui. Ces chevaux à demi sauvages sont d’une douceur et d’une indifférence déconcertantes ; celui que je monte aujourd’hui est venu se ranger avec les autres autour de la « madrina », on lui a jeté le lazzo autour de son encolure fine, et il s’est laissé caresser et conduire comme s’il me connaissait depuis toujours… et il ne me connaît pas, je le sais, il ne me connaîtra jamais, même s’il m’obéit pendant des semaines ; ce qu’il désire, c’est la course, l’espace, le ruisseau verdi d’herbes fraîches, et dépasser les autres ! Quand je le laisserai libre, quand mon poids aura cessé de meurtrir sa croupe, il se roulera sur la terre dure, et courra vers ses compagnons en hennissant… il sera débarrassé…

Il faut arriver au coucher du soleil à la maison de l’ami de Pío, cet Anglais rêveur et excentrique, amoureux d’un paysage ; nous partons au galop, un galop doux et cadencé.

Les gauchos et les muletiers nous suivent, allument le feu pendant les haltes, et nous servent avec une dignité grave…

Les heures passent, chacune éclaire une beauté nouvelle, nous approchons de la fin de l’étape, et à mon insu j’ai dépassé mes compagnons…

Tout à coup, mon cheval hennit ; dans la splendeur du jour qui m’éblouit, son instinct lui fait pressentir la nuit toute proche ; je hâte son petit galop balancé ; avec une adresse merveilleuse, il évite les épines des cactus, les trous des viscachas, les failles du terrain, et il va, il va vers l’eau, vers l’herbe, vers le soir qui est le repos. Voici déjà une maison de boue, une treille, des chiens… à droite, à gauche sur mon passage, s’élèvent et retombent lourdement, les dindons sauvages, beiges et bleus, des cris inconnus traversent l’air léger et une odeur composée de tous les parfums m’arrive portée par le vent, c’est l’odeur de l’espace… Je m’arrête, mon cœur bat furieusement, mes yeux se fixent devant moi, ce que j’ai vu à cette minute, je sais que je ne l’oublierai jamais. Par-delà la maison, de l’autre côté de la vallée, s’élève une chaîne de montagnes, en pierre rouge, d’un rouge sombre et calciné et dont la crête irrégulière mord le ciel de toutes ses dents. Le soleil, en mourant, jette son or sur cette pourpre qui le lui renvoie en poudre et en rubis ; deux grands oiseaux planent, si haut qu’ils peuvent voir l’autre côté de la muraille ardente. Ce doit être beau ce qu’ils voient, car ils ne redescendent pas… Est-ce la lumière du bonheur dont je ne peux apercevoir qu’un reflet, qui éclaire l’autre versant de ces montagnes ? Quel royaume mystérieux a jeté tout son or de ce côté pour ne garder que l’amour ? Ce sont des paillettes qui étincellent aux cassures du rocher, et des pépites qui brillent dans les fissures… Est-ce El Dorado qui existe puisqu’un homme l’a inventé ?… Et je reste sans pensée, sans souffle, à regarder, jusqu’au moment où l’ombre démesurée qui s’allongeait devant moi cesse de me montrer la route du royaume secret… Ce ne sont que des pierres, des pierres éternelles qu’essaie de ronger un lichen livide, il n’y a rien, rien… et cependant, je me promets de revenir demain chercher le chemin de mon rêve guidée par l’ombre qui n’a pas eu le temps aujourd’hui de me le montrer…

....... .......... ...

La maison de briques crues est exquise, et notre hôte, M. Danley, nous en fait les honneurs avec autant de cérémonieuse politesse que s’il recevait à Londres des membres de la famille royale.

Un excellent dîner nous réunit à sa table, servi par des demi-indiens qu’on appelle ici des « Chinos ». Après les premiers compliments, mis en verve par notre présence, notre hôte commence à taquiner Pío en lui faisant quelques critiques sur ses compatriotes.

— Voyons, mon cher ami, lui dit-il dans un espagnol imparfait et pittoresque, avouez que rien au monde n’est plus beau que ce paysage, et que les Argentins sont fous d’aller de l’autre côté de la terre contempler des sites qui pâlissent auprès de ceux que vous avez traversés depuis votre départ de Buenos-Aires ?

