Analectabiblion, Tome 1 (of 2): ou extraits critiques de diveres livres rares, oubliés ou peu connus
LA SAULSAYE,
ÉGLOGUE DE LA VIE SOLITAIRE.
A Lyon, par Jean de Tournes, 1547, 1 vol. in-8, fig. en bois, réimprimé in-8, avec les figures, à 25 exempl., dont 20 seulement sur papier vélin, le 16 mars 1829. A Aix, en Provence, par Pontier, fils aîné.
(1547-1829.)
Si l'on s'en rapporte au nouvel éditeur de cette églogue, elle est due à Maurice de Sève ou Scève, descendant de l'ancienne maison des marquis de Sceva, qui vint s'établir, du Piémont, dans le Lyonnais, au XVIe siècle. Un amour malheureux, sans doute, dicta cette complainte; car c'est une complainte dialoguée plutôt qu'une bergerie, encore que les interlocuteurs Antire et Philerme soient des bergers. Le pauvre Philerme a quitté, Dieu sait pourquoi, sa maîtresse Doris qui le tenait en liesse et contentement, et s'est attaché à la cruelle Belline qui, par ses rigueurs, le fait mourir à petit feu. Vainement il se voue à toutes les fontaines magiques d'Argire et de Selemnon (Célemnus) qui font oublier l'objet aimé; il boit en vain de ses boucs l'urine puante—entremeslée avec nerte odorante (ce qui, par parenthèse, est un fort vilain remède); son ardeur et son tourment ne font qu'augmenter. Il essaie de la solitude et va s'égarant, tantôt sur les bords où le Rhône et la Saône marient leurs ondes, tantôt dans une saulsaye voisine émaillée de fleurs. Quelquefois il s'amuse à voir du ciel les mouvemens divers, et le discours de la lune croissante;—s'elle sera proffitable ou nuisante. D'autres fois il dort et fait fort bien, car le sommeil adoucit tous les maux; mais, au sein de la contemplation, sur les rives fleuries, au dormir, au réveil, toujours son cœur est déchiré. Antire ne sait que faire à cela; cependant il discourt et se met à raconter à son ami l'histoire suivante pour l'éloigner de sa saulsaye chérie. Un jour des faunes et des sylvains se délassaient à jouer de la flûte en ce lieu. De jeunes nymphes les entendirent et s'approchèrent. Les flûteurs leur proposèrent de danser; elles le voulurent bien. O faiblesse imprudente! voilà ces faunes et ces sylvains effrontés qui forment des entreprises téméraires; les nymphes n'eurent que le temps de fuir vers la Saône et d'invoquer le dieu Arar qui les transforma en saules. Depuis ce jour, ceux qui fréquentent cette saulsaye funeste se consument en vœux impuissans. Philerme, là dessus, demande conseil à Antire. Antire lui conseille d'acquérir de grands biens. Philerme répond que les plus riches ne sont pas les moins amoureux. Antire persiste à détourner son ami de la vie solitaire, et lui fait un triste tableau de la solitude au milieu de la glace et des tempêtes de l'hiver, alors que la nature semble devoir mourir. Philerme oppose à ce tableau celui des mécomptes de la vie du monde au milieu des cités. Ce plaidoyer contradictoire dure ainsi trop long-temps, après quoi l'amant malheureux y met un terme par un éloge de la vie pastorale qui n'est pas sans trace, et qui finit par cette conclusion imitée de Virgile:
O Théocrite! ce n'est pas là votre idylle de l'Enchanteresse: Lune vénérable, racontez mes amours, etc., etc.
LES DISCOURS FANTASTIQUES
DE
JUSTIN TONNELIER;
Composés en italien par Jean-Baptiste Gelli, académicien florentin, et nouvellement traduits en français par C. D. K. P. (Claude de Kerquifinen, Parisien). 1 vol in-8 de 348 pages. A Lyon, à la Salamandre. M.D.LXVI.
(1548-1566.)
L'édition originale de ces dialogues censurés parut in-8o, à Florence, en 1548, comme le dit M. Brunet, et non en 1549, ainsi que le prétend l'abbé Ladvocat. Elle porte le titre de Capricci del Bottaio. Jean-Baptiste Gelli ou Gello, auteur de cet ouvrage et de plusieurs autres, entre lesquels on distingue la Circé, était un cordonnier de Florence d'un esprit supérieur, qui, sans jamais quitter son métier, fut reçu, vers l'année 1540, membre de l'académie florentine degli umidi, et mourut en 1563. Les bibliographes s'accordent à regarder le sieur de Kerquifinen comme le traducteur de ces caprices; mais oserai-je énoncer une opinion nouvelle à cet égard? le vrai nom du traducteur est autre. Il faut en chercher un qui convienne mieux à un Parisien que celui de Kerquifinen, lequel est Breton. Ne serait-ce pas ce même Denys Sauvage, traducteur de la Circé, caché alors sous le nom du sieur du Parc, Champenois, qui serait l'interprète du tonnelier? nous le pensons sans l'affirmer. Quoi qu'il en soit, ces dialogues entre le tonnelier Justin et son ame sont au nombre de dix. Gello raconte que Justin, dans sa vieillesse, s'entretenant tout haut et sans réserve avec lui-même, fournit à son insu l'occasion à maître Bindo, notaire, de surprendre ses secrets et de les transcrire; et que lui, Gello, les a publiés sur une copie tombée, par hasard, entre ses mains. Voilà bien des précautions pour un livre de morale et de métaphysique. La raison s'en verra dans l'exposé du livre.
