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Une Française en Argentine

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Nous avons été prendre le thé chez Madame Ortiz, Delia Marino de Ortiz, dans sa maison de l’avenue Alvear, une voie nouvelle, somptueuse et riante, et dès l’entrée le charme de cet intérieur, où trois générations sont réunies, et où la malice et l’hypocrisie sont inconnues, nous a conquises. Carmen était déjà arrivée, et les présentations faites à la famille, Madame Ortiz nous a abandonnées en s’excusant, pour aller trouver ses artistes qu’elle adore, et le concert a commencé. Je ne me souviens pas d’avoir vu réunis tant de noms célèbres sur un programme, ni un auditoire plus sensible et plus intelligent. Tout est compris aussitôt que dit, et applaudi avec enthousiasme. Il n’y a presque que des dames aux réunions de ce genre. Les maris sont à leurs affaires, et quelques-uns, bien peu nombreux, viennent chercher leur femme à la fin de la journée.

Le corps diplomatique était au complet pourtant ; malgré moi j’essayais de mettre sur chaque visage de ministre ou de consul le masque caractéristique de son pays. Je me trompais presque toujours, tant il est vrai que dans les classes policées et raffinées les signes de race s’effacent à peu près, et la manière d’être de chacun devient celle de tous.

Nous retrouvâmes dans les toilettes et l’arrangement des femmes qui nous entouraient cette élégance qui est leur apanage, mais elles avaient, sous ce toit hospitalier, une charmante liberté d’allures, et une grâce aimable que nous ne leur connaissions pas encore.

Marthe était allée avec Carmen prendre une tasse de thé, lorsque Madame Ortiz s’approcha de moi :

— Chère madame, me dit-elle, permettez-moi de vous présenter mon ami Monsieur Pío Valdez qui désire beaucoup vous connaître, il aime votre Paris où il est allé plusieurs fois, et meurt d’envie d’en parler un peu avec vous. Elle s’en alla, et M. Valdez s’assit à mes côtés.

Déjà l’on m’avait avertie qu’il est de mauvais ton à Buenos-Aires de causer plus de cinq minutes dans un salon avec un « caballero », lorsque ce n’est ni un parent ni un fiancé, et je me préparais après l’échange de quelques phrases, à me lever et à aller rejoindre ma cousine et mon amie dans la pièce voisine, désireuse de ne choquer en rien des coutumes qui ne laissaient pas néanmoins de m’étonner. On eût dit que mon voisin devinait ma pensée, il me dit en souriant :

— Dans la maison de ma vieille amie Délia, madame, un homme et une femme peuvent causer sans que personne y prenne garde, ou interprète mal un entretien un peu prolongé. Notre hôtesse a su faire accepter à son entourage des habitudes européennes qui contribuent à donner chez elle à notre société l’animation qui lui manque souvent, et on commence heureusement à l’imiter. Elle a beaucoup fait pour l’avancement intellectuel et social de notre pays, et tout ce qui pense et lit et aime les arts à Buenos-Aires lui en est profondément reconnaissant.

Ces mots me rassurèrent, et je me laissai aller au plaisir de la causerie ; ma curiosité était insatiable, la complaisance de mon interlocuteur était sans bornes. Il me parla de la France avec émotion. Il me décrivit la vie du « campo », sa ferme agrandie et embellie chaque année, les terres fertiles, les plaines sans fin. Je connus par lui d’utiles détails sur la société dont il fait partie. Il me fit remarquer combien les jeunes filles étaient libres et parées dans cette société rigoriste, et comme je lui demandais pourquoi, à l’encontre de toutes nos coutumes européennes, le papillon devenait chrysalide, il me répondit :

— Les femmes, vous l’avez déjà remarqué, Madame, sont, après leur mariage, absorbées par les soins et les devoirs de la maternité, c’est donc avant qu’elles prennent leur part de distractions et de plaisirs mondains. La vie d’une jeune fille ici est heureuse et insouciante, elle jouit de sa beauté qu’elle pare de tout le luxe possible, ses parents lui donnent toutes les joies de son âge, sans compter ; aussi, aucune d’entre elles n’est pressée de se marier. Elles choisissent à loisir l’homme près duquel elles passeront leur vie et elles attendent avec patience que leur fiancé ait une situation qui lui permette de continuer à vivre comme elles le faisaient sous le toit paternel ; cette attente dure parfois des années, et il n’y a pour ainsi dire pas d’exemple que des fiançailles aient été rompues…

Pío Valdez lut une question un peu indiscrète dans mes yeux.

— Non, me dit-il en souriant, je n’ai jamais été fiancé. Je ne me sens pas la vocation du mariage, et mes affaires m’occupent assez pour m’empêcher de me sentir trop seul. Et puis, ici, on se marie jeune, je suis trop vieux !

Vieux ? Non ; Pío Valdez n’est pas vieux. Il doit avoir trente-cinq ou trente-six ans ; comme il arrive à presque tous les Argentins, ses cheveux commencent prématurément à s’argenter ; il a une jolie voix grave, tendre, des yeux bruns… Je me sentais en sympathie complète avec lui, et lorsqu’il me dit que, dans peu de jours, il regagnait ses terres, je sentis un petit regret de ce départ si prompt.

