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Analectabiblion, Tome 1 (of 2): ou extraits critiques de diveres livres rares, oubliés ou peu connus

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PREMIERS MONUMENS
DE LA LANGUE FRANÇAISE
ET
DE SES PRINCIPAUX DIALECTES,
EXTRAITS DES ÉCRITS DE DIVERS SAVANS FRANÇAIS, ANCIENS ET MODERNES.

(800-13-41—1204-1566-1818.)

Entre les sujets qui ont exercé l'érudition et la dialectique de nos philologues, il n'en est point qui ait amené plus de controverses que les origines de notre langue. A la vérité, la matière était importante et ardue. Quel plus digne objet des recherches savantes que la source d'un idiome devenu l'agent le plus actif et le plus répandu de la civilisation moderne; et, aussi, quel champ plus vaste ouvert à la discussion, vu l'indigence dans laquelle les siècles antérieurs au XVIe nous ont laissés, par rapport aux documens capables de verser la lumière sur ces origines ténébreuses!

Plusieurs savans, entraînés par un sentiment naturel d'orgueil national, et frappés de la physionomie constante et particulière des coutumes et du langage des contrées armoricaines, voulurent voir presque tout le français dans le celtique, et le pur celtique dans le bas-breton. De ce nombre fut, au commencement du XVIIIe siècle, le fameux religieux de Saint-Bernard, Pezron, originaire de Bretagne. Selon lui, les Celtes descendaient directement de Gomer et d'Ascénaz, fils et petit-fils de Japhet; les divers peuples de l'Europe sortaient de cette souche, et toutes les langues européennes dérivaient du celtique gomérite; opinion qu'il put appuyer du célèbre géographe Cluvier, mort en 1623, lequel, ayant aperçu, dans la langue allemande, des rapports avec certaines racines celtiques, en avait inféré que le celtique était le principe de l'allemand.

Le ministre réformé Pelloutier, historien des Celtes, venu peu après dom Pezron, tout en traitant ce dernier de visionnaire, ne s'engagea guère moins que lui dans le système celtique, sauf qu'il ne remonta point jusqu'à Noé; car, du reste, il fit descendre des Scythes, ou anciens habitans du grand plateau de l'Asie, nos aïeux les Celtes; puis, de ceux-ci, sans difficulté, les Germains, les Scandinaves, les Moskowites, les Polonais, les Angles, les Pictes, les Grecs, les Étrusques, les Umbres, les Siciliens, etc., etc.; et, par suite, il fit découler du celtique les langues principales de l'Europe, notamment le grec, le latin et l'allemand, sur la foi de quelques termes conformes, quant au son et à la signification dans les quatre langues, tels que πατερ, vater, père; μητερ, muster, mère; γουν, knie, genou, etc., etc.

Le Brigant[19] se fit depuis un nom, en poussant les mêmes idées à l'extrême.

Dom Martin et dom Brezillac, dans leur estimable Histoire des Gaules, qui parut en 1752, apportèrent, sans être aussi tranchans, des secours nouveaux à l'appui d'un système d'antiquités pour notre langue, bien propre à rehausser le rang qu'elle occupe justement parmi les idiomes connus. Un tel système devait obtenir faveur chez nous. Aussi lui fit-on fête, lorsqu'il parut ou reparut ainsi dans tout l'appareil de la science, en pompeux cortége d'assertions, de notes, de dissertations nébuleuses. Nous vîmes alors pulluler les origines celtiques. Une académie celtique se forma, qui se recommanda par d'ingénieux et pénibles travaux; et rien, enfin, ne manqua aux Celtes renouvelés, rien que les preuves trop souvent; car les contradicteurs, violens d'ailleurs, ne leur manquèrent pas plus que les partisans fanatiques.

Entre les contradicteurs, nous citerons Barbazan. C'était un homme fort instruit, sans doute, des vieux monumens de notre langue, dont il eut le mérite de réveiller le goût trop abandonné dans le grand siècle, et peut-être poussé trop loin aujourd'hui. Trois volumes d'anciens fabliaux, précédés de curieuses préfaces, et suivis d'autres poésies gothiques, publiés par ses soins, en 1756, lui font honneur, ainsi qu'à M. Méon, qui les a très amplement reproduits et annotés, en 1808; mais, après avoir payé ce juste hommage à son investigation patiente, on peut lui reprocher, sans scrupule, sa manie anti-celtique, et surtout le ton amer et décisif qui domine sa discussion. Il traite légèrement, ou même dédaigneusement, les Etienne Pasquier, les Fauchet, les Borel, les Ménage, ce que personne n'a le droit de faire; et non seulement il ne veut voir que du latin sans le moindre mélange de celtique dans le français primitif, mais il va jusqu'à refuser aux Celtes d'avoir eu des caractères d'écriture, bien qu'il admette qu'ils ont eu des carmes, ou poésies chantées par les Bardes: la raison qu'il donne en faveur de cette dernière opinion ne vaut rien... «César, écrivant à Cicéron le jeune, assiégé dans Trèves, dit-il, se servit de caractères grecs, pour n'être pas lu par les Celtes ou Gaulois.» Ceci prouverait tout au plus que ces peuples ne lisaient pas communément le grec; mais non qu'ils n'eussent aucun usage de caractères phoniques, au contraire. La religion des Gaulois leur défendait, il est vrai, l'écriture, et confiait chez eux les pensées à la mémoire. Ainsi l'avaient réglé leurs druides, jaloux de toute libre communication des esprits. Toutefois, il en faut conclure que les Gaulois pouvaient écrire; car jamais loi n'interdit l'impossible. Barbazan cite encore le lexicographe celtique dom Pelletier, qui n'a trouvé aucun monument écrit en bas-breton avant l'an 1450; mais doit-on dire, sur ce témoignage, qu'il n'exista jamais de tels monumens plus anciens? Non; ce serait abuser de l'argument négatif dont il est si reconnu qu'il faut user sobrement. Ni Mabillon, ni dom de Vaines, cela est encore vrai, ne donnent, dans leurs tableaux diplomatiques, de caractères spécialement celtiques ou gaulois; mais les habitans de la Gaule ne pouvaient-ils avoir des caractères inconnus à Mabillon et à dom de Vaines? et, quand on voit, dans la diplomatique de ces illustres bénédictins, 350 formes d'A, y compris celle-ci, F, et cette autre Ⅎ, 260 formes de B, y compris celle-ci Ǝ, et cette autre 8, etc., etc., n'est-on pas fondé à déclarer téméraire l'opinion qu'aucune de ces formes, employées dans les Gaules depuis l'ère chrétienne, ne fut connue des anciens Celtes ou Gaulois?

L'académicien Duclos, étayé de Samuel-Bochart, établit, dans ses judicieux et élégans mémoires[20] sur les antiquités de notre langue, que les Celtes du Midi avaient reçu, des Phéniciens, des caractères analogues à ceux des Grecs. Qui empêche, d'autre part, que les Celtes du Nord n'aient eu des caractères runiques? En un mot, point d'association d'hommes sans langage; point de corps de nation sans langage écrit ou figuré, phonique ou symbolique: or, les Celtes formaient un grand corps de nation, composé de plusieurs membres soumis à des lois; donc, il est raisonnable de leur supposer la connaissance des caractères.

La préoccupation anti-celtique de Barbazan, et son parti pris de rapporter toutes nos origines de langage au latin, le font tomber dans d'étranges propositions. Il affirme, par exemple, que le celtique avait entièrement disparu des Gaules et cédé sa place au latin dès le VIe siècle; affirmation qui semble hardie, quand on a voyagé dans le pays basque et en Bretagne. L'académicien Bonamy, pour le roman de Nord, et le médecin Astruc, pour le roman du Midi, sont plus discrets quand ils accordent que, 400 ans après César, le celtique entrait encore pour un trentième des mots dans la langue vulgaire de nos contrées, et ils ne disent rien de la syntaxe ni des idiotismes qui font plus de la moitié des langues. Autres exemples: Barbazan tire le mot bas-breton ascoan (repas de nuit) de iterùm cænare; le mot cael (grille) de cancellus; le mot direis (insensé) de extrà regulam; le mot bar (homme, baron) de vir. Il dit que bourg vient d'urbs, et non du tudesque burg; que le mot grenouille vient de rana; il en vient comme de batrakomios, et comme souris vient de mus. Pour ne pas admettre, avec tout le monde, la racine celtique dun (élévation), il prétend, ce qui contredit Fréret et l'évidence, qu'augusto-dunun vient d'augusti-tumulus: en ce cas château-dun viendrait de castelli-tumulus.

Mais voici la mesure comblée; il fait sortir le mot chêne de chaonia, pays célèbre par les chênes de Dodone! En bonne foi, peut-on, après cela, se moquer de l'étymologiste Ménage? Ce savant homme, du moins, n'était point exclusif, s'il était souvent forcé, nous ne le voyons pas rejeter, sans miséricorde, toute racine gauloise de la langue qui règne aujourd'hui dans les Gaules; et il aime mieux faire dériver le mot soin du celtique sunnis que du latin cura, et barque de bargas, que de navis.

Après tout, si Barbazan n'est rien moins que celte, il est bon français. Notre langue, à son avis, est belle, riche et harmonieuse. Il y a du vrai, quoi qu'on dise, dans cette assertion; cependant, il aurait dû ajouter que l'espagnol est bien plus riche et plus harmonieux. De même, il nous paraît fondé, lorsqu'il avance que les variations et les variétés dans la prononciation des langues sont deux causes capitales de leur altération, et, par suite, de leur fusion dans des langues nouvelles; vérité que Bonamy[21] a plus tard parfaitement développée; il en conclut sagement que, pour conserver les langues, il conviendrait d'en fixer la prononciation, en rapprochant, le plus possible, sans trop heurter l'usage, l'orthographe des mots de leur son; mais cette idée n'est pas nouvelle; et la variété, le caprice des organes vocaux, nous le craignons, la rendront toujours inapplicable. Un organe gascon ne dirait-il pas constamment voiré le bine, pour boire le vin? Ainsi du reste.

Si nous remontons plus haut dans nos annales philologiques, nous rencontrons un autre système d'origines relativement à notre idiome. Trippault, dans son celt-hellénisme, en 1580, et avant lui Henri Estienne, en 1566, dans son Traité de la conformité du langage français avec le grec, accordèrent au grec une influence majeure sur la formation de la langue française. Le savant imprimeur, particulièrement, ne craignit pas de soutenir la thèse suivante, que la langue française a beaucoup plus d'affinité avec le grec qu'avec le latin[22]; en confessant, toutefois, que cette thèse resta sur l'estomac de bien des gens, pour l'avoir trouvée de digestion dure. Son Traité renferme une grande érudition grammaticale, employée avec infiniment d'esprit. Trois livres le composent: le premier, consacré aux articles définis et indéfinis, et généralement aux diverses parties d'oraison, sauf l'interjection; le second, qui traite des locutions ou idiotismes communs aux deux langues, tels que ceux-ci: πᾶν το άντιον (tout au contraire), εστι δεκα[23] παντα (il y en a dix en tout), cette partie de l'ouvrage est des plus curieuses; enfin, le troisième, qui donne seulement cinq ou six cents étymologies celt-helléniques, tandis que Trippault en donne quinze cents.

L'opinion de Henri Estienne, que nous nommons le système grec, nous paraît mieux soutenue que les systèmes celtique et anti-celtique dont nous avons parlé; du moins est-elle basée sur des rapprochemens et des analogies grammaticales très heureusement choisies. Joignons-y l'appui que l'histoire lui prête, par les témoignages avérés d'une longue suite de rapports commerciaux entretenus entre les Grecs de Marseille et les Celtes du Midi; par ceux de plusieurs expéditions et migrations gauloises poussées jusque dans la Grèce et l'Asie-Mineure; et nous conviendrons volontiers que les sources du français recèlent de notables infiltrations helléniques; mais, de cette vérité à la proposition anti-latine énoncée plus haut, il y a loin.

Combien il est rare, chez les savans, de modérer son ardeur curieuse, et de réunir à l'esprit hardi de recherches l'esprit mesuré d'analyse! Le bon sens vulgaire qui les juge, et parfois les redresse, aurait tort pourtant de les négliger; car la facilité est grande de s'éclairer par leurs erreurs mêmes, et mille fois plus que celle de se tromper comme eux.

Poursuivons, et rappelons une dispute acharnée qui, par le jour qu'elle a jeté sur nos origines, aussi bien que par l'importante autorité des antagonistes, vaut la peine de nous arrêter. En 1742, M. l'Evesque de la Ravallière, d'une famille champenoise honorée par ses mœurs et versée dans toutes sortes de lettres, parent de MM. l'Evesque du Burigny, qui fit, entre autres écrits notables, une remarquable vie d'Érasme, et l'Evesque de Pouilly, spirituel auteur de la Théorie des sentimens agréables, donna une bonne édition, devenue peu commune, des Poésies du roi de Navarre, Thibault, comte de Champagne. C'est dans les Prolégomènes de cette édition, par parenthèse, que fut vivement attaquée la tradition[24] de l'amour de ce prince pour la reine Blanche de Castille. Thibault était sensible; mais Blanche de Castille était déjà vieille lorsqu'il chantait. On peut encore argumenter là dessus; mais, en tout cas, si cette reine ne fut pas l'ame des chansons de Thibault, elle fut l'ame de la monarchie: cela valait bien autant. M. de la Ravallière emporté par ses recherches, et tourmenté de la foule d'observations tantôt justes, tantôt hasardées, qui se pressaient dans sa riche mémoire, sans peut-être s'y coordonner suffisamment, émit, dans une longue dissertation qui enrichit son travail d'éditeur, des idées nouvelles sur la langue des premiers Français. Il n'était pas celtique, sans doute, comme un moine breton; mais, avec la haute habitude qu'il avait de réfléchir, il ne s'était pas expliqué, aussi facilement que beaucoup d'érudits, comment les dix légions de César, qui eurent tant de peine à soumettre les Gaules, réussirent si bien, qu'au temps de l'invasion de Clovis, 20 millions de Gaulois avaient tout à fait oublié leur langue pour parler exclusivement latin. Les écoles romaines, fondées par Caligula tant à Lyon qu'à Besançon, n'étaient point assez à ses yeux pour lui faire admettre ce fait incroyable: tout au plus il en eût concédé une partie à la Narbonnaise, province conquise par les Romains, dès le consulat de Martius Rex, 129 ans avant Jésus-Christ; mais pour la province d'Autun, pour la ligne des Parisis, pour celle des Venètes, pour celle des Ambiaques, et généralement pour les différens états celtes, au nord de la Loire, il était sans complaisance, et s'obstinait à les trouver celtiques, et non latins, au moment de l'arrivée des Francs; bien que les druides, en leur plaignant l'Ecriture, leur eussent enlevé le meilleur moyen de conserver leur langue, et que l'indolence naturelle à ces peuples pour tout ce qui tenait au passé n'eût permis à aucun d'eux d'éclairer leurs fastes glorieux par des monumens écrits. Saint Irénée, évêque de Lyon, martyrisé sous Sévère, en 202, se disant obligé d'apprendre le gaulois depuis qu'il vivait dans les Gaules; Ammien Marcellin, Claudien, Ausone vers 390, supposant l'existence d'une langue gauloise encore de leurs jours; Fauchet, pensant que la langue dite romande des Gaulois, à la venue des Francs, n'était point la latine, ains la gauloise corrompue par les Romains; Pasquier, qui appelait le latin à l'époque de Charlemagne, la langue courtisane; et, bien d'autres témoignages encore, l'avaient fortifié dans ses idées. Il s'était aussi demandé probablement, pourquoi, si la langue latine était la langue vulgaire des Gaules, aux VIe, VIIe, VIIIe et IXe siècles, il y avait si loin du latin, quoique barbare, de Grégoire de Tours, d'Eginhard, etc., au jargon prétendu latin des fameux sermens de 841, prêtés par Louis-le-Germanique, et par les seigneurs français à Charles-le-Chauve.

D'un autre côté, cependant, il n'avait pu fermer les yeux sur les principes latins que ces sermens renferment.

D'un autre côté il était frappé du peu de rapports de construction et de désinences qui existent entre le jargon des sermens et le langage des poèmes de Brut, de Rou et de Guillaume au court nez, qu'il regardait comme les premiers écrits français, avec l'histoire de la prise de Jérusalem composée en dialecte limousin par le chevalier Bechada, vers 1130. Toutes ces difficultés étant venues à fermenter dans son esprit, il lança contre les bénédictins de l'histoire littéraire de la France quatre Brûlots, savoir: 1er Brûlot; le latin fut toujours dans les Gaules une langue savante, plus ou moins pure, mais toujours langue savante. 2e Brûlot; le celtique, plus ou moins altéré, fut constamment, dans ses différens dialectes, la langue vulgaire des Gaules. 3e Brûlot; ce celtique enfin romanisé, qui paraît dans les sermens de 841, n'est pas le principe du langage roman rustique, qui forma depuis le français: c'est un premier roman rustique, lequel disparut sous la deuxième race, ou tout au plus fut relégué outre Loire, ainsi que le dit Claude Fauchet[25]. 4e Brûlot; notre français s'est formé au plutôt vers le commencement de la race capétienne, d'un second roman rustique, dont les bases furent le celtique, le latin et le thiois ou théotisque ou tudesque; et ce second roman rustique a pris naissance dans les provinces, notamment dans la Normandie; et (du Verdier a raison de le dire) on n'a point écrit pour la postérité dans cet idiome beaucoup avant Philippe-Auguste.

