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Œuvres de P. Corneille, Tome 01

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Le soleil est levé, retirez-vous, étoiles;
Remarquez son éclat à travers de ses voiles;
Petits feux de la nuit qui luisez en ces lieux,
Souffrez le même affront que les autres[1237] des cieux.
Orgueilleuses beautés que tout le monde estime,
Qui prenez un pouvoir qui n'est pas légitime,
Clarice vient au jour; votre lustre s'éteint;
Il faut céder la place à celui de son teint,
Et voir dedans ces vers une double merveille:
La beauté de la Veuve, et l'esprit de Corneille.
De Scudéry[1238]


A MONSIEUR CORNEILLE, POËTE COMIQUE, SUR SA VEUVE.

ÉPIGRAMME.

Rare écrivain de notre France,
Qui le premier des beaux esprits
As fait revivre en tes écrits
L'esprit de Plaute et de Térence,
Sans rien dérober des douceurs
De Mélite ni de ses sœurs,
O Dieu! que ta Clarice est belle,
Et que de veuves à Paris
Souhaiteroient d'être comme elle,
Pour ne manquer pas de maris!
Mairet[1239].


A MONSIEUR CORNEILLE, SUR SA CLARICE.

Corneille, que ta Veuve a des charmes puissants!
Ses yeux remplis d'amour, ses discours innocents,
Joints à sa majesté plus divine qu'humaine,
Paroissent au théâtre avec tant de splendeur,
Que Mélite, admirant cette belle germaine[1240],
Confesse qu'elle doit l'hommage à sa grandeur.
Mais ce n'est pas assez: sa parlante peinture
A tant de ressemblance avecque la nature,
Qu'en lisant tes écrits l'on croit voir des amants
Dont la mourante voix naïvement propose
Ou l'extrême bonheur ou les rudes tourments
Qui furent le sujet de leur métamorphose.
Fais-la donc imprimer, fais que sa déité
Jour et nuit entretienne avecque privauté
Ceux qui n'ont le moyen de la voir au théâtre;
Car si Mélite a plu pour ses divins appas,
Tout le monde sera de Clarice idolâtre,
Qui jouit de beautés que Mélite n'a pas.
Guérente.


MADRIGAL POUR LA COMÉDIE DE LA VEUVE DE MONSIEUR CORNEILLE.

A CLARICE.

Clarice, la plus douce veine
Qui sache le métier des vers
Donne un portrait à l'univers
De tes beautés et de ta peine;
Et les traits du pinceau qui te font admirer
Te dépeignent au vif si constante et si belle,
Que ce divin portrait, bien que tu sois mortelle,
Demande des autels pour te faire adorer.
I. G. A. E. P.


A MONSIEUR CORNEILLE.

ÉLÉGIE.

Pour te rendre justice autant que pour te plaire,
Je veux parler, Corneille, et ne me puis plus taire.
Juge de ton mérite, à qui rien n'est égal,
Par la confession de ton propre rival.
Pour un même sujet, même desir nous presse;
Nous poursuivons tous deux une même maîtresse
La gloire, cet objet des belles volontés,
Préside également dessus nos libertés;
Comme toi je la sers, et personne ne doute
Des veilles et des soins que cette ardeur me coûte.
Mon espoir toutefois est décru chaque jour
Depuis que je t'ai vu prétendre à son amour.
Je n'ai point le trésor de ces douces paroles
Dont tu lui fais la cour et dont tu la cajoles;
Je vois que ton esprit, unique de son art,
A des naïvetés plus belles que le fard,
Que tes inventions ont des charmes étranges,
Que leur moindre incident attire des louanges,
Que par toute la France on parle de ton nom,
Et qu'il n'est plus d'estime égale à ton renom.
Depuis, ma Muse tremble et n'est plus si hardie;
Une jalouse peur l'a longtemps refroidie,
Et depuis, cher rival, je serois rebuté
De ce bruit spécieux dont Paris m'a flatté,
Si cet ange mortel qui fait tant de miracles,
Et dont tous les discours passent pour des oracles,
Ce fameux cardinal, l'honneur de l'univers,
N'aimoit ce que je fais et n'écoutoit mes vers.
Sa faveur m'a rendu mon humeur ordinaire;
La gloire où je prétends est l'honneur de lui plaire,
Et lui seul réveillant mon génie endormi
Est cause qu'il te reste un si foible ennemi.
Mais la gloire n'est pas de ces chastes maîtresses
Qui n'osent en deux lieux répandre leurs caresses;
Cet objet de nos vœux nous peut obliger tous,
Et faire mille amants sans en faire un jaloux.
Tel je te sais connoître et te rendre justice,
Tel on me voit partout adorer ta Clarice.
Aussi rien n'est égal à ses moindres attraits;
Tout ce que j'ai produit cède à ses moindres traits;
Toute veuve qu'elle est, de quoi que tu l'habilles,
Elle ternit l'éclat de nos plus belles filles.
J'ai vu trembler Silvie, Amaranthe et Filis,
Célimène a changé, ses attraits sont pâlis[1241];
Et tant d'autres beautés que l'on a tant vantées
Sitôt qu'elle a paru se sont épouvantées.
Adieu; fais-nous souvent des enfants si parfaits,
Et que ta bonne humeur ne se lasse jamais.
De Rotrou[1242].


A MONSIEUR CORNEILLE.

De mille adorateurs Mélite est poursuivie;
Ces autres belles sœurs le sont également;
Clarice, quoique veuve, a surmonté l'envie
Et fait de tout le monde un parti seulement.
C. B.


A MONSIEUR CORNEILLE SUR SA VEUVE

ÉPIGRAMME.

Ta veuve s'est assez cachée,
Ne crains point de la mettre au jour;
Tu sais bien qu'elle est recherchée
Par les mieux sensés de la cour.
Déjà des plus grands de la France,
Dont elle est l'heureuse espérance,
Les cœurs lui sont assujettis,
Et leur amour est une preuve
Qu'une si glorieuse Veuve
Ne peut manquer de bons partis.
Du Ryer, Parisien[1243].


AU MÊME, PAR LE MÊME.

Que pour louer ta belle Veuve
Chacun de son esprit donne une riche preuve,
Qu'on voye en cent façons ses mérites tracés:
Pour moi, je pense dire assez
Quand je dis de cette merveille
Qu'elle est sœur de Mélite et fille de Corneille.


A MONSIEUR CORNEILLE.

Belle Veuve adorée,
Tu n'es pas demeurée
Sans supports et sans gloire en la fleur de tes ans:
Puisque ton cher Corneille
A ta conduite veille,
Tu ne peux redouter les traits des médisants.
Bois-Robert[1244].


A MONSIEUR CORNEILLE SUR SA VEUVE.

Cette belle Clarice à qui l'on porte envie
Peut-elle être ta Veuve et que tu sois en vie?
Quel accident étrange à ton bonheur est joint?
Si jamais un auteur a vécu par son livre,
En dépit de l'envie elle te fera vivre,
Elle sera ta Veuve et tu ne mourras point.
D'Ouville[1245].


A MONSIEUR CORNEILLE SUR SA VEUVE.

ÉPIGRAMME.

La Renommée est si ravie
Des mignardises de tes vers,
Qu'elle chante par l'univers
L'immortalité de ta vie.
Mais elle se trompe en un point,
Et voici comme je l'épreuve:
Un homme qui ne mourra point
Ne peut jamais faire une Veuve.
Quoique chacun en soit d'accord,
Il faut bien que du ciel ce beau renom te vienne,
Car je sais que tu n'es pas mort,
Et toutefois j'adore et recherche la tienne.
Claveret[1246].


MADRIGAL DU MÊME.

Philiste en ses[1247] amours a dû craindre un rival,
Puisque ta Veuve est la copie
De ce charmant original
A qui ta plume la dédie.
Ton bel art nous peint l'une adorable à la cour;
La nature a fait l'autre un miracle d'amour.
Je sais bien que l'on nous figure
L'art moins parfait que la nature;
Mais laissant ces raisons à part,
Je ne sais qui l'emporte, ou la nature ou l'art.
Ta Veuve toutefois par sa douceur extrême
Sait si bien celui de charmer,
Qu'à la voir on la peut nommer
Un original elle-même,
Et toutes deux des ravissants accords[1248]
D'un bel esprit et d'un beau corps.
Claveret.


A MONSIEUR CORNEILLE SUR L'IMPRESSION DE SA VEUVE.

La veuve qui n'a d'autres soins
Que de se tenir renfermée
Et de qui l'on parle le moins,
Est plus chaste et plus estimée;
Mais celle que tu mets au jour
Accroît son lustre et notre amour,
Alors qu'elle se communique:
Bien loin de se faire blâmer,
Tant plus elle se rend publique
Plus elle se fait estimer.
J. Collardeau[1249].


POUR LA VEUVE DE MONSIEUR CORNEILLE.

Bien que les amours des filles
Soient vives et sans fard, florissantes, gentilles,
Et que le pucelage ait des goûts si charmants,
Cette Veuve, en dépit d'elles,
Va posséder plus d'amants
Qu'un million de pucelles.
L. M. P.


A MONSIEUR CORNEILLE.

SONNET.

Tous ces présomptueux dont les foibles esprits
S'efforcent vainement de te suivre à la trace,
Se trouvent à la fin des corneilles d'Horace[1250],
Quand ils mettent au jour leurs comiques écrits.

Ce style familier non encore entrepris,
Ni connu de personne, a de si bonne grâce
Du théâtre françois changé la vieille face,
Que la scène tragique en a perdu le prix.

Saint-Amant[1251], ne crains plus d'avouer ta patrie,
Puisque ce Dieu des vers est né dans la Neustrie,
Qui pour se rendre illustre à la postérité,

Accomplit en nos jours l'incroyable merveille
De cet oiseau fameux parmi l'antiquité,
Nous donnant un Phénix sous le nom de Corneille.
Du Petit-Val[1252].


A MONSIEUR CORNEILLE.

SONNET.

Mélite, qu'un miracle a fait venir des cieux,
Les cœurs charmés à soi comme l'aimant attire;
Mais c'est avec raison que tout le monde admire
La Veuve qui n'a pas moins d'attraits dans les yeux.

Faire parler les rois le langage des Dieux,
Faire régner l'amour, accroître son empire,
Peindre avec tant d'adresse un gracieux martyre,
Fermer si puissamment la bouche aux envieux;

Faire honneur à son temps, enseigner à notre âge
A polir doucement son vers et son langage[1253],
Corneille, c'est assez pour avoir des lauriers.

Dessus le mont sacré, toujours tranquille et calme;
Mais pour dire en un mot, de venir des derniers
Et les surpasser tous, c'est emporter la palme.


A MONSIEUR CORNEILLE.

SIXAIN.

Ce n'est rien d'avoir peint une vierge beauté,
Mélite, vrai portrait de la divinité.
La grâce de l'objet embellit la peinture
Et conduit le pinceau qui ne s'égare pas;
Mais de peindre une Veuve avec autant d'appas,
C'est un effet de l'art qui passe la nature.
Pillastre, avocat en parlement.


A MONSIEUR CORNEILLE.

ÉPIGRAMME.

Toi que le Parnasse idolâtre,
Et dont le vers doux et coulant
Ne fait point voir sur le théâtre
Les effets d'un bras violent,
Esprit de qui les rares veilles
Tous les ans font voir des merveilles
Au-dessus de l'humain pouvoir,
Reçois ces vers dont Villeneuve[1254],
Ravi des beautés de ta Veuve,
A fait hommage à ton savoir.


A MONSIEUR CORNEILLE.

Corneille, je suis amoureux
De ta Veuve et de ta Mélite,
Et leurs beautés et leur mérite
Font naître tes vers et mes feux.
Je veux que l'une soit pucelle;
L'autre ici me semble si belle
Qu'elle captive mes esprits,
Et ce qui m'en plaît davantage,
C'est que les traits de son visage
Viennent de ceux de tes écrits.
Marbeuf[1255].


A MONSIEUR CORNEILLE SUR SA VEUVE

SIXAIN.

On vante les exploits de ces mains valeureuses
Qui font dans les combats des veuves malheureuses;
Mais j'estime, pour moi, qu'il t'est plus glorieux
D'avoir fait en nos cours une Veuve sans larmes,
Et que l'on ne sauroit, sans t'être injurieux,
Donner moins de lauriers à tes vers qu'à leurs armes.
De Canon.


A MONSIEUR CORNEILLE SUR SA VEUVE.

SONNET.

Corneille, que ta Veuve est pleine de beauté!
Que tu l'as d'ornements et de grâce pourvue!
Le plaisir de la voir tous mes sens diminue,
Et trahir tant d'appas ce seroit lâcheté[1256].

Quoi que puisse à nos yeux offrir la nouveauté,
Rien ne les peut toucher à l'égal de sa vue;
Il n'est point de mortel, après l'avoir connue,
Qui se puisse vanter de voir sa liberté[1257].

Admire le pouvoir qu'elle a sur mon esprit,
Ne cherche point le nom de celui qui t'écrit,
Qui jamais ne connut Apollon ni sa lyre.

Ton mérite l'oblige à te donner ces vers,
Et la douceur des tiens le force de te dire
Qu'il n'est rien de si beau dedans tout l'univers.
L. N.


A MONSIEUR CORNEILLE EN FAVEUR DE SA VEUVE.

Corneille, que ton chant est doux!
Que ta plume a trouvé de gloire!
Il n'est plus d'esprit parmi nous
Dont tu n'emportes la victoire.
Ce que tu feins a tant d'attraits
Que les ouvrages plus parfaits
N'ont rien d'égal à ton mérite[1258];
Et la Veuve que tu fais voir,
Plus ravissante que Mélite,
Montre l'excès de ton savoir.
Burnel.


A MONSIEUR CORNEILLE.

Clarice est sans doute si belle
Que Philiste n'a le pouvoir
De goûter le bien de la voir,
Sans devenir amoureux d'elle.
Ses discours me font estimer
Qu'on a plus de gloire à l'aimer[1259]
Que de raison à s'en défendre,
Et que les argus les plus grands,
Pour y trouver de quoi reprendre,
N'ont point d'yeux assez pénétrants.

Apollon, qui par ses oracles
A plus d'éclat qu'il n'eut jamais,
Tient sur les deux sacrés sommets
Tes vers pour autant de miracles;
Et les plaisirs que ces neuf sœurs
Trouvent dans les rares douceurs
Que parfaitement tu leur donnes,
Sont purs témoignages de foi
Qu'au partage de leurs couronnes
La plus digne sera pour toi.
Marcel.


A MONSIEUR CORNEILLE SUR SA VEUVE.

STANCES.

Divin esprit, puissant génie,
Tu vas produire en moi des miracles divers;
Je n'ai jamais donné de louange infinie,
Et je ne croyois plus pouvoir faire de vers.

Il te falloit, pour m'y contraindre,
Faire une belle Veuve et lui donner des traits
Dont mon cœur amoureux peut[1260] se laisser atteindre;
L'amour me fait rimer et louer ses attraits.

Digne sujet de mille flammes,
Incomparable Veuve, ornement de ce temps,
Tu vas mettre du trouble et du feu dans les âmes,
Faisant moins d'ennemis que de cœurs inconstants.

Qui vit jamais tant de merveilles?
Mes sens sont aujourd'hui l'un de l'autre envieux;
Ton discours me ravit l'âme par les oreilles,
Et ta beauté la veut arracher par les yeux.

Quand on te voit, les plus barbares
A tes charmes sans fard et tes naïfs appas
Donneroient mille cœurs, et des choses plus rares
S'ils en pouvoient avoir, pour ne te perdre pas.

Lorsqu'on t'entend, les plus critiques
Remarquent tes discours et font tous un serment
De les faire observer pour des lois authentiques,
Et de condamner ceux qui parlent autrement.

Cher ami, pardon si ma Muse,
Pour plaire à mon amour manque à notre amitié;
Donnant tout à ta fille, elle a bien cette ruse
De juger que tu dois en avoir la moitié.

Prends donc en gré tant de franchise,
Et ne t'étonne pas si ceci ne vaut rien.
Par son désordre seul tu sauras ma surprise:
Un cœur qui sait aimer ne s'exprime pas bien.

Il me suffit que je me treuve
Dans ce rang qui n'est pas à tout chacun permis,
Des humbles serviteurs de ton aimable Veuve,
Et de ceux que tu tiens pour tes meilleurs amis.
Voille.


STANCES SUR LES ŒUVRES DE MONSIEUR CORNEILLE.

Corneille, occupant nos esprits,
Fait voir par ces divins écrits
Que nous vivions dans l'ignorance,
Et je crois que tout l'univers
Saura bientôt que notre France
N'a que lui seul qui fait des vers.

La nature tout à loisir
A pris un extrême plaisir
A créer ta veine animée,
Et parlant ainsi que les Dieux,
Le temps veut que la renommée
T'aille publier en tous lieux.

Apollon forma ton esprit,
Et d'un soin merveilleux t'apprit
Le moyen de charmer des hommes[1261];
Il t'a rendu par son métier
L'oracle du siècle où nous sommes,
Comme son unique héritier.
Beaulieu.


A LA VEUVE DE MONSIEUR CORNEILLE.

SONNET.

Clarice, un temps si long sans te montrer au jour
M'a fait appréhender que le deuil du veuvage,
Ayant terni l'éclat des traits de ton visage,
T'empêchât d'établir parmi nous ton séjour.

Mais tant de grands esprits, ravis de ton amour,
Parlent de tes appas dans un tel avantage
Qu'après eux tout l'orgueil des beautés de cet âge
Doit tirer vanité de te faire la cour.

Parois donc librement, sans craindre que tes charmes
Te suscitent encor de nouvelles alarmes,
Exposée aux efforts d'un second ravisseur;

Puisque de la façon que tu te fais paroître,
Chacun sans t'offenser peut se rendre ton maître,
Comme depuis un an chacun l'est de ta sœur[1262].
A. C.


ARGUMENT.

Alcidon, amoureux de Clarice, veuve d'Alcandre et maîtresse de Philiste, son particulier ami, de peur qu'il ne s'en aperçût, feint d'aimer sa sœur Doris[1263], qui ne s'abusant point par ses caresses, consent au mariage de Florange, que sa mère lui propose. Ce faux ami, sous un prétexte de se venger de l'affront que lui faisoit ce mariage, fait consentir Célidan à enlever Clarice en sa faveur, et ils la mènent ensemble à un château de Célidan. Philiste, abusé des faux ressentiments de son ami, fait rompre le mariage de Florange: sur quoi Célidan conjure Alcidon de reprendre Doris et rendre Clarice à son amant. Ne l'y pouvant résoudre, il soupçonne quelque fourbe de sa part, et fait si bien qu'il tire les vers du nez à la nourrice de Clarice, qui avoit toujours eu une intelligence avec Alcidon, et lui avoit même facilité l'enlèvement de sa maîtresse; ce qui le porte à quitter le parti de ce perfide: de sorte que ramenant Clarice à Philiste, il obtient de lui en récompense sa sœur Doris.


