Une Française en Argentine
Nous sommes installés dans une accueillante petite maison. Les malles qui furent courtoisement visitées au débarquement dans une douane immense et propre comme un salon, ont disparu, et les meubles mis en place, des tableaux et des portraits aux murs, la vie nouvelle a commencé sans heurts et sans tristesse. Les cours de la maison — les patios — sont pleines de plantes et de fleurs, un beau chat ronronne parmi les coussins d’un fauteuil, et nos fenêtres sont, toute la journée, ouvertes au soleil.
Marthe a des moments de mélancolie : Georges doit nous quitter bientôt, mais sa gaieté revient vite lorsque nous parlons de la réunion certaine, et je l’entends souvent chanter à pleine voix en arrosant ses fleurs.
Je ne suis pas encore sortie, et n’ai vu la ville que durant le court voyage que nous avons fait de la douane à notre porte. Chaque rue, droite, interminable, est composée de blocs de maisons formant des carrés de cent mètres de côté : les cuadras ; cette disposition donne une monotonie sans charme aux quartiers, même les plus élégants. Heureusement, des jardins varient cet aspect un peu morne, et les maisons, presque toutes composées seulement d’un ou de deux étages, laissent pénétrer partout la reine de la ville : la Lumière ; une lumière douce, nacrée, intense, une lumière comme je n’en ai vu nulle part, et qui suffirait à faire aimer la terre où elle rayonne…
Nous avons pu déjà, hier soir, avoir à dîner Carmen et Carlos Navarro ; ils se sont poliment extasiés sur notre installation, et nous avons appris d’eux mille choses qui ont exalté notre curiosité et notre sympathie.
Le mari de mon amie est député, il nous a parlé de son pays et des devoirs d’un représentant de la nation avec une foi et un patriotisme entraînants. Je sentais que rien de ce qu’il disait n’était destiné à étonner ou à émerveiller un étranger, mais que c’était l’expression même de sa pensée. La conversation a ensuite dévié, et il nous a décrit avec émotion la vie des vieilles familles argentines dont les chefs, des héros, libérèrent leur pays, et dont les mères élevaient leurs dix ou douze enfants avec le produit précaire des premières cultures, dans la vénération et l’amour de cette terre qui, neuve encore, a bu déjà tant de sang, en leur donnant un exemple constant de pureté et de grandeur.
— Celles-là, ajouta-t-il, ne connaissaient pas le luxe insolent qu’affiche la nouvelle génération, ni les plaisirs puérils qui vous envahissent et vous absorbent, et cependant, elles n’étaient ni moins belles, ni moins aimées…
— Tu exagères les défauts des femmes argentines, répondit doucement Carmen, nous sommes un peu frivoles, j’en conviens, et le souci du luxe en domine quelquefois de plus sérieux et de plus nobles, mais crois-tu donc que, si la patrie avait besoin de nous demain, elle ne nous trouverait pas prêtes à assister nos maris, nos frères ou nos fils ? Crois-tu que nous ne donnerions pas nos bijoux, comme l’ont fait nos grand’mères, pour payer les vêtements des soldats, ou encore notre argenterie et nos bronzes pour fondre des canons ? Et, dis-moi, laquelle de nous ne groupe pas autour d’elle une famille nombreuse ? Vois-tu beaucoup de maisons qui ne laissent échapper, à l’heure du collège, toute une petite troupe d’enfants soignés et parés par les mains maternelles ? Non, Carlos, ne calomnie pas les femmes argentines, laisse-les jouir un peu des belles choses, l’héroïsme n’est pas de toutes les saisons, et la beauté est de tous les temps !
— C’est toi qui devrais être député !… Et Carlos baisa la main de sa femme en souriant.
Nos amis nous quittèrent assez tard en nous invitant à partager ce soir la loge qu’ils ont au théâtre Colón pour la saison.
— Grande toilette ! nous dit Carmen en s’en allant, soyons patriotes, mais… soyons jolies !
— Quelle robe vais-je mettre ? a demandé Marthe de midi à cinq heures du soir.
Enfin, elle a choisi une robe délicieuse, Georges a passé son habit, et nous sommes arrivés au théâtre un peu avant le lever du rideau.
Malgré ce que nous avait dit Navarro, j’ai été stupéfaite du luxe que déploient ici les femmes du monde, et malgré ce que nous avait dit Carmen, émerveillée de leur beauté. Tout le théâtre est disposé en loges découvertes, et sur le devant de chaque loge, deux ou trois jeunes filles ou jeunes femmes sont assises, attentives et recueillies.