Le fond de ces idées nous paraît solide; mais l'auteur oubliait que, dans la génération des grands faits historiques, les élémens sont si complexes, et se combinent de tant de façons diverses, que la vérité devient erreur sitôt qu'on la formule en propositions simples, telles que celles qu'il avait émises. O mystère de la formation et de la filiation des langues! si, comme Rousseau l'a pensé, il fallut un Dieu pour vous accomplir, n'en faut-il pas un également pour vous expliquer?

Il régnait, d'ailleurs, dans la dissertation de M. de la Ravalière, une assurance effrayante pour qui s'est bien pénétré de ce que c'est que des origines; et aussi, disons-le, une confusion de raisonnemens et de citations qu'un style dur n'était pas propre à faire aisément passer. Le grave, le modeste dom Rivet, qui écrivait divinement, et liait ses idées et ses matériaux avec un art merveilleux, eut donc beau jeu, dans le tome VII et suivans de son admirable Histoire littéraire de la France, à relever le gant, ou plutôt à renvoyer les brûlots, pour suivre notre métaphore.

Deux points principaux embrassent toute la réponse de dom Rivet: 1o le latin fut la langue vulgaire des Gaules, après la conquête des Romains, jusqu'à la naissance du Roman rustique, d'où notre français est dérivé; 2o on a écrit pour la postérité dans le Roman rustique, d'où notre français est dérivé, bien avant la troisième race de nos rois, et non pas d'abord dans les provinces, et non pas spécialement d'abord dans la Normandie.

Quant au premier point, l'opinion de l'auteur avait le mérite d'offrir un ensemble parfaitement tissu, très facile à saisir et à suivre d'un bout à l'autre, sans embarras, sans épines, sans digressions.

Ainsi que dans Du Cange, on y voyait cette belle langue latine, implantée par les armes sur le sol de nos aïeux, y germer, croître, fructifier, servir d'organe à la religion chrétienne, si féconde; puis, à la venue des Barbares, se flétrir, se dessécher et se dissoudre sous les Carlovingiens, malgré Charlemagne, dans cet idiome bâtard que le temps et le génie ont fait, depuis, grandir et s'élever jusqu'aux cieux, sous Louis XIV. Le malheur était que l'argumentateur négligeât bien des difficultés sur sa route, qu'il ne vît qu'une seule cause où des causes innombrables se révèlent; enfin, qu'il finît par se réfuter lui-même dans sa conclusion, en avouant qu'il venait d'exposer comment la langue latine s'était perdue, et non comment la française s'était formée, en quoi consistait pourtant tout le problème. On sent qu'il est commode, pour débrouiller le chaos de notre ancien langage, d'établir, avant tout, que le latin fut, un temps, la langue vulgaire des Gaulois. Une fois ce point admis, il n'y a plus à s'ingénier, le reste coule de source. Les Wisigoths, les Allemands, les Bourguignons, les Normands, ont beau se pousser, les uns les autres, sur notre terre sacrée, et se fondre dans la population des Celtes ou indigènes, suivant le rapport numérique d'un à vingt, si les Romains y furent dans la proportion d'un à cent; les dominations ont beau se combattre et se succéder; les lettres et les sciences périr, on n'en marche pas moins son train. Avec ce fil générateur du latin d'abord pur, puis altéré, puis corrompu, puis transformé, on arrive frais et léger au temps de Philippe-Auguste, où l'on trouve à foison des relais de poètes gothiques, lesquels vous mènent d'un trait à Ville-Hardouin et aux prosateurs de seconde origine, et l'on est au but; car, soit dit en passant, si la poésie ébauche les langues et les illustre, c'est la prose qui les développe et les fixe, attendu qu'elle seule se plie à l'expression des idées de l'homme dans toutes leurs nuances; et il y a plus de métaphysique de langage dans les discours de paysans qui se jouent, qui se disputent, qui font l'amour, qui transigent, que dans tous les poèmes d'Homère.

Ainsi, sans s'arrêter aux grands dialectes du midi de la Gaule, qui cependant ont de l'importance, puisqu'ils ont influé sur la formation de l'italien et du castillan; sans, pour ainsi dire, s'occuper des langues basque et bretonne, non plus que des différens dialectes ou patois bourguignons, normand, picard, auvergnat, etc.[26], encore subsistant à l'heure qu'il est, qui n'en sont pas moins des monumens précieux et radicaux de la langue française, qu'il serait bien temps de réunir, de comparer, de consulter avec le dernier soin, on rend cet arrêt sans hésitation comme sans orgueil: Le français est sorti du latin.

Pour les preuves analogiques, s'agit-il des mots, par exemple du mot acheter, français du jour, acater, français d'origine, on demande à Du Cange si dans quelque vieille charte de latinité, moyenne ou basse, on ne s'est pas servi du mot latin acceptare, recevoir, dans le sens d'acheter, parce que l'acheteur et le vendeur reçoivent. Du Cange, érudit prodigieux, à qui tous les recoins du moyen-âge sont familiers, ne manque pas de répondre que oui. Aussitôt d'acceptare on fait accaptare, acater, acheter, et l'on ne se met pas en peine de savoir si ce n'est pas le mot celtique acater qui, chassant du latin le mot emere, acheter, l'a forcé d'adopter le mot barbare accaptare.

Autre exemple: celui-ci nous est fourni par M. Bonamy, qui néanmoins est aussi un esprit très sage, et l'une des lumières de nos antiquités. Le mot oui, que les fameuses dénominations de langue d'oil et de langue d'oc ont rendu célèbre; le mot oui, d'où vient-il? Belle question! il vient du latin hoc illud contracté dans le nord de la Gaule sous la forme de oil; car on sait que le nord de la Gaule procéda par contraction dans les atteintes portées au latin. Quant à la Gaule d'outre-Loire, plus euphoniste, elle contractait beaucoup moins les mots en se les appropriant, et se contenta de hoc pour former son oui. Voilà qui va bien; mais les Latins, pour dire oui, disaient ita et non hoc, ni hoc illud! C'est égal, avançons; nous serons plus heureux une autre fois.

S'agit-il de l'emploi des articles, les Latins ne disaient pas, pour il parle, ille parlat, mais brièvement loquitur: d'où vient donc l'emploi de notre il? et prenez garde que nous ne cherchons pas si notre il dérive ou non d'ille; qu'il en dérive ou n'en dérive pas, peu importe, il n'est ici question que de son emploi. A cela, on répond que les Latins disaient ille qui loquitur; que Pline, une certaine fois, s'est exprimé ainsi: Cum uno viro forti loquor; que Plaute a cette interrogation: Quid hic vos duæ agitis? que Cicéron a dit quelque part: Si quæ sunt de eodem genere, pour ejusdem generis; que l'on pourrait bien à toute force dire en latin: Nuncius ille quem de tuo adventu accepi. A quels faux-fuyans sont, par fois, réduits les hommes les plus droits et les plus éclairés, quand ils ont, en cas douteux, pris un parti absolu! mais ces détours n'empêchent pas que notre système de déclinaisons par les articles, et de pronoms joints aux noms, ne soit point du tout latin. Et que d'avantages n'aurions-nous pas contre les latins exclusifs si nous les pressions sur les temps de nos verbes, sur les désinences de ces temps, sur notre conjugaison de l'actif avec son auxiliaire, sur notre syntaxe générale; enfin (et ceci est capital), sur nos idiotismes! Ainsi nous ignorons de quelle manière les Celtes auraient exprimé la phrase ci-après: J'ai été bien fou, dans ma jeunesse, de croire les savans sur parole; mais certainement, jamais la plus infime latinité n'eût choisi celle-ci: Habeo status bene stultus, in meâ juventute, de credere doctos super verbum; et si, comme nous le supposons sans le savoir, on peut rendre notre phrase française presque mot à mot en grec, force sera de convenir, avec Henri Estienne, qu'un gallicisme peut être plus près du grec que du latin.

Dom Rivet est-il plus concluant dans ses preuves historiques de l'état de langue vulgaire, qu'il assigne au Latin chez les Gaulois pendant les premiers siècles de notre ère? nous l'allons voir. «Saint Hilaire, de Poitiers, au IVe siècle, dit-il, écrivait en latin à sa fille Albra. Sidoine Apollinaire, au Ve siècle, constate que les dames gauloises lisaient Horace. Fortunat, au VIe, composait pour des religieuses des poésies latines. On connaît, de l'an 610 environ, une chanson, en latin barbare, dans laquelle est célébrée la victoire de Clotaire II sur les Saxons. Dans les litanies de Charlemagne, fournies par dom Mabillon, on lit ces mots: Ora pro nos, tu lo juva. Si l'on n'avait pas, dans la Gaule, parlé un mauvais latin, pourquoi cet empereur aurait-il fondé des écoles, pour le rétablir dans sa pureté? ne dressait-on pas les actes, ne plaidait-on pas en latin? si le celtique n'eût pas été supplanté, n'en verrait-on pas des traces plus marquantes? enfin, la corruption même du latin témoigne qu'il fut langue vulgaire; car, pouvait-il se corrompre autrement que par le peuple?» Dom Rivet, à ces faits et articles, en joint beaucoup d'autres analogues, et non plus décisifs.

Mais, dut-on lui répondre, la fille de saint Hilaire, étant bien élevée, pouvait savoir le latin, sans que tous les Gaulois rustiques le parlassent ni même l'entendissent. Ceci s'applique également aux dames gauloises qui lisaient Horace, et pouvaient bien lire Ovide aussi, sans que cela conclût rien pour le système soutenu. Les religieuses, et généralement tout le clergé, latinistes par devoir, ne prouvent pas davantage. Abailard, au XIIe siècle, écrivait en latin à sa chère Héloïse, qui lui répondait en latin des lettres charmantes, et pourtant le latin n'était point la langue vulgaire en France au XIIe siècle. La chanson populaire, en latin barbare, pour la victoire de Clotaire II, n'a pas une autre autorité ici que la cynique prose latine[27] supposée à la gloire de Jacques Clément, martyr. Quant aux litanies grossières de Charlemagne, elles n'établissent qu'une chose, c'est que le latin pénétra le celtique ou que le celtique pénétra le latin, ce que personne jamais n'a révoqué en doute (c'eût été rejeter l'évidence); mais elles n'établissent point que le latin ait été, un temps, la langue vulgaire des Gaules, deux et trois fois conquises par des peuples si différens; car ces litanies, qui contiennent du latin altéré, contiennent aussi d'autres principes que le latin. Ces litanies, ainsi que les sermens de 841, sur les limites des deux langues celtique et latine, figurent deux adversaires se combattant. Auquel des deux le champ est-il resté cent ans plus tard? au latin? non: donc le latin ne fut probablement jamais le plus fort. Rien ne prouve que les écoles latines fondées par Charlemagne l'aient été pour épurer la langue du peuple. Elles purent tout aussi bien avoir pour objet l'épuration du latin savant de cette époque, du latin des Frédégaire, des Grégoire de Tours, lequel était assez mauvais pour mériter cet affront; ou bien, encore, avoir le but de propager une langue qui civilisait le monde par ses anciens titres, et par la religion chrétienne dont elle était l'organe. Quel parti avez-vous à tirer des actes publics? on les a dressés en latin, chez nous, jusqu'au temps des ordonnances abolissant cette coutume, qui furent rendues par François Ier, en 1529-35. Vous demandez des traces du celtique dans notre français! mais les cherchez-vous convenablement, quand, négligeant les dialectes ou patois de nos provinces, qui sont les armes avec lesquelles nos aïeux ont vaincu et dépécé la langue latine, vous n'étudiez guère que des chartes mortes? Que n'avez-vous recouru aux chartes vivantes? que n'avez-vous, dirais-je pour ma part, que n'avez-vous devancé le laborieux et infatigable M. Raynouard? Ce savant, digne de vous, réalisant les prévisions de Fauchet dans ses profondes études sur la langue romane des troubadours, a bien avancé la démonstration, 1o que cette langue, toute celtique au fond, malgré le mélange du latin, qui l'altère sans la dominer, retrace l'idiome vulgaire des Gaules sous la domination romaine; 2o que cette langue bien moins contractée que le roman thiois, parce que la Gaule du Midi eut moins de contact avec les barbares que celle du Nord, a le pas sur ce dernier, quant à l'harmonie et à la pureté d'origine, n'étant pas, comme celui-ci, chargée d'un élément tudesque.

Enfin la corruption du latin, qui vous sert d'argument définitif, n'est pas un témoignage de l'usage vulgaire de cette langue dans les Gaules; au contraire, c'en est un que le latin se rencontra dans les Gaules, nous le répétons, en face d'un idiome autre que lui, et plus puissant que lui. Si le latin eût été chez nous langue vulgaire, il se fût conservé quelque part, ne fût-ce que dans le Midi, au lieu qu'il a péri partout. Examinez donc encore, et peut-être reconnaîtrez-vous que tout au plus la langue des Romains joua dans les Gaules le rôle qu'elle joue maintenant et de longue date en Hongrie, où elle est commune, sans être nationale, où elle n'a jamais pu, même en se glissant déguisée sous l'humble toit des campagnes, extirper la langue hongroise, dont le docte Gyarmathus de Gottingue a démontré l'affinité avec l'idiome finlandais.

Ainsi luttaient de science et d'ardeur les deux savans précités. Nous confessons que dom Rivet, à la supériorité de talent, réunit, en sa faveur, sur le premier point de cette grande discussion, sans compter les écrits de Barbazan, ceux à peu près conformes de Du Cange, de Bonamy, de l'abbé Lebeuf, de la Curne-Sainte-Palaye[28]; mais on peut, sans trop préjuger, opposer à cette masse redoutable, outre Fauchet, Borel et Ménage, d'autres juges compétens, tels que Duclos, M. de Roquefort à quelques égards, et M. Auguis, habile continuateur du beau travail de ce dernier sur notre ancien glossaire; car, tous trois, ainsi que M. Raynouard, sans se montrer aussi vifs que M. de la Ravallière, autorisent le sentiment que le celtique n'a jamais cédé son rang d'idiome national et vulgaire qu'au celtique roman dans ses différens dialectes.

Maintenant, passons au second point de dom Rivet, dirigé contre la formation successive de deux langues romanes rustiques, dont la dernière, seule souche du français d'aujourd'hui, ne serait pas née antérieurement à la troisième race de nos rois, et n'offrirait aucun écrit notable avant Philippe-Auguste ou Louis VII; point qui embrasse tout le reste du système de M. de la Ravallière, et rentre particulièrement dans l'objet de notre article. Ici le Bénédictin saisit l'avantage, il est campé. En effet, il ne s'agit plus de langue vulgaire, ensevelie par la barbarie des temps dans les mœurs silencieuses d'un peuple asservi, mais de langue écrite, formée, assouplie assez du moins pour permettre aux imaginations de s'y peindre, aux esprits de s'y répandre, et dont les monumens visibles, transmissibles à la postérité, n'ont besoin, pour se produire, que d'être cherchés avec cette patience intelligente à laquelle aucun manuscrit n'échappe. Or, qui la possédait mieux que les Bénédictins, cette patience mémorable! Aussi allons-nous, en suivant surtout le père de notre histoire littéraire, enregistrer, selon l'ordre des temps, quelques uns de ces documens précieux qui démentent par eux-mêmes, ou par d'autres dont ils supposent l'existence, l'opinion de l'éditeur des Poésies du roi de Navarre. L'époque n'est pas éloignée où la liste de ces documens s'augmentera de beaucoup de semblables richesses; le goût pour ce genre de recherches, ayant acquis, de nos jours, la vivacité d'une passion véritable, sous la direction savante de philologues tels que MM. Paulin-Paris et de la Rue; mais, avant de procéder à cet inventaire abrégé qui nous est dicté par dom Rivet, l'abbé Lebeuf, Bonamy et Duclos, nous croyons devoir encore marquer un point incident où le docte bénédictin, par trop d'ardeur contre les décisions tranchantes de M. de la Ravallière, ne nous paraît pas plus concluant que lui.

En effet, si, comme nous le verrons tout à l'heure, la langue d'oil présente des écrits antérieurs à l'an 1100; s'il est contre la vraisemblance aussi bien que contre la vérité que, dans nos contrées du Nord qui l'ont vue naître, un premier Roman rustique l'ait précédée, lequel en fut chassé; si l'histoire et l'analogie concourent à établir le contraire, c'est à dire que la langue d'oil, d'où le français est dérivé, produite d'une même souche que la langue d'oc combinée seulement de plus d'élémens divers, s'est manifestée par des écrits avant Louis VII; n'est-ce pas aussi donner une antiquité trop grande à ces écrits, et retomber ainsi, par un détour, dans son idée favorite du latin, primitivement langue vulgaire des Gaules, produisant tous nos idiomes du Nord et du Midi, que de ranger parmi ces monumens les Formules de Marculphe, la Chronique de Frédégaire, les Histoires de Grégoire de Tours, et jusqu'au texte de la loi salique du Ve siècle, tous écrits latins, d'un style barbare, il est vrai, mais latins après tout, de la savante latinité du temps, et non pas de la langue que devaient alors parler les habitans de nos campagnes? A quiconque ne veut reconnaître avant 1100 aucun écrit de l'idiome d'où notre langue est sortie avec ses dialectes, promettre des témoins dénégateurs irrécusables et les fournir, cela est aussi raisonnable que méritoire; mais c'est aller trop loin, ne rien prouver, et abuser des mots, que de produire, comme ébauches d'une langue naissante, des débris évidens d'une langue qui meurt.