EXAMEN.

Cette comédie n'est pas plus régulière que Mélite en ce qui regarde l'unité de lieu, et a le même défaut au cinquième acte, qui se passe en compliments pour venir à la conclusion d'un amour épisodique, avec cette différence toutefois que le mariage de Célidan avec Doris a plus de justesse dans celle-ci que celui d'Éraste avec Cloris dans l'autre. Elle a quelque chose de mieux ordonné pour le temps en général, qui n'est pas si vague que dans Mélite, et a ses intervalles mieux porportionnés par cinq jours consécutifs. C'étoit un tempérament que je croyois lors fort raisonnable entre la rigueur des vingt et quatre heures et cette étendue libertine qui n'avoit aucunes bornes. Mais elle a ce même défaut dans le particulier de la durée de chaque acte, que souvent celle de l'action y excède de beaucoup celle de la représentation. Dans le commencement du premier, Philiste quitte Alcidon pour aller faire des visites avec Clarice, et paroît en la dernière scène avec elle au sortir de ces visites, qui doivent avoir consumé toute l'après-dînée, ou du moins la meilleure partie. La même chose se trouve au cinquième: Alcidon y fait partie avec Célidan d'aller voir Clarice sur le soir dans son château, où il la croit encore prisonnière, et se résout de faire part de sa joie à la nourrice, qu'il n'oseroit voir de jour, de peur de faire soupçonner l'intelligence secrète et criminelle qu'ils ont ensemble; et environ cent vers après, il vient chercher cette confidente chez Clarice, dont il ignore le retour. Il ne pouvoit être qu'environ midi quand il en a formé le dessein, puisque Célidan venoit de ramener Clarice (ce que vraisemblablement il a fait le plus tôt qu'il a pu, ayant un intérêt d'amour qui le pressoit[1264] de lui rendre ce service en faveur de son amant); et quand il vient pour exécuter cette résolution, la nuit doit avoir déjà assez d'obscurité pour cacher cette visite qu'il lui va rendre. L'excuse qu'on pourroit y donner, aussi bien qu'à ce que j'ai remarqué de Tircis dans Mélite, c'est qu'il n'y a point de liaison de scènes, et par conséquent point de continuité d'action. Aussi on[1265] pourroit dire que ces scènes détachées qui sont placées l'une après l'autre ne s'entre-suivent pas immédiatement, et qu'il se consume un temps notable entre la fin de l'une et le commencement de l'autre; ce qui n'arrive point quand elles sont liées ensemble, cette liaison étant cause que l'une commence nécessairement au même instant que l'autre finit.

Cette comédie peut faire connoître[1266] l'aversion naturelle que j'ai toujours eue pour les a parte. Elle m'en donnoit de belles occasions, m'étant proposé d'y peindre un amour réciproque qui parût dans les entretiens de deux personnes qui ne parlent point d'amour ensemble, et de mettre des compliments d'amour suivis entre deux gens qui n'en ont point du tout l'un pour l'autre, et qui sont toutefois obligés par des considérations particulières de s'en rendre des témoignages mutuels. C'étoit un beau jeu pour ces discours à part, si fréquents chez les anciens et chez les modernes de toutes les langues; cependant j'ai si bien fait, par le moyen des confidences qui ont précédé ces scènes artificieuses, et des réflexions qui les ont suivies, que sans emprunter ce secours, l'amour a paru entre ceux qui n'en parlent point, et le mépris a été visible entre ceux qui se font des protestations d'amour. La sixième scène du quatrième acte semble commencer par ces a parte, et n'en a toutefois aucun. Célidan et la nourrice y parlent véritablement chacun à part, mais en sorte que chacun des deux veut bien que l'autre entende ce qu'il dit. La nourrice cherche à donner à Célidan des marques d'une douleur très-vive, qu'elle n'a point, et en affecte d'autant plus les dehors pour l'éblouir; et Célidan, de son côté, veut qu'elle aye lieu de croire qu'il la cherche pour la tirer du péril où il feint qu'elle est, et qu'ainsi il la rencontre fort à propos. Le reste de cette scène est fort adroit, par la manière dont il dupe cette vieille, et lui arrache l'aveu d'une fourbe où on le vouloit prendre lui-même pour dupe. Il l'enferme, de peur qu'elle ne fasse encore quelque pièce qui trouble son dessein; et quelques-uns ont trouvé à dire qu'on ne parle point d'elle au cinquième; mais ces sortes de personnages, qui n'agissent que pour l'intérêt des autres, ne sont pas assez d'importance pour faire naître une curiosité légitime de savoir leurs sentiments sur l'événement de la comédie, où ils n'ont plus que faire quand on n'y a plus affaire d'eux; et d'ailleurs Clarice y a trop de satisfaction de se voir hors du pouvoir de ses ravisseurs et rendue à son amant, pour penser en sa présence à cette nourrice, et prendre garde si elle est en sa maison, ou si elle n'y est pas.

Le style n'est pas plus élevé ici que dans Mélite, mais il est plus net et plus dégagé des pointes dont l'autre est semée, qui ne sont, à en bien parler, que de fausses lumières, dont le brillant marque bien quelque vivacité d'esprit, mais sans aucune solidité de raisonnement. L'intrique y est aussi beaucoup plus raisonnable que dans l'autre; et Alcidon a lieu d'espérer un bien plus heureux succès de sa fourbe qu'Éraste de la sienne[1267].


ACTEURS.

PHILISTE,   amant de Clarice.
ALCIDON,   ami de Philiste et amant de Doris.
CÉLIDAN,   ami d'Alcidon et amoureux de Doris.
CLARICE,   veuve d'Alcandre et maîtresse de Philiste.
CHRYSANTE,   mère de Doris.
DORIS,   sœur de Philiste.
La Nourrice   de Clarice.
GÉRON,   agent de Florange, amoureux de Doris[1268].
LYCAS,   domestique de Philiste.
POLIMAS
DORASTE,
LISTOR,
} domestiques de Clarice.

La scène est à Paris[1269].


LA VEUVE.

COMÉDIE.

ACTE I.

SCÈNE PREMIÈRE.

PHILISTE, ALCIDON.

ALCIDON.

J'en demeure d'accord, chacun a sa méthode[1270];
Mais la tienne pour moi seroit trop incommode[1271]:
Mon cœur ne pourroit pas conserver tant de feu,
S'il falloit que ma bouche en témoignât si peu.
Depuis près de deux ans tu brûles pour Clarice, 5
Et plus ton amour croît, moins elle en a d'indice.
Il semble qu'à languir tes desirs sont contents,
Et que tu n'as pour but que de perdre ton temps.
Quel fruit espères-tu de ta persévérance
A la traiter toujours avec indifférence? 10
Auprès d'elle assidu, sans lui parler d'amour,
Veux-tu qu'elle commence à te faire la cour?

PHILISTE.

Non; mais, à dire vrai, je veux qu'elle devine[1272].

ALCIDON.

Ton espoir, qui te flatte, en vain se l'imagine[1273]:
Clarice avec raison prend pour stupidité 15
Ce ridicule effet de ta timidité.

PHILISTE.

Peut-être. Mais enfin vois-tu qu'elle me fuie,
Qu'indifférent qu'il est mon entretien l'ennuie,
Que je lui sois à charge, et lorsque je la voi,
Qu'elle use d'artifice à s'échapper de moi? 20
Sans te mettre en souci quelle en sera la suite[1274],
Apprends comme l'amour doit régler sa conduite.
Aussitôt qu'une dame a charmé nos esprits,
Offrir notre service au hasard d'un mépris,
Et nous abandonnant à nos brusques saillies[1275], 25
Au lieu de notre ardeur lui montrer nos folies,
Nous attirer sur l'heure un dédain éclatant:
Il n'est si maladroit qui n'en fît bien autant.
Il faut s'en faire aimer avant qu'on se déclare.
Notre submission à l'orgueil la prépare. 30
Lui dire incontinent son pouvoir souverain,
C'est mettre à sa rigueur les armes à la main.
Usons, pour être aimés, d'un meilleur artifice,
Et sans lui rien offrir, rendons-lui du service[1276];
Réglons sur son humeur toutes nos actions, 35
Réglons tous nos desseins sur ses intentions[1277],
Tant que par la douceur d'une longue hantise
Comme insensiblement elle se trouve prise.
C'est par là que l'on sème aux dames des appas[1278],
Qu'elles n'évitent point, ne les prévoyant pas. 40
Leur haine envers l'amour pourroit être un prodige,
Que le seul nom les choque, et l'effet les oblige[1279].

ALCIDON.

Suive qui le voudra ce procédé nouveau[1280]:
Mon feu me déplairoit caché sous ce rideau.
Ne parler point d'amour! Pour moi, je me défie 45
Des fantasques raisons de ta philosophie:
Ce n'est pas là mon jeu. Le joli passe-temps,
D'être auprès d'une dame et causer du beau temps,
Lui jurer que Paris est toujours plein de fange,
Qu'un certain parfumeur vend de fort bonne eau d'ange[1281],
Qu'un cavalier regarde un autre de travers,
Que dans la comédie on dit d'assez bons vers,
Qu'Aglante avec Philis dans un mois se marie[1282]!
Change, pauvre abusé, change de batterie,
Conte ce qui te mène, et ne t'amuse pas 55
A perdre innocemment tes discours et tes pas[1283].

PHILISTE.

Je les aurois perdus auprès de ma maîtresse,
Si je n'eusse employé que la commune adresse,
Puisqu'inégal de biens et de condition,
Je ne pouvois prétendre à son affection. 60

ALCIDON.

Mais si tu ne les perds, je le tiens à miracle,
Puisqu'ainsi ton amour rencontre un double obstacle[1284],
Et que ton froid silence et l'inégalité
S'opposent tout ensemble à ta témérité.

PHILISTE.

Crois que de la façon dont j'ai su me conduire 65
Mon silence n'est pas en état de me nuire:
Mille petits devoirs ont tant parlé pour moi[1285],
Qu'il ne m'est plus permis de douter de sa foi.
Mes soupirs et les siens font un secret langage[1286]
Par où son cœur au mien à tous moments s'engage[1287]: 70
Des coups d'œil languissants, des souris ajustés,
Des penchements de tête à demi concertés,
Et mille autres douceurs aux seuls amants connues
Nous font voir chaque jour nos âmes toutes nues,
Nous sont de bons garants d'un feu qui chaque jour.... 75

ALCIDON.

Tout cela cependant sans lui parler d'amour?

PHILISTE.

Sans lui parler d'amour.

ALCIDON.

J'estime ta science;
Mais j'aurois à l'épreuve un peu d'impatience.

PHILISTE.

Le ciel, qui nous choisit lui-même des partis[1288],
A tes feux et les miens prudemment assortis; 80
Et comme à ces longueurs t'ayant fait indocile,
Il te donne en ma sœur un naturel facile,
Ainsi pour cette veuve il a su m'enflammer[1289],
Après m'avoir donné par où m'en faire aimer.

ALCIDON.

Mais il lui faut enfin découvrir ton courage. 85

PHILISTE.

C'est ce qu'en ma faveur sa nourrice ménage:
Cette vieille subtile a mille inventions
Pour m'avancer au but de mes intentions;
Elle m'avertira du temps que je dois prendre;
Le reste une autre fois se pourra mieux apprendre: 90
Adieu.

ALCIDON.

La confidence avec un bon ami
Jamais sans l'offenser ne s'exerce à demi.

PHILISTE.

Un intérêt d'amour me prescrit ces limites:

Ma maîtresse m'attend pour faire des visites
Où je lui promis hier de lui prêter la main. 95

ALCIDON.

Adieu donc, cher Philiste.

PHILISTE.

Adieu, jusqu'à demain.


SCÈNE II.

ALCIDON, la Nourrice.

ALCIDON, seul[1290].

Vit-on jamais amant de pareille imprudence
Faire avec son rival entière confidence[1291]?
Simple, apprends que ta sœur n'aura jamais de quoi
Asservir sous ses lois des gens faits comme moi; 100
Qu'Alcidon feint pour elle, et brûle pour Clarice.
Ton agente est à moi. N'est-il pas vrai, Nourrice?

LA NOURRICE.

Tu le peux bien jurer.

ALCIDON.

Et notre ami rival[1292]?

LA NOURRICE.

Si jamais on m'en croit, son affaire ira mal.

ALCIDON.

Tu lui promets pourtant.

LA NOURRICE.

C'est par où je l'amuse, 105
Jusqu'à ce que l'effet lui découvre ma ruse[1293].

ALCIDON.

Je viens de le quitter[1294].

LA NOURRICE.

Eh bien! que t'a-t-il dit?

ALCIDON.

Que tu veux employer pour lui tout ton crédit,
Et que rendant toujours quelque petit service,
Il s'est fait une entrée en l'âme de Clarice. 110

LA NOURRICE.

Moindre qu'il ne présume. Et toi?

ALCIDON.

Je l'ai poussé
A s'enhardir un peu plus que par le passé,
Et découvrir son mal à celle qui le cause.

LA NOURRICE.

Pourquoi?

ALCIDON.

Pour deux raisons: l'une, qu'il me propose
Ce qu'il a dans le cœur beaucoup plus librement[1295]; 115
L'autre, que ta maîtresse après ce compliment
Le chassera peut-être ainsi qu'un téméraire.

LA NOURRICE.

Ne l'enhardis pas tant: j'aurois peur au contraire[1296]
Que malgré tes raisons quelque mal ne t'en prît;
Car enfin ce rival est bien dans son esprit[1297], 120
Mais non pas tellement qu'avant que le mois passe
Notre adresse sous main ne le mette en disgrâce[1298].

ALCIDON.

Et lors?

LA NOURRICE.

Je te réponds de ce que tu chéris.
Cependant continue à caresser Doris;
Que son frère, ébloui par cette accorte feinte[1299], 125
De nos prétentions n'ait ni soupçon ni crainte[1300].

ALCIDON.

A m'en ouïr conter, l'amour de Céladon[1301]
N'eut jamais rien d'égal à celui d'Alcidon:
Tu rirois trop de voir comme je la cajole.

LA NOURRICE.

Et la dupe qu'elle est croit tout sur ta parole? 130

ALCIDON.

Cette jeune étourdie est si folle de moi,
Quelle prend chaque mot pour article de foi;
Et son frère, pipé du fard de mon langage,
Qui croit que je soupire après son mariage,
Pensant bien m'obliger, m'en parle tous les jours; 135
Mais quand il en vient là, je sais bien mes détours;
Tantôt, vu l'amitié qui tous deux nous assemble,
J'attendrai son hymen pour être heureux ensemble;
Tantôt il faut du temps pour le consentement
D'un oncle dont j'espère un haut avancement[1302]; 140
Tantôt je sais trouver quelque autre bagatelle.

LA NOURRICE.

Séparons-nous, de peur qu'il entrât en cervelle[1303],
S'il avoit découvert un si long entretien.
Joue aussi bien ton jeu que je jouerai le mien.

ALCIDON.

Nourrice, ce n'est pas ainsi qu'on se sépare. 145

LA NOURRICE.

Monsieur, vous me jugez d'un naturel avare.

ALCIDON.

Tu veilleras pour moi d'un soin plus diligent.

LA NOURRICE.

Ce sera donc pour vous plus que pour votre argent[1304].


SCÈNE III.

CHRYSANTE, DORIS.

CHRYSANTE.

C'est trop désavouer une si belle flamme,
Qui n'a rien de honteux, rien de sujet au blâme: 150
Confesse-le, ma fille, Alcidon a ton cœur;
Ses rares qualités l'en ont rendu vainqueur.
Ne vous entr'appeler que «mon âme et ma vie,»
C'est montrer que tous deux vous n'avez qu'une envie,
Et que d'un même trait vos esprits sont blessés. 155

DORIS.

Madame, il n'en va pas ainsi que vous pensez.
Mon frère aime Alcidon, et sa prière expresse
M'oblige à lui répondre en termes de maîtresse.
Je me fais, comme lui, souvent toute de feux;
Mais mon cœur se conserve, au point où je le veux, 160
Toujours libre, et qui garde une amitié sincère
A celui qui voudra me prescrire une mère.

CHRYSANTE.

Oui, pourvu qu'Alcidon te soit ainsi prescrit.

DORIS.

Madame, pussiez-vous lire dans mon esprit!
Vous verriez jusqu'où va ma pure obéissance. 165

CHRYSANTE.

Ne crains pas que je veuille user de ma puissance:
Je croirois en produire un trop cruel effet,
Si je te séparois d'un amant si parfait.

DORIS.

Vous le connoissez mal: son âme a deux visages,
Et ce dissimulé n'est qu'un conteur à gages. 170
Il a beau m'accabler de protestations,
Je démêle aisément toutes ses fictions;
Il ne me prête rien que je ne lui renvoie[1305]:
Nous nous entre-payons d'une même monnoie;
Et malgré nos discours, mon vertueux desir 175
Attend toujours celui que vous voudrez choisir:
Votre vouloir du mien absolument dispose.

CHRYSANTE.

L'épreuve en fera foi; mais parlons d'autre chose.
Nous vîmes hier au bal, entre autres nouveautés,
Tout plein d'honnêtes gens caresser les beautés. 180

DORIS.

Oui, Madame: Alindor en vouloit à Célie;
Lysandre, à Célidée; Oronte, à Rosélie.

CHRYSANTE.

Et nommant celles-ci, tu caches finement[1306]
Qu'un certain t'entretint assez paisiblement.

DORIS.

Ce visage inconnu qu'on appeloit Florange? 185

CHRYSANTE.

Lui-même.

DORIS.

Ah! Dieu, que c'est un cajoleur étrange!
Ce fut paisiblement, de vrai, qu'il m'entretint.
Soit que quelque raison en secret le retînt[1307],
Soit que son bel esprit me jugeât incapable
De lui pouvoir fournir un entretien sortable, 190
Il m'épargna si bien, que ses plus longs propos
A peine en plus d'une heure étoient de quatre mots[1308];
Il me mena danser deux fois sans me rien dire.

CHRYSANTE.

Mais ensuite[1309]?

DORIS.