L’orchestre et les chanteurs sont d’ailleurs admirables, et je cesse de regarder aux premiers accords du Trouvère pour me laisser aller tout entière au divin plaisir de la musique.
Pendant l’entr’acte, nous avons tout le loisir d’examiner la salle et de causer, car on ne fait pas de visites dans les loges à Buenos-Aires. Chacune reste à sa place, les hommes, seuls, vont fumer sous le péristyle, ou se groupent aux portes de l’orchestre. De là, ils envoient des saluts aux dames de leur famille ou à leurs amies, et contemplent sans gêne les jeunes filles parmi lesquelles ils trouveront leur fiancée.
Nous sommes très lorgnées, et Carmen répond à un nombre prodigieux de signes d’amitié. La curiosité que nous inspirons n’a rien d’offensant, elle est plutôt bienveillante, et la grâce de Marthe produit sûrement un heureux effet.
Mais que de beauté !
Les hommes sont presque aussi beaux que les femmes, et de types plus différents entre eux. Peut-être est-ce parce que toutes les élégantes s’habillent dans les mêmes maisons de couture et se coiffent selon une mode uniforme, qu’elles nous paraissent se ressembler ? Ce qui est frappant, c’est le soin avec lequel les Argentins sont vêtus. Pas une faute de goût dans la tenue de soirée, pas un bijou criard, ni une cravate toute faite ! Presque tous sont entièrement rasés, et de si près, qu’on voit à peine une ombre bleuâtre sur leurs joues mates.
— Et dire, me murmure Carmen qui suit la direction de mes regards, dire que plusieurs de ces jeunes gens étaient hier à cheval, bottés et boueux, à surveiller leurs « estancias », et qu’ils ont passé la nuit et peut-être une partie de la journée en chemin de fer pour assister ce soir à la représentation du Théâtre Colón !
— Je vous avoue, ma chère Carmen, lui répondis-je, que j’ai pris pour des oisifs ces hommes si soignés et si méticuleusement vêtus. Je me repens d’un jugement téméraire, mais il faut confesser que c’est plutôt dans un cercle que dans une ferme que l’on peut se les représenter.
— Oh ! ils vont aller au Cercle tout à l’heure, n’en doutez pas ! Le cercle est une des maladies de notre cher Buenos-Aires ; aucun homme d’aucune classe de la société n’y échappe, et Carlos me quittera à la porte de notre maison pour aller faire un tour à son indispensable club ! Heureusement, ils sont rares ceux qui s’enlisent dans cette vie de jeu et de potins ; nos Argentins ont trop d’ardeur à dépenser, trop de besoins à satisfaire pour ne pas travailler et pour ne pas tâcher d’acquérir une fortune s’ils sont pauvres ou d’augmenter la leur s’ils en ont une. Et puis, on se marie sans dot ici, pour l’amour de deux beaux yeux, pour fonder un foyer — et cela coûte cher une demi-douzaine d’enfants ! Il faut donc laisser de côté les parties de baccara ou de poker, les bavardages vides et les veilles fatigantes, pour s’occuper d’affaires sérieuses.
— Mais quand votre mari trouve-t-il le temps de s’occuper de son estancia ? demandai-je à mon amie.
— Mais toutes les fois qu’il a des vacances à la Chambre. C’est qu’il suit la règle de notre pays où un homme est à la fois, estanciero et député, sénateur et auteur dramatique, financier et poète, et de plus : époux, père et homme du monde ! Pour ma part, ajouta-t-elle, je le déplore, il me semble que le pays gagnerait si tant de facultés et d’énergies ne se dispersaient pas ainsi, mais au contraire, se spécialisaient… et… L’ouverture du deuxième acte interrompit notre causerie et j’attendis l’entr’acte suivant pour continuer à interroger ma patiente amie.
— Pardonnez-moi mon indiscrétion, Carmen, lui dis-je, mais j’ai une telle hâte de connaître ce nouveau monde dans lequel je vais vivre, que je mets encore votre amitié à contribution. Dans cette belle salle, dont le rouge discret et l’or éteint mettent si bien en valeur la beauté des spectatrices, je ne vois pas une femme qui ait passé la cinquantaine. Où sont les mères ou les tantes qui accompagnent ces jeunes personnes ? Vont-elles venir à la fin du spectacle ?