Les moments avaient passé vite, et l’heure de rentrer était arrivée, nous dîmes au revoir à Délia Ortiz, aux quelques intimes qui restaient encore à la famille, et je quittai avec regret cette maison où l’amitié et l’intelligence règnent sans rivalité.

Il me fut impossible, ce soir-là, de communiquer à Marthe mes impressions ; je la laissai se répandre en éloges et en critiques sans trouver la force de lui répondre.

— Crois-tu, me disait-elle, Madame Cruz, tu sais, cette jolie femme, qui avait une toque avec des paradis jaunes, eh ! bien, elle a tout une « cuadra » à elle, et dans une de ses maisons, elle fait vivre au moins dix familles pauvres ! c’est bien, ça ! Oh ! et puis, figure-toi, quand une dame va dîner en ville, sans son mari, sa femme de chambre vient la chercher, parce que cela paraîtrait choquant si le maître de la maison ou un ami la reconduisait à sa porte ! Moi, je trouve que c’est insolent pour elle et pour le maître de la maison, ces habitudes-là. Et toi, qu’en penses-tu ?

Moi, je n’en pensais rien, je n’écoutais qu’à peine, et je me reprochais mon mutisme.

— Ma pauvre Marthe, lui dis-je vers la fin du dîner, je suis désolée de te laisser seule ce soir, mais j’ai une légère migraine, et je crois plus prudent de me coucher.

— Tu as raison, couche-toi, me répondit ma cousine, j’ai justement besoin d’écrire à Georges.

La chère enfant a « justement besoin d’écrire à Georges » tous les jours, mais comme elle sait que cette correspondance quotidienne fut une de mes chères habitudes, elle trouve tous les jours une excuse pour envoyer de tendres souvenirs à son mari aimé, sans trop me rappeler le temps où je disais de loin toutes mes pensées et toutes mes actions à celui qui en attendait anxieusement le récit.

Depuis notre arrivée, tant d’êtres nouveaux et de choses nouvelles ont défilé devant mes yeux que j’ai vécu comme engourdie, que je n’ai souffert que par instant de mes chagrins d’autrefois et de mon isolement d’aujourd’hui. Mais pourquoi cette soirée réveille-t-elle les peines passées avec tant de violence ? Pourquoi ai-je les yeux pleins de larmes, tandis que je m’accoude seule à ma fenêtre sous la lune blanche et froide comme un miroir givré ?… L’activité guérit-elle vraiment de la solitude ?

Pío Valdez le croit, moi, je ne le crois pas !

....... .......... ...

Un coup de téléphone ce matin… C’est Carmen qui m’avertit que nous allons visiter le Jardin Zoologique, elle viendra nous chercher avec son mari et un parent à elle…

— Qui est ce parent, Carmen ?

— Vous verrez, curieuse ! Un rire clair, et la communication est coupée.

— Marthe, habille-toi vite, nous allons avec Carmen au Jardin Zoologique.

— Quelle chance ! s’écrie Marthe, mais j’aurais bien voulu y aller avec Georges. Il aime tant les animaux !

— Tu iras une autre fois avec Georges, sois tranquille. En attendant, dépêche-toi.

Pour la première fois depuis quatre ans, je me préoccupe de ma toilette, est-ce donc l’élégance excessive de mes nouvelles amies qui provoque ce petit mouvement de coquetterie ?

Nous sommes prêtes, nous déjeunons en hâte, et nous attendons nos guides.

— M. Navarro vient aussi ? me demande Marthe en cachetant un petit mot qu’elle vient d’achever rapidement. Elle avait eu « justement besoin d’écrire à Georges » avant de sortir.

— Oui, et il doit amener un parent de Carmen.

— Qui ? Quel parent ?

— Je ne sais pas.

Si, je sais ; et je cesse de me mentir à moi-même au moment où je mens à Marthe. C’est Pío Valdez qui doit arriver tout à l’heure. J’en suis sûre sans pouvoir m’expliquer les raisons de ma certitude. J’ignorais qu’il fût parent de Carmen, et pourtant, en comparant le visage clair de l’une au visage brun de l’autre, on peut trouver une lointaine ressemblance… Les yeux, par exemple, chez tous deux se relèvent un peu vers les tempes, bridés à peine dans des paupières délicates…

Comme je deviens observatrice !…

— On a sonné ! crie Marthe à mon oreille. On a sonné ! Ce doit être Carmen.

Je sursaute, je n’ai rien entendu.

— Comme tu es distraite, aujourd’hui ! me dit ma cousine ; et elle court recevoir nos amis.

Nous traversons la ville, une partie du Bois de Palermo, et à la porte du Jardin Zoologique, le Directeur, M. Tassistro et sa femme nous reçoivent avec une amabilité exquise. Lui, est un romain loquace et spirituel dont les yeux brillent de malice et de bonté ; elle est argentine, parfaitement distinguée et certainement intelligente.