Essayons, d'après les principales opinions que nos origines ont fait sourdir, en profitant des disputes de tant d'esprits profonds, de résumer ce qu'il y a de plus plausible sur cette importante matière aux yeux du commun des esprits dont nous sommes, pour en dresser ensuite une sorte de tableau synoptique, après quoi viendront enfin se classer, telles que des mains habiles nous les donnent, les pièces de notre essai d'inventaire.

Il est donc probable que nos aïeux, les Celtes gaulois, parlèrent originairement une langue commune, divisée par la Loire en deux grands dialectes et subdivisée en autant de dialectes inférieurs, ou peu s'en faut, qu'il y avait, parmi ces peuples, d'États ou de ligues différentes.

Ces idiomes variés avaient leurs caractères d'écriture; mais, par l'effet d'un principe de religion, ils n'eurent point d'écrits transmissibles à la postérité.

Dans l'absence de témoignages écrits, si l'on veut se former une idée des deux grands dialectes celtiques purs, il n'est pas hors des vraisemblances historiques et logiques de recourir, dans ce but, aux langages parlés, encore aujourd'hui, en Bretagne et dans les provinces basques; en tout cas, on n'a pas d'autre recours positif, et le seul recours négatif qui se présente est celui qu'indique le père Besnier dans sa préface du Dictionnaire étymologique de Ménage, savoir, de considérer comme celtique pur tous les termes qui, dans notre français et ses dialectes, ne sont ni grecs, ni latins, ni tudesques.

La guerre, le commerce et la colonie de Marseille, que Varron appelle Trilinguis, firent pénétrer la langue grecque, bien avant l'ère chrétienne, dans une grande partie des Gaules, en remontant de la Méditerranée à la Loire par les bassins du Rhône et de la Saône, et s'étendant jusqu'au bassin de la Garonne.

A dater de cette infiltration hellénique, dont l'époque précise demeure inconnue, on peut, sans contrarier la raison, admettre, dans la langue vulgaire des Gaules, la présence d'un élément grec, d'où le celt-hellénisme, comme dit Trippault.

Avec l'occupation de la Narbonnaise par les Romains, plus d'un siècle avant Jésus-Christ, avec la conquête de César et les écoles fondées par Caligula, mais surtout avec l'apparition du christianisme et sa prédication, le latin vint ajouter un troisième élément à la langue vulgaire des habitans de la Gaule.

Dans quelle proportion ce nouvel élément se trouvait-il mêlé au celtique lors de l'arrivée des Francs ou Germains du Nord, vers l'an 420? l'énoncer semble téméraire; et cela fut-il raisonnable à l'égard d'une partie de ce vaste pays; la proportion donnée ne saurait être la même pour toutes les parties. Cependant des hommes graves et instruits ont articulé nettement et sans distinction de lieux, quant au vocabulaire, la proportion exorbitante de trente à un: on peut légitimement les combattre, sans pouvoir toutefois démonstrativement les réfuter.

Une moitié des savans avance que, dès l'an 500 de l'ère chrétienne, les habitans des Gaules avaient quitté leur langue entièrement pour le latin; une autre moitié des savans engage à n'en rien croire. Une seule chose est avérée, c'est qu'à cette date, ou même avant, le celto-grec était assez latinisé pour prendre le nom de roman rustique, sans que pourtant les personnes parlant grec ou latin fussent dispensées de l'apprendre pour communiquer avec les Gaulois vulgaires, ainsi que l'attestent d'illustres évêques, et plus tard, en 813, les actes des conciles qui ordonnèrent de multiplier les traductions sacrées du latin dans cette langue, afin de répandre l'instruction parmi le peuple.

L'invasion des Francs ou Germains une fois effectuée, de nouveaux élémens se glissent dans la langue vulgaire des Gaules, et la confusion redouble. Le tudesque ou théotisque ou thiois se présente dans le Nord.

Sous la première race de nos rois, ce tudesque modifie peu le langage vulgaire des Celtes romanisés en deçà de la Loire, et point du tout celui des habitans du Midi; mais, sous la deuxième race, une troisième ou quatrième poussée d'Allemands, favorisée par les princes carlovingiens, opère, dans la politique et les mœurs de nos contrées septentrionales, une importante révolution, que dernièrement le célèbre M. Thierry a mieux reconnue et mieux appréciée qu'aucun de ses devanciers. Cette révolution n'atteint pas le celto-grec-roman d'outre-Loire; mais elle contracte vigoureusement le celto-grec-roman du Nord, et toutefois ne parvient pas à y implanter son vocabulaire.

Alors quatre principes divers semblent se partager l'honneur de former l'idiome qui devait un jour être la langue française, tandis que nos frères d'outre-Loire polissent tranquillement, sous les inspirations de l'amour et de la poésie, leur dialecte plus simple, nommé langue d'oc, réduit maintenant, par un caprice de la fortune, à n'être qu'un patois, ainsi que ses dérivés, le limousin, le gascon, l'auvergnat, le toulousain, lui dont l'espagnol et l'italien ne renient pas la descendance.

Vers l'an 1000 un cinquième élément, fourni par les Normands d'outre-mer, saisit à revers notre dialecte du Nord déjà si chargé, le charge encore, l'assourdit, et la langue d'oil se développe avec les trouvères, ayant sous son empire nombre de patois, peut-être plus natifs qu'elle, parmi lesquels on doit distinguer surtout le picard, le bourguignon et le normand français. Tel est en résumé ce que nous avons jugé substantiel dans les travaux de tant d'habiles gens, qu'il faut respecter jusque dans leurs écarts, et c'est aussi ce qu'essaie d'indiquer le tableau imparfait qui suit; mais il est entendu que, dans les phases que nous avons retracées, on ne doit comprendre que le langage vulgaire et national des peuples, et non celui de la cour de nos rois ou de nos empereurs; car ce dernier, suivant constamment la naissance et la volonté des souverains, tudesque sous la première race, latin sous Charlemagne, thiois légèrement latinisé sous les princes carlovingiens, ne se fondit dans la langue d'oil que sous Hugues Capet, qui bannit les influences austrasiennes pour toujours.

Langues dans les Gaules Agrandir

LANGUES VULGAIRES PARLÉES DANS LES GAULES.

  1 CELTIQUE PUR du nord de la Gaule (breton). Avant J.-Ch.   CELTIQUE PUR du midi de la Gaule (basque). Avant J.-Ch. 1 GREC.  
     

TUDESQUE ou THÉOTISQUE.
Vers l'an 700.


Ofridus nous donne en cette langue le Pater Noster dont voici le commencement:

Fater unser guato
bist druihin thu gimnato
in himilon io hoher
uduih si name thiner, etc., etc.
2 Point de changement dans les éléments.   CELTO-GREC d'une partie du Midi. Avant J.-Ch., époque non précise. 2   LATIN.
     
3 CELTO-GREC d'une partie du Nord. Avant J.-Ch., époque non précise.   CELTO-GRÆCO-LATIN ou ROMANISÉ du Midi. Environ 129 avant J.-Ch. 3  
     
4 CELTO-GRÆCO-LATIN ou ROMANISÉ du Nord. 1ersiècle de l'ère chrétienne.   Point de changement dans les éléments 4  
       
NORMAND D'OUTRE-MER. Vers l'an 900. 5 CELTO-GRÆCO-ROMAN-THIOIS. Vers l'an 700.   Point de changement dans les éléments 5  
       
  6 CELTO-GRÆCO-ROMAN-THIOIS-NORMAND
ou
LANGUE D'OIL. Vers l'an 1000.
  CELTO-GRÆCO-ROMAN ou LANGUE D'OC. Vers l'an 1000. 6  
     
  7 FRANÇOIS-GOTHIQUE, avec ses dialectes. Vers l'an 1200.   LANGUE PROVENÇALE. Vers l'an 1200. Avec ses dialectes limousin, auvergnat, gascon, toulousain. 7  
 
  LANGUE FRANÇOISE. Vers l'an 1500. Avec ses patois picard, bourguignon, normand, françois, etc., etc.   ITALIEN.   CASTILLAN.

PREMIERS MONUMENS
DE NOTRE LANGUE
DANS LE NORD DE LA FRANCE;

Pour la plupart antérieurs aux 182 ouvrages, tant en prose qu'en vers, cités au tome IV du Supplément de Du Cange, relevés de l'Histoire littéraire et des Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

An 800. 1o. Lettre écrite en langue rustique par des moines à Charlemagne, en l'an 800, citée par dom Rivet, tom. VII de l'histoire littéraire de la France, comme un des plus anciens monumens de cette langue: c'est, en tout cas, un des plus anciens de notre prose de première origine.

An 841-42. 2o. Sermens des enfans de l'empereur Louis le Débonnaire et de leurs principaux sujets. Le 16 des calendes de mars 842, Charles le Chauve et son frère, Louis le Germanique, se prêtèrent un serment mutuel à Strasbourg ainsi que leurs vassaux, pour terminer leurs différends. Dans cette circonstance solennelle, et pour se donner réciproquement plus de garanties, les princes contractans seulement échangèrent leurs langues; c'est à dire que Charles, et non les seigneurs français, jura en tudesque, et Louis le Germanique, et non les seigneurs allemands, en langue romane. Ces actes, qui ont été le sujet de longues controverses entre les partisans et les adversaires du système latin, ont fourni à M. Bonamy une intéressante dissertation, insérée dans les Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, où il les analyse mot par mot, pour prouver que tout y est d'origine latine, hors les noms propres; ce qu'à notre avis il ne parvient pas à faire complètement; mais, l'eût-il fait, il faut se rappeler qu'il n'y a que cent mots dans ces actes. Nous copierons les textes en langue romane seulement, d'après M. de Roquefort qui les a rapportés, dans les deux langues, avec une fidélité jusqu'alors non obtenue, et cela sur le manuscrit du Vatican, no 1964, dit le manuscrit de Nithard, en y joignant un fac-simile précieux de l'original écrit par Nithard lui-même, abbé de Saint-Riquier, attaché à la maison de Charles le Chauve.

SERMENT DE LOUIS LE GERMANIQUE.

«Pro deo amur, et pro christian poplo, et nostro commun salvament, dist di en avant, in quuant Deus savir et podir me dunat, si salvara jeo cist meon Fradre Karlo, et in adjuha, et in cadhuna cosa, si cum om per dreit son Fradra Salvar dist, in o quid il mi altre si Fazet, et ab Ludher nul plaid numquam prindrai, qui meon volt cist meon Fradre karle in damno sit.»

SERMENS DES SEIGNEURS FRANÇAIS.

«Si Lodhuvihs sagrament que son Fradre Karlo jurat, conservat et Karlus meas Sendra de suo part no lo stanit, si jo returnar non lint pois, ne jo, ne neuls cui eo returnar int pois in nulla adjudha contrà loduwig num li juer (Fuero).»

Du Cange, dans la préface de son Glossaire, analyse aussi les expressions de ces sermens, et y reconnaît des traces celtiques.

An 850. 3o. Fragment de Traductions des Actes de Saint-Etienne, donné par l'abbé Lebeuf, dans les Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, comme étant du IXe siècle, en accordant que le style en a pu être retouché au Xe.

«Saint Esteuves fut pleins de grant bonté,
»emmen tot celo qui creignent en diex,
(mêmement comme tous ceux qui, etc.)
»Feseit miracle o nom de Dieu mende;
(demandés au nom de Dieu.)
»as cuntrat et au ces, a tot dona sante:
(aux estropiés, contracti, et aux aveugles, cæci.)
»por ce haïerent autens li Juve (les Juifs).

»Encontre lui se dresserent trestui,
»diserent ensemble, mauvais mes cetui:
»il a deabble qui parole en lui, etc., etc., etc.»

An 940. 4o. Fragment de Charte d'Adalbéron, premier évêque de Metz, de l'an 940, rapporté par Borel dans sa Préface du Trésor des Recherches et Antiquités gauloises et françaises.

«Bon vis sergens et feaules enjoieti; car pour cest que tu as estais feaules sus petites coses je tansuseray sus grandes coses, entre en la joie de ton signour

Ce qui veut dire, d'après saint Mathieu: «O bon et fidèle serviteur, réjouissez-vous; parce que vous avez été fidèle en de petites choses, je vous établirai sur de grandes! Entrez dans la joie de votre Seigneur.»

An 950. 5o. Le Roman de Philumena. Cette chronique fabuleuse peut jusqu'ici passer pour le plus ancien de nos romans, avec la Chronique latine de Turpin, que dom Rivet n'est pas éloigné de croire postérieure. Le savant bénédictin dit que cet ouvrage, de l'an 950 environ, était déjà réputé si vieux, en 1015 et 1019, quand Bernard, abbé de Notre-Dame-de-la-Grasse, le fit traduire en latin, qu'on le supposait composé du temps même de Charlemagne. Le sujet en est le triomphe de cet empereur sur Martaut, roi des Sarrasins, sous les murs de Notre-Dame-de-la-Grasse, et la prise de Narbonne par les Français. L'auteur, Philumena, se dit historiographe de Charlemagne. S'il dit vrai, il est l'aîné des auteurs nationaux. Son ouvrage existait en Languedoc manuscrit dans la bibliothèque de M. Ranchin, conseiller au parlement de Toulouse. C'est peut-être là que l'historien Catel a pu le consulter, et en tirer les documens curieux qu'il nous donne dans son histoire, pages 404-547-69. Le traducteur latin fut un nommé Gilles, qu'ailleurs on nomme quelquefois Vidal, ou Vital. Cependant, sur l'exemplaire de la traduction qui se conserve dans la bibliothèque laurentienne, à Florence, le nom du traducteur est Paduanus. Un grand combat y est décrit entre Roland et Martaud. Il y est dit qu'au siége de Narbonne, un chevalier du pays assista si bien Charlemagne, qu'après la ville prise, l'empereur donna à ce chevalier, qui s'appelait Aymery, la troisième partie de la seigneurie de Narbonne, avec les gouvernemens de Béziers, Agde, Maguelonne, Uzès, Nismes, Arles, Avignon, Orange, Lyon, Carcassonne, Tolose, Rodez, Cahors, Collioure, Gironde, Barcelone, et lui dit: per Narbonam eris dux, et per Tolosam comes. Le second tiers de Narbonne fut donné à l'archevêque et le dernier aux Juifs. Tout le livre est en prose, ainsi que celui de Turpin. M. Raynouard, dans sa Grammaire romane, en cite plusieurs passages, tels que ceux-ci: «Quascuna de las parts partic se, los crestias gausens, elhs Sarrasis dolens... Karles maines dix: adonques aissi sia, si a Thomos platze a toitz...» «e Karles, quanto o hac ausit, se gracias a Dieu e lanzors.... Karles partic se de sa compayhna, e anec ferir lo rei de Fudelha, aissi que elh e'lh caval fendec per mieg.....»

An 988. 6o. Lambeaux de Vers fournis par l'abbé Lebeuf, d'après un Ms. de saint Benoît sur Loire du XIe siècle, et qu'il croit composés dans le Xe.

«Nos jove omne quan Dius estam
»De grand Follia per Folledar parlam
»Quar no nos membra per cui vivri esperam
»Qui nos soste tanquam per terra nam
»E qui nos pais que no murem de fam...

»Nos e molt libres e troban
»Legendis breus esse gran marriment
»Quant cla carcer avial cor dolens
»Molt wal los bes que lom fai e couent

Sans même excepter toujours les lois, les actes publics et les discours sacrés, presque tout était versifié dans ces temps novices. Il en est des nations qui naissent à la vie intellectuelle comme des enfans; ou ne leur parle pas, on leur chante.

An 995. 7o. Discours d'Ouverture du Concile de Mouson, par l'évêque de Verdun, en 995, cité par dom Rivet, qui renvoie pour le texte aux conciles du père Labbe, tom. IX, page 747.

An 1010-25. 8o. Le Roman de Guillaume au Court nez. Dom Rivet, en assignant pour date approximative à ce Roman l'année 1010, avance qu'à cette époque les romans tant en prose qu'en vers affluaient. Il remarque, justement, que celui-ci détruit l'assertion de Galland contre l'antiquité du rhythme de dix syllabes, puisqu'il est écrit dans ce rhythme. Le héros en est le vicomte de Narbonne, nommé Guillaume au Court nez. On y voit l'histoire travestie de saint Guillaume de Gellone, sur lequel fut faite une chanson fameuse chez nos aïeux, vers l'an 1050. En attendant l'édition complète, si désirable, qu'on nous promet de ce poème, on peut recourir à l'histoire du Languedoc de Catel, qui en contient de nombreux fragmens, dont voici quelques uns. Dans le livre ou chant qui a pour titre le Charroy de Nisme, l'auteur s'exprime ainsi:

Oies Seignor dex vos croisse bonté
Li glorieux li roys de majesté
Bone chanson est vous a escouté
Des meillor hom qui ains creusten dé
C'est de Guillaume le Marchis au Cort nés
Comme il print nismes par le charroy monté
Apres conquist Orange la Cité, etc., etc.

Et ailleurs:

Mes que mon nés ay un pou acourcié
Je ne sçay certe com sera allongié
Li Cuens mesmes cest ilhuec baptisé
Desoresmes qui moy ayme et tient cher
Trestuit mappellent François et Berrujer
Comte Guillaume au Court nés le guerrier, etc., etc., etc.

