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Analectabiblion, Tome 1 (of 2): ou extraits critiques de diveres livres rares, oubliés ou peu connus

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MORALITÉ TRÈS SINGULIÈRE
ET TRÈS BONNE
DES BLASPHÉMATEURS DU NOM DE DIEU;

Où sont contenus plusieurs exemples et enseignemens à l'encontre des maulx qui procedent a cause des grans Juremens et Blasphèmes qui se commettent de jour en jour, et aussi que la coustume n'en vaut riens, et qu'ils finent et fineront très mal s'ils ne s'en abstiennent.—Et est la dicte Moralité à dix-sept personnaiges dont les noms s'ensuyvent ci-après, premièrement: Dieu, le Crucifix, Marie, Séraphin, Chérubin, l'Église, la Mort, Guerre, Famine, le Blasphémateur, le Négateur, l'Injuriateur, Briette, le fils de L'Injuriateur, Satan, Béhémoth, Lucifer. (Gothique, sans date, mais de 1531 à 1540; 52 feuillets en 13 cahiers.) A Paris, par Pierre Sergent.

Avant 1820, on ne connaissait, de ce curieux monument de notre ancien théâtre, dit un de nos plus distingués bibliophiles, qu'un seul exemplaire imprimé, qui fut acheté cinq sous, en 1793, sur le pont de Rouen, par un curé de Normandie, et vendu 800 francs, en 1818, à la bibliothèque royale. La Société des bibliophiles français le fit réimprimer, en 1820, par M. Firmin Didot, sous la direction du savant que nous venons de désigner pour l'insérer dans le tome 1er de ses Mélanges. Vers 1830, un amateur éclairé a fait exécuter en facsimilé une nouvelle réimpression de cette moralité dont nous allons donner une analyse succincte, le peu de mots qu'en ont dits les frères Parfait ne nous paraissant pas devoir suffire. Il n'est pas inutile de mentionner ici que les Mélanges des Bibliophiles français, n'étant tirés qu'à 25 exempl., et la réimpression de cette moralité, en facsimilé, ne l'étant qu'à un très petit nombre, l'ouvrage est encore aujourd'hui peu commun.

(1502-31-40—1820.)

Le drame des Blasphémateurs du nom de Dieu sort d'une source plus nouvelle que celle du mystère de la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ, quoique plusieurs écrivains recommandables, tels que la Croix du Maine, du Verdier, Vauprivas et le Duchat les aient confondus dans une origine commune. L'erreur de ces derniers tient à ce qu'ils n'ont pas distingué les Mystères d'avec les Moralités, ce qu'ont fait judicieusement les frères Parfait dans leur Histoire du Théâtre Français, ouvrage, par parenthèse, très estimable, dans sa simplicité de rédaction, par le nombre et l'exactitude des recherches qu'il suppose et des renseignemens qu'il donne. Les Mystères, disons-le avec nos excellens guides, étaient des pièces sérieuses, tirées exclusivement de l'Histoire sacrée et profane, mais plus souvent des récits de l'Ancien et du Nouveau Testament. La troupe, dite des Confrères de la Passion, en avait le monopole qui leur fut accordé sous Charles VI, en 1402, et retiré, sous François Ier, en 1548, par suite des licences qu'ils s'étaient données, ou que le public se donnait, à leur occasion, aux dépens de la religion. Quant aux Moralités, elles formaient le domaine des clercs de la basoche, corporation de jeunes légistes, successivement favorisée par nos rois, dont l'établissement remontait à Philippe le Bel, en 1303, et qui, par un effet de la gaîté naturelle à la jeunesse, s'étant, depuis longues années, attribué le privilége d'amuser la capitale par toute sorte de fêtes, avait voulu, à l'instar des confrères, fonder un théâtre, ce qu'elle fit quelque temps après 1402, sans pouvoir néanmoins exploiter le champ des grands sujets historiques, réservé entièrement à leurs aînés. Il advint aux basochiens ce qui était advenu aux confrères; c'est-à-dire qu'après avoir débuté moralement, saintement même, si l'on veut, en faisant de leurs petites compositions, de mille vers au plus, des instructions édifiantes pour les spectateurs presque toujours sous le voile allégorique, en personnifiant les vertus et les vices, en faisant dialoguer, dans un but honnête, Franche voulunté avec Contrition, Chasteté avec Bien advisé, Luxure avec Malefin; le tout en présence de Dieu, de Marie et des Anges, à la barbe de Satan et de Beelzébuth, ils finirent, dans leurs Moralitez, dégénérées en farces, par devenir de vrais diables de malice et de satire personnelle; d'où s'ensuivit qu'après bien des vicissitudes et force arrêts pour et contre eux, après qu'entre autres choses, ils eurent été supprimés par Charles VIII, et rétablis par le bon roi Louis XII, qui voulait, disait-il, s'entendre crier la vérité, fût-ce par la bouche de la satire, ils furent interdits tout à fait en 1540, sous peine de la hart, pour n'avoir plus, depuis lors, que des destinées vulgaires et obscures. La licence fut plus heureuse à la suite des Enfans sans soucy, dans les Farces joyeuses et les Sotties; mais nous parlerons en leur lieu des Enfans sans soucy, ces patriarches de nos petits théâtres; maintenant tenons-nous aux Moralitez, et notamment à celle qui fait le sujet de cet article.

Une opinion conjecturale, bien fondée d'ailleurs sur le ton de bonne foi qui règne dans l'ouvrage, tout grossier qu'il est, a fait penser que la moralité des blasphémateurs datait de l'année 1502 environ. Elle ne serait donc pas des plus anciennes; la première inscrite dans le catalogue des frères Parfait, étant celle de la Vigile des Morts par Jean Molinet (1474); mais elle tiendrait encore un rang d'âge très sortable dans la période morale, puisqu'elle aurait précédé celles de Mundus, Caro, Demonia, de l'homme juste et l'homme mondain, de l'enfant prodigue, et aussi la pathétique moralité de la chaste villageoise dont on verra l'extrait dans ce recueil analytique. Les Blasphémateurs débutent par un prologue en vers édifians et soporifiques, terminé par cet avis de l'auteur aux spectateurs: «Je vous supply que nul ne parle haut—Et ne face nully bruict qui nous nuyse;—Patience est vertu qui moult vault—Et qui l'a ung ainsi chascun la prise.»

Les diables paraissent: Lucifer appelle ses frères les démons: «Haro! haro! haro! j'enraige,—Où estes-vous, meschans truans?»

Satan vient: «Que veux-tu, mauldict Lucifer?—Que te faut-il, beste sauvaige?—Je viens tout droict du pays de France—Où j'ay faict faire mille maulx,—Encontre Dieu et sa puissance,—Par meurtriers et par larronneaux.»

Béhémoth arrive aussitôt, et dit: «Je viens de Sainct-Jacques en Galice—Où j'ay faict le diable et sa mère—Car un marrault mauldict et nice—Devant tous a tué son père.—J'ay faict coucher une commère—Lubricque, mauldicte et dampnable—Plusieurs foys avec son compère,—Dont auront douleur innombrable.»

Voilà de hautes œuvres de ces deux diables, et pourtant Lucifer n'en est pas content; il leur souhaite la fièvre quartaine et leur commande d'aller «Tôt par monts et par vaux—Faire jurer le nom de Dieu—A garses et garsonneaux,—En toute place et en tout lieu; ce que Satan promet, se soumettant, au cas contraire, à être dedans le feu infernal, aggravanté. Sur ces entrefaites, survient un bon vivant qui se propose de mener vie de liesse, sans se douter qu'il va devenir le Blasphémateur. Les stances qu'il débite sont d'un rhythme harmonieux, qui paraîtrait tel, même encore aujourd'hui:

Fy de marchans,
Fy de paysans,
Au regard de ma regnommée!
Gentils gallans
Seront fringans
Par le sang bieu, c'est ma pensée!
Puisqu'il m'agrée
Toute l'année
Je mesneray jeux et esbats;
De mon epee
Gente et parée
Tuerai villains, chétifs et matz.

L'épicurien chanterait encore si Satan n'était venu l'interrompre pour lui conseiller de jurer le nom de Dieu, dans la vue d'être heureux et redouté. Le conseil plaît au quidam, qui se prend à ne plus rien proférer que précédé de vertu Dieu! sang Dieu! tête Dieu! etc.; ce qu'entendant l'édifiante Briette, incipit à sermoner le Blasphémateur, qui a la velléité de se repentir, et qui sort avec sa prêcheuse pour laisser la place à Lucifer. Nouvel appel de Lucifer à Satan et à Béhémoth, pour leur recommander surtout le blasphême du rédempteur. Belles promesses des deux diables. Dialogue entre un renieur et le Blasphémateur: puis, vient Béhémoth, qui, ayant mis le cœur au ventre de l'injuriateur et de son fils, produit une grêle de vertu Dieu! sang Dieu! tête Dieu! à ne s'y plus reconnaître. Le père injuriateur commence: «Le sang Dieu! puisque j'ai argent,—Je vivrai à mon appétit,—Comme les enfans du présent.—Ensuy moy en faict et en dict!» A quoi le fils répond: «Par Dieu! ne serez desdict, etc., etc.»—«Le sang Dieu, reprend le père, tu es proprement—De la condition que estoye—Quand j'estois petit seurement, etc., etc.» Ce dont le fils convient en ces mots: «Au diable sois si je ne suis—Délibéré de fil en lice, etc., etc.»

Pendant que les interlocuteurs sont en si beau train, arrive l'Église qui incipit en ces termes pompeux: «Souverain roy omnipotent—Du Firmament! etc., etc.—Je m'esbahis certainement—Présentement—Des juremens qui te font guerre, etc.» L'Église prend un crucifix en main, se promet de châtier les blasphémateurs, et sort. Le Blasphémateur en titre, le Renieur et Briette reviennent; l'injuriateur les suit; et les juremens de recommencer par sainte Madeleine! par saint Médard! par la croix Dieu! etc., etc. Nos jureurs mettent la table à manger, ponunt mensam. Voilà tout d'un coup que la Guerre, la Famine et la Mort entrent en scène pour se vanter de leur savoir-faire, ce qui ouvre au poète le champ de la satire. Les convives sacriléges n'en perdent ni un coup de dent ni un coup de vin, et Briette elle-même, en belle humeur, veut, par saint Germain, que totum efficiatur vitrum plenum vino. L'Eglise essaie de troubler cette grosse joie avec des remontrances moitié en latin et moitié en français; les buveurs ne continuent pas moins de jurer, renier, boire; et même ils se mettent à jouer, tout en reniant le Créateur. Les joueurs ivres se querellent et n'en boivent que plus. «Ah! je boirai si vous voulez, dit le Renieur, mais je pisserai sous la table.» Briette va plus loin en bons propos, et jure que, si quelqu'un demande..... ses faveurs, il les aura, s'il est jolyet. Quoi! Briette qui prêchait si bien, il n'y a qu'un moment, dire de pareilles choses! ce que c'est que la mauvaise compagnie! Alors Lucifer, jugeant la poire mûre, se montre en appelant Satan et Béhémoth pour qu'ils s'emparent des coupables; mais préalablement ceux-ci font un nouvel assaut de juremens et de discours libertins. Briette, surtout, se distingue en petits vers de cinq pieds tout à fait coquets, où, par parenthèse, les rimes des deux genres s'entre-mêlent assez régulièrement. Sur ces entrefaites, l'Église vient tenter un dernier effort. «Qui es-tu? que maugré Jésus—tu nous remplis le cul d'abus? lui dit le Blasphémateur.» L'Église, sans se fâcher, répond gravement: «J'ay nom l'Église.—De quoi sers-tu? lui demande le négateur.—Je te baptise, répond Ecclesia.» Là dessus long récit des cérémonies du baptême, et puis sermon. Les convives tiennent bon. «Va au diable! va te...; par Dieu! je te romprai les dents. L'Église n'oppose à ces infamies que doux reproches et saintes exhortations; mais il est grand temps que Dieu vienne à son aide, car les buveurs commencent à la vouloir gourmer. Aussi apparaît-il pour prononcer de dures sentences, qui, soutenues du crucifix, ébranlent un peu le courage de la compagnie. Celle-ci se réconforte, toutefois, et reprend ses juremens et ses renégations jusqu'au point de vouloir crucifier Dieu. Soudain Marie, Chérubin, Séraphin accourent tout en larmes faire des complaintes. Représentation de la Passion. L'Église revient haranguer les nouveaux déicides. Point de repentir chez ces gens; il faut absolument que Séraphin et Chérubin les jettent à terre, leur crèvent les yeux, et les menacent de pis. Cependant les voilà qui se relèvent et recommencent encore, en disant qu'ils veulent mourir dans l'impénitence finale. Pieux discours de Marie en opposition aux discours des trois diables. Enfin les trois fléaux tombent sur les bandits et les tuent. Les ames de ces vilains morts sont livrées aux diables, qui, après leur avoir fait le tableau des douceurs qui les attendent, ponunt eas in cacabinam. Alors ces ames se lamentent: il est bien temps! elles regrettent leur vie et Satan triomphe. «J'en aurai d'autres encore, dit-il, en Languedoc et en Esture,—en Portugal et Beauvoys (Beauvoysis),—Allemands, Flamands et Françoys,—et Pigourdins et Bourguignons,—Anglois, Ecossois et Bretons, etc., etc., etc.» Briette s'écrie: «O souverain débonnaire! justement nous sommes punis.» Ainsi le confesse, de son côté, le Renieur. L'Injuriateur lui-même veut se réconcilier. L'Eglise, toute miséricordieuse, écoute la voix de ce repentir tardif; elle pardonne et dit: «Chantons Te Deum laudamus!»

L'auteur de cette Moralité n'est pas connu. Ce pourrait bien être Jehan Molinet, qui avec Barthélemy Aneau, Jehan d'Abundance le basochien, et Jehan Bouchet, dit le Traverseur, étaient les principaux fournisseurs en ce genre de pièces. En tout cas, elle ne saurait appartenir à Barthélemy Aneau, qui fut plus tard luthérien; ni à Jehan Bouchet, qui avait trop d'esprit pour un tel ouvrage; surtout si, comme nous le croyons, il est le père de la moralité de la Chaste villageoise.


LES REGNARDS
TRAVERSANT LES PÉRILLEUSES VOYES
DES FOLLES FIANCES DU MONDE;

Composées par Sébastien Brand, lequel composa la Nef des Fols, dernièrement imprimé à Paris, par Michel le Noir, libraire demeurant sur le pont Sainct-Michel, à lymaige Sainct Jehan levangeliste, et fut achevé lan mil cinq cens et quatre, le XXI jour de may. 1 vol. in-4 gothique, figures en bois. (Très rare.)

(1504.)

Cet ancien et précieux écrit de morale est le chef-d'œuvre du célèbre Jean Bouchet, qui en prit le surnom de Traverseur, auteur dramatique des plus estimés du 15e siècle, et savant historiographe, comme le prouvent ses excellentes Annales d'Aquitaine. Né à Poitiers, en 1476, il y devint procureur distingué, se fit une grande réputation par ses écrits, et mourut vers 1550. Est-ce prudence ou modestie de sa part; est-ce caprice de son premier éditeur, Antoine Vérard, qui fit mettre les Regnards traversant, etc., sous le nom de Sébastien Brand, fameux jurisconsulte de Strasbourg, né en 1454, mort en 1520? Nous l'ignorons; mais il n'y a point de doute à élever sur le véritable auteur du livre, puisque son nom et sa patrie sont écrits en forme d'acrostiche au commencement du chapitre intitulé: Exhortation où par les premières lettres des lignes trouverez le nom de l'acteur et le lieu de sa nativité. L'analyse exacte de ce livre serait plus que difficile, attendu qu'il manque absolument de méthode, à l'exemple de tous les traités philosophiques de cette époque, soit en Italie, soit en France. On voit bien que les premiers prosateurs ont été formés par les poètes: ils courent à l'aventure en tout sens, sous la conduite de l'imagination plutôt que de la raison, et fournissent ainsi leur carrière démesurée sans l'avoir proprement commencée ni finie. Ainsi procède le penseur Michel Montaigne lui-même; mais celui-là, pour le coup, est pourvu de tant de génie et de verve gasconne, qu'il est encore plus malaisé de l'oublier que de l'extraire. Contentons-nous donc de faire connaître, par quelques citations, le style et la manière du Traverseur, après avoir, avant tout, rendu hommage à sa fécondité, à ses vues saines, à ses réflexions solides, et à la pureté surprenante de sa diction, principalement dans sa prose, infiniment préférable à ses vers, d'abord beaucoup trop multipliés. Les Regnards traversant comprennent trois parties: la 1re, toute en prose, est divisée en 13 chapitres de réflexions et de censures judicieuses sur le relâchement des mœurs, l'inconstance du peuple, la vraie et la fausse noblesse, les devoirs et les vices des grands, les folles espérances de ceux qui s'attachent trop aux biens de fortune et aux dignités, l'hypocrisie des femmes, des moines et des gens de cours; sur les envieux, les fous amoureux et les usuriers; sur les mauvais conseillers des princes, les violateurs des franchises de l'Église, la vie dissolue du clergé, les inconvéniens du célibat des prêtres, qu'il admet pourtant par respect pour les canons; sur la justice et ses organes, sur l'objet de l'autorité royale, les châtimens dont Dieu a frappé la France, etc., etc., le tout mêlé d'exemples, de rapprochemens historiques et de textes sacrés. La 2e partie est en vers: c'est une suite de pièces morales du rhythme de huit et de dix pieds, que l'auteur nomme ballades, où il passe en revue les sciences, les arts, les professions, les métiers, pour en montrer les abus, depuis le labourage jusqu'à la médecine; depuis la charpenterie jusqu'à la chevalerie; depuis la théologie jusqu'à la musique; et aussi tous les vices qui affligent l'humanité en général. Il règne un peu de mélancolie et beaucoup de négligence dans les vers de Bouchet. On peut, si l'on veut, s'en prendre à la maladie dont il nous dit qu'il était alors tourmenté. Au surplus, rien de plus moral que cette macédoine poétique. La 3e partie a donné à l'ouvrage entier son titre, et c'est la plus étendue. Le sujet en est un vieux pécheur de renard, lequel sentant poindre l'aiguillon de la mort, veut faire une bonne fin et se confesse. Les exhortations du confesseur, flanquées de longs passages des Écritures, forment presque tout ce poème plus ennuyeux encore qu'édifiant, et fort au dessous des réflexions et des ballades précédentes. La totalité du livre peut être considérée comme une explication des figures allégoriques, gravées sur bois, qui précèdent les chapitres, et où l'on voit des renards en divers costumes et diverses attitudes. L'esprit humain aime naturellement les allégories, les énigmes, le merveilleux; c'est ce que témoignent les premiers auteurs de toutes les littératures, par les formes contournées dont ils ont enveloppé leurs productions.