Nous marchons, guidés par M. Tassistro, dans les allées de ce jardin qui vaut celui de Hambourg, et nous nous extasions devant chaque cage, soignée, propre, coquette même, où des animaux jouent ou mangent, gais et pleins de santé, lorsque tout à coup, nous nous trouvons face à face avec un énorme ours fourmilier, un tamanoir dont la queue balaie le sol, et qui se dandine sur ses grandes griffes recourbées en regardant de côté et d’autre avec de petits yeux ronds ; il nous frôle en passant, et pose délicatement sur mon poignet le bout de son interminable museau glacé et gluant. Je pousse un cri de frayeur, mais Tassistro se met à rire.

— Il n’est pas méçant, dit-il, et c’est son jour de sortie.

Il nous explique alors, dans un français charmant et zézayant, que garder en captivité des animaux lui semble barbare, et qu’il profite de son pouvoir directorial pour les faire promener ainsi, chacun à son tour, une fois par semaine, gardés à vue par un employé du jardin.

— Et… les lions ? demande Marthe.

— Non, pas les lions. Mais j’ai en liberté chez moi de petits tigres et de petits pumas que vous verrez tout à l’heure en prenant le thé…

Je crois bien qu’aucun de nous n’a grande envie de prendre du thé…

Tassistro nous a quittés un instant, il revient avec une poignée d’herbe, et nourrit devant nous des hippopotames vêtus d’une pourpre granuleuse, et des rhinocéros maladroitement taillés dans du basalte qui accourent à son appel.

Et que d’oiseaux se lèvent quand nous passons ! Leurs plumages éblouissants se détachent sur des fonds de verdure disposés avec un goût original et séduisant. Nous reviendrons souvent ici, j’en suis sûre !

— Voilà des guanacos, le lama d’Argentine, me dit Navarro en me montrant un groupe de singuliers animaux, hauts sur pattes, le cou long, mince et flexible, dont le poil est d’un jaune doré sur le dos et blanc au ventre et à la poitrine. N’approchez pas trop, ils ont, comme la vigogne leur cousine, la funeste habitude de cracher au visage des visiteurs, c’est leur manière de se défendre : elle en vaut une autre ! Pourtant, ils sont timides, et les chasseurs en ont fait des hécatombes pour avoir leur fourrure. Le gouvernement a dû les protéger en en défendant la chasse à certaines époques de l’année, sans cette mesure l’espèce aurait peut-être déjà disparu.

M. Tassistro nous énumère ensuite les animaux caractéristiques de l’Argentine : la chaja, un bel oiseau qui se fait rare et qui garde les maisons isolées aussi bien que le plus féroce boule-dogue, l’autruche, la vigogne, le tatou, que l’on mange sous son nom populaire de « mulita », le skunk, le puma, ce lion de l’Amérique du Sud, et d’autres encore dont il nous montre à mesure des spécimens superbes ; voici un iguane, lézard énorme, inoffensif et bariolé.

— Il né sait pas mordre ! céloui là…

Je commence à me sentir lasse, mais je n’en dis rien, pour ne pas gâter le plaisir de Marthe qui ne peut quitter la cage où courent, s’entrechoquent, tombent, se battent, se suspendent, mangent, agitent leurs babines et se grattent, un tas de petits singes jaunes du Paraguay, coiffés en brosse, plus remuants et plus vifs que des souris.

— Regarde ce gros, me dit-elle, tu ne trouves pas qu’il ressemble à mon professeur de piano, Madame Mussieux ?

— Les singes réssemblent seulement aux hommes, répond Tassistro qui s’avance vers nous, un jeune orang-outang dans les bras, jamais aux dames, qui sont toujours çarmantes… N’est-ce pas, messieurs !

Navarro et Pío Valdez sourient, ils connaissent Tassistro, et savent que l’ironie est la forme habituelle de son discours.

— Vous paraissez un peu fatiguée, me murmure Pío Valdez, êtes-vous souffrante ?

— Non, mais je ne suis pas habituée aux longues promenades à pied, et je vous avoue que je voudrais bien me reposer un instant.

Le malin Tassistro a deviné, et il nous fait monter dans un train minuscule dont la locomotive est grande comme une chaufferette et qui nous dépose à sa porte.

En notre honneur, on a enfermé les jeunes fauves, ses pensionnaires, et c’est l’aimable Madame Tassistro qui nous fait les honneurs de sa maison enfouie sous des arbres rares et des fleurs éclatantes.

....... .......... ...

Dans la voiture qui nous ramène vers le centre de la ville, Navarro nous conte comment Tassistro a donné au Jardin Zoologique de Buenos-Aires cette importance qui en fait une des curiosités de la ville, grâce à un amour immense pour les animaux qu’il fait vivre dans le bien-être, et grâce à son entente des affaires. Il vend des œufs, achète des fauves, invente des attractions pour les enfants, — et même pour les parents, — il a fondé une revue littéraire et scientifique, et il est arrivé à n’avoir aucun besoin du secours de la Municipalité pour subvenir aux dépenses du jardin, enfin il nous remplit d’admiration pour cette intelligence sensible à la fois, et pratique.