PREMIER DISCOURS.
Justin est d'abord effrayé d'entendre une voix intérieure qui se lamente et gémit de n'avoir point de repos après soixante ans d'une vie enchaînée au travail par l'appât d'un profit misérable.—Qui es-tu, pleureuse?—Je suis ton ame.—Et moi, à ce compte, qui suis-je?—Avec moi, tu es Justin; sans moi, tu ne serais qu'un mort.—Ah! ma chère ame, reste avec moi, puisqu'il est ainsi.—Je le veux de grand cœur; mais fais attention de ne me point chasser.—Te chasser? Dieu m'en préserve!—En ce cas, sois sobre; vis honnêtement; ne t'échine pas comme tu fais, et laisse-moi un peu de repos; songe à moi plus que tu n'as fait jusqu'ici.—Je n'y manquerai pas, mon ame; mais toi, instruis-moi de ce qui convient pour que nous demeurions ensemble plus long-temps que n'a vécu Mathusalem.—Je t'en dirai davantage demain. Le jour se lève, adieu.—Quoi, tu me quittes? je vais donc mourir.—Non; n'aie pas peur; je t'aime autant que tu m'aimes, et je m'éloigne pour un petit, sans te quitter tout à fait.
DEUXIÈME DISCOURS.
Justin, allume ta chandelle. Je vais t'entretenir, et pour me faire mieux connaître de toi, prendre une figure aériforme, comme Jésus-Christ lors de son ascension.—Dea, ne va pas me laisser, au moins!—Hé! non, butor; ne crains rien.—J'aurais bien vécu sans tous ces beaux enseignemens, les bêtes vivent bien sans cela.—Quoi? tu consentirais à vivre encore cinquante ans comme une bête plutôt que dix ans avec de l'intelligence?—Oui, dea!—C'est que la partie animale parle par ta bouche; à ta place je tiendrais un autre langage.—J'en doute.—Tu en doutes parce que tu ne m'as jamais prise pour maîtresse, mais bien pour servante. Si tu avais agi autrement, tu serais aujourd'hui, tel que saint Paul, estimant la sagesse plus que la vie.—Baste! tu parles bien aisément de la mort; et j'en vois tous les jours, comme toi, qui changent de langage à son approche. D'ailleurs le Sauveur en a bien eu peur dans le jardin des Olives.—Ignorant! c'était pour montrer qu'il était homme: mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Tu es vieux, triste et souffrant, et tu ne veux pas finir?—Non, non: c'est assez me pincer le nez pour me faire éternuer, je ne veux pas finir.—Tu es un aveugle.—D'autres le sont que moi, et vraiment il semble que plus nous devenons caducs, plus nous rechignons à mourir.—Pourquoi cela, Justin?—Parce que nous avons eu loisir de prendre racine en terre aussi bien que les arbres.—Non.—En ce cas, c'est parce qu'ayant l'expérience du prix de la vie que n'ont pas les jeunes, nous en sommes moins dépensiers.—Pas davantage.—Alors, mon ame, dis-moi donc par quelle raison.—Par la raison que les vieillards ont moins de foi en Dieu et en l'autre vie que les jeunes gens. Par la raison qu'il en est des hommes comme des oiseaux qu'on prend d'autant plus facilement à la glu qu'ils sont plus petits.—Il est vrai: je me souviens qu'étant petit je pleurais au sermon, et que je croyais tout ce qu'on prêchait. Maintenant se sauve qui pourra, je ne songe qu'à vivre. Mais, mon ame, voilà une vérité qui tombe à plat sur ta tête.—Dis plutôt sur la tienne, puisque les idées ne m'arrivent que par tes sens. Or tu as tant caressé ces sens grossiers que je n'ai plus le goût des choses saintes.—Tant pis; c'est ta faute. Puisque tu es l'ame, tu devais garder ta dignité d'ame et me rendre la mienne.—J'y fais ce que je peux; mais étant retenue dans les liens de ton corps avide de sensualités, je ne peux rien. Il n'est pas moins certain que la mort n'est pas griève au vrai fidèle.—Elle sera toujours griève à beaucoup de gens, voire à beaucoup de papes.—Comment? qu'oses-tu dire?—Je dis ce que je sais.—Tu crois bonnement, Justin, qu'il y ait bon nombre de ces mécréans qui vivent à grand soulas, sans remords, comme cette vertueuse femme de Gênes qui, au sac de la ville, s'écriait: Dieu soit loué de ces violateurs! j'en prendrai cette fois mon saoul sans péché.—Oui, je le crois, et j'en citerais mille, sans compter le médecin Jean de Cannes, Namin le Gros et Lucian l'orfèvre.—Laisse-là ces méchans qui tiennent plus de la brute que de l'homme, et rappelle-toi qu'il en est d'autres qui, pour avoir conservé, dans l'incrédulité même, des sentimens d'honneur et de justice, sont touchés de Dieu en mourant, et reçus à miséricorde. Mais, Justin, souffle