Voici maintenant de courts échantillons des vers et de la prose de Jean Bouchet:

Il ne faut point que le Seigneur se rye
Quand ses subjects sont en mutinerie,
Mais à cela doibt saigement pourvoir
Et tout premier doibt oster pillerie,
Et d'avec luy deschasser flatterie;
Car ces deux vices font maints maux recebvoir,
En oultre ce, je lui fais assavoir
Que s'il ayme trop argent ou avoir,
Tout yra mal; ce n'est point mocquerie, etc.
Les nobles font aujourd'hui tant de maulx
A leurs subjects et très poures vassaulx
Que l'air en put et le ciel en murmure.
Les juges font de trop villains deffaulx,
Les advocats sont cauteleux et faulx,
Les procureurs font pis, je le vous jure,
Et le marchant pour bien pou se parjure,
Faisant à Dieu et son proème injure.
Les mécanies si sont trompeurs et caulx;
Sergens, notaires font mainte forfaiture;
Le laboureur près son champ et pasture,
Ne fait pas moins nonobstant ses travaux.
Curés, evesques et prebstres séculiers
Des abus font à cens et à milliers
Que je ne nomme parce qu'on le scet bien.
Abbés, prieurs et moynes réguliers
Sont aujourd'hui si très irréguliers
Qu'on ne pourrait dire d'eulx aulcun bien.

C'est grant horreur, pour au propos venir,
Des gens d'église auxquels on voit tenir
Publicquement bastards et concubines.
Femme ne peut si bien se contenir
Qu'ils ne facent à pesché parvenir, etc., etc.

DES FOLS AMOUREUX.

«O fols amoureux qui metiez vostre cueur en une chose tant vile et abominable, regardez le dangier où à vue d'œil vous vous mettez. Considérez les maulx que les fols amoureux ont pour leurs sottes amourettes. Les uns en sont occis, les aultres en sont malades, les aultres en sont perturbés de leurs sens, les aultres destruits et mis à poureté, les aultres abétis, et les aultres impotens pour les froidures qu'ils ont en leur jeunesse endurées à la porte de leurs dames. Il fault aller, venir, traverser, regarder en crainte, saluer sous le bonnet, porter boucquets, bagues et afficquets; il fault pomper et triumpher. Le fol amoureux cuide par adventure estre aimé, et on se mocque de lui, on lui rit devant, et par derrière on le mort. On prend de lui ce qu'on peut, et puis a le douloureux congé. Toute la nuit il pense à celle qui ne tient compte de lui...; il songe et resve et ne peult à personne tenir propos. Il est fantastique.»

DES MURMURES DES ENFANS D'ISRAEL.

«Vous desirez la guerre en vostre pays! peuple français! pour vous enrichir, et c'est la chose qui plus appauvrit. Vous ne cerchez que mutation de temps et convoitez ce qui plus vous est contraire. Prenez pour exemple la mutinerie et la braguerie de Paris, qui fut à plusieurs personnes pour lors joyeuse, et depuis très angoisseuse, et dont ils crièrent, hélas! cent fois le jour. Peuple, peuple, vous vous plaignez des princes et dictes qu'ils ont toutes vos richesses; mais vous suffise d'autant que j'ay congnu la discorde de vostre vie que vous-mesmes estes la cause de vostre poureté par trois choses: la première vostre mauldite et malheureuse envie; la deuxième la dissolution des divers estats et la superfluité des habits; la troisième et principale chose sont les blasphèmes. Peuple français, cuidez-vous avoir ayde de celuy que vous mesprisez et blasphémez?»

Nous finirons ces citations par les sages paroles du confesseur du Renard, sur le néant de la beauté en présence de la mort.

Certes cheveu ne demourra
Tantost après que l'on mourra
Mais demourra le test plus net
Que n'est le cul d'un conninet.

Ces yeulx qui sont vers et rians
Et de vanité si frians,
Ce nez si bel et si traitis
Ce vis si poli si faitis
Et celle face coulourée
Ceste bouche si aournée
Que par si grant delict on baise
Quant on la tient à son ayse,
Tretout cela que devenra
Quand dedans la terre viendra
Et les vers auront faict leurs noces.
Des yeulx ne seront que les fosses,
Les os tout nuds du front, du vis,
Et celle gorge si polie
Dont mainte femme est si jolie,
Pardessus ce fourchu menton
Celle poictrine en qui met on,
Especiallement des femelles
Ces tétins poignans, ces mammelles
Dont les hommes font les cembaux,
Ce corps qui est si gent, si beaux
Et si acézinés par dehors;
Et oultre plus que sera lors
De ces reins derrière et devant,
Parler n'en ose plus avant.
Et après de ces trumaux blancs
Dont elles sont si glorieuses.

La gloute vermine et les vers
Et en l'esté et en l'hyvers
Si ne laisseront rien que manger, etc., etc.

LE JEU DU PRINCE DES SOTZ
ET MÈRE-SOTTE;

Joué aux Halles de Paris, le mardi gras, l'an mil cinq cens et unze. Fin du Cry, Sottie, Moralité et Farce, composez par Pierre Gringore, dit Mère-Sotte, et imprimez pour icelluy.

Un vol. petit in-8 gothique de 44 feuillets, de la plus grande rareté, dont M. de Bure, no 3269, dit qu'on ne connaît qu'un seul exemplaire, lequel est dans la bibliothèque royale. Notre exemplaire en est une copie manuscrite, figurée sur papier fort, et si bien exécutée en gothique avec le frontispice et la devise: raison partout; partout raison; tout par raison, qu'on peut la considérer comme aussi précieuse que l'édition originale. Cette copie nous a été vendue 120 fr. par M. le libraire Techener, qui l'avait achetée, en 1829, à Londres, à la vente des livres de M. Langs. Caron a réimprimé cet ouvrage, en 1800, pour sa rare collection de différens ouvrages anciens.

(1511-1800.)

Il convient, à propos du chef-d'œuvre des anciennes pièces de théâtre appelées Sotties, de rappeler au lecteur la source de ce genre d'ouvrage et les particularités relatives aux auteurs qui s'illustrèrent le plus dans cette carrière hasardeuse de la comédie burlesque. Les frères Parfait nous apprennent, d'après l'histoire de Paris et les œuvres de Marot, que les Sotties naquirent d'une société de jeunes gens spirituels et malins formée sous le règne de Charles VI, temps d'émancipation et de licence, laquelle prit le nom de société des Enfans sans Soucy. Cette association eut bientôt ses lettres patentes, son organisation hiérarchique, son chef intitulé le Prince des Sots, son grand dignitaire qui fut Mère-Sotte, son costume à capuchon avec des oreilles d'âne, ses jours fériés où elle faisait son entrée solennelle dans Paris, et ses représentations aux Halles. D'abord son répertoire était restreint aux plaisanteries dialoguées de la dernière classe; il s'agrandit ensuite par l'effet d'une transaction avec la basoche qui lui permit de jouer des farces et même des moralités; enfin les succès prodigieux qu'elle eut engagèrent les confrères de la Passion à lui donner, sur leur scène, droit de bourgeoisie. On sait que Louis XII ne dédaigna pas d'assister, en personne, à ses jeux où les actes du gouvernement n'étaient pas ménagés. François Ier ne se montra pas moins tolérant pour ses joyeux écarts; et c'est à elle qu'on doit principalement attribuer cette verve plaisante et frondeuse qui, pendant long-temps, a constitué, en France, le seul contre-poids de pouvoirs d'ailleurs exorbitans. La société de la Calotte, si à la mode sous Louis XV, peut être considérée comme une émanation des Enfans sans Soucy, qui, de nos jours, usent et abusent de leurs priviléges sous la double égide de la liberté de la presse et de la caricature.

Les Enfans sans Soucy, auxquels Clément Marot s'était associé, eurent, de 1500 à 1548, leur âge d'or, et aussi leur triumvirat dans Pierre Gringore, Jean Marchant et le Sieur, comiquement nommé le seigneur de Pont-Alletz, tous trois fontaines inépuisables de grosse gaîté, tous trois acteurs de leurs pièces aussi bien qu'auteurs, et de plus charpentiers, c'est à dire entrepreneurs des échafauds sur lesquels se jouaient les Farces et Sotties. Ils marchèrent ainsi gaîment à leur décadence commencée vers 1600, et à leur chute radicale arrivée de 1612 à 1629—32, par suite de plusieurs procès perdus contre les comédiens de l'hôtel de Bourgogne. Cette fin leur fut commune avec les clercs de la basoche et les confrères de la Passion: ensemble ils avaient fondé l'édifice du théâtre, d'autres l'achevèrent; mais, pendant leurs beaux jours, de quels triomphes ne jouirent-ils pas! Le seigneur de Pont-Alletz avait, dans la capitale, une popularité singulière qu'il devait à sa petite taille, à sa grosse bosse et à un air de dignité brochant sur le tout qui commandait le rire. Bonaventure des Perriers raconte qu'un jour qu'il tambourinait son spectacle à la porte de Saint-Eustache pendant le sermon, l'auditoire quitta tout d'un coup l'église pour courir à lui; sur quoi le curé étant sorti furieux pour aller demander à Pont-Alletz d'où lui venait cette audace de tambouriner pendant que lui curé prêchait, le seigneur de Pont-Alletz répondit au curé: «Et vous qui vous rend si hardi que de prêcher tandis que je tambourine?» Ce qui lui valut justement quelques jours de prison.—Quant à Pierre Gringore, héraut d'armes d'Antoine, le poète, duc de Lorraine, il fut le véritable prince des Enfans sans Soucy, par sa fécondité merveilleuse autant que par le crédit qu'il sut se donner auprès des siens et la dignité de Mère-Sotte, qu'il en obtint pour prix de ses travaux comiques. Le catalogue de ses œuvres, aujourd'hui si rares qu'on les paie au poids de l'or, excite bien moins encore la pitié des gens de goût que la soif ardente des bibliomanes. On y voit un château de labour, une chasse du cerf des cerfs, des fantaisies et menus propos de Mère-Sotte, un nouveau monde, des contredicts de songe creux, une complaincte du trop tard marié (qui probablement fut trop tôt c.) et surtout le jeu du Prince des Sotz et Mère-Sotte que nous demandons la permission de mettre hors de ligne, comme une production philosophique, hardie, et fort au dessus de la sottie anonyme du monde et abuz, jugée toutefois, par quelques uns, le modèle du genre.

Le jeu du Prince des Sots forme un spectacle complet, composé d'une sottie, d'une courte moralité et d'une farce. On le représenta aux Halles de Paris, en 1511, année qui précéda la glorieuse et funeste bataille de Ravenne, à la suite de laquelle le bon roi Louis XII, privé de son jeune héros, Gaston de Foix, fut contraint de vider l'Italie, en abandonnant Naples aux Espagnols, le Milanais à Sforce, et l'Eglise entière à l'avide influence de l'habile et perfide Jules II; triste fruit de tant d'efforts chevaleresques bien plus que politiques, trop prévu par les hommes réfléchis du temps et parodié d'avance par Pierre Gringore dans son jeu du Prince des Sots. Mais venons à la Sottie en question. Elle est précédée d'un cry, ou appel de l'auteur à toutes les espèces de sots et de sottes, lequel a pour signature un pet de prude femme.

Par le Prince des Sots il faut entendre Louis XII; Mère-Sotte, c'est l'Église romaine telle qu'Alexandre VI et Jules II l'avaient faite, et qu'elle allait devenir sous Léon X, au mépris des libertés gallicanes; Sotte-Commune, c'est le Peuple français; elle a, dans la pièce, trois sots pour acolytes; Sotte-Occasion et Sotte-Fiance sont des personnages de tous les temps introduits ici pour voiler ou découvrir le dessein de l'auteur; le prince de Natès, le seigneur Croulecu, le seigneur de Gaieté, le seigneur de Joie, le seigneur du Plat d'argent (peut-être Antoine Duprat), le seigneur de la Lune, l'abbé de Frévaulx, l'abbé de Plate-Bourse, le général d'Enfance, et le seigneur de Pont-Alletz, sont autant de notables de l'époque dont les véritables noms ne sauraient être, désignés sans témérité, ne pouvant l'être que par conjecture. Si, par parenthèse, le général d'Enfance est Gaston de Foix, Pierre Gringore a commis là une grande injustice.

Du reste, l'action de cette sottie est moins que rien: tout le sel en consiste dans les propos et les allusions. Le Prince des Sots donne audience à ses sujets que lui présente le seigneur de Pont-Alletz. Il s'informe à chacun de ses griefs. Sotte-Commune expose les siens avec chaleur. Mère-Sotte en habit de prêtre lui ferme la bouche pour venir à ses projets d'envahissement sur le temporel des princes et du peuple. Elle implore l'appui de Sotte-Occasion et de Sotte-Fiance, et met les prélats de son côté. Les seigneurs, à l'exception du seigneur de la Lune, se rangent de celui du Prince des Sots. On se querelle, on se gourme; Mère-Sotte devient gendarme; alors le Prince des Sots lui arrache ses vêtemens ecclésiastiques. Aussitôt chacun reconnaît que Mère-Sotte n'est point la véritable Eglise, et la conclusion est que: punir la fault de son forfaict.

Punir la fault de son forfaict,
Car elle fut posée de faict
En sa chaire par symonie.

Dès les premiers vers, un des trois sots révèle la pensée de Gringore:

Pour ce que l'Église entreprent
Sur temporalité, et prent,
Nous ne pouvons avoir repos, etc.

Le général d'Enfance figure l'impuissante et puérile expédition de Louis XII en Italie, à laquelle ce monarque avait été entraîné par le pape qui le trahit ensuite, en rompant la ligue de Cambrai:

Hon! hon! men, men! papa! tetet!
Du lolo! au cheval fondu, etc., etc.

Les déprédations du clergé sont représentées par les abbés de Frévaulx et de Plate-Bourse. Le premier, convoqué par le Prince des Sots, ainsi que nombre de prélats, se présente en disant:

Me vella;
Par devant vous vueil comparestre.
J'ay despendu, nottez cela
Et menagé par cy et par là,
Tout le revenu de mon cloistre, etc., etc.

Le Pape ou Sotte-Commune témoigne ainsi son mépris pour toutes ces querelles de princes et de prélats:

Et que ay-je à faire de la guerre
Ne que à la chaire de sainct Pierre
Soit assis ung fol ou ung sage? etc., etc.

On sent, à de pareils traits lancés devant la cour de France, que Luther et Calvin n'étaient pas loin.

Mère-Sotte ne masque guère ses projets:

«A ma guise, dit-elle,
Le temporel vueil acquérir
Et faire mon renom florir.
Ha! brief vela mon entreprise;
Je me dis mère saincte Église

Je mauditz, j'anatématize,
Mais soubs l'habit pour ma devise
Porte l'habit de Mère-Sotte.
Bien sçay qu'on dit que je radotte
Et que suis fol en ma vieillesse, etc., etc.»

Ailleurs elle dit encore qu'elle en veut au temporel. Sotte-Fiance lui objecte que les princes y contrediront. Mère-Sotte répond que vueillent ou non, ils le feront. Sotte-Occasion, afin d'exciter le zèle du clergé, ajoute: «Vous serez bien heureux alors!Comment? demande l'abbé de Frévaulx.—On vous dispensera de faire ce qu'il vous plaira.Quoi! nous serons tous cardinaux? etc., etc. Après ces beaux discours suivis de beaucoup d'autres pareils, l'assaut se livre entre les prélats et les seigneurs du prince. Sotte-Commune murmure. «Tais-toi Commune! Parle bas, lui dit un sot. Sotte-Commune ne veut pas se taire et va jusqu'à dire:

«Affin que chascun le cas notte,
Ce n'est pas mère saincte Église
Qui nous fait guerre sans feintise,
Ce n'est que nostre Mère-Sotte, etc., etc.»

Et qui la conduit donc dans ces voies funestes? demande un sot:—C'est Sotte-Occasion, répond un autre.—Non, réplique un troisième, C'est Sotte-Fiance!—Voltaire n'a pas dit plus. Mais en voilà bien assez sur la Sottie, après les Analyses des frères Parfait et du duc de la Vallière, que nous essayons de ne pas répéter, et qui suppléent à ce que nous ne disons pas.

La moralité est encore un dialogue satirique relatif aux évènemens contemporains, avec cette différence que le voile allégorique est entièrement soulevé. Les personnages sont le Peuple françoys, le Peuple ytalicque, l'Homme obstiné (Jules II), la Symonie, l'Hypocrisie, Pugnicion divine et Démérite. Le Peuple français se plaint de ce que sa substance est dévorée en Italie. Le Peuple ytalicque ne déplore pas moins sa destinée qui le livre en proie aux Français, aux Allemands, aux prêtres, etc., etc. De là aux injures il n'y a qu'un pas....