La suite est digne qu'on l'admire[1310].
Mon baladin muet se retranche en un coin, 195
Pour faire mieux jouer la prunelle de loin;
Après m'avoir de là longtemps considérée,
Après m'avoir des yeux mille fois mesurée,
Il m'aborde en tremblant, avec ce compliment:
«Vous m'attirez à vous ainsi que fait l'aimant.» 200
(Il pensoit m'avoir dit le meilleur mot du monde.)
Entendant ce haut style, aussitôt je seconde,
Et réponds brusquement, sans beaucoup m'émouvoir:
«Vous êtes donc de fer, à ce que je puis voir.»
Ce grand mot étouffa tout ce qu'il vouloit dire[1311], 205
Et pour toute réplique il se mit à sourire.
Depuis il s'avisa de me serrer les doigts;
Et retrouvant un peu l'usage de la voix,
Il prit un de mes gants: «La mode en est nouvelle,
Me dit-il, et jamais je n'en vis de si belle; 210
Vous portez sur la gorge un mouchoir fort carré[1312];
Votre éventail me plaît d'être ainsi bigarré;
L'amour, je vous assure, est une belle chose;
Vraiment vous aimez fort cette couleur de rose;
La ville est en hiver tout autre que les champs; 215
Les charges à présent n'ont que trop de marchands;
On n'en peut approcher.»

CHRYSANTE.

Mais enfin que t'en semble?

DORIS.

Je n'ai jamais connu d'homme qui lui ressemble,
Ni qui mêle en discours tant de diversités.

CHRYSANTE.

Il est nouveau venu des universités, 220
Mais après tout fort riche, et que la mort d'un père[1313],
Sans deux successions que de plus il espère,
Comble de tant de biens, qu'il n'est fille aujourd'hui
Qui ne lui rie au nez et n'ait dessein sur lui.

DORIS.

Aussi me contez-vous de beaux traits de visage. 225

CHRYSANTE.

Eh bien! avec ces traits est-il à ton usage?

DORIS.

Je douterois plutôt si je serois au sien.

CHRYSANTE.

Je sais qu'assurément il te veut force bien;
Mais il te le faudroit, en fille plus accorte[1314],
Recevoir désormais un peu d'une autre sorte. 230

DORIS.

Commandez seulement, Madame, et mon devoir
Ne négligera rien qui soit en mon pouvoir.

CHRYSANTE.

Ma fille, te voilà telle que je souhaite.
Pour ne te rien celer, c'est chose qui vaut faite.
Géron, qui depuis peu fait ici tant de tours, 235
Au desçu[1315] d'un chacun a traité ces amours;
Et puisqu'à mes desirs je te vois résolue,
Je veux qu'avant deux jours l'affaire soit conclue.
Au regard d'Alcidon tu dois continuer,
Et de ton beau semblant ne rien diminuer[1316]: 240
Il faut jouer au fin contre un esprit si double.

DORIS.

Mon frère en sa faveur vous donnera du trouble.

CHRYSANTE.

Il n'est pas si mauvais que l'on n'en vienne à bout.

DORIS.

Madame, avisez-y: je vous remets le tout.

CHRYSANTE.

Rentre: voici Géron, de qui la conférence 245
Doit rompre, ou nous donner une entière assurance.


SCÈNE IV.

CHRYSANTE, GÉRON.

CHRYSANTE.

Ils se sont vus enfin.

GÉRON.

Je l'avois déjà su,
Madame, et les effets ne m'en ont point déçu[1317],
Du moins quant à Florange.

CHRYSANTE.

Eh bien! mais qu'est-ce encore?
Que dit-il de ma fille?

GÉRON.

Ah! Madame, il l'adore! 250
Il n'a point encor vu de miracles pareils:
Ses yeux, à son avis, sont autant de soleils;
L'enflure de son sein, un double petit monde;
C'est le seul ornement de la machine ronde.
L'amour à ses regards allume son flambeau, 255
Et souvent pour la voir il ôte son bandeau;
Diane n'eut jamais une si belle taille;
Auprès d'elle Vénus ne seroit rien qui vaille;
Ce ne sont rien que lis et roses que son teint;
Enfin de ses beautés il est si fort atteint.... 260

CHRYSANTE.

Atteint! Ah! mon ami, tant de badinerie[1318]
Ne témoigne que trop qu'il en fait raillerie.

GÉRON.

Madame, je vous jure, il pèche innocemment,
Et s'il savoit mieux dire, il diroit autrement.
C'est un homme tout neuf: que voulez-vous qu'il fasse?
Il dit ce qu'il a lu. Daignez juger, de grâce[1319],
Plus favorablement de son intention;
Et pour mieux vous montrer où va sa passion,
Vous savez les deux points (mais aussi, je vous prie,
Vous ne lui direz pas cette supercherie).... 270

CHRYSANTE.

Non, non.

GÉRON.

Vous savez donc les deux difficultés
Qui jusqu'à maintenant vous tiennent arrêtés[1320]?

CHRYSANTE.

Il veut son avantage, et nous cherchons le nôtre.

GÉRON.

«Va, Géron, m'a-t-il dit; et pour l'une et pour l'autre,
Si par dextérité tu n'en peux rien tirer, 275
Accorde tout plutôt que de plus différer.
Doris est à mes yeux de tant d'attraits pourvue,
Qu'il faut bien qu'il m'en coûte un peu pour l'avoir vue.»
Mais qu'en dit votre fille?

CHRYSANTE.

Elle suivra mon choix[1321],
Et montre une âme prête à recevoir mes lois; 280
Non qu'elle en fasse état plus que de bonne sorte:
Il suffit qu'elle voit ce que le bien apporte,
Et qu'elle s'accommode aux solides raisons
Qui forment à présent les meilleures maisons.

GÉRON.

A ce compte, c'est fait. Quand vous plaît-il qu'il vienne[1322]
Dégager ma parole, et vous donner la sienne?

CHRYSANTE.

Deux jours me suffiront, ménagés dextrement,
Pour disposer mon fils à son contentement[1323].
Durant ce peu de temps, si son ardeur le presse,
Il peut hors du logis rencontrer sa maîtresse: 290
Assez d'occasions s'offrent aux amoureux.

GÉRON.

Madame, que d'un mot je vais le rendre heureux[1324]!


SCÈNE V.

PHILISTE, CLARICE.

PHILISTE.

Le bonheur aujourd'hui conduisoit vos visites[1325],
Et sembloit rendre hommage à vos rares mérites:
Vous avez rencontré tout ce que vous cherchiez. 295

CLARICE.

Oui; mais n'estimez pas qu'ainsi vous m'empêchiez
De vous dire, à présent que nous faisons retraite,
Combien de chez Daphnis je sors mal satisfaite.

PHILISTE.

Madame, toutefois elle a fait son pouvoir,
Du moins en apparence, à vous bien recevoir[1326]. 300

CLARICE.

Ne pensez pas aussi que je me plaigne d'elle.

PHILISTE.

Sa compagnie étoit, ce me semble, assez belle.

CLARICE.

Que trop belle à mon goût, et, que je pense, au tien!
Deux filles possédoient seules ton entretien[1327];
Et leur orgueil, enflé par cette préférence, 305
De ce qu'elles valoient tiroit pleine assurance.

PHILISTE.

Ce reproche obligeant me laisse tout surpris:
Avec tant de beautés, et tant de bons esprits,
Je ne valus jamais qu'on me trouvât à dire[1328].

CLARICE.

Avec ces bons esprits je n'étois qu'en martyre[1329]: 310
Leur discours m'assassine, et n'a qu'un certain jeu
Qui m'étourdit beaucoup, et qui me plaît fort peu.

PHILISTE.

Celui que nous tenions me plaisoit à merveilles.

CLARICE.

Tes yeux s'y plaisoient bien autant que tes oreilles.

PHILISTE.

Je ne le puis nier, puisqu'en parlant de vous[1330], 315
Sur les vôtres mes yeux se portoient à tous coups,
Et s'en alloient chercher sur un si beau visage[1331]
Mille et mille raisons d'un éternel hommage.

CLARICE.

O la subtile ruse! et l'excellent détour[1332]
Sans doute une des deux te donne de l'amour; 320
Mais tu le veux cacher.

PHILISTE.

Que dites-vous, Madame[1333]?
Un de ces deux objets captiveroit mon âme!
Jugez-en mieux, de grâce, et croyez que mon cœur
Choisiroit pour se rendre un plus puissant vainqueur.

CLARICE.

Tu tranches du fâcheux. Bélinde et Chrysolite 325
Manquent donc, à ton gré, d'attraits et de mérite,
Elles dont les beautés captivent mille amants?

PHILISTE.

Tout autre trouveroit leurs visages charmants[1334],
Et j'en ferois état, si le ciel m'eût fait naître
D'un malheur assez grand pour ne vous pas connoître;
Mais l'honneur de vous voir, que vous me permettez,
Fait que je n'y remarque aucunes raretés[1335],
Et plein de votre idée, il ne m'est pas possible
Ni d'admirer ailleurs, ni d'être ailleurs sensible.

CLARICE.

On ne m'éblouit pas à force de flatter: 335
Revenons au propos que tu veux éviter[1336].
Je veux savoir des deux laquelle est ta maîtresse;
Ne dissimule plus, Philiste, et me confesse....

PHILISTE.

Que Chrysolite et l'autre, égales toutes deux,
N'ont rien d'assez puissant pour attirer mes vœux. 340
Si blessé des regards de quelque beau visage,
Mon cœur de sa franchise avoit perdu l'usage....

CLARICE.

Tu serois assez fin pour bien cacher ton jeu.

PHILISTE.

C'est ce qui ne se peut: l'amour est tout de feu,
Il éclaire en brûlant, et se trahit soi-même. 345
Un esprit amoureux, absent de ce qu'il aime[1337],
Par sa mauvaise humeur fait trop voir ce qu'il est:
Toujours morne, rêveur, triste, tout lui déplaît;
A tout autre propos qu'à celui de sa flamme,
Le silence à la bouche, et le chagrin en l'âme, 350
Son œil semble à regret nous donner ses regards,
Et les jette à la fois souvent de toutes parts,
Qu'ainsi sa fonction confuse ou mal guidée[1338]
Se ramène en soi-même, et ne voit qu'une idée;
Mais auprès de l'objet qui possède son cœur, 355
Ses esprits ranimés reprennent leur vigueur:
Gai, complaisant, actif....

CLARICE.

Enfin que veux-tu dire?

PHILISTE.

Que par ces actions que je viens de décrire,
Vous, de qui j'ai l'honneur chaque jour d'approcher,
Jugiez pour quel objet l'amour m'a su toucher[1339]. 360

CLARICE.

Pour faire un jugement d'une telle importance,
Il faudrait plus de temps. Adieu: la nuit s'avance.
Te verra-t-on demain?

PHILISTE.

Madame, en doutez-vous?
Jamais commandements ne me furent si doux:
Loin de vous, je n'ai rien qu'avec plaisir je voie[1340]; 365
Tout me devient fâcheux, tout s'oppose à ma joie[1341]:
Un chagrin invincible accable tous mes sens[1342].

CLARICE.

Si, comme tu le dis, dans le cœur des absents
C'est l'amour qui fait naître une telle tristesse,
Ce compliment n'est bon qu'auprès d'une maîtresse[1343]. 370

PHILISTE.

Souffrez-le d'un respect qui produit chaque jour
Pour un sujet si haut les effets de l'amour.


SCÈNE VI.

CLARICE.

Las! il m'en dit assez, si je l'osois entendre,
Et ses desirs aux miens se font assez comprendre;
Mais pour nous déclarer une si belle ardeur, 375
L'un est muet de crainte, et l'autre de pudeur.
Que mon rang me déplaît! que mon trop de fortune,
Au lieu de m'obliger, me choque et m'importune!
Égale à mon Philiste, il m'offriroit ses vœux,
Je m'entendrois nommer le sujet de ses feux, 380
Et ses discours pourroient forcer ma modestie
A l'assurer bientôt de notre sympathie;
Mais le peu de rapport de nos conditions
Ote le nom d'amour à ses submissions;
Et sous l'injuste loi de cette retenue, 385
Le remède me manque, et mon mal continue.
Il me sert en esclave, et non pas en amant,
Tant son respect s'oppose à mon contentement[1344]!
Ah! que ne devient-il un peu plus téméraire?
Que ne s'expose-t-il au hasard de me plaire? 390
Amour, gagne à la fin ce respect ennuyeux,
Et rends-le moins timide, ou l'ôte de mes yeux.

FIN DU PREMIER ACTE.

ACTE II.

SCÈNE PREMIÈRE.

PHILISTE[1345].

Secrets tyrans de ma pensée,
Respect, amour, de qui les lois
D'un juste et fâcheux contre-poids 395
La tiennent toujours balancée,
Que vos mouvements opposés[1346],
Vos traits, l'un par l'autre brisés,
Sont puissants à s'entre-détruire!
Que l'un m'offre d'espoir! que l'autre a de rigueur! 400
Et tandis que tous deux tâchent à me séduire,
Que leur combat est rude au milieu de mon cœur!

Moi-même je fais mon supplice
A force de leur obéir[1347];
Mais le moyen de les haïr? 405
Ils viennent tous deux de Clarice;
Ils m'en entretiennent tous deux,
Et forment ma crainte et mes vœux[1348]
Pour ce bel œil qui les fait naître;
Et de deux flots divers mon esprit agité, 410
Plein de glace, et d'un feu qui n'oseroit paroître,
Blâme sa retenue et sa témérité.

Mon âme, dans cet esclavage,
Fait des vœux qu'elle n'ose offrir;
J'aime seulement pour souffrir; 415
J'ai trop et trop peu de courage:
Je vois bien que je suis aimé,
Et que l'objet qui m'a charmé
Vit en de pareilles contraintes.
Mon silence à ses feux fait tant de trahison, 420
Qu'impertinent captif de mes frivoles craintes,
Pour accroître son mal, je fuis ma guérison.

Elle brûle, et par quelque signe
Que son cœur s'explique avec moi[1349],
Je doute de ce que je voi[1350], 425
Parce que je m'en trouve indigne.
Espoir, adieu; c'est trop flatté:
Ne crois pas que cette beauté
Daigne avouer de telles flammes[1351];
Et dans le juste soin qu'elle a de les cacher, 430
Vois que si même ardeur embrase nos deux âmes,
Sa bouche à son esprit n'ose le reprocher.

Pauvre amant, vois par son silence
Qu'elle t'en commande un égal,
Et que le récit de ton mal 435
Te convaincroit d'une insolence.
Quel fantasque raisonnement!
Et qu'au milieu de mon tourment
Je deviens subtil à ma peine!
Pourquoi m'imaginer qu'un discours amoureux 440
Par un contraire effet change l'amour en haine[1352],
Et malgré mon bonheur me rendre malheureux?

Mais j'aperçois Clarice. O Dieux! si cette belle
Parloit autant de moi que je m'entretiens d'elle!
Du moins si sa nourrice a soin de nos amours, 445
C'est de moi qu'à présent doit être leur discours.
Une humeur curieuse avec chaleur m'emporte[1353]
A me couler sans bruit derrière cette porte[1354],
Pour écouter de là, sans en être aperçu,
En quoi mon fol espoir me peut avoir déçu. 450
Allons. Souvent l'amour ne veut qu'une bonne heure[1355]:
Jamais l'occasion ne s'offrira meilleure,
Et peut-être qu'enfin nous en pourrons tirer
Celle que nous cherchons pour nous mieux déclarer[1356].


SCÈNE II.

CLARICE, la Nourrice.

CLARICE.

Tu me veux détourner d'une seconde flamme, 455
Dont je ne pense pas qu'autre que toi me blâme.
Être veuve à mon âge, et toujours déplorer[1357]
La perte d'un mari que je puis réparer[1358]!
Refuser d'un amant ce doux nom de maîtresse!
N'avoir que des mépris pour les vœux qu'il m'adresse! 460
Le voir toujours languir dessous ma dure loi!
Cette vertu, Nourrice, est trop haute pour moi.

LA NOURRICE.

Madame, mon avis au vôtre ne résiste
Qu'alors que votre ardeur se porte vers Philiste[1359].
Aimez, aimez quelqu'un; mais comme à l'autre fois, 465
Qu'un lieu digne de vous arrête votre choix.

CLARICE.

Brise là ce discours dont mon amour s'irrite:
Philiste n'en voit point qui le passe en mérite.

LA NOURRICE.

Je ne remarque en lui rien que de fort commun,
Sinon que plus qu'un autre il se rend importun[1360]. 470

CLARICE.

Que ton aveuglement en ce point est extrême!
Et que tu connois mal et Philiste et moi-même,
Si tu crois que l'excès de sa civilité
Passe jamais chez moi pour importunité!

LA NOURRICE.

Ce cajoleur rusé, qui toujours vous assiége, 475
A tant fait qu'à la fin vous tombez dans son piége.

CLARICE.

Ce cavalier parfait, de qui je tiens le cœur,
A tant fait que du mien il s'est rendu vainqueur.

LA NOURRICE.

Il aime votre bien, et non votre personne.

CLARICE.

Son vertueux amour l'un et l'autre lui donne: 480
Ce m'est trop d'heur encor, dans le peu que je vaux,
Qu'un peu de bien que j'ai supplée à mes défauts.

LA NOURRICE.

La mémoire d'Alcandre, et le rang qu'il vous laisse,
Voudroient un successeur de plus haute noblesse.

CLARICE.

S'il précéda Philiste en vaines dignités[1361], 485
Philiste le devance en rares qualités;
Il est né gentilhomme, et sa vertu répare
Tout ce dont la fortune envers lui fut avare:
Nous avons, elle et moi, trop de quoi l'agrandir[1362].

LA NOURRICE.

Si vous pouviez, Madame, un peu vous refroidir 490
Pour le considérer avec indifférence,
Sans prendre pour mérite une fausse apparence,
La raison feroit voir à vos yeux insensés
Que Philiste n'est pas tout ce que vous pensez.
Croyez-m'en plus que vous; j'ai vieilli dans le monde[1363], 495
J'ai de l'expérience, et c'est où je me fonde:
Eloignez quelque temps ce dangereux charmeur[1364],
Faites en son absence essai d'une autre humeur[1365];
Pratiquez-en quelque autre, et  désintéressée
Comparez-lui l'objet dont vous êtes blessée; 500
Comparez-en l'esprit, la façon, l'entretien,
Et lors vous trouverez qu'un autre le vaut bien.

CLARICE.

Exercer contre moi de si noirs artifices!
Donner à mon amour de si cruels supplices!
Trahir tous mes desirs! éteindre un feu si beau[1366]! 505
Qu'on m'enferme plutôt toute vive au tombeau.
Fais venir cet amant: dussé-je la première[1367]
Lui faire de mon cœur une ouverture entière,
Je ne permettrai point qu'il sorte d'avec moi[1368]
Sans avoir l'un à l'autre engagé notre foi. 510

LA NOURRICE.

Ne précipitez point ce que le temps ménage;
Vous pourrez à loisir éprouver son courage.