Malgré notre fatigue, nous avons traversé à pied le Jardin Botanique, administré celui-ci par un Français et nous avons été enchantées, Marthe et moi, par la beauté des arbres et de leur arrangement. Les derniers rayons du soleil traversaient les branches d’un pin de Norvège pour venir s’éteindre sur le tronc écailleux d’un palmier, et des roses tardives s’effeuillaient près de camélias rouges et blancs, au feuillage luisant comme du métal : cette terre heureuse permet à toutes les plantes de croître et de fleurir.

Enfin, nous sommes rentrées. Nos amis nous ont accompagnées, et sont restés à dîner avec nous. La légendaire hospitalité espagnole règne encore en maîtresse en Argentine, et nos domestiques prévoient toujours la venue des amis qui partagent fraternellement le repas, et rendent léger le poids des heures. Un peu après le dîner, Marthe nous a quittés sous prétexte de se reposer, je soupçonne qu’elle « avait justement besoin d’écrire à Georges », pour lui conter sa journée…

Nous causâmes tard dans la soirée. Carlos Navarro se mit à nous parler de la littérature argentine. Je n’en avais aucune idée : les romanciers sont rares encore ici, plus rares que les poètes ou les auteurs dramatiques, et c’est en général par le roman que l’on commence à connaître la littérature d’un peuple ; le vocabulaire poétique est difficile à comprendre, le drame et la comédie sont trop caractéristiques et trop brefs. J’appris les noms de Joaquin Gonzalez, de Angel Estrada, de Calixto Oyuela et je lirai leurs livres dont Carlos m’a fait une analyse tentante. Son poète préféré, c’est Rafael Obligado dont il nous a récité plusieurs poèmes qu’il sait depuis son enfance. L’un d’eux, « le Condor », m’a frappée. Ce sont de grands vers purs, hautains, froids, et palpitants pourtant, comme de la neige couvrant un volcan. Mais ma sensibilité a été plus touchée par un petit poème du même auteur : « Nocturne », dont le titre banal dépare la grâce, et que Navarro nous a récité admirablement.

Pío Valdez m’entretint à son tour de l’art dramatique, et me conta le sujet d’une comédie que venait d’achever un de ses amis : Laferrère. Je n’aurais jamais cru qu’un membre de cette jeune et impétueuse société eût à ce point le don aigu de l’observation et la science de la mise en valeur des types de son pays.

— Et il a fait d’autres pièces au moins aussi intéressantes, me dit Carmen, pièces qu’on joue de temps en temps et que nous irons voir ensemble : cet homme connaît le peuple aussi bien qu’il connaît ses pairs. C’est un esprit fin et mordant… Voulez-vous le connaître ?

— Certes, répondis-je, je ne demande qu’à le recevoir. Amenez-le donc, Carmen, il sera le bienvenu.

— Nous allons faire mieux, s’écria Carlos, dînez à la maison après-demain, je l’inviterai.

— Il ne sera peut-être pas libre !

— Vous ne connaissez pas encore nos singulières habitudes, ma chère amie, ici on fait les invitations trois jours d’avance seulement pour les grands dîners… Quant aux repas intimes, ils sont généralement improvisés le jour même. Vous voyez que je fais encore beaucoup de cérémonies en invitant Laferrère par un mot, au lieu de lui téléphoner au Club où il est certainement à cette heure-ci.

Ce détail confirma l’impression que j’avais déjà eue tant de fois depuis mon arrivée : une impression de hâte, d’inachèvement, d’organisation rapide et provisoire, et je ne pus m’empêcher d’en faire à haute voix la réflexion.

— Votre impression est très juste, Madame, me dit Pío Valdez, nous vivons trop vite. Les enfants sont précoces, les adolescents sont des hommes, les hommes ont une période d’activité bien courte, et il y a peu de vieillards. Notre terre est trop jeune et trop riche, elle fait monter la sève prématurément dans les jeunes branches, les fleurs éclosent avant leur temps et le fruit tombe sans être mûr. Il faudra bien des années pour que nous arrivions à ralentir notre course, et à marcher au même pas que les autres nations.

— Est-ce si indispensable ? demandai-je, et n’avez-vous pas, à cause justement de cette hâte, fait, en moins d’un siècle, un État et un peuple ?

— Nous avons, en effet, donné un exemple au monde de ce que peut l’amour de la liberté, et l’Europe a vu, étonnée, surgir une nation là où elle savait à peine qu’il y eût des hommes. Mais elle est en droit d’attendre de grandes choses de cette jeune nation, la vieille Europe, et ces grandes choses il faut de la sagesse pour les accomplir.

— La sagesse vient avec l’âge… et vous n’avez que cent ans !

— Je ne les ai même pas tout à fait, dit Pío Valdez en riant.

Il se leva pour prendre congé, Carmen et son mari l’imitèrent, et je restai seule dans le petit salon, enfoncée dans un fauteuil, les yeux fixés sur les peintures italiennes qui enlaidissaient le plafond.

Combien de temps restai-je à rêver ?

Lorsque je rentrai dans ma chambre deux heures sonnaient. J’ai lu un demi-volume, j’ai écrit ces notes, et voici le jour, le jour tout neuf… N’ouvrons pas les rideaux, c’est sur les premiers rayons du soleil que s’envolent les songes.

