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Analectabiblion, Tome 1 (of 2): ou extraits critiques de diveres livres rares, oubliés ou peu connus

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ANTITHÈSE
DES FAICTS DE JÉSUS-CHRIST ET DU PAPE;

Mise en vers françois. (De l'Antithesis de præclaris Christi et indignis papæ facinoribus, studio Simonis Rosarii. Genevæ, 1557.)

ENSEMBLE
LES TRADITIONS ET DÉCRETS DU PAPE,
OPPOSEZ AUX COMMANDEMENS DE DIEU.

Item, la Description de la vraie image de l'Antechrist, avec la Généalogie, la Nativité et le Baptême magnifique d'iceluy; le tout augmenté et reuu de nouveau. Imprimé à Rome l'an du grand Jubilé. (1 vol. pet. in-8, très rare, de 143 pages, fig. en bois. M.DC.)

(1552-61-78—1600.)

Il est évident que l'original latin de ce terrible libelle, dirigé contre l'église romaine, est pseudonyme, et que jamais, dans la ville de Calvin, aucun écrivain ne s'est nommé Simon du Rosaire. M. Barbier ni personne, à notre connaissance, n'a pu, à cet égard, lever le voile qui couvre la vérité. Le nom du traducteur français n'est pas plus connu. C'est une petite perte et un grand scandale de moins. Nous nous bornerons à donner la description de l'édition française de 1600, sous la forme d'une simple table analytique, les différentes pièces qu'elle contient n'étant pas susceptibles d'une mention plus étendue, soit à cause de l'impiété cynique dont ces pièces sont remplies, soit en raison de leur peu de mérite: les voici donc dans leur ordre.

1o. Après un dixain du traducteur, un avis de l'imprimeur au lecteur chrétien, et une épître en prose à tous fidèles, on trouve XVII antithèses doubles, en vers de douze pieds, placées en regard les unes des autres, de façon que chaque antithèse, en faveur du Christ, réponde à une autre contre le pape, ainsi qu'il suit:

ANTITHÈSE VIII.

Non seulement Jésus donne à manger

A sa brebis, ains s'elle est en danger,

Il la retire et se montre soigneux

De la garder du loup caut et hargneux.

ANTITHÈSE VIII.

Les papelards porteurs de rogatons

Rouges museaux avec doubles mentons

Nez bien perlez, yeulx bordez d'escarlatte

Mettent le bien des poures sous leur patte, etc., etc.

Une petite vignette en bois, placée au dessus de chaque antithèse, et retraçant un sujet analogue à son contenu, est surmontée toujours d'un distique, en vers de 8 pieds, qui offre l'argument de l'antithèse elle-même, laquelle a constamment 70 vers. Exemple:

Dès que Christ vient au monde naistre,

Il nous fait la paix apparaistre.

Dès que le pape est ordonné,

A guerroyer est adonné.

2o. Les commandemens de Dieu opposés à ceux du pape:

Tailler ne te feras image

De quelque chose que ce soit, etc.

Fay-toy dresser à force images,

Car ainsi le veuil-je, et me plaist, etc.

3o. Epilogue.

4o. Description en prose de l'image de l'Antechrist, selon l'Escripture saincte.

5o. Admonition aux povres aveuglez par l'Antechrist romain.

6o. Le livre de la Généalogie du désolateur Antechrist, fils du diable.

..... Et Superstition a engendré Hypocrisie le Roy, et Hypocrisie le Roy a engendré Gain, et Gain a engendré Purgatoire, et Purgatoire a engendré Fondation des anniversaires, et Fondation des anniversaires a engendré Patrimoine de l'Eglise, et Patrimoine de l'Eglise a engendré Mammon d'iniquité, et Mammon d'iniquité a engendré Abondance, et Abondance a engendré Saouler, et Saouler a engendré Cruauté, et Cruauté a engendré....., et Pompe a engendré Ambition, et Ambition a engendré Simonie et ses frères en la transmigration de Babylone....., et Mespris de Dieu a engendré Dispense, et Dispense a engendré Congé de pecher, et Congé de pecher a engendré Abomination, et Abomination a engendré Confusion, et Confusion a engendré Travail d'esprit, et Travail d'esprit a engendré Disputation, matière de chercher vérité par laquelle a été révélé le désolateur Antechrist.

7o. Du Baptême de l'Antechrist, suivi de quatre sonnets.

8o. Description gentille et véritable de l'Idole..., nommée vulgairement Jean le Blanc.

(C'est surtout cette pièce qui doit révolter toutes les populations catholiques. On conçoit parfaitement toutes les fureurs de la ligue en lisant de tels écrits, sans pourtant que ces écrits mêmes justifient de telles fureurs).

9o. Deux épigrammes de Jean le Noir, Jean le Blanc, Jean l'Enfumé et Jean le Gris.

(Elles ont ceci de remarquable qu'elles manifestent que tous les points du dogme furent atteints sitôt que la réforme eut commencé à l'occasion de la discipline.)


Et Jean le Noir, et Jean le Blanc
Jean le Gris et Jean l'Enfumé

Ont tous Jean le Blanc réclamé;

Mais Jean l'Ancien nous a appris
Que nous verrons confondre et choir
Jean l'Enfumé et Jean le Gris,
Et Jean le Blanc et Jean le Noir.

10o. La Vie du pape Hildebrand, dit Grégoire septième, vive image de l'Antechrist.

(C'est une satire en prose méprisable pour le fond et la forme.)

11o. La Vie de la papesse Jeanne, vive image de la grande Paillarde romaine.

(On ne peut rien lire de mieux, si l'on veut s'éclairer sur la fable historique de la papesse Jeanne, que de consulter la dissertation très bien faite, à ce sujet, qui se voit dans les mémoires de Sallengre. L'auteur y établit que le successeur de Léon IV, mort en 855, fut Benoît III, mort en 858, et non point certaine femme, maîtresse d'un certain moine anglais, laquelle, travestie en homme, fut élue pape, sous le nom de Jean VIII, et mourut en accouchant sur la place publique de Rome, en l'an 857, au temps de l'empereur Louis II. Le véritable Jean VIII fut élu en 872, et mourut en 882. Quelques auteurs ont prétendu que la faiblesse de ce Jean VIII pour le patriarche Photius, qu'il rétablit sur son siége à la prière de l'empereur Basile, fut cause qu'on le traita de papesse, d'où la fable susdite prit naissance. Mais il est à croire que cette fable a une autre base plus consistante. C'est du moins ce qu'on peut conjecturer de l'épigramme latine du savant évêque hongrois Jean Pannonius, lequel vivait dans le XVIe siècle, épigramme dont le présent volume donne, en finissant, la traduction suivante.)

Nul ne pouvait jouir des saintes clefs de Rome
Sans monstrer qu'il avait les marques du vray homme.
D'où vient donc qu'à présent ceste espreuve est cessée,
Et qu'on n'a plus besoin de la chaire percée?
C'est pour ce que ceux-là qui ores ces clefs ont,
Par les enfans qu'ils font monstrent bien ce qu'ils sont.

FACÉTIES LATINES.

(1561—1737.)

Ces facéties, bien qu'écrites dans la langue de Virgile et de Cicéron, sont toutes modernes. Les anciens n'étaient pas aussi plaisans que nous; du moins, les ouvrages qui nous sont restés d'eux ne nous donnent-ils pas le droit de les croire tels. Ce n'est pas, certes, un médiocre sujet de réflexions que de tels jeux d'esprit aient occupé les loisirs d'un Langio, d'un Scaliger, d'un Juste Lipse, d'un Cardan, d'un Heinsius, d'un Dupuy, d'un Aldrovande et d'autres personnages de cette valeur. Un coup d'œil rapide, jeté sur ces productions légères d'esprits généralement si graves et si solides, ne sera donc ni sans utilité, ni sans agrément. Nous procéderons, dans notre examen, suivant la date des publications de nos éditions.

1o. Tomus primus et secundus convivalium sermonum utilibus ac jucundis historiis et sententiis, omni ferè de re, quæ in sermonem apud amicos dulci in conviviolo incidere potest, refertus ex optimis et probatissimis auctoribus magno labore, etc.; collectus, et jam quarto recognitus et auctus Basileæ, M.D.LXI. (2 vol. in-8.)

Le premier tome de ces propos de table est ici réimprimé pour la quatrième fois, et pour la première avec addition d'un second tome. En 1566, un troisième tome fut ajouté aux deux premiers, ce qui prouve que le recueil eut un grand cours, comme il arrive ordinairement aux livres qui amusent l'esprit sans l'occuper. C'est à Jean Gastius de Brisack qu'en revient l'honneur s'il en est dû. Il s'est caché d'abord sous le nom de Jean Peregrinus, on ne sait pourquoi, car son vrai nom était assez obscur pour ne faire aujourd'hui partie d'aucune biographie répandue. Dans sa dédicace à Louis Martrophus, de Francfort, il assure que sa compilation est si bien châtiée, que les évêques et le pape lui-même n'en sauraient être qu'édifiés; et, là dessus, le voilà, en vrai religionnaire malin qu'il est, débitant force quolibets, anecdoctes et bons-mots, contre le pape et les cardinaux, sur les tours que les femmes jouent à leurs maris ou les maris à leurs femmes, contre les moines, contre les bénéfices ecclésiastiques, contre l'institut des béguines du Brabant, contre les confesseurs et la confession, sur un certain voyage d'Érasme assez cauteleux, contre les mœurs du clergé, etc., etc. «Fuit mulier, quæ cum recentem jam puerum peperisset, cæteræque mulieres gratularentur ei, dicerentque (ut fit) puerum omnius patri similem, interrogavit an etiam rasuram haberet in capite: designans sacerdotis esse filium, et ita de se adulterium suum notum fecit.»

Les commères d'une accouchée
La congratulaient à l'envi:
Ah! quel superbe enfant voici!
C'est de son père, dieu merci!
La semblance toute crachée!
A quoi la dame répondit,
D'un ton de voix doux et honnête:
«Il aura donc, sans contredit,
»Un beau rond d'abbé sur la tête.»

Ces anecdotes sont généralement bien contées; mais nous pouvons garantir que, quelque châtiées que l'auteur les dise, il n'y faut pas chercher d'édification, et qu'elles ont souvent servi d'aliment à beaucoup de recueils graveleux plus modernes. Bernard de la Monnoye en a rimé plusieurs agréablement, soit en latin, soit en français, ainsi qu'on peut le voir dans la charmante édition qu'il a donnée du Moyen de parvenir.

2o. Dissertationum ludicrarum et amœnitatum scriptores varii, editio nova et aucta. Lugd.-Batav., apud Franciscum Hegerum, 1644. (1 vol. pet. in-12.)

C'est en 1623 que parut la première édition de ce livre récréatif; mais la plus ample, la plus jolie et la meilleure est celle-ci: vingt et une pièces la composent. Ce sont les éloges de la Goutte, par Bilibalde Pirkhmer et Jérôme Cardan; l'éloge de la Puce, par Cœlio Calcagnini, savant de Ferrare, mort en 1479, qui avait pris Cicéron dans une aversion singulière; l'Art de nager, de Nicolas Wünmann; l'éloge de la Fourmi, de Philippe Mélanchton, le plus doux, le plus triste et le plus faible des réformateurs; l'éloge de la Boue, de Marc-Antoine Majoraggio, le vengeur de Cicéron contre Calcagnini; l'éloge de l'Oie, de Jules-César Scaliger; l'éloge de l'Ane, par Jean Passerat, le poète chéri de Henri III; l'éloge de l'Ombre, par Jean Dousa, le célèbre professeur; la mort d'une Pie, par un anonyme; l'Être de raison, par Gaspar Barlæus; les Noces péripatéticiennes, du même; l'Allocution nuptiale, de Marc Zuerus Boxhornius; l'éloge du Pou, par Daniel Heinsius; la Guerre grammaticale d'André de Salerne; l'éloge de l'Éléphant, de Juste Lipse; l'éloge de la Fièvre quarte, par Guillaume Ménopus; l'éloge de la Cécité, de Jacques Gutherius; le Règne de la Mouche, de François Scribanius; Démocrite ou du Rire, par Henri Dupuy, professeur à Milan, élève de Juste Lipse; l'éloge de l'Œuf, du même, et enfin l'éloge du Cygne, par le fameux naturaliste Aldrovande. La plupart de ces pièces ne sont autre chose que la satire des mœurs dissolues du temps, sous la forme de contre-vérités; manière plus froide qu'ingénieuse, même sous la plume du grand Érasme, comme il apparaît dans l'éloge de la Folie, le chef-d'œuvre du genre.