— Mais, répond Pío, personne à Buenos-Aires ne connaît nos provinces, et…

— C’est le tort qu’on a, riposta Danley, on devrait les connaître ! A peine quelques « porteños » vont-ils en convalescence à Mendoza ou à Córdoba, et ils reviennent dégoûtés des hôtels et des auberges, et navrés parce qu’ils n’ont pas trouvé à quatre mille pieds d’altitude un cinématographe où passer leur soirée ! Et pourtant, Mendoza est admirable, la montagne y est sauvage et terrible…

— Elle est bienfaisante aussi, ajouta Pío, les sources médicinales chaudes en jaillissent, et font des cures merveilleuses…

— C’est pourquoi vous allez à Carlsbad…

— Rosario de la Frontera aussi possède des eaux qui guérissent les affections du foie, et des promenades splendides dans des forêts millénaires…

— C’est pourquoi vous allez à Vichy !…

— Un peu de patience, attendez que nous ayons un siècle de plus…

— J’attendrai !

Et il est bien capable d’attendre par curiosité…

Notre fatigue ne nous empêcha pas de sortir après le dîner. La montagne, devenue mystérieuse, nous attirait et nous fascinait. Très haut, très loin, des feux brillaient…

— Votre mari est là, dit M. Danley à Marthe, ces lumières marquent l’entrée de la mine où il travaille, et le poste du chemin de fer aérien qui descend le minerai dans la vallée…

Marthe trouve sûrement que ces petites lampes sont plus belles que les étoiles, car ses yeux ne les quittent plus !

Le chemin que nous faisait suivre notre hôte monte insensiblement, et surplombe son jardin. Des lucioles dansaient dans la nuit claire, et de petits hiboux jetaient des cris qui ressemblaient à un rire triste.

— Voici un nid de condors…

La lune se levait, sa lumière atteignit l’angle d’un rocher, et nous vîmes s’agiter d’énormes masses grises, tandis qu’une sorte de râle parvenait à notre oreille…

Un désir ardent me venait de contempler de plus près l’hôte formidable des Andes… hélas ! des pentes abruptes et des précipices me séparaient de ce nid de géants ailés… Il me fallut attendre au lendemain pour voir de près, sous le soleil, un condor captif dans le « patio » de la maison de M. Danley. J’appris que le grand oiseau de proie dort à peine, — la légende lui attribue même une insomnie perpétuelle, — et qu’il est presque impossible d’approcher son nid, placé toujours sur des pics à peu près inaccessibles. Cependant, quelquefois, un chasseur hardi, ou aidé par le hasard, découvre un poussin que ses parents, qui chassent toujours ensemble, ont abandonné momentanément, il s’en empare, et après lui avoir mutilé une aile, il l’installe dans la cour de sa demeure. Là, le condor grandit, vieillit et meurt sans avoir connu l’ivresse de planer et la joie aiguë de fondre sur une proie vivante.

....... .......... ...

Nous avons quitté l’hospitalière petite maison avec regret… Reverrons-nous cet homme si fin, si clairvoyant, cet amoureux fervent de la beauté ? Il nous a promis de venir nous voir à Buenos-Aires, et nous a montré avec orgueil les fils télégraphiques qui suivent la vallée :

— Je vous enverrai une dépêche, nous dit-il, les communications sont si faciles !

Et c’est vrai ; je constate tout à coup combien ces régions à peu près désertes sont facilement reliées à la capitale. M. Danley, Georges même, ont eu en deux heures le télégramme annonçant notre départ de l’estancia, et on sait au fond des mines les nouvelles du vieux et du nouveau monde chaque matin !

....... .......... ...

Enfin ! nous avons atteint le but de notre voyage, Marthe est tombée en sanglotant dans les bras de son mari, qui, lui-même, avait les yeux humides, pendant que Pío et moi les regardions tout émus.

Après un déjeuner qui nous a été offert par les ingénieurs, nous sommes allés visiter les galeries, voir transporter le minerai dans les wagonnets qui le descendront le long d’un câble d’acier, jusqu’au fond de la vallée.

