← Retour

Une Française en Argentine

16px
100%

 

Nous voici partis pour l’estancia… les grands wagons s’emplissent peu à peu, nous quittons Buenos-Aires et ses faubourgs semés de maisons construites en bois, en boîtes de conserves ou en bidons à pétrole… Le train roule sans se hâter, parcouru d’un bout à l’autre par des contrôleurs, des marchands de journaux et de cigarettes, ou par des voyageurs qui se rendent visite et vont au restaurant.

Nous traversons une zone de verdure, des jardins ; quelques villas aux stores hermétiques sont semées au hasard dans des touffes d’eucalyptus et de magnolias, puis c’est la plaine. Pendant des heures nous allons voir seulement de l’herbe roussie, des broussailles séchées, des bœufs accablés par le soleil et un horizon net et lointain, sans une ondulation, sans une vague… Je lis, balancée par le mouvement du train, puis c’est le déjeuner, puis encore la lecture, le dîner arrive… et les lits faits, le sommeil.

La monotonie du voyage nous a engourdies,… et nous n’avons pu échanger dix paroles…

Me voici habillée, et je commence à guetter les stations. Elles sont visibles de loin, les gares auxquelles le train s’arrête, essoufflé, pour vomir mille paquets informes et mille caisses biscornues…

Il n’y a pas de maisons à l’horizon, trois vaches meuglent tristement près d’une gare grande comme une guérite, et je vois des hommes faire glisser du fourgon un piano à queue… Le phonographe, le pianola voisinent avec la guitare, les cartons à chapeaux, et les sacs de graines ou de pommes de terre…

Enfin ! c’est la station désirée : « Dos Ombuës… » Pío doit nous attendre…

Marthe est fatiguée de ce long voyage, elle soupire après un vrai lit, un lit posé sur un plancher immobile, et c’est elle qui descend du train la première…

Pío est là, botté, coiffé d’un petit chapeau de feutre, dans sa tenue de fermier. Son beau visage espagnol, long et brun, est un peu anxieux. Pourquoi ? N’a-t-il pas vu dans mes yeux que son absence m’a été cruelle, que je n’ai pensé qu’à cette heure qui nous réunit, et que j’accepte avec joie ma destinée… Ma destinée, vous avez des yeux bien sombres et un teint bien obscur !…

Un petit break haut sur roues, nous emporte dans la campagne plate, cahotant sur des chemins mal tracés, et des mouches bourdonnent à nos oreilles, ma pauvre Marthe s’efforce de sourire, Pío est heureux, et d’un geste d’orgueil, il me montre la plaine verte où des tiges pressées font un tapis d’émeraude.

— C’est du blé, me dit-il.

Du blé ! à perte de vue, jusqu’où le regard peut atteindre, jusqu’où le galop d’un cheval peut porter un homme, et plus loin, plus loin encore : c’est du blé ! Quel grenier d’abondance ! quelle terre bénie ! Une émotion profonde me saisit, je pense à toute une humanité affamée par les villes, et rassasiée par le produit de ce sol généreux… Des hommes vivent en le faisant croître, ce blé, d’autres en vivront lorsqu’il sera abattu… Pío devine mes pensées et baise ma main en silence.

Nous approchons de la maison. Voici les arbres qui ont donné leur nom à la station, « Deux Ombuës », leurs racines se tordent hors de la terre brune comme de gros serpents, leurs troncs creux sont pleins d’eau et d’insectes, et leurs feuilles épaisses défient le plus ardent soleil. On dirait deux géants infirmes.

— Les beaux arbres ! dit Marthe émerveillée.

— Oui, lui répond Pío, ils sont beaux, mais leurs racines qui vont chercher l’humidité à d’énormes distances, sont nuisibles à la culture, elles sont si résistantes que le soc des charrues s’y brise, rien ne pousse à l’ombre opaque de l’ombú et nos paysans n’osent pas attacher leur cheval à ses branches, persuadés que cette ombre froide est mortelle à qui y demeure un moment. Les graines d’ombú sont dédaignées des oiseaux, et les feuilles en sont si amères que même la sauterelle renonce à s’y attaquer ! Vous voyez que l’arbre traditionnel de la Pampa ne vaut que par les légendes qui s’y attachent et c’est pour le seul plaisir des yeux que j’ai gardé ces encombrantes merveilles !