Suit la description d'un beau combat de Guillaume contre le géant sarrasin Isore. Comme de raison le géant succombe. M. de Sainte-Palaye dit que le Roman d'Aymery de Narbonne et de Guillaume d'Orange, surnommé au Court nez, connétable de France, fameux par son mérite et ses différentes branches, est en partie de li Roi Adenès, poète de l'an 1260. Ceci ne doit s'entendre que d'une dernière branche ou continuation de cet ancien Roman. M. de Bure, catalogue de la Vallière, tom. II, donne les premiers vers des seize divisions de ce Roman, qui en contient, dit-il, 77,000.

An 1050. 9o. Traduction des quatre Livres des Rois. Le Ms. s'en trouvait, du temps de notre bénédictin, aux cordeliers de Paris, et venait des religieuses cordelières de Longchamp. Il est attribué à l'an 1050 environ.

An 1050. 10o. Traduction en prose des Psaumes; tiré du Ms. de la Bibliothèque du Roi, no 8177. On y lit ce verset:

«Li hons es beneures qui non ala el conseill des Felons et non esta
»En la veoïe des pecheors et non cist en la chaere de pestilence.»

C'est du français de l'an 1050, comme la précédente traduction.

An 1066. 11o. La Chanson de Roncevaux. Chanson de geste, peut-être le même ouvrage, dit dom Rivet, que le poème de Roland et Olivier. Robert Wace, l'auteur normand du Roman de Rou, dont nous parlerons en détail, rapporte que les soldats de Guillaume le Conquérant chantaient la chanson de Roncevaux, en 1066, à la bataille d'Hastings. Nos modernes philologues nous en promettent aussi une édition complète; ce sera un véritable présent fait à la littérature française. Nos extraits nous apprennent qu'il y a deux Romans ou chansons de Roncevaux; l'une, ancienne, c'est celle-là qu'il nous faut; l'autre, beaucoup plus moderne, en vers alexandrins, laquelle est de Jean Bodiaux. Du Cange cite les vers détachés suivans, de l'ancienne.

«Mil grifles sonnent, moul en sont cler li ton

»S'en fu suis matès et recreans

»Qui tuit auront et miches et meriaux.

»Tint durandars dont librans fu lettrés.»

M. de Roquefort dit que cette chanson fut chantée pour la dernière fois en 1066; comment le sait-il?

An 1069-77. 12o. Les Lois des Normands, par Guillaume le Conquérant. Notre exemplaire de l'Histoire littéraire de la France, enrichi de plusieurs notes autographes de M. l'abbé Mercier de Saint-Léger, en contient une, entre autres, où ce savant reproche justement aux bénédictins, avec M. Raynouard, de n'avoir pas consacré un article particulier à ce monument, l'un des plus anciens de notre prose, que l'on fait remonter aux années 1069-77. L'Evêque de la Ravallière a prétendu que ces lois normandes n'avaient pas été d'abord écrites en langue d'oil, et que le texte, imprimé à Londres, en 1721, n'en est qu'une ancienne traduction; mais dom Rivet persiste à regarder ce texte comme original. M. Duclos nous fournira, dans un de ses Mémoires pour l'Académie des Inscriptions, les citations qu'on va lire.

«Ce sont les leis et les cuttumes que li reis William garantut à tut le peuple de Engleterre apres la conquest de la terre. Ice les meisme que li reis Edward son cosin tint devant lui.

1o. De azylorum jure et immunitate ecclesiasticâ.

«Co est a saveir; puis a saincte eglise; de quel forfait que hom ont fait en cel tens, et il pout venir a saint eglise ou pais de vie et de membre. E se alquons meist main en celui qui la mere eglise requireit, se ceo fust u abbeie, ulglise de religion, rendeist ce que il javereit pris, e cent sols de forfait, e de mer eglise de paroisse XX sols e de chapelle X sols e que enfriant la pais le reis en merchenelae (lege merciorum) cent sols les amendes, altresi (similiter) de Heinfare (homicidiis) e de aweit (insidiis) purpensed, etc., etc., etc.»

2o. Art. 37. De Adultera a patre deprehensa.

«Si pere trovet sa fille en adulterie, en sa maison u la maison son gendre ben li leist occire ladultere, etc., etc., etc.»

A l'inspection de ce texte, il nous paraît que si le style peut en être original, l'orthographe en est singulièrement modernisée.

An 1090. 13o. Traduction du Livre de Job, Ms. de la fin du XIe siècle, indiqué par l'abbé Lebeuf, qui l'a découvert dans la bibliothèque du chapitre de Paris.

«Un home estoit en la terre us ki ot nom Job, parce est dit u li Sainz hom pemoroit ke li merites de sa vertu soit expresseiz. Quar ki ne sacheit que res est terre de paiens et la paierie fut en tant plus enloié de visces ke de n out la conissance de son faiteor. Dunkes dict lhom u il demorat, par ke ses loi crasset cant il fut bons entre les malvais, etc., etc., etc.»

An 1099-1250-1369. 14o. Assises et bons usages de Jerusalem. Encore un débat entre l'Evêque de la Ravallière et dom Rivet, au sujet de ce Ms. précieux, qu'on nous promet de réimprimer; le premier avance que ce fut Philippe de Navarre, et non Jean d'Ybelin, comte de Japhe, qui traduisit, vers 1250, les assises ou réglemens de Godefroy de Bouillon, écrits en latin, et donnés en 1099; et que le Ms. du Vatican, qui les renferme, n'est que de l'an 1369. Le bénédictin soutient que l'original du temps fut écrit en langue vulgaire, et retouché seulement par Jean d'Ybelin, vers l'an 1250. L'édition de 1690, in-folio, est devenue rare. Duclos adopte, quant à la date de 1369, le sentiment de M. de la Ravallière, et cite ce début de l'ouvrage.

«Quant la sainte cité de Jerusalem fu conquise sur les ennemis de la crois, en lan M.XCIX par un vendredi et remise el pooir des feaus J.-C. par les pelerins qui schmurent à venir conquerre la, par le preschement de la crois, qui fu preschée par Pierre lErmite, et que les princes et barons qui lorent conquise orent ehleu a roy et a signor dou royaume de Jerusalem le duc Godefroy de Bouillon, etc., etc., etc.»

Ce n'est certainement pas là du style ni du langage de 1099; mais ce n'est pas davantage une composition de 1369, et dom Rivet paraît fondé à croire que c'est un ouvrage retouché en 1250 environ, ou peu plus tard.

An 1110. 15o. Ici sont li quatre livres des Dialogues Grégoire le pape del bors (bourg) de Rome des miracles des pères de Lombardie. Manuscrit du commencement du XIIe siècle, reconnu par l'abbé Lebeuf.

Voici un échantillon du style avec la traduction.

«En un jor je depreissez de mult grandes noises des alquanz seculiers, asqueiz en lur negosces a la foix sumes destraint solre meisme ce ke certe chose es no nient devoir. Si requis une secrete liue qui est amis a dolor, u tot ce ke la moie occupation desplaisoit a moi et ouvertement soi demosterroit.»

«Un jour, fatigué de la multitude d'embarras séculiers dont, pour la plupart, nous sommes tourmentés, et dont, certes, nous ne devons pas nous mêler, je cherchai un lieu secret, ami de la douleur, où tout ce qui faisait le sujet de mon souci se découvrît à moi ouvertement.»

An 1123. 16o. Le Poeme de Marbode, sur les Pierres précieuses. Ce poème, auquel on assigne la date de 1123, nous ne savons pourquoi, puisque c'est celle de la mort de son auteur, est écrit en style plus barbare que la prose du même temps. Marbode, évêque de Rennes, puis religieux de l'abbaye de Saint-Aubin-d'Angers, où il se retira et mourut, se rendit célèbre par ses talens dans les conciles de Tours, en 1096, et de Troyes, en 1114. Ses Œuvres furent recueillies avec celles d'Hildebert, évêque du Mans, par Beaugendre, à Paris, 1708, in-fol. Selon M. Brunet, il y avait déjà trois éditions latines de son poème en l'honneur des pierres précieuses, une de Paris 1531, De lapidibus pretiosis enchiridion; une 2e de Cologne, 1539, De Gemmarum lapidumque pretiosorum formis; et une 3e de Basle, 1555, Marbodei galli dactylyotheca, à laquelle fut joint de lapide molari et de cote panegericum carmen, auctore Geornio pictorio. Le poème de Marbode se nommait jadis le Lapidaire, comme la traduction des Fables d'Esope se nommait le Bestiaire, à ce que nous apprend l'abbé Lebeuf. Il est écrit en vers de huit pieds.

An 1133. 17o. Charte de l'Abbaye de Honnecourt, de l'an 1133. M. Duclos en rapporte ainsi le début:

«Jou Renaut Seigneur de Haukourt Kievaliers et jou Eve del Cries del Eries Kuidant ke on jar ki sera nos ames kieteront no kors, por si traira Dius no Seigneurs et ke no paieons rakater no Fourfait en emmonant as iglises de Dius et as povre, par chou desorendroit avons de no kemun assent Fach no titaument (testament) et desrains vouletat en kil foermanch (forme), etc., etc., etc.»

C'est bien là du véritable picard. Il ne faut donc pas mépriser nos patois de provinces.

An 1137. 18o. Sermons et Instructions de saint Bernard. Bien des personnes ont pensé que saint Bernard avait toujours prêché en latin, et que ce qui nous a été transmis sous son nom en langue vulgaire était traduit; cependant dom Rivet tient que ce grand docteur fit souvent ses instructions au peuple en langue vulgaire. M. Duclos nous donne le commencement d'un des quarante-quatre sermons de ce saint, copié d'après un manuscrit de 1178 (25 ans après la mort de l'orateur), lequel manuscrit vient des Feuillans de Paris, et avait été donné à leur père Goulu par Nicolas Lefèvre, précepteur de Louis XIII; mais l'académicien ne décide pas si le texte, qui est en langue vulgaire, est un original ou une traduction[29].

«Ci commencent li sermon saint Bernard kil fait de lavent et des altres festes parmei lan.

«Nos faisons vi, chier freire, lencommencement de lavent cuy nous est asseiz renomeiz et connis al munde, si cum sunt li nom des altres solampniteiz. Mais li raison del nom nen est mie par aventure si connüe. Car li chetif fil dAdam nen ont cure de veriteit, ne de celles choses ka lor salveteit appartiennent, anz quierent icil les choses defaillans et trespessantes. A quel gens ferons nos semblans les homes de cele generation, ou a quel gens enverrons nos cui nos veons estre si ahers et si enracineiz ens terriens solas et corporiens, kil departir ne sen puyent, etc., etc., etc.»

Nous ferons observer que la prose de cette époque est beaucoup moins contournée, contractée et plus intelligible que les vers.

An 1150. 19o. Le Roman de Robert Grosse Tête. M. de Roquefort met ce Roman au nombre des premiers en date avec ceux de Brut et de Rou, et le croit de l'an 1150 environ. S'il est fondé dans cette opinion, on doit désirer que quelque généreux éditeur fasse pour cet ouvrage ce que MM. Pluquet, Auguste le Prévost et Frère ont fait si bien pour le roman de Rou, que nous citons ici pour mémoire, devant lui consacrer un article à part dans ce recueil.

An 1160. 20o. La Chronique de Turpin ou Tilpin. L'ancienne chronique de Turpin, source de tous les romans de Charlemagne, au moins postérieure de deux siècles aux faits qu'elle retrace fabuleusement, était originairement latine. Dom Rivet nous apprend que, vers la fin du XIIe siècle, un écrivain français, nommé maître Jehans, la traduisit en langue vulgaire. C'est donc seulement cette traduction que nous rangeons sous l'année 1160. Nous lisons dans la Bibliothèque française de la Croix du Maine et du Verdier, que Guy-Allard attribue l'original latin de cette chronique à un moine de Saint-André-de-Vienne, vivant en 1023; Guy-Allard était Dauphinois. M. de Marca la donne à un Espagnol du XIIe siècle. Gaguin en fit aussi une traduction, par ordre du roi de France Charles VIII. La Chronique de Turpin et trahison de Gannelon, comte de Mayence, fut encore traduite par Michel Mickius de Harnes, Lyon, 1583, ainsi que la Conquête de Charlemagne et les Vaillances des douze pairs et de Fier-à-Bras. C'est ce que nous apprend le Catalogue de la Vallière.

An 1160. 21o. La Vie de sainte Bathilde. L'abbé Lebeuf parle d'un Manuscrit donné à la maison de Sorbonne par le cardinal de Richelieu, contenant une traduction, faite au XIIe siècle, probablement par Lambert, de Liége, instituteur des béguines, d'une Vie, en latin, de sainte Bathilde, veuve de Clovis II, illustre reine régente du royaume, pendant la minorité de son fils, Clotaire III, laquelle mourut en 685, après avoir fondé les abbayes de Chelles et de Corbie. L'original de cette Vie est une composition contemporaine. Voici le début de la traduction, où l'on reconnaît le patois picard:

«Cheste dame fut née de Sessoigne et extraite de royal lignie, et fu en sa jonece ravie des mescréans: et fu par la porveanche nostre Seigneur amenée en cest pais et vendue a un haut home qui avoit nom Enchenvalx et estoit a che tans mareschaux de France, etc., etc., etc.»

An 1180. 22o. Fragmens de traduction d'une Epitre de saint Bernard, faite en 1180, par les frères convers des chartreux de Mont-Dieu, diocèse de Reims, à qui l'Epître est adressée. Ce Fragment nous est fourni par l'abbé Lebeuf, dans un de ses Mémoires pour l'Académie des Inscriptions.

«Tres chier freire en Jhesu Clist aouerte est a vous ma boche a bien pres outre mesure. Ne me puis retenir: Deus lo seit; pardonnez le moi, etc., etc., etc.»

Ce début est excellent et respire l'autorité et la charité tout d'abord.

An 1198. 23o. Traduction de la Passion de N. S. J.-Ch. Probablement celle qui fut faite, en 1198, pour les diocésains de Metz. Manuscrit très ancien, de la bibliothèque du cardinal de Rohan. En voici un fragment tel que nous le donne encore l'abbé Lebeuf.

«Dons en commencerent li alquant scupir en lui et cuverre sa face et batre a coleies et dire à lui; devyne: et li ministres lo battoient a facicies. Et quant Pierre estoit en la cort de lez, se vint une des ancelles lo Soverain Prestre; et quant ille ot veu Pieron ki se chafienet al feu, se lesvui ardeit et le dist a lui: et tu estoies avoc Jehu de Galileie. Cil desnoieit davant toz et se dit: Ne ni sait ne ni nentent ce que tu dis. Si ussit fuers davant la cort: se chanteit li jas. Lo parax (pareillement) quant une altre ancelle lo vent, se dist a ceos ki lai encor esteivent, car cist e de ceos. Lo parax un petit apres dissent à Pieron cil ki lai esteivent, vraiement tu es de Ceos: car tu es aussi Galilens. Et cil en commençoit excommunier et jurier ke ju ne sai ke cist hom soit ke vos dites. Maintenant lo parax chanteit li jas. (Car es ta parole te fait aparissant.) Se recordeit Piere la parole Jhesu, etc., etc., etc.»

An 1200. 24o. Sermons de Maurice, évêque de Paris. Manuscrit de l'an 1200, appartenant à la bibliothèque du chapitre de Sens. L'abbé Lebeuf, au tom. XVII des Mémoires de l'Académie des Inscriptions, donne la copie exacte des fragmens de deux sermons que nous allons insérer ici, ces fragmens nous paraissant dignes d'être réimprimés.

SERMO MAURICII EPISCOPI PARISIENSIS
AD PRESBYTEROS.

Dicit ei Jhesus pasce oves meas.

«Segnor prevoire (prêtres) ceste parole ne fut mie solement dite a mon segnor saint Pierre. Quar e a nos fu ele dite autsi qui somes ellui de lui el siecle et qui avons les œilles (ouailles) Damediu (Domini Dei) a garder, co est son peuple a governer et a conseillier en cest siecle. Et qui avons a faire le suen mestier e terre de lyer les anmes et de deslyer et de conduire devant Deu. Or devomes savoir de nos meismes conduire devant Deu et celuy que nous avons a conseillier. Si nos besoigne avoir trois coses: la premeraine chose si est sainte vie: la seconde est la science qui est besoignable al prevoire a soi et a autrui conseillier. La tierce est la sainte predication par coi ly prestres doit rapeler le puple de mal a bien. La premeraine chose que li prestre doit avoir c'est sainte vie; par quoy il doit soi meisme rendre a Deu et par coi il doi bone essamble doner a tot ceus qui le verront et par bone vie de mener se esmonder et eslaver et faire net ab omni inquinamento carnis et spiritus: c'est de tote lordure de son corps et de same; de luxurie, de glotonie, d'orgueil, de haine, d'avarisce, de convoitise et de totes icelles coses, dont same puest estre mal mise et enlaidie devant Deu et sa personne devant le siecle. Après si doit estre soffrant si on li dit, se on li fait du mal; et doit doner par ce essample de patience a autres. Si doit estre humeles, benignes, larges, secundùm paupertatem et divitias suas esse elemosynarius. Issi doit estre par la sainte vie et par la bone quil doit estre demener, lumiere del monde, si come dit nostre sires, vos estis sal terræ, lux mundi. Quar il doit saler, c'est ensaignier avec dame Diu les cuers de ceux qui plus aiment les terrienes choses quils ne font celes del ciel, et qui endementieres quils sont en pecié dampnable ont male savor a Deu, si come la viande qui est dessalée a lhome qui la mainve. Il doit estre lux mundi; quar il doit par sainte vie enluminer tot cels qui les gardent, et se il issi, declinando a malo et faciendo bonum, demaine bone vie et bele devant son puple. Donques puet il cum humilitate et reverentia intrare ad altare Dei ad deum qui lætificat juventutem ejus: et se il devaine malvaise vie et il soit en piece de dampnation; sacier (sachez) vraiment quil mangera le cors Nostre Seigneur a dampnation de soi: quar issi le dit la sainte Escriture: qui manducat carnem et bibit calicem indignè, judicium sibi manducat et bibit. Issi poons nos dire que la premeraine cose qui est besoignable al prevoire qui tient parroce, si est sainte vie et bele que il doit demener devant Deu et devant son puple. La seconde chose que il doit avoir, si est la discretions o le sciense par coi il doit conseillier les anmes que il a a governer: et si come desirent sancti patres, il doit savoir librum sacramentorum, baptistarium, compotum, canonem, pœnitentialem, psalterium, omelias, et maintes autres choses de vita sacrorum ordinum, etc., etc., etc.»