LE PEUPLE FRANÇOYS.
«Peuple ytalicque, tu es un grand flatteur,
Tu as cueur faulx et déceptive voix, etc., etc.

Peuple ytalicque est plein de vices.
LE PEUPLE YTALICQUE.
Peuple Françoys, si es tu toy!
LE PEUPLE FRANÇOYS.
Poison en lieu de bonne espèce
Tu bailles offensant la loy, etc., etc.
LE PEUPLE YTALICQUE.
Tu fais maintenant comme moy,
Mon mestier est bien praticqué.
LE PEUPLE FRANÇOYS.
Et dis-moy la raison pourquoi!
LE PEUPLE YTALICQUE.
Il n'est rien pire, par ma foy,
Qu'est un Françoys ytalicqué, etc., etc.»

Tandis que les deux peuples sont ainsi occupés à se dire des duretés et à s'accuser réciproquement des maux de la guerre, survient l'Homme obstiné (Jules II), qui se demande à lui-même d'où vient qu'il est si pervers, ne tenant compte de Dieu, ne d'homme, ne du diable; toutefois il persiste dans sa méchanceté. Pugnicion divine arrive à son tour, monte en chaire et s'écrie: «Tremblez, tremblez, pervers peuple ytalicque!Tremble, homme obstiné! Jules II n'est pas pour s'effrayer de si peu: il se met à chanter le vin de Candie qu'il trouve friand et gaillard. Symonie et Hypocrisie paraissent alors et font assaut de scandale.

«On ne veut plus bénéfices donner
Si je n'y suis en estat et bobance.»

Ainsi, parle Symonie. Hypocrisie se vante d'être tout à Dieu fors que le corps et l'ame. Le Peuple français demande:

D'où vient maintenant la guise
Que prestres ont des chambrières,
Que les chandelles de l'Eglise
Vont vendre, etc., etc., etc.

Démérite renchérit sur Pugnicion divine, dans les reproches adressés au pontife romain, et dit, en faisant allusion aux armoirie des la Rovère:

Le chesne ombrage le lion
Rempli d'usure et de trafique.

A la fin Hypocrisie et Symonie paraissent s'amender. L'Homme obstiné seul tient bon. Il y a de l'esprit dans les discours de Démérite qui finissent tous par un refrain dont le sens est que tous ces désordres seraient terminés si..... Les deux Peuples unissent leurs plaintes contre l'Homme obstiné, auprès de Pugnicion divine, et la moralité se conclut par des exhortations mutuelles de couper court à tant de maux. Il ne faut pas oublier que Louis XII se réjouissait de voir cette moralité qu'il se fit jouer par ordre.

La Farce qui forme la troisième partie du jeu nous montre une femme Doublette se plaignant de ce que son mari Raoullet Ployart laboure mal la vigne. Raoullet Ployart s'excuse sur ce que cela lui fait mal aux reins. Leur valet Mausecret s'offre pour suppléant. Doublette aurait envie d'accepter, mais Raoullet ne veut pas. Alors Doublette recourt secrètement à deux personnages: Dire et Faire. Dire parle si bien que Doublette l'accueille d'abord; mais tout se passant en discours, elle se dégoûte de Dire et se rabat sur Faire. Pour le coup, elle est contente; car Faire travaille si dru la vigne que Raoullet en devient témoin. Grands cris du mari. La cause est portée devant le seigneur de Baille-Treu, qui donne raison à Doublette. Conclusion que les femmes sans contredire ayment trop mieux faire que dire. Nous conclurons aussi, de cette farce graveleuse, que le bon goût n'a pas moins profité aux mœurs qu'à l'art du théâtre. Cependant, il faut le dire à l'honneur de nos anciens poètes dramatiques, il y eut toujours bien loin de leurs plaisanteries les plus nues à la révoltante obscénité qui déshonorait, au XVIe siècle, les pères du théâtre italien, bien plus avancés d'ailleurs sous le rapport du style et de l'intrigue. Tandis que ceux-ci étaient trop fidèles à une affreuse peinture de mœurs qu'ils semblaient mieux aimer décrire que corriger, les nôtres laissaient percer, à travers leurs gros mots et leurs naïvetés crues, un certain goût de réforme et de satire morale qui mérite des éloges. Ils censuraient, souvent ingénieusement, les abus de tout genre qui leur étaient désignés par l'opinion éclairée de leur temps, et même dans leurs grandes privautés, ils se montraient plus libres que libertins. Leurs progrès dans l'art du théâtre furent lents, il est vrai, principalement dans la tragédie; mais ils furent constans et certains jusqu'à ces jours brillans où la double palme du théâtre fut décernée à nos muses dramatiques: car elle nous fut décernée et très justement; et c'est en vain qu'on se débat contre cette vérité qui est et sera toujours hors de doute. Ce beau triomphe tient, du reste, à deux traits principaux du caractère national: la finesse maligne qui observe et la mobile souplesse qui sait imiter.


OPUS MERLINI COCAII,
POETÆ MANTUANI MACARONICORUM.

Totum in pristinam formam per me magistrum acquarium lodolam optime redactum, in his infra notatis titulis divisum:

1o. ZANITONELLA, quæ de amore Tonelli erga Zaninam tractat; quæ constat ex tredecim sonilegiis, septem eglogis, et una strambottolegia.

2o. PHANTASIÆ MACARONICON, divisum in viginti quinque macaronicis, tractans de gestis magnanimi et prudentissimi Baldi.

3o. MOSCHEÆ FACETUS liber, in tribus partibus divisus, et tractans de cruento certamine muscarum et formicarum.

4o. LIBELLUS epistolarum et epigrammatum ad varias personas directorum. Tusculani apud lacum Benacensem. Alexander Paganinus M.D.XXI. die V januarii. 1 vol. in-16 de 272 feuillets sans l'Épître à Paganino; figures en bois, caractères italiques.

Cette édition des poèmes macaroniques de Théophile Folengi ou Folengio, dit Merlin Cocaïe, est rare et précieuse. La première, qui fut imprimée à Venise en 1513, est moins complète. Celle de 1692, pet. in-8, figures, Amsterdam (Neapoli), chez Abraham, à Someren, ne lui est préférable que parce qu'elle est plus belle et en lettres rondes. On ne croyait cette dernière tirée que sur deux papiers; mais le hasard m'ayant fait conférer mon exemplaire non rogné avec l'exemplaire en grand papier, aussi non rogné, qu'en possède M. Renouard, la découverte inattendue que le mien avait un demi-pouce de plus de hauteur que celui du savant libraire nous a révélé qu'il y avait un très grand papier (charta maxima) de cette édition de 1692, lequel a de hauteur ____ pouces ____ lignes. La traduction française, en prose, imprimée à Paris en 1606 et en 1734, sous la date de 1606, en 2 vol. in-12, ne porte point de nom d'auteur. M. Barbier lui-même ne fait pas connaître ce traducteur qui, du reste, n'a traduit que les 25 chants du poème des Gestes de Baldus, et l'horrible bataille des Mouches et des Fourmis. Il y a un grand papier de cette traduction sans texte, lequel est fort rare, ne paraît pas avoir été connu de M. Brunet, et dont nous avons un exemplaire non rogné, portant ____ pouces ____ lignes de hauteur.

(1513-21—1606—1692.)

Thomas Folengi, créateur de ces poèmes satiriques et bizarres pour donner sans doute plus de piquant à ses saillies et en même temps voiler ses hardiesses, se servit d'un langage mêlé de mots latins, toscans, français, tudesques, mantuans, brescians, bergamasques, appelé pour cette raison macaronique, du nom des macaronis italiens, qui sont, comme on sait, un mets composé d'ingrédiens divers, langage faux, burlesque, plus propre à gâter le goût qu'à seconder l'imagination, il est vrai; mais dont il faut avouer que le chantre de Baldus, bien supérieur à ses nombreux émules, a fait usage avec beaucoup d'art, de génie même et une harmonie souvent très heureuse. Ce poète (car c'est un véritable poète en habit d'arlequin) était un savant religieux du XVIe siècle, natif de Mantoue, qui, après avoir souffert plusieurs persécutions pour ses licences, et s'être tiré d'affaire autant de fois par la protection de quelques princes italiens, notamment de Ferdinand de Gonzague, mourut dans l'Etat de Venise, au monastère de Sainte-Croix de Campesio près Bassano, le 9 décembre 1544, sous le pontificat de Paul III, (Alexandre Farnèse), pape célèbre qui assembla le concile de Trente, fit avec l'empereur et les Vénitiens une ligue inutile contre les Turcs, chercha vainement à réconcilier Charles-Quint avec François Ier, établit l'inquisition à Naples, approuva l'institut des jésuites, et se conduisit, à l'égard de Henri VIII d'Angleterre, avec une rigueur si peu sensée et si fatale au Saint-Siége. Nous rappelons ces faits parce que Folengi les rappelle souvent dans ceux des écrits qui sont postérieurs aux poèmes dont nous allons parler. Quant aux allusions historiques renfermées à toutes pages dans ces poèmes, il convient, pour les expliquer, de remonter de 1513 à 1500, époque où ils parurent pour la première fois; c'est à dire aux pontificats d'Innocent VIII (Cibo), qui suivit Sixte IV et dont les mœurs étaient si dissolues; d'Alexandre VI (Borgia), qui souilla la chaire de saint Pierre, pendant les onze années de son règne, par ses meurtres, ses sacriléges, ses débauches et sa honteuse simonie, plus que n'avaient fait tous ses devanciers pris ensemble; de Pie III (Todeschini), qui ne siégea que vingt et un jours; et enfin, de Jules II (la Rovère), pontife guerrier et politique, devenu l'arbitre de l'Italie en se liant d'abord, par la ligue de Cambrai, avec la France, et les autres puissances contre les Vénitiens, puis avec ceux-ci contre Louis XII; double jeu que son successeur Léon X n'imita pas avec succès. Tant d'intrigues, tant de guerres et de ligues faites et rompues, le tout pour asseoir, par la division, la suprématie temporelle de la cour de Rome en Italie; ces agitations perpétuelles et sanglantes, qui, avec les anciennes querelles du sacerdoce et de l'empire, forment toute l'histoire de ce malheureux pays, avaient plongé ses habitans de toutes les classes et de tous les ordres dans une telle confusion de mœurs et de principes, que personne ne pouvait s'en taire, pas même ceux que le mal avait infectés. La littérature italienne du XVIe siècle retrace, en tout genre, directement ou indirectement, cet état moral, depuis l'épigramme jusqu'à l'épopée; depuis le conte libertin jusqu'à l'histoire sérieuse. Les moines italiens, et c'est de leur part un grand trait de générosité ou d'effronterie, ne furent pas les derniers à censurer leur patrie et leur temps, ni les moins hardis dans leurs tableaux et leurs satires. Folengi seul en serait un exemple frappant. Ses écrits sont remplis d'esprit, de verve maligne, de mouvement et de vie; mais le style n'en est pas modeste, loin de là, et si loin que nous en avertissons les lecteurs de ces analyses, afin qu'ils se disposent comme des gens qui, pour aller chercher des fleurs, auraient à traverser une mauvaise ruelle, précédée d'un bourbier. Pour mettre le public tout d'abord au courant du style macaronique, nous citerons et traduirons le sixain pseudonyme de Jean Baricocole placé en tête des poésies de Folengi. Ce sixain est dirigé contre un certain Scardaffus qui avait défiguré les macaroniques dans une édition antérieure à celle de Lodola:

Hexasticon Johannis Baricocolæ.
Merdi loqui putrido Scardaffi stercore nuper
Omnibus in bandis imboazata fui.
Me tamen acquarii Lodolæ sguratio lavit;
Sum quoque savono facta galanta suo.
Ergo me populi comprantes solvite bursas;
Si quis avaritia non emit, ille miser.
Sixain de Jean Baricocole.
Le puant Scardafus à Merdi souffle haleine,
M'avait, dans tous les sens, d'ordure embarbouillé.
Le Verseau Lodola m'a tant et tant mouillé,
Que son savon m'a fait plus net qu'une fontaine.
Maintenant, pour m'avoir, peuples, boursillez tous;
Si lésine vous tient, ma foi, tant pis pour vous.

Venons, il en est temps, après ce long préambule, à l'examen des macaroniques dont peu de critiques ont parlé et encore très succinctement.

ZANITONELLA.

Le berger Tonellus, amant grossier, mais passionné de la belle vachère Zanina, est le héros des 13 sonnets, des 7 élégies et de la strambottologie de Merlin Cocaïe; bucoliques grivoises où l'on est étonné de trouver tant de graces et de sentiment. Le second sonnet commençant par ce vers:

Tempus erat, flores cum primavera galantas—spantegat, etc.,

et dans lequel Tonellus raconte comment il est tombé amoureux, est une pièce très jolie et très délicate. Nous en dirons autant du quatrième qui contient l'éloge des charmes de Zanina:

Stella Diana mihi se monstrat nonne politam,
Quum movet occhiodas bella Zanina suas?

Capra legera mihi dum saltat nonne videtur,
Quum ballat fomnæ gamba intenta meæ?
Testa manus, gambæ, venter, pes, coppa Zaninæ,
Sunt Sol, Luna, Venus, Capra, Lentus, Opes.

Quand ma Zanina charmante fait mouvoir ses yeux, n'est-ce pas l'étoile de Diane qui se montre à moi dans tout son éclat? Quand elle danse avec moi, jambe contre jambe, n'est-ce pas une chèvre légère qui folâtre? etc., etc., etc.

La première églogue offre une imitation de la première bucolique de Virgile. C'est un dialogue entre Tonellus, Philippe et Pedralus, en l'honneur du marquis Frédéric de Gonzague qui avait délivré le pays de Mantoue de la brutalité des soldats allemands, et, par ce moyen, donné un libre cours à la passion de Tonellus pour Zanina:

«Nos Todescorum furiam scapamus
»Qui greges robant, casamenta brusant,
»Feminas sforzant, vacuant vasellos,
»Cuncta ruinant, etc., etc., etc.

»Mantuæ princeps Fredericus istud,
»Otium nobis dedit, ô Pedrale! etc., etc.

»Sit meus semper duca vel signorus, etc.»

Nous sommes, grâces à lui, échappés à la furie de ces tudesques voleurs de troupeaux, brûleurs de maisons, forceurs de femmes, videurs de tonneaux, et ruineurs de tout. C'est lui, c'est le prince de Mantoue qui nous a fait ce loisir, ô Pedralus, qu'il soit mon duc, qu'il soit mon seigneur à toujours! etc.

Tonellus s'étend sur les louanges de Mantoue à propos du prince Frédéric:

«Mantua est cunctis melior citadis,
»Mantuæ gens est bona, liberalis.

»Ista primaros generat poetas,
»Excitat pronos juvenes ad arma.
»Ricca frumento, pegoris, olivis,
»Piscibus, uvis, etc., etc.
»Semper in ballis gaudit et moreschis;
»Hic strepunt pivæ, cifolli, canelli.

»Non ibi proles gibillina plus quam
»Guelfa guadatur, sed amant vicissim;
»Prandeunt, cœnant, caciant, osellant,
»Carmina dicunt, etc., etc.»

Mantoue est la meilleure des cités; les habitans de Mantoue sont bons et généreux. Mantoue engendre les princes des poètes; elle enflamme la jeunesse d'ardeur guerrière; elle abonde en grains, en troupeaux, en olives, en poissons et en vignes. On y vit dans une joie perpétuelle; on y danse au son des cornemuses, des flageolets et des flûtes. Là point de distinctions entre les gibelins et les guelfes. Les deux factions se confondent pour aimer, danser, festoyer, chanter des vers ensemble, etc., etc.

Le pauvre Pedralus, à l'exemple de Mélibée, répond à ces doux épanchemens par de tristes complaintes. Il rappelle les malheurs de Bresce, sa patrie, déchirée par les guerres avec les Français, les Italiens, les Espagnols, les Allemands, les Chatspelés, les Brisegueules, etc., etc. Il quitte ensuite Tonellus sans vouloir même accepter son toit pour une nuit.

La seconde églogue est encore une imitation de Virgile. Tonellus s'y plaint à sa maîtresse des rigueurs dont elle l'accable. Il lui dit de n'être pas si fière de sa blancheur, que la terre blanche donne souvent des moissons noires, tandis que la terre noire donne souvent des moissons blanches. Ce sont là des raisonnemens de bergers et d'amans; mais les amans et les bergers ne sont jamais plus aimables et plus naturels qu'alors qu'ils sont pires logiciens.

Dans la troisième églogue, qui nous paraît un petit chef-d'œuvre de passion, Tonellus aborde Zanina seule, couchée à l'ombre fatale d'un noyer. Il la flatte, la presse, lui dit tout ce que l'amour a de plus tendre et de plus vif. Zanina le reçoit avec des injures et le renvoie à sa chère Simone: il est évident qu'elle est jalouse. Tonellus fait de vains efforts pour effacer de l'esprit de son amie la folle idée d'un amour pour Simone, et lui reproche, à son tour, d'aimer Bertol. «Je n'aime ni Bertol qui m'a injuriée l'autre jour, ni personne; je hais tous les bergers, reprend Zanina.—Tu ne hais pas tous les bergers, tu aimes Bertol, et pourtant:

«Sum ditior illo......
»Si forma, dubium nihil est, sum pulchrior illo;
»Si cantu stipulæque sono, sum doctior illo;
»Bertolus niger est, pede claudicat, oreque tardo
»Balbutit, unius cui desit lumen ocelli.»

«Je suis plus riche que lui. Si tu considères la beauté, certes je suis plus beau que lui; si le chant et la musette, j'en sais plus que lui. Bertol est noir; il boite, il balbutie d'une langue tardive; enfin il lui manque la lumière d'un œil.»