Pendant que Pío parlait, nous sommes entrés dans une avenue bordée d’eucalyptus immenses qui laissent pendre de leurs troncs pâles des lanières d’écorce, enfin nous distinguons la maison !… Elle surgit d’un buisson de roses, et sur le seuil, souriante, un rayon de soleil dorant ses cheveux blancs, la mère de Pío me tend les bras…

— Ma fille !

....... .......... ...

Nous sommes installées. Des voitures pareilles à celle qui nous a amenées ont déposé sur le seuil fleuri les amis qui résident à l’estancia… Ils avaient voulu laisser Madame Valdez et Pío m’accueillir seuls…

Je suis assaillie par un déluge de félicitations et de souhaits, c’est une animation sans pareille, et je m’embrouille dans les noms de mes futurs cousins et cousines. Marthe, reposée, n’est pas la moins agitée, sa froideur de Parisienne bien élevée a fondu peu à peu, et la voici semblable aux exubérantes jeunes femmes qui se passionnent pour l’amour de leurs amies comme si c’était leur amour à elles !

Le dîner réunit une vingtaine de personnes autour de la grande table que préside Mme Valdez, « Mamita », petite mère, comme l’appelle Pío, comme elle désire que je l’appelle. On apporte le traditionnel « puchero », qui est un pot au feu peu différent du nôtre, puis tant de viandes, tant de légumes que nos estomacs français renoncent à suivre même de loin l’exemple que nous donnent les appétits argentins.

— Croiriez-vous, raconte Mamita, indignée, que Pío, craignant que les « péons » se rendent malades avec trop de viande, a voulu leur faire manger des légumes et des pâtes, et que ces nigauds ont déclaré que ce régime était destiné à les faire mourir de faim et de faiblesse ! Ils ne veulent que leur « asado » et leur « puchero », hors de cela, ils ne connaissent rien !

— N’en dites pas trop de mal, Mamita, répond Pío. Ces braves gens, sachant que ma « novia » est arrivée, ont organisé pour samedi soir une danse et des improvisations sur la guitare. Ils veulent se montrer à elle à leur avantage…

— C’est très bien, cela, dit Carmen, mais pour aujourd’hui, prenons pitié de la fatigue de nos voyageuses, et contentons-nous d’aller nous asseoir dans le jardin, sous la lune… la nuit est si belle !

Le dîner achevé, nous sortîmes. Je pris le bras de Pío et il me conduisit un peu à l’écart vers un banc, près d’un parterre de lys qui répandait sans mesure son parfum épais et sucré… Nous restâmes longtemps sans parler, de temps en temps s’élevait le cri liquide et émouvant d’un crapaud, le pépiement léger d’un oiseau réveillé ; des insectes et de petites chauves-souris passaient dans les rayons de la lune… L’aboiement d’un chien me fit tressaillir…

— N’ayez pas peur, murmura Pío, nos campagnes sont sûres… et je vous garde !

Je n’ai pas peur, mais je tremble…

— Cette journée a été si pleine d’émotions, de joies, que les mots meurent avant d’arriver à mes lèvres, Pío, et il faut que vous deviniez tout ce que vous dit mon silence…

Nous sommes revenus lentement à la maison… Des effusions encore, une étreinte de Mamita, et j’ai dormi sans rêves — à quoi bon, puisque, c’est tout éveillée que je les fais ! — dans cette chambre où je dois passer tant d’heures de ma vie…

....... .......... ...

Le parfum des gardénias entre dans ma chambre avec le soleil ; il domine l’odeur des jasmins, des chèvrefeuilles et des roses sous lesquels la maison est enfouie.

C’est une vieille maison, avec une véranda tout autour et un puits à margelle de pierre dans le patio… Un oiseau-mouche fait vibrer ses petites ailes brillantes au-dessus d’une grande fleur blanche…

Avant que Marthe s’éveille, nous sommes déjà loin, Pío, Navarro et moi ; une voiture légère nous emmène au hasard, eux, le fusil sur l’épaule, moi, une ombrelle à la main, ivres de lumière et de liberté. J’avais protesté contre les fusils, mais j’en ai compris l’utilité quand j’ai vu se lever presque sous les pieds du cheval un nombre incroyable de lièvres.