CLARICE.

Ne m'importune plus de tes conseils maudits,
Et sans me répliquer fais ce que je te dis.


SCÈNE III.

PHILISTE,la Nourrice.

PHILISTE.

Je te ferai cracher cette langue traîtresse. 515
Est-ce ainsi qu'on me sert auprès de ma maîtresse,
Détestable sorcière?

LA NOURRICE.

Eh bien, quoi? qu'ai-je fait?

PHILISTE.

Et tu doutes encor si j'ai vu ton forfait[1369]?

LA NOURRICE.

Quel forfait?

PHILISTE.

Peut-on voir lâcheté plus hardie?
Joindre encor l'impudence à tant de perfidie! 520

LA NOURRICE.

Tenir ce qu'on promet, est-ce une trahison?

PHILISTE.

Est-ce ainsi qu'on le tient?

LA NOURRICE.

Parlons avec raison:
Que t'avois-je promis?

PHILISTE.

Que de tout ton possible
Tu rendrois ta maîtresse à mes desirs sensible,
Et la disposerois à recevoir mes vœux. 525

LA NOURRICE.

Et ne la vois-tu pas au point où tu la veux[1370]?

PHILISTE.

Malgré toi mon bonheur à ce point l'a réduite.

LA NOURRICE.

Mais tu dois ce bonheur à ma sage conduite,
Jeune et simple novice en matière d'amour,
Qui ne saurois comprendre encore un si bon tour. 530
Flatter de nos discours les passions des dames[1371],
C'est aider lâchement à leurs naissantes flammes;
C'est traiter lourdement un délicat effet;
C'est n'y savoir enfin que ce que chacun sait[1372]:
Moi, qui de ce métier ai la haute science, 535
Et qui pour te servir brûle d'impatience,
Par un chemin plus court qu'un propos complaisant,
J'ai su croître sa flamme en la contredisant;
J'ai su faire éclater, mais avec violence[1373],
Un amour étouffé sous un honteux silence, 540
Et n'ai pas tant choqué que piqué ses desirs,
Dont la soif irritée avance tes plaisirs.

PHILISTE.

A croire ton babil, la ruse est merveilleuse[1374];
Mais l'épreuve, à mon goût, en est fort périlleuse.

LA NOURRICE.

Jamais il ne s'est vu de tours plus assurés. 545
La raison et l'amour sont ennemis jurés;
Et lorsque ce dernier dans un esprit commande,
Il ne peut endurer que l'autre le gourmande:
Plus la raison l'attaque, et plus il se roidit;
Plus elle l'intimide, et plus il s'enhardit. 550
Je le dis sans besoin, vos yeux et vos oreilles[1375]
Sont de trop bons témoins de toutes ces merveilles:
Vous-même avez tout vu, que voulez-vous de plus?
Entrez, on vous attend; ces discours superflus
Reculent votre bien, et font languir Clarice. 555
Allez, allez cueillir les fruits de mon service:
Usez bien de votre heur et de l'occasion.

PHILISTE.

Soit une vérité, soit une illusion
Que ton esprit adroit emploie à ta défense[1376],
Le mien de tes discours plus outre ne s'offense, 560
Et j'en estimerai mon bonheur plus parfait,
Si d'un mauvais dessein je tire un bon effet[1377].

LA NOURRICE.

Que de propos perdus! Voyez l'impatiente
Qui ne peut plus souffrir une si longue attente.


SCÈNE IV.

CLARICE, PHILISTE, la Nourrice.

CLARICE.

Paresseux, qui tardez si longtemps à venir, 565
Devinez la façon dont je veux vous punir.

PHILISTE.

M'interdiriez-vous bien l'honneur de votre vue?

CLARICE.

Vraiment, vous me jugez de sens fort dépourvue:
Vous bannir de mes yeux! une si dure loi
Feroit trop retomber le châtiment sur moi, 570
Et je n'ai pas failli, pour me punir moi-même.

PHILISTE.

L'absence ne fait mal que de ceux que l'on aime.

CLARICE.

Aussi, que savez-vous si vos perfections
Ne vous ont rien acquis sur mes affections?

PHILISTE.

Madame, excusez-moi, je sais mieux reconnoître 575
Mes défauts, et le peu que le ciel m'a fait naître.

CLARICE.

N'oublierez-vous jamais ces termes ravalés,
Pour vous priser de bouche autant que vous valez?
Seriez-vous bien content qu'on crût ce que vous dites?
Demeurez avec moi d'accord de vos mérites; 580
Laissez-moi me flatter de cette vanité,
Que j'ai quelque pouvoir sur votre liberté,
Et qu'une humeur si froide, à toute autre invincible,
Ne perd qu'auprès de moi le titre d'insensible:
Une si douce erreur tâche à s'autoriser; 585
Quel plaisir prenez-vous à m'en désabuser?

PHILISTE.

Ce n'est point une erreur; pardonnez-moi, Madame,
Ce sont les mouvements les plus sains de mon âme.
Il est vrai, je vous aime, et mes feux indiscrets
Se donnent leur supplice en demeurant secrets. 590
Je reçois sans contrainte une ardeur téméraire[1378];
Mais si j'ose brûler, je sais aussi me taire;
Et près de votre objet, mon unique vainqueur,
Je puis tout sur ma langue, et rien dessus mon cœur.
En vain j'avois appris que la seule espérance[1379] 595
Entretenoit l'amour dans la persévérance:
J'aime sans espérer, et mon cœur enflammé[1380]
A pour but de vous plaire, et non pas d'être aimé.
L'amour devient servile, alors qu'il se dispense
A n'allumer ses feux que pour la récompense. 600
Ma flamme est toute pure, et sans rien présumer,
Je ne cherche en aimant que le seul bien d'aimer.

CLARICE.

Et celui d'être aimé, sans que tu le prétendes,
Préviendra tes desirs et tes justes demandes.
Ne déguisons plus rien, cher Philiste: il est temps[1381] 605
Qu'un aveu mutuel rende nos vœux contents.
Donnons-leur, je te prie, une entière assurance;
Vengeons-nous à loisir de notre indifférence,
Vengeons-nous à loisir de toutes ces langueurs
Où sa fausse couleur avoit réduit nos cœurs. 610

PHILISTE.

Vous me jouez, Madame, et cette accorte feinte
Ne donne à mon amour qu'une railleuse atteinte[1382].

CLARICE.

Quelle façon étrange! En me voyant brûler,
Tu t'obstines encore à le dissimuler;
Tu veux qu'encore un coup je me donne la honte[1383] 615
De te dire à quel point l'amour pour toi me dompte:
Tu le vois cependant avec pleine clarté[1384],
Et veux douter encor de cette vérité?

PHILISTE.

Oui, j'en doute, et l'excès du bonheur qui m'accable[1385]
Me surprend, me confond, me paroît incroyable. 620
Madame, est-il possible? et me puis-je assurer
D'un bien à quoi mes vœux n'oseroient aspirer?

CLARICE.

Cesse de me tuer par cette défiance.
Qui pourroit des mortels troubler notre alliance?
Quelqu'un a-t-il à voir dessus mes actions, 625
Dont j'aye à prendre l'ordre en mes affections[1386]?
Veuve, et qui ne dois plus de respect à personne,
Ne puis-je disposer de ce que je te donne[1387]?

PHILISTE.

N'ayant jamais été digne d'un tel honneur,
J'ai de la peine encore à croire mon bonheur. 630

CLARICE.

Pour t'obliger enfin à changer de langage,
Si ma foi ne suffit, que je te donne en gage,
Un bracelet, exprès tissu de mes cheveux,
T'attend pour enchaîner et ton bras et tes vœux;
Viens le querir, et prendre avec moi la journée 635
Qui termine bientôt notre heureux hyménée[1388].

PHILISTE.

C'est dont vos seuls avis se doivent consulter:
Trop heureux, quant à moi, de les exécuter!

LA NOURRICE, seule.

Vous comptez sans votre hôte, et vous pourrez apprendre
Que ce n'est pas sans moi que ce jour se doit prendre. 640
De vos prétentions Alcidon averti[1389]
Vous fera, s'il m'en croit, un dangereux parti[1390].
Je lui vais bien donner de plus sûres adresses
Que d'amuser Doris par de fausses caresses;
Aussi bien, m'a-t-on dit, à beau jeu beau retour: 645
Au lieu de la duper avec ce feint-amour,
Elle-même le dupe, et lui rendant son change[1391],
Lui promet un amour qu'elle garde à Florange[1392]:
Ainsi, de tous côtés primé par un rival,
Ses affaires sans moi se porteroient fort mal. 650


SCÈNE V.

ALCIDON, DORIS.

ALCIDON.

Adieu, mon cher souci, sois sûre que mon âme
Jusqu'au dernier soupir conservera sa flamme.

DORIS.

Alcidon, cet adieu me prend au dépourvu.
Tu ne fais que d'entrer; à peine t'ai-je vu:
C'est m'envier trop tôt le bien de ta présence. 655
De grâce, oblige-moi d'un peu de complaisance[1393],
Et puisque je te tiens, souffre qu'avec loisir
Je puisse m'en donner un peu plus de plaisir.

ALCIDON.

Je t'explique si mal le feu qui me consume[1394],
Qu'il me force à rougir d'autant plus qu'il s'allume. 660
Mon discours s'en confond, j'en demeure interdit;
Ce que je ne puis dire est plus que je n'ai dit:
J'en hais les vains efforts de ma langue grossière,
Qui manquent de justesse en si belle matière,
Et ne répondant point aux mouvements du cœur, 665
Te découvrent si peu le fond de ma langueur.
Doris, si tu pouvois lire dans ma pensée,
Et voir jusqu'au milieu de mon âme blessée[1395],
Tu verrois un brasier bien autre et bien plus grand[1396]
Qu'en ces foibles devoirs que ma bouche te rend. 670

DORIS.

Si tu pouvois aussi pénétrer mon courage,
Et voir jusqu'à quel point ma passion m'engage[1397],
Ce que dans mes discours tu prends pour des ardeurs
Ne te sembleroit plus que de tristes froideurs.
Ton amour et le mien ont faute de paroles. 675
Par un malheur égal ainsi tu me consoles;
Et de mille défauts me sentant accabler,
Ce m'est trop d'heur qu'un d'eux me fait te ressembler.

ALCIDON.

Mais quelque ressemblance entre nous qui survienne,
Ta passion n'a rien qui ressemble à la mienne, 680
Et tu ne m'aimes pas de la même façon.

DORIS.

Si tu m'aimes encor, quitte un si faux soupçon[1398];
Tu douterois à tort d'une chose trop claire;
L'épreuve fera foi comme j'aime à te plaire.
Je meurs d'impatience, attendant l'heureux jour 685
Qui te montre quel est envers toi mon amour;
Ma mère en ma faveur brûle de même envie.

ALCIDON.

Hélas! ma volonté sous un autre asservie[1399],
Dont je ne puis encore à mon gré disposer,
Fait que d'un tel bonheur je ne saurois user. 690
Je dépends d'un vieil oncle, et s'il ne m'autorise,
Je ne te fais qu'en vain le don de ma franchise[1400];
Tu sais que tout son bien ne regarde que moi,
Et qu'attendant sa mort je vis dessous sa loi.
Mais nous le gagnerons, et mon humeur accorte 695
Sait comme il faut avoir les hommes de sa sorte:
Un peu de temps fait tout.

DORIS.

Ne précipite rien.
Je connois ce qu'au monde aujourd'hui vaut le bien.
Conserve ce vieillard; pourquoi te mettre en peine,
A force de m'aimer, de t'acquérir sa haine? 700
Ce qui te plaît m'agrée; et ce retardement,
Parce qu'il vient de toi, m'oblige infiniment.

ALCIDON.

De moi! C'est offenser une pure innocence.
Si l'effet de mes vœux n'est pas en ma puissance[1401],
Leur obstacle me gêne autant ou plus que toi. 705

DORIS.

C'est prendre mal mon sens; je sais quelle est ta foi.

ALCIDON.

En veux-tu par écrit une entière assurance[1402]?

DORIS.

Elle m'assure assez de ta persévérance;
Et je lui ferois tort d'en recevoir d'ailleurs
Une preuve plus ample ou des garants meilleurs[1403]. 710

ALCIDON.

Je l'apporte demain, pour mieux faire connoître....

DORIS.

J'en crois si fortement ce que j'en vois paroître,
Que c'est perdre du temps que de plus en parler.
Adieu; va désormais où tu voulois aller.
Si pour te retenir j'ai trop peu de mérite, 715
Souviens-toi pour le moins que c'est moi qui te quitte[1404].

ALCIDON[1405].

Ce brusque adieu m'étonne, et je n'entends pas bien....


SCÈNE VI.

La Nourrice, ALCIDON.

LA NOURRICE.

Je te prends au sortir d'un plaisant entretien.

ALCIDON.

Plaisant, de vérité, vu que mon artifice
Lui raconte les vœux que j'envoie à Clarice; 720
Et de tous mes soupirs, qui se portent plus loin,
Elle se croit l'objet, et n'en est que témoin.

LA NOURRICE.

Ainsi ton feu se joue?

ALCIDON.

Ainsi quand je soupire,
Je la prends pour une autre, et lui dis mon martyre[1406];
Et sa réponse, au point que je puis souhaiter[1407], 725
Dans cette illusion a droit de me flatter.

LA NOURRICE.

Elle t'aime?

ALCIDON.

Et de plus, un discours équivoque
Lui fait aisément croire un amour réciproque.
Elle se pense belle, et cette vanité
L'assure imprudemment de ma captivité; 730
Et comme si j'étois des amants ordinaires,
Elle prend sur mon cœur des droits imaginaires,
Cependant que le sien sent tout ce que je feins[1408],
Et vit dans les langueurs dont à faux je me plains.

LA NOURRICE.

Je te réponds que non. Si tu n'y mets remède, 735
Avant qu'il soit trois jours Florange la possède[1409].

ALCIDON.

Et qui t'en a tant dit?

LA NOURRICE.

Géron m'a tout conté;
C'est lui qui sourdement a conduit ce traité[1410].

ALCIDON.

C'est ce qu'en mots obscurs son adieu vouloit dire.
Elle a cru me braver, mais je n'en fais que rire; 740
Et comme j'étois las de me contraindre tant,
La coquette qu'elle est m'oblige en me quittant.
Ne m'apprendras-tu point ce que fait ta maîtresse?

LA NOURRICE.

Elle met ton agente au bout de sa finesse.
Philiste assurément tient son esprit charmé: 745
Je n'aurois jamais cru qu'elle l'eût tant aimé[1411].

ALCIDON.

C'est à faire à du temps.

LA NOURRICE.

Quitte cette espérance:
Ils ont pris l'un de l'autre une entière assurance,
Jusqu'à s'entre-donner la parole et la foi.

ALCIDON.

Que tu demeures froide en te moquant de moi! 750

LA NOURRICE.

Il n'est rien de si vrai; ce n'est point raillerie.

ALCIDON.

C'est donc fait d'Alcidon! Nourrice, je te prie....

LA NOURRICE.

Rien ne sert de prier; mon esprit épuisé[1412]
Pour divertir[1413] ce coup n'est point assez rusé.
Je n'en sais qu'un moyen, mais je ne l'ose dire[1414]. 755

ALCIDON.

Dépêche, ta longueur m'est un second martyre.

LA NOURRICE.

Clarice, tous les soirs, rêvant à ses amours,
Seule dans son jardin fait trois ou quatre tours.

ALCIDON.

Et qu'a cela de propre à reculer ma perte?

La Nourrice.

Je te puis en tenir la fausse porte ouverte[1415]. 760
Aurois-tu du courage assez pour l'enlever?

Alcidon.

Oui, mais il faut retraite après où me sauver[1416];
Et je n'ai point d'ami si peu jaloux de gloire
Que d'être partisan d'une action si noire.
Si j'avois un prétexte, alors je ne dis pas 765
Que quelqu'un abusé n'accompagnât mes pas.

La Nourrice.

On te vole Doris, et ta feinte colère[1417]
Manqueroit de prétexte à quereller son frère!
Fais-en sonner partout un faux ressentiment:
Tu verras trop d'amis s'offrir aveuglément, 770
Se prendre à ces dehors, et sans voir dans ton âme,
Vouloir venger l'affront qu'aura reçu ta flamme.
Sers-toi de leur erreur, et dupe-les si bien....

Alcidon.

Ce prétexte est si beau que je ne crains plus rien.

La Nourrice.

Pour ôter tout soupçon de notre intelligence, 775
Ne faisons plus ensemble aucune conférence,
Et viens quand tu pourras: je t'attends dès demain.

Alcidon.

Adieu; je tiens le coup, autant vaut, dans ma main.

FIN DU SECOND ACTE.

ACTE III.

SCÈNE PREMIÈRE.

CÉLIDAN, ALCIDON.

CÉLIDAN.

Ce n'est pas que j'excuse ou la sœur, ou le frère,
Dont l'infidélité fait naître ta colère; 780
Mais, à ne point mentir, ton dessein à l'abord
N'a gagné mon esprit qu'avec un peu d'effort.
Lorsque tu m'as parlé d'enlever sa maîtresse,
L'honneur a quelque temps combattu ma promesse:
Ce mot d'enlèvement me faisoit de l'horreur; 785
Mes sens, embarrassés dans cette vaine erreur,
N'avoient plus la raison de leur intelligence.
En plaignant ton malheur, je blâmois ta vengeance,
Et l'ombre d'un forfait, amusant ma pitié,
Retardoit les effets dus à notre amitié[1418].     790
Pardonne un vain scrupule à mon âme inquiète;
Prends mon bras pour second, mon château pour retraite.
Le déloyal Philiste, en te volant ton bien,
N'a que trop mérité qu'on le prive du sien:
Après son action la tienne est légitime; 795
Et l'on venge sans honte un crime par un crime[1419].

ALCIDON.

Tu vois comme il me trompe, et me promet sa sœur
Pour en faire sous main Florange possesseur[1420].
Ah ciel! fut-il jamais un si noir artifice?
Il lui fait recevoir mes offres de service; 800
Cette belle m'accepte, et fier de son aveu[1421],
Je me vante partout du bonheur de mon feu.
Cependant il me l'ôte, et par cette pratique,
Plus mon amour est su, plus ma honte est publique.

CÉLIDAN.

Après sa trahison, vois ma fidélité: 805
Il t'enlève un objet que je t'avois quitté.
Ta Doris fut toujours la reine de mon âme;
J'ai toujours eu pour elle une secrète flamme,
Sans jamais témoigner que j'en étois épris,
Tant que tes feux ont pu te promettre ce prix; 810
Mais je te l'ai quittée, et non pas à Florange.
Quand je t'aurai vengé, contre lui je me venge,
Et je lui fais savoir que jusqu'à mon trépas[1422],
Tout autre qu'Alcidon ne l'emportera pas.