....... .......... ...

Que les semaines ont passé vite ! Déjà nous pensons à aller rejoindre Georges, et je dois avouer que c’est sans enthousiasme que je me prépare à ce voyage. Si je n’avais le scrupule de laisser Marthe partir seule, comme je préférerais rester à garder la petite maison en son absence !

C’est que j’y suis habituée à cette petite maison ensoleillée et commode… Aujourd’hui, j’ai fermé ma porte, et j’ai refusé les invitations habituelles ; Marthe, un peu fatiguée, s’est retirée dans sa chambre, et me vois seule et tranquille. La servante chante sur la terrasse une de ces chansons espagnoles, qui n’ont qu’un couplet et qui durent une heure, le roulement des voitures et le grincement des tramways me parviennent à peine à travers la fenêtre fermée et le beau chat blanc aux yeux bleus ronronne à mes pieds en se faisant les griffes sur le tapis.

J’essaie de récapituler tout ce que nous avons vu et fait depuis que j’ai laissé ces notes, et je n’y peux parvenir tant nos jours et nos soirs ont été occupés ! Des visites, des thés, des représentations de charité, et un bal ! Un bal ! j’ai été au bal ! Je n’ai pas été jusqu’à danser, mais j’ai trouvé plaisir à voir danser les autres. Les Argentins et les Argentines dansent si bien ! Ils ont la fougue espagnole et la grâce italienne…

Carmen Navarro et Délia Ortiz ont si aimablement guidé nos premiers pas dans le monde, que nous avons été reçues partout, Marthe et moi, comme si nous avions toujours vécu à Buenos-Aires… Nous nous demandons encore d’où vient la réputation qu’on a faite à la Société argentine de ne pas accueillir cordialement les étrangers. Il ne s’est pas écoulé un jour sans qu’on nous ait conviées à une fête ou à une réunion de famille, et les plus aimables attentions nous sont prodiguées à chaque instant. Nous rencontrons, il est vrai, peu de nos compatriotes dans les maisons que nous fréquentons, mais tous ceux qui s’expatrient ne sont pas des exemplaires merveilleux de la nationalité à laquelle ils appartiennent, et il n’y a guère de raison de les introduire dans un monde où ils ne serviraient qu’à mettre à l’épreuve la bienveillance de leurs hôtes. Cependant, quelques Français nous ont rendu fières : M. Roy, d’abord ; puis Paul Pressac, un lettré qui écrit admirablement l’espagnol et a fondé la Bibliothèque Nationale Argentine ; Viguier, un bactériologiste éminent, dont les découvertes sauvent des milliers de têtes de bétail chaque année ; et d’autres encore devant lesquels s’ouvrent toutes les portes, et qui sont aimés et respectés.

Il existe à Buenos-Aires une coutume charmante, celle d’« offrir » la maison ; ceci signifie qu’à toute heure, en toutes circonstances, la maison vous est ouverte et que vous y êtes chez vous. Ceux auxquels cette hospitalité a été donnée ne peuvent l’oublier, il leur est impossible de ne pas être conquis par l’affectueuse bonhomie et l’accord familial qu’ils ont devant les yeux.

Une autre habitude, qui comme l’« offre » de la maison, vient de la vieille Espagne, c’est celle de la « tertulia ». Chaque soir, la maison est ouverte aux amis intimes qui viennent à n’importe quelle heure, sans être assujettis au smoking ou à la robe décolletée. On cause, on fait de la musique, on dit des vers, on prend du thé, du chocolat, voire même le traditionnel « maté » et on se retire, tard souvent, car si un des habitués de la tertulia est allé au théâtre, il vient après la représentation rendre compte de la pièce qu’il a vue, et il trouve toujours un auditoire prêt à l’écouter. N’importe lequel des membres de la famille qui reçoit, préside la « tertulia » en l’absence des autres, et ainsi jamais les amis fidèles qui la composent ne sont privés du plaisir de se rencontrer.

Dans un pays où les deuils sont si exagérément prolongés, qu’ils privent toute une famille de théâtre ou de soirées pendant un ou deux ans, la tertulia remplace, dans sa simple et libre intimité, les plaisirs extérieurs interdits par la sévère coutume.

Et c’est dans ces réunions que les Argentins se révèlent, c’est là qu’ils sont eux-mêmes, c’est là que je les ai compris, connus, et appréciés dans leurs silences ou leurs éclats.