«N'importe: je ne veux pas te suivre, Tonellus. Allons, mes chèvres, allons-nous-en. Adieu, bergers, bois et fontaines! que ceux qui le savent le disent; l'amour est une démence.»

La quatrième églogue continue la précédente. Mêmes plaintes de Tonellus; seulement les plaintes deviennent plus amères et moins tendres. Elles sentent la fureur. Le sexe entier y est maudit à l'occasion des rigueurs de Zanina:

«Qualiter cunctæ pereant puellæ!
»Qualiter femnæ moriantur omnes!
»Quæque poltrona est, similanda cagnæ,
»Quæque Zaninæ.
»Rumor et lites veniant ab istis.
»Rixa cum femnis pariter creatur.
»Ricchus est orbis diavolibus istis,
»Ricchior orchus, etc., etc., etc.
»Vado piccari, etc., etc., etc.»

«Que toutes les filles périssent! périssent toutes les femmes! elles sont toutes aussi lâches que Zanina. La dispute et la guerre sont nées avec elles; ces maux nous viennent d'elles: ces démons peuplent la terre et enrichissent l'enfer bien plus encore. Je vais me pendre, etc., etc., etc.»

Suit un éloge de la potence. Les morts ordinaires sont ensevelis dans les ténèbres de la terre; les pendus seuls voient le ciel.

«Cætera per gesias sub terris funera condunt;
»Piccatis cœlum posse videre datur.»

Cette pièce offre une particularité qu'on peut appeler un tour de force en versification; chaque strophe commence par une lettre de l'alphabet différente à commencer par l'A jusqu'au V, sans qu'on sente le moindre effort. En vérité ces esprits-là sont de bien beaux esprits.

Comme Tonellus allait se pendre avec le licou d'une jument, son ami Salvignus arrive pour l'en empêcher. Ici commence un dialogue entre les deux bergers qui fait le sujet de la cinquième églogue. D'abord Salvignus presse Tonellus de lui confier la cause de son chagrin. Tonellus l'envoie promener. L'ami ne se rebute pas et redouble ses prières affectueuses. L'amant désespéré lui répond que plutôt que d'être sorti du ventre de sa mère, il aimerait mieux être un champignon né du pissat bouillant d'un âne, ou même un étron de chien. C'est là de l'amour ou jamais il n'y en eut au monde. Salvignus réplique par un trait sublime à cette ordure; qui s'en serait douté? «Ah! Tonell', mon cher, dit-il, on ne doit point se désespérer. Songe que le désespoir de Judas fit plus de peine à Jésus-Christ que son crime!» Les plus belles pensées chrétiennes n'ont rien de plus beau. Cependant Tonellus, de plus en plus sollicité, avoue son amour pour Zanina, la fille de Pietro Gambone, les mépris dont cette fille l'abreuve, la douleur mortelle qu'il en ressent, et son ferme dessein de se pendre. Salvignus l'appelle fort justement tête sans cervelle! et lui conseille de retourner plutôt curer ses étables où le fumier pourrit. «Tout ce que tu me dis, reprend Tonellus, m'entre par une oreille et me sort par l'autre, et ton babil me rompt la tête.»

Istam meam rupit circumparlatio testam,
Per dextramque intrans, lævam passavit orrechiam.

Là dessus Salvignus s'emporte contre l'amour et le nomme, sans façon, fils de p...., sans épargner Zanina. Cette sortie met Tonellus en fureur. Il souhaite à Salvignus une bonne fistule qui lui mange le nez. «Quod mangiare viam possit tibi phistola nasum!—Mais du moins si tu veux aimer, aime Thomassine; celle-là ne te fera pas souffrir.—Que veux-tu? j'aime Zanina.» Sur ce, Salvignus, voyant qu'il n'y a pas moyen de convertir Tonellus, pour l'empêcher de se pendre, lui promet de lui amener Zanina. Ici finit l'idylle cinquième où l'on trouve beaucoup de sentiment, de naturel et de comique en très mauvaise compagnie. Trois années s'écoulent, et Tonellus enfin désabusé s'unit à Thomassine. Bien des gens en auront du regret et peut-être eussent-ils mieux aimé voir Zanina se rendre et avoir ensuite une fistule au bout du nez pour apprendre à faire ainsi la farouche et la superbe, pendant trois ans, au milieu des vaches; mais l'histoire est plus morale comme elle est.

Les amateurs du vin s'amuseront de la sixième églogue; car ce n'est rien qu'une scène d'ivresse entre Tonellus et Pedralus exactement décrite.

La septième et dernière églogue semblerait presque une satire du genre pastoral, tant la nature y est grossièrement représentée. La scène se passe entre Tonellus, Pedralus, Gelmina et Bigolin. Pendant que Pedralus est en train de raconter à Tonellus je ne sais quelle historiette qu'il n'a pas le temps d'achever, Gelmina sa maîtresse l'appelle. Tonellus veut inutilement le retenir pour apprendre la fin du conte, Pedralus va trouver Gelmina derrière une haie voisine, et le lecteur peut faire les frais d'imaginer ce qui se passe entre les amans. Tonellus, pour se désennuyer, aborde Bigolin qu'il aperçoit dans la plaine. Bigolin, qui n'est pas en humeur de rire ni de causer, le reçoit avec rudesse. On en vient aux gros mots, puis aux coups. Bigolin est d'abord le battu; mais il se relève et se venge sur son adversaire si violemment et si salement, que celui-ci demande secours et merci. Gelmina et Pedralus reviennent aux cris de Tonellus et mettent la paix non sans peine.

Tu, Tonelle, manens lascivas pasce capellas.
Tu, Bigoline, casam redeas; injuria nulla est.

Ainsi finit la Zanitonella, poème bucolique d'une nature peu choisie, sans doute, mais original par l'intérêt suivi qu'il présente, et, quant à la vérité, bien préférable, dans sa rusticité grotesque, aux idylles musquées, poudrées et pommadées de Fontenelle, et même aux bergeries mélancoliques et penseuses de Racan, comme aux églogues élégantes de J.-B. Rousseau et de Gresset. Théocrite, le divin Théocrite lui-même n'est pas moins cynique souvent que Folengi; on le peut voir jusque dans la traduction si heureusement châtiée que Coupé nous en a donné dans ses Soirées littéraires. Pour lire des pastorales qui réunissent constamment le naturel des champs à la grace décente, il faut recourir à Virgile et à Gesner, et s'y tenir.

LES XXV FANTAISIES,
OU
HISTOIRE MACARONIQUE DES GESTES DE BALDUS[50].

Premier Chant.

Phantasia mihi quædam fantastica venit
Historiam Baldi grossis cantare camœnis;
Altisonam cujus famam, nomenque Gaïardum
Terra tremit, Baratrumque metu se cagat adossum.

Un caprice fantasque a saisi mes esprits,
De célébrer céans en burlesques écrits,
Baldus le haut sonnant, dont le nom Rabatjoye
Epouvante la terre et les enfers dévoye.

Après une invocation aux muses grivoises et gourmandes, le poète met en scène un fameux chevalier français, nommé Guy, descendant de Renaud de Montauban: c'est le plus grand brise-lance de la cour de France. Le roi en fait un cas particulier, et sa fille Balduine encore plus; Balduine, princesse accomplie, vrai trésor de beauté. Un tournoi est crié à Paris. Guy ne manque pas de s'y rendre sur un cheval d'Espagne fier et agile. En saluant l'assemblée, il voit Balduine et en tombe épris, lui jusque-là si rebelle à la tendresse, et tellement qu'il en perd la force et le sentiment. Il se retire de la lice, se jette sur son lit et ne songe plus à combattre. Le roi l'envoie chercher par Sinibalde, l'écuyer et l'ami de ce nouveau martyr de l'amour, qu'il fait aussi prier par un de ses propres chevaliers. Guy céde à tant d'instances, revient au tournoi, renverse dix adversaires sans débrider, gagne le prix, assiste au festin royal, et la table levée, emmène Balduine et sort de France.

2e Chant. Les deux amans gagnent les Alpes, déguisés en mendians. Ils manquent de tout et marchent à pied. La fille des rois a ses pieds délicats tout en sang. Elle devient grosse dans ce triste et pourtant mille fois heureux voyage. Le couple amoureux arrive en Italie. A Cipade, petite ville du Brescian, il reçoit l'hospitalité d'un généreux paysan, appelé Berte Panade. Rien de si touchant que le détail de cette réception. Berte est d'un caractère joyeux et franc. Il donne à ses hôtes tout ce qu'il a et leur propose de demeurer avec lui toute leur vie. Guy accepte la proposition pour sa chère Balduine; il lui fait la cuisine de ses mains guerrières, et Balduine sourit de sa gaucherie, en épluchant elle-même des ciboules de ses mains royales. Guy veut aller conquérir tout au moins un marquisat pour son amante; il la quitte et la laisse évanouie entre les bras de Berthe Panade. Balduine propose à Berthe de l'épouser pour le public, afin d'autoriser ses couches. La chose est convenue, et la princesse accouche d'un fils qu'elle nomme Baldus, qu'elle soigne de son mieux, qui sera le plus vaillant des chevaliers; mais, en attendant, le deuxième chant finit.

3e Chant. Le petit Baldus ou Balde est une merveille de force, d'adresse et de bravoure dès son enfance. Il néglige les écoles, mais son intelligence ne s'en développe que mieux. Il ne rêve que combats; il devient l'admiration par sa générosité, comme l'effroi par son audace, de la jeunesse du canton. Dans une fête donnée à la ville voisine, il remporte le prix de tous les jeux. Un mauvais petit comte Lanorce lui cherche querelle; il le renverse d'un coup de pierre et fait fuir toute sa troupe de petits courtisans. Poursuivi par un grand flandrin du comte Lanorce qui est un Hercule de carrefour, Balde se retourne et plonge son épée dans le nombril du flandrin Lancelot; après quoi il se retire tranquillement chez sa mère. Des sergens viennent l'y chercher de la part du prévôt. Il est à grande peine garrotté, puis traîné en prison. Heureusement l'honnête gentilhomme Sordelle, juge du lieu, à qui Balde raconte son aventure, lui donne raison et en fait son page favori. Cependant Berthe Panade avait épousé jadis une fille nommée Duine, laquelle mourut après avoir mis au monde un gros garçon nommé Zambelle.

4e Chant. Balde, en grandissant, ne dément pas son enfance. Il devient la terreur de Cipade; il se moque du juge Gaïoffe, et prend pour compagnons les plus terribles sujets de la ville qui veulent le faire roi: c'est un Fracasse dit le géant, descendu de Morgant le Majeur, un Cingart dit le subtil, le forceur de serrures, le larron du tronc des églises, un Folquet moitié homme moitié lévrier, et d'autres gens de même farine. Balde enlève la jeune et belle bourgeoise Berthe qu'il épouse avec l'aveu de son patron le juge Sordelle. Il en a deux gentils poupins, Grillon et Fanet. Zambelle, de son côté, qui passait pour le frère consanguin de Balde, épouse Lène. Balde rend la vie insupportable à son prétendu frère, tellement que celui-ci porte ses plaintes à Tognazze, vieillard d'autorité dans Cipade. Tognazze dénonce Balde au sénat de Cipade présidé par le juge Gaïoffe. Ce juge, déjà prévenu contre l'accusé, révèle sa fausse naissance et lance, contre celui qu'il appelle un garnement, mille imprécations. Le juge Sordelle veut prendre la parole en faveur de son page chéri; mais il balbutie, se retire, et, quelques heures après, meurt, non sans soupçon de poison.

5e Chant. Gaïoffe et son sénat avisent secrètement aux moyens de saisir Balde et de le pendre. On convient d'user de ruse. L'adroit estafier Spingart lui est donc dépêché pour le solliciter, en apparence, de venir prendre le commandement des soldats de Mantoue contre les Allemands qui sont descendus dans le Milanais. Spingart trouve Balde avec ses amis Fracasse et Cingart le subtil. Ce dernier évente la fourbe et détourne Balde de se rendre au vœu du sénat; mais le héros ne saurait prendre conseil que de son intrépidité. Seul il se rend à la ville, entre au palais qu'il voit garni de soldats. On veut se jeter sur lui par derrière. Il se défend durant six heures et tue nombre de gens. Enfin il est abattu, lié et plongé, de par le juge Gaïoffe, dans un affreux cachot. La description de ce combat est vive et pittoresque:

Cum quali furia taurus sub amore Vedelli,
Millibus a canibus quum assaltatur in agro,
Nunc pedibus ferrat, nunc illos cornibus urtat,
Et spargens sabiam, magnos trat in aere calzos
Oreque spumigero cœlum mugitibus implet,
Etc., etc., etc.
Comme lorsqu'un taureau qu'enflamme une génisse,
Par des milliers de chiens assailli dans la lice,
Les force de sa corne, ou du pied les meurtrit,
Éparpillant l'arène, à pet en l'air bondit,
Assourdit du beugler de sa bouche écumante,
Tel Baldus.

6e Chant. Sur la nouvelle de la prison de Balde, Cingart conseille à Fracasse de passer chez Guras, soudan des mamelucks, avec deux bons compagnons, afin d'engager ce soudan à venir ruiner Cibade et Mantoue et délivrer leur patron. Tandis que Fracasse fait ce voyage, Cingart se propose de faire jouer l'adresse en faveur de son malheureux ami. Sur ces entrefaites, Tognazze a conduit son client Zambelle devant le préteur de Mantoue pour qu'il exposât ses griefs contre Balde. La rusticité de Zambelle intimidé devant le tribunal fournit plusieurs lazzis d'assez mauvais goût. Enfin le jugement qui donne raison à Zambelle et le met en possession de tous les biens dérobés par Balde est rendu à la satisfaction de Tognazze. Ce vieillard profite de l'exécution de l'arrêt pour ruiner toutes les maisons de Cibade qui recèlent ses ennemis. La pauvre Berthe, épouse de Balde, dépouillée de tout ce qu'elle possède, est bien malheureuse avec ses deux petits enfans Grillon et Fanet. Elle s'en prend à Lène, femme de Zambelle, sa fausse belle-sœur. S'ensuit une belle bataille à coups d'ongles entre les deux femmes qui s'apaisent à grande peine par l'intervention de Tognazze et de Cingart. Diatribe contre les femmes, défense des femmes. Ce chant paraît être la censure de la justice des podestats.

7e Chant. Le septième chant est tout rempli des tours que Cingart fait au vieux Tognazze et à Zambelle. Ces vilains tours dépassent, en fait de cynisme, tout ce que nous connaissons d'ordurier dans Scarron. Les pots de chambre y jouent un rôle des plus actifs. Cela n'avance guère les affaires de Balde, mais cela ouvre une large carrière à la grosse gaîté de Merlin Cocaïe. Si ces plaisanteries perdent beaucoup de leur prix dans la prose surannée du traducteur, elles ne laissent pas d'amuser dans les vers comiques de l'auteur original.

8e Chant. Zambelle, comme on le devine, est le prince des benêts; il donne dans chacun des piéges que lui tend le subtil Cingart. Tantôt il se laisse couper la bourse, tantôt il achète un pot de bran recouvert de miel à beaux deniers comptant, ce qui lui vaut, en fin de compte, force coups de bâtons de Lène, sa chère femme; il perd deux fois sa vache Chiarine, une fois pour l'avoir vendue, contre un panier, à Cingart déguisé en juif; et l'autre fois, après que Cingart lui a fait retrouver pour de l'argent cette précieuse bête, en se la laissant gagner, dans la plus sotte gageure, par un moine de l'abbaye de Mortelle. Ces moines de Mortelle et le curé Jacob sont des pourceaux d'Epicure qui font festin de la vache ainsi volée, et Zambelle, ramené à Cipade par Cingart le subtil, n'y rapporte que les os de Chiarine. Cocaïe prend occasion de l'aventure pour décrire les vices des moines, ce qu'il fait avec une hardiesse et un détail qui rendraient Rabelais jaloux, et d'autant plus que la verve poétique anime et colore singulièrement ici la raillerie.

9e Chant. Il faut avancer dans l'œuvre pour découvrir le vrai dessein de l'auteur. Enfin nous y voici. C'est des abus de l'église, des vices et de l'ignorance du clergé d'Italie, tant séculier que régulier, qu'il s'agit surtout. Les habitans de Cipade célèbrent la fête de saint Brancat. Après la grand'messe, le curé Jacob est sur la place à danser avec les filles. Cingart le subtil leur prépare une scène qui ne les fera pas tous rire. Il a caché, dans le sein de Berthe, épouse de Balde, une vessie de mouton pleine de sang et lui a recommandé de faire la coquette. Comme elle fait donc la coquette, il vient tout d'un coup sur elle et lui plonge un couteau dans sa fausse gorge. Le sang coule; Berthe contrefait la morte; le curé Jacob va l'enterrer, mais Cingart, poursuivi par les paysans, promet de ressusciter Berthe par la vertu de son saint couteau. En effet, après trois signes de croix, Berthe ressuscite. Tout Cipade émerveillé veut acheter le saint couteau qui tue et ressuscite pour en faire hommage à saint Brancat. Ceci est évidemment une satire des fausses reliques si communes en Italie. Zambelle achète le saint couteau et s'amuse à en frapper sa femme Lène pour avoir le plaisir de la ressusciter; mais cette fois l'instrument manque de vertu, et Lène tombe morte. Grande rumeur dans Cipade. Le sénat s'assemble. Il est furieux contre Cingart et toute la clique de Balde. Un arrêt est rendu à l'instigation du vieux Tognazze contre le rusé filou qui a ensanglanté la fête de saint Brancat. Alors Cingart le subtil trouve encore le moyen de s'embusquer, de rouer de coups le vieux Tognazze, de prendre Berthe sous le bras, suivi des deux fils de Balde, Grillon et Fanet, et de s'enfuir à Mantoue.