SERMO IN CIRCUMCISIONE DOMINI.

Postquàm consummati sunt, etc.

«Segnor et dames, lui si est li premiers jors de lan quil est apelé an renues. A icest jor suelent (solent) li malvais crestien, selonc le costume des paiens, faire sorceries et charaies (sortileges): y por lor sorceries y por lor caraies, suelent expermenter les aventures qui sont a venir. Hui suelent entendre a malvais gens faire, y mt (mettre) lor creance en estrennes, y disoient que nous nesteroit riches en lan, sil nestoit hui estrenés. Mais nos devons laisier iceles coses qui napartiennent a la vie pardurable conquerre. Nos trovons en la sainte Evangile d'hui que nostre sire Deus par co que il par soi mesme volt garder la loi que il avoit donée que il a le wistisme jor de sa naisence qui hui est volt estre circoncis, etc., etc., etc.»

An 1204. 25o. Ville-Hardouin (Histoire de la prise de Constantinople par les Croisés français). On recherche surtout de ce livre l'édition qu'en a donnée Dufresne Du Cange, à l'imprimerie royale, en 1667. Les Mélanges, tirés d'une grande bibliothèque, rédigés sous le nom du marquis de Paulmy, par son secrétaire, Constant d'Orville, contiennent une fort bonne analyse de cette histoire, dans laquelle le vieux langage est respecté. Ville-Hardouin est, sans doute, un de nos plus anciens prosateurs; mais il n'est pas le premier, comme le dit l'abbé Massieu. Après Ville-Hardouin, notre langue, toute gothique qu'elle est encore, est pourtant assez formée pour mériter le nom de langue française. Alors paraissent les établissemens de saint Louis, l'histoire de ce grand roi, par son ami Joinville, dont le texte, à peu près pur, nous fut rendu, en 1761, par MM. Mellot, Sallier et Capperonnier neveu; le livre des Coutumes de Beauvoisis, par Philippe de Beaumanoir, en 1283, et enfin Froissart. On lit, dans le Recueil des Historiens de France, tom. XVIII, que le texte original de Ville-Hardouin paraît altéré dès les plus vieux manuscrits. Les bénédictins citent trois éditions de cet historien, antérieures à la leur; 1o celle de Blaise Vigenère, en neuf livres, avec une traduction en français modernisé, Paris, 1585; 2o celle de Lyon, 1601, plus correcte que la précédente, et faite sur un Manuscrit des archives de Venise, qu'on dit apporté des Pays-Bas par François Contarini, procurateur de Saint-Marc, à son retour d'une ambassade auprès de Charles-Quint, en 1551; 3o celle de Du Cange, 1667, imprimerie royale, faite sur l'édition de Lyon et sur un Manuscrit de la fin du XIIIe siècle. L'édition des bénédictins, donnée par dom Brial, en 1822, est faite sur collation des meilleurs textes imprimés, avec le texte d'un Manuscrit du XIIIe siècle, portant le no 7974, au catalogue de la Bibliothèque royale, où le style ne laisse pas que d'être un peu rajeuni. Cette édition de dom Brial peut être considérée comme la meilleure. Voici un échantillon de son texte.

«Sachiez que mille cent quatre vinz et dix huit ans après l'Incarnacion Notre Seigneur Jésus Christ al tens Innocent III, Apostoille de Rome et Philippe roi de France et Richart roi d'Angleterre, ot un saint home en France, qui ot nom Folques de Nuilly, cil Nuillis siest entre Lagny sor Marne et Paris, et il ere preste et tenoit la paroiche de la ville. Et cil Folques dont je vous di, comença a parler de Dieu par France et par les autres terres entor, et nostre Sires fist maint miracle por luy. Sachiez que la renomée de cel saint home alla tant qu'elle vint a lapostoile de Rome innocent, et lapostoile envoia en France et manda al prodome que il empreschast des crois par s'autorité; et apres y envoia un suen cardonal maistre perron de chappes croisié et manda par luy le pardon tel com vos dirai. Tuit cil qui se croisièroient et feroient le service Dieu un an en l'ost, seroient quittes de toz les pechiez que ils avoient faiz, dont ils seroient confez, etc., etc.»

PREMIERS MONUMENS DE NOTRE LANGUE
DANS LE MIDI DE LA FRANCE,
RELEVÉS PRINCIPALEMENT DE L'HISTOIRE DES TROUBADOURS,
par M. Raynouard.

Le Catalogue abrégé, que nous donnons ici, n'est guère qu'un extrait de la table des matières de l'Histoire des Troubadours. Où pouvions-nous mieux trouver les titres que nous cherchons, et dans un plus bel ordre? Cet excellent ouvrage est divisé en six volumes. Après une dissertation approfondie sur l'origine de la langue romane, dont nous avons plus haut indiqué la substance, et après la grammaire romane du Midi, viennent les écrits capitaux de cette langue, dans toute la pureté de leur texte, accompagnés de traductions élégantes et fidèles. Le 5e volume renferme la biographie de 350 troubadours, rangés par ordre alphabétique, et le 6e, consacré à la grammaire comparée des langues du Midi, est un chef-d'œuvre de recherches et de science philologique. L'auteur établit avec force, dans cette dernière partie, que si, par une autre disposition de la cour de nos rois et de la capitale du royaume, la langue romane du Midi fût devenue langue française, au lieu du roman du Nord, nous y eussions gagné pour l'harmonie, la richesse, la variété, et même la clarté, par l'effet de désinences plus sonores, d'articles plus nombreux, de l'usage des affixes (m' pour me, etc., etc.), et enfin des inversions. Il y aurait peut-être à dire là dessus; mais il faut passer un peu d'enthousiasme à un national, et l'admirer dans un érudit. Une vérité qui nous paraît devoir être admise sans restriction est celle que le roman du Midi, contenant bien moins d'alliage que celui du Nord, est aussi plus riche en pures origines celtiques. Nous oserons, appuyés sur plus d'un témoignage, jeter quelque doute, malgré M. Raynouard, autorisé de Huet et de Casseneuve, sur l'opinion de l'antériorité des écrivains du roman méridional. Avant la séparation des deux idiomes, c'est à dire avant l'an 980 ou 1000, le roman étant généralement partout le même pour toute la France, il n'y a pas lieu de faire de distinctions entre l'origine des écrits, et d'ailleurs le Nord, à cette époque, nous l'avons vu, en fournit autant que le Midi; et, depuis la séparation, nous ne trouvons pas, dans l'ouvrage même de M. Raynouard, de quoi justifier son assertion, puisque le plus ancien écrit dont il l'étaie, le Poème de la nobla Leycson, est postérieur à la Chanson de Roncevaux, écrite en langue d'oil. Nous finirons par une observation qui peut-être n'est pas frivole, c'est que la langue romane du Midi présente beaucoup moins d'anciens monumens de prose que celle du Nord. C'était un symptôme fatal pour les destinées de la première. Un idiome dans lequel on n'écrit guère qu'en vers ne va pas loin et ne répond évidemment qu'à des besoins très restreints.

An 841-42. 1o. Les Sermens de Louis le Germanique et des Seigneurs français. Ecrits d'origine commune aux deux romans du Nord et du Midi (relatés ici pour mémoire).

An 880. 2o. Le Poème sur Boece. Il se trouvait en manuscrit dans la célèbre abbaye de Fleury, ou Saint-Benoît-sur-Loire, dont la bibliothèque remarquable fut, dit M. Raynouard, pillée par les réformés, sous Odet, cardinal de Châtillon, chef titulaire de cette abbaye. Une moitié de cette bibliothèque échut plus tard au célèbre P. Pétau, et l'autre à Bongars: la partie que possédait ce dernier devint la source de la collection si riche de Heidelberg; celle du P. Pétau passa dans les mains de Christine, reine de Suède, et de là au Vatican de Rome. Le manuscrit du poème de Boëce était, en 1813, à la bibliothèque d'Orléans; c'est là que notre auteur l'a vu. L'écriture, assure-t-il, en est du XIIIe siècle. Il est inutile d'ajouter que le sujet de l'ouvrage est la captivité du philosophe, dont nous avons le beau Traité de la Consolation. Ce poème est rapporté à la date de 880 environ (par conséquent antérieur à la séparation des deux romans cités ici pour mémoire).

An 960-1080. 3o. Divers Actes et Titres, de l'an 960 à l'an 1080. On en pourrait recueillir encore d'autres, de cette époque, dans l'Histoire du Languedoc, par dom Vaissette.

An 1100. 4o. Poésies des Vaudois, et notamment le Poème de la Nobla Leycson, de l'an 1100. Ces écrits prouvent l'ancienneté de la secte des Vaudois. Le dernier est une Histoire abrégée de l'ancien et du nouveau Testament.

An 1130 environ. 5o. Histoire de la prise de Jérusalem, par Godefroy de Bouillon, écrite en dialecte limousin et nous semblant, par cette raison, devoir être classée parmi les monumens de la langue romane du Midi. L'auteur en est le chevalier Bechada, lequel écrivait de 1130 à 1140.

An 1150 environ. 6o. Poésies diverses du XIIe siècle. M. Raynouard en donne, comme toujours, le texte exact et la traduction.

An 1100-1400. 7o. Poésies de 350 Troubadours, dont le premier, parmi les auteurs conservés, est Guillaume de Poitiers, duc d'Aquitaine. Ce prince aimable et singulier naquit le 22 octobre 1071. Il se croisa en 1101, et mourut à cinquante-cinq ans, en 1126; c'est le plus habile et le plus harmonieux des troubadours, comme il en est le plus illustre et le plus ancien. Ses mœurs n'avaient rien de modeste. Il fonda un mauvais lieu, à Niort, sur le plan des monastères. Le pape, Caliste II, l'excommunia une fois dans sa vie; il se moqua de l'excommunication, et, comme il était fort gai, le rire le sauva: le rire est un bouclier. Il fut l'aïeul d'Eléonore d'Aquitaine, épouse de Louis VII, princesse qui chassa de race, et devint funeste à la France, comme chacun sait.

An 1270. 8o. L'Alphonsine, ou Coutumes données a Riom, en 1270, par Alphonse, comte de Poitou, frère de saint Louis. Le langage de ces coutumes nous a paru appartenir à la langue romane du Midi. En voici un passage rapporté par M. Duclos.

«So es assaber que per nos et per nostres successors, nonn sya faita en la villa dita Falha, o questa, o alberjada, ny empruntarem a qui meymes, si no de grat a nos prestar voliont lhabitant en questa meyma villa, etc., etc., etc.»

[19] Elémens de la langue des Celtes-Gomérites, ou Bretons, Strasbourg, 1779, in-8. Jean-Baptiste Bullet, académicien de Besançon, mort en 1775, auteur d'une Histoire et d'un Dictionnaire de la langue celtique, 3 vol. in-fol., 1754-59-70, doit aussi compter parmi les plus notables défenseurs de nos origines du langage, tirées du Celtique. Il y a bien des rêveries, sans doute, dans son savant Mémoire; mais il s'y rencontre également beaucoup de faits et de recherches qui méritent l'estime et doivent faire réfléchir les partisans du système anti-celtique.

[20] Mém. de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

[21] Mém. de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Il y est justement cité, entre autres choses, cette locution latine: cave ne eas, qui n'est plus reconnaissable quand elle est ainsi prononcée: cauneas.

[22] Multò majorem gallica lingua cum græca habet affinitatem quàm latina.

[23] Il est certain qu'on ne pourrait dire en latin, totum contrario, sunt in omne decem.

[24] M. Paulin-Paris, dans les notes de son excellente édition du Romancero français, a rétabli, avec sa sagacité ordinaire, l'autorité de cette tradition.

[25] Origines de la langue française, 1581, in-4.

[26] L'éditeur du Recueil des Poètes gascons, en 2 vol. in-12, dom Vaissete, dans les notes chargées de citations de nos idiomes du midi, qui décorent sa belle Histoire du Languedoc; Bernard de la Monnoye, par sa publication des Noëls Bourguignons; dernièrement, en 1825, M. l'abbé de la Bouderie, par sa traduction sur l'hébreu en patois auvergnat, du livre de Ruth et de la Parabole de l'Enfant prodigue, ont pu donner une idée de l'intérêt qui s'attache à nos dialectes provinciaux. C'est bien là qu'on apprend que tout n'est pas latin dans notre langue. Le caractère de finesse dans la naïveté qu'on y trouve est, entre autres, spécial à l'idiome français. On y voit aussi beaucoup de mots évidemment d'origine gauloise, tels que dien (dans), tzons (champs), ana (va), ritge (riche), etc. Le proverbe picard cité par La Fontaine:

Biaus chiers leus n'ecoutés mie
Mère tenchent chen fieu qui crie,

ne paraît pas non plus trop latin.

[27]

«Hæc nacta virum nonsegnem,

»O ter quaterque Beatus
»Catharinæ ventris fructus!
»O Felix Jacobus Clemens!
»Felix martyr, Felix amans!

[28] Ce savant, il faut le dire, a porté à l'opinion de M. de la Ravallière un coup terrible, s'il n'est pas mortel; en rapportant une chanson du troubadour Rambaut de Vaquiers, écrite dans les cinq langues, provençale, française, italienne, espagnole et latine, où l'analogie entre elles est, à la vérité, frappante; mais dix vers, cent vers, un serment de dix lignes, des Litanies offrant sans cesse les mêmes mots, ne suffisent pas pour décider des questions de ce genre. Une autorité bien plus redoutable, parce qu'elle se produit avec tout le charme de la plus brillante éloquence, je veux parler de M. Villemain, dans son Cours de littérature du moyen-âge, paraît renverser tout le système de l'éditeur du roi de Navarre; mais, comme une discussion approfondie de ces questions ardues et sèches n'entrait pas dans le cadre qu'il s'était choisi, on peut dire qu'il ne les a résolues qu'en passant, et seulement autant qu'il fallait pour initier ses auditeurs à l'étude plus philosophique des progrès de l'esprit humain dans les lettres depuis l'invasion des barbares en Europe jusqu'à François Ier.

[29] Le savant abbé de la Bouderie, dans son nouveau Journal des Paroisses, no du 1er janvier 1834, fournit de très solides preuves de l'opinion que saint Bernard prêcha la plupart du temps en langue vulgaire, et non en latin. Il fait mieux, il donne, suivant l'édition de Mabillon, tout un sermon de la Nativité de Jésus-Christ, en vieux français, prêché par ce père de notre éloquence sacrée. «Trois merveillouses choses eswart, chier freire, en ceste nexance, etc., etc., etc.»


DISCIPLINA CLERICALIS,
TRANSLATA A PETRO ALPHONSO EX ARABICO IN LATINUM,

Avec la version française, prose gothique en regard, suivie de l'Imitation en vers gothiques français du même ouvrage, et précédée d'une Notice sur Pierre Alphonse et ses écrits, par M. l'abbé de L. B..... Paris, 1824, 2 vol. in-12, de l'imprimerie de Rignoux. (Lettres rondes et italiques modernes.)

(1106-1760-1808-1824.)