— Non, ma chère, les mères ou les tantes sont ici, au fond des loges, dissimulant leurs cheveux gris et leurs rides, et laissant la place à la jeunesse et à la beauté. D’ailleurs, il y en a fort peu qui viennent au théâtre, une seule se dévoue pour conduire toute une troupe de jeunes filles ou de jeunes femmes, les autres restent au logis où elles gardent leurs petits-enfants ou leurs petits-neveux en se réjouissant du plaisir que prennent leurs filles ou leurs nièces. Je vous l’ai déjà dit, ici, la vie des femmes peut se résumer en deux mots : amour et maternité.
— Regardez, madame, la jolie jeune fille, s’écria tout à coup Marthe dont le mari avait suivi Carlos qui désirait le présenter à quelques amis, qui est-elle ?
— C’est Gloria Villalba, sa beauté est encore inférieure à son intelligence ; elle fait, en français, des vers charmants. Nous en sommes orgueilleux, et je serai heureuse de vous la faire connaître bien vite.
— Et cette dame en noir ? interrogeai-je à mon tour, est-ce une connaissance à vous, Carmen ?
— Délia Marino de Ortiz ! je crois bien ! nous sommes même un peu parentes. Elle adore la France et les Français, et sa maison est le rendez-vous de tout ce que Buenos-Aires compte d’intéressant et de distingué, vous y rencontrerez un accueil affectueux. Elle m’a déjà demandé de vous amener chez elle jeudi pour prendre le thé et assister à un des concerts qu’elle seule sait organiser. Délia possède une merveilleuse collection d’autographes, parle quatre ou cinq langues, et trouve moyen d’être spirituelle et drôle sans méchanceté dans chacune d’elles, ses enfants sont bons et beaux, et il est difficile de la connaître sans l’aimer. Dans la loge à côté de la sienne, la ravissante jeune femme qui se penche pour parler à son mari, ce monsieur blond, vous voyez ? c’est aussi une amie à moi, Lucia Iturri de Hansburg ; celle-là est une vraie Parisienne, fine et délicate, qui porte avec une grâce aisée les derniers modèles de vos couturiers, et donne des réceptions exquises. Son mari est gouverneur de la province, il est tout jeune, et c’est un homme de grande valeur, vous verrez !
Carlos revient, amenant Georges qui nous paraît un peu ahuri.
— Qu’as-tu, lui demande Marthe, tu es malade ?
— Il a, répond Carlos, que je lui ai fait faire la connaissance de trois ou quatre douzaines de mes compatriotes, et que l’oreille de Monsieur Ferrand n’est pas encore très exercée à saisir notre idiome…
— Surtout parlé avec cette rapidité, dit le pauvre Georges en souriant faiblement, j’ai un peu mal à la tête, je vous l’avoue… Et dire que presque tous me parlaient français lorsqu’ils voyaient mon désarroi ! Oh ! pourquoi ne commençaient-ils pas par là, mon Dieu !
— Parce que je les prévenais d’avance de n’en rien faire, ajouta Carlos en riant. Il faut oser, entendez-vous ! ne craignez rien, ici, personne ne se moquera de vous. Nous sommes trop contents de voir qu’un étranger fait l’effort de parler notre langue pour le critiquer sottement, et l’en dégoûter parfois pour toujours !
Le dernier acte, en commençant, fit taire Carlos, et encore une fois, nous applaudîmes les chanteurs et surtout l’orchestre merveilleux. Après avoir échangé un au revoir affectueux avec nos amis, et les avoir remerciés, nous résolûmes de regagner la maison à pied.
La nuit était un peu froide, mais pure et claire. Je laissai Marthe et Georges passer devant moi, et je les suivis en respirant l’air léger et en regardant leurs ombres qui traînaient derrière eux comme un manteau. Peu de passants dans les rues ; de temps en temps, le pas sonore d’un homme croisait son bruit avec celui que faisaient sur le pavé les petits talons de sa compagne, et je voyais deux silhouettes sombres découpées par la lune sur les maisons blanches. A chaque coin de rue, un agent veillait, les roulements lointains des automobiles et des derniers tramways s’éteignaient, et lorsque nous arrivâmes à notre porte, la ville entière semblait endormie.
Georges est parti hier, et c’est la première fois depuis leur mariage qu’il se sépare de sa femme.