10e Chant. Cingart le subtil, dont le caractère est admirablement soutenu, n'a point renoncé à sauver son ami Balde de la prison et de la mort. Jusqu'ici nous l'avons vu tout occupé de le venger; désormais il va travailler à le tirer d'affaire. Mais comment s'y prendre? Il court à la campagne, aperçoit deux cordeliers, les arrête, les menace de les tuer s'ils ne consentent à se dépouiller de leurs habits, et à lui céder leur âne. Les cordeliers consentent: alors Cingart, déguisé en cordelier, retourne à Cipade, y cherche Zambelle pauvre et désespéré d'avoir tué sa femme. Il ne s'en fait pas reconnaître et l'engage à le suivre en habits de moine. Nos deux cordeliers de fabrique rentrent dans Mantoue. Cingart, sur la place publique, se met à prêcher une croisade contre les Maures, et fait un lamentable récit des violences de Fracasse contre les chrétiens. C'est une satire des prédicateurs de croisades. La péroraison de Cingart conclut au supplice de Balde. Le préteur fait préparer le supplice. Les faux cordeliers sont introduits dans le cachot de Balde pour le confesser. Scène dramatique de reconnaissance entre Balde et Cingart. Les fers de Balde tombent. Les deux amis se saisissent alors de Zambelle, l'enchaînent à la place du prisonnier après avoir changé d'habits avec lui, puis sortent paisiblement de la prison à la barbe du prévôt abusé. Ils gagnent une hôtellerie de la ville où ils ont vu entrer le vaillant chevalier Léonard avec une suite nombreuse montée comme lui sur de beaux chevaux. Tandis que Léonard soupe, Cingart lui dérobe deux armures complètes avec lesquelles Balde et lui-même s'équipent en jetant le froc aux orties. Les voilà maintenant bien armés et en mesure de vendre chèrement leur vie ou de vaincre; voyons ce qui en sera. Tout ce chant est d'un vif intérêt et parfaitement conduit.

11e Chant. Le chevalier Léonard n'était point un ennemi de Balde comme le craignait Cingart; loin de là, il venait à Mantoue, avec sa troupe, sur la nouvelle de la captivité de ce brave baron, pour le voir, l'admirer et possible le secourir. Aussi, lorsque le prévôt et le préteur, ayant reconnu la piperie du faux cordelier et l'évasion de Balde, ont ému toute la populace de Mantoue contre les fugitifs, et que déjà l'hôte de l'auberge où ils se sont réfugiés les a dénoncés, Léonard s'est mis en devoir, de lui-même, de les défendre. Alors Balde et Cingart se sont ouverts à lui, ont accepté, de ses bontés, deux chevaux avec lesquels ils se disposent à gagner la campagne. Pendant qu'on selle les chevaux, Balde s'est retiré tout armé dans une chambre haute. Le peuple l'y vient assaillir.

Ecce super salam populi squadronus arrivat
Nubilla versantur magno clamore gridantum.
Namque simul sbraïant: Exite, exite, ribaldi,
Ostus adest primus, cameram designat apertam
In quâ stat Baldus solo Gianetone paratus,
Qui cameræ portam quando sibi vidit apertam,
Mille quoque fastorum stipantes limina punctas:
Protinus ad primum Gianetonis vulnere colpum,
Trat constabilem passato pectore mortum, etc., etc.

Seque modum pensans fugiendi macerat intus.
Nascitur immensus per vastum clamore Olympum
Prehende, cridant, ladrum strasaldus, prehende ribaldum!
Ferte focum, scalas; intra, day! percute guarda!
Baldus in ignivomâ facie, dum certat, avampat, etc., etc.
Voilà que dans la salle une foule se rue,
Les clameurs des criards font retentir la rue,
Et chacun, à la fois, braille: «Tirez, ribauds!»
L'hôte perfide, en tête, a conduit ces marauds
Jusqu'à la chambre ouverte où Baldus cherche asile.
Sitôt que le héros voit cette foule hostile
Le pointer de la pique, il court sur Gianeton,
Et le perce d'un coup au milieu du téton.

On fuit, et pensant fuir, de soi-même on s'enferre.
Cependant les clameurs font l'effet du tonnerre;
Partout ont redoublé ces cris: «Prenez-le-moi!
»Des échelles! du feu! gardes! frappez! à toi!
»A vous! ferme! au voleur....;» et, la face enflammée,
Baldus, en combattant, vaut lui seul une armée, etc., etc., etc.

Il se défend comme un lion, frappe, pique, taille, rogne, tue, écarquille, que c'est merveille. On dirait un vrai combat d'Ajax, tant il est vivement décrit. Folengi a des mouvemens qui donnent l'idée d'un grand poète épique. Déjà le javelot avec lequel Balde faisait une si belle défense s'est rompu dans ses mains. Il n'a plus que ses poings et ne laisse pas de briser les mâchoires des assaillans. Mais enfin, cerné de toute part, il va succomber, lorsque Cingart pénètre bravement jusqu'à lui, après avoir éventré et dépouillé l'aubergiste qui les a vendus, et remet une épée à son ami. Alors Balde rugit de joie, retrouve à l'instant ses forces, chasse devant lui cette multitude de maroufles, gagne la cour et l'écurie avec Cingart, enfourche un cheval, suivi de son fidèle, sort dans la ville, avise le podestat Gaïoffe à une fenêtre, descend de son coursier, monte l'escalier, saisit ledit seigneur Gaïoffe, l'emporte, se remet en selle, et toujours avec Cingart, atteint la porte de la ville où Léonard s'est chargé de lui frayer un chemin les armes à la main. Les trois braves, les trois amis sortent de Mantoue, font treize milles au galop du côté de Vérone, et enfin s'arrêtent pour se reposer et se promener. Mais, pendant que Balde et Léonard se reposent ou se promènent, le subtil Cingart, qui est vindicatif, coupe au seigneur Gaïoffe les oreilles, le nez et autre chose, les lui fait manger, de sorte que le pauvre podestat qui, au commencement de la journée, comptait goûter le plaisir de voir Balde pendu, expire vers le soir, horriblement mutilé. Ce chant est, comme le 10e, une très belle chose. N'oublions pas de dire, en le finissant, que, dans l'affreuse mêlée, Zambelle avait été tué par Cingart.

12e Chant. Cingart, ayant satisfait sa haine contre Gaïoffe, mène tranquillement les chevaux de ses amis et le sien se baigner à la mer, près du petit port de Chiozze, sur l'Adriatique. Il y aperçoit un navire marchand qui partait pour la Mauritanie. La pensée lui vient d'aller, avec ses compagnons, en Mauritanie, ne fût-ce que pour y retrouver leur ami Fracasse. Il fait marché avec le patron, retourne chercher Balde et Léonard, et voilà nos amis embarqués. Sur le navire se trouvent des marchands de moutons avec leur troupeau qui est fort incommode. Le subtil Cingart imagine un bon tour pour se débarrasser des moutons. Il en achète un huit carlins, et, se plaçant au milieu du troupeau, il jette son mouton à la mer. Les moutons sont imitateurs; ceux de Panurge en font foi. Tout le troupeau se jette donc aussi à la mer et se noie. Grande fureur des marchands contenue par l'épée de Balde qui fait incontinent sauter une douzaine d'oreilles. Les marchands se taisent; mais, la nuit venue, ils jettent Cingart à la mer. Heureusement Balde et Léonard lui filent un câble secourable à l'aide duquel il remonte sur le vaisseau. Bientôt survient une effroyable tempête qui est représentée avec autant de feu que le combat du 11e chant.

Jam gridor æterias hominum concussit abyssos,
Sentiturque ingens cordarum stridor, et ipse
Pontus habet pavidos vultus, mortisque colores.
Nunc Sirochus habet palmam, nunc Borra superchiat;
Irrugit pelagus, tangit quoque fluctibus astra,
Fulgure flammigero creber lampezat Olympus;
Vela forata micant crebris lacerata balottis;
Horrendam mortem nautis ea cuncta minazzant.
Nunc sbalzata ratis celsum tangebat Olympum,
Nunc subit infernam unda sbadacchiante paludem.

Déjà des cris d'effroi dans l'abîme éthéré
S'entremêlent au bruit du cordage amarré.
La mer pâlit, ses flots semblent trembler eux-mêmes;
Au Sirocco la palme, à l'Eurus les blasphèmes;
L'onde rugit, se gonfle et va lécher les cieux;
Souventes fois l'Olympe étincelle de feux;
Souventes fois la foudre a déchiré la voile;
Le matelot partout voit sa fatale étoile;
Tantôt la nef lancée atteint les immortels,
Et tantôt s'enfernaille aux marais éternels.

Dans le danger du navire, le patron ordonne de jeter à la mer toutes les marchandises et les plus lourds paquets des passagers. Un passager bouffon, nommé Boccal, qui voyageait avec sa femme vieille, sotte et laide à faire peur, prétendant qu'il n'a point de plus lourd paquet, la jette à la mer, l'équipage en rit, et c'est par là que se termine le 12e chant.

13e Chant. Eole gourmandé par Neptune, ainsi que cela se pratique dans les épopées, apaise enfin les flots, et le navire aborde sain et sauf dans une île escarpée. Cingart, sans délai, se met à courir les rochers. Il furette si bien qu'il trouve une caverne. Il va chercher ses deux amis pour explorer aussitôt la caverne. A force de s'y enfoncer, nos braves découvrent une suite de salles magnifiques ornées de colonnes de jaspe et de pierres précieuses. Les sphères célestes y sont figurées avec leurs mouvemens divers. Au fond de ce palais habite la fée Manto, génie protecteur de Mantoue. Interrogée par Balde, la fée Manto se répand en éloges de la maison de Gonzague et apprend aux voyageurs que ce merveilleux édifice est destiné à servir de sépulcre au grand François de Gonzague qui a rétabli l'ordre et fait renaître la prospérité dans sa ville chérie. Le navire se répare; les voyageurs reprennent la mer, et pendant leur navigation favorisée des zéphyrs, un certain Gilbert enchante Balde par les sons de sa lyre et par ses chants harmonieux; après quoi, le bouffon Boccal se charge de réjouir l'équipage, en jouant fort dextrement du gobelet, et en faisant mille tours de gibecière comme en fait aujourd'hui à Paris le sieur Olivier.

14e Chant. Il est tout absorbé par les discours de Cingart qui, pour amuser Balde et Léonard, entreprend de leur parler des astres, des quatre saisons et du système général de la nature. L'auteur prodigue ici les trésors de sa folle imagination dont notre Rabelais a probablement profité. Balde et Léonard s'endorment aux développemens de la science de Cingart, et souvent le lecteur est autorisé à en faire autant.

15e Chant. La navigation tranquille est une chose bien monotone, le poème de Folengi s'en ressent. Ce chant n'est rien que le récit d'un dîner de turbot apprêté par Boccal, et dont Cingart l'empêche de manger. Boccal se venge en aspergeant les convives de sauce; puis, le dîner fait, Cingart reprend ses dissertations sur les planètes. Tout à coup on aperçoit à l'horizon trois fustes armées. On crie aux armes sur le tillac et le 15e chant finit.

16e Chant. Ces trois fustes de corsaires sont commandées par le redoutable Lyron, le roi des forbans. Un combat s'engage: Balde saute à bord d'un des bâtimens ennemis avec Léonard et Cingart, et le prend; mais, pendant cet exploit, Lyron est venu à l'abordage du navire, s'en est emparé bientôt, et s'est enfui avec sa prise et les deux fustes qui lui restaient. Boccal et Gilbert ont néanmoins trouvé le moyen de lui échapper dans une barque et de rejoindre la fuste capturée par Balde et Léonard. Dans cette fuste est un jeune homme nommé Moschin, qui apprend à Balde qu'il a été fait prisonnier par Lyron comme il faisait partie d'une expédition de Fracasse pour délivrer ses anciens compagnons. Reconnaissance joyeuse. On arrive encore dans une île (les îles sont la ressource des épopées aussi bien que les combats et les tempêtes); à peine débarqué, l'équipage marche à la découverte. Hélas! le pauvre Léonard est trop fatigué pour le suivre. Un sort fatal l'attend, nous l'allons voir. Diatribe contre les filles de joie et les entremetteuses d'Italie. Merlin Cocaïe a son côté moral.

17e Chant. Léonard ne peut donc suivre ses amis; il s'égare dans un bois de myrtes et de lauriers, s'y assied au bord d'une claire fontaine, et s'endort. Survient une femme ravissante, nommée Pandrague, qui réveille le chevalier et lui fait les avances les plus déterminantes. Léonard, dont le naturel est plus farouche que voluptueux, veut s'éloigner; Pandrague furieuse évoque aussitôt des bêtes féroces, et le laisse aux prises avec ces monstres. La traîtresse regagne ensuite sa maison, où elle se divertit vilainement avec son vieux et hideux mari, qui a nom Beltrasse. Cependant Folquet, conduit dans ce lieu par le hasard, entre dans la maison de Pandrague et demande à manger. Pandrague lui sert un bon repas, l'endort, puis l'enchaîne. Mais qu'est devenu le chevalier Léonard? il a succombé dans la lutte contre les bêtes fauves; un ours l'a étouffé d'après les ordres de Pandrague. Cette femme est un démon déguisé. C'est ce qu'un ermite vient de révéler à Cingart en lui indiquant la demeure de la cruelle enchanteresse. Cingart ne tarde pas à gagner cette exécrable demeure. Il entre, renverse Pandrague, la foule à ses pieds ainsi que le vieux Beltrasse, et s'en va leur couper la tête, lorsque paraît le géant Molocque, l'amant de Pandrague, qui saisit l'assaillant et l'emporte pour son souper. C'en était fait de Cingart le subtil, tout subtil qu'il est, sans la bienheureuse apparition du centaure Virmasse. Ce bienfaisant centaure, non content de délivrer Cingart des mains du géant Molocque, veut rendre les honneurs funèbres au malheureux Léonard. Une fatale méprise, qui le fait prendre un instant par les spectateurs pour le meurtrier de Léonard, amène un furieux combat entre Balde et lui. Cingart se presse de mettre fin à la méprise en racontant à son ami la vérité des choses. Alors la rage du baron Balde se change en désespoir de l'accident qui le prive de son compagnon d'élite. Il pleure, il s'arrache les cheveux et finit par s'endormir. Ce chant a du rapport avec le chant d'Alcine, dans le Roland furieux, mais, sauf qu'il lui est antérieur, il en est bien loin. Folengi est mal à l'aise dans l'expression du sentiment et dans les peintures gracieuses. Son génie le portait surtout aux tableaux vigoureux et à la gaîté satirique. Mais ce qu'il faut reconnaître, c'est qu'il est doué d'une puissante imagination; et si, comme cela est probable, il a été lu de l'Arioste avant l'émission du Roland furieux, il est juste de lui assigner un rang illustre parmi les poètes d'Italie, et du monde entier.

18e Chant. Pandrague et son vieux mari Beltrasse sont amenés aux pieds de Balde par le centaure bienfaisant. Boccal vous les garrotte et vous les fouette si bien qu'ils n'ont tantôt plus qu'un souffle de vie. Un oracle annonce au baron Balde qu'il lui faut chercher son père, le fameux chevalier Guy, que le lecteur a sûrement oublié. Guy se trouve être précisément l'ermite qui a guidé les pas de Cingart vers la maison de Pandrague, ainsi qu'on l'a vu. Ce vénérable ermite prédit à son fils de glorieux destins, pourvu qu'il travaille à désenchanter l'île des infames sorcières qui l'infectent. Balde promet tout à son père et reçoit son dernier soupir, tandis que le centaure court délivrer Folquet et réunit ainsi tout le vaillant équipage de la fuste, moins le pauvre Léonard qui, pour le coup, est bien et dûment enterré. Ces aventures entassées les unes sur les autres sont un peu confuses; mais l'ensemble offre de l'intérêt sans langueur.

19e Chant. L'île dans laquelle se passent tant de choses merveilleuses n'est point une île; qui l'eût pensé? c'est le dos d'une énorme baleine enchantée, comme l'a révélé le chevalier ermite avant de mourir. Mille démons y font leur séjour. Ils y ont planté des forêts, fixé des rochers, creusé des cavernes et placé la sorcière Pandrague pour piper les pauvres humains. Le centaure Virmasse, en disposant les obsèques de Guy et de Léonard, a découvert la caverne où ces mille démons se retirent. Balde s'y transporte l'épée à la main avec ses compagnons. Grand combat livré à ces monstres des enfers. Boccal y met habilement un terme en faisant briller un crucifix. A cette vue, les diables disparaissent, et l'île est désensorcelée.

20e Chant. Ici le poète s'est tellement abandonné aux chimériques inventions qu'on le prendrait pour un fou. C'est d'abord Pandrague que l'on brûle vive pour achever d'exorciser la baleine. La bête, une fois délivrée d'obsession, se met à nager au grand étonnement des amis de Balde et du centaure. Tout en nageant, elle rencontre Fracasse qui naviguait justement dans ces parages et qui lui saute sur le dos. Fracasse se fait deux rames de deux troncs d'arbre, et force la baleine à suivre l'impulsion de ses rames. L'animal furieux fait rage de queue et de tête; Balde lui travaille si rudement la tête et Fracasse lui tient si fortement la queue qu'à la fin cette masse animée fait sang, meurt et coule à fond. L'équipage ou plutôt la colonie se serait infailliblement noyée sans l'arrivée du forban Lyron avec trente vaisseaux, lequel est accouru pour pêcher la baleine. On pense bien que Balde et ses amis se sont emparés des trente vaisseaux. Un traité d'alliance est conclu entre Balde et le forban, et les voilà naviguant ensemble, sans qu'il soit advenu malencontre à personne, si ce n'est que Fracasse, au lieu de rejoindre un des trente vaisseaux, s'est sauvé à la nage dans un continent où se voit la montagne dite de la Lune. Ses amis vont à sa recherche et arrivent précisément dans ce même continent; c'est avoir de la chance.