— Un imprudent, m’expliqua Carlos, un imprudent qui était aussi sans doute un chasseur enragé, a introduit dans le pays le lièvre qui y était inconnu, et nous sommes maintenant obligés de défendre nos cultures contre ce rongeur infatigable qui pullule dans les champs. C’est à le chasser que sont employés ces beaux lévriers que vous avez caressés ce matin, et c’est vraiment en cas de légitime défense que nous le tuons, car sa chair ne vaut pas grand’chose, et on ne sait pas encore chez nous utiliser sa peau.

Nous avons gagné la grand’route… ou plutôt l’espace séparant les terres cultivées qui sert de chemin… La voiture bondit, les ressorts plient, nous sommes jetés les uns contre les autres… Voici que nous nous trouvons face à face avec un immense troupeau de bœufs et de vaches… J’ai un petit frisson… Le cocher, de deux coups de fouet, s’ouvre un passage et les bêtes s’écartent pour nous laisser passer…

— Les bœufs ne sont dangereux que pour les piétons, me dit Pío, les hommes qui les gardent sont des « gauchos », toujours à cheval, et la silhouette d’une voiture leur est relativement familière, mais l’homme à pied est pour eux un animal inconnu, contre lequel ils foncent volontiers à coups de corne.

Le troupeau disparaît dans la poussière qu’il a soulevée, de gros rats sans queue traversent la route, des oiseaux chantent à plein gosier sur les arbustes qui la bordent, nous allons toujours… Il est onze heures, lorsque nous revenons à l’estancia, ivres de soleil, poussiéreux, affamés, contents. Une demi-douzaine de lièvres sont envoyés à la cuisine, et Mamita fait la grimace en les regardant. Elle gronde Pío et Carlos de m’avoir emmenée sans sa permission.

— Regardez-la un peu, leur dit-elle, elle a au moins un kilo de poussière sur ses vêtements ! Et moi qui voulais lui montrer la basse-cour, et aller avec elle chercher des œufs ce matin… il y a au moins deux cents poussins de plus qu’hier !…

Je console la chère vieille dame, et je lui promets de l’accompagner l’après-midi, après la sieste.

— Nous irons voir les poulets, les dindons, les oies, les canards, tout, Mamita, tout !

....... .......... ...

J’ai tout vu, je n’en puis plus. Mais Mamita est si contente et si fière ! Pío me remercie d’un regard et nous nous asseyons tous deux sur le banc, près des lys…

....... .......... ...

Pendant trois jours un vent furieux a secoué la maison, les champs se moiraient sous son souffle, les pétales de fleurs s’éparpillaient dans les allées, et les saules qui bordent la petite rivière se pliaient échevelés jusqu’à caresser l’eau de leurs feuilles. Nous connaissions ce vent, le « Pampero », pour l’avoir subi à Buenos-Aires, mais là, dans ce bouquet d’arbres isolé au milieu de la plaine, sa violence se décuple. Je suis sortie souvent pour la sentir passer, cette grande haleine fraîche de la pampa. Elle est pure, impétueuse, on sent qu’elle a passé sur des neiges immaculées et frôlé des terres vierges et lorsqu’elle se tait, elle laisse le ciel plus bleu, et la nature plus vigoureuse.

Notre demi-emprisonnement a été délicieux, et notre intimité avec nos compagnons de captivité s’est accrue ; j’ai découvert dans Mamita des trésors de bonté, et dans ses hôtes mille ressources intellectuelles. La facilité d’assimilation de mes futurs compatriotes est prodigieuse : ils savent tout ce qu’ils ont envie de savoir ! Lorsque les méthodes d’enseignement auront progressé, que l’on élaborera des programmes d’éducation moins touffus, et qu’on se donnera la peine de faire approfondir aux jeunes gens les matières qu’on leur enseigne, les Universités et les Facultés argentines rivaliseront facilement avec celles du vieux monde, comme le fait déjà leur Faculté de Médecine.

Pío m’a montré la bibliothèque, commencée par son aïeul, et que son père et lui ont accrue avec soin et orgueil. Que de belles et rares éditions, en espagnol, en allemand, en italien, en français ! Et quelle variété de sujets ! Depuis les romans et les poèmes, jusqu’aux traités d’agriculture et de géologie !

— Presque tous mes amis ont des bibliothèques mieux fournies que la mienne, m’a dit mon fiancé, nous lisons beaucoup ici, mais aucun n’aime ses livres comme j’aime les miens !… les nôtres, a-t-il ajouté… car il a vu avec quelle avidité mes yeux parcouraient les titres des volumes, et avec quelles précautions je touchais ces reliures précieuses, nous viendrons lire souvent ici tous deux et parler de la littérature de votre pays pour laquelle vous voyez mon admiration, et qui est familière à toute la classe supérieure en Argentine.