Ainsi, la Goutte de Pirkhmer, après avoir énuméré les dommages que portent à la vertu la bonne chère, les voluptés, le culte des sens, se vante de favoriser l'essor de l'ame en éprouvant le corps par toutes sortes de tourmens. Ici la censure est bonne, mais la conclusion mauvaise et la plaisanterie forcée. La Goutte de Cardan n'est ni meilleure logicienne, ni plus gaie, quand elle prétend être un bien en raison de ce que tous les biens de ce monde sont accompagnés de douleur, et quand elle tire vanité de sa noblesse, pour ne s'attaquer qu'aux riches et aux puissans, de sa force qui se joue de tous les remèdes, de sa chasteté, par l'impuissance où elle met les gens de mal faire, de sa nature plus relevée et moins dure que toutes les autres maladies. La belle chose, en vérité, qu'une Puce! parce que, selon Calcagnini, dans sa petitesse, elle produit de grands effets, qu'elle purge le sang de l'homme sans ouvrir les veines, qu'elle saute avec une légèreté incomparable, qu'elle se loge souvent admirablement bien, et qu'elle triomphe d'Hercule même. Le dialogue sur l'Art de nager, de Wünmann, n'a que deux défauts: le premier, c'est d'être interminable dans ses détails et ses digressions; le deuxième, c'est de n'enseigner point à nager. On devine assez, sans que nous le disions, que Mélanchton a voulu ramener les hommes à l'économie, à la prudence, au travail, par son éloge de la Fourmi; mais, ne lui en déplaise, ce que la morale, les lois, l'expérience n'ont pu faire, l'exemple de la fourmi ne le fera pas plus que son panégyrique. Savez-vous ce que c'est que la Boue, suivant Majoraggio? c'est la chose la plus noble et la plus nécessaire du monde. Et pourquoi? c'est que la boue a précédé tous les êtres vivans, et que tout, dans la nature, est formé d'elle. Là dessus l'auteur se perd en déclamations de philosophie creuse et de méchante physique. Scaliger a beau s'autoriser des oies du Capitole, il n'est ni plus heureux, ni plus concluant que ses émules dans l'éloge de l'Oie. L'éloge de l'Ane, de Passerat, est agréable; mais la peinture qu'en a faite Buffon est un éloge bien supérieur et bien plus complet. La déclamation de Dousa, en l'honneur de l'Ombre, n'est rien qu'un jeu d'esprit puéril et fastidieux. L'Être de raison de Barlæus est une thèse de métaphysique abstruse où la raison n'a rien à gagner. Mais c'est assez: où il n'y a rien à retenir, il n'y a rien à extraire, et qui voudra ou qui pourra rendra bon compte des autres pièces de ce recueil, telles que l'éloge du Pou, de l'Éléphant et de la Fièvre quarte.

3o. Hippolytus Redivivus, id est remedium contemnendi sexum muliebrem; auctore S. I. E. D. V. M. W. A. S. anno M.DC.XLIV. (1 vol. pet. in-12.)

L'auteur de cette satire contre le sexe ôte tout crédit à ses paroles, dès son avertissement, lorsqu'il confesse à son lecteur que, s'il déteste les femmes en théorie, il les adore dans la pratique. Ainsi font d'ordinaire les misogynes: ils veulent des mères, des épouses, des filles, des maîtresses, des sœurs, et ne veulent point de femmes; voilà ce qui s'appelle philosopher! Mais quels reproches Hippolyte Rédivif fait-il aux femmes? D'abord le nom d'Ève, en syriaque, signifie serpent; donc la femme est un serpent. Mégère, Alecton et Tisiphone sont trois femmes qui ont conçu, nourri, élevé la femme; et puis la belle Hélène et la guerre de Troie; et puis cette concubine qui causa la ruine des tribus de Benjamin; et Médée, et Briséis. D'ailleurs les femmes sont frappées d'une incapacité intellectuelle visible. La fourbe leur est naturelle et comme essentielle. Elles babillent à étonner les pies. Elles vivent d'inconstance. Elles manquent de patience, de prudence et de force. Ce que vous voulez elles ne le veulent point, et veulent aussitôt ce que point ne voulez. On leur accorde de la pudeur; mais cette pudeur n'est que de l'adresse: si c'était une vertu, la chasteté suivrait, ce qui n'est pas. Curieuses? on sait à quel point elles le sont. Vaines et orgueilleuses? le luxe de leurs parures témoigne assez ce qui en est. Elles ne savent rien, et s'il en est de savantes, celles-là font regretter les ignorantes. Bref, on ne doit point se marier si l'on veut vivre en paix.

4o. Democritus ridens, sive Campus recreationum honestarum, cum exorcismo melancoliæ. Amstelodami, apud Jodocum Jansonium, M.DC.XLIX. (1 vol. pet in-12.)

C'est une belle chose que d'exorciser la tristesse; mais la chasser est plus beau encore et plus difficile. Langio n'en aura pas l'honneur, quelque mérite qu'ait d'ailleurs son Démocrite en belle humeur, qui fut réimprimé en 1655. Ce petit livre est un magasin d'historiettes vraies ou fausses, de bons-mots et de joyeuseté, un de ces greniers à sel où les conteurs de société trouvent à se fournir sans beaucoup de frais.

Charles-Quint, causant, avec le cardinal de Granvelle, de l'hérésie germanique, la comparait à une balle qu'on n'a pas plutôt renvoyée à terre, qu'elle ressaute pour retomber et vous échapper de nouveau.

Jules II avait coutume de dire que la science, dans un homme obscur, est de l'argent, de l'or chez les grands, et du diamant chez les princes.

Un alchimiste demandait à Léon X le prix de son secret de faire de l'or. Le pontife lui fit donner une bourse vide pour la remplir.

Le roi Sébastien de Portugal étant défait sans retour par le roi de Mauritanie, Christophe Favora, l'un de ses généraux, s'écriait, dans son désespoir: «Quel secours nous reste-t-il?»—«Le secours céleste, si nous en sommes dignes!» lui répondit le roi.

Celui qui ne sait rien sait assez s'il sait se taire.

Le temps est le père de la vérité.

Toute crainte est servitude.

5o. Matthæus Delio, de arte jocandi Libri quatuor, de lustitudine studentica, de osculis Dissertatio historica philologica, accedunt et alii Tractatus lectu jucundi, etc. Amstelodami, apud Joannem Pauli, 1737. (1 vol. pet. in-12.)

Le poème de Délio sur l'Art de plaisanter embrasse quatre chants, versifiés alternativement en hexamètres et en pentamètres. Après un très long préambule, le poète donne, en bons vers, aux plaisans apprentis, des conseils généraux fort sensés: connaître les hommes, étudier l'à-propos, le saisir, ne point mêler indiscrètement le rire aux sujets graves, ne point rire des choses sacrées, voyager pour observer les mœurs et les usages divers, chercher les discours qui conviennent aux différens âges de la vie, aux différentes positions sociales: non similes vestes Crœsus et Irus habent; ne point railler la rusticité devant l'homme rustique, ni faire le tranchant devant l'homme timide; voilà pour le premier chant.—Au second, l'auteur s'anime, et, sous les auspices de la gracieuse Thalie, excite la jeunesse à pratiquer ses leçons.—Deux sources de plaisanterie, l'une qui naît naturellement de la chose même, l'autre qui est un heureux produit de l'art. Que vos paroles soient ornées simplement; parlez peu de vous, de vos faits, de vos dits, et en votre nom; ne méprisez personne, et ne vous estimez pas au dessus des autres; évitez les inconvéniens; il n'est prudent de plaisanter qu'avec des amis; point d'envie, point de haine; ménagez les absens; ne dépassez pas une certaine mesure. L'amour est un sujet fécond, mais il entraîne loin: défiez-vous-en. Soyez varié: oculos hominum res variata capit. Si vous racontez, attachez-vous aux circonstances, aux noms, aux temps, aux lieux, à tout ce qui donne de la précision à vos récits; ne faites que peu de gestes, vous souvenant qu'un narrateur n'est pas un mime. Que votre physionomie soit riante sans grimaces; point de grands airs, ni de regards stoïques. Ne comptez pas trop sur l'effet de vos plaisanteries; les meilleures sont celles qui échappent. Sachez bien ce dont vous parlez, les agrémens du discours sont à ce prix. Ne mentez pas, bien que la fiction soit permise aux habiles. L'absurde, l'incroyable n'ont rien de plaisant. Je ne suis pas ennemi de certains jeux consistant à changer tel mot ou telle syllabe en une autre; mais c'est ici surtout qu'il faut être sobre et ingénieux. L'énigme, l'amphibologie ont leur mérite aussi; c'est à vous de voir quand et jusqu'où. Les sages vous serviront plus d'une fois de modèles, entre lesquels Erasme, l'immortel Erasme brilla d'un éclat sans égal. Cicéron a trop plaisanté; profitez de son exemple pour vous modérer.....

... Inde cavere decet, ne cui moveatur amico,
Ex salibus fluitans nausea forte tuis.

Dans les troisième et quatrième chants, Délio attaque avec chaleur les ennemis du rire et des jeux; il s'autorise des plus grands poètes et des plus renommés philosophes, Homère, Ovide, Térence, Tibulle, Théophraste, Aristote lui-même et Cicéron; il les invoque, il les propose à l'imitation, et sauve ainsi, jusqu'à un certain point, par des digressions et des détails brillans, la monotonie de sa marche didactique; nous disons jusqu'à un certain point, parce qu'il n'a pas su donner l'exemple ainsi que le précepte, malgré tout son esprit, et qu'il est resté sérieux sur un sujet où il pouvait et devait s'engager.

Nous en avons dit assez sur son ouvrage, remarquable surtout par la versification, pour donner le désir de le connaître, et nous finissons avec lui par ces vers modestes:

Da veniam, lector, versibus ore meis.
Et placeat studium, placeat propensa voluntas
Quam mihi turba probat, quam probat ipse Deus.
Nunc mea contingant obtato litore portum
Laxata in multos candida vela dies.

Mathieu Délio indique, dans son poème, qu'il était contemporain du célèbre Jérôme Vida, mort en 1566, à soixante-seize ans; sa vie, d'ailleurs, est peu connue. Nous n'avons trouvé son nom nulle part: cet oubli est injuste. Il nous semble plus permis d'oublier deux autres coryphées de ce recueil, Nicolas Frischlin et Vincent Obsopæus: le premier, auteur d'une élégie latine contre l'ivresse, le second d'un poème latin, sur l'art de boire, quoique leur versification ne manque ni de facilité ni d'élégance.