21e Chant. Une immense caverne encore pleine de diables est aperçue par Balde et ses compagnons. Ces braves y pénètrent; ils y retrouvent Fracasse; mais, en s'engageant plus avant, ils rencontrent une forge infernale où des forgerons de Satan les reçoivent à grands coups de marteaux. La valeur ici sert moins les amis de Balde qu'un certain livre enchanté trouvé chez Pandrague et qui disperse les forgerons. Reste à combattre un dragon diabolique, et puis à se garantir des charmes plus dangereux de la belle diablesse Smiralde. Avec de la force d'ame et un livre enchanté, de quoi ne vient-on pas à bout? Smiralde est vaincue aussi facilement que le dragon, et replongée dans les enfers avec six mille catins ses suppôts. Il en reste encore assez sur la terre pour le service du diable et l'édification des libertins; ainsi point de regrets.

22e Chant. Folengi commence ce chant par un hymne en son honneur. «Cipade, jalouse de Mantoue, la patrie de Virgile, a député vers le Parnasse, dit-il, pour en obtenir un poète égal au chantre d'Énée. Apollon lui a concédé l'inventeur de l'art macaronesque. Ce nouveau cygne s'appellera Merlin Cocaïe, du nom de l'enchanteur Merlin son guide, et son nom vivra dans la mémoire des hommes.» Là dessus, Merlin Cocaïe, moine, poète et sorcier, encourage le brave Balde ou Baldus à continuer sa noble entreprise, à explorer la caverne jusqu'au fond, et lui promet bon succès, pourvu que, préalablement, il se confesse à lui, ainsi que tous les siens. Balde et les siens se confessent donc à Merlin Cocaïe; mais cette confession, qui devait être un champ fertile pour le génie satirique du moine Folengi, ne présente rien de particulier, hors quelques lazzis du subtil Cingart, celui de toute la compagnie dont la conscience est le plus chargée. L'absolution donnée et reçue, la troupe se remet en marche dans la caverne. On essuie d'abord mille sorcelleries de peu d'importance par manière d'escarmouche, telles que légions de rats, nuées de chauves-souris et autres gentillesses semblables. Le subtil Cingart y attrape un nez de trente brasses, qui, grâce au talisman de Séraphe, redevient incessamment un nez ordinaire.

23e Chant. Tout en cheminant dans la caverne, la troupe de Balde rencontre un puits où elle descend; puis un lac, elle le traverse; puis un fleuve, elle le côtoie; puis, au milieu du fleuve, un vieillard à cheval sur un crocodile. Ce vieillard est le dieu du Nil, et le fleuve est le Nil même à sa source. Le dieu essaie d'écarter avec des menaces la troupe intrépide; mais on lui répond en noyant son crocodile. Nos braves arrivent à un endroit où le fleuve resserré s'engouffre sous une montagne. Ils n'ont point de bateau. Comment faire? Fracasse le géant se met à la nage et prend successivement ses amis sur son dos, tenant sous son aisselle l'âne de Cingart, et se faisant suivre du centaure Virmasse. La troupe revoit le jour en sortant de la caverne après bien des obstacles et arrive au palais de la déesse Gelfore. Avant d'y entrer, elle engage conversation avec un vieillard qui dit être le Pasquin dont la statue se voit à Rome. Ce Pasquin est un aubergiste qui avait levé boutique à la porte du paradis; mais, comme personne n'y venait, il s'est résolu à planter désormais son piquet à la porte de l'enfer. Balde reçoit un talisman qui, en le rendant invisible, lui donne toute facilité de visiter le palais de Gelfore. Il y voit la réunion de tous les sorciers et sorcières du monde et prend connaissance de leurs affreux secrets. Il apprend le détail de tous les vices de la terre, et les retrace dans un tableau plein d'énergie qui fait horreur. Pendant que Balde faisait sa tournée, les démons femelles ont métamorphosé ses compagnons en autant d'animaux. Une sorcière, sous les traits d'une charmante vierge, essaie aussi son pouvoir sur le héros qui a cessé d'être invisible; mais il la fouette, se dégage de ses piéges séducteurs, et avec le secours des talismans de Séraphe, rend à ses amis la forme humaine. Ici le plagiat passe toute permission; et Gelfore ne vaut pas Circé.

24e Chant. La diablesse Gelfore fait avancer contre la troupe de Balde une armée de démons dont ce héros fait un hachis avec son épée, tandis que Fracasse en fait une purée avec sa massue. Dans l'ardeur de la victoire, les deux amis se résolvent à descendre au plus profond des enfers pour en finir une fois et à jamais avec les diables. Les voilà en peu d'instans sur les bords de l'Achéron. Ils appellent Caron pour les passer. Caron se présente après s'être fait attendre. Balde retrouve sur ces tristes rives, au milieu de la foule, des âmes errantes, celles de ses fils Grillon et Fanet. Les mille et un incidens qui accompagnent cette première entrée aux enfers n'ont rien d'ailleurs qui mérite d'être rapporté; le poète paraît à bout d'haleine.

25e Chant et dernier. Parvenus de l'autre côté de l'Achéron, Balde et Fracasse aperçoivent Tisiphone. Aussitôt la haine et la discorde entrent dans l'ame des braves de leur troupe. Nos gens se prennent à se déchirer les uns les autres, quoi que puisse faire le héros qui les conduit. Balde se met alors à la poursuite de l'indigne furie, cause de tous ces maux. Ici Folengi a en vue de peindre la rage fratricide qui dévore les petits États d'Italie. Mégère, Alecton et Tisiphone enseignent à Balde comment l'enfer est peuplé par les papes qui sèment partout la discorde et vendent les bénéfices de l'Église aux ruffiens. Les trois furies se disputent la préséance. Alecton se vante d'avoir plus travaillé que ses sœurs, en suscitant les querelles des guelfes et des gibelins. Balde, fatigué de ces discours, continue son voyage, suivi des siens qui ont repris leur sang-froid à la faveur des talismans de Séraphe. La troupe arrive dans un lieu où voltigent les fantaisies, les vaines opinions des hommes, les fausses sciences de Paul et de Pierre, les rêveries de Thomas et d'Albert, sources permanentes de population pour les enfers. Toujours cheminant, Balde atteint la contrée du mensonge et du charlatanisme. Là sont les astrologues, les nécromanciens et les poètes. Merlin Cocaïe juge que c'est ici sa place; en conséquence, il souhaite bon voyage et bonne chance au baron Balde ou Baldus ainsi qu'à sa troupe, leur souhaite en souriant de triompher des puissances infernales, et le poème finit. Ce dernier chant vaut la peine d'être lu avec attention, car il renferme le vrai dessein de Folengi. En résumé, cet ouvrage, où brillent en grand nombre des beautés vraiment poétiques et morales, pèche par la fable. Les aventures y sont accumulées avec confusion, et sont comme autant de fils qui se rompent dans les mains de l'ouvrier, au lieu de former un tissu suivi comme en sut faire le délicieux Arioste. On n'y retrouve même pas l'enchaînement de la quenouille d'Ovide. C'est un long poème à tiroirs et rien de plus; mais pour qui sait ce que vaut l'exécution dans les écrits dont l'imagination fait le premier mobile, il aura toujours du prix, à cause des traits excellens, des morceaux de verve et des peintures vives et animées dont il est rempli.

LES TROIS LIVRES DE L'HORRIBLE BATAILLE
DES MOUCHES ET DES FOURMIS.

Premier Livre. L'Homère macaronique a voulu aussi avoir sa batrachomyomachie. Sa bataille des mouches et des fourmis est une allusion aux querelles des petits souverains d'Italie, si mesquines dans leurs causes, si désastreuses dans leurs effets. En voici la courte analyse: Avalesang, roi du pays de Mousquée, est averti que les fourmis retiennent prisonnier son mestre de camp, le brave Chasse-Araigne. Il s'émeut, se met en campagne assisté du roi des taons, du prince des moucherons, du roi des papillons, etc., etc. Les armées se rassemblent en grand fracas. Force harangues sont débitées par les chefs. Enfin l'expédition étant préparée, on s'embarque sur une flotte formidable pour aller attaquer l'empire des fourmis. Tel est le sujet du premier livre, le plus froid de tous les ouvrages de Folengi.

2e Livre. Pendant les préparatifs d'Avalesang, le roi des fourmis, c'est à dire le sage Mâche-Grain ne s'est pas endormi. Soutenu des conseils de son ministre Myrnois, le plus prudent et le plus courageux de ses sujets, il a contracté alliance avec les poux et les puces, les blaireaux et la nation canine, aussi avec les araignées et les punaises si redoutables. Les mouches sont assaillies, durant leur navigation, par la tempête obligée. Toute leur armée s'épouvante à l'exception de l'inébranlable escarbot. Enfin Avalesang aborde heureusement chez les puces. Il marche en bon ordre contre la cité de Test et se met en devoir de la bloquer. Déjà la famine s'y fait sentir, lorsque Mâche-Grain accourt avec une armée nombreuse, et l'horrible bataille commence.

3e Livre. Cet horrible combat ressemble à tous les combats du monde et n'offre rien de merveilleux que la patience du poète à multiplier sans fin les horions, les coups de rondaches, les invectives, etc., etc. Enfin les mouches sont anéanties. Le seul escarbot reste debout sur le champ de bataille. Dans la déroute ou la destruction universelle des siens, il se bat jusqu'à ce qu'écrasé par le nombre, il rend son ame courageuse (l'ame d'un escarbot)! laquelle s'enfuit dans le Phlégéton, et puis c'est tout.

[50] Il est important de remarquer que ce poème, ayant paru 3 ans avant le Roland furieux, a bien pu servir à l'Arioste.


EPISTOLARUM
OBSCURORUM VIRORUM

Ad Dm. M. Ortuinum Gratium Volumina duo (auctore Ulric de Hutten).

(Ouvrage, dit le titre, compilé d'une masse de livres telle qu'un cuisinier diligent en pourrait faire cuire, pendant vingt années, ses œufs, ses oies, ses grues et ses cochons.)

Accesserunt huic editioni Epistola magistri Benedicti Passavanti ad D. Petrum Lisetum, et la complainte de messire Pierre Liset, sur le trépas de son feu nez (par Théodore de Bèze). Londini, impensis Henr. Clementis in cœmeterio ædis divi Pauli (1 vol. in-12 en 2 tom.). M.DCC.II et M.DCC.XLII.

(1516—1702—1742.)

Voici peut-être le modèle des lettres provinciales. Il est certain, du moins, que si Pascal n'a point imité les lettres des hommes obscurs, il les rappelle, sous le point de vue comique, par le mordant de son ironie, sans les surpasser. Ces deux chefs-d'œuvre ne mourront point et feront même vivre les sujets comme les héros de la querelle qu'ils ont soutenue. Reportons-nous aux premières années du XVIe siècle, pour mettre ceux de nos lecteurs qui ne connaîtraient pas le livre si plaisant que nous analysons, à portée d'apprécier son mérite et nos éloges. Vers la moitié du règne de l'empereur Maximilien, en 1509, la fermentation des esprits sur les matières de controverse religieuse qui s'était déjà cruellement manifestée en 1414, au temps de Sigismond, par la catastrophe de Jean Hus, à Constance, et plus tard sous Frédéric III, prit un caractère contagieux, ou, si l'on veut, épidémique, auquel l'autorité temporelle et spirituelle n'aurait pas dû se méprendre; et pourtant nous croyons qu'elle s'y méprit, à voir tantôt sa confiante indulgence pour les beaux-esprits novateurs, tantôt sa rigueur excessive contre les sectateurs des idées nouvelles, une fois qu'elles étaient répandues. C'est ainsi qu'après avoir accueilli, avec faveur, les Erasme, les Reuchlin, les Hutten, et même Luther, Zwingle et Mélanchton, elle ne laisse plus de repos à ces mêmes hommes, quelque modération que surent garder plusieurs d'entre eux. Jean Reuchlin, parent de Mélanchton, secrétaire du comte de Wurtemberg, puis comte palatin, que son caractère tempéré retint toujours, ainsi qu'Erasme, sur les limites de l'hérésie et de l'orthodoxie, commença, sans le savoir, dans Cologne et dans Mayence, par des escarmouches très vives, la guerre que Luther et ses émules étendirent bientôt dans toute l'Europe. Ce fut d'abord une simple question de presse et de tolérance. Un Juif converti, nommé Pfeffercorn, zélateur indiscret en sa qualité de nouveau venu, avait obtenu de l'empereur un édit pour faire brûler le Talmud et tous ceux des livres juifs qui contredisent le christianisme. Reuchlin, sous le nom de Capnion, qui signifie, en hébreu, fumée, faisant ainsi allusion à son nom de Reuchlin qui veut dire Fumée, en allemand, défendit le droit des Juifs, et soutint qu'il valait mieux réfuter leurs livres que de les brûler. Le Juif répondit par son Speculum manuale. Reuchlin répliqua par son Speculum oculare. Les docteurs de Cologne prirent parti pour le Juif. Ortuin Graes ou Gratius, principal du collége de Cologne, appuyé des docteurs de Paris, se rendit, avec Arnold de Tongres, le violent organe de leur intolérance. Alors arriva, au pauvre Reuchlin, un auxiliaire plein de génie, d'une famille illustre des bords du Mein, nommé Ulric de Hutten, bon soldat, bon poète et savant philologue, homme d'une intrépidité rare, d'une humeur aventureuse, et les Lettres des hommes obscurs vinrent égayer la scène en latin burlesque; livre d'un comique excellent dont Erasme savait par cœur des morceaux entiers, qui parodie le latin barbare des écoles, et auquel on prétend que Reuchlin et Jean Crotus Rubianus ont mis la main, mais nous n'en croyons rien. Cependant, c'est assez de préambule; essayons de reproduire la marche et les traits marquans de ce roi des pamphlets.

«Thomas Lêchenéderius, bacculaurier de théologie, au scientifique seigneur Ortuin Gratius, poète, orateur, philosophe, théologien, et plus encore s'il voulait.

»Quoniam, comme dit Aristote, il n'est pas inutile de douter de chaque chose, et quia nous lisons, dans l'Ecclésiaste, ces paroles: «Il est bon de s'enquérir de tout ce qui est sous le soleil.» Je me suis proposé de soumettre, à votre domination, une question sur laquelle j'ai du doute. Voici d'abord à quelle occasion cette question s'est élevée. Dans un dîner aristotélicien où je me trouvais avec des licenciés, des docteurs, nec non des maîtres, et où régnait une grande joie, nous bûmes, dès le premier plat, trois coups; puis nous eûmes six plats de grosse viande, de gallines et de chapons, plus un de poissons frais; et nous mangeâmes de tous, un à un, en arrosant chaque plat de vin du Rhin et de cervoise de Neubourg. Les maîtres étaient fort contents, et les apprentis leur faisaient honneur. Une fois en gaîté, les maîtres se mirent à débattre diverses matières. L'un d'eux demanda si l'on devait dire magister nostrandus ou noster magistrandus, pour désigner une personne apte à devenir docteur en théologie, comme, par exemple, l'est maintenant à Cologne le père Mellifluant que nous nommons frère Théodoric, de Gand, de l'ordre des carmes, philosophe, argumentateur et théologien superéminent: à quoi répondit maître Vuarmsemmel, subtil scotiste, maître depuis 18 ans, lequel fut deux fois rejeté et trois fois empêché, avant de prendre ses degrés de maîtrise, et toutefois ne se relâcha point qu'il ne fût promu, en sorte qu'il le fut enfin, et eut, depuis de nombreux disciples, grands et petits, jeunes et vieux: «Messieurs, je tiens qu'il faut dire noster magistrandus, comme qui dirait homme ayant charge de faire des maîtres, et la raison en est que notre Seigneur Jésus-Christ, qui est la fontaine de vie, fut appelé le maître, d'où nos docteurs sont appelés maîtres, et nul ne les doit contredire parce qu'ils sont nos maîtres.» Alors se leva maître André Delitsch, homme d'un génie pénétrant, mi-parti poète, mi-parti médecin juriste, qui lit d'ordinaire Ovide sur les métamorphoses, et il l'explique fort bien tant allégoriquement que littéralement, et je l'ai entendu, de même que je l'ai entendu expliquer fondamentalement, dans sa maison, Quintilien et Juvencus. Il se leva donc, et soutint qu'il fallait dire magister nostrandus, attendu qu'il y a une grande différence entre magister noster et noster magister, la première locution signifiant celui qui montre la théologie, et la seconde, un maître quelconque, enseignant quoi que ce soit, science libérale ou métier mécanique. Là dessus il allégua Horace; les maîtres admirèrent sa subtilité; on lui porta un grand verre de bière de Neubourg; il se mit à rire en touchant son bonnet, et s'écriant: «Epargnez-moi!» Puis il but son verre tout d'une haleine, et maître Vuarmsemmel lui fit aussitôt raison. La compagnie demeura en hilarité ainsi jusqu'aux vêpres. Or tel est le sujet de ma consultation. Je me suis dit: «Maître Ortuin Gratius fut mon précepteur à Deventer durant que j'étais en troisième; il me doit dire la vérité.» Vous ne me démentirez donc pas, mon vénérable, et, par la même occasion, vous me manderez où en est votre dispute avec le docteur Jean Reuchlin, quia l'on répand que ce ribaud (car c'est un ribaud encore qu'il soit docteur et juriste) ne veut pas rétracter ses paroles. Envoyez-moi aussi le livre de magister noster Arnold de Tongres, où il traite de plusieurs profondeurs théologiques. Mais adieu: ne m'en veuillez pas si j'en use ainsi socialement, quia vous m'avez dit jadis que vous m'aimiez en frère, et vouliez m'élever au dessus de tous, dût-il vous en coûter de bonne monnaie.» Daté de Leipsig.