Pío me tend un beau volume habillé de maroquin havane, qui porte en lettres d’or ces mots : La Gloria de Don Ramiro.

— Voilà un de mes livres favoris, et je voudrais que vous l’aimiez, il est merveilleusement écrit et noblement conçu. L’auteur se nomme Enrique Rodriguez-Larreta…

— Le ministre d’Argentine à Paris, interrompis-je, je connais son livre.

— Il a mis des années à finir ce roman, il en a ciselé le style, il est l’espoir et l’orgueil de notre littérature.

— D’autres vont suivre son exemple, mon cher Pío, il a montré à vos jeunes hommes de lettres que rien de beau ne s’improvise, c’est une grande et utile leçon qu’il leur donne !

....... .......... ...

Le pampero s’est tu, nous voici délivrés. Je suis allée ce matin à cheval avec Pío, faire un peu la connaissance des « gauchos » qui gardent et soignent les troupeaux de l’estancia, et nous sommes entrés dans les petites maisons de brique crue, semées de loin en loin dans la plaine. En général, la maison était vide, et la porte cependant grande ouverte… Malgré des antipathies et même des haines qui s’élèvent entre ces hommes violents et passionnés, la méfiance n’existe pas, et le vol est inconnu. Et puis, que volerait-on ? Un lit de camp, qu’on appelle « catre », une selle couverte de peaux de mouton, le « recado », une calebasse pour faire le maté sans lequel le paysan argentin ne peut vivre, une guitare, et c’est tout ce que contient la petite maison solitaire ! Dès l’aube, le gaucho la quitte à cheval, et revient à la nuit tombante, drapé dans son « poncho » et brisé par d’interminables galops dans la pampa… C’est alors, qu’assis devant sa porte, sa guitare sur les genoux, regardant la plaine qui perd peu à peu ses couleurs, il invente ces chants languissants, au rythme arabe, qui montent dans le soir comme le soupir même de la campagne exténuée par une journée d’ardent soleil ; il chante aussi sa fiancée, celle qu’il aimera uniquement, qui viendra lui apporter le sourire de son visage brun, et les petits qu’il verra se rouler dans l’herbe, se hisser sur les chevaux, qui lui crieront au retour de ses épuisantes chevauchées des mots tendres et rauques, et qui, plus tard, chanteront à leur tour, devant la pampa, obscurcie par le soir, leur fiancée brune et l’avenir de leurs enfants.

....... .......... ...

Nous sommes allés jusqu’au petit village, le « pueblo » qui dépend de la station « Dos Ombuës » : quelques petites maisons de briques recouvertes de ciment, dont les toits plats servent de terrasse, une école d’où s’échappent en troupe de beaux enfants bronzés et turbulents, l’église sans clocher, et l’inévitable, multiple, indispensable « almacen ». Le mot « almacen », mot arabe, veut dire « magasin », et dans l’esprit du paysan argentin, il représente l’endroit où tout se vend et tout s’achète. Que ne trouve-t-on pas dans l’almacen d’un village ? Des toupies et des harnais, des espadrilles et de la bière, des rubans et des fromages, du vin et des fers à friser, sans compter les graines, l’encre, les pièges à mouche, les conserves de viande et de légumes, les confitures et le pétrole… La vente des étoffes est réservée aux colporteurs turcs qui vont d’estancia à estancia, infatigables, sachant dix mots d’espagnol, et qui quelquefois sont aussi riches que l’estanciero aux domestiques duquel ils vendent leurs cotonnades bariolées.

— Vous devez trouver mon pays bien sauvage, me disait Pío, tandis que nos chevaux prenaient la route du retour.

— Non, Pío, je l’aime, votre pays si jeune et si riche… Voyez quel attrait il possède : l’almacenero est espagnol, le maçon qui construit les maisons est italien, des Russes courbent le dos dans ce champ labouré, et tous y sont venus de tous les coins du monde, attirés par l’appât d’une fortune facile et d’une vie indépendante… ils travaillent rudement et peinent souvent, mais riches ou pauvres, ils resteront ! Ils oublient leur langue pour parler votre espagnol doux et zézayant, leurs enfants vénèrent les héros de l’indépendance argentine, et dans deux générations, leurs descendants n’auront qu’un nom étranger pour leur rappeler qu’un des leurs est venu de si loin… Et vous le voyez, moi aussi, je reste !…

— Dieu en soit loué, ma chérie !