Le savant éditeur nous apprend, sur l'auteur ou compilateur de ces contes, dont plusieurs se retrouvent dans les Mille et une Nuits, et dans Pilpay, les particularités suivantes. Rabbi Moyse Sephardi, juif de Huesca, en Aragon, naquit en 1062. Ce savant et vertueux homme se fit chrétien en 1106, et reçut de son parrain Alphonse VI, roi de Castille et de Léon, les noms de Pierre Alphonse. Il écrivit, pour justifier son abjuration, douze dialogues latins où il réfute les erreurs des Juifs. Selon Kasimir Oudin, religieux prémontré, célèbre par son érudition et par son apostasie en faveur du luthéranisme, en 1690, Pierre Alphonse mourut en 1110. Sa discipline de Clergie, qui fait l'objet de cet article, passe pour être le second de ses ouvrages. C'est une instruction d'un père à son fils, dans laquelle, à la manière des écrits arabes d'où elle est tirée, la morale est revêtue de formes narratives, proverbiales, sentencieuses et paraboliques. Montesquieu, quoi qu'on ait dit, a raison, le climat influe puissamment sur le caractère et le génie des hommes; et, en général, les idées abstraites, les hautes réflexions, les principes sont dans le Nord; tandis que les images, les passions, les contes sont dans le Midi, sous l'empire du soleil. En 1760, Barbazan fit paraître, sous le titre de Castoiement, une version en vers gothiques, abrégée, de la Disciplina clericalis, sans paraître avoir eu connaissance de l'original latin. On juge, par le style, que cette version anonyme est du XIIIe siècle. En 1808 et 1824, M. Méon ayant découvert, à la Bibliothèque royale, sept manuscrits du texte latin, plus une imitation de cet ouvrage, en vers gothiques-français, beaucoup plus ample et plus anciennement copiée que celle de Barbazan, et enfin une traduction, en vieille prose française, qu'il attribue à Jean Miellot, chanoine de Saint-Pierre-de-Lille, et secrétaire de Philippe le Bon, duc de Bourgogne. La société des bibliophiles s'en remit au zèle éclairé d'un de ses membres du soin de surveiller l'impression fidèle de ces trois copies, dont elle fit tirer, à part de ses 25 exemplaires in-8o, 250 exemplaires in-12, sur un papier et avec des caractères choisis, le tout enrichi d'un Glossaire suffisant pour la parfaite intelligence du livre. Ce livre, en lui-même, mérite d'être lu, tant à cause des conseils judicieux, des sages observations qu'il renferme, que parce qu'il est fort amusant, dans son allure libre et naïve. Le texte, sans être cicéronien, ne semble pas trop barbare; quant à la traduction, en vieille prose, elle est pleine de graces, et n'accuse pas de pesanteur le bon chanoine qui l'aurait faite. L'ouvrage a pour but de rendre le clerc bien endoctriné, d'où il tire son nom de Discipline de clergie. Il contient trente contes dans la version en prose, et seulement vingt-sept dans l'imitation versifiée. La plupart de ces contes sont ingénieux; ils annoncent presque tous un dessein moral, comme de montrer le prix et la rareté de l'amitié véritable; la prééminence du mérite sur les avantages fortuits de la naissance; l'horreur du mensonge; l'inconvénient de secourir le perfide (et c'est la fable de l'homme, piqué par la couleuvre qu'il a réchauffée); le danger des mauvaises compagnies; la ruse des femmes (le conte est bon, malgré la gravelure, et le sujet plaît tant à l'Arabien, qu'il en fait, à son fils, six récits, tous plus plaisans les uns que les autres); au demeurant, les femmes ne sont pas seulement rusées pour le mal; c'est ce que l'Arabien enseigne, en racontant un trait de ruse généreuse dont l'héroïne est une vieille femme. On voit encore, dans ces contes paternels, combien les philosophes sont habiles à rendre la justice, témoin Salomon; comment il vaut mieux faire son chemin par les grandes voies, bien que plus longues, que par les sentiers de traverse, quoique plus directs; comment celui-là tombe souvent dans le piége qu'il a dressé pour autrui; comment est sot qui croit aveuglément tout ce qu'on lui dit (et ici vient la fable du renard, se tirant d'un puits par le contre-poids d'un loup, qu'il y fait descendre, sur l'avis que l'image de la lune, réfléchie dans l'eau du puits, est un fromage); comment les faveurs de la cour peuvent à la fin devenir onéreuses; enfin, comment le sage, sans négliger le soin de ses affaires, se garantit des passions terrestres par la pensée de la mort. Cette religieuse pensée de la mort fournit à l'Arabien, avec ses derniers contes, de très bonnes réflexions qui couronnent son enseignement.

Pour donner une idée de la manière du conteur, nous extrairons le conte douzième, que Molière a mis en scène dans son George Dandin. Barbazan, dans la préface des Fabliaux, dit que ce grand poète a puisé ici dans le Dolopatos ou Roman des sept sages de Rome, par Herbers; alors ce serait Herbers, poète du XIIIe siècle, antérieur à Girardins d'Amiens et à li Roys Adenès, qui l'aurait tiré de la Disciplina clericalis, n'importe: on voit que les jeux de l'imagination humaine, aussi bien que les idées les plus graves, roulant dans le même cercle, font ainsi le tour du monde.

Un jovencel fut, qui voulant eprouver la ruse des femmes, afin de s'en garantir, enferma la sienne, par le conseil d'un sage homme, dans une maison à hautes parois de pierre, n'ayant d'autres ouvertures qu'un huis et une fenêtre haut placée; vraie prison dans laquelle il lui donnait assez à mengier, et non trop à vestir. La clef de la maison etait mise sous le chef du mari, durant son sommeil. Or, la dame avait visé, par la fenêtre, un gars, bel de corps, de face et de maintien. Elle se mit en quête de lui ouvrir la porte. Dans ce but, elle enivrait son mari souventes fois pour lui embler la clef. Le mari soupçonna quelque méchante ruse à ce soin qu'on prenait ainsi de l'enivrer. Un certain jour donc, il feint d'être plus ivre que de coutume, se couche, et se laisse embler la clef. La dame ouvre aussitôt l'huis, et sort pour aller trouver son galant. Alors le mari se leve et ferme l'huis, de façon que voilà la femme dehors, sans pouvoir au logis rentrer. Que fait-elle au retour de son expédition? elle se lamente, pleure, s'écrie qu'elle va se noyer dans le puits, prend une grosse pierre, la jette à grand fracas dans ledit puits, et se muche contre la porte. Le mari, cuidant au son de la pierre chute que ce fût sa femme précipitée, sort de hâte, pour la secourir, laissant l'huis ouvert. La belle rentre aussitôt, et referme l'huis sur son geolier; puis, se mettant à la fenêtre, crie: «Hoa! desloyal homme! je monstrerai à mes parens et amis, comme, chascune nuit, tu te dépars de moy, et vas à tes folles femmes et ribaudes!» Ainsi fit-elle, et ses parens blasmerent moult le poure mari, et lui dirent moult villanies.


LI ROMMANT DE ROU (Rollon),
ET DES DUCS DE NORMANDIE;

Par Robert Wace, poète normand du XIIe siècle; publié pour la première fois d'après les Mss. de France et d'Angleterre, avec des notes pour servir à l'intelligence du texte, par Frédéric Pluquet, membre de la Société des antiquaires de France, et de plusieurs autres Sociétés savantes. Rouen, Édouard Frère, éditeur. Imprimerie de Crapelet. Paris, M.DCCC.XX.VII, 3 vol. gr. in-8, l'un des trois exempl. tirés sur papier de Hollande, avec double figure au trait, dont une suite sur papier de Chine.

PLUS
SUPPLÉMENT AUX NOTES HISTORIQUES
SUR LE
ROMAN DE ROU;

Par Auguste le Prévost, de la Société des antiquaires de France, etc. Rouen, Édouard Frère, éditeur. Imprimerie de Crapelet. Paris, M.DCCC.XXIX. 1 vol. gr. pap. de Hollande.

PLUS
NOTICE
SUR LA VIE ET LES ÉCRITS
DE ROBERT WACE,

Suivie de citations extraites de ses ouvrages, pour servir à l'histoire de Normandie, par Frédéric Pluquet. Rouen, Jean Frère, libraire-éditeur. Imprimé à Paris, chez Crapelet, M.DCCC.XXIV. 1 vol. gr. in-8.

(1160-1824-27-29.)

Robert Wace, appelé aussi Vace, Vaice, Gace, et même Uistace ou Eustache, naquit à Jersey, au commencement du XIIe siècle, et mourut, en Angleterre, vers 1184. Il étudia à Caen, habita quelque temps les terres du roi de France, revint se fixer à la cour du duc de Normandie, roi d'Angleterre, Henri Ier, dont le fils, Henri II, ce premier Plantagenet, si brillant, et qui porta si haut l'éclat et la puissance de la monarchie anglo-normande, lui donna, en récompense de son poème de Rou, achevé en 1160, une prébende dans la cathédrale de Bayeux, qui ne le satisfit guère, quoiqu'il en ait joui durant dix-neuf ans. Ce poète, on plutôt ce chroniqueur en vers, a suivi, pour ses récits normands, Dudon de Saint-Quentin, et Guillaume de Jumièges, et pour ses narrations bretonnes, d'où nous sont venus tous les romans de la Table ronde, les chroniques latines de Thomas de Kent et de Geoffroy de Monmouth, qui eux-mêmes avaient puisé, dit-on, leurs histoires fabuleuses dans de vieilles traditions et d'antiques manuscrits des pays de Galles et de Cornouailles. Wace est surtout précieux par son ancienneté. Antérieur de près d'un siècle à Marie de France, il n'a ni son élégance, ni sa délicatesse; mais, outre qu'il peint avec force, et qu'il a plus de critique et de pensée que n'en comporte son âge barbare, il est un monument irrécusable de l'antiquité de la poésie romane du Nord, ou de la langue d'oil, que certains esprits, trop préoccupés de la gloire des troubadours, essaient journellement de rabaisser. Voici, d'après ses judicieux biographes éditeurs, la liste de ses principaux ouvrages:

1o. Le roman dit: Le Brut ou Le Brutus d'Angleterre, contenant dix-huit mille vers octosyllabes, dont la Bibliothèque royale possède cinq manuscrits, savoir: trois du XIIIe et deux du XVe siècle, lequel roman ou poème fut achevé en 1155, ainsi que l'auteur prend la peine de nous l'apprendre dans ses derniers vers, comme il nous annonce son sujet dans son début:

«Qui veut ouïr, qui veut savoir,
»De roy en roy, et d'hoir en hoir,
»Qui cil fure, et dont vinrent
»Qui Angleterre prime tinrent,
»Quiez roy y a en ordre eu;
»Et qui ainçois, et qui puis fu,
»Maistre Huistace le translata, etc., etc., etc.»

2o. Le Roman de Rou ou de Rollon, immense production historique de 16,547 vers, allant de l'an 912 à l'an 1106, et divisée en quatre branches, ainsi qu'il suit: la 1re, en vers octosyllabes, contient le récit des premières invasions des Normands dans la Gaule romane-française; la 2e, en vers alexandrins, embrasse toute la vie du premier duc Rollon ou Rou, lequel prit le nom de Robert Ier; la 3e, sur le même rhythme, consacrée à l'histoire de Guillaume Longue-Epée et de Richard son fils; enfin, la 4e, de nouveau en vers octosyllabes, plus longue que les trois autres ensemble, qui, de la fin du duc Richard Ier, à la bataille de Tinchebray et à la sixième année du règne de Henri Ier, retrace la plus grande époque des ducs de Normandie, notamment celle de la conquête de l'Angleterre, par Guillaume II, dit le Bâtard, et forme toute la partie vraiment épique de ce long poème.

3o. Une Chronique ascendante des ducs de Normandie, à remonter de Henri II jusqu'à Rollon, écrite en 1173, ayant seulement 314 vers alexandrins, et curieuse en ce qu'elle manifeste bien l'antipathie qui divisait les Français et les Normands.

4o. Un petit poème intitulé: l'Establissement de la Feste de la Conception, dite la Feste aux Normands.

5o. Une Vie rimée de saint Nicolas.

A ces divers ouvrages, quelques uns, avec Galland, ajoutent encore le Chevalier au Lion; mais ils ne paraissent pas, en cela, suffisamment fondés. Il est plus probable que Robert Wace, disons-le avec les rédacteurs du Catalogue de la Vallière, commença le célèbre roman li geste d'Alissandre le Gran, devenu aujourd'hui le patrimoine exclusif de Lambert li Cors et d'Alexandre de Bernay ou de Paris, ses émules et ses contemporains, qui l'ont continué; mais peu importe le nombre de ses titres, dès lors que le seul Roman de Rou suffit à sa renommée. Cette renommée était un peu obscurcie par le temps, malgré le soin que dom Bouquet avait pris d'insérer dans sa Collection des historiens de France, à la vérité d'après un texte peu fidèle, un long fragment du Roman de Rou, et aussi en dépit de l'excellente notice que dom Brial avait donnée sur Robert Wace au tome 13e de la Grande Histoire littéraire de France; mais, aujourd'hui, elle brille de tout son éclat, grâce aux travaux consciencieux dont MM. Frédéric Pluquet, Auguste le Prévost et Langlois ont illustré la présente édition de l'antique épopée normande. Ces doctes antiquaires n'ont rien négligé pour en faire un livre aussi correct que magnifique, et l'on doit avouer qu'ils ont pleinement réussi. Deux manuscrits précieux ont servi à l'édification du texte: 1o celui d'André Du Chesne, que possède la Bibliothèque royale, lequel avait été fait d'après un autre très ancien, et recopié avec beaucoup de soin par M. de Sainte-Palaye; 2o un manuscrit du Musée britannique, malheureusement dégradé en plusieurs endroits, mais pourtant d'un prix inestimable par sa date, puisqu'il est de la fin du XIIe ou du commencement du XIIIe siècle. Enfin, d'excellentes notes, répandues dans le cours des deux volumes de l'édition, et une table analytique des matières fort exacte, facilitent l'intelligence de l'ouvrage, et le retracent à l'esprit dans son ensemble, ainsi que nous l'allons faire connaître.

Robert Wace débute par le récit rapide des évènemens antérieurs à Rollon Ier, duc de Normandie, tels que l'origine des Normands, le culte de Thor et les sacrifices humains, les coutumes du nord, les émigrations périodiques de ses habitans, l'expédition des Normands en France, leur invasion de la Picardie, sous la conduite de Bier et d'Hasting, leur occupation de la Normandie, de la Bretagne et de certaine partie de l'Italie, le baptême d'Hasting, en Toscane, dans une petite ville nommée Luna, que les conquérans, très mauvais géographes, assiègent et prennent, croyant assiéger et prendre Rome. Ensuite vient l'histoire de Rollon, ses visions, ses guerres en Angleterre, dans le Hainaut qu'il envahit en remontant l'Escaut, son entrée en Normandie, par la Seine, ses ravages successifs dans l'Ile-de-France, son siége de Paris, son traité avec le roi de France, son baptême par l'archevêque de Reims, Francon, son établissement à Rouen, à l'instar de celui de Hasting, à Chartres, et enfin sa mort. A cette histoire succède celle de Guillaume Ier, dit Longue-Épée, duc de Normandie. On y voit d'abord son mariage, puis ses revers dans les révoltes des Bretons et de Rioufle, comte de Cotentin, puis sa victoire et sa puissance; les longues épées ont raison dans tous les temps: il est alors au comble de la gloire. Le roi d'Angleterre lui recommande son neveu, Louis d'Outremer, qu'il fait couronner. Il reçoit les hommages des seigneurs français; il pacifie le roi de France avec l'empereur Henri; bref, le voilà le premier arbitre des affaires de son temps. Tout d'un coup il visite Jumièges et conçoit la pensée de s'y faire moine; pensée de malade, chez les princes, comme Charles-Quint l'a bien fait voir après lui. Aussi tombe-t-il malade incessamment. Il veut alors abdiquer en faveur de Richard Ier, son fils; cependant il se résout à garder le pouvoir; mais il n'a plus que des malheurs, et finit par être assassiné par les Flamands du duc Arnoul, au grand désespoir des Normands. On l'enterre dans la cathédrale de Rouen même.

«Willame Longe Espée fut de haulte estature;
»Gros fu par li espaules, greile par la chainture;
»Gambes ont lunges dreites, larges la forcheure;
»N'esteit mie sa char embrunie ne oscure.
»Li tez porta hault, lunge ot la chevelure;
»Oils dreits et apers out, è dulce regardeure;
»Mez à sis anemiz semla mult fière è dure;
»Bele nez e bele buche, è bele parliure.
»Fors fu come jahanz (geant), è hardiz sainz mesure;
»Ki son colp atendi, de sa vie n'ont cure, etc., etc., etc.»

Après Guillaume Longue-Epée (le poète procédant toujours comme l'historien), défile Richard Ier, dit Sans-Peur, 3e duc. Louis d'Outremer, méprisant sa jeunesse, vient à Rouen et s'empare de sa personne. Les habitans, outrés de cette violence, forcent le roi de leur rendre Richard. Cependant il est attiré à la cour de France, et confiné à Laon; Osmond le console et ménage son évasion. Le roi Louis, ligué avec Hugues, partage la Normandie, et distribue, sans façon, les femmes normandes à ses officiers. Les Normands s'insurgent et font l'usurpateur prisonnier. Louis d'Outremer est trop heureux de s'arranger avec Richard, en lui rendant son duché. Cette belle province faisait envie à tout le monde. L'empereur Othon veut aussi l'envahir. Richard le défait, tue son neveu, et délivre ses fidèles Normands. Mort de Louis d'Outremer. Richard a de nouveau à se défendre contre Lothaire. Il le bat, sauve, de sa main, pendant la bataille, Gautier le Veneur, appelle Harold, roi des Danois, à son aide, signale en tout son courage, sa prudence, sa piété, sa justice, perd sa femme, et devient épris de la belle Gonnor. Aventure du sacristain de Saint-Ouen. Un ange et le diable se disputent l'ame du moine amoureux. Première nuit des noces de Richard et de la belle Gonnor. Richard contribue à élever Hugues Capet à la couronne; il meurt peu après, moult regretté d'un chacun. Richard II, son fils, lui succède. Ce 4e duc mérite bientôt le beau surnom de le Bon, qui lui est décerné. Il favorise la noblesse et réprime cruellement l'insurrection des vilains. Les Anglais, sur ces entrefaites, font une descente en Cotentin. Il n'y a rien de si vagabond que les individus et les peuples misérables. Les braves Cotentinois taillent les Anglais en pièces. Digression de la nouvelle invasion de l'Angleterre par Canut le Danois. Anecdote d'un chevalier qui vola au duc Richard II une cuiller d'argent. Maladie et mort du duc Richard le Bon. Son fils, Richard III, paraît ensuite sur la scène, pour en disparaître presque aussitôt, et faire place à son frère, Robert Ier, 6e duc, qui lui succéda, après s'être révolté contre lui. Anecdote d'un clerc qui mourut de joie. Robert triomphe des Bretons. Ses amours avec Harlette. Cette Harlette était une bourgeoise de Falaise, qui n'était point sotte; ses charmes l'avaient approchée du duc; son adresse l'approcha du trône ducal: cette scène est un peu naïve, et l'Arnolphe de l'École des Femmes aurait grand tort de la faire lire à sa pupille Agnès. Harlette donc, ayant avisé que les princes ont tous un grand orgueil, et n'aiment rien tant, dans ceux qui les fréquentent, qu'une entière humilité, en fit voir une singulière dans un moment de bonheur et d'égalité suprême.