Maître Jean Pellifex à maître Ortuin Gratius.

«Salut, aimable et soumission incroyable à vous vénérable maître. Quia, comme dit Aristote, il n'est pas inutile de douter de chaque chose, j'ai sur la conscience un grand scrupule. Me rendant ces jours passés à la messe à Francfort, avec un jeune bacculaurier de mes amis, et traversant la place, deux hommes nous croisèrent qui paraissaient d'honnêtes gens à leur extérieur, car ils avaient des robes noires, et de larges capuces avec des liripipis, si bien que j'aurais juré par les dieux qu'ils étaient de nos docteurs. Je leur ôtai donc mon bonnet en signe de révérence. «Pour l'amour de Dieu, que faites-vous?» me dit aussitôt le bacculaurier. «Ce sont deux juifs!» A ces mots, je crus voir le diable et je demandai à mon compagnon s'il croyait que j'eusse commis un grand péché. «Oui,» me répondit-il, «c'est un grand péché, de ceux même qui sont rangés dans la classe des péchés d'idolâtrie. Ne sentez-vous pas que ces juifs vont se dire: Nous sommes dans la bonne voie, puisque des chrétiens nous saluent; si nous étions dans la mauvaise voie, des chrétiens ne nous salueraient pas; et vous serez, possible, cause que ces juifs ne se feront point baptiser.» Vous avez raison, répliquai-je, mais j'ai failli par ignorance; autrement je conviens que je serais combrûlable au premier chef comme hérétique. «Ah! ne vous y fiez pas,» reprit le bacculaurier; «moi qui vous parle, me trouvant un jour dans certaine église, j'aperçus, devant une figure sculptée du sauveur, un juif de bois avec un marteau à la main, et prenant le marteau du juif pour une clef, je crus que ce juif était saint Pierre, et je m'agenouillai en ôtant mon bonnet, puis je reconnus mon erreur. Alors je courus me confesser dans un couvent de frères prêcheurs de Saint-Dominique, et mon confesseur me félicita de ce que je m'étais adressé à lui plutôt qu'à un autre, attendu que, d'aventure, il avait le pouvoir de m'absoudre des cas épiscopaux, ce qui était nécessaire ici, puisque j'avais commis un de ces péchés mortels qui sont réservés aux évêques. Je voulus m'excuser sur mon ignorance, sur quoi il me félicita de nouveau; car, si j'eusse agi de pleine science et volonté, c'eût été un cas papal dont aucun évêque n'aurait pu m'absoudre.» Le récit du bacculaurier m'a troublé, mais ne m'a point convaincu. Venez donc à mon aide, mon vénérable, vous qui êtes si bon théologien, et qui avez été le précepteur de mon ami Bernhard Plumilége à Deventer. En tout cas, n'êtes-vous point de l'opinion que ce soit un scandale aux bourgeois de Francfort de laisser ainsi aller les juifs par les rues, vêtus comme nos maîtres, et que l'empereur ne dût point le souffrir, puisqu'un juif est un chien? Adieu; portez-vous bien.»

Maître Bernhard Plumilége à maître Ortuin Gratius.

«Une souris qui n'a qu'un trou est un être bien misérable! C'est ce que je veux m'appliquer, mon maître; car je suis pauvre, et, quand il serait vrai que j'eusse un ami généreux, encore n'en aurais-je qu'un, et ce n'est pas beaucoup. Vous connaissez le poète George Sibutus, l'un de nos poètes séculiers, qui lit de la poésie en public, au demeurant assez bon compagnon, mais, comme le sont tous ces poètes, fort méprisant à l'égard des théologiens. J'étais naguère dans sa maison; nous y bûmes de la bière allemande; cette bière ne monta au cerveau, j'avisai un convive qui avait mine de ne pas me vouloir de bien; je lui présentai un verre de bière; il le but, mais ne me fit point raison. Je le toisai, il garda le silence. Alors je me dis: Voici un homme qui me méprise! c'est un orgueilleux, et je lui jetai mon verre à la tête. Sibutus alors se courrouça, et voulut, au nom du diable, me chasser de chez lui, prétendant que je faisais du bruit dans sa maison. Je lui dis: «Pensez-vous donc que je sois né sur un arbre, comme une pomme? Sachez, si vous êtes poète, que je connais des gens qui sont poètes aussi, et meilleurs que vous et qui merdarent in vestram poetriam!» Sur quoi il m'appela bourrique, en me défiant de lui prouver ce que j'avançais. C'est à vous de me soutenir, mon vénérable! car vous n'êtes pas seulement théologien, n'est-il pas vrai? vous faites aussi des vers comme maître Sotphus et maître Rutgerus. Envoyez-m'en donc une pièce, et joignez-y des nouvelles de votre querelle avec ce fou de docteur Jean Reuchlin. Adieu.»

Maître Jean Cantrifusor à M. Ortuin Gratius.

«Salut, cordial. Mon vénérable, parlons un peu de bagatelles. L'autre jour, je me trouvai en compagnie avec un docteur de théologie, de l'ordre des frères prêcheurs, nommé Georgius, auparavant Hallys; on but copieusement, on tint des propos joyeux jusqu'au soir; et le lendemain matin, qui fut étonné? ce fut moi, d'entendre, à l'église, le docteur Georgius prêcher amèrement contre nous et contre les maîtres de l'université, qui boivent et mènent joyeuse vie. Une telle félonie me suggéra des idées de vengeance, et ayant su que notre prédicateur devait aller, la nuit suivante, chez une certaine femme pour n'en sortir qu'à l'aurore, je réunis de bons compagnons, dont je fis deux troupes. Avec la première, je forçai la porte de la dame, et j'entrai dans sa chambre si vivement que Georgius, auparavant Hallys, n'eut que le temps de sauter par la fenêtre, sans emporter ses habits que je lui jetai en lui criant qu'il oubliait ses ornemens. La seconde troupe, qui l'attendait dans la rue, fit aussitôt son devoir de le bien saucer dans ce que vous savez. Il ne faut point ébruiter cette aventure; car les frères prêcheurs sont nos amis. La foi n'a point de meilleurs défenseurs qu'eux à opposer aux poètes du siècle, ainsi qu'au docteur Reuchlin, et ceci les pourrait contrister.» Portez-vous bien. Daté de Wittemberg.

Jean Stantsfederius à M. Ortuin Gratius.

«Salut, maxime, et autant de bonnes nuits qu'il y a d'étoiles au ciel et de poissons dans la mer. Vous apprendrez de moi aujourd'hui que, dans un repas où figuraient plusieurs gentilshommes et plusieurs de nos docteurs, un des gentilshommes s'avisa d'apostropher notre vénérable maître Pierre Meyer au sujet de Reuchlin, qu'il disait être meilleur théologien que vous, blasphème qu'il accompagna d'un soufflet (unum knip). «Sur ma tête, cela est faux;» répondit Meyer; «le docteur Reuchlin n'est qu'un enfant devant nos maîtres. Il ne sait du tout rien du livre des sentences. Il ne sait tout au plus qu'un peu de poésie; or la poésie, selon saint Jérôme, est l'aliment du diable.» Le gentilhomme soutint que Reuchlin était un théologien inspiré, tandis que lui Pierre Meyer n'était qu'une bête, et notre maître Jacob d'Hoschstrat, un frère de Fromage. Comme les convives riaient, Meyer sortit furieux en qualifiant son adversaire de Samaritain possédé. Vous voyez où cela va. Venez donc au secours de nos théologiens, mon vénérable. Ah! si je savais faire des vers comme vous, je n'aurais souci des gentilshommes, non plus que des princes, dussent-ils me tuer!.... Mais, à propos, que pense-t-on du Speculum oculare, dans l'université de Paris? Dieu veuille qu'elle juge ce livre diabolique ce qu'il est... Mes salutations à maître Rémidius, qui me donnait jadis de si bonnes férules, en m'appelant tête de mulet, et à qui je dois de m'être si fort avancé dans la théologie. Adieu.»

Maître Conrad de Zuicavie à M. Ortuin Gratius.

«Vous m'avez écrit dernièrement que vous renonciez absolument à aimer les femmes, hormis une ou deux fois par mois, au plus; je m'en étonne. Ne nous répétiez-vous pas qu'il y avait de plus grandes fautes que celle d'aimer? Samson et Salomon aimèrent beaucoup. Je ne suis ni plus fort que Samson, ni plus sage que Salomon. L'amour, c'est la charité; la charité, c'est Dieu.»

Guillaume Scherscheiferius à M. Ortuin Gratius.

«Je suis surpris, mon vénérable, que vous ne m'écriviez pas, tandis que vous écrivez à d'autres qui ne vous écrivent pas aussi souvent que je vous écris. C'est une marque de mépris que de ne me point écrire. Ecrivez-moi du moins pourquoi vous ne m'écrivez pas, afin que je sache ce qui vous empêche de m'écrire, quand je vous écris comme je vous écris, encore que je n'espère pas que vous me récriviez. De grâce, écrivez-moi, et quand vous m'aurez écrit seulement une fois, je vous écrirai dix fois, parce que je veux m'exercer à écrire pour apprendre à écrire élégamment. Je me plaignais dernièrement à nos amis de Cologne. Expliquez-moi, leur disais-je, pourquoi maître Ortuin ne m'écrit pas. Que fait-il? Ecrivez-lui donc de m'écrire, ne fût-ce que sur l'article de son débat avec Reuchlin.»

Mathieu Lèchemiel à M. Ortuin Gratius.

«Quoniam j'ai toujours été de vos amis, et que les amis ne se doivent rien cacher, je veux vous informer que vous avez ici des ennemis. On y parle mal de vous; on dit que vous êtes le fils d'un prêtre et d'une courtisane. Je ne puis vous défendre pro et contra, ne connaissant point votre père et votre mère; mais, en attendant que vous me les ayez fait connaître, je réponds que, fussiez-vous bâtard, le pape a bien pu vous rendre légitime, lui qui a le pouvoir de lier et de délier.»

Conrad de Zuicavie à M. Ortuin Gratius.

«Vous vous comportez si bien avec celles que vous aimez, qu'il faut que je vous consulte. J'aime une personne qui est belle entre toutes les femmes, et pure comme un ange du ciel. Elle se nomme Dorothée. Je vous avais entendu dire autrefois, quand vous nous lisiez Ovide sur l'Art d'aimer, qu'un amant bien épris devait avoir de l'audace comme un guerrier. J'osai donc, l'autre soir, aborder mon amie, en lui jurant qu'elle était belle entre toutes les femmes. Elle se mit à rire et me répondit que je parlais bien, pourvu qu'elle me voulût croire. A ces mots, je redoublai mes sermens et me déclarai son très humble serviteur jusqu'à la mort. «Nous allons bien voir si ce que vous me dites est vrai,» répliqua-t-elle, et là dessus, m'ayant conduit à sa maison, elle fit une croix à la craie sur sa porte, puis me commanda de venir baiser cette croix au milieu de la nuit. Je ne manquai pas d'y aller dès cette nuit même. Or j'eus le visage horriblement barbouillé, parce qu'il se rencontra que la craie était toute recouverte de certaine chose. Maintenant, mon vénérable, vous qui êtes si bon théologien et qui expliquez si parfaitement Ovide sur l'Art d'aimer, de grâce enseignez moi ce que je dois faire.»

Conrad Dollenkopfius à M. Ortuin Gratius.

«Vous m'avez ordonné de vous rendre compte de mes études; apprenez donc que j'étudie la théologie dans l'université de Heidelberg, où je prends aussi chaque jour une leçon de poétique. Je sais déjà les Métamorphoses d'Ovide Mente tenus, et je les explique de quatre façons, naturellement, littéralement, historiquement et spirituellement. C'est ce que n'enseignent point ces poètes séculiers qui se moquent de nos écoles. A ce propos, j'ai poussé rudement un de ces vaniteux personnages touchant le dieu Mars. Il s'agissait de l'étymologie du nom de Mars (Mavors); il demeura bouche close quand je lui découvris que ce mot venait de mare vorans. Profitant de mes avantages, je lui montrai comme les neuf muses signifient les sept chœurs des anges, comme Mercurius vient de mercatorum curius, ainsi que l'a prouvé notre maître Thomas de Walley, d'Angleterre, dans sa belle concordance des Métamorphoses d'Ovide avec l'Écriture Sainte, où l'on voit que le dragon du Psalmiste n'est autre que le serpent Python, que Diane est la Vierge Marie; que, dans la fable de Pirame et Thisbé, Pirame répond au fils de Dieu, et Thisbé à l'ame humaine. Voilà, lui dis-je en finissant, comment il convient d'étudier la poésie. Adieu, mon vénérable..., je vous tiendrai au courant des gestes du docteur Reuchlin, car j'ai quelqu'un à Tubingne qui m'a promis de m'en écrire.»

Vilipatius d'Anvers, bacculaurier, à M. Ortuin Gratius.

«Un frère prêcheur, disciple de notre Jacques d'Hoschstrat, a pensé me faire évanouir de douleur en m'apprenant que vous étiez malade. Je me suis remis toutefois, lorsque j'ai su que votre mal n'était qu'une enflure à la mamelle droite, vu que j'ai remède à ce mal, dont je connais d'ailleurs la cause probable. Vous êtes trop beau, mon vénérable; vous avez les cheveux gris cendré, des yeux noirs, le nez gros et la corpulence épaisse. Quelque femme se sera éprise de vous, qui, n'espérant guère mener à mal un homme de la vertu dont vous êtes, aura sans doute recouru à la magie pour s'en faire aimer par l'effet de son art diabolique; auquel cas, suivant ce que j'ai lu dans la librairie de nos docteurs à Rostoc, vous devez user de la merveilleuse recette que voici: un dimanche, prendre du sel béni, en tracer une croix sur sa langue, avaler ensuite ledit sel, puis mettre du même sel dans ses deux oreilles et ne les point secouer. Tout ira bien de la sorte, et je vous souhaite autant de bonnes nuits que la peau d'un âne a de poils.»

Antonius, quasi-docteur en médecine, à M. Ortuin Gratius.

«Mon très particulièrement cher maître, apprenez du nouveau. Je m'étais rendu d'Heidelberg à Strasbourg pour acheter des drogues dont nous manquons ici, et là je rencontrai un ami qui me dit qu'Erasme de Rotterdam, ce prétendu docteur qui sait tout, était pour lors dans cette ville. Un dîner fut d'abord arrangé par cet ami où l'omnisavant dut se trouver. J'avais fait provision de questions subtiles pour essayer mon homme sur la médecine. Le moment venu, les convives gardaient tous le silence, personne ne voulant commencer l'engagement. Enfin, après quelques mots proférés par l'omnisavant, d'une voix si faible que je veux être bâtard si j'en ai pu saisir un seul, notre hôte mit la conversation sur les Commentaires de César. Alors je pris la parole, et, selon votre méthode d'argumenter pro et contra, j'établis solidement qu'un guerrier ne pouvant donner à la fois ses soins à la guerre et aux lettres, Jules César n'avait pu écrire les commentaires qu'on nous donne sous son nom, et que leur véritable auteur était Suétone. Sur ce, Erasme de Rotterdam se prit à rire sans dire une parole. J'avais bien raison de penser que cet homme ne savait pas tout. Donc il ne sait pas la médecine; donc il est mauvais théologien, et vivez autant que le phénix. Je voudrais vous avoir ici, ou que le diable me confonde.»

Jean Labia, par la grâce de Dieu, protonotaire apostolique, à M. Ortuin Gratius.

«Ayant reçu, il y a trois jours, les Lettres des Hommes obscurs que votre domination m'a envoyées, j'en ai fait part à mes amis, entre autres à un prêtre de Munster qui est excellent juriste, à un théologien de l'ordre des carmes qui a coutume de boire avec nous, et à Bernard Gelf, jeune docteur de Paris, qui les ont fort admirées, en se réjouissant avec moi du nombre d'amis que vous avez. Seulement le titre du livre a causé quelques débats. Pourquoi, s'est-on demandé, M. Ortuin Gratius appelle-t-il ses amis hommes obscurs? Le juriste a prétendu que cette qualification couvrait d'illustres personnes, vu que Dioclétien était né de parens obscurs. Cette explication n'a pas complètement satisfait l'assemblée. Le théologien de Munster a dit que vous aviez voulu, par là, rentrer dans ce que dit Job, que veritas latet in obscuris, et que trahitur sapientia de occultis. Bernard Gelf, qui est un homme ingénieux, a pensé que vous aviez choisi ce titre par opposition à celui du livre de Reuchlin, naguère imprimé, des Lettres des Hommes célèbres, et aussi par un sentiment tout chrétien d'humilité; d'autant qu'il est écrit que celui qui s'abaisse sera élevé. Au milieu de ce conflit, quoniam, ut dicit Aristote, il n'est pas inutile de douter de chaque chose, daignez nous éclaircir et portez-vous bien.»

Maître Étienne Romedelantis à M. Ortuin Gratius.