ALCIDON.

Pour moi donc à ce point ta contrainte est venue! 815
Que je te veux de mal[1423] de cette retenue!
Est-ce ainsi qu'entre amis on vit à cœur ouvert?

CÉLIDAN.

Mon feu, qui t'offensoit, est demeuré couvert;
Et si cette beauté malgré moi l'a fait naître,
J'ai su pour ton respect l'empêcher de paroître. 820

ALCIDON.

Hélas! tu m'as perdu, me voulant obliger;
Notre vieille amitié m'en eût fait dégager[1424].
Je souffre maintenant la honte de sa perte,
Et j'aurois eu l'honneur de te l'avoir offerte,
De te l'avoir cédée, et réduit mes desirs 825
Au glorieux dessein d'avancer tes plaisirs.
Faites, Dieux tout-puissants, que Philiste se change[1425],
Et l'inspirant bientôt de rompre avec Florange,
Donnez-moi le moyen de montrer qu'à mon tour
Je sais pour un ami contraindre mon amour[1426]. 830

CÉLIDAN.

Tes souhaits arrivés, nous t'en verrions dédire;
Doris sur ton esprit reprendroit son empire:
Nous donnons aisément ce qui n'est plus à nous.

ALCIDON.

Si j'y manquois, grands Dieux! je vous conjure tous
D'armer contre Alcidon vos dextres vengeresses. 835

CÉLIDAN.

Un ami tel que toi m'est plus que cent maîtresses;
Il n'y va pas de tant; résolvons seulement
Du jour et des moyens de cet enlèvement.

ALCIDON.

Mon secret n'a besoin que de ton assistance.
Je n'ai point lieu de craindre aucune résistance[1427]: 840
La beauté dont mon traître adore les attraits[1428]
Chaque soir au jardin va prendre un peu de frais;
J'en ai su de lui-même ouvrir la fausse porte;
Étant seule, et de nuit, le moindre effort l'emporte.
Allons-y dès ce soir: le plus tôt vaut le mieux; 845
Et surtout déguisés, dérobons à ses yeux,
Et de nous, et du coup, l'entière connoissance.

CÉLIDAN.

Si Clarice une fois est en notre puissance,
Crois que c'est un bon gage à moyenner l'accord,
Et rendre, en le faisant, ton parti le plus fort[1429]. 850
Mais pour la sûreté d'une telle surprise[1430],
Aussitôt que chez moi nous pourrons l'avoir mise,
Retournons sur nos pas, et soudain effaçons
Ce que pourroit l'absence engendrer de soupçons.

ALCIDON.

Ton salutaire avis est la même prudence; 855
Et déjà je prépare une froide impudence
A m'informer demain, avec étonnement,
De l'heure et de l'auteur de cet enlèvement.

CÉLIDAN.

Adieu; j'y vais mettre ordre.

ALCIDON.

Estime qu'en revanche
Je n'ai goutte de sang que pour toi je n'épanche. 860


SCÈNE II.

ALCIDON[1431].

Bons Dieux! que d'innocence et de simplicité!
Ou pour la mieux nommer, que de stupidité,
Dont le manque de sens se cache et se déguise
Sous le front spécieux d'une sotte franchise!
Que Célidan est bon! que j'aime sa candeur! 865
Et que son peu d'adresse oblige mon ardeur!
Oh! qu'il n'est pas de ceux dont l'esprit à la mode
A l'humeur d'un ami jamais ne s'accommode,
Et qui nous font souvent cent protestations,
Et contre les effets ont mille inventions! 870
Lui, quand il a promis, il meurt qu'il n'effectue,
Et l'attente déjà de me servir le tue.
J'admire cependant par quel secret ressort
Sa fortune et la mienne ont cela de rapport,
Que celle qu'un ami nomme ou tient sa maîtresse 875
Est l'objet qui tous deux au fond du cœur nous blesse,
Et qu'ayant comme moi caché sa passion,
Nous n'avons différé que de l'intention,
Puisqu'il met pour autrui son bonheur en arrière[1432],
Et pour moi....


SCÈNE III.

PHILISTE, ALCIDON.

PHILISTE.

Je t'y prends, rêveur.

ALCIDON.

Oui, par derrière.
C'est d'ordinaire ainsi que les traîtres en font.

PHILISTE.

Je te vois accablé d'un chagrin si profond,
Que j'excuse aisément ta réponse un peu crue.
Mais que fais-tu si triste au milieu d'une rue?
Quelque penser fâcheux te servoit d'entretien? 885

ALCIDON.

Je revois que le monde en l'âme ne vaut rien,
Du moins pour la plupart; que le siècle où nous sommes[1433]
A bien dissimuler met la vertu des hommes;
Qu'à peine quatre mots se peuvent échapper[1434]
Sans quelque double sens afin de nous tromper; 890
Et que souvent de bouche un dessein se propose,
Cependant que l'esprit songe à toute autre chose.

PHILISTE.

Et cela t'affligeoit? Laissons courir le temps,
Et malgré ses abus, vivons toujours contents[1435].
Le monde est un chaos, et son désordre excède 895
Tout ce qu'on y voudroit apporter de remède.
N'ayons l'œil, cher ami, que sur nos actions;
Aussi, bien, s'offenser de ses corruptions,
A des gens comme nous ce n'est qu'une folie.
Mais pour te retirer de ta mélancolie[1436], 900
Je te veux faire part de mes contentements.
Si l'on peut en amour s'assurer aux serments,
Dans trois jours au plus tard, par un bonheur étrange,
Clarice est à Philiste.

ALCIDON.

Et Doris, à Florange.

PHILISTE.

Quelque soupçon frivole en ce point te déçoit[1437]; 905
J'aurai perdu la vie avant que cela soit.

ALCIDON.

Voilà faire le fin de fort mauvaise grâce:
Philiste, vois-tu bien, je sais ce qui se passe.

PHILISTE.

Ma mère en a reçu, de vrai, quelque propos[1438],
Et voulut hier au soir m'en toucher quelques mots. 910
Les femmes de son âge ont ce mal ordinaire
De régler sur les biens une pareille affaire[1439]:
Un si honteux motif leur fait tout décider,
Et l'or qui les aveugle a droit de les guider:
Mais comme son éclat n'éblouit point mon âme[1440], 915
Que je vois d'un autre œil ton mérite et ta flamme,
Je lui fis bien savoir que mon consentement
Ne dépendroit jamais de son aveuglement,
Et que jusqu'au tombeau, quant à cet hyménée,
Je maintiendrois la foi que je t'avois donnée. 920
Ma sœur accortement feignoit de l'écouter;
Non pas que son amour n'osât lui résister,
Mais elle vouloit bien qu'un peu de jalousie[1441]
Sur quelque bruit léger piquât ta fantaisie:
Ce petit aiguillon quelquefois, en passant, 925
Réveille puissamment un amour languissant.

ALCIDON.

Fais à qui tu voudras ce conte ridicule.
Soit que ta sœur l'accepte, ou qu'elle dissimule,
Le peu que j'y perdrai ne vaut pas m'en fâcher[1442].
Rien de mes sentiments ne sauroit approcher 930
Comme alors qu'au théâtre on nous fait voir Mélite,
Le discours de Cloris, quand Philandre la quitte[1443]:
Ce qu'elle dit de lui, je le dis de ta sœur,
Et je la veux traiter avec même douceur.
Pourquoi m'aigrir contre elle? En cet indigne change, 935
Le beau choix qu'elle fait la punit et me venge[1444];
Et ce sexe imparfait, de soi-même ennemi[1445],
Ne posséda jamais la raison qu'à demi.
J'aurois tort de vouloir qu'elle en eût davantage;
Sa foiblesse la force à devenir volage. 940
Je n'ai que pitié d'elle en ce manque de foi;
Et mon courroux entier se réserve pour toi,
Toi qui trahis ma flamme après l'avoir fait naître,
Toi qui ne m'es ami qu'afin d'être plus traître,
Et que tes lâchetés tirent de leur excès[1446], 945
Par ce damnable appas, un facile succès.
Déloyal! ainsi donc de ta vaine promesse
Je reçois mille affronts au lieu d'une maîtresse;
Et ton perfide cœur, masqué jusqu'à ce jour,
Pour assouvir ta haine alluma mon amour! 950

PHILISTE.

Ces soupçons dissipés par des effets contraires,
Nous renouerons bientôt une amitié de frères.
Puisse dessus ma tête éclater à tes yeux
Ce qu'a de plus mortel la colère des cieux,
Si jamais ton rival a ma sœur sans ma vie! 955
A cause de son bien ma mère en meurt d'envie[1447];
Mais malgré....

ALCIDON.

Laisse là ces propos superflus:
Ces protestations ne m'éblouissent plus;
Et ma simplicité, lasse d'être dupée,
N'admet plus de raisons qu'au bout de mon épée. 960

PHILISTE.

Étrange impression d'une jalouse erreur,
Dont ton esprit atteint ne suit que sa fureur!
Eh bien! tu veux ma vie, et je te l'abandonne;
Ce courroux insensé qui dans ton cœur bouillonne,
Contente-le par là, pousse, mais n'attends pas 965
Que par le tien je veuille éviter mon trépas.
Trop heureux que mon sang puisse te satisfaire,
Je le veux tout donner au seul bien de te plaire.
Toujours à ces défis j'ai couru sans effroi[1448];
Mais je n'ai point d'épée à tirer contre toi. 970

ALCIDON.

Voilà bien déguiser un manque[1449] de courage[1450].

PHILISTE.

C'est presser un peu trop qu'aller jusqu'à l'outrage.
On n'a point encor vu que ce manque de cœur
M'ait rendu le dernier où vont les gens d'honneur.
Je te veux bien ôter tout sujet de colère; 975
Et quoi que de ma sœur ait résolu ma mère,
Dût mon peu de respect irriter tous les Dieux,
J'affronterai Géron et Florange à ses yeux.
Mais après les efforts de cette déférence[1451],
Si tu gardes encor la même violence, 980
Peut-être saurons-nous apaiser autrement
Les obstinations de ton emportement.

ALCIDON, seul.

Je crains son amitié plus que cette menace:
Sans doute il va chasser Florange de ma place.
Mon prétexte est perdu, s'il ne quitte ces soins[1452]: 985
Dieux! qu'il m'obligeroit de m'aimer un peu moins!


SCÈNE IV.

CHRYSANTE, DORIS.

CHRYSANTE.

Je meure, mon enfant, si tu n'es admirable!
Et ta dextérité me semble incomparable:
Tu mérites de vivre après un si beau tour[1453].

DORIS.

Croyez-moi qu'Alcidon n'en sait guère en amour; 990
Vous n'eussiez pu m'entendre, et vous garder de rire[1454].
Je me tuois moi-même à tous coups de lui dire
Que mon âme pour lui n'a que de la froideur,
Et que je lui ressemble en ce que notre ardeur
Ne s'explique à tous deux point du tout par la bouche[1455];
Enfin que je le quitte.

CHRYSANTE.

Il est donc une souche,
S'il ne peut rien comprendre à ces naïvetés.
Peut-être y mêlois-tu quelques obscurités?

DORIS.

Pas une; en mots exprès je lui rendois son change[1456],
Et n'ai couvert mon jeu qu'au regard de Florange[1457]. 1000

CHRYSANTE.

De Florange! et comment en osois-tu parler?

DORIS.

Je ne me trouvois pas d'humeur à rien celer;
Mais nous nous sûmes lors jeter sur l'équivoque.

CHRYSANTE.

Tu vaux trop. C'est ainsi qu'il faut, quand on se moque,
Que le moqué toujours sorte fort satisfait[1458]; 1005
Ce n'est plus autrement qu'un plaisir imparfait,
Qui souvent malgré nous se termine en querelle.

DORIS.

Je lui prépare encore une ruse nouvelle[1459]
Pour la première fois qu'il m'en viendra conter.

CHRYSANTE.

Mais pour en dire trop tu pourras tout gâter[1460]. 1010

DORIS.

N'en ayez pas de peur.

CHRYSANTE.

Quoi que l'on se propose,
Assez souvent l'issue....

DORIS.

On vous veut quelque chose,
Madame, je vous laisse.

CHRYSANTE.

Oui, va-t'en; il vaut mieux
Que l'on ne traite point cette affaire à tes yeux.


SCÈNE V.

CHRYSANTE, GÉRON.

CHRYSANTE.

Je devine à peu près le sujet qui t'amène; 1015
Mais, sans mentir, mon fils me donne un peu de peine,
Et s'emporte si fort en faveur d'un ami,
Que je n'ai su gagner son esprit qu'à demi.
Encore une remise; et que tandis Florange
Ne craigne aucunement qu'on lui donne le change[1461]; 1020
Moi-même j'ai tant fait que ma fille aujourd'hui
(Le croirois-tu, Géron?) a de l'amour pour lui.

GÉRON.

Florange, impatient de n'avoir pas encore
L'entier et libre accès vers l'objet qu'il adore,
Ne pourra consentir à ce retardement. 1025

CHRYSANTE.

Le tout en ira mieux pour son contentement.
Quel plaisir aura-t-il auprès de sa maîtresse,
Si mon fils ne l'y voit que d'un œil de rudesse,
Si sa mauvaise humeur ne daigne lui parler[1462],
Ou ne lui parle enfin que pour le quereller? 1030

GÉRON.

Madame, il ne faut point tant de discours frivoles;
Je ne fus jamais homme à porter des paroles,
Depuis que j'ai connu qu'on ne les peut tenir;
Si monsieur votre fils....

CHRYSANTE.

Je l'aperçois venir.

GÉRON.

Tant mieux. Nous allons voir s'il dédira sa mère. 1035

CHRYSANTE.

Sauve-toi; ses regards ne sont que de colère.


SCÈNE VI.

CHRYSANTE, PHILISTE, GÉRON, LYCAS[1463].

PHILISTE.

Te voilà donc ici, peste du bien public,
Qui réduis les amours en un sale trafic!
Va pratiquer ailleurs tes commerces infâmes.
Ce n'est pas où je suis que l'on surprend des femmes. 1040

GÉRON.

Vous me prenez à tort pour quelque suborneur[1464]?
Je ne sortis jamais des termes de l'honneur;
Et Madame elle-même a choisi cette voie[1465].

PHILISTE, lui donnant des coups de plat d'épée.

Tiens, porte ce revers à celui qui t'envoie;
Ceux-ci seront pour toi.


SCÈNE VII.

CHRYSANTE, PHILISTE, LYCAS.

CHRYSANTE.

Mon fils, qu'avez-vous fait? 1045

PHILISTE.

J'ai mis, grâces aux Dieux, ma promesse en effet.

CHRYSANTE.

Ainsi vous m'empêchez d'exécuter la mienne.

PHILISTE.

Je ne puis empêcher que la vôtre ne tienne;
Mais si jamais je trouve ici ce courratier[1466],
Je lui saurai, Madame, apprendre son métier. 1050

CHRYSANTE.

Il vient sous mon aveu.

PHILISTE.

Votre aveu ne m'importe;
C'est un fou s'il me voit sans regagner la porte[1467]:
Autrement, il saura ce que pèsent mes coups.

CHRYSANTE.

Est-ce là le respect que j'attendois de vous?

PHILISTE.

Commandez que le cœur à vos yeux je m'arrache, 1055
Pourvu que mon honneur ne souffre aucune tache:
Je suis prêt d'expier avec mille tourments
Ce que je mets d'obstacle à vos contentements.

CHRYSANTE.

Souffrez que la raison règle votre courage;
Considérez, mon fils, quel heur, quel avantage, 1060
L'affaire qui se traite apporte à votre sœur.
Le bien est en ce siècle une grande douceur:
Étant riche, on est tout[1468]; ajoutez qu'elle-même
N'aime point Alcidon, et ne croit pas qu'il l'aime.
Quoi! voulez-vous forcer son inclination? 1065

PHILISTE.

Vous la forcez vous-même à cette élection:
Je suis de ses amours le témoin oculaire.

CHRYSANTE.

Elle se contraignoit seulement pour vous plaire.

PHILISTE.

Elle doit donc encor se contraindre pour moi.

CHRYSANTE.

Et pourquoi lui prescrire une si dure loi? 1070

PHILISTE.

Puisqu'elle m'a trompé, qu'elle en porte la peine.

CHRYSANTE.

Voulez-vous l'attacher à l'objet de sa haine?

PHILISTE.

Je veux tenir parole à mes meilleurs amis,
Et qu'elle tienne aussi ce qu'elle m'a promis.

CHRYSANTE.

Mais elle ne vous doit aucune obéissance. 1075

PHILISTE.

Sa promesse me donne une entière puissance.

CHRYSANTE.

Sa promesse, sans moi, ne la peut obliger.

PHILISTE.

Que deviendra ma foi, qu'elle a fait engager?

CHRYSANTE.

Il la faut révoquer, comme elle sa promesse.

PHILISTE.

Il faudroit donc, comme elle, avoir l'âme traîtresse. 1080
Lycas, cours chez Florange, et dis-lui de ma part[1469]....

CHRYSANTE.

Quel violent esprit!

PHILISTE.

Que s'il ne se départ
D'une place chez nous par surprise occupée,
Je ne le trouve point sans une bonne épée.

CHRYSANTE.

Attends un peu. Mon fils....

PHILISTE, à Lycas[1470].

Marche, mais promptement.

CHRYSANTE, seule.

Dieux! que cet emporté me donne de tourment[1471]!
Que je te plains, ma fille! Hélas! pour ta misère
Les destins ennemis t'ont fait naître ce frère.
Déplorable! le ciel te veut favoriser
D'une bonne fortune, et tu n'en peux user. 1090
Rejoignons toutes deux ce naturel sauvage,
Et tâchons par nos pleurs d'amollir son courage.


SCÈNE VIII.

CLARICE, dans son jardin[1472].

Chers confidents de mes desirs,
Beaux lieux, secrets témoins de mon inquiétude,
Ce n'est plus avec des soupirs 1095
Que je viens abuser de votre solitude;
Mes tourments sont passés,
Mes vœux sont exaucés,
La joie aux maux succède[1473]:
Mon sort en ma faveur change sa dure loi, 1100
Et pour dire en un mot le bien que je possède,
Mon Philiste est à moi.

En vain nos inégalités
M'avoient avantagée à mon désavantage.
L'amour confond nos qualités, 1105
Et nous réduit tous deux sous un même esclavage.
L'aveugle outrecuidé
Se croiroit mal guidé
Par l'aveugle fortune;
Et son aveuglement par miracle fait voir 1110
Que quand il nous saisit, l'autre nous importune,
Et n'a plus de pouvoir.