«Quant el lit del duc fu entrée
»De sa kemise enveluppée,
»La kemise ad devant rumpue
»È tresque as piez aval fendue,
»Ke tute se pout abanduner
»Senz la kemise revestir.
»Li dus demanda ke deveit
»Ke sa kemise aval fendeit;
»N'est pas, dit-elle, avenantise
»Ke le bas de ma kemise
»Ki à mes jambes frie et tuche,
»Seit turné vers vostre buche,
»Ne ceo ki est à mes piez mis
»Seit turné vers vostre vis.
»Li dus l'en a seu bun gré
»È à grant bien là aturné.
»Quant ensembe orent veillie pose,
»Ne voil mie dire altre chose,
»Com hom se joe odt sa mie, etc., etc., etc.»

La rusée ne tarda pas à rêver qu'un grand arbre était sorti de son corps, qui montait jusqu'aux cieux et adumbrait (ombrageait) toute la Normandie; si bien que le duc Robert, captivé par la belle Harlette, devint incessamment père d'un beau garçon, qui fut d'abord Guillaume le Bâtard, puis Guillaume le Conquérant. Ses amours, d'ailleurs, furent de courte durée, car, étant parti pour la Terre-Sainte, malgré ses sujets, il mourut empoisonné à Nicée. Ses restes furent rapportés à Cerisy, par son chambellan Toustain.

Enfin nous voici arrivés à Guillaume le Grand. Sa jeunesse est d'abord éprouvée, comme toutes les minorités, par des révoltes de ses vassaux et des invasions de ses voisins, surtout par celles de Henri Ier, roi de France; mais sa valeur précoce triomphe de tous ces périls. Une fois il est sauvé, par son fou, de la violence des seigneurs normands ligués contre lui. L'alliance du roi de France achève de rompre la ligue de ces seigneurs rebelles. Vient ensuite la guerre brillante et heureuse qu'il soutient contre Geoffroy Martel, comte d'Anjou. Il épouse Mathilde de Flandres, l'épouse sans dispenses, en sorte qu'il est excommunié. Une telle femme rachetait bien des tourmens. Du reste, les époux se réconcilient, avec la cour de Rome, par des fondations pieuses, et c'est là l'origine des belles abbayes des hommes et des femmes, dont Caen s'honore encore aujourd'hui. Les Anglais repoussent, à leur tour, plusieurs invasions normandes. Guillaume défait le roi de France, qui avait de nouveau envahi ses États, aidé de Geoffroy Martel. Cependant la scène va s'agrandir. Édouard, roi d'Angleterre, veut léguer son royaume à son parent, le duc Guillaume. Harold, fils du comte Godwin, feint d'entrer dans les vues de Guillaume sur l'Angleterre, et ne s'en fait pas moins léguer la couronne par Edouard mourant. Alors Guillaume, trompé, défie Harold et prépare son expédition mémorable. Réunion générale et conditions des barons normands. Le rendez-vous de l'armée est à Saint-Valery-sur-Somme. Merveilles de la forêt de Brecheliant. Débarquement de Guillaume, et son camp dans les plaines d'Hasting. Parlementage des deux rivaux. Curieux détails de mœurs. Guillaume s'étant muni, à tout hasard, des foudres de Rome, excommunie les Anglais d'Harold, par l'organe de l'évêque de Bayeux. Veille de la bataille; les Anglais boivent, les Normands prient et se confessent. L'étendard normand est remis à un gentilhomme du pays de Caux, nommé Toustain. Admirable peinture de la bataille, qui semble revivre sous le pinceau ingénieux, vrai et hardi d'Horace Vernet. Taillefer chante aux Normands, pour les exciter, des passages de la fameuse chanson de Roncevaux, en l'honneur de Roland; et cette circonstance est maintenant invoquée avec grande raison, par les savans, en faveur de l'antiquité de la poésie romane du nord, ou de la langue d'oil, d'où notre français est sorti. Belle conduite d'Odon, évêque de Bayeux. Enumération des guerriers normands, précieuse pour les familles; on y remarque avec un touchant intérêt les noms suivans, qui vivent encore avec honneur: le sire d'Asnières, le sire le Veneur, le sire d'Aubigny, le sire de Combray, le sire d'Épinay, le sire Errant d'Harcourt, le sire de Ferrières, le sire de la Ferté, le sire de Gacé, le sire de la Fougères, le sire d'Osmond, le sire Toustaing, etc., etc. Victoire éclatante de Guillaume. Mort d'Harold. Guillaume, victorieux, est bientôt élu et couronné par les barons anglais. Il établit une bonne et sévère discipline, et de bonnes lois en Angleterre. Le roi de France ayant alors prétendu hommage de cette conquête, il repasse en Normandie, et vient affranchir sa nouvelle couronne par de nouvelles victoires. Il tombe malade, et durant sa maladie, de six semaines, survenue à la suite d'une chute de cheval, il donne la Normandie à Robert, son fils aîné, l'Angleterre à son cadet, Guillaume le Roux, et de l'argent à son troisième fils, Henri, en lui prédisant qu'il aura la part des deux autres plus tard. Mort et obsèques de ce grand homme. Robert II, dit Courte Heuse, 8e duc de Normandie, jaloux de son frère Guillaume, tente, contre lui, une expédition en Angleterre. Ces deux frères se disputent le Cotentin, échu en partage au troisième fils du conquérant, Henri. Sur ces entrefaites, Guillaume le Roux est tué à la chasse, par Tyrrel à Winchester. Henri devient roi d'Angleterre. Il appelle à lui son jeune fils, Guillaume, nouvellement marié à la fille du comte d'Anjou. Toute cette chère et auguste colonie, embarquée sur un vaisseau d'apparat, nommé la Blanche Nef, fait naufrage et se perd corps et biens. Désespoir de Henri Ier. Suite de guerres entre Robert et son frère Henri, à peine interrompues par le voyage du premier à la Terre-Sainte. Réconciliation normande. La guerre éclate derechef entre les deux frères. Robert a la lâcheté de trahir les siens, et de livrer la ville de Caen à son frère, le roi d'Angleterre. C'en est fait de lui; vainement se repent-il, et livre-t-il la bataille de Tinchebray; il est vaincu, il est prisonnier ainsi que le comte de Mortain, il est conduit captif en Angleterre, et meurt à Glocester, peu regretté et peu digne de l'être. Là finit le poème de Robert Wace, qui se plaint, dans son épilogue, d'avoir été mal récompensé de sa peine par Henri II. Ce poète est le premier cité dans la liste de nos anciens poètes que donne Claude Fauchet: c'est un grand honneur chronologique.


MELIADUS DE LEONNOYS.

Au present volume sont contenus les notables faicts d'armes du vaillant roi Meliadus de Leonnoys: ensemble plusieurs autres nobles proesses de chevalerie faictes, tant par le roy Arthus, Palamedes, le Morhout d'Irlande, le bon chevalier Sans Paour, Galehault le Brun, Segurades, Galaab, que autres bons chevaliers, estant au temps dudit roy Meliadus. Histoire nouvellement imprimée à Paris. (M.D.XXX.II.)

On les vend à Paris, en la rue Neufve-Notre-Dame, à l'Escu de France couronné; par Denys Janot, ou au Premier pilier du Palais.

Précieux volume, très bien imprimé en gothique, sur deux colonnes, précédé de deux Prologues, le premier, du translateur anonyme, de 1483 environ; le second, de l'ancien translateur Rusticien de Pise, de 1189 environ, et contenant 173 chapitres; plus une table: en tout 232 feuillets. La première édition de ce livre, imprimée à Paris, par Galliot du Pré, en 1528, un vol. in-fol., goth., n'est ni plus rare ni plus recherchée.

(1189-1483-1532.)

Chénier, dans sa leçon sur les romans français, a été mal instruit, et de plus, à notre avis, injuste à l'égard du Meliadus, qui, selon lui, traduit du latin de Rusticien de Pise, vers la fin du XIIe siècle, mérite à peine un souvenir. Il y a, dans ces paroles, autant d'erreurs que de mots, sauf la date, laquelle nous semble bonne, encore qu'une autorité, bien autrement imposante que celle de Chénier sur cette matière, ait dernièrement imprimé[30] que notre Rusticien de Pise écrivait en 1298. M. de Tressan, qui fait fleurir à tort le même Rusticien de Pise en 1120, tombe dans la même erreur que Chénier quant à la langue dont se servait cet auteur. Il écrivait en latin ses Histoires de la Table ronde, avance-t-il, et Luce de Gua, parent de Henri Ier d'Angleterre, les traduisit en langue romane, par ordre de ce prince; il n'y a rien de plus faux que ces assertions; mais ce n'est pas tout encore. Bernard de la Monnoye lui-même, qui, lui, regardait les choses de près, établit, dans son Commentaire sur la bibliothèque française de La Croix du Maine et du Verdier, que Rusticien de Pise traduisit Meliadus, du latin en français, par ordre d'Édouard IV d'Angleterre, mort en 1483; et il voit cela dans le prologue du translateur qui dit tout le contraire, et il ajoute que par cette expression translaté du latin, il faut entendre translaté de l'italien. Quelles inconcevables méprises! Essayons de rétablir la vérité sur ses bases, sans recherches savantes, en faisant simplement attention à ce que nous avons sous les yeux, à commencer par les accessoires pour finir par le fond.

1o. Rusticien de Pise, le translateur, ce père des romans de la Table ronde, en prose romane-française, comme Robert Wace, dans son poème du Brut, comme, après lui, Chrétien de Troyes, dans les poèmes du Graal, du Lancelot, du chevalier au Lion, du chevalier à l'Épée, du Perceval, etc., comme, plus tard, Girardin d'Amiens, dans un autre Meliadus[31], furent les pères de l'épopée bretonne, Rusticien de Pise traduisit Meliadus par ordre et sous le règne de Henri II, Plantagenet, mort en 1189;

2o. Il traduisit ses récits chevaleresques, on plutôt il les compila sur des textes latins et non italiens;

3o. Son Meliadus, quoique fort inférieur à sa touchante Histoire de Tristan de Leonnoys et de la reine Yseult, dont l'Arioste a si bien profité, est pourtant rempli d'imagination et d'intérêt.

Pour éclaircir le premier de ces trois points, lisons le second des deux prologues du Meliadus en prose, lequel est de Rusticien; nous y voyons qu'il a translaté le présent livre, du latin en langage françoys, à la requeste du roy Henri, lors regnant. Il y remercie la Saincte-Trinité de ce qu'elle lui a laissé le temps d'achever le livre du Brut (par où l'on voit que si Robert Wace est l'auteur du Brut rimé, Rusticien l'est, à la même époque, du Brut en prose, fait incident qui a son importance, et peut modifier bien des disputes anciennes et modernes sur la préséance des vers sur la prose, et de la prose sur les vers; en prouvant que, souvent, sous les auspices des princes éclairés, passionnés pour la chevalerie, poètes et prosateurs furent appelés à ressusciter les anciennes traditions chevaleresques ensevelies dans les vieilles chroniques, et travaillèrent sur les sources mêmes sans que la prose des uns fût calquée sur les vers des autres, ni les vers sur la prose). Le translateur de première origine demande ensuite à la Saincte-Trinité la même faveur pour son dessein d'extraire, de la matière du Sainct-Graal, le présent livre de Meliadus, encor qu'aucuns preudhoms clers se sont ja entremis de translater certaines parties du Graal latin en langage françoys, premier messire Luce du Jan (du Gua), qui aussi translata en abrégé l'Histoire de monseigneur Tristan; après, messire Gaces li Blons, parent au roy Henri, et qui devisa l'Histoire de Lancelot du Lac; messire Robert de Borron et messire Hélyo de Borron. Il est d'autant plus engagé à satisfaire le roy Henri, que, pour son livre du Brut, il en a ja reçeu deux beaux chasteaux. Il ne parlera pas de Lancelot, messire Gaultier Map en ayant parlé suffisamment, ni de Tristan, dont il a parlé assez lui-même, dans le Brut; il commencera de Palamedes. Cela, dit-il, commence du roy Artus et de l'expulsion des Romains du royaume de Logres (autrement nommé Angleterre).

Nous le demandons, est-il raisonnable de voir ici deux rois Henri, l'un qui serait Henri II, et l'autre Henri III! Si Rusticien eût écrit à la requête de Henri III, il n'eût pas manqué de distinguer cet Henri de celui qui était parent à Gaces li Blons, lequel, de l'aveu général, est Henri II. Mais non, il ne distingue pas; c'est toujours du roi Henri qu'il parle, comme s'il ne s'agissait pas de deux princes du même nom; or, en trouver deux quand il n'en signale qu'un, n'est-ce pas faire une supposition gratuite? Ce que l'on sait de ces deux Henri sert à corroborer notre sentiment. L'un fut un grand prince, et, comme tel, protecteur des lettres, les aimant, les cultivant, et favorisant leurs disciples; l'autre fut un prince avare, cagot, exacteur, ne songeant qu'à pressurer les Juifs de sa domination, et, après eux, ses sujets nationaux; nulle part on n'aperçoit que ce dernier ait eu le moindre souci des récits de chevalerie, tandis que la vie entière du premier respire la générosité, la galanterie et la guerre. Quant à ce que dit La Monnoye, que Rusticien écrivit par l'ordre d'Édouard IV, mort en 1483, cela ne vaut pas une réfutation, et tient à ce que ce savant, par une inadvertance qui ne lui est pas familière, a confondu le second prologue qui, seul, est de Rusticien, avec celui du translateur de deuxième origine (probablement Pierre de Sala)[32], qui dit effectivement avoir travaillé par ordre d'Édouard IV. Expliquons, à ce propos, nos expressions de première et de seconde origines. Il ne faut pas les appliquer ici au langage, mais seulement aux textes. Rien n'est plus rare que d'avoir le texte de 1re ou même de 2e origine des écrits en prose. Comme ceux-ci étaient d'un usage plus général, ils ont été sans cesse recopiés, abrégés, étendus, et autant de fois altérés, suivant la marche progressive du langage; en sorte que, se plaçant naturellement sous les presses, au moment de la découverte de l'imprimerie, ils ont passé, ainsi falsifiés, dans la circulation commune, pour s'y altérer de plus en plus, d'éditions en éditions, depuis les premières d'Antoine Vérard, si belles et si rares, jusqu'aux grossières éditions de Troyes, de 1720 à 1740, si laides, et toutefois recueillies encore aujourd'hui dans les collections; tandis que les écrits en vers, moins répandus et plus respectés, sont demeurés patiemment intègres dans l'obscurité des manuscrits, attendant de laborieux éditeurs qui les restituassent; fortune qui n'est venue, pour les poèmes joyeux, qu'il y a 80 ans à peine, avec les Sinner, les Barbazan, les La Ravallière, et pour les grands poèmes ou chansons de gestes, que dans ces dernières années, avec d'habiles et spirituels philologues, dont les noms seront tous les jours plus chers aux amateurs des lettres françaises. Voyez le Joinville; Antoine Pierre de Rieux n'avait pas suffi pour nous le faire connaître, en 1547; encore moins peut-être Du Cange, en 1668; force a été qu'en 1761, MM. Mellot, Sallier et Capperonnier fouillassent les anciens manuscrits de la bibliothèque royale pour nous l'offrir. Ville-Hardouin fut encore moins heureux. Blaise Vigenère, en 1565, l'avait défiguré; le manuscrit flamand du Vénitien Contarini, imprimé à Lyon, en 1601, ne l'avait qu'à demi restitué; l'édition de Du Cange, de 1657, plus près des originaux, n'était pourtant point encore fidèle à la source; enfin, le respectable dom Brial, digne continuateur de dom Bouquet, en 1822, épuisant vainement ses efforts sur des manuscrits précieux, avoue que le texte pur lui a échappé. Ainsi, pour connaître le texte pur du Meliadus de Rusticien, on ne doit pas s'en rapporter à notre édition, pas plus qu'à celle de Galliot du Pré, de 1528; il est nécessaire, à qui veut, du moins, s'en faire une idée plausible, de recourir, avec le savant que nous aimons tant à citer, au manuscrit, no 7544[33] de la bibliothèque royale. Tout au plus notre édition reproduit-elle fidèlement le texte du Translateur de 1483. Mais nous voici bien loin de notre second point, hâtons-nous d'y aborder.