L'art de boire s'apprend trop bien sans maître, et l'ivrognerie est un vice trop dégoûtant pour être flétri en vers: aussi ne ferons-nous que les indiquer aux curieux, ainsi que l'ennuyeux et sale discours méthodique en prose De peditu; la pesante et soporifique dispute inaugurale De jure potandi; la bouffonne pièce germano-macaronique De lustitudine studenticâ; la dispute féodale De cucurbitatione, ou de l'adultère commis par le vassal avec la femme de son seigneur; les centuries juridiques De bonâ muliere, où l'on voit, d'après Caton, Socrate, Æneas Sylvius, Cœlius Rhodigianus et autres, que les femmes doivent circuler de main en main comme des effets de commerce; une juconde dissertation historique et philologique sur les Baisers, quoique fort plaisante, et dans laquelle il est traité de dix-sept sortes de baisers, à commencer par les baisers religieux, et à finir par les baisers de courtoisie; la piquante satire des mœurs des gens de plume, intitulée De jure pennalium, et enfin la thèse inaugurale De Virginibus, qui n'apprendra jamais à distinguer les vierges à des signes certains; toutes pièces qui complètent le petit volume où triomphe obscurément Délio. Il ne faut trop dire en aucune matière, principalement en matière graveleuse et oiseuse.


DE
L'HEUR ET MALHEUR DU MARIAGE;

Ensemble les Lois connubiales de Plutarque, traduites en françoys par Jehan de Marconville, gentilhomme percheron. A Paris, chez Jehan Dallier, libraire. (1 vol. in-8 de 86 pages et 3 feuillets préliminaires.)

(1564.)

Ce petit traité passe pour le meilleur des écrits moraux de Jehan de Marconville, qui en a composé plusieurs, tous assez recherchés, tels que: De la bonté et mauvaistié des femmes; De la bonne et mauvaise langue; d'où procède la diversité des opinions de l'homme, etc. Il est dédié à très prudente et d'autant réputée sagesse que de grace excellente, damoyselle Anne Brisart, parfaite épouse du parfait époux du seigneur de la Bretonnière.

«Quel plus accompli plaisir pourrait donc avoir l'homme en ce monde que d'estre joinct avec une femme qui oublie toutes choses pour le suivre, et duquel elle se monstre du tout dépendre! car s'il est riche, elle garde loyaument ses biens; s'il est souffreteux et indigent, elle emploie tout l'artifice que Dieu lui a donné pour essaier de l'enrichir, ou pour compatir avec lui en sa pauvreté; s'il use de prospère fortune, l'heur est redoublé en elle; s'il est en adversité, il a qui le soulage et qui porte la moitié du mal; de sorte que la femme semble estre un don du ciel, et avoir été envoiée divinement à l'homme pour le soulagement de sa vie, et lui avoir été octroyée pour le contentement de sa jeunesse, repos et soulas de sa vieillesse, etc., etc., etc.»

Ces premières paroles de Jehan de Marconville me le font aimer; elles m'ont engagé à lire son Traité du mariage et à le ranger dans ce recueil; elles annoncent une belle ame, et une belle ame révèle toujours quelque précieuse qualité de l'esprit. Ainsi en est-il du gentilhomme percheron. Il a beaucoup de bon-sens dans sa naïveté. L'imagination ne domine pas chez lui, je l'avoue; les citations de l'histoire, dont il s'appuie à toute page, sentent l'érudit des écoles frais émoulu sur le fait de Porcie et Brutus, de Didon et Sichée, de Pauline et Sénèque, d'Orphée et Eurydice, de Penthée et Abradate, d'Alceste et Admète; mais il n'est pas toujours banal; tant s'en faut, que les esprits penseurs ont plus d'un profit à tirer des seize chapitres dont son traité se compose. J'indiquerai principalement, sous ce rapport, les chapitres sur l'âge en laquelle il convient se marier, sur le grand bien et utilité de mariage, sur la correction de laquelle on doibt user envers les femmes, et sur le divorce de mariage, où il se montre aussi bon philosophe que bon chrétien. Par exemple, il aurait pu se dispenser, à propos des punitions divinement envoyées aux époux incontinens, de parler de la syphilis et de s'étendre sur ce vilain mal introduit en France, à ce qu'il assure, par l'armée de Charles VIII, en 1595, à son retour de Naples. L'auteur le sent bien, car il s'excuse en terminant sa digression et se hâte de renvoyer les curieux aux nouvelles des royaumes de Surie et de Bavière, ce qu'il aurait du faire plus tôt et sans calembourg.—Ceux qui se font scrupule de se remarier seront satisfaits de l'exemple tiré de saint Jérôme, par notre gentilhomme, d'une dame romaine, laquelle étant veuve, pour la vingt-deuxième fois, au temps du pape Damase, épousa un homme qui avait été vingt fois veuf. Au dernier les bons; ce vingt-troisième époux l'enterra, et le peuple porta en triomphe le veuf du numéro 21, comme s'il eût gagné une grande bataille.—Qui peut mesurer la bizarrerie des coutumes et des cérémonies? Jehan de Marconville nous apprend que, chez les Cimbres, il était de règle que le fiancé rognât ses ongles et les envoyât à sa fiancée, qui lui envoyait les siens en retour.—Le mariage ayant pour but la génération, c'est un précepte fort sage, selon l'auteur, que celui d'Aristote, qui voulait que l'âge des époux fût dans un tel rapport, qu'ils perdissent ensemble la faculté génératrice; ce qui arrive communément, pour l'homme, à 70 ans, et pour la femme à 50: en sorte que le mari doit avoir 20 ans de plus que sa femme ou au moins 10, toujours d'après Aristote et l'auteur.—L'homme, au rapport d'Hésiode et de Xénophon, ne doit pas se marier avant 30 ans, ni la femme avant 14, pour vivre long-temps et avoir des enfans robustes.—Mais que dit Hippocrate sur le commerce conjugal? je ne le rapporterai pas, tant cet oracle est sévère; il l'est excessivement, ce me semble, et Avicenne aussi.—J'ai regret que ce soit le saint patriarche Lamech qui ait été le premier bigame: Jehan de Marconville le regrette également; mais il concède que, dans cette origine des hommes, la nécessité de peupler put servir d'excuse à la polygamie.

Point de mariage permis aujourd'hui, ni à permettre en deçà du quatrième degré de consanguinité.

Mais voulez-vous des femmes sages, prudentes, douces, attachées à leurs devoirs, soyez sages, prudens, doux et attachés à vos devoirs! Il est rare que vos exemples ne soient pas suivis par vos compagnes. C'est l'avis de Caton, c'est celui de Sénèque, et mieux encore celui de la raison. Si toutefois, en dépit de vos bons exemples, vous avez à reprendre, faites-le avec ménagement, et des conseils pleins d'amitié, jamais avec violence! admonestez avant, plutôt que de blâmer après! et surtout ne vous pressez pas de vous déclarer cocus par antiphrase ou ironie; on vous prendrait au mot!

Si, malgré vos précautions, vous êtes malheureux, sachez l'être en silence ou fuyez.

Quant au divorce, il est essentiellement contre la nature du mariage, et par ainsi ne doit être admis, même en cas d'adultère. En ce cas fâcheux, mieux vaut pardonner au repentir que rompre le premier lien de famille.

Tout balancé, avantages et inconvéniens du mariage, Jehan de Marconville est de l'avis de saint Jérôme, que la virginité est de l'or et le mariage de l'argent tout seulement. On ne s'attendait pas à cette conclusion après la sagesse du début. C'est, sans doute, que l'auteur, ayant réservé pour la fin de son Traité l'énumération des tribulations du ménage et des vices des époux, n'a pas eu la force de recourir à sa première philosophie, qui certainement est la bonne, puisque c'est celle de la nature et de la société.


NICOLAII CLENARDI

Epistolarum Libri duo, quorum posterior jam primum in lucem prodit. Antuerpiæ, ex officina Christophori Plantini, cum privilegio. (Volumen parv. in-8 rarissimum, contin. 262 pag.) ↀ.Ⅾ.LXVI.

(1566)

Nicolas Clénard, né à Diest en Brabant, dans l'année 1495, est un des professeurs de la célèbre université de Louvain, le plus digne d'être rappelé à la mémoire des amis de la solide littérature, par ses mœurs et ses sentimens autant que par son érudition et l'agrément de son esprit, et particulièrement le plus fait pour exciter la reconnaissance de la jeunesse, puisqu'il a vécu péniblement pour elle, et qu'il a comme sacrifié sa vie à lui faciliter, par l'étude des langues savantes, l'accès de toutes les connaissances humaines. Les nombreux travaux qu'il a exécutés sur le grec, sur l'hébreu et l'arabe ne servent plus directement aujourd'hui; mais ils furent d'un grand usage autrefois, et MM. de Port-Royal, aussi bien que le professeur Furgault, ont même tiré de grands secours de sa grammaire grecque. Ses lettres familières à ses amis, écrites en latin avec beaucoup de grace, de vivacité et de sensibilité, n'ont pas été traduites que nous sachions, et c'est dommage; elles méritaient au moins autant de l'être que celles du spirituel évêque de Bayeux, Busbec, cet ambassadeur de Marie d'Autriche en France dans les années 1582, 83 et 84, qui nous a donné des détails anecdotiques si précis sur la cour de Catherine de Médicis et de Henri III[54]. En retraçant les principales circonstances de la vie aventureuse et laborieuse de Clénard, d'après ses lettres, nous allons donner, tout à la fois, un aperçu de ces lettres mêmes, tant parce qu'elles nous ont plu infiniment que parce qu'elles sont devenues très rares, surtout de l'édition publiée par Plantin, en 1566, plus riche que ses devancières de toute la seconde partie fournie à l'éditeur par le savant Charles de l'Écluse sur des manuscrits autographes, laquelle édition de 1566 est la quatrième au rapport de M. Brunet.

Nicolas Clénard, dont l'enfance et la jeunesse avaient été studieuses et hâtives, était donc, dès l'âge de 28 à 29 ans, un des plus fameux professeurs de grec à Louvain, respecté des grands, aimé de ses disciples, et lié intimement avec les premiers personnages lettrés de son pays et de son temps, dont il possédait la confiance et savait ne point exciter l'envie, tels que François Hoverius, habile helléniste, le docte abbé de Tongres Arnould Streyterius, Rutgerus Rescius, Joachim Polita, célèbre jurisconsulte; tels encore que ce vénérable Jacques Latomus, théologien de Louvain devenu chanoine de Cambrai, qui avait été son maître, qui eut le regret de lui survivre deux ans, et dont on disait que, pygmée par le corps, il était géant par l'esprit, parce qu'il avait su démêler et confondre la mauvaise foi de Luther, d'Æcolampade et de Thyndalle à travers toutes les ruses de leur argumentation. Terminons cette liste honorable et incomplète par le nom de Jean Vasée de Bruges, qui fut, par dessus tous, l'émule et le compagnon de Clénard, puisqu'il l'accompagna en Espagne et en Portugal, comme nous l'allons voir, et qu'il courut avec lui la carrière de l'enseignement dans ces contrées lointaines[55]. Tout en professant le grec à Louvain, dans la fleur de son âge, Clénard fut saisi d'une passion invincible qui devait, plus tard, fixer sa destinée. Cette passion était la soif de la langue arabe. Depuis long-temps, une secrète ardeur pour l'arabe l'agitait, et nous verrons dans peu pour quelle chimérique et noble cause; toutefois il y résistait encore, et d'autant mieux qu'il n'y avait alors, en Flandre, ni maîtres, ni livres, ni manuscrits arabes; mais la fortune ayant voulu qu'un jeune homme lui apportât, un certain jour, le psautier en arabe, syriaque, hébreu, grec et latin, voilà tout d'un coup la tête de notre savant partie. Il lira le texte arabe, il apprendra l'arabe, il le saura. Le lire? eh comment? il ne connaît pas les caractères. Quand il parviendrait à le lire, à quoi bon, puisqu'il ignore le rapport des signes avec la pensée qu'ils retracent? Enfin, quand il irait jusqu'à l'intelligence de l'arabe écrit, à quoi cela servirait-il pour son but, puisqu'il est avéré que l'arabe écrit diffère plus de l'arabe parlé que le grec d'Homère ne diffère du grec des corsaires candiotes? N'importe, lisons toujours. Notre but est si relevé! il s'agit d'aller combattre Mahomet chez lui, non plus avec l'épée et vainement comme au temps des croisades, mais avec la parole et victorieusement, comme Athanase fit avec Arius et ses sectaires (car tel était le fameux dessein que nourrissait Clénard, et rien de moins). D'impossibilités, il n'en est point pour le génie opiniâtre, Salluste nous l'apprend. Le psautier arabe est ouvert, c'est assez: lisons.