Nous avons préparé l’équipement du voyageur, il a fallu courir les magasins qui sont si peu différents de ceux de Paris que je croyais reconnaître les vendeurs et les vendeuses ! Presque tout le commerce de luxe est groupé dans une rue où ne passe pas le démocratique tramway et où les voitures même ne circulent que jusqu’à cinq heures du soir : la rue Florida.
Les banques, nous ont étonnés davantage. Elles sont toutes situées dans les rues étroites du centre de la ville, c’est-à-dire dans le vieux quartier des affaires ; ce sont des monuments formidables qui rivalisent d’importance et d’animation. Un brouhaha incessant les remplit, fait de voix diverses parlant des langues différentes, on sent que là bat le pouls de la nation argentine ; c’est ce mouvement continuel d’argent et cette formidable activité qui donnent le vertige aux nouveaux arrivés, et nous n’y échappâmes pas ; malgré nous, l’attrait de la spéculation nous saisissait en entendant les conversations des allants et venants, et au mépris de toute prudence, nous allions nous retirer avec nos fonds pour chercher un placement pareil à ceux dont nous entendions vanter les incroyables avantages, lorsqu’un éclair de prudence me retint, et je dis à Georges :
— Écoute, nous sommes fous en ce moment, si fous que j’oubliais la lettre de recommandation que j’ai pour le Président de la Banque de France, M. Roy ; au lieu de nous laisser aller à la griserie de l’or, et d’écouter les récits que multiplie l’exagération latine, demandons à voir M. Roy, et prions-le de nous donner un conseil.
Nous allâmes donc à la Banque de France, aussi imposante, aussi formidable que les autres, elle regorgeait de monde, et il nous fallut attendre assez longtemps avant de nous trouver en présence de celui que nous désirions voir. Nous lui exposâmes l’objet de notre visite, lorsqu’il eut pris connaissance de la lettre dans laquelle un de ses plus anciens amis nous présentait à lui. Son aspect un peu sévère s’était adouci dès les premières phrases, et c’est un homme du monde, courtois et empressé qui se mit à notre disposition.
— Vous m’embarrassez beaucoup en me demandant un conseil, me dit-il, car le seul que je puisse vous donner en ce moment, c’est de déposer tranquillement vos fonds à la Banque, et d’attendre avec patience qu’une affaire se présente avec de réels avantages, alors, puisque vous voulez bien croire à mon expérience, je vous la signalerai, et j’espère que vous en aurez toute satisfaction.
Je le remerciai, et lui citai timidement quelques-unes des spéculations qui nous avaient enthousiasmés. Il sourit :
— Tout cela serait magnifique, certes, si seulement c’était vrai. Mais on amplifie singulièrement les bénéfices dans le monde des affaires, et ici, où l’on garde le souvenir de merveilleux coups de fortune, plus encore qu’ailleurs. Le temps des millions gagnés en six mois est passé ; il faut plus de patience désormais, et beaucoup s’en retournent plus pauvres qu’ils ne sont arrivés à cause de leur hâte et de leur imprudence. On se jette tête baissée dans de folles spéculations, soutenues à peine par des banques improvisées, une fois sur mille, cela réussit, mais c’est seulement de cette fois-là que l’on se souvient ! Ce pays admirable de richesse et d’énergie est quelquefois épuisé par son effort même, et les ruines y sont aussi rapides que les fortunes ont mis peu de temps à se faire. Ainsi, croyez-moi, attendez, travaillez, et comptez sur ma sympathie. Je vais vous donner un petit mot pour le Directeur de la Banque qui vous facilitera les opérations, d’ailleurs, j’espère vous revoir bientôt et vous donner de bonnes nouvelles ; en attendant, cher Monsieur, dit-il en s’adressant à Georges, mon âge me permet de vous donner un conseil ; gardez-vous de ceux qui essaieront de vous lancer dans des affaires hasardeuses, et surtout du jeu, quel qu’il soit !
— Du jeu ?
— Oui, ici on joue, on joue à la Bourse, à la Bourse des céréales, à la loterie, aux courses, dans les cercles, sur les terrains, on joue partout ! Certes, les sociétés de bienfaisance y trouvent un fonds considérable, mais ce n’en est pas moins une plaie sociale, elle vous guette de toutes parts et la charité qu’elle sert, ne l’excuse pas. Songez que le Jockey-Club de Buenos-Aires est assez riche pour acheter au cœur de la ville l’emplacement d’un grand village, et que les courses attirent des milliers d’hommes, même les jours ouvrables ! Et combien de familles s’imposent de réelles privations pour acheter un billet de loterie !