La mine est à près de quatre mille mètres d’altitude. Au flanc d’une montagne voisine, nous pouvons voir, petite et noire comme l’entrée d’une fourmilière, l’ouverture béante d’une autre mine, elle contient de l’or, celle-là.

Georges nous montre comment fonctionnent les machines et s’enthousiasme en nous décrivant les incalculables richesses minérales de l’Argentine. Son séjour ici n’a pas seulement raffermi sa santé et bronzé son visage, il lui a donné la conviction absolue que presque toutes ces montagnes contiennent des trésors, et des trésors plus accessibles que ceux déjà exploités ; il a beaucoup causé avec ses compagnons de travail et avec les géologues que la compagnie leur a adjoints, tous sont de son avis, et plusieurs ont déjà fait des explorations probantes.

— Il y a de tout dans ce pays, s’écrie-t-il, de l’or, de l’argent, du cuivre, de l’antimoine, du fer, du charbon et même du pétrole. Mais il faut des hommes pour exploiter tout cela… et on a mille peines à en trouver ; les émigrants restent à la ville, et les « chinos » préfèrent le travail au grand air. Ah ! si nous avions la main-d’œuvre nécessaire !

Georges a attrapé la maladie du pays, la « hâte », et il hausse les épaules quand l’un de nous prononce le mot « patience » !

Nous avons cependant patienté trois jours avant de reprendre le chemin du retour, en nous émerveillant de la résistance dont mon cousin a fait preuve, et de son courage au travail. Ceux qui restaient nous regardaient avec envie, mais aucun ne songeait à déserter sa tâche, car tous sentent qu’ils partiront riches et libres, et c’est une perspective qui permet d’attendre !

La mission de Georges est terminée pour cette année, il l’a accomplie à merveille, le voilà sur la route de la fortune…

Nous avons fait nos adieux aux mineurs, et regardé une dernière fois le panorama merveilleux de la profonde vallée hérissée de cactus fleuris, enserrée de murs de granit, et j’emporte au cœur le désir de revenir, et un amour plus fort pour ma nouvelle patrie.

....... .......... ...

Les montagnes se sont effacées à l’horizon, la plaine s’étend de nouveau devant nos yeux, presque dorée maintenant : voici la banlieue et ses villas, voici les faubourgs, et c’est Buenos-Aires.

Mamita est à la gare, elle s’extasie sur notre bonne mine, et ne me cède qu’à regret à nos amis qui l’ont accompagnée. On lui présente Georges, et nous regagnons la petite maison où je suis arrivée avec tant de mélancolie et si peu d’espoir, et dans laquelle je reviens étourdie de bonheur et fière d’un amour partagé…

....... .......... ...

En attendant l’heure de m’appeler « la Señora de Valdez » je vis presque chez Mamita, elle n’a pas d’autre enfant que Pío, et nous gâte tous deux tant qu’elle le peut ; elle nous a cédé un étage de sa grande maison, car selon la coutume argentine nous ne quitterons pas le toit des parents ; la sœur de Mamita continuera aussi à vivre avec elle ; c’est une vieille fille qui est restée célibataire par goût. Ce type est assez rare dans un pays où toutes les femmes trouvent un mari, mais il existe, et la tante Victoria en est un exemple : un exemple doux, aimable et effacé. Elle ne se manifeste à nous que par des envois de cadeaux et des apparitions furtives. Son appartement tranquille, presque monacal, est aussi fermé que possible aux bruits multiples de la rue, et je m’y réfugie parfois, à sa grande joie, lorsque quelque cousine éloignée vient faire une visite accompagnée de sept ou huit enfants turbulents… Mamita supporte les cris de ces petits diables déchaînés avec une patience que j’admire, et arrive à les faire taire en les gavant de gâteaux et de « dulce de leche » qu’ils dévorent voracement, imités souvent par leur maman. Ce goût pour les sucreries et l’absence d’exercice — une femme comme il faut ne se promène guère à pied — m’expliquent l’embonpoint que prennent si tôt les Argentines, au détriment de leur beauté. On m’a dit que depuis quelques années, les femmes avaient pris l’habitude de la marche, et j’en ai en effet rencontré quelques-unes au Bois de Palermo, mais je crains que l’amour des gâteaux et des bonbons ne leur passe pas avant bien longtemps…

Carmen vient souvent, soit chez nous, soit chez Mamita, toujours affectueuse et charmante ; elle m’amène presque toujours son petit garçon : Carlitos, avec lequel je parle français. Le délicieux enfant ! Il a toute la précocité des petits porteños, mais ses parents ont contenu l’exubérance de sa nature sans en retirer la spontanéité, et Carmen m’assure que la méthode d’éducation qu’elle emploie est désormais en vigueur dans beaucoup de familles, et que l’excessive liberté qu’on laissait aux enfants tend heureusement à se restreindre.