Je revois la maison heureuse de la famille Ferrer, cachée par des palmiers et des roses… Dans le patio fleuri, les amis sont groupés ; les lampes en éclairent à peine les coins où brillent les feux rouges des cigares. Une romance rauque et lente s’éteint avec les derniers accords du piano. La plus âgée des femmes de la famille s’est retirée, c’est l’heure de sa prière, une autre coud pour les pauvres, la fille cause ou seulement sourit… Quelques-uns des hommes jouent aux cartes, d’autres parlent à voix basse… Douceur, cordialité, chuchotements, coquetterie muette. Tout à coup, quelqu’un prononce un nom à haute voix, et on s’anime, on discute, on jette les cartes, on crie presque, on crie tout à fait. Plusieurs se lèvent. Une ardeur subite montre quelle violence cachait cette torpeur. Des mots de colère, d’admiration, de mépris, de tendresse, se croisent ; les visages apaisés de tout à l’heure, étaient des masques : voilà les vrais visages… Tous parlent à la fois… puis, tout à coup, tous se taisent… une belle jeune femme, souple et brune, aux boucles lisses, va vers le piano et chante d’une voix de soprano éperdue une chanson d’amour furieuse et déchirante. Elle a fini et reste là, caressant le clavier de légers arpèges… les hommes jouent aux cartes, chuchotent et fument, la mère coud pour les pauvres, la fille sourit…

....... .......... ...

En voyant de près les Argentins, j’ai aussi appris à connaître leur inépuisable charité ; nul ne songe à se dérober lorsqu’il s’agit d’aider les malheureux, l’argent sort des poches à la moindre demande, et personne n’a honte de demander pour les pauvres.

Nous avons assisté à plusieurs fêtes de Bienfaisance. Les femmes de la Société élégante se multiplient : l’une prête sa maison, l’autre son jardin, une autre ses domestiques. On organise des représentations, on donne des bals, des soupers… et surtout des billets de banque ! Le résultat est toujours digne de l’effort, et on ne voit presque pas de mendiants, ces remords vivants de notre bien-être, dans les rues des villes argentines : la Charité possède son temple dans chaque foyer.

J’ai visité aussi les hôpitaux qui sont presque tous isolés dans de beaux jardins, et dont la propreté est merveilleuse, puis les asiles français où j’ai pu trouver les traces de la bonté éclairée de M. Roy et de sa généreuse initiative.

Musées, jardins, promenades, tout m’a semblé plein de beautés et de promesses ; et voilà que je m’accoutume à tout ce qui m’entoure au point de me demander si je n’ai pas vécu ici depuis mon enfance, et si je n’y finirai point mes jours… C’est que je n’ai jamais souffert sous ce ciel pur, rien ne m’a blessée, la nature et les êtres n’ont eu pour moi que des sourires, c’est vraiment une nouvelle vie que je trouve dans ce nouveau monde…

....... .......... ...

Marthe, attristée d’abord, résignée ensuite, commence à redevenir gaie. Le moment approche de la réunion, et Georges, enchanté de ses affaires, l’attend avec impatience. Notre départ est fixé : dans quinze jours nous quitterons Buenos-Aires, pour nous arrêter une semaine à l’estancia de la famille Valdez, et nous rejoindrons le cher exilé…

....... .......... ...

La Presse Argentine a été un de mes grands étonnements ; j’étais loin de soupçonner la tenue littéraire et les ressources de journaux comme : La Nacion, El Diario, La Argentina, La Razon, etc., l’autre jour, je fus invitée à admirer l’installation d’un grand quotidien « La Prensa » dont le propriétaire et directeur, Daniel Cruz, devait me servir de guide durant ma visite. Précédée par lui, je passai de surprises en émerveillements ; nous avons parcouru l’immeuble, ou plutôt le palais où fonctionnent les différents services, vu l’atelier où sont reproduits les dessins et les photographies, visité les postes télégraphiques, nous avons lu les dernières nouvelles du monde entier, câblées spécialement et affichées à la même minute dans le hall, contemplé les puissantes, les gigantesques machines qu’un homme suffit à faire agir. Près de deux cent mille numéros de la Prensa se répandent dans l’Argentine et dans le monde entier, des charités grandissantes marquent la prospérité du journal, nos hommes de lettres les plus célèbres y écrivent des correspondances, un bureau est installé à Paris sous la direction d’un homme fin et éclairé, et sert de lien constant entre les Argentins et les Français, et des conférences sont organisées qui glorifient et exaltent le nom de la jeune République !…

Au moment où M. Cruz m’accompagnait jusqu’au seuil, je m’arrêtai stupéfaite : une volée de gamins, dont le plus jeune avait peut-être sept ans, et le plus vieux, quatorze, se dispersait en poussant des cris perçants et en brandissant des paquets de journaux dont l’encre était à peine sèche. En une minute, ces minuscules vendeurs s’étaient répandus sur la chaussée, sur les trottoirs, ils avaient pris d’assaut les voitures, les automobiles, envahi les tramways, et avaient disparu dans les rues voisines, toujours courant et criant.

— On vient de leur distribuer les numéros d’un journal du soir, me dit M. Cruz, souriant de mon effarement, et ils les emportent pour les vendre aux quatre coins de la ville. La coutume de faire vendre les journaux aux enfants est si enracinée à Buenos-Aires, que nous nous décourageons à la combattre ; des écoles, des asiles, des restaurants même ont été fondés, les petits indépendants dédaignent ces aides, et jusqu’à présent aucune cage n’a eu les barreaux assez solides ou assez dorés pour retenir ces moineaux francs. Ils ont la fierté de rapporter le soir leur gain à la maison et d’y faire panser quelque horion reçu au cours d’une journée qui commence au centre de la ville, devant les bureaux des journaux, et finit quelquefois bien loin dans les faubourgs, sans une heure de repos ! Cependant, vous seriez surprise si je vous disais que nombre de ces enfants, assagis et gardant néanmoins l’habitude d’une activité incessante, ont des destinées prospères et deviennent des hommes riches et utiles à leur pays…

Je regagnais à pied notre petite maison, et je traversais en chemin un de ces jardins qui mettent au cœur de la ville un bouquet de verdure et de parfums, lorsque je me heurtai presque à Pío Valdez.