— J’en ai déjà acheté un, murmura Georges un peu honteux.
M. Roy sourit et se leva, nous prîmes congé, reconnaissants de son accueil et de ses conseils, et il nous promit de nous faire visiter un asile de vieillards qu’il soutient presque seul, et les autres établissements français de bienfaisance auxquels il prête son concours sans défaillance.
— Si tous nos compatriotes étaient comme celui-là !… nous dit Georges en sortant.
Nos affaires mises en ordre, il ne nous restait qu’à attendre le moment de dire « au revoir » au voyageur. Ces dernières heures à passer ensemble sont les plus tristes. On s’est tout dit, on le croit, du moins, on se regarde comme si l’on ne devait plus se revoir, en renfonçant ses larmes, on se balbutie d’inutiles recommandations, déjà faites dix fois et qui seront sûrement oubliées bien vite, et au fond de soi-même, on sent germer ce souhait : Ah ! je voudrais qu’il soit déjà dans le train ! tant l’approche de la douleur est pire que la douleur même… Moi qui connais tout cela, et qui me suis séparée plusieurs fois de la moitié de mon cœur, j’ai évité le plus possible à Marthe et à Georges les affreuses heures de tête-à-tête qui précèdent le départ. Je les ai conduits au Bois de Palermo, la promenade élégante dont l’animation a distrait un peu leur chagrin.
Le ciel était d’un bleu léger, presque blanc, les arbres, de cent essences différentes, se doraient au soleil clair d’un hiver pareil à un printemps, et dans cette lumière unique de l’Argentine, passaient et repassaient, en voiture ou en automobile, des femmes et les jeunes filles aussi belles dans l’éclat du jour qu’elles l’étaient l’autre soir dans la lumière rosée du Théâtre Colón.
Nous nous mêlâmes aux piétons qui suivaient sous les palmiers l’allée principale du parc. C’étaient pour la plupart des jeunes gens et des jeunes filles, fiancés déjà, ou sur le point de l’être. Tous se connaissent dans cette jeune société, restreinte encore à un petit nombre de familles, et les plaisanteries amicales, les interpellations affectueuses se croisaient d’un groupe à l’autre, dans les éclats d’une gaîté familière et fougueuse. Il me fallut peu de temps pour me rendre compte que personne ne semblait porter son nom parmi ces jeunes gens ; tous sont affublés de surnoms, parfois gracieux et souvent saugrenus : le Gros, la Blonde, Coca, Nona, Copeta, le Néné… Malgré les joues ombrées des garçons, et les formes pleines des jeunes filles, il nous semblait être entrés dans une ronde d’enfants…
Quand nous remontâmes en voiture, le cocher allumait les lanternes, et lorsque nous rentrâmes dans la ville, la nuit était déjà venue. Je bénissais ce bref crépuscule. C’est un moment douloureux pendant lequel s’aggravent toutes les souffrances, on subit l’agitation de la journée et l’on se sent loin encore de l’apaisement de la nuit. Je craignais pour les cœurs chagrins de Georges et de Marthe, des adieux échangés pendant la mort du jour.
La pauvre Marthe à été raisonnable, et son mari n’a pas vu ses larmes au moment où s’ébranlait le train. Elle a tenu à l’installer elle-même dans le wagon-lit confortable qu’il avait retenu, et après une grande étreinte elle a quitté la gare sans trop d’émotion apparente. Mais dans la voiture, la faible héroïne s’est effondrée sur mon épaule, et m’a bouleversée d’une peine qui trouvait dans mon cœur tant d’échos lointains…
Nous avons eu une dépêche déjà de notre voyageur, et nous attendons une lettre.
— Oui, Marthe, elle sera longue, la lettre, et je sais d’avance qu’il y en aura une bonne moitié que tu liras seule dans ta chambre…
Les jours ont passé, et enfin, ces nouvelles tant désirées sont arrivées. Elles sont aussi bonnes que possible, débordantes d’enthousiasme et Georges y joint tant de tendresses pour sa femme, qu’elle n’a plus qu’une idée : partir à son tour pour rejoindre le bien-aimé… Les jours ont fait des semaines, et chacune de nos journées apporte une satisfaction à notre curiosité, et une distraction à nos soucis.