Il faut voir, dans la curieuse lettre de Clénard aux chrétiens, qui est la dernière de son recueil, et peut-être la dernière de sa vie, le merveilleux récit de la méthode analogique et comparative, à l'aide de laquelle il vint à bout, seul, de connaître d'abord quatre lettres arabes, S, M, L, T, puis six autres, puis toutes, puis de trouver quelques mots, puis d'en former un essai de lexique et de syntaxe: cela tient du prodige. A la vérité, il savait l'hébreu, langue qui a beaucoup de rapports avec l'arabe; sans quoi le prodige même passerait toute croyance. Nous n'entrerons pas ici dans l'exposé des procédés suivis par le disciple lui-même, il suffit d'en indiquer la clef. Ce fut donc par l'examen attentif et comparé des noms propres d'hommes et de lieux, lesquels, distingués des autres mots dans les livres, offrent, dans toutes les langues, des consonnances et par conséquent des lettres communes, ce fut par cette voie étroite et ténébreuse que l'intrépide Clénard fit son entrée dans l'arabe, saisissant, par exemple, la lettre r des Orientaux, à la faveur de l'r latin d'Israël, de Tyrus, de Sisara, d'Oreb, d'Assur, d'Agareni; leur lettre b, par le secours du b latin de Moab, de Gebal, de Jobin, de Zeb, de Zébée, etc., etc. L'alphabet arabe ainsi trouvé, l'analogie et la comparaison avec l'hébreu le conduisirent, après des efforts incroyables, à l'intelligence assez courante du psautier; mais ce fut tout, et c'était encore bien peu pour controverser avec les musulmans dans la langue de leur prophète. Que faire alors? il fallut se résoudre à une vie nouvelle, quitter ses habitudes sédentaires et sortir de Louvain à la recherche de quelques auxiliaires étrangers. Après une courte visite faite à son cher Latomus, à Cambrai, Clénard poussa jusqu'à Paris. Pour un savant de la Campine tel que lui, c'était presque atteindre les colonnes d'Hercule. Une relation inattendue qui s'offrit à lui, dans cette capitale, fut cause qu'il franchit un jour le non plus ultra des anciens. Un franciscain portugais, nommé Roc Almeïda, qu'il vit à Paris, chez des savans de ses amis, lui fit des récits tellement pompeux de l'université de Salamanque, des ressources que l'on y rencontrait pour tous les genres d'étude, même pour l'étude de l'arabe, que dès ce moment on peut dire que son plan fut formé. Pourtant restait encore un grand obstacle à vaincre. Ses parens l'avaient destiné à la cure des béguines de Diest. Renoncer à cet établissement solide et commode, s'expatrier pour long-temps et tromper ainsi le tendre espoir de sa famille, c'était beaucoup sacrifier à l'idée incertaine de réfuter Mahomet, chez les mahométans. Heureusement pour sa passion, la chicane vint à son aide ainsi que l'occasion; mais n'anticipons point sur les faits.

Le voilà donc à Paris, vers 1530, satisfait du présent et plein de foi dans l'avenir. «Tout me succède ici par delà mes vœux,» écrivait-il à Hoverius. «Le ciel et les mœurs des hommes m'y plaisent beaucoup..., on y trouve un grand nombre de savans...; il me sera utile d'y séjourner..., je suis nourri sur le pied de cinquante couronnes par an. J'ai pris un élève qui est neveu de Latomus (Barthélemy), et qui me donne trente couronnes... J'ai vendu ces jours-ci 500 exemplaires de mes institutions grecques et hébraïques. Ainsi je ne crains plus de mourir de faim... Quant à l'époque de mon retour, elle est bien incertaine... Nous sommes tous sous la main de Dieu, et des chrétiens peuvent également partout vivre et mourir...»

Le retour de Clénard en Brabant fut plus prompt qu'il ne l'aurait voulu, les béguines de Diest l'ayant ainsi décidé. Ces religieuses avaient été mises en cause à cette époque. Il fallut les défendre, il fallut disputer la cure de Diest et ne plus songer, pour le moment, qu'aux Arabes Flamands et aux plaideurs de mauvaise foi. Les choses allèrent ainsi jusqu'au printemps de 1531. Alors arriva en Brabant don Fernand Colomb, parent de l'immortel Christophe, à qui nous devons, après Dieu, les Amériques. Il venait, comme beaucoup de ses compatriotes, prendre possession de la terre flamande fraîchement acquise à l'Espagne, et spécialement acheter des livres pour sa riche bibliothèque de Séville. Il marchait dans la compagnie d'un excellent homme, très bon poète latin portugais, nommé Résende, qui connaissait et goûtait déjà Clénard comme une des meilleures conquêtes à faire pour la Péninsule ibérique, sa patrie. Fernand Colomb, appuyé du poète Résende, et de l'ennui que notre professeur ressentait à l'occasion des béguines, prit si bien ses mesures et plaida si éloquemment pour l'université de Salamanque, que le sort fut jeté cette fois, et Clénard engagé et emballé pour l'Espagne avec son cher ami Jean Vasée, lequel devait suivre Colomb jusqu'à Séville. Le voyage fut heureux sans doute; mais il eut ses mécomptes pendant la marche, comme ses regrets au départ. Consultons notre correspondance[56]. «Depuis que je vous ai quitté, mon cher Latomus, tous les hommes sont pour moi des étrangers...; je passai deux jours à Paris, étranger parmi des amis mêmes, à cause de votre souvenir... De Paris, nous prîmes notre chemin par l'Aquitaine...; avec quel bonheur je vis à Tours le siége de saint Martin!... Ce fut la veille de la fête de ce grand saint que nous entrâmes enfin en Espagne... Bien nous prit d'avoir des provisions, car nous n'eussions pas mangé... On a raison de dire qu'en France l'argent se dépense bon gré mal gré, tandis qu'en Espagne on ne peut pas en dépenser, quoiqu'on le veuille... Notre patron Fernand et notre poète faisaient de leur mieux pour qu'il ne nous manquât rien; mais le génie de cette terre ingrate triomphait de toute sollicitude pour les pauvres Brabançons... Figurez-vous que, dans une auberge, près de Vittoria, l'ami Vasée ayant laissé tomber son verre qui se cassa, ce fut une perte irréparable, et qu'il nous fallut boire dans notre main comme Diogène... Tirez les conséquences de ces prémisses... L'Espagne en fournit d'abondantes et de tout à fait propres à nous guérir des délicatesses de la patrie flamande..... A Burgos, nous eûmes aussi froid qu'à Louvain...: à peine y pûmes-nous découvrir un fagot de sarment...»

C'est ainsi que nos voyageurs arrivèrent à Salamanque vers le mois d'avril 1531. Là, Clénard s'arrêta. Pour Jean Vasée, il suivit don Fernand à Séville, selon qu'on était convenu, demeura près de trois ans dans cette ville sans profit pour sa fortune, et au grand détriment de sa santé, car il y pensa mourir d'une inflammation générale; après quoi il vint en Portugal rejoindre son ami, qui l'engagea à s'y marier, et lui fit avoir un bon établissement dans l'école fondée par le cardinal Henri, à Braga. Dans la suite, il céda sa place au collége de Braga à son fils Augustin Vasée, et alla se fixer définitivement à Salamanque, où il ne cessa de professer qu'à sa mort, survenue en 1560.

Revenons à Nicolas Clénard. Sa réputation ne tarda pas à s'établir dans la cité universitaire des Espagnes, et, dès le commencement de novembre de cette même année 1531, deux docteurs en théologie s'empressèrent, au nom de leur corps, de lui offrir cent ducats par année, sous la condition facile de donner aux jeunes clercs des leçons de grec et de latin, quand et comme il voudrait. Il accepta cette charge avec l'espoir d'obtenir bientôt une chaire en titre, et surprit bien utilement son auditoire, lorsqu'au lieu de l'étourdir de subtilités scolastiques il se mit à lui faire des lectures raisonnées de saint Jean Chrysostôme. Une autre fonction, qui n'enchaînait guère plus sa vie, et qu'il prit à la prière de l'évêque de Cordoue, acheva de lui ouvrir les ressources et le crédit dont il avait besoin: ce fut l'éducation nominale plutôt que réelle du fils du duc d'Albe, vice-roi de Naples. «Je me suis fait esclave, écrivait-il alors à son ami Vasée; mais je ne m'en repens pas... Nous voici, par là, tous deux assurés du nécessaire.»

Trois années s'écoulèrent ainsi, pendant lesquelles Clénard put s'estimer heureux; d'autres Flamands, ses amis, Hoverius notamment, pour être venus, à son exemple, tenter fortune dans la Péninsule, ne furent pas si bien traités. Il s'était fait une société savante et intime de plusieurs Espagnols de mérite, au premier rang desquels nous nommerons le franciscain Victoria; il passait de longues heures au travail, et, malgré le tumulte inévitable des universités, il avait su s'affranchir des affaires et des devoirs du monde, et vivre en homme de plomb, fiché sur ses livres, comme il le disait lui-même, avare de visites, sobre de discours et même d'écritures, puisqu'il eut à s'excuser de n'avoir écrit que deux fois, en quatre ans, à Latomus, et qu'en tout sa correspondance ne comprend pas cinquante lettres.