Je vois peu Pío tout occupé des préparatifs de notre mariage, il aura comme témoins, comme « padrinos », Daniel Cruz et Carlos Navarro ; mes témoins à moi seront Georges et M. Roy. Mamita est folle d’émotion et fait une exposition des cadeaux qu’on nous envoie chaque jour… Et il y en a plein une chambre. La générosité argentine n’est pas un vain mot : des bijoux, des dentelles, des meubles, des porcelaines, de l’argenterie ! Marthe range tout cela sous l’œil attendri de Mamita qui approuve ou fait la moue selon les objets qu’on apporte. Rien n’est assez beau pour ses chers enfants, et ce mariage de Pío qu’elle désirait depuis si longtemps qu’elle avait cessé de l’espérer, lui semble un événement destiné à bouleverser le monde.

Comme toutes les femmes argentines, Mamita est tout amour, et pour elle, celui ou celle qui n’aime pas est au ban de l’humanité !

....... .......... ...

Mon fiancé m’a apporté tantôt une bague, un diamant magnifique, et ma joie doubla visiblement le plaisir qu’il avait à m’apporter cette belle pierre.

— Deviendriez-vous coquette, ma chérie ? me demanda-t-il en souriant.

— Vous faites tout ce qu’il faut pour que je le devienne, lui répondis-je, et puis, nous ne sommes guère habituées en France à de pareilles prodigalités. Nos jeunes filles ne portent pas de bijoux et s’habillent avec une extrême simplicité, aussi lorsqu’elles sont mariées, chaque cadeau que leur fait leur mari les enchante ; elles ne grossissent leurs écrins que peu à peu, et c’est lorsqu’il faut cacher leur cou et leurs épaules qu’elles mettent des colliers… En voyant ici des enfants de seize ans porter des perles et des brillants, je me suis souvent demandée de quelles pierreries et de quels joyaux elles pourront se parer plus tard, et quelles dépenses celui qui les aura épousées devra faire pour leur offrir un présent qui ne leur paraisse pas médiocre !… Et elles sont si charmantes, les jeunes Argentines, avec leur éclat de fleur librement poussée, leur teint merveilleux, leur intelligence ouverte et avide de savoir ! Elles n’ont pas besoin de surcharger tant de grâce par des ornements qu’excuse le déclin de la beauté. J’en ai rencontré beaucoup à Paris, surtout aux conférences des Annales où les conduit leur désir d’apprendre, et je les ai comparées aux petites Françaises qui les entouraient, et qui certes, étaient pour la plupart moins jolies qu’elles. Eh ! bien, je ne pouvais jamais distinguer une jeune fille argentine de sa sœur mariée, et je lui donnais toujours, j’en suis sûre, cinq ou six ans de plus que son âge, grâce à son excès d’élégance dans la toilette, et aux bijoux dont elle était couverte.

— Mais nos jeunes femmes ?

