Une Française en Argentine
Nous avons déjà fait une escale au Brésil. J’ai vu de loin des plages blanches, des montagnes crépues, où, du fouillis serré des arbres, jaillit tout à coup un svelte cocotier, des îles d’ocre et d’émeraude, des maisons peintes… Des barques multicolores se sont pressées autour du grand vapeur, le pont était plein de perroquets, de petits singes grelottants et de fruits singuliers. Les Brésiliens descendent, sans bruit, sans tumulte, toujours souriants et silencieux ; leurs amis, leurs parents montent à bord, les étreignent affectueusement, et les emmènent en leur parlant à mi-voix. Ce calme, cette douceur me surprennent : ce n’est pas ainsi que je me figurais les hôtes de ces régions éclatantes… Comment seront les Argentins ? Ceux que j’ai vus jusqu’à présent sont si différents les uns des autres ! Et ma nouvelle amie ne veut rien me dire… est-elle fière de ses compatriotes, ou bien ?…
Le temps se rafraîchit. Depuis hier nous avons quitté Santos enfouie sous les palmiers, et la quiétude du voyage fait place à une sourde agitation. Chaque passager voit avec peine, même s’il n’en convient pas, la fin de cette trêve aux soucis de la vie, et puis on quitte des habitudes, et cette discipline du bord qui supprime toute préoccupation domestique. Perriot, l’ami de Georges, est descendu avec sa femme à Rio-de-Janeiro, mes cousins les ont accompagnés à leur hôtel, et sont revenus pleins d’admiration pour la ville qu’ils avaient parcourue, et un peu mélancoliques… — Peut-être Perriot a-t-il bien fait d’aller au Brésil, me dit Georges, on nous a raconté que la vie est très difficile à Buenos-Aires, et que la lutte y est plus âpre encore qu’en Europe… l’avenir m’effraie…
Mes pauvres enfants ! Ce n’est pas l’avenir qui vous effraie, c’est le passé qui vous manque ! Un peu de votre jeunesse vous a suivi jusqu’ici, et brusquement, a disparu… Il faut tout oublier, même sa jeunesse, pour avancer ! Marchez sans retourner la tête, ceux qui regardent en arrière se pétrifient, vous le savez bien !…
Les malles sont faites, demain matin, à sept heures, nous serons à Buenos-Aires.
La dernière soirée du voyage est insupportable. Le paquebot est envahi par des parents, des amis des passagers, des courriers d’hôtels, des agents d’émigration, des policiers… Tous ces gens crient et se démènent comme si le pont et les corridors leur appartenaient en propre.
Le bruit des bagages qu’on accumule sur le pont, les allées et venues des domestiques et une musique infatigable m’empêchent de fermer l’œil jusqu’à deux heures du matin. Carmen m’a présenté son mari et son fils, et elle avait raison, je me sens leur amie… C’est une grande douceur pour moi que cette affection inattendue sans laquelle, peut-être, mon voyage serait presque un exil…
Je suis éveillée d’un sommeil troublé par la voix de Marthe :
— Lève-toi vite, on arrive !
En hâte, je fais ma toilette, et je monte sur le pont où sont déjà groupés les passagers roulés dans leurs manteaux ; un petit vent aigre souffle ce matin. Nous voguons sur le Rio de la Plata ; le navire avance avec lenteur, guidé à chaque minute par des signaux et des bouées.
Le fond du Rio est composé de bancs de sable et les eaux sont épaisses… Mais quelle étendue ! Pas de rives visibles à l’horizon… rien, rien que ces bouées proches et ces flots rougeâtres à perte de vue. Le jour commence à peine… Nous arrivons en hiver, ici…
Comme au départ, Marthe s’appuie au bras de Georges, et je vois son menton trembler légèrement… Que craint-elle, elle qui est protégée par celui qu’elle aime ?… Je monte sur le pont le plus élevé, et seule, je cherche à voir, à deviner… Au moment où mes yeux découvrent la terre, le premier rayon du soleil fait briller au loin une petite coupole comme la pomme d’or du jardin des Hespérides.