....... .......... ...

Hier après le dîner, nous sommes retournés au village, entendre les chants des « gauchos » et voir leurs danses. Sauf la maman de Pío, un peu fatiguée, tous les hôtes de l’estancia nous ont accompagnés. Nous nous sommes assis sur des bancs, autour d’une place carrée plantée de poivriers géants au feuillage floconneux, et le spectacle a commencé. Un payador, — un improvisateur, — s’est détaché du groupe que formaient les gens du village, et se plaçant sur une chaise, il a commencé à accorder sa guitare.

Un silence profond s’était établi… La guitare bourdonnait comme un essaim d’abeilles d’argent et il a lancé les premières notes tendres et plaintives d’un « Triste »… J’étais suspendue à cette voix un peu gutturale, un peu voilée, qui chantait les peines d’amour du gaucho solitaire, et son désir de mourir si celle qu’il aimait lui refusait son cœur. Quelle passion criait dans cette mélodie primitive, et quelle ardeur désolée ! Un autre nous dit une « vidalità », puis des « milongas » lui succédèrent, et je ne me lassais pas d’écouter, d’écouter encore ces voix incultes et puissantes. Les chanteurs improvisaient souvent, quelques couplets ironiques se mêlaient aux lamentations passionnées et toute leur âme passait dans la musique… Ils se turent et la danse commença.

Quelques-uns des danseurs venaient de loin, et arrivaient à cheval, portant parfois en croupe leur « novia ». Les hommes étaient tous revêtus du costume national : des pantalons blancs garnis de dentelles et recouverts d’une pièce d’étoffe qui passe entre les jambes : « le chiripá », une veste courte, un mouchoir de soie éclatante au cou, et sur des bottes étroites, des éperons d’argent travaillé comme les boucles de leur ceinture, comme leurs étriers et comme le harnachement de leurs chevaux. Les femmes dont la figure un peu plate a un grand charme, portaient des robes claires et empesées et une longue natte de cheveux noirs s’allongeait jusqu’aux genoux des plus jeunes…

Celui qui conduisait la danse frappa dans ses mains, la musique commença, les couples se formèrent et nous vîmes se dérouler les figures charmantes et harmonieuses de la danse nationale argentine : le Péricon. Avec des attitudes nobles, avec des mouvements pleins d’une grâce sauvage, les danseurs mettaient un genou en terre, se fuyaient, se retrouvaient, passaient sous un bras étendu et faisaient la chaîne, les mains séparées par les foulards qu’ils avaient retirés de leur cou. Entre chaque figure, un d’entre eux s’avançait et improvisait deux vers amoureux ou plaisants qu’il adressait à une des danseuses : celle-ci ripostait aussitôt, et la danse reprenait. La lune faisait briller l’argent des éperons et des ceintures, les robes passaient et repassaient comme des nuages blancs, les pieds touchaient doucement le sol, et lorsque la musique se tut, lorsque, fatigués, les couples se réunirent aux gens du village assis sous les grands arbres, je poussai un soupir de regret.

— Et dire qu’en Europe on croit que c’est l’infâme et dégradant tango qu’on danse ici ! m’écriai-je. Comme je voudrais pouvoir démentir ceux qui ont créé cette légende !

— Consolez-vous, ma chère amie, me répondit Carlos Navarro, la mode stupide du tango a déjà disparu de l’autre côté de l’Océan ; tous ceux qui l’ont acceptée en ont été quittes pour avoir imité pendant quelques mois les voyous des villes argentines et leurs compagnes…

Nous fîmes nos adieux aux gauchos que je remerciai et qui nous accompagnèrent jusqu’aux voitures avec mille souhaits courtois de bonheur et de santé.

Pendant le retour dans la nuit tiède, aucun de nous ne parla, Pío serrait ma main dans la sienne et une infinie douceur nous engourdissait…

Je regardais les étoiles de mon nouveau ciel, plus rares et plus brillantes que celles de l’autre hémisphère, et la route me parut bien courte, car mon cher fiancé murmurait à mon oreille les mots immortels qui font oublier, qui font espérer…


Chargement de la publicité...