«Mon maître, écoutez de belles choses! Nous avons ici un certain docteur Murner, de l'ordre de Saint-François, qui, avec des cartes préparées comme pour le jeu, se vante d'enseigner la grammaire et la logique. Il sait de tout un peu, ce qui m'a fait dire de lui, ingénieusement, qu'il ne sait rien du tout. Ce merveilleux théologien est grand partisan de Reuchlin, par conséquent ennemi déclaré des docteurs de Cologne et de Paris, dont il exige, du Saint-Siége, la condamnation, sous menace de schisme en cas d'absolution. La principale raison de sa fureur est l'appui que nos maîtres ont prêté à Pfeffercorn pour s'être fait chrétien, de juif qu'il était. «Si ces gens-là, dit-il, agissaient en leur nom, ils n'auraient point recours, contre Reuchlin, aux œuvres d'un juif baptisé. D'ailleurs, le juif ne s'est fait baptiser que pour échapper aux poursuites de ses confrères qui l'accusaient de vol. Ce juif est un ignorant et l'opprobre de l'Allemagne.» C'est ainsi que parle Murner, et il ajoute bien d'autres injures. En attendant que Dieu le confonde, je l'ai confondu en lui prouvant que ces calomnies contre Pfeffercorn venaient de la jalousie de ses coréligionnaires; que, du reste, cet honnête homme était si bon chrétien, qu'il mangeait volontiers du porc et même des andouilles, et qu'il avait dernièrement gagné douze ames au paradis. «Il a donc tué douze hommes en état de grâce dans la forêt de Bohême avec ses amis les larrons?» m'a répondu Murner. Voyez la malice! Il est bon que vous la connaissiez.»

Frère Jean de Werdée à M. Ortuin Gratius.

«Vous êtes inquiet de la décision de Rome; vous vous figurez, d'après je ne sais quels ménagemens gardés par le pape avec Reuchlin, que votre condamnation du Speculum oculare sera blâmée! Rassurez-vous, hommes de peu de foi! Ne savez-vous pas les usages de la cour de Rome! Ignorez-vous que là ce n'est pas une raison pour être condamné demain que d'avoir perdu sa cause hier; et que, si le pape a permis la lecture du Speculum oculare, il peut tout aussi bien l'interdire, puisqu'il a le pouvoir de lier et de délier, puisque, suivant le droit canonique, il est le maître du monde, qu'il a, seul et sans concile, la main sur l'empereur même, qu'il est la loi suprême et unique, et qu'enfin, quamvis semel dixit ita, tamen postea potest dicere non? Du courage, donc! chassez de vos esprits ces peurs chimériques! Songez que notre maître Jacques d'Hoschstrat est dans la ville sainte, qu'il y défend notre cause et la foi chrétienne avec une extrême diligence, que naguère encore il avait à dîner, chez lui, nombre de courtisans, tels qu'un secrétaire apostolique et plusieurs auditeurs de Rote, qu'il leur a fait manger des perdrix, des faisans, des lièvres et de toute espèce de poissons, et boire bonum vinum corsicum, necnon græcum. Qu'avez-vous à redouter?»

Divers hommes obscurs à M. Ortuin Gratius.

«Notre maître Jacques d'Hoschstrat a fait des prodiges à Rome en notre faveur, cela est vrai, mais tant qu'il a eu de l'argent. Maintenant qu'il n'en a plus, et que la vermine envahit sa cape, il ne fait plus rien pour nous. Envoyez-lui donc de l'argent. Vous en manquez, dites-vous; eh bien! prenez celui des indulgences, mais envoyez de l'argent.

»L'insolence de nos adversaires est inénarrable. Je viens d'en frotter un qui avait osé m'appeler bourrique. «C'est toi qui es un âne, lui ai-je répondu, et je le prouve in barocco: Tout ce qui porte un fardeau est un âne: tu portes un fardeau, puisque tu tiens, sous ton bras, un livre qu'on t'a donné contre notre maître Jacques d'Hoschstrat; donc, tu es un âne.» Il n'avait pas eu la présence d'esprit de me nier la majeure, en sorte qu'il est resté court. Quels pauvres théologiens sont nos ennemis!... et vivez jusqu'à ce qu'un moineau pèse cent livres!

»Votre affaire ne marche pas bien à Rome: Le pape et les cardinaux sont irrités contre les universités de Cologne et de Paris, parce qu'elles ont brûlé le Speculum oculare de Reuchlin sans attendre la décision du Saint-Siége apostolique. Vainement leur opposerait-on le suffrage de dix universités: ils répondent que dix universités peuvent se tromper, au lieu que le pape ne peut pas se tromper. Si vous perdez votre procès à Rome, le diable tiendra la chandelle.

»Ce qui contribue à gâter votre affaire à Rome est qu'on y a peu de confiance dans les juifs baptisés. Or, comme Pfeffercorn est un juif baptisé, son livre contre Reuchlin n'y a point de cours. On dit encore ici que les juifs, une fois qu'ils sont devenus bons chrétiens, cessent de puer, et qu'ainsi Pfeffercorn ne doit pas être bon chrétien, puis qu'il pue toujours. J'ai beau répondre que Pfeffercorn peut fort bien puer désormais comme chrétien, s'il a cessé de puer comme juif; et qu'il ne faut point condamner un homme sur le simple soupçon, sans quoi on condamnerait notre maître Arnold de Tongres comme sodomite, lui qui ne l'est assurément pas, puisque toutes les filles de Cologne le tiennent pour vierge; rien n'y fait, et les Romains continuent à me jeter à la tête que Pfeffercorn est mauvais Chrétien, parce qu'il pue toujours.

»Un official du sacré palais, fauteur de Reuchlin, m'a signalé divers articles du livre de Pfeffercorn qu'il juge hérétiques et entachés du crime de lèse-majesté. En voici deux: 1o Pfeffercorn a dit de Reuchlin qu'en écrivant contre son Speculum manuale il a trahi Jésus-Christ comme Judas et pis encore. Donc il s'est mis au dessus de Jésus-Christ; 2o il taxe d'ignorance les princes défenseurs de Reuchlin. Or, par là, il porte atteinte au pape, aux cardinaux, à l'empereur qui admirent Reuchlin, lequel n'a pour ennemi puissant que le roi de France à l'instigation de Jacques d'Hoschstrat, et par condescendance pour l'université de Paris.

»Mon vénérable, j'ai perdu le terrain dans deux sentences. Si je le perds dans une troisième, le diable va devenir abbé. Les théologiens de Rome sont évidemment gagnés par l'argent de Reuchlin. Cependant tout espoir n'est pas perdu; Jacques d'Hoschstrat ne perd pas une occasion de faire boire les référendaires. Que Dieu l'assiste!

»Armez-vous donc, une bonne fois, de rigueur à Cologne. Empêchez les nouveaux théologiens de moissonner le champ d'autrui. Brûlez leurs livres. S'ils arguent, soit de l'hébreu, soit du grec, dites-leur que de bons théologiens n'ont que faire de grec ni d'hébreu, puisque l'Ecriture Sainte est traduite, que la science de l'hébreu est pernicieuse en ce qu'elle autorise les juifs contre les chrétiens, et aussi celle du grec, en ce qu'elle donne raison aux schismatiques latinizate semper et imponatis eis silencium.

»Bonne nouvelle! J'ai appris d'un bacculaurier de Stuttgard que les yeux de Reuchlin baissent. A peine a-t-il pu lire le dernier livre que Pfeffercorn a écrit contre lui. Ne vous reposez donc pas; écrivez de rechef. Si cet homme ne vous lit point, il ne pourra vous répondre, et s'il ne vous répond pas, vous aurez raison. Adieu, portez-vous hexamétriquement.

»On dit que Lefebvre d'Etaples est favorable à Reuchlin, qu'il prétend avoir été traité par les théologiens de Paris comme Jésus-Christ le fut par les Juifs. Mais qu'il dise ce qu'il voudra, l'université de Paris est pour nous; elle tient que Pfeffercorn est un juif intègre qui s'est fait baptiser dans le Seigneur. Aussi est-il de la tribu de Nephtali, de cette tribu dont il est écrit dans la Genèse: Nephtalim, Nephtalim, cervus emissus dans eloquia pulchritudinis

»Mon vénérable, je ne me plais point en Italie; je voudrais retourner en Allemagne. Ici point de sociabilité. Dès qu'on s'y est enivré seulement une fois, on y est appelé cochon. Meretrices volunt multum pecuniæ, et tamen non sunt pulchræ, quamvis habent pulcherrimas vestes de serico et de cameloto. Quando modicum sunt senes, tunc statim habent curva dorsa, et vadunt quasi vellent merdare; et etiam comedunt allium, et fœtent maxime, et sunt nigræ, nec sunt albæ sicut in Alemania..... Audivi etiam quod supponitis ancillam impressoris Quentel, ita quod fecit puerum: hoc non deberetis facere, scilicet forare nova foramina. Hic habeo nec antiquas, neque novas, ergo volo redire in Alemaniam.... Valete tamdiu donec una alauda ponderat centum talenta.

»Vous m'avez recommandé, quand je serais à Rome, d'y chercher les livres nouveaux, et de vous les envoyer. Un notaire m'a parlé d'un certain poète qui passe pour une fontaine de poésie, et qu'on appelle Homère. Le mal est qu'il est en grec. Son livre traite du siége d'une grande cité nommée Troie, lequel aurait duré dix ans et aurait coûté tant de sang que les fleuves en auraient été rougis. On y parle de héros qui lancent des rochers, de chevaux qui prophétisent. Je ne puis croire de telles rêveries possibles, ni même que l'ouvrage soit authentique.

»C'est dans la nécessité qu'on connaît ses amis. J'ai un cousin que son père veut former aux arts libéraux, et envoyer à l'université, qui maintenant est envahie par les poètes séculiers. Je ne suis pas de cet avis, et je veux vous le confier, pour qu'il étudie à l'ancienne mode. Quoique je sois albertiste, il m'est égal que vous le mettiez au collége du Mont, où les études sont thomistes, attendu qu'il n'y a pas de notables différences entre les thomistes et les albertistes, si ce n'est que ces derniers tiennent que les adjectifs sont appellatifs, et que le corps mobile est sujet en physique, tandis que les autres ne le veulent pas; si ce n'est encore que les albertistes disent que la logique procède des secondes intentions aux premières, que le corps mobile, placé dans le vide, se meut successivement, et que la voie lactée est de nature céleste; pendant que les thomistes soutiennent que la logique descend des premières intentions aux secondes, que le mobile dans le vide se meut à l'instant, et que la voie lactée est de nature élémentaire. Il n'y a pas là de quoi m'effrayer. Sur toutes choses, prenez soin de soumettre mon disciple à la férule, selon ce qui est écrit dans les proverbes, chap. 23: Noli subtrahere a puero disciplinam. Si percusseris cum virga, non morietur.

»Vous désirez savoir ce que je pense de la foi de Pfeffercorn, et si elle sera persévérante. Je ne sais que vous en dire. Il y a bien du danger avec les juifs convertis. On raconte ceci: L'un d'eux, à l'article de la mort, fit venir un chien et un lièvre, les fit lâcher dans sa chambre, et aussitôt le chien mangea le lièvre; puis il fit venir un chat et une souris, les fit lâcher, et le chat mangea la souris; alors le moribond prit la parole, et dit: «Le naturel revient toujours; c'est pourquoi je meurs juif.» On raconte aussi qu'un autre juif converti, étant sur ses fins, commanda qu'on lui fît cuire une pierre dans de l'eau bouillante, et, sur l'observation qui lui fut faite, qu'une pierre ne saurait cuire, il répondit: «Que pareillement un juif ne saurait cesser d'être juif.» Faites votre profit de ceci, et portez-vous bien.

»Juste ciel! Que m'apprend-on? Que nos amis de Cologne sont résolus de rompre avec la cour de Rome, si elle approuve Reuchlin, et de s'en aller prêcher l'hérésie en Bohême? Qu'ils n'en fassent rien! Surtout qu'ils n'en disent rien! Ce serait un grand scandale, et nous n'aurions plus d'aumônes; tout irait aux Augustins. Envoyez plutôt de l'argent à Jacques d'Hoschstrat qui en manque, et qui marche à pied dans la poussière, lui que j'ai vu arriver à Rome avec trois bons chevaux.

»Un librivendeur m'a dénoncé divers écrits de prétendus théologiens qui soutiennent Reuchlin et nous menacent; tels que Herman Buschins, le comte de Nova-Aquila, chanoine de Cologne, et un certain Bilibaldus de Nuremberg. Mais je me suis dit: «Qui moritur minis, ille compulsabitur bombis.» On cite encore, parmi nos adversaires, Philippe Mélanchton, Jacob Wimpheling, Beatus Rhenanus, Nicolas Gerbelius, un étudiant de Bologne, nommé Ulric de Hutten, et peut-être aussi Érasme de Rotterdam, quoique ce soit un homme à part et qui marche d'ordinaire pour son compte. Bombi, bombi sunt minæ. Les juristes et les poètes ne prévaudront point sur nos maîtres dans les sept arts libéraux.

»Recevez mes félicitations, mon vénérable, de la victoire que nous venons de remporter à Rome contre Reuchlin. Le pape lui impose silence désormais. C'est une assurance, pour nous, d'avoir raison. La fureur de nos ennemis est au comble. Ils disent que nos maîtres, dans les sept arts, sont des ânes superbes. Ils s'emportent contre nos moines et les accusent de ne savoir pas un mot de latin. Tenons ferme. Figurez-vous l'audace de Wimpheling qui ose avancer que Jésus-Christ n'était pas moine, contre la preuve qu'en a donnée notre docteur Thomas Murner. Que s'ensuivra-t-il? C'est qu'il sera hérétique, vu que les moines sont si bien les enfans de Dieu, que Jésus-Christ a été moine.» (La victoire, dont le correspondant parle ici, ne fut pas complète. Rome, ayant des affaires plus pressantes, ne décida rien sur le Speculum oculare. Elle se contenta d'incliner pour les adversaires de Reuchlin, et recourut d'ailleurs, dans cette occasion, à son grand principe dans les affaires délicates, l'appel au temps.)

Rupertus Cuculus M. Ortuino Gratio (ultima epistola).

«Maître, il n'est bruit que des méchancetés que vous et vos confrères de Cologne avez faites à Reuchlin. Je ne puis assez m'étonner quand des ânes à deux têtes, comme vous messieurs les philosophes naturels, osent ainsi tourmenter un homme de sa science et de sa piété. Pour vous être associés contre lui à un misérable juif tel que Pfeffercorn, il faut que vous soyez de vrais Judas: chacun cherche son semblable. Puissiez-vous finir au gibet, lui, vous et vos compagnons! Quanquam, quoniam, quidem omnia illa vera sint, je vous adresse cette dernière lettre pour que vous en fassiez part aux docteurs qui siègent avec vous dans la chaire pestilentielle. Ecrit d'Heidelberg, apud Lipsium claudicantem qui sinit unum sibi cum naso in culum currere

On reconnaît, à ce langage, la violence de l'esprit réformateur qui bientôt devait embraser le monde chrétien. Il est triste de penser que cent années de guerres cruelles, que le sang de trois générations aient suivi ces satires méritées, sinon justifiables; mais il est consolant de voir que ces excès et ces malheurs même aient ramené l'Église à cette science tolérante et simple, à cette piété douce, à cette gravité, à cette pureté de mœurs qu'on lui revoit aujourd'hui. Un tel spectacle doit faire tomber l'ironie, rougir la haine, désarmer l'incrédulité; car, en de telles matières, ce qui édifie est nécessairement bon, et ce qui dure est bien fondé. Nous terminerons ici notre analyse, abandonnant aux curieux la lettre de Benoît Passavant (Théodore de Bèze) au docteur Pierre Liset, abbé de Saint-Victor, et d'abord président au parlement de Paris, lettre remplie de sel et de génie satirique aussi bien que le pamphlet d'Ulric de Hutten, mais que sa brièveté dispense d'analyser.


DÉTERMINATION
DE LA FACULTÉ THÉOLOGALE DE PARIS
SUR LA DOCTRINE DE LUTHER.

Cum privilegio: Ces présentes ont été faictes en l'an de l'Incarnation de Nostre-Seigneur Jésus-Christ mil cinq cent et un, au quinzième jour d'apvril. 1 vol. in-4 gothique, avec frontispice sur bois. 12 feuillets non chiffrés et des signatures de B. III.

(1521.)

Dans ce livret, aujourd'hui difficile à rencontrer, le doyen de la Faculté théologale de Paris s'adresse à tous vrais chrétiens catholiques, au nom de sa corporation, et s'autorise, en débutant, de Monseigneur sainct Paoul, vaisseau d'élection, tubicinateur évangélicque, docteur et maistre de la gent, etc., etc., pour condamner la doctrine nouvelle qu'il dit sortie, ainsi que toutes les hérésies, d'une génération de vipères. Luther, selon lui, n'est point un enfant légitime de l'épouse, mais un bâtard de la chambrière. Après ce préambule, viennent les propositions condamnées, lesquelles sont au nombre de 19 sur les sacremens, de 1 sur les constitutions de l'Église, de 1 sur l'égalité des œuvres, de 2 sur les vœux, de 1 sur l'essence divine, de 2 sur diverses matières, de 10 sur la contrition, de 7 sur la confession, de 4 sur l'absolution, de 1 sur l'espérance, de 1 sur la peine des hérétiques, de 1 sur l'observation des légales, de 1 sur la bataille contre les Turcs, de 1 sur la liberté des ecclésiastiques, de 8 sur la satisfaction, de 2 sur ceux qui vont au sacrement de l'autel, de 2 sur la certitude de charité, de 5 sur les péchés, de 6 sur les commandemens, de 4 sur les conseils évangéliques, de 9 sur le purgatoire, de 2 sur les conciles généraux, de 5 sur le libéral arbitre, et enfin de 7 sur la philosophie et la théologie scolastiques, total 101; nombre égal aux propositions condamnées, un siècle plus tard, dans Jansénius.

Il n'est point de notre ressort d'opiner sur de telles matières; mais, s'il nous était permis d'énoncer nos idées touchant ces propositions, nous dirions que la plupart nous ont paru porter une atteinte évidente à la foi chrétienne, et qu'il était au moins bien difficile à Luther de se maintenir dans la communion des disciples de Jésus-Christ, après les avoir soutenues: nous n'en citerons pour preuves que les deux suivantes, sur le libre arbitre:

1o. Le libéral arbitre n'est point seigneur de ses actes.

2o. Le libéral arbitre, quand il fait ce qui est en soi, pèche mortellement.


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