Au début de l'année 1534, changement complet de position et de plan pour l'avenir. La mobilité dans les idées et les destinées des solitaires est assez commune. L'imagination, chez eux, s'échauffe toujours plus ou moins, et leur fait payer, autant et plus qu'au commun des hommes, le tribut commandé à l'instabilité. Jean III, roi de Portugal, fils et successeur du grand Emmanuel, prédécesseur et aïeul de cet insensé de roi Sébastien, avait, ainsi que sa femme dona Isabelle, un goût très vif pour les gens de lettres. Le poète Résende, qu'il tenait à sa cour en grand honneur et dans sa familiarité, fut chargé, par lui, d'attirer Clénard à Evora, lieu de sa résidence royale. Il s'agissait de confier à un homme célèbre, honoré des respects de l'Europe savante, son jeune frère, le cardinal Henri, archevêque de Braga, dont l'éducation s'achevait, et qu'il fallait rendre digne des premières charges de l'Eglise. C'est ce même cardinal Henri qui, après la déconfiture du roi Sébastien, en 1578, arriva vieux à la couronne, pour la déposer, en mourant deux ans après, entre les mains de Philippe II d'Espagne, qui avait épousé une fille du roi Jean III, dont il est ici question. La raison, l'habitude, peut-être aussi la reconnaissance auraient dû, ce nous semble, retenir Clénard à Salamanque; mais quoi! c'est un roi qui supplie, c'est un cardinal-archevêque dont l'intérêt commande; et puis l'amitié pressante de Résende, et puis les chances d'une fortune de cour qui facilitera les vastes projets que l'on nourrit contre les musulmans. Evora, d'ailleurs, n'est qu'à peu de distance de Salamanque, à deux jours de Lisbonne, à cent lieues tout au plus du royaume de Fez, avec lequel il y a grand commerce, du Portugal, en sorte qu'on acceptera les grosses offres du roi Jean III; que, durant quatre ou cinq ans, on sera presque satisfait d'avoir pris ce parti[57], et qu'on écrira, entre autres choses, à don Martin de Vorda, à Jean Vasée, à Jacques Latomus, ce qui suit:

«Ecoutez une fable, une fable, non, mais une histoire.... Qui l'eût dit? je suis devenu homme de cour.... Le roi de Portugal m'a fait demander, par Résende, de venir à Evora élever son frère, moyennant de grosses offres.... J'ai accepté malgré messieurs de Salamanque.... Je suis donc à Evora.... Deux jours après mon arrivée, j'ai salué le roi et la reine, et j'ai reçu cinquante ducats de gratification.... J'ai salué également mon élève le prince Henri, archevêque de Braga, et son frère Edouard, qui, tous deux, sont fort réjouis de ma venue.... Cette cour me plaît.... Elle est remplie de savans en grec et latin, plus qu'à Salamanque même.... Je vis avec Résende..., ainsi le veut le roi.... Il me sera plus commode de donner une heure par jour au frère du roi que de disputer toute la journée avec des universitaires. Ma vie est ici des plus studieuses comme des plus tranquilles.... J'ai plus d'appointemens qu'un chanoine d'Anvers, et rien qu'une heure à donner par jour; encore avec des vacances les fêtes et dimanches, et aussi les jours de chasse; car vous saurez que je ne chasse point.... Il serait beau voir un théologien chasser autre chose que les bénéfices....» Et ailleurs: «Maintenant que j'ai du loisir, puis-je mieux l'employer qu'à écrire à mon cher Latomus, à lui découvrir mes sentimens et mes pensées?... La vie tranquille que je mène est celle qui me convient, hormis que j'ai seulement les biens de l'exil et non ceux de la patrie.... Il se pourrait que j'allasse à Fez m'avancer dans la langue arabe.... Fez n'est qu'à cent lieues d'ici.... Il offre un marché célèbre, très fréquenté de nos marchands.... Les lettres arabes y sont en grande réputation.... En attendant que je puisse visiter cette ville, je vais mettre à profit un médecin d'Evora, très habile dans la langue des Arabes... Je n'attends, pour cela, que des livres qui doivent me venir de Murcie.... Vous avez su comment j'avais quitté Salamanque pour me rendre en Portugal, appelé par le roi. Certainement cette université me plaisait fort. J'y avais des amis sincères et savans, lesquels ne demandaient qu'à me retenir et qu'à m'enrichir selon leurs moyens; et probablement cela serait advenu à votre disciple tout stupide qu'il est, vous le savez, quand il s'agit de se remuer pour acquérir.... Une proposition royale a tout changé, non que j'aie cédé à la cupide avarice; mais j'ai cru que je menerais à Evora une vie plus libre et plus retirée.... A Salamanque, on est toujours en présence, soit à visiter, soit à recevoir..., métier que je n'ai jamais su faire, et je suis trop vieux pour me reforger, étant né surtout sous le ciel de la Campine.... A Salamanque, un professeur est une manière d'oracle qui doit répondre à tout venant, et porter ainsi les chaînes de tous les insipides questionneurs que la pédanterie du sol lui adresse.... Ici j'ai, du moins, plus de loisir que je n'osais même en espérer.... Je me rends chaque jour chez le prince frère du roi, pendant la deuxième ou la troisième heure de l'après-midi, après quoi je rentre chez moi et n'ai plus que faire en cour..... J'avais cent philippes, j'ai maintenant cent doubles ducats et plus, autre différence. (Suivent des renseignemens précieux pour les érudits, sur le rapport des monnaies de la Péninsule, à cette époque, avec celles du Rhin et de la Belgique....) Je n'épargne rien, et vis au jour le jour selon le précepte d'Horace, dans la confiance que Dieu ne m'abandonnera pas dans ma vieillesse.... Vraiment il faut de l'argent, en Portugal... Il n'existe pas de pays, au monde, plus coûteux, comme aussi de plus étranger à l'agriculture que ce pays.... S'il est un peuple engourdi par la paresse, assurément c'est le peuple portugais, principalement celui qui habite au midi du Tage, plus près de l'Afrique....; tellement que, sans les étrangers, on n'y trouverait qu'à peine un cordonnier et un barbier.... Je dépense quinze florins par an pour ma seule barbe. Il n'y a point à marchander; loin de là, qu'à ce prix il faut encore prier et solliciter pour ce service comme pour tout autre.... Vous convoquez d'abord votre barbier une ou plusieurs fois....; ensuite vous l'attendez deux heures....; puis vous lui faites porter son plat et son pot à l'eau, car ici nous sommes tous nobles, et nous ne portons rien dans les mains par les rues.... Pensez-vous qu'une mère de famille daigne acheter son poisson ou cuire ses herbes elles-mêmes?... Point: elle ne sert de rien au ménage que par sa langue pour défendre le titre de ses noces.... Tout se fait par le ministère des esclaves maures ou éthiopiens, dont la Lusitanie et Lisbonne, surtout, sont si remplies, qu'il y en a plus apparemment que de sujets libres.... Point de maison où l'on ne trouve, au moins, une servante maure, esclave; et c'est elle qui achète, qui balaie, qui lave, qui porte l'eau, enfin qui fait tout; véritable jument de somme, ne différant de la jument que par la forme... Les riches possèdent un grand nombre de ces esclaves, des deux sexes, avec lesquels, par un effet de la licence des mœurs, il se fait un grand commerce de nouveau-nés au profit du maître; celui-ci les cédant, pour de l'argent, à quelque amateur éloigné, ou à quelque Maure captif.... Vénus a ici toutes sortes de temples; et Dieu sait quels!... Adeo perdite vivit juventus hispanica... Tanta est flagitiosæ vitæ licentia, maxime ulyssiponæ. Aussi suis-je enchanté que mon frère, qui était venu à Lisbonne dans la vue d'y entrer dans une maison de commerce, et que j'avais, à cet effet, recommandé à Charles Corréus, marchand français, n'ait pas pu tenir à ce train de vie et soit reparti pour la Zélande... S'il était donné aux étrangers de connaître d'avance les diverses incommodités de ce pays, aucun d'eux n'y voudrait venir.... Quant à ceux qui s'y trouvent, ils y restent d'ordinaire, les uns par l'extrême nécessité, les autres par goût pour cette affreuse licence qui flatte les vices, et d'autres, comme moi, parce que peu sensibles aux privations matérielles, ils y rencontrent ce qu'ils cherchent, le repos et le silence.... Je ne laisse pas que d'être, par instans, importuné des misères lusitaniques....; au point que, sans que Dieu m'a gratifié d'un ami sans prix dans la personne de Me Jean Petit, docteur parisien, archidiacre, évêque de Saint-Jacques du cap Vert, près de qui je loge, à la table de qui je mange, je ne sais si j'aurais pu demeurer en Portugal.... Bien que Salamanque soit autre chose que le Brabant, encore, avec un peu de volonté, pouvais-je y trouver manière de vivre à la brabançonne, car le pays offre des ressources...; tandis qu'une fois à Evora, tout change.... On se croit en Cacodémonie, tant ces Ethiopiens sont odieux.... Mais ce vertueux et savant hôte m'est d'un puissant secours.... Pendant les repas, nous lisons de l'Ancien Testament en hébreu, ou du Nouveau en grec...; ensuite confabulation sur les passages douteux, avec lui et deux de ses parens également très instruits.... En somme, doux entretiens, douce société..., point de rapports jusqu'ici avec ces misérables esclaves.... Je n'ai qu'un vieux domestique, pris à Salamanque, à qui je ne rends pas le joug bien dur.... Si je me mettais à la mode, j'aurais quatre esclaves, des mules, point de pain au logis, du faste au dehors, et plus de dettes que de biens... Il y avait, à la cour du feu roi Emmanuel, un Portugais qui écrasait de son luxe un certain Français de la suite de la reine Léonore...; le Français, plus modeste, mais mieux nourri, suspectant le luxe de son rival, imagina de regarder curieusement le livre de comptes du personnage, et y vit écrit tout ce détail, véritablement lusitanien...: lundi, 4 sous d'eau, 6 sous de pain, 3 sous de raves; mardi, de même; mercredi, de même, etc.; et dimanche, point de raves, faulte de marché... Ici vous n'avez de serviteurs libres, ni pour or ni pour argent, toute personne libre se donnant incessamment pour noble, et dès lors ne voulant pas subir la honte de faire la moindre chose de son temps ni de ses mains... Au surplus, je vis le mieux possible, sans me soucier du lendemain, sans rien amasser, espérant que Dieu me donnera toujours ce qu'il me faut...»

Les détails qu'on vient de lire, écrits par Clénard à ses intimes, sous diverses dates, pendant les deux premières années de son séjour à Evora, représentent bien sa situation, ses mœurs et son caractère. Génie ardent pour la science, et aventureux, imagination mobile, ame pure et élevée, goûts simples, mépris des plaisirs, de la souffrance et des dangers, tout ce qui le peint s'y retrace. La suite de sa correspondance d'Evora ne le fait pas moins connaître et le fait encore plus aimer.—Il écrivait à Vasée: «Je vous envoie vingt ducats.... Si vous saviez de quel petit tas je les prends, vous verriez que je considère que tout est commun entre les amis; car je m'en garde moins que je ne vous en envoie...; me soupçonnez-vous, et voulez-vous que je vous fasse passer encore de l'argent?—J'en emprunterai pour vous satisfaire; mais je serai forcé d'en emprunter.... Je ne suis pas surpris que frère Victoria vous aime. Cet homme de bien est fait pour apprécier les hommes tels que vous....»—Il écrivait à Polita le jurisconsulte: «Je n'envie pas les richesses pourprées du cardinal X...; le nécessaire me suffit: or, j'ai ici un archevêque qui ne me laissera jamais manquer du nécessaire.... Salomon l'a dit: Ubi multi opes, multi qui eos comedant.» Mais ce que Salomon n'avait point dit, et que Clénard aurait dû prévoir, est que son archevêque aurait probablement trop d'affaires dans le présent pour se souvenir des services passés, et trop d'idée de lui-même pour se croire jamais obligé envers les autres.—Il écrivait encore à Hoverius, sur la nouvelle de la mort d'Erasme: «En apprenant cette mort, je n'ai pu retenir mes larmes...; pourquoi ce digne vieillard n'a-t-il pas vécu assez de temps pour mettre la dernière main à ses ouvrages? car c'est pour cela, je pense, qu'il s'était retiré à Bâle.... Que Dieu le reçoive!» Ses lettres renferment toujours quelques vues philosophiques pour la conduite journalière, ou d'utiles conseils pour l'enseignement, fonction qui l'absorbait, et dans laquelle il excellait. «Si vous voulez vivre sagement, disait-il à Polita, ne vous troublez point des nécessités de la vieillesse.... Dieu est puissant....; dès que nous le craignons, nous sommes assez riches.... Savez-vous s'il vous est bon d'être riche?.... Dieu sait mieux que nous ce qui nous convient.... Quand vous étiez petit, votre père naturel veillait à vos besoins...; votre père céleste aurait-il, plus tard, moins de soins de vous?.... Tout cela, direz-vous, est de la spéculation et ne remplit pas ma bourse...., mais je répondrai: Que vous sert votre bourse sans la piété? et avec la piété, qu'avez-vous besoin de bourse?»—Ses idées sur la manière d'enseigner les langues n'étaient pas moins sages; elles se référaient particulièrement à l'usage et aux exercices, aux dialogues familiers; il promettait des merveilles de cette méthode, et citait, à ce propos, complaisamment les succès qu'il obtenait avec ses esclaves maures; car il est bon de savoir qu'il avait fini par se donner trois esclaves maures, tant les coutumes ont de puissance. «J'enseigne le latin à mes Ethiopiens Michel Dento, Antoine Nigrinus et Sébastien Carbo, afin qu'ils puissent me servir de lecteurs et de secrétaires, comme Tiron à Cicéron....; je leur fais décliner musa pendant le dîner....; ils y font des progrès incroyables.... Un d'eux m'a coûté trente ducats; je ne les donnerais pas pour cent.... Il m'est agréable d'infiltrer ainsi la raison chez ces singes.»