Cher Philiste, à présent tes yeux,
Que j'entendois si bien sans les vouloir entendre,
Et tes propos mystérieux, 1115
Par leurs rusés détours n'ont plus rien à m'apprendre.
Notre libre entretien
Ne dissimule rien;
Et ces respects farouches
N'exerçant plus sur nous de secrètes rigueurs, 1120
L'amour est maintenant le maître de nos bouches
Ainsi que de nos cœurs.

Qu'il fait bon avoir enduré!
Que le plaisir se goûte au sortir des supplices!
Et qu'après avoir tant duré, 1125
La peine qui n'est plus augmente nos délices!
Qu'un si doux souvenir
M'apprête à l'avenir
D'amoureuses tendresses!
Que mes malheurs finis auront de volupté! 1130
Et que j'estimerai chèrement ces caresses
Qui m'auront tant coûté!

Mon heur me semble sans pareil[1474];
Depuis qu'en liberté notre amour m'en assure[1475],
Je ne crois pas que le soleil.... 1135


SCÈNE IX.

CÉLIDAN, ALCIDON, CLARICE, la Nourrice.

CÉLIDAN dit ces mots derrière le théâtre[1476].

Cocher, attends-nous là.

CLARICE.

D'où provient ce murmure?

ALCIDON.

Il est temps d'avancer; baissons le tapabord[1477];
Moins nous ferons de bruit, moins il faudra d'effort.

CLARICE.

Aux voleurs! au secours!

LA NOURRICE.

Quoi! des voleurs, Madame?

CLARICE.

Oui, des voleurs, Nourrice.

LA NOURRICE embrasse les genoux de Clarice, et l'empêche de fuir[1478].

Ah! de frayeur je pâme. 1140

CLARICE.

Laisse-moi, misérable.

CÉLIDAN.

Allons, il faut marcher,
Madame; vous viendrez.

CLARICE.

(Célidan lui met la main sur la bouche[1479].)

Aux vo...[1480].

CÉLIDAN.

(Il dit ces mots derrière le théâtre[1481].)

Touche, cocher.


SCÈNE X.

La Nourrice, DORASTE, POLYMAS, LISTOR.

LA NOURRICE, seule.

Sortons de pâmoison, reprenons la parole;
Il nous faut à grands cris jouer un autre rôle.
Ou je n'y connois rien, ou j'ai bien pris mon temps: 1145
Ils n'en seront pas tous également contents[1482];
Et Philiste demain, cette nouvelle sue,
Sera de belle humeur, ou je suis fort déçue.
Mais par où vont nos gens? Voyons, qu'en sûreté
Je fasse aller après par un autre côté. 1150
A présent il est temps que ma voix s'évertue.
Aux armes! aux voleurs! on m'égorge, on me tue,
On enlève Madame! amis, secourez-nous;
A la force! aux brigands! au meurtre! accourez tous,
Doraste, Polymas, Listor.

POLYMAS.

Qu'as-tu, Nourrice? 1155

LA NOURRICE.

Des voleurs....

POLYMAS.

Qu'ont-ils fait?

LA NOURRICE.

Ils ont ravi Clarice.

POLYMAS.

Comment? ravi Clarice?

LA NOURRICE.

Oui; suivez promptement.
Bons Dieux! que j'ai reçu de coups en un moment!

DORASTE.

Suivons-les; mais dis-nous la route qu'ils ont prise.

LA NOURRICE.

Ils vont tout droit par là. Le ciel vous favorise! 1160

(Elle est seule[1483].)

Oh, qu'ils en vont abattre! ils sont morts, c'en est fait;
Et leur sang, autant vaut, a lavé leur forfait.
Pourvu que le bonheur à leurs souhaits réponde,
Ils les rencontreront s'ils font le tour du monde.
Quant à nous cependant subornons quelques pleurs[1484] 1165
Qui servent de témoins à nos fausses douleurs.

FIN DU TROISIÈME ACTE.

ACTE IV.

SCÈNE PREMIÈRE.

PHILISTE, LYCAS.

PHILISTE.

Des voleurs cette nuit ont enlevé Clarice!
Quelle preuve en as-tu? quel témoin? quel indice?
Ton rapport n'est fondé que sur quelque faux bruit.

LYCAS.

Je n'en suis par les yeux, hélas! que trop instruit; 1170
Les cris de sa nourrice en sa maison déserte
M'ont trop suffisamment assuré de sa perte;
Seule en ce grand logis, elle court haut et bas,
Elle renverse tout ce qui s'offre à ses pas,
Et sur ceux qu'elle voit frappe sans reconnoître; 1175
A peine devant elle oseroit-on paroître:
De furie elle écume, et fait sans cesse un bruit[1485]
Que le désespoir forme, et que la rage suit;
Et parmi ses transports, son hurlement farouche
Ne laisse distinguer que Clarice en sa bouche. 1180

PHILISTE.

Ne t'a-t-elle rien dit?

LYCAS.

Soudain qu'elle m'a vu,
Ces mots ont éclaté d'un transport imprévu[1486]:
«Va lui dire qu'il perd sa maîtresse et la nôtre;»
Et puis incontinent, me prenant pour un autre,
Elle m'alloit traiter en auteur du forfait; 1185
Mais ma fuite a rendu sa fureur sans effet.

PHILISTE.

Elle nomme du moins celui qu'elle en soupçonne?

LYCAS.

Ses confuses clameurs n'en accusent personne,
Et même les voisins n'en savent que juger.

PHILISTE.

Tu m'apprends seulement ce qui peut m'affliger, 1190
Traître, sans que je sache où pour mon allégeance
Adresser ma poursuite et porter ma vengeance.
Tu fais bien d'échapper; dessus toi ma douleur,
Faute d'un autre objet, eût vengé ce malheur:
Malheur d'autant plus grand que sa source ignorée 1195
Ne laisse aucun espoir à mon âme éplorée,
Ne laisse à ma douleur, qui va finir mes jours,
Qu'une plainte inutile, au lieu d'un prompt secours:
Foible soulagement en un coup si funeste[1487];
Mais il s'en faut servir, puisque seul il nous reste. 1200
Plains, Philiste, plains-toi, mais avec des accents
Plus remplis de fureur qu'ils ne sont impuissants;
Fais qu'à force de cris poussés jusqu'en la nue,
Ton mal soit plus connu que sa cause inconnue;
Fais que chacun le sache, et que par tes clameurs 1205
Clarice, où qu'elle soit, apprenne que tu meurs.
Clarice, unique objet qui me tiens en servage,
Reçois de mon ardeur ce dernier témoignage[1488]:
Vois comme en te perdant je vais perdre le jour,
Et par mon désespoir juge de mon amour. 1210
Hélas! pour en juger, peut-être est-ce ta feinte[1489]
Qui me porte à dessein cette cruelle atteinte;
Et ton amour, qui doute encor de mes serments,
Cherche à m'en assurer par mes ressentiments.
Soupçonneuse beauté, contente ton envie, 1215
Et prends cette assurance aux dépens de ma vie.
Si ton feu dure encor, par mes derniers soupirs
Reçois ensemble et perds l'effet de tes desirs.
Alors ta flamme en vain pour Philiste allumée,
Tu lui voudras du mal de t'avoir trop aimée[1490]; 1220
Et sûre d'une foi que tu crains d'accepter[1491],
Tu pleureras en vain le bonheur d'en douter.
Que ce penser flatteur me dérobe à moi-même!
Quel charme à mon trépas de penser qu'elle m'aime[1492]!
Et dans mon désespoir qu'il m'est doux d'espérer[1493] 1225
Que ma mort, à son tour, le fera soupirer!
Simple, qu'espères-tu? Sa perte volontaire
Ne veut que te punir d'un amour téméraire;
Ton déplaisir lui plaît, et tous autres tourments
Lui sembleroient pour toi de légers châtiments. 1230
Elle en rit maintenant, cette belle inhumaine;
Elle pâme de joie au récit de ta peine[1494],
Et choisit pour objet de son affection
Un amant plus sortable à sa condition.
Pauvre désespéré, que ta raison s'égare! 1235
Et que tu traites mal une amitié si rare!
Après tant de serments de n'aimer rien que toi,
Tu la veux faire heureuse aux dépens de sa foi;
Tu veux seul avoir part à la douleur commune;
Tu veux seul te charger de toute l'infortune, 1240
Comme si tu pouvois en croissant tes malheurs
Diminuer les siens, et l'ôter aux voleurs.
N'en doute plus, Philiste, un ravisseur infâme
A mis en son pouvoir la reine de ton âme,
Et peut-être déjà ce corsaire effronté 1245
Triomphe insolemment de sa fidélité[1495].
Qu'à ce triste penser ma vigueur diminue!


SCÈNE II.

PHILISTE, DORASTE, POLYMAS, LISTOR.

LISTE.

Mais voici de ses gens. Qu'est-elle devenue?
Amis, le savez-vous? N'avez-vous rien trouvé
Qui nous puisse éclaircir du malheur arrivé? 1250

DORASTE.

Nous avons fait, Monsieur, une vaine poursuite.

PHILISTE.

Du moins vous avez vu des marques de leur fuite.

DORASTE.

Si nous avions pu voir les traces de leurs pas,
Des brigands ou de nous vous sauriez le trépas;
Mais, hélas! quelque soin et quelque diligence.... 1255

PHILISTE.

Ce sont là des effets de votre intelligence,
Traîtres; ces feints hélas ne sauroient m'abuser.

POLYMAS.

Vous n'avez point, Monsieur, de quoi nous accuser[1496].

PHILISTE.

Perfides, vous prêtez épaule à[1497] leur retraite[1498],
Et c'est ce qui vous fait me la tenir secrète. 1260
Mais voici.... Vous fuyez! vous avez beau courir,
Il faut me ramener ma maîtresse, ou mourir.

DORASTE, rentrant avec ses compagnons, cependant que Philiste les cherche derrière le théâtre[1499].

Cédons à sa fureur, évitons-en l'orage.

POLYMAS.

Ne nous présentons plus aux transports de sa rage;
Mais plutôt derechef, allons si bien chercher, 1265
Qu'il n'ait plus au retour sujet de se fâcher.

LISTOR, voyant revenir Philiste, et s'enfuyant avec ses compagnons.

Le voilà.

PHILISTE, l'épée à la main, et seul[1500].

Qui les ôte à ma juste colère?
Venez de vos forfaits recevoir le salaire,
Infâmes scélérats, venez, qu'espérez-vous[1501]?
Votre fuite ne peut vous sauver de mes coups. 1270


SCÈNE III.

ALCIDON, CÉLIDAN, PHILISTE.

ALCIDON met l'épée à la main[1502].

Philiste, à la bonne heure, un miracle visible
T'a rendu maintenant à l'honneur plus sensible,
Puisqu'ainsi tu m'attends les armes à la main.
J'admire avec plaisir ce changement soudain[1503],
Et vais....

CÉLIDAN.

Ne pense pas ainsi....

ALCIDON.

Laisse-nous faire; 1275
C'est en homme de cœur qu'il me va satisfaire[1504].
Crains-tu d'être témoin d'une bonne action[1505]?

PHILISTE.

Dieux! ce comble manquoit à mon affliction.
Que j'éprouve en mon sort une rigueur cruelle!
Ma maîtresse perdue, un ami me querelle. 1280

ALCIDON.

Ta maîtresse perdue!

PHILISTE.

Hélas! hier, des voleurs....

ALCIDON.

Je n'en veux rien savoir, va le conter ailleurs;
Je ne prends point de part aux intérêts d'un traître[1506];
Et puisqu'il est ainsi, le ciel fait bien connoître[1507]
Que son juste courroux a soin de me venger[1508]. 1285

PHILISTE.

Quel plaisir, Alcidon, prends-tu de m'outrager?
Mon amitié se lasse, et ma fureur m'emporte;
Mon âme pour sortir ne cherche qu'une porte.
Ne me presse donc plus dans un tel désespoir[1509]:
J'ai déjà fait pour toi par delà mon devoir. 1290
Te peux-tu plaindre encor de ta place usurpée[1510]?
J'ai renvoyé Géron à coups de plat d'épée;
J'ai menacé Florange, et rompu les accords[1511]
Qui t'avoient su causer ces violents transports.

ALCIDON.

Entre des cavaliers une offense reçue 1295
Ne se contente point d'une si lâche issue;
Va m'attendre....

CÉLIDAN.

Arrêtez, je ne permettrai pas
Qu'un si funeste mot termine vos débats.

PHILISTE.

Faire ici du fendant tandis qu'on nous sépare[1512],
C'est montrer un esprit lâche autant que barbare. 1300
Adieu, mauvais, adieu: nous nous pourrons trouver;
Et si le cœur t'en dit, au lieu de tant braver,
J'apprendrai seul à seul, dans peu, de tes nouvelles.
Mon honneur souffriroit des taches éternelles
A craindre encor de perdre une telle amitié. 1305


SCÈNE IV.

CÉLIDAN, ALCIDON.

CÉLIDAN.

Mon cœur à ses douleurs s'attendrit de pitié[1513];
Il montre une franchise ici trop naturelle,
Pour ne te pas ôter tout sujet de querelle.
L'affaire se traitoit sans doute à son desçu,
Et quelque faux soupçon en ce point t'a déçu. 1310
Va retrouver Doris, et rendons-lui Clarice.

ALCIDON.

Tu te laisses donc prendre à ce lourd artifice,
A ce piége, qu'il dresse afin de me duper[1514]?

CÉLIDAN.

Romproit-il ces accords à dessein de tromper?
Que vois-tu là qui sente une supercherie? 1315

ALCIDON.

Je n'y vois qu'un effet de sa poltronnerie,
Qu'un lâche désaveu de cette trahison[1515],
De peur d'être obligé de m'en faire raison.
Je l'en pressai dès hier; mais son peu de courage
Aima mieux pratiquer ce rusé témoignage, 1320
Par où m'éblouissant il pût un de ces jours
Renouer sourdement ces muettes amours.
Il en donne en secret des avis à Florange:
Tu ne le connois pas; c'est un esprit étrange.

CÉLIDAN.

Quelque étrange qu'il soit, si tu prends bien ton temps,
Malgré lui tes desirs se trouveront contents.
Ses offres acceptés[1516], que rien ne se diffère;
Après un prompt hymen, tu le mets à pis faire[1517].

ALCIDON.

Cet ordre est infaillible à procurer mon bien;
Mais ton contentement m'est plus cher que le mien. 1330
Longtemps à mon sujet tes passions contraintes
Ont souffert et caché leurs plus vives atteintes;
Il me faut à mon tour en faire autant pour toi:
Hier devant tous les Dieux je t'en donnai ma foi,
Et pour la maintenir tout me sera possible[1518]. 1335

CÉLIDAN.

Ta perte en mon bonheur me seroit trop sensible[1519];
Et je m'en haïrois, si j'avois consenti[1520]
Que mon hymen laissât Alcidon sans parti.

ALCIDON.

Eh bien, pour t'arracher ce scrupule de l'âme
(Quoique je n'eus jamais pour elle aucune flamme), 1340
J'épouserai Clarice. Ainsi, puisque mon sort
Veut qu'à mes amitiés je fasse un tel effort,
Que d'un de mes amis j'épouse la maîtresse,
C'est là que par devoir il faut que je m'adresse.
Philiste est un parjure, et moi ton obligé[1521]: 1345
Il m'a fait un affront, et tu m'en as vengé.
Balancer un tel choix avec inquiétude[1522],
Ce seroit me noircir de trop d'ingratitude.

CÉLIDAN.

Mais te priver pour moi de ce que tu chéris!

ALCIDON.

C'est faire mon devoir, te quittant ma Doris, 1350
Et me venger d'un traître, épousant sa Clarice.
Mes discours ni mon cœur n'ont aucun artifice.
Je vais, pour confirmer tout ce que je t'ai dit,
Employer vers Doris mon reste de crédit;
Si je la puis gagner, je te réponds du frère, 1355
Trop heureux à ce prix d'apaiser ma colère!

CÉLIDAN.

C'est ainsi que tu veux m'obliger doublement;
Vois ce que je pourrai pour ton contentement.

ALCIDON.

L'affaire, à mon avis, deviendrait plus aisée,
Si Clarice apprenoit une mort supposée.... 1360

CÉLIDAN.

De qui? de son amant? Va, tiens pour assuré
Qu'elle croira dans peu ce perfide expiré.

ALCIDON.

Quand elle en aura su la nouvelle funeste,
Nous aurons moins de peine à la résoudre au reste.
On a beau nous aimer, des pleurs sont tôt séchés, 1365
Et les morts soudain mis au rang des vieux péchés.


SCÈNE V.

CÉLIDAN.

Il me cède à mon gré Doris de bon courage;
Et ce nouveau dessein d'un autre mariage,
Pour être fait sur l'heure, et tout nonchalamment,
Est conduit, ce me semble, assez accortement[1523]. 1370
Qu'il en sait les moyens! qu'il a ses raisons prêtes!
Et qu'il trouve à l'instant de prétextes honnêtes
Pour ne point rapprocher[1524] de son premier amour!
Plus j'y porte la vue, et moins j'y vois de jour[1525].
M'auroit-il bien caché le fond de sa pensée? 1375
Oui, sans doute, Clarice a son âme blessée;
Il se venge en parole, et s'oblige en effet.
On ne le voit que trop, rien ne le satisfait[1526]:
Quand on lui rend Doris, il s'aigrit davantage.
Je jouerois, à ce compte, un joli personnage! 1380
Il s'en faut éclaircir. Alcidon ruse en vain,
Tandis que le succès est encore en ma main:
Si mon soupçon est vrai, je lui ferai connoître
Que je ne suis pas homme à seconder un traître[1527].
Ce n'est point avec moi qu'il faut faire le fin[1528], 1385
Et qui me veut duper en doit craindre la fin.
Il ne vouloit que moi pour lui servir d'escorte,
Et si je ne me trompe, il n'ouvrit point la porte;
Nous étions attendus, on secondoit nos coups:
La nourrice parut en même temps que nous, 1390
Et se pâma soudain avec tant de justesse,
Que cette pâmoison nous livra sa maîtresse.
Qui lui pourroit un peu tirer les vers du nez,
Que nous verrions demain des gens bien étonnés!


SCÈNE VI.

CÉLIDAN, la Nourrice.

LA NOURRICE.

Ah!

CÉLIDAN.

J'entends des soupirs.

LA NOURRICE.

Destins!

CÉLIDAN.

C'est la nourrice;
Qu'elle vient à propos!

LA NOURRICE.

Ou rendez-moi Clarice....

CÉLIDAN.

Il la faut aborder.

LA NOURRICE.