— Que devenez-vous ? lui dis-je, avez-vous voyagé ? Il y a longtemps que vous abandonnez vos amis !

— Je suis infiniment heureux si vous avez remarqué mon absence, chère Madame, mais des affaires importantes et ennuyeuses m’ont privé du plaisir d’aller vous voir. Je ne demande qu’à rattraper le temps perdu, et quand vous voudrez me le permettre…

— Mais venez ce soir, Carmen et son mari dînent à la maison.

— A ce soir donc, et merci.

Il s’éloigna, et je le vis se perdre dans les arbres… Il est très grand, plus grand que je ne le croyais… et il était bien pâle en me parlant…

Il vint le soir, et nous lui annonçâmes notre prochain départ.

— Vous qui avez tellement envie de voir une de nos fermes, vous devriez partir huit jours avant la date fixée, et vous arrêter en route à l’estancia de Pío ! s’écria Navarro.

— Quelle bonne idée ! ajouta Carmen. J’irai aussi avec Carlitos. Votre mère est-elle déjà partie, Pío ?

— Ma mère part après-demain… et je suis sûr, chère madame, que vous lui feriez une grande joie en acceptant une invitation que j’ai eu la sottise de laisser faire à Carlos au lieu d’oser la faire moi-même…

Les traîtres ! Ils avaient sûrement préparé de longue main cette invitation « spontanée »… mais fallait-il leur en vouloir ?

J’ai vu la mère de Pío, c’est une délicieuse vieille dame, et lorsque, à l’ancienne mode créole, elle m’a appelée : « Ma fille », j’ai eu envie de l’embrasser… tant son accent était affectueux ; elle a si gentiment insisté pour me donner l’hospitalité à l’estancia que j’ai accepté, et elle m’attend. Marthe est ravie : ce voyage, c’est la première étape qui la rapproche de son mari ; si je l’écoutais, elle commencerait déjà à faire les malles !

En attendant, nos amis essaient de tromper notre impatience, et presque chaque soir ils nous mènent dans un théâtre nouveau. C’est que la saison va finir, et qu’il faut se hâter de tout voir. Nous sommes allés d’abord au Théâtre Odéon, dans lequel se donnent les représentations des troupes étrangères, et nous avons applaudi quelques-uns des acteurs célèbres de la scène française. Mais c’est le public qui nous a intéressés surtout… Ce public d’une élégance princière se passionnait pour la pièce et les artistes, et comprenait jusqu’aux moindres finesses de notre langue. Quelques acteurs avaient cru devoir exagérer les jeux de scène et grossir leurs effets croyant être « mieux compris », nous souffrions de leur erreur, en voyant un sourire moqueur sur les lèvres de nos voisins, à chaque intonation discordante ou à chaque geste de mauvais goût. Combien j’aurais voulu faire savoir aux comédiens à quel point le mal qu’ils se donnaient pour gâter leur jeu est inutile ! Mais ma joie était profonde de constater en revanche combien notre littérature est appréciée ici et quelle influence ont nos idées ! Que de bien ou de mal peut faire dans le monde avec une seule phrase un de nos auteurs !…

J’ai assisté aussi aux représentations des théâtres locaux. Le public y est entièrement différent ; c’est la bourgeoisie qui les fréquente, les employés de banque, les petits commerçants, leurs femmes, et même leurs enfants ; tout s’y passe en famille, on s’y amuse bruyamment, en toute simplicité. Les pièces sont souvent empruntées à notre répertoire, non au plus littéraire, il faut l’avouer, mais au plus gai ; les acteurs ajoutent encore une singulière agitation au mouvement effréné de nos vaudevilles, ils savent à demi leurs rôles et improvisent des scènes entières avec une verve inouïe, les plaisanteries locales éclatent à chaque réplique, et le naturel de leur jeu est sans rival. Avec un peu d’étude, un peu d’application et de culture littéraire, ils seraient d’admirables artistes.

L’art dramatique est encore dans son enfance en Argentine, il faut que les auteurs se dégagent des réminiscences qui les entravent, et soignent le style trop négligé de leurs œuvres. Ce travail commence à s’accomplir, grâce à deux ou trois hommes de talent, et surtout grâce à Laferrère, l’ami de Carlos Navarro qui a compris et dépeint ses contemporains avec une vérité saisissante et presque douloureuse : Les comédies de Laferrère resteront.

On joue assez peu de drames dans ces théâtres populaires, et cela m’a étonnée, car les Argentins ne sont pas gais ; leur musique est mélancolique, la chansonnette est presque inconnue, et leur esprit, qui est vif et mordant, produit plus de mots amers que de mots drôles. Mais toute cette littérature dramatique est si jeune qu’il est permis de fonder tous les espoirs sur son avenir !

Les compagnies espagnoles sont nombreuses, elles jouent presque exclusivement des « zarzuelas », sorte de vaudevilles à couplets, souvent spirituels, presque toujours amusants. Quelques-unes sont de petits bijoux musicaux, et les artistes qui les jouent possèdent une bonne humeur entraînante. Les représentations ont lieu par sections, c’est-à-dire que le spectacle se compose de plusieurs pièces en un ou deux actes, et que l’on peut retenir sa place pour celle des pièces que l’on veut voir, ou pour deux d’entre elles, sans être contraint à assister au spectacle entier.

Nous n’avons pas vu de café-concert, ni de music-hall ; on nous a dit que ces établissements étaient remplis d’un public hétéroclite, et qu’aucun Argentin n’osait y conduire une femme respectée. Nous nous sommes donc résignées facilement à ignorer des endroits où nous aurions été gênées, et où le répertoire n’offre que des attraits auxquels l’art est totalement étranger…

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Nous avons volé à nos amis deux ou trois après-midi pour aller assister à des conférences littéraires. C’est toujours dans ce même théâtre de l’Odéon qu’elles ont lieu, mais devant un public, hélas ! bien clairsemé, et sauf les conférences d’hommes politiques italiens ou français, et d’un auteur populaire espagnol, c’est avec presque de l’indifférence qu’on les accueille. Il y a des raisons à ce manque d’empressement ; d’abord les affaires qui absorbent les journées des hommes, et les innombrables obligations auxquelles sont soumises les femmes pendant les quatre mois de la saison : les visites, les thés, les mariages qui ont lieu soit l’après-midi, soit le soir, les réunions de famille, les achats ! On se disperse si vite dans les estancias, que tous les devoirs et tous les plaisirs sociaux se groupent et s’accumulent de mai à septembre sans un jour de répit. Toujours cette hâte de vivre et d’agir qui ne laisse pas assez de prise aux travaux de l’esprit !

Je partage maintenant avec les porteños (nom qu’on donne aux habitants de Buenos-Aires), le désir de quitter la ville, de ne plus entendre de conversations mondaines ou de médisances souriantes, de me mettre en contact avec la nature loin du bruit, loin de cette vaine agitation…

Mais un scrupule me tourmente : ai-je bien fait d’accepter l’hospitalité de Madame Valdez ? N’ai-je pas écouté une autre voix que celle de ma raison ? Chaque matin, je prends la résolution de ne pas m’arrêter à la station dont Pío m’a répété le nom si souvent, et d’aller directement retrouver Georges ; chaque soir, ma résolution faiblit… J’irai…

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C’était hier le premier jour du printemps, et le printemps m’a apporté la plus belle de ses roses…

Tout ce que je n’osais pas m’avouer à moi-même un autre m’a forcée à le dire. Ah ! Pío, qu’avez-vous fait ? Vous avez ressuscité dans mon cœur les joies que je croyais mortes, les troubles pleins de douceur, et le désir d’aimer…

Marthe était sortie, et je lisais dans le salon lorsqu’il est entré. Qu’avons-nous dit ? Je ne m’en souviens plus. Nous avons parlé du voyage, de sa mère, du temps… et puis, dans un silence ses yeux ont rencontré les miens et j’ai compris…

Ce n’est pas pour échanger des phrases indifférentes qu’il est venu. Il voulait me dire qu’il m’aime depuis cinq mois, depuis ce jour où il m’a vue chez Délia, sa mère le sait et l’approuve, nos amis sont ses alliés, et Marthe même est un peu sa complice…

L’aveu de sa tendresse et de son espoir est sorti de sa bouche en paroles entrecoupées, il était pâle et sa main tremblait.

— Voulez-vous, me dit-il, enfin en se levant, me faire l’honneur de devenir ma femme ?…

… Et je n’ai pas répondu : non…

Il sait tout de ma vie, mes chagrins, mon veuvage, ce que je fus et ce que je suis ; il sait que mon cœur est à peine cicatrisé des blessures que le sort lui a infligées et que la main qu’il serre dans les siennes sait mieux panser que caresser…

— Pío, pourquoi choisissez-vous une étrangère, sans fortune, sans beauté, tandis que des jeunes filles charmantes, riches, et qui parlent la même langue que vous, seraient si heureuses de porter votre nom et de vous donner leur cœur plein d’espoir ?…

— Mais, parce que c’est vous que j’aime, vous dont la chère tristesse et la grâce brisée m’ont charmé dès que je vous ai vue, vous qui êtes devenue le souffle même de ma vie ! Si vous m’aviez refusé votre main, je ne m’en serais jamais consolé, certain qu’elle m’enseigne la route du bonheur…

Pío ne sait pas qu’on se console de beaucoup de choses…

Il est parti… Marthe m’a trouvée dans le salon, les joues couvertes de larmes…

— Tu l’épouses ? me demanda-t-elle avec une affectueuse curiosité.

Je fis : Oui, de la tête, et c’est seulement à cette minute que je me rendis compte que j’aimais, de toute mon âme et de tout mon cœur.


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