Il y avait déjà trois ans révolus que Clénard était auprès de son prince, menant une vie douce et occupée. Il devait encore demeurer un an avec son illustre élève (toute l'année 1537), puis revenir en Brabant vers la fin de 1538, non sans avoir appris solidement l'arabe, et qui sait? visité le nord de l'Afrique; en tout cas, non sans avoir fait provision de récits de manière à mentir superbement. Le prince Henri lui témoignait un attachement véritable qu'il payait en retour d'un dévouement sans bornes... «Ni les sollicitations des grands, ni celles de MM. de Salamanque, mandait-il à Hoverius[58], n'ont pu me détacher de lui, et s'il m'était possible de rester plus long-temps loin de ma patrie, à la cour, c'est à la cour de Portugal que je resterais...; mais ma tête blanchit..., je veux être enseveli où les miens reposent... Priez Dieu pour moi...»

Dans l'été de 1537, le prince archevêque ayant dû aller prendre possession de son siége à Braga, Clénard fut désigné pour le suivre dans ce voyage. Ici encore nous ne pouvons rien faire de mieux que de l'écouter[59]:

«Il faudrait un volume, mon cher Latomus, pour vous faire certain de toutes les circonstances de ma route. Il me suffira de vous instruire de quelques unes... Ayant donc loué trois mules de bât conduites par deux palefreniers, et acheté deux chevaux, un pour moi, l'autre pour mon domestique, je partis, dans cet attirail, le 30 juillet, la chaleur ayant un peu cédé... A voir ma suite et mes bagages, vous m'eussiez pris pour un évêque... Nous quittâmes Evora vers le soir...; il était nuit très avancée, lorsqu'après avoir fait erreur de plus d'une lieue de chemin nous atteignîmes la première station... Il n'y avait ni pain ni vin dans l'auberge...; du moins, nos chevaux furent traités richement, car ils eurent de l'eau, écoutez bien cela! de l'eau qui me coûta 5 regalia la cruche, à peu près ce que le vin coûte en Flandre... J'eus un lit de deux pieds plus court que moi, et mes gens eurent de la litière... La nuit suivante, au mont Argile, une cassine seule s'offrit à nous, à peine bonne pour contenir nos paquets..... Point d'écurie pour nos bêtes, point de lits pour nous, point de foin ni d'avoine (cela va sans dire, il n'y en a brin dans toute la Péninsule, mais seulement de l'orge et de la paille pour les animaux et du froment pour les humains...). Un lapin que nous avions acheté par prévision fit tout notre souper...; la nuit se passa à la belle étoile... Je dormis quelques heures sur mes paquets, jambes pendantes; après quoi nous cheminâmes tout le jour avec l'espérance d'un bon repas, parce que nos muletiers nous avaient conté des merveilles du pays au delà du Tage, que nous devions ce jour-là franchir... En effet, de l'autre côté du fleuve, une auberge s'offre à nos yeux... Je gourmande la lenteur de mes gens.....; enfin j'arrive.—Monsieur l'hôte, salut, avez-vous de la paille?... Sur ce, Polyphème (car ce n'était pas moins), sans daigner me regarder, laisse tomber fièrement ces mots: «Il n'y a point de paille ici...» O misérable Lusitanie! Beati qui non viderunt, et crediderunt!... J'enrageais..., enfin nous eûmes un peu de paille au moins pour nos bêtes... Même cérémonie pour l'orge. Il n'y a point d'orge..., puis on en obtint quelque peu à force de prier... Avez-vous des œufs?.—Ce n'est pas la saison.—Avez-vous des poules?—Nous n'avons point de poules..... Cependant mon estomac aboyait... J'avise un plat de jus dans lequel on avait fait cuire du lard.—Donnez-moi de ce jus.—Cela ne vaut rien pour la santé.—N'importe: j'y tremperai mon pain;—Non.—Vous reste-t-il un peu de lard?—Non.—Avez-vous du poisson?—Ce n'est pas jour de pêche. ......... Enfin l'idée me vient, en tremblant d'un nouveau refus, de demander des oignons.—On y va voir, me dit mon hôte, et quelque temps après il m'apporta deux oignons dont je dévorai l'un et donnai l'autre à Guillaume... Après ce beau festin, je demande un lit.—Ce n'est pas la saison, me répond le cyclope. Avez-vous idée de chose pareille? Il y a une saison pour les lits dans cet heureux pays!... J'en eus un pourtant moyennant 20 regalia portugais qui valent bien 5 écus ailleurs... Les poètes ont dit que le Tage était aurifère; c'est, sans doute, parce qu'il enlève votre or, non parce qu'il apporte le sien... Non a ferendo, sed ab auferendo auro..... Quoi de plus, mon ami!... Cependant notre sort s'adoucit en avançant au delà du Tage... Nous gagnâmes Coïmbre..., et après treize jours de fatigue, nous entrâmes, le 12 août, dans Braga, lieu qui me plaît beaucoup... Demain 22, si Dieu le permet, je partirai pour Saint-Jacques de Compostelle, qui n'est qu'à trente lieues d'ici, tandis qu'il y en a soixante fortes d'ici à Evora... Plaise au ciel que l'été prochain me ramène près de vous comme j'en ai le dessein!...»

L'homme propose et Dieu dispose. Au lieu de revenir en Brabant, dans l'année 1538, comblé des amitiés de son prince, avec une pension honnête pour finir paisiblement ses jours au sein de la terre natale, entre ses amis et ses livres, il en alla tout autrement pour le pauvre Clénard; mais il faut être juste, ce fut bien plus par sa faute que par celle du sort. Pourquoi s'obstinait-il à ce malheureux projet d'arabiquer (arabicari), en Afrique, pour ensuite croiser le fer de l'argumentation avec les docteurs musulmans? car tel fut le principe de ce qui nous reste à raconter touchant cet aimable, vertueux, savant et malheureux homme, digne d'une belle place dans la suite de l'intéressant livre de Valérien de Bellune et de Tollius, sur le malheur des gens de lettres[60].

Clénard accompagna donc l'archevêque Henri dans son pélerinage à Saint-Jacques de Compostelle. De retour à Braga, il contribua, par ses conseils et par ses soins, à l'établissement d'une nouvelle école pour la jeune noblesse portugaise, où il obtint une excellente place pour son ami Vasée, lequel était alors à Salamanque dans une grande détresse. Cette place obtenue, il fallut se remettre à braver les inconvéniens de tout voyage dans la Péninsule ibérique, et faire à cheval les soixante lieues qui séparent Braga de Salamanque, afin d'aller chercher Vasée, et terminer quelques affaires laissées en arrière dans cette ville lors du départ pour Evora. Les deux amis réunis vinrent ensuite saluer le prince archevêque à Coïmbre, où il était momentanément; après quoi ils retournèrent ensemble à Braga, où Vasée fut installé, par Clénard, dans une chaire principale, avec de gros appointemens[61]. Ce fut pendant ce dernier séjour à Braga que la destinée de notre Brabançon s'accomplit. Soit qu'il eût alors terminé l'engagement pris avec son prince, avec le roi Jean III, soit qu'il ne pût résister au désir de visiter l'Afrique mauresque avant de regagner son pays, il se sépara définitivement de son élève au mois de novembre 1538, pour faire, disait-il, son tour du midi de l'Espagne, et recueillir, avec force livres arabes, quelque esclave distingué dans les lettres orientales, qui pût lui servir de guide, en Flandre, dans les travaux qu'il méditait. Mais, préalablement, le prince archevêque régla généreusement avec lui les récompenses dues à ses services, et des sommes d'argent convenables lui furent assignées tant pour son voyage que pour sa pension viagère. Une partie de ces munificences fut sur-le-champ même réalisée, et l'autre, solennellement promise, dut être considérée comme telle également. Hélas! il y a bien loin de Braga à Fez, et en 1540 il y avait bien plus loin qu'aujourd'hui: or, on sait que la distance tue les promesses encore plus que le temps.

Grenade, 12 juillet 1539, à Jacques Latomus.—«Quoique vous n'ayez rien répondu à mes nombreuses lettres, je veux vous apprendre tous les pas que me fait faire la soif de l'arabe, à moi qui, jadis, ne pouvais me résoudre à sortir du logis... Je quittai donc Braga en novembre de l'année dernière, après y avoir fondé une école à laquelle nous avons laissé pour maître notre cher Vasée, avec des gages de centum millium, id est, quingentorum rhenensium par an... Voilà les théologiens grammairiens aussi riches que les chanoines de Cambrai. N'en soyez pas jaloux... J'avais entendu parler d'un certain captif maure, actuellement dans le midi de l'Espagne, lequel, étant fort lettré, convenait parfaitement à mes projets. Je me décidai donc à me rendre à Murcie et à Grenade, en passant par Salamanque, Tolède et Séville..... Arrivé à Coïmbre, un ami me signala dans Séville un certain potier arabe de grande science et en haute estime chez les musulmans... Me voilà cheminant vers la Bétique, en me détournant pour aller embrasser, à Evora, mon cher hôte Jean Petit, l'évêque de Saint-Jacques du cap Vert, que l'on m'avait dit mort, et que je retrouvai aussi plein de santé que de tendresse pour moi... Débarqué dans Séville, je cherche, au milieu de tous les potiers arabes, celui qui devait m'instruire... Point: je trouve, à sa place, un vieillard aux mains calleuses et souillées d'argile, qui se refuse à me donner le moindre renseignement, la moindre leçon..... Je fais alors marché pour 20 oboles par jour, avec un Tunisien qui consentait à me suivre en Flandre et à m'y enseigner l'arabe, si toutefois l'argent qu'il attendait de Fez, pour sa rançon, ne venait pas... Cet argent vint; il me fallut donc recourir ailleurs... Le Tunisien m'avait toutefois désigné un Arabe des plus doctes, alors captif à Alméria, à trente lieues par delà Grenade; je jetai les dés en l'air et partis pour Grenade, non sans crainte de devenir plus Arabe que je ne voudrais, par l'effet des incursions des Maures d'Afrique, sans compter que j'avais mille dangers à courir sur une route traversée par de hautes montagnes couvertes de neige, au milieu d'un hiver plus rigoureux que de coutume... Grâce à Dieu, ma course fut heureuse... A Grenade, j'entrai en marché pour l'achat de mon savant arabe, par l'entremise du vice-roi, marquis de Mondexar. Mais quel effroi!... on me demande 200 ducats..., j'hésite. Au bout de deux mois, on en veut 300... Alors le vice-roi me propose de mettre l'Arabe à ma disposition, si je consens d'abord à lui montrer le grec ainsi qu'à son fils...; dure alternative!... Retarder mon retour dans ma patrie ou revenir sans Arabe!... Je prends un milieu, je m'engage avec le vice-roi pour jusqu'en août de cette année... Voici juillet venu; le marquis de Mondexar veut encore me garder avec lui dans l'Alhambra.—Achetez-moi mon Arabe, lui dis-je, et je vous reste jusqu'en janvier 1540...—Je vous l'acheterai, dût-il me coûter mille écus d'or!...—C'est dit.—Me voici donc encore à Grenade pour six mois...; je les emploierai à conquérir des manuscrits arabes que mon esclave m'expliquera plus tard... Je dis conquérir et non acquérir, car il ne s'en vend point; mais le cardinal de Burgos m'a promis d'interposer son crédit auprès de l'empereur pour m'en procurer de ceux qui sont chez les inquisiteurs et qui me seront plus utiles qu'à Vulcain... Savez-vous ce qui redouble mon ardeur pour l'arabe? le voici: mon ami, le frère Victoria de Salamanque m'a prévenu que la détestable secte de Mahomet faisait de grands ravages dans une bonne partie de l'Espagne aussi bien qu'en Grèce, et m'a confirmé dans mon dessein de la combattre par des écrits arabes, chose qui ne s'est jamais faite... Je veux donc étudier à fond l'Alcoran et le Sunna, qui est un livre où sont rapportés les faits et gestes de Mahomet... J'ai déjà fort avancé cette étude... Que de chimères!—(Suit un long détail des absurdités dogmatiques de l'islamisme, aujourd'hui trop connu pour être rapporté ici, bien qu'il puisse être utile aux savans de le consulter.)—Ces gens-là s'autorisent de l'Evangile contre nous, comme nous nous servons de l'Ancien Testament contre les Juifs... C'est sur ce point que je veux les attaquer... Comment s'avisent-ils de recevoir, autrement que nous, un livre que nous connaissions 600 ans avant leur prophète[62]? Nous causerons un jour plus au long de cela ensemble... Voici mon itinéraire projeté... En janvier prochain (1540), je retournerai en Portugal faire mes adieux au roi et à mon prince avant de rejoindre le toit paternel..... Je songe à passer par l'Italie pour voir Rome, où certain archevêque m'assurait que les mœurs étaient meilleures maintenant qu'autrefois, témoin la sainte mort de Clément VII... Peut-être d'autres m'iront-ils citer en preuve, avec Pasquin, la conversion de Paul III[63]! D'Italie, je vous reviendrai par l'Allemagne, à moins que la crainte de quelques retards nouveaux et l'idée des accidens d'une longue route ne m'arrêtent... Écrivez-moi par la facile voie des négocians qui correspondent de Séville à Anvers...»