Ou me donnez la mort.

CÉLIDAN.

Qu'est-ce? qu'as-tu, Nourrice, à t'affliger si fort?
Quel funeste accident? quelle perte arrivée?

LA NOURRICE.

Perfide! c'est donc toi qui me l'as enlevée? 1400
En quel lieu la tiens-tu? dis-moi, qu'en as-tu fait?

CÉLIDAN.

Ta douleur sans raison m'impute ce forfait[1529];
Car enfin je t'entends, tu cherches ta maîtresse?

LA NOURRICE.

Oui, je te la demande, âme double et traîtresse.

CÉLIDAN.

Je n'ai point eu de part en cet enlèvement[1530]; 1405
Mais je t'en dirai bien l'heureux événement.
Il ne faut plus avoir un visage si triste,
Elle est en bonne main.

LA NOURRICE.

De qui?

CÉLIDAN.

De son Philiste.

LA NOURRICE.

Le cœur me le disoit, que ce rusé flatteur
Devoit être du coup le véritable auteur. 1410

CÉLIDAN.

Je ne dis pas cela, Nourrice; du contraire,
Sa rencontre à Clarice étoit fort nécessaire.

LA NOURRICE.

Quoi? l'a-t-il délivrée?

CÉLIDAN.

Oui.

LA NOURRICE.

Bons Dieux!

CÉLIDAN.

Sa valeur
Ote ensemble la vie et Clarice au voleur.

LA NOURRICE.

Vous ne parlez que d'un.

CÉLIDAN.

L'autre ayant pris la fuite, 1415
Philiste a négligé d'en faire la poursuite.

LA NOURRICE.

Leur carrosse roulant, comme est-il avenu[1531]....

CÉLIDAN.

Tu m'en veux informer[1532] en vain par le menu.
Peut-être un mauvais pas, une branche, une pierre,
Fit verser leur carrosse, et les jeta par terre; 1420
Et Philiste eut tant d'heur que de les rencontrer,
Comme eux et ta maîtresse étoient prêts d'y rentrer.

LA NOURRICE.

Cette heureuse nouvelle a mon âme ravie.
Mais le nom de celui qu'il a privé de vie?

CÉLIDAN.

C'est.... je l'aurois nommé mille fois en un jour: 1425
Que ma mémoire ici me fait un mauvais tour!
C'est un des bons amis que Philiste eût au monde.
Rêve un peu comme moi, Nourrice, et me seconde.

LA NOURRICE.

Donnez-m'en quelque adresse[1533].

CÉLIDAN.

Il se termine en don.
C'est.... j'y suis; peu s'en faut; attends, c'est....

LA NOURRICE.

Alcidon?

CÉLIDAN.

T'y voilà justement.

LA NOURRICE.

Est-ce lui? Quel dommage
Qu'un brave gentilhomme en la fleur de son âge....
Toutefois il n'a rien qu'il n'ait bien mérité,
Et grâces aux bons Dieux, son dessein avorté....
Mais du moins, en mourant, il nomma son complice? 1435

CÉLIDAN.

C'est là le pis pour toi.

LA NOURRICE.

Pour moi!

CÉLIDAN.

Pour toi, Nourrice.

LA NOURRICE.

Ah, le traître!

CÉLIDAN.

Sans doute il te vouloit du mal.

LA NOURRICE.

Et m'en pourroit-il faire?

CÉLIDAN.

Oui, son rapport fatal....

LA NOURRICE.

Ne peut rien contenir que je ne le dénie.

CÉLIDAN.

En effet, ce rapport n'est qu'une calomnie. 1440
Écoute cependant: il a dit qu'à ton su
Ce malheureux dessein avoit été conçu;
Et que pour empêcher la fuite de Clarice
Ta feinte pâmoison lui fit un bon office;
Qu'il trouva le jardin par ton moyen ouvert. 1445

LA NOURRICE.

De quels damnables tours cet imposteur se sert!
Non, Monsieur, à présent il faut que je le die,
Le ciel ne vit jamais de telle perfidie.
Ce traître aimoit Clarice, et brûlant de ce feu,
Il n'amusoit Doris que pour couvrir son jeu[1534]; 1450
Depuis près de six mois il a tâché sans cesse
D'acheter ma faveur auprès de ma maîtresse:
Il n'a rien épargné qui fût en son pouvoir;
Mais me voyant toujours ferme dans le devoir,
Et que pour moi ses dons n'avoient aucune amorce, 1455
Enfin il a voulu recourir à la force.
Vous savez le surplus, vous voyez son effort
A se venger de moi pour le moins en sa mort:
Piqué de mes refus, il me fait criminelle,
Et mon crime ne vient que d'être trop fidèle. 1460
Mais, Monsieur, le croit-on?

CÉLIDAN.

N'en doute aucunement.
Le bruit est qu'on t'apprête un rude châtiment.

LA NOURRICE.

Las! que me dites-vous?

CÉLIDAN.

Ta maîtresse en colère
Jure que tes forfaits recevront leur salaire;
Surtout elle s'aigrit contre ta pâmoison. 1465
Si tu veux éviter une infâme prison,
N'attends pas son retour.

LA NOURRICE.

Où me vois-je réduite,
Si mon salut dépend d'une soudaine fuite[1535],
Et mon esprit confus ne sait où l'adresser[1536]?

CÉLIDAN.

J'ai pitié des malheurs qui te viennent presser: 1470
Nourrice, fais chez moi, si tu veux, ta retraite[1537];
Autant qu'en lieu du monde elle y sera secrète.

LA NOURRICE.

Oserois-je espérer que la compassion....

CÉLIDAN.

Je prends ton innocence en ma protection.
Va, ne perds point de temps: être ici davantage 1475
Ne pourroit à la fin tourner qu'à ton dommage.
Je te suivrai de l'œil, et ne dis encor rien,
Comme après je saurai m'employer pour ton bien:
Durant l'éloignement ta paix se pourra faire.

LA NOURRICE.

Vous me serez, Monsieur, comme un Dieu tutélaire. 1480

CÉLIDAN.

Trêve, pour le présent, de ces remercîments;
Va, tu n'as pas loisir de tant de compliments.


SCÈNE VII.

CÉLIDAN.

Voilà mon homme pris, et ma vieille attrapée.
Vraiment un mauvais conte aisément l'a dupée:
Je la croyois plus fine, et n'eusse pas pensé 1485
Qu'un discours sur-le-champ par hasard commencé,
Dont la suite non plus n'alloit qu'à l'aventure,
Pût donner à son âme une telle torture,
La jeter en désordre, et brouiller ses ressorts;
Mais la raison le veut, c'est l'effet des remords. 1490
Le cuisant souvenir d'une action méchante
Soudain au moindre mot nous donne l'épouvante.
Mettons-la cependant en lieu de sûreté,
D'où nous ne craignions rien de sa subtilité[1538];
Après, nous ferons voir qu'il me faut d'une affaire 1495
Ou du tout ne rien dire, ou du tout ne rien taire,
Et que depuis qu'on joue à surprendre un ami,
Un trompeur en moi trouve un trompeur et demi.


SCÈNE VIII.

ALCIDON, DORIS.

DORIS.

C'est donc pour un ami que tu veux que mon âme
Allume à ta prière une nouvelle flamme? 1500

ALCIDON.

Oui, de tout mon pouvoir je t'en viens conjurer.

DORIS.

A ce coup, Alcidon, voilà te déclarer;
Ce compliment, fort beau pour des âmes glacées,
M'est un aveu bien clair de tes feintes passées.

ALCIDON.

Ne parle point de feinte; il n'appartient qu'à toi 1505
D'être dissimulée et de manquer de foi;
L'effet l'a trop montré.

DORIS.

L'effet a dû t'apprendre,
Quand on feint avec moi, que je sais bien le rendre.
Mais je reviens à toi. Tu fais donc tant de bruit
Afin qu'après un autre en recueille le fruit; 1510
Et c'est à ce dessein que ta fausse colère
Abuse insolemment de l'esprit de mon frère?

ALCIDON.

Ce qu'il a pris de part en mes ressentiments
Apporte seul du trouble à tes contentements[1539];
Et pour moi, qui vois trop ta haine par ce change 1515
Qui t'a fait sans raison me préférer Florange[1540],
Je n'ose plus t'offrir un service odieux.

DORIS.

Tu ne fais pas tant mal. Mais pour faire encor mieux,
Puisque tu reconnois ma véritable haine,
De moi ni de mon choix ne te mets point en peine. 1520
C'est trop manquer de sens; je te prie, est-ce à toi,
A l'objet de ma haine, à disposer de moi?

ALCIDON.

Non; mais puisque je vois à mon peu de mérite
De ta possession l'espérance interdite,
Je sentirois mon mal puissamment soulagé[1541], 1525
Si du moins un ami m'en étoit obligé.
Ce cavalier, au reste, a tous les avantages
Que l'on peut remarquer aux plus braves courages,
Beau de corps et d'esprit, riche, adroit, valeureux,
Et surtout de Doris à l'extrême amoureux. 1530

DORIS.

Toutes ces qualités n'ont rien qui me déplaise,
Mais il en a de plus une autre fort mauvaise,
C'est qu'il est ton ami: cette seule raison
Me le feroit haïr, si j'en savois le nom.

ALCIDON.

Donc pour le bien servir il faut ici le taire[1542]? 1535

DORIS.

Et de plus lui donner cet avis salutaire,
Que s'il est vrai qu'il m'aime et qu'il veuille être aimé,
Quand il m'entretiendra, tu ne sois point nommé;
Qu'il n'espère autrement de réponse que triste.
J'ai dépit que le sang me lie avec Philiste, 1540
Et qu'ainsi malgré moi j'aime un de tes amis.

ALCIDON.

Tu seras quelque jour d'un esprit plus remis.
Adieu: quoi qu'il en soit, souviens-toi, dédaigneuse[1543],
Que tu hais Alcidon qui te veut rendre heureuse.

DORIS.

Va, je ne veux point d'heur qui parte de ta main. 1545


SCÈNE IX.

DORIS.

Qu'aux filles comme moi le sort est inhumain!
Que leur condition se trouve déplorable[1544]!
Une mère aveuglée, un frère inexorable,
Chacun de son côté, prennent sur mon devoir[1545]
Et sur mes volontés un absolu pouvoir. 1550
Chacun me veut forcer à suivre son caprice:
L'un a ses amitiés, l'autre a son avarice.
Ma mère veut Florange, et mon frère Alcidon;
Dans leurs divisions mon cœur à l'abandon
N'attend que leur accord pour souffrir et pour feindre.
Je n'ose qu'espérer, et je ne sais que craindre,
Ou plutôt je crains tout et je n'espère rien;
Je n'ose fuir mon mal, ni rechercher mon bien.
Dure sujétion! étrange tyrannie!
Toute liberté donc à mon choix se dénie! 1560
On ne laisse à mes yeux rien à dire à mon cœur,
Et par force un amant n'a de moi que rigueur.
Cependant il y va du reste de ma vie[1546],
Et je n'ose écouter tant soit peu mon envie;
Il faut que mes desirs, toujours indifférents, 1565
Aillent sans résistance au gré de mes parents,
Qui m'apprêtent peut-être un brutal, un sauvage:
Et puis cela s'appelle une fille bien sage!
Ciel, qui vois ma misère et qui fais les heureux[1547],
Prends pitié d'un devoir qui m'est si rigoureux! 1570

FIN DU QUATRIÈME ACTE.

ACTE V.

SCÈNE PREMIÈRE.

CÉLIDAN, CLARICE.

CÉLIDAN.

N'espérez pas, Madame, avec cet artifice
Apprendre du forfait l'auteur ni le complice:
Je chéris l'un et l'autre, et crois qu'il m'est permis
De conserver l'honneur de mes plus chers amis[1548].
L'un, aveuglé d'amour, ne jugea point de blâme 1575
A ravir la beauté qui lui ravissoit l'âme;
Et l'autre l'assista par importunité:
C'est ce que vous saurez de leur témérité.

CLARICE.

Puisque vous le voulez, Monsieur, je suis contente
De voir qu'un bon succès a trompé leur attente[1549]; 1580
Et me résolvant même à perdre à l'avenir
De toute ma douleur l'odieux souvenir[1550],
J'estime que la perte en sera plus aisée,
Si j'ignore les noms de ceux qui l'ont causée.
C'est assez que je sais qu'à votre heureux secours 1585
Je dois tout le bonheur du reste de mes jours[1551].
Philiste autant que moi vous en est redevable;
S'il a su mon malheur, il est inconsolable;
Et dans son désespoir sans doute qu'aujourd'hui
Vous lui rendez la vie en me rendant à lui. 1590
Disposez du pouvoir et de l'un et de l'autre[1552];
Ce que vous y verrez, tenez-le comme au vôtre;
Et souffrez cependant qu'on le puisse avertir
Que nos maux en plaisirs se doivent convertir[1553].
La douleur trop longtemps règne sur son courage. 1595

CÉLIDAN.

C'est à moi qu'appartient l'honneur de ce message;
Mon secours, sans cela, comme de nul effet,
Ne vous auroit rendu qu'un service imparfait.

CLARICE.

Après avoir rompu les fers d'une captive,
C'est tout de nouveau prendre une peine excessive, 1600
Et l'obligation que j'en vais vous avoir
Met la revanche hors de mon peu de pouvoir.
Ainsi dorénavant, quelque espoir qui me flatte[1554],
Il faudra malgré moi que j'en demeure ingrate.

CÉLIDAN.

En quoi que mon service oblige votre amour, 1605
Vos seuls remercîments me mettent à retour[1555].


SCÈNE II.

CÉLIDAN.

Qu'Alcidon maintenant soit de feu pour Clarice,
Qu'il ait de son parti sa traîtresse nourrice,
Que d'un ami trop simple il fasse un ravisseur,
Qu'il querelle Philiste, et néglige sa sœur, 1610
Enfin qu'il aime, dupe, enlève, feigne, abuse,
Je trouve mieux que lui mon compte dans sa ruse:
Son artifice m'aide, et succède si bien,
Qu'il me donne Doris, et ne lui laisse rien.
Il semble n'enlever qu'à dessein que je rende, 1615
Et que Philiste après une faveur si grande
N'ose me refuser celle dont ses transports
Et ses faux mouvements font rompre les accords.
Ne m'offre plus Doris, elle m'est toute acquise;
Je ne la veux devoir, traître, qu'à ma franchise; 1620
Il suffit que ta ruse ait dégagé sa foi:
Cesse tes compliments, je l'aurai bien sans toi.
Mais pour voir ces effets allons trouver le frère:
Notre heur s'accorde mal avecque sa misère[1556],
Et ne peut s'avancer qu'en lui disant le sien. 1625


SCÈNE III.

ALCIDON, CÉLIDAN.

CÉLIDAN.

Ah! je cherchois une heure avec toi d'entretien;
Ta rencontre jamais ne fut plus opportune.

ALCIDON.

En quel point as-tu mis l'état de ma fortune?

CÉLIDAN.

Tout va le mieux du monde. Il ne se pouvoit pas
Avec plus de succès supposer un trépas; 1630
Clarice au désespoir croit Philiste sans vie.

ALCIDON.

Et l'auteur de ce coup?

CÉLIDAN.

Celui qui l'a ravie,
Un amant inconnu dont je lui fais parler.

ALCIDON.

Elle a donc bien jeté des injures en l'air?

CÉLIDAN.

Cela s'en va sans dire.

ALCIDON.

Ainsi rien ne l'apaise[1557]? 1635

CÉLIDAN.

Si je te disois tout, tu mourrais de trop d'aise.

ALCIDON.

Je n'en veux point qui porte une si dure loi.

CÉLIDAN.

Dans ce grand désespoir elle parle de toi[1558].

ALCIDON.

Elle parle de moi!

CÉLIDAN.

«J'ai perdu ce que j'aime,
Dit-elle; mais du moins si cet autre lui-même,> 1640
Son fidèle Alcidon, m'en consoloit ici[1559]

ALCIDON.

Tout de bon?

CÉLIDAN.

Son esprit en paroît adouci.

ALCIDON.

Je ne me pensois pas si fort dans sa mémoire[1560].
Mais non, cela n'est point, tu m'en donnes à croire.

CÉLIDAN.

Tu peux, dans ce jour même, en voir la vérité[1561]. 1645

ALCIDON.

J'accepte le parti par curiosité:
Dérobons-nous ce soir pour lui rendre visite.

CÉLIDAN.

Tu verras à quel point elle met ton mérite.

ALCIDON.

Si l'occasion s'offre, on peut la disposer,
Mais comme sans dessein....

CÉLIDAN.

J'entends, à t'épouser. 1650

ALCIDON.

Nous pourrons feindre alors que par ma diligence
Le concierge, rendu de mon intelligence,
Me donne un accès libre aux lieux de sa prison[1562];
Que déjà quelque argent m'en a fait la raison;
Et que s'il en faut croire une juste espérance, 1655
Les pistoles dans peu feront sa délivrance,
Pourvu qu'un prompt hymen succède à mes desirs.

CÉLIDAN.

Que cette invention t'assure de plaisirs!
Une subtilité si dextrement tissue
Ne peut jamais avoir qu'une admirable issue. 1660

ALCIDON.

Mais l'exécution ne s'en doit pas surseoir.

CÉLIDAN.

Ne diffère donc point. Je t'attends vers le soir;
N'y manque pas. Adieu; j'ai quelque affaire en ville[1563].

ALCIDON, seul.

O l'excellent ami! qu'il a l'esprit docile!
Pouvois-je faire un choix plus commode pour moi? 1665
Je trompe tout le monde avec sa bonne foi;
Et quant à sa Doris, si sa poursuite est vaine,
C'est de quoi maintenant je ne suis guère en peine:
Puisque j'aurai mon compte, il m'importe fort peu
Si la coquette agrée ou néglige son feu. 1670
Mais je ne songe pas que ma joie imprudente[1564]
Laisse en perplexité ma chère confidente;
Avant que de partir, il faudra sur le tard
De nos heureux succès lui faire quelque part[1565].


SCÈNE IV.

CHRYSANTE, PHILISTE, DORIS.

CHRYSANTE.

Je ne le puis celer: bien que j'y compatisse, 1675
Je trouve en ton malheur quelque peu de justice:
Le ciel venge ta sœur; ton fol emportement[1566]
A rompu sa fortune, et chassé son amant,
Et tu vois aussitôt la tienne renversée,
Ta maîtresse par force en d'autres mains passée[1567]. 1680
Cependant Alcidon, que tu crois rappeler,
Toujours de plus en plus s'obstine à quereller.

PHILISTE.