— Ah ! les jeunes femmes, c’est autre chose ! Là, il n’y a rien à redire, rien à critiquer ! Elles sont vêtues avec le goût le plus délicat et le plus sûr, et affectionnent les teintes discrètes aussi bien que les robes de la coupe la plus distingué et la plus raffinée. Lorsque je suis arrivée, faut-il vous l’avouer, Pío ? j’apportais quelques préjugés contre les femmes argentines, je les croyais un peu ignorantes et très frivoles, je confondais leur dévotion sincère et traditionnelle en même temps, avec une religiosité machinale… Vous voyez que je vous dis tout ! Je vous confesse avec la même sincérité que ces préjugés absurdes ont fondu comme la neige au soleil au contact de mes nouvelles amies, et à mesure que je vivais parmi elles. J’ai trouvé dans Carmen une créature d’élite, un cœur tendre, un cerveau ardent, Lucia Iturri de Hambourg est une merveille de tact, de finesse et de fidélité dans l’amitié, Délia Ortiz, notre chère Délia, n’est-elle pas le modèle des mères et des filles, et n’a-t-elle pas au suprême degré, l’art de grouper les intelligences et de faire briller l’art sous toutes ses formes ? Et Léonor Cruz dont le père est propriétaire de votre grand journal ! Y a-t-il un esprit plus alerte, une charité plus admirable, et une âme plus élevée que la sienne ? Votre Gloria Villalba, belle comme une jeune déesse et savante comme un recteur d’Académie, ne serait-elle pas admirée en Europe par les juges les plus difficiles ?… Et tant d’autres ! Et Mamita ! chère Mamita, qui ne vit que pour ceux qu’elle aime et qui s’oublie toujours en pensant aux autres !… Quelles mères sont ou seront toutes ces femmes ! Comment n’aurais-je pas été conquise ? Il faut être aveugle ou fou pour ne pas voir que les Argentines préparent des générations dignes d’un grand pays ! Et c’est parce que je les connaissais déjà que j’ai été si surprise par mon bonheur, mon cher fiancé, et par votre choix !

— Oh ! ma trop modeste novia, vous voulez seulement, n’est-ce pas, me faire répéter que je vous aime ?

— Mais dites-moi, Pío, n’aviez-vous pas, vous aussi, quelques préjugés contre les Français ?… contre les Françaises ? ajoutai-je plus bas.

— Si, j’en avais ! Pourquoi vous le cacher, ma chérie ? Comme ceux que vous venez de m’avouer, ils se sont dissipés lorsque je vous ai connue, aimée, et lorsque je suis entré dans l’intimité de vos cousins. J’ai fait avec de jeunes amis, un premier voyage en Europe lorsque j’avais dix-huit ans, et tout comme eux, j’ai connu le pire de la vie de Paris ; nous avions beaucoup d’argent à notre disposition, une liberté illimitée, et aucun de nous n’était majeur… vous voyez que toutes ces circonstances concordaient à merveille pour nous faire faire des sottises… nous n’y avons pas manqué, hélas ! Et je ne compte pas l’esprit d’indépendance que nous possédons si fort, et le fait qu’une lettre d’avertissement et de remontrances devait mettre vingt jours pour nous atteindre ! Nous étions déchaînés, tout simplement, et ce que nous avons connu de Français, et de Françaises surtout, à cette époque, n’était pas fait pour nous donner une opinion très bienveillante de nos frères latins ! Plus tard, lorsque je suis retourné à Paris, j’ai évité les erreurs passées, mais sans pénétrer dans la société parisienne, plus fermée encore que la nôtre. Je n’ose vous parler des Parisiennes, ou soi-disant telles, qui hantent les cafés-concerts de Buenos-Aires, mais je puis vous assurer qu’elles ne font rien pour soutenir le bon renom de la nation à laquelle elles disent appartenir, et malheureusement, ce sont celles-là qui s’expatrient ; les autres les « vraies » voyagent trop peu pour se hasarder jusqu’en Amérique du Sud. Vous vous rendez compte combien j’étais excusable de si mal connaître dans ses nationaux, un pays que j’aime et que j’admire, mais qui ne m’apparaissait qu’à travers les cafés de Paris, les music-halls de notre capitale, et quelques magasins où des commerçants trop avides nous exploitent sans merci. Désormais, outre l’admiration que j’ai depuis toujours pour les artistes, les hommes de lettres et les savants de votre patrie, je me suis fait la conviction que les hommes qu’elle produit sont honnêtes, droits et courageux, que leurs femmes aiment et respectent leur foyer, tout en le rendant attrayant par leur charme et leur culture. Si notre mariage vous fait Argentine, mon amour me rapproche de la France, et je voudrais voir beaucoup d’unions comme la nôtre, basées non seulement sur l’amour, mais encore sur une parfaite franchise et une confiance réciproque. Décidément, Cupidon a tort de porter un bandeau sur les yeux : Il faut beaucoup se connaître pour bien s’aimer…


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