Gibraltar, 7 avril 1540, à Jacques Latomus.—«Ne me prenez plus pour un grammairien.......; je travaille à de plus grandes choses... Je vais combattre une détestable secte qu'il est honteux d'avoir laissé neuf siècles tranquillement se propager... On a bien écrit en latin contre elle...; mais à quoi bon?... les mahométans ne lisent pas le latin... Que sert-il de leur offrir un remède qu'ils ne peuvent prendre?... Je veux les réfuter en arabe et répandre partout chez eux mes raisons... Déjà je parle facilement arabe..., je ne me sers point d'autre langue avec mon maître... J'ai laissé ce dernier au vice-roi de Grenade pour le reprendre à mon retour d'Afrique et le mener ensuite avec moi en Flandre....., car je vais faire un tour en Afrique, ne pouvant parvenir à me procurer des livres et manuscrits arabes en Europe... Me voici à Gibraltar... Quand la mer le permettra, je passerai à Fez, qui est un centre de commerce et de science musulmane, à trente lieues environ des présides portugais..... Consolez-moi dans mon exil par vos lettres... Je n'ai pas encore été honoré d'un mot de vous depuis huit ans que je vous ai quitté...»

Ceuta, 5 avril 1540, à Jacques Latomus.—«Nous sommes restés près d'un mois à Gibraltar, en partie à cause du mauvais temps, en partie pour attendre Pâques, afin d'entendre encore chanter l'alleluia en Europe, et peut-être pour la dernière fois. Que Dieu miséricordieux, qui sait tout, nous soit en aide en Afrique!... Après avoir essuyé une horrible tempête, pendant notre court trajet, nous sommes débarqués sur la grève, à une lieue de Ceuta, que nous avons gagné péniblement à pied, tandis que notre bâtiment reprenait la mer pour ne nous rejoindre que deux jours après... Plaise au ciel que, l'année prochaine, notre navigation de retour soit heureuse...! Je vous assure que j'ai eu grand'peur... Je vous donnerai des détails de notre voyage à Fez... On dit que nous aurons cinq nuits à passer à la belle étoile, et des roches escarpées à franchir avant d'arriver... Pour un docteur de Louvain, tout cela n'est guère moins qu'une image de la mort... Priez Dieu pour nous, cher maître, et recommandez-nous aux prières de nos amis...»

Tétuan (royaume de Fez, empire de Maroc), 21 avril 1540, à Jacques Latomus.—«Samedi dernier, j'ai quitté Ceuta, où je suis resté quatre jours, dans le temps que les musulmans célèbrent leur Pâque... Instruit que j'étais de leurs mœurs singulières, par mon maître, l'esclave de Grenade, j'ai causé plus de surprise que je n'en ai éprouvé... Je ne craignais ni les mahométans ni les juifs, qui affluent ici, tant parce que j'étais résolu de me comporter avec eux de façon à m'en faire plutôt aimer que haïr, sans pourtant m'y confier, que parce que j'étais porteur de lettres de mon captif arabe au roi, dans lesquelles il se loue de mon humanité envers lui... Je me suis donné pour un grammairien venu dans l'intention d'apprendre la langue arabe, pour ensuite l'enseigner dans les colléges chrétiens... Ces gens-là furent si étonnés de voir un Flamand qui parlait leur langue, qu'ils m'entourèrent et ne me laissèrent pas respirer... Comme je m'exprime plus correctement qu'eux, ayant appris l'arabe dans les livres, leur admiration était grande...; ils me prirent pour un orateur, et m'amenèrent un jeune écolier de Fez, connu par ses succès d'école...: je le poussai avec avantage sur la grammaire, ce qui fut pour moi un grand et bruyant triomphe... Tout se prépare bien pour mon voyage de Fez... Dieu me soit en aide... Priez-le toujours pour moi...»

Fez, 8 mai 1540, à Jacques Latomus.—«Le 29 avril, étant partis de Tétuan, nous passâmes deux nuits sous la tente, après avoir fait seulement deux lieues, parce que nous fûmes surpris de pluies violentes, qui coupèrent notre chemin d'affreux torrens descendus des montagnes... Le beau temps revenu, nous nous remîmes en route, et, le 4 mai, nous entrâmes à Fez, très grande ville dont je vous parlerai en détail quand j'aurai mis ordre à mes affaires... J'ai salué le roi en arabe, et nous avons lié conversation ensemble...; il m'a fait beaucoup de caresses, m'a tout promis, et m'a juré que je serais entretenu de toutes choses ici, que, de plus, on me rendrait mes déboursés, et qu'on me laisserait emmener mon Arabe de Grenade en Flandre, pourvu que je lui rendisse la liberté, et que je le fisse venir de Grenade à Fez, où sa réputation est universelle... Je ne me fie guère à ces promesses... Je vous ferai part de l'issue de cette affaire...»

Fez, juillet 1540, à Jean Petit, évêque de Saint-Jacques du cap Vert, à Evora.—«Si le roi de Fez est de bonne foi avec moi, j'aurai fait un heureux voyage en Afrique, car je lui ai vendu 500 ducats l'Arabe de Grenade, que j'avais fini par acheter 180... J'ai entrepris une grande œuvre, à laquelle je vais tenter d'associer tous les princes chrétiens, celle d'introduire, chez les musulmans, la controverse chrétienne en langue arabe... Si les princes ne m'aident pas, je m'adresserai directement aux académies...»

Fez, 4 décembre 1540, à Jean Petit, à Evora. «Je vis ici, au milieu des juifs, qui sont plus surpris de voir qu'il y a encore des chrétiens, que nous ne le sommes de voir qu'il y a encore des juifs... Ils ne savent rien de nous, si ce n'est que nous les brûlons... Que nous sommes cruels et insensés! Ne vaudrait-il pas bien mieux les réfuter, par la raison et la science, que de consumer, eux et leurs livres, qu'ils seraient les premiers à détruire, une fois que nous les aurions rendus chrétiens sincères...? Les apôtres n'ont persécuté personne, et ont conquis les esprits... Nous avons expulsé les juifs d'Espagne...: quel fruit en avons-nous retiré...? Nous ne voulons ni esclaves ni marchands d'esclaves, disons-nous; mais n'est-il pas mieux de les garder esclaves que de les brûler libres?... Quand on paierait quelques juifs, en Europe, pour nous traduire et nous expliquer le talmud, et nous mettre à portée de savoir ce que nous leur prêchons et de nous prêcher, où serait le mal, si ce n'est dans les préjugés du grand inquisiteur et dans ceux des moines?... Or le monachisme est le sanctuaire de l'hypocrisie ignorante...»

Fez, 9 avril 1541, à Jacques Latomus, à Cambrai. «La seule mention que j'ai reçue de vous, dans les lettres de Rutgerus, m'a si fort ému, que j'ai cru vous parler... Enfin vous étiez vivant au mois de septembre dernier...; puissé-je vous revoir ainsi bien portant au mois de septembre prochain!... Voici tantôt 9 ans que j'ai quitté ce cher Louvain, où je voulais revenir dès l'année 1538, tant je me laisse emporter par le goût des lettres arabes... Je me suis mis en tête de combattre cette honteuse et détestable secte des mahométans, non plus avec des armes étrangères, telles que le grec et le latin, mais avec ses propres armes, c'est à dire avec sa langue et ses livres sacrés... C'est, l'Alcoran et le Sunna à la main, que je prétends ruiner l'Alcoran et le ridicule Sunna aux yeux des Arabes, en discours arabe... Dans ce but, je suis venu, l'an dernier, à Fez, ville située à quarante lieues du détroit de Gibraltar..... Une grande rumeur a suivi mon arrivée... Chacun se disait qu'un lettré chrétien était arrivé, à qui l'on ne devait rien révéler, de peur d'exciter du trouble plus tard..., tant et si bien m'avait diffamé secrètement ce même maître arabe, mon esclave à Grenade, qui avait écrit, en ma faveur, des lettres ostensibles au roi maure, si flatteuses pour moi. Fez est une grande, populeuse et antique cité, qui renferme, dit-on, quatre cents temples ou mosquées et autant de bains...; un grand nombre d'esclaves chrétiens y languissent dans des travaux vulgaires... L'ancienne ville est distante d'une demi-lieue de la nouvelle, où se voit le palais du roi... A quelque distance encore, est la ville juive, laquelle, entourée de murs particuliers, possède huit à neuf synagogues et 4,000 habitans, la plupart très instruits, et paie un tribut au souverain arabe... A Fez, tout le savoir musulman consiste à mettre dans sa mémoire l'Alcoran et le Sunna qui traite des actions du prophète... Du reste, il y a peu de livres... Les mahométans sont de très subtils scolastiques et très enclins aux hérésies entre eux... Il n'y a pas long-temps qu'un de leurs docteurs pensa payer de sa tête l'opinion que Mahomet n'avait jamais péché..... J'avais fait ici marché avec le roi pour certains livres arabes; mais j'ai bien appris là ce qu'était la foi punique..... Ce n'est pas tant le roi que j'accuse, toutefois, qu'un monstre de Portugais d'Afrique, lequel s'acharne à faire avorter mon voyage... Mais Dieu me protège et me fournit chaque jour les moyens d'échapper à cet infame... Nous sommes, dans cet instant, la proie des sauterelles dites locustes, qui deviennent à leur tour la proie des hommes... En une seule nuit elles ravagèrent toutes les moissons, et le lendemain les paysans en apportèrent des charrettes pleines à Fez, où on les sale et on les mange... Quant à moi, je préfère une perdrix à vingt locustes..... Incessamment je partirai pour Grenade... Priez Dieu pour moi!...»

Toute entreprise folle a bientôt son terme fatal: celui de la croisade Clénard était arrivé après une année et quelques mois. Premièrement le roi de Fez, prévenu des desseins secrets du voyageur et soupçonneux comme tous les barbares, mit autant de soin à le frustrer de tout livre et de tout manuscrit arabe qu'il avait mis d'empressement à lui en promettre. Secondement, après l'avoir engagé, pour de l'argent, à faire venir à Fez ce fameux Arabe de Grenade, acheté si cher, il voulut s'acquitter en lui donnant deux esclaves chrétiens. A peine Clénard avait-il consenti à cet échange, dans l'espoir d'en tirer profit en Espagne (car il n'est que trop vrai que les coutumes dépravées sont contagieuses, et que tel chrétien, venu en Afrique avec les sentimens d'un père de la Merci, en sortait souvent avec les habitudes d'un marchand d'esclaves); à peine, disons-nous, cet excellent homme avait-il agréé les propositions du roi de Fez, qu'un scélérat, mu sans doute par un esprit de rivalité dans le commerce infame d'esclaves chrétiens et maures, non seulement le priva de ses deux captifs d'échange en répandant le bruit qu'ils étaient ses parens, ce qui détermina le prince perfide à augmenter infiniment leur prix, mais encore l'assaillit de tant de calomnies, l'entoura de tant d'embûches, que pour sauver sa vie il n'eut à prendre d'autre parti que de repasser en Espagne. Mais ce parti lui-même était devenu presque impossible au pauvre Brabançon. Sa bourse était épuisée. On lui devait de toute part, et de nulle part, malgré lettres et suppliques, il ne venait d'argent. Un certain comte de Linarès, Espagnol, lui devait 100 ducats pour un parent qu'il lui avait racheté; l'ami Vasée lui devait, mais surtout le prince Henri de Portugal, l'archevêque de Braga, son cher élève, lui devait un argent bien sacré. Vaines ressources! vaine attente! point d'argent. Dans cette extrémité, Clénard dépêcha son fidèle Guillaume en Portugal avec des lettres pressantes pour son prince. Guillaume revint les mains vides. Il est vrai que le voyage l'ayant fatigué outre mesure, ce fidèle serviteur tomba malade au retour et causa bientôt à son maître un surcroît de dépenses et de tribulations. Au milieu de toutes ses peines, Clénard ne perdait ni son courage, ni ses idées, ni sa gaîté naturelle... Il mandait à Jean Petit, le seul ami qui ne l'abandonna point alors et qui lui fit passer quelque somme dont Vasée plus tard le remboursa: «Je ne mourrai pas de faim pour n'être plus nourri par le Portugal....... Dieu m'appelle à de hautes destinées..., j'espère en lui, etc.» Il mandait encore au même: «Mon pauvre Guillaume est tombé malade d'une fièvre tierce, en revenant de Portugal où je l'avais envoyé... Un astrologue juif, de 80 ans, mon bon ami, à qui je montre le latin et qui réussit assez bien quand il a ses lunettes, m'a guéri mon domestique et m'a prédit que je serais un jour cardinal ou même pape... Si je suis jamais pape, je lancerai un bref ainsi conçu: «Nous interdisons à l'évêque de Sala et à l'évêque de Targa de toucher leurs revenus d'Afrique avant de savoir l'arabe...» Enfin, Clénard, ayant réuni toutes ses ressources, se mit en route pour l'Espagne, avec le projet, après avoir passé par Cadix et Grenade, d'aller lui-même trouver son prince en Portugal, pour en obtenir les moyens assurés de retourner dans sa patrie et d'y vivre; mais il avait encore un tribut à payer à la terre d'Afrique avant d'en sortir et d'acquitter le tribut suprême. En quittant Fez, au commencement de septembre 1541, à deux lieues tout au plus de cette ville, et dans une bourgade assez gratuitement nommée Azyle, le cheval arabe qu'il montait s'étant mis à ruer, comme s'il eût voulu venger Mahomet, notre professeur tomba rudement, se cassa l'épaule et fut retenu quarante jours sur un grabat, par suite de cet accident. Aussitôt qu'il fut rétabli, il s'embarqua et rejoignit, sans autre encombre, à Grenade, son protecteur le vice-roi. Là, de tristes certitudes ne tardèrent pas à lui fermer les chemins du Portugal et de la Flandre, en lui fermant le trésor portugais. De raconter comment cela se fit, c'est ce que nous ne saurions essayer, puisque le personnage intéressé ne s'est ouvert qu'à demi, sur ce sujet, dans sa correspondance. Il est à présumer que le tort dont il fut victime ne vint pas précisément d'un manque de foi du roi Jean III, mais seulement de cette incurie, de cet oubli des absens, de cette pénurie fainéante et dépensière qui, de temps immémorial, dans les gouvernemens de la Péninsule, font évanouir toutes les recettes en prodigalités frivoles et toutes les dettes en nuageuses banqueroutes. Ce fut alors que Nicolas Clénard manifesta la hauteur d'ame et le ferme caractère qu'il avait reçus du ciel. Nulles plaintes, nulles faiblesses ne vinrent dégrader son infortune. Retenu au fond de l'Espagne, à plus de quatre cents lieues de chez lui, sans argent, après vingt-neuf ans d'honorables travaux, à près de 50 ans d'âge, il détourna courageusement ses yeux d'une patrie qu'il ne pouvait plus noblement revoir, et tourna de nouveau toutes ses vues du côté de l'Afrique, se bornant à écrire une très belle lettre à l'empereur Charles-Quint[64], où il lui racontait ses desseins, ses actions et ses malheurs, dans la seule vue d'en être autorisé à retirer des livres arabes des mains de l'inquisition. Du reste, il renoua fort dextrement ses relations avec le roi de Fez par le moyen du fidèle Guillaume, qu'il dépêcha d'avance sur les lieux, et, après avoir fait argent de tout ce qui lui restait, il se disposa tout de plus belle à retourner à Fez, pour se livrer cette fois, sans réserve, à son projet de controverse en arabe, dans le but de convertir les musulmans, grands controversistes de leur nature. «Ne me détournez pas de mon idée, écrivait-il à son ami Jean Petit, en lui faisant ses adieux[65]. Priez seulement Dieu pour moi, révérendissime Seigneur..... Votre raisonnement, que ces gens-là ne méritent pas d'être réfutés, parce qu'ils ne sont touchés ni de la raison, ni des miracles, ne vaut rien, croyez-moi...: ne voyez-vous pas que, s'il était bon, il aurait pu arrêter aussi les apôtres et empêcher la prédication de l'Évangile chez les gentils?... Recommandez-moi seulement à Dieu, vous dis-je!... Quant à l'argent, il ne m'inquiète guère, et je ne suis triste de ma déconvenue portugaise que parce qu'elle m'empêche de revoir ma patrie...; mais, si j'obtiens des succès dans ce que je vais commencer, je serai consolé.»

Ce furent là les derniers accens de Clénard dans ce bas-monde, lieu de misères et de mécomptes perpétuels pour les génies candides tels que lui. La mort le vint surprendre sur ces entrefaites, et mettant ainsi un terme prompt à ses souffrances, lui en sauva probablement de plus cruelles. Telle fut la destinée d'un savant autrefois célèbre, aujourd'hui bien oublié; s'il l'est moins désormais, ce ne sera qu'une justice à laquelle il nous sera doux d'avoir concouru.

[54] Voyez, en français, plusieurs lettres de Busbec (Auger de Guiselin, seigneur de), tom. XI, partie 2e des Mémoires du père Desmolets, faisant suite à ceux de Sallengre. On y trouve de précieuses circonstances sur les guerres des Pays-Bas et la folle expédition du duc d'Alençon, entre autres choses.

[55] Coupé, dans les tomes 16 et 19 de ces Soirées littéraires, articles des auteurs belges et bataves, donne, sur Jacques Latomus et Jean Vasée, des détails qu'on peut consulter. Il y est dit, du premier, notamment qu'il a laissé des poésies latines recommandables par l'élévation des idées et des sentimens, et mis le Cantique des Cantiques en vers latins; et, du second, qu'il se tira bien de diverses négociations dont il fut chargé, tant en Espagne qu'en Portugal, et que, s'étant marié dans ce dernier pays, il y laissa son fils, en le recommandant au cardinal Henri; devenu roi, en 1548, puis s'en alla mourir à Salamanque, en 1560. La Grande Chronique d'Espagne, écrite en latin par Jean Vasée, est estimée, et va plus loin que l'histoire de Mariana, qui s'arrête en 1516.

[56] Evora, 26 mars 1535, à Jean Latomus, à Cambrai et Salamanque, 5 et 6 novembre 1531, à Jean Vasée à Séville.

[57] Evora, 8 des kalendes de mai 1534, à don Martin de Vorda.—Evora, 31 décembre 1534, à Jean Vasée.—Evora, 26 mars 1535, à Jacques Latomus.

[58] A Hoverius, Braga, 9 sept. 1538.

[59] A Jacques Latomus, Braga, 21 août 1537.

[60] De Infelicitate litteratorum. Venise, 1620, in-12; et Genève, Edgerthon Bryges, 1811, in-8. Tout intéressant qu'est ce livre, il est à refaire. Outre que son catalogue des Victimes de la littérature est incomplet, le plan de l'ouvrage même est défectueux, parce qu'il fait entrer, dans les causes de malheur pour les gens de lettres, les accidens communs à tous les hommes, et les vices comme les passions qui atteignent toutes les professions du monde. Ce n'est pas une merveille que la peste, l'impiété, l'avarice, la prodigalité, la fraude rendent un auteur malheureux; ce qu'il fallait montrer, et qui eût excité une pitié utile et philosophique, c'était la condition spécialement malheureuse des gens de lettres. (Voir dans les Soirées littéraires de Coupé, tom. XVI, un bon extrait de ce livre, et celui intitulé des Calamités des poètes grecs, dans les articles Corneille Tollius et Joseph Barberius.)

[61] Braga, février 1538, à François Hoverius.

[62] Ici la logique de Clénard paraît donner trop beau jeu aux Juifs.

[63] 13e lettre de Clénard. Elle est adressée à Hoverius, sans date. J'ai intercalé ici ces deux derniers traits pour ne pas laisser perdre un détail de mœurs curieux. Paul III était Farnèse: c'est lui qui fit, de son bâtard, un duc de Parme; il témoigna beaucoup de repentir à sa mort, ainsi qu'avait fait Clément VII (Médicis).

[64] Grenade, 10 janvier 1542.

[65] Grenade, calendes de septembre, 1542.

FIN DU TOME PREMIER.


IMPRIMERIE DE Mme HUZARD, NÉE VALLAT LA CHAPELLE,
RUE DE L'ÉPERON, No 7.

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On remarquera parmi les dates en chiffres romains le signe ↀ, représenté dans l'original par CIↃ, équivalent à M ou mille, et le signe Ⅾ, équivalent à D ou cinq cents, représenté dans l'original par IↃ.

Certains signes utilisés dans l'original et désignant une abréviation ne sont pas disponibles, comme le n surmonté d'un macron. Dans ce cas l'abréviation a été tacitement remplacée par le mot complet. Le signe ____ représente un espace laissé volontairement en blanc.

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