Par translaté du latin, il faut, selon Bernard de la Monnoye, entendre translaté de l'italien. Nous osons soutenir que non, et qu'il faut entendre translaté du latin, tout bonnement, sans s'évertuer à danser sur la corde pour gagner un but que l'on peut atteindre de plain-pied sur un plancher solide; à moins qu'on ne dise que le latin et l'italien étaient une même langue sous deux dénominations, et nous le soutenons d'autant plus que, dans l'origine, la langue italienne ne se nommait point italien, mais bien langue vulgaire, lingua volgare. Mais, quel est donc ce latin d'où nos anciens romans seraient translatés? Réponse: c'est ce latin qui vous cerne, qui vous enveloppe, qui, avec les Romains, pénétra, d'abord pur, puis altéré, puis informe, dans les Espagnes, dans les Gaules, dans la Germanie, chez les Angles, chez les Bretons, et jusque chez les Pictes; qui, de votre aveu, et (chose singulière), moins même que vous ne le prétendez, quand vous traitez des origines de notre langue, changea, domina les idiomes divers des peuples vaincus. Nous disons moins que vous ne le prétendez, car il dut rester, et il resta dans ces idiomes, ce que vous révoquez en doute, assez de racines, assez de formes originaires pour l'emporter, à la longue, sur l'élément romain; toutefois, il est certain que, porté sur les bras robustes de la religion chrétienne, le latin devint et resta long-temps dans l'Europe romanisée, la langue littéraire, aussi bien que la langue sacrée, la langue presque exclusivement écrite, celle de l'histoire surtout, vraie ou fabuleuse; en un mot, l'organe constant de la Renommée. Interrogez ici les Fauchet, les Huet, les P. Labbe, ils ne vous permettront aucune incertitude: tous indiquent les chroniques latines ou saxo-latines de Melkin et Thélézin, du Moine Ambroise Merlin, dit l'Enchanteur, de Geoffroy de Monmouth, comme la source des récits de la Table ronde; ainsi que les légendes, les chroniques de Grégoire de Tours, de Frédégaire, d'Éginard, la fausse chronique de Turpin, etc., furent la source des récits carlovingiens, ainsi que les diverses chroniques dont Muratori a donné la liste et l'extrait, et que celles dont Bongars et Duchesne ont formé chacun des recueils, furent la source des récits de la Terre-Sainte, et de la chevalerie normande sicilienne. Tout ce qui n'était pas tradition ou chant populaire fut latin jusque vers l'an 1100, et souvent même le latin se mêla-t-il alors aux discours et aux chants populaires. Où pourrions-nous rencontrer, dans les XIe, XIIe et XIIIe siècles, des écrits à translater, si n'est dans le latin? Ce serait, suivant vous, dans l'italien? mais Dante naquit seulement en 1265, et passe pour un des fondateurs de la langue italienne écrite. Brunetto Latini, son maître, naquit en 1240. Tiraboschi, si bien consulté par le docte Ginguené, ne fait pas remonter la poésie italienne la plus informe plus haut que l'an 1200, époque à laquelle nos trouvères français du Nord et du Midi fleurissaient déjà depuis un siècle, et davantage, et vous nous renvoyez à je ne sais quelles sources italiennes! cela n'est pas admissible. Tout au contraire, ce fut l'idiome français, dans ses différens dialectes, qui succéda immédiatement au latin, comme langue littéraire; et jamais, peut-être, son universalité, sous ce rapport, ne fut plus visible ni plus éclatante qu'à sa naissance. Il n'y a point, à cet égard, de dissidence entre nos philologues modernes. Partisans du système provençal, tels que MM. Raynouard et Fauriel, partisans du système normand, tels que l'évêque de la Ravallière, de la Rue, le grand d'Aussy et leurs émules, tous sont d'accord que le français-roman, ou, si l'on veut, le roman-français, fut la souche des littératures italienne et castillane dans leurs divers dialectes. Comment donc nos premiers récits de chevalerie eussent-ils d'abord paru en italien[34]? Songez que Dante vint étudier à Paris, que Boccace y vint à son tour, et Pétrarque aussi; que leurs écrits sont pleins de traditions et de fables françaises. Mais pourquoi s'arrêter aux individus? élevons nos regards plus haut, en repassant dans notre esprit les grands, les mémorables faits du moyen-âge! C'est la France qui est leur théâtre, ou c'est de chez elle qu'ils sortent tout armés pour triompher du temps. Les plaines de Châlons n'ont-elles pas vu fuir ces Wandres, dont les revers terminent les irruptions du Nord dans l'Occident, et forment la base de l'épopée des Lohérains? Les plaines de Tours n'ont-elles pas vu rebrousser l'islamisme et tomber les Sarrasins sous le martel de Charles, l'aïeul de ce grand Charles, qui, à Roncevaux et sous les murs de Carcassonne, inspira l'antique Philumena et les premiers chantres de Roland? Les champs de la Normandie n'ont-ils pas vu s'assembler, sur la foi de Guillaume, ces fiers conquérans de l'Angleterre qui firent régner jusqu'au XVe siècle, dans ce pays, les mœurs, les lois, et la langue des Français? Enfin la Terre-Sainte ne vit-elle pas ses libérateurs et ses derniers souverains dans des chevaliers français ou anglo-normands, entraînés sur les pas d'un ermite français, à la voix d'un moine français! Quoi! tant et de si glorieux souvenirs n'auraient pas été recueillis d'abord en France, et n'auraient eu pour premiers interprètes que des auteurs d'Italie dans une langue vulgaire, qui n'était pas née, ou ne faisait que de sortir des langes provençaux, autrement du roman-français méridional! Non, c'est une chimère. Nos traditions antiques de chevalerie, confiées primitivement, en France et en Angleterre, à l'idiome latin dégénéré, en sortirent bientôt pleines d'une vie nouvelle, pour illustrer les premiers efforts de l'idiome français. C'est la vérité; elle est trop évidente pour la méconnaître, et trop glorieuse pour la sacrifier à la manie du paradoxe érudit. Ainsi commençait, pour notre langue, ce paisible et noble empire que la fortune et le génie se sont plu à lui assurer, dans le monde civilisé, et qui n'est pas près de finir, si le néologisme et le faux goût ne sont d'intelligence avec la suite des âges pour le détruire, car la conquête elle-même y serait apparemment impuissante. Passons à notre troisième et dernier point.

Meliadus mérite à peine un souvenir, prétend Chénier; nous en appelons à l'analyse suivante, tout imparfaite qu'elle est. L'action principale se fait un peu attendre, sans doute, mais, une fois venue, les sentimens y sont représentés avec charme et naïveté. Le 1er chapitre traite de la grant noblesse et puissance du roy Artus; le 2e, de la façon dont les Romains perdirent le truage du royaume de Logres; au 6e, on voit comment le roy de Northumberland emmena avec lui Esclabot et son frère à sa mesgnie pour les doter d'un moult beau chasteau. Enfin arrive, à la cour du roy Artus, Pharamond, roy de Gaule, avec Bliombéris de Gauues et le chevalier incognu qui, sous le nom de Meliadus, est le héros de l'ouvrage. Ce chevalier inconnu poursuit les ravisseurs de femmes, et les rend intactes à qui de droit, ce qui l'autorise à consoler celles que leurs maris rendent malheureuses; il abat maints chevaliers, et parfois abattu lui-même, il se releve toujours par quelque brillant fait d'armes inattendu. Le sort ayant voulu que la belle reine d'Ecosse fît mauvais ménage avec son mari et que Meliadus en fût informé, le cœur du chevalier vengeur s'enflamme pour elle. Il chante, le premier, des lais en son honneur; mais c'est peu de chanter cette belle incomparable et captive; il trouve moyen de lui vouer son cœur et son épée en pénétrant jusqu'à elle. Une entrevue première en amène plus d'une autre, et si bien fait Meliadus, que le voilà, de nuit, en la chambre de la reine d'Ecosse. Cependant la vilaine Morgane a découvert le secret des deux amans. Le roy d'Ecosse, averti, s'est mussé en la chambre près d'eulx. Meliadus n'a point d'autre arme que son épée; à quoi bon une cotte de mailles dans ce sanctuaire des amours? La reine s'inquiète (les femmes devinent tout)! «Que deviendrez-vous, bel ami, si mon mari paraît ici armé de toutes pièces? Madame, faict Meliadus, en s'asseyant de lez la roine, ne craignez! le roy d'Ecosse, se il nous trovoit en tel poinct comme nous sommes, ne se mettrait mie voulontiers sur moy, tant comme il veist que je tinsse cette espée.» Là dessus les amans commencent à deviser ensemble d'amour, et se déduisent à solaciement de accoler et baisier comme font gens qui s'entre-ayment, sans villennie faire. Sur ce, parait le roy d'Escosse. Meliadus le voit sans s'esmouvoir. Ledit roy, contenu par ce sang-froid, somme tant seulement Meliadus de partir sans à l'avenir lui faire plus de honte. Meliadus ne veut point sortir sans obtenir du roi, loyale créance qu'il ne fera nul mal, et ne rendra mauvais guerdon à la royne. L'époux effrayé donne sa parole, Meliadus sort; mais il n'est pas si tôt sorti, que le roy d'Escosse veut occire sa femme; toutefois il se contente de la dépaïser et l'emmene. Meliadus court après ce félon, l'atteint, desconfit ses gens et délivre la royne, qu'il emmene à son tour; mais le roy Artus fait une levée de gens de guerre pour venger le roy d'Escosse. N'est-on pas frappé que, depuis la belle Hélène, en tout pays, dans les temps héroïques, la possession d'une belle femme ait suscité des guerres? L'amour est donc quelque chose de sérieux, sans préjudice des douanes. Pharamond, de son côté, rassemble des alliés pour soutenir Meliadus. Suite de combats très divers et très chaleureusement racontés. Meliadus fait d'abord le roi d'Ecosse prisonnier. Les maris trompés, n'en déplaise à la Coupe enchantée, ne sont pas toujours heureux. A la fin, pourtant, Meliadus perd une grande bataille contre le roi Artus, et tombe en sa puissance, ainsi que la reine d'Ecosse entre les mains de son tyran. Voilà Meliadus en prison. Qu'y faisait-il, dans cette prison? il harpoit et trouvoit chants et notes. Messire Gauvain finit par obtenir la délivrance du chevalier captif. Dès lors il n'est plus question d'amour, il s'agit de reconnaissance; la morale applaudit sans doute, mais l'art du romancier y perd. Meliadus reconnaît la générosité du roi Artus, en se battant pour lui contre Ariodant de Soissogne avec une vaillance merveilleuse. Le reste du livre contient une action pareille, ou plutôt mille actions de chevalerie, qui se terminent par la mort de Meliadus, occis à la chasse, par deux chevaliers d'Irlande, sur le conseil du roi Marc de Cornouailles, et puis c'est tout.

Nous ne quitterons pas Meliadus sans donner sa génération, en renvoyant, pour ses ancêtres, à M. Dutens, qui les a rapportés[35]; car, grâce à lui, nous avons la généalogie historique de ces héros fabuleux, pour compléter la généalogie fabuleuse de bien des personnages historiques. Meliadus fut donc père de l'immortel Tristan de Leonnoys, lequel fut père d'Isaïe le Triste, lequel a aussi son roman[36]. Quant aux armoiries de Meliadus, on les trouve gravées dans le livre très rare de la Devise des armes des chevaliers de la Table ronde, imprimé à Lyon, in-16, par Benoît Rigaud, en 1590. C'est là que nous avons appris que messire Palamedes portait Echiqueté d'argent et de sable, de six pièces; armoiries des anciens Beaumont du Vivarais, éteints en 1435, chez les Beauvoir du Roure. Rien n'empêche donc (au cas que messire Palamedes ait existé) que celui qui écrit ces lignes n'en descende par les femmes; et pour peu que ce Palamedes descendît, à son tour, du Palamède qui inventa les échecs au siége de Troie, cela nous ferait une lignée fort passable: ce sont de belles choses que les origines!

[30] La Dissertation sur Marc-Pol, lue à l'Académie des Inscriptions, le 30 novembre 1832, que nous rappelons ici, a parfaitement démontré que le Voyage du Génois en Arménie fut d'abord rédigé en 1298, par un Rusticien de Pise; mais ne peut-il y avoir eu deux auteurs de ce nom et de la même famille? Celui qui translata les gestes de la Table ronde était certainement contemporain de Luce du Gua, de Gaces li Blons, de Gaultier Map, de Robert et Helys de Borron, qui translataient, comme lui sur l'ordre de Henri II d'Angleterre, mort en 1189. A la vérité, quelques auteurs, entre autres les rédacteurs du catalogue de la Vallière, ont prétendu que Meliadus fut demandé à Rusticien par Henri III, mort en 1272; mais ces rédacteurs, qui conviennent en même temps que Rusticien était contemporain de Luce du Gua, de Robert et Helys de Borron, se sont ainsi réfutés eux-mêmes, puisqu'il est avéré que ces derniers vivaient sous Henri II.

[31] Girardins d'Amiens vivait en 1260. Il écrivait sous l'inspiration et à la requête d'une grande dame, suivant l'usage du temps. Alors tout poète, tout romancier avait son patron. Nous avons vu quel était celui de Robert Wace et de Rusticien; Chrétien de Troyes suivait Philippe d'Alsace, comte de Flandre, mort en 1191, Menessier, une Jeanne de Flandre, et ainsi des autres. Claude Fauchet place Girardins le 94e dans la liste de 127 poètes antérieurs à 1300, qu'il a donnée dans ses origines de la langue française. Voici le début du Meliadus en vers:

Girardins d'Amiens qui plus n'a
Oi de ce conte retraire,
N'y voet pas mensonge attraire,
Ne chose dont il fut repris;
Ains com a la le conte apris,
L'a rymé au mieulx qu'il savoit, etc., etc.

Ce poème n'a jamais été imprimé: il existe en manuscrit dans la bibliothèque royale. Il ne faut pas croire qu'il soit la traduction du Meliadus de Rusticien, et encore moins le confondre avec un troisième Meliadus, chevalier de la Croix, fils de Maximien, empereur d'Allemagne, traduit du latin en français par le chevalier de Clergé, et imprimé à Lyon, en 1534, par Pierre de Sainte-Lucie, 1 vol. goth. in-4. Girardins d'Amiens était contemporain et collaborateur de li roi Adenès, dont on vient d'imprimer le poème de Berte aus grans piès.

[32] Pierre de Sala, écuyer de Charles VIII et de Louis XII, a traduit, selon du Verdier, de rime normande en rime française, le roman de Tristan de Leonnoys et de la reine Yseult, qui fut retraduit et retouché, en 1566, par Jehan Maugin d'Angers, dit le petit Angevin. Ne pourrait-il avoir également travaillé sur le Meliadus, dont le sujet est comme l'avant-scène du Tristan? Au surplus, la passion des romans de chevalerie s'était si fort ranimée en France, par les expéditions aventureuses d'Italie, que les écrivains se disputaient l'honneur de les reproduire, et la matière ne manquait pas. Le supplément du Glossaire de Du Cange contient une liste de 66 romans anciens. Le Catalogue de la Vallière en présente 104 antérieurs à l'an 1500. M. Brunet en cite 88 anciens, savoir: 14 de la Table ronde, 27 de Charlemagne, des 12 Pairs et des 9 Preux, 11 des Amadis, et 36 de chevalerie diverse. Du Verdier en range 70 par ordre alphabétique; le difficile serait de leur assigner un ordre chronologique. Nous avons tenté, pour notre usage, d'établir cet ordre des temps pour 157 romans de chevalerie. Quelle mine précieuse à exploiter dont M. de Tressan n'a qu'à peine effleuré quelques filons! Mais ce travail demanderait bien du savoir, du temps, du goût et de la fidélité.

[33] Voici le début des compilations de la Table ronde de Rusticien, tel que le donne M. Paulin Pâris, d'après le manuscrit no 7544:

«Seigneur, emperaor et rois et princes et ducs et queus et barons, cavalier, vavassor et borgiois et tous les preudomes de ce monde qui avés talent de delitier vos eu romainz, ci preinés ceste et le faites lire de chief en chief; si troverés toutes les grans aventures qui avindrent entre li chevaliers herrans dont tens li roi Huter Pendragon, jusques au tens li roi Artus son fiz et des compains de la Table réonde. Et sachez tot voirment que cestuy romans su treslaités don livre monseigneur Odoard..., etc., etc., etc.»

[34] Il n'est pas jusqu'à la brillante et féconde fiction chevaleresque d'Amadis qui n'ait sa source en France, si l'on en croit quelques écrivains, entre autres Nicolas d'Herberay des Essarts qui, le premier, en traduisit de l'espagnol plusieurs livres par l'ordre de François Ier, tout en disant que l'original était picard. M. de Tressan adopte cette opinion de M. d'Herberay. M. Brunet, dans un excellent article de ses Nouvelles Recherches bibliographiques, s'y montre opposé; mais la manière réservée dont il s'exprime à ce sujet permet de penser que son opposition n'est pas appuyée sur des données personnelles. Peut-être, s'il appliquait à cette question (car nous pensons que c'en est une encore) le génie patient et investigateur avec lequel il sait débrouiller le fil des différentes éditions du livre dans toutes les langues, se rapprocherait-il d'un sentiment à notre avis non méprisable. Nous avions écrit cet article, lorsque M. l'abbé de la Rue, dans son excellent ouvrage sur les Trouvères, publié en 1834, est venu lever tous les doutes sur cette chimère, que par latin il faut entendre italien. En tout on ne peut mieux faire que de recourir à ce savant pour les questions relatives à notre ancienne littérature du Nord. Les Trouvères ont dès aujourd'hui leur Raynouard.

[35] Tables généalogiques des héros de romans, avec un catalogue des principaux ouvrages en ce genre, par Dutens. Londres, 1798, in-4, 2e édition, augmentée.

[36] Voir dans la Croix du Maine, Isaïe le Triste, imprimé à Lyon, in-4, par Olivier Arnouillet.


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