Madame, c'est à vous que nous devons nous prendre
De tous les déplaisirs qu'il nous en faut attendre.
D'un si honteux affront le cuisant souvenir 1685
Éteint toute autre ardeur que celle de punir.
Ainsi mon mauvais sort m'a bien ôté Clarice;
Mais du reste accusez votre seule avarice.
Madame, nous perdons par votre aveuglement
Votre fils, un ami; votre fille, un amant. 1690

DORIS.

Otez ce nom d'amant: le fard de son langage
Ne m'empêcha jamais de voir dans son courage;
Et nous étions tous deux semblables en ce point,
Que nous feignions d'aimer ce que nous n'aimions point.

PHILISTE.

Ce que vous n'aimiez point! Jeune dissimulée[1568], 1695
Falloit-il donc souffrir d'en être cajolée?

DORIS.

Il le falloit souffrir, ou vous désobliger.

PHILISTE.

Dites qu'il vous falloit un esprit moins léger[1569].

CHRYSANTE.

Célidan vient d'entrer: fais un peu de silence,
Et du moins à ses yeux cache ta violence. 1700


SCÈNE V.

PHILISTE, CHRYSANTE, CÉLIDAN, DORIS.

PHILISTE, à Célidan[1570].

Eh bien! que dit, que fait notre amant irrité?
Persiste-t-il encor dans sa brutalité?

CÉLIDAN.

Quitte pour aujourd'hui le soin de tes querelles;
J'ai bien à te conter de meilleures nouvelles:
Les ravisseurs n'ont plus Clarice en leur pouvoir. 1705

PHILISTE.

Ami, que me dis-tu?

CÉLIDAN.

Ce que je viens de voir.

PHILISTE.

Et, de grâce, où voit-on le sujet que j'adore?
Dis-moi le lieu.

CÉLIDAN.

Le lieu ne se dit pas encore.
Celui qui te la rend te veut faire une loi....

PHILISTE.

Après cette faveur, qu'il dispose de moi: 1710
Mon possible est à lui.

CÉLIDAN.

Donc, sous cette promesse,
Tu peux dans son logis aller voir ta maîtresse:
Ambassadeur exprès....


SCÈNE VI.

CHRYSANTE, CÉLIDAN, DORIS.

CHRYSANTE.

Son feu précipité
Lui fait faire envers vous une incivilité[1571]:
Vous la pardonnerez à cette ardeur trop forte 1715
Qui sans vous dire adieu, vers son objet l'emporte.

CÉLIDAN.

C'est comme doit agir un véritable amour:
Un feu moindre eût souffert quelque plus long séjour;
Et nous voyons assez par cette expérience
Que le sien est égal à son impatience. 1720
Mais puisqu'ainsi le ciel rejoint ces deux amants,
Et que tout se dispose à vos contentements,
Pour m'avancer aux miens, oserois-je, Madame,
Offrir à tant d'appas un cœur qui n'est que flamme[1572],
Un cœur sur qui ses yeux de tout temps absolus 1725
Ont imprimé des traits qui ne s'effacent plus?
J'ai cru par le passé qu'une ardeur mutuelle
Unissoit les esprits et d'Alcidon et d'elle,
Et qu'en ce cavalier son desir arrêté
Prendroit tous autres vœux pour importunité. 1730
Cette seule raison m'obligeant à me taire,
Je trahissois mon feu de peur de lui déplaire;
Mais aujourd'hui qu'un autre en sa place reçu[1573]
Me fait voir clairement combien j'étois déçu,
Je ne condamne plus mon amour au silence, 1735
Et viens faire éclater toute sa violence[1574].
Souffrez que mes desirs, si longtemps retenus,
Rendent à sa beauté des vœux qui lui sont dus;
Et du moins par pitié d'un si cruel martyre
Permettez quelque espoir à ce cœur qui soupire. 1740

CHRYSANTE.

Votre amour pour Doris est un si grand bonheur
Que je voudrois sur l'heure en accepter l'honneur;
Mais vous voyez le point où me réduit Philiste,
Et comme son caprice à mes souhaits résiste[1575].
Trop chaud ami qu'il est, il s'emporte à tous coups 1745
Pour un fourbe insolent qui se moque de nous.
Honteuse qu'il me force à manquer de promesse,
Je n'ose vous donner une réponse expresse,
Tant je crains de sa part un désordre nouveau.

CÉLIDAN.

Vous me tuez, Madame, et cachez le couteau: 1750
Sous ce détour discret un refus se colore.

CHRYSANTE.

Non, Monsieur, croyez-moi, votre offre nous honore:
Aussi dans le refus j'aurois peu de raison:
Je connois votre bien, je sais votre maison.
Votre père jadis (hélas! que cette histoire 1755
Encor sur mes vieux ans m'est douce en la mémoire!),
Votre feu père, dis-je, eut de l'amour pour moi:
J'étois son cher objet; et maintenant je voi
Que comme par un droit successif de famille
L'amour qu'il eut pour moi, vous l'avez pour ma fille.
S'il m'aimoit, je l'aimois; et les seules rigueurs
De ses cruels parents divisèrent nos cœurs:
On l'éloigna de moi par ce maudit usage[1576]
Qui n'a d'égard qu'aux biens pour faire un mariage;
Et son père jamais ne souffrit son retour 1765
Que ma foi n'eût ailleurs engagé mon amour.
En vain à cet hymen j'opposai ma constance;
La volonté des miens vainquit ma résistance.
Mais je reviens à vous, en qui je vois portraits[1577]
De ses perfections les plus aimables traits. 1770
Afin de vous ôter désormais toute crainte
Que dessous mes discours se cache aucune feinte,
Allons trouver Philiste, et vous verrez alors
Comme en votre faveur je ferai mes efforts.

CÉLIDAN.

Si de ce cher objet j'avois même assurance[1578], 1775
Rien ne pourroit jamais troubler mon espérance.

DORIS.

Je ne sais qu'obéir, et n'ai point de vouloir.

CÉLIDAN.

Employer contre vous un absolu pouvoir!
Ma flamme d'y penser se tiendroit criminelle.

CHRYSANTE.

Je connois bien ma fille, et je vous réponds d'elle. 1780
Dépêchons seulement d'aller vers ces amants.

CÉLIDAN.

Allons: mon heur dépend de vos commandements.


SCÈNE VII.

PHILISTE, CLARICE.

PHILISTE.

Ma douleur, qui s'obstine à combattre ma joie,
Pousse encor des soupirs, bien que je vous revoie;
Et l'excès des plaisirs qui me viennent charmer 1785
Mêle dans ces douceurs je ne sais quoi d'amer.
Mon âme en est ensemble et ravie et confuse:
D'un peu de lâcheté votre retour m'accuse,
Et votre liberté me reproche aujourd'hui
Que mon amour la doit à la pitié d'autrui. 1790
Elle me comble d'aise et m'accable de honte:
Celui qui vous la rend, en m'obligeant m'affronte;
Un coup si glorieux n'appartenoit qu'à moi.

CLARICE.

Vois-tu dans mon esprit des doutes de ta foi?
Y vois-tu des soupçons qui blessent ton courage, 1795
Et dispensent ta bouche[1579] à ce fâcheux langage?
Ton amour et tes soins trompés par mon malheur,
Ma prison inconnue a bravé ta valeur.
Que t'importe à présent qu'un autre m'en délivre,
Puisque c'est pour toi seul que Clarice veut vivre, 1800
Et que d'un tel orage en bonace réduit
Célidan a la peine, et Philiste le fruit?

PHILISTE.

Mais vous ne dites pas que le point qui m'afflige
C'est la reconnoissance où l'honneur vous oblige:

Il vous faut être ingrate, ou bien à l'avenir 1805
Lui garder en votre âme un peu de souvenir[1580].
La mienne en est jalouse, et trouve ce partage,
Quelque inégal qu'il soit, à son désavantage:
Je ne puis le souffrir. Nos pensers à tous deux[1581]
Ne devroient, à mon gré, parler que de nos feux; 1810
Tout autre objet que moi dans votre esprit me pique.

CLARICE.

Ton humeur, à ce compte, est un peu tyrannique:
Penses-tu que je veuille un amant si jaloux?

PHILISTE.

Je tâche d'imiter ce que je vois en vous:
Mon esprit amoureux, qui vous tient pour sa reine, 1815
Fait de vos actions sa règle souveraine.

CLARICE.

Je ne puis endurer ces propos outrageux:
Où me vois-tu jalouse, afin d'être ombrageux[1582]?

PHILISTE.

Quoi? ne l'étiez-vous point l'autre jour qu'en visite
J'entretins quelque temps Bélinde et Chrysolite? 1820

CLARICE.

Ne me reproche point l'excès de mon amour.

PHILISTE.

Mais permettez-moi donc cet excès à mon tour:
Est-il rien de plus juste, ou de plus équitable?

CLARICE.

Et n'es pas maladroit en ces doux entretiens[1583], 1825
D'accuser mes défauts pour excuser les tiens;
Par cette liberté tu me fais bien paroître
Que tu crois que l'hymen t'ait déjà rendu maître,

Puisque laissant les vœux et les submissions,
Tu me dis seulement mes imperfections. 1830
Philiste, c'est douter trop peu de ta puissance,
Et prendre avant le temps un peu trop de licence.
Nous avions notre hymen à demain arrêté;
Mais pour te bien punir de cette liberté,
De plus de quatre jours ne crois pas qu'il s'achève[1584]. 1835

PHILISTE.

Mais si durant ce temps quelque autre vous enlève,
Avez-vous sûreté que pour votre secours[1585]
Le même Célidan se rencontre toujours?

CLARICE.

Il faut savoir de lui s'il prendroit cette peine.
Vois ta mère et ta sœur que vers nous il amène. 1840
Sa réponse rendra nos débats terminés.

PHILISTE.

Ah! mère, sœur, ami, que vous m'importunez!


SCÈNE VIII.

CHRYSANTE, DORIS, CÉLIDAN, CLARICE, PHILISTE.

CHRYSANTE, à Clarice.

Je viens après mon fils vous rendre une assurance
De la part que je prends en votre délivrance;
Et mon cœur tout à vous ne sauroit endurer[1586] 1845
Que mes humbles devoirs osent se différer.

CLARICE, à Chrysante.

N'usez point de ce mot vers celle dont l'envie
Est de vous obéir le reste de sa vie,
Que son retour rend moins à soi-même qu'à vous.
Ce brave cavalier accepté pour époux, 1850
C'est à moi désormais, entrant dans sa famille,
A vous rendre un devoir de servante et de fille;
Heureuse mille fois, si le peu que je vaux[1587]
Ne vous empêche point d'excuser mes défauts,
Et si votre bonté d'un tel choix se contente! 1855

CHRYSANTE, à Clarice.

Dans ce bien excessif qui passe mon attente,
Je soupçonne mes sens d'une infidélité,
Tant ma raison s'oppose à ma crédulité[1588].
Surprise que je suis d'une telle merveille,
Mon esprit tout confus doute encor si je veille[1589]; 1860
Mon âme en est ravie, et ces ravissements
M'ôtent la liberté de tous remercîments.

DORIS, à Clarice.

Souffrez qu'en ce bonheur mon zèle m'enhardisse[1590]
A vous offrir, Madame, un fidèle service.

CLARICE, à Doris.

Et moi, sans compliment qui vous farde mon cœur, 1865
Je vous offre et demande une amitié de sœur.

PHILISTE, à Célidan.

Toi, sans qui mon malheur étoit inconsolable,
Ma douleur sans espoir, ma perte irréparable,
Qui m'as seul obligé plus que tous mes amis,
Puisque je te dois tout, que je t'ai tout promis, 1870
Cesse de me tenir dedans l'incertitude:
Dis-moi par où je puis sortir d'ingratitude;
Donne-moi le moyen, après un tel bienfait,
De réduire pour toi ma parole en effet.

CÉLIDAN, à Philiste.

S'il est vrai que ta flamme et celle de Clarice 1875
Doivent leur bonne issue à mon peu de service,
Qu'un bon succès par moi réponde à tous vos vœux,
J'ose t'en demander un pareil à mes feux.
J'ose te demander, sous l'aveu de Madame,
Ce digne et seul objet de ma secrète flamme[1591], 1880
Cette sœur que j'adore, et qui pour faire un choix
Attend de ton vouloir les favorables lois.

PHILISTE, à Célidan.

Ta demande m'étonne ensemble et m'embarrasse.
Sur ton meilleur ami tu brigues cette place,
Et tu sais que ma foi la réserve pour lui. 1885

CHRYSANTE, à Philiste.

Si tu n'as entrepris de m'accabler d'ennui,
Ne te fais point ingrat pour une âme si double.

PHILISTE, à Célidan.

Mon esprit divisé de plus en plus se trouble;
Dispense-moi, de grâce, et songe qu'avant toi
Ce bizarre Alcidon tient en gage ma foi[1592], 1890
Si ton amour est grand, l'excuse t'est sensible;
Mais je ne t'ai promis que ce qui m'est possible;
Et cette foi donnée ôte de mon pouvoir
Ce qu'à notre amitié je me sais trop devoir.

CHRYSANTE, à Philiste.

Ne te ressouviens plus d'une vieille promesse; 1895
Et juge, en regardant cette belle maîtresse,
Si celui qui pour toi l'ôte à son ravisseur
N'a pas bien mérité l'échange de ta sœur.

CLARICE, à Chrysante.

Je ne saurois souffrir qu'en ma présence on die
Qu'il doive m'acquérir par une perfidie: 1900
Et pour un tel ami lui voir si peu de foi
Me feroit redouter qu'il en eût moins pour moi.
Mais Alcidon survient; nous l'allons voir lui-même
Contre un rival et vous disputer ce qu'il aime[1593].


SCÈNE IX.

CLARICE, ALCIDON, PHILISTE, CHRYSANTE, CÉLIDAN, DORIS.

CLARICE, à Alcidon.

Mon abord t'a surpris, tu changes de couleur; 1905
Tu me croyois sans doute encor dans le malheur:
Voici qui m'en délivre; et n'étoit que Philiste
A ses nouveaux desseins en ta faveur résiste,
Cet ami si parfait qu'entre tous tu chéris
T'auroit pour récompense enlevé ta Doris. 1910

ALCIDON.

Le désordre éclatant qu'on voit sur mon visage[1594]
N'est que l'effet trop prompt d'une soudaine rage.
Je forcène[1595] de voir que sur votre retour
Ce traître assure ainsi ma perte et son amour[1596].
Perfide! à mes dépens tu veux donc des maîtresses? 1915
Et mon honneur perdu te gagne leurs caresses?

CÉLIDAN, à Alcidon.

Quoi! j'ai su jusqu'ici cacher tes lâchetés,
Et tu m'oses couvrir de ces indignités!
Cesse de m'outrager, ou le respect des dames
N'est plus pour contenir celui que tu diffames. 1920

PHILISTE, à Alcidon.

Cher ami, ne crains rien, et demeure assuré
Que je sais maintenir ce que je t'ai juré:
Pour t'enlever ma sœur, il faut m'arracher l'âme.

ALCIDON, à Philiste.

Non, non, il n'est plus temps de déguiser ma flamme.
Il te faut, malgré moi, faire un honteux aveu[1597] 1925
Que si mon cœur brûloit, c'étoit d'un autre feu.
Ami, ne cherche plus qui t'a ravi Clarice:
Voici l'auteur du coup, et voilà le complice.
Adieu: ce mot lâché, je te suis en horreur.


SCÈNE X.

CHRYSANTE, CLARICE, PHILISTE, CÉLIDAN, DORIS.

CHRYSANTE, à Philiste.

Eh bien! rebelle, enfin sortiras-tu d'erreur? 1930

CÉLIDAN, à Philiste.

Puisque son désespoir vous découvre un mystère
Que ma discrétion vous avoit voulu taire,
C'est à moi de montrer quel étoit mon dessein.
Il est vrai qu'en ce coup je lui prêtai la main:
La peur que j'eus alors qu'après ma résistance 1935
Il ne trouvât ailleurs trop fidèle[1598] assistance....

PHILISTE, à Célidan.

Quittons là ce discours, puisqu'en cette action
La fin m'éclaircit trop de ton intention,
Et ta sincérité se fait assez connoître.
Je m'obstinois tantôt dans le parti d'un traître; 1940
Mais au lieu d'affoiblir vers toi mon amitié,
Un tel aveuglement te doit faire pitié.
Plains-moi, plains mon malheur, plains mon trop de franchise,
Qu'un ami déloyal a tellement surprise;
Vois par là comme j'aime, et ne te souviens plus[1599] 1945
Que j'ai voulu te faire un injuste refus.
Fais, malgré mon erreur, que ton feu persévère;
Ne punis point la sœur de la faute du frère;
Et reçois de ma main celle que ton desir,
Avant mon imprudence, avoit daigné choisir[1600]. 1950

CLARICE, à Célidan.

Une pareille erreur me rend toute confuse;
Mais ici mon amour me servira d'excuse:
Il serre nos esprits d'un trop étroit lien
Pour permettre à mon sens de s'éloigner du sien.

CÉLIDAN.

Si vous croyez encor que cette erreur me touche, 1955
Un mot me satisfait de cette belle bouche;
Mais, hélas! quel espoir ose rien présumer[1601],
Quand on n'a pu servir, et qu'on n'a fait qu'aimer?

DORIS.

Réunir les esprits d'une mère et d'un frère,
Du choix qu'ils m'avoient fait avoir su me défaire, 1960
M'arracher à Florange et m'ôter Alcidon,
Et d'un cœur généreux me faire l'heureux don,
C'est avoir su me rendre un assez grand service
Pour espérer beaucoup avec quelque justice.
Et puisqu'on me l'ordonne, on peut vous assurer 1965
Qu'alors que j'obéis, c'est sans en murmurer.

CÉLIDAN.

A ces mots enchanteurs tout mon cœur se déploie,
Et s'ouvre tout entier à l'excès de ma joie.

CHRYSANTE.

Que la mienne est extrême, et que sur mes vieux ans
Le favorable ciel me fait de doux présents! 1970
Qu'il conduit mon bonheur par un ressort étrange!
Qu'à propos sa faveur m'a fait perdre Florange!
Puisse-t-elle, pour comble, accorder à mes vœux[1602]
Qu'une éternelle paix suive de si beaux nœuds,
Et rendre par les fruits de ce double hyménée 1975
Ma dernière vieillesse à jamais fortunée!

CLARICE, à Chrysante.

Cependant pour ce soir ne me refusez pas
L'heur de vous voir ici prendre un mauvais repas,
Afin qu'à ce qui reste ensemble on se prépare[1603],
Tant qu'un mystère saint deux à deux nous sépare. 1980

CHRYSANTE, à Clarice.

Nous éloigner de vous avant ce doux moment[1604],
Ce seroit me priver de tout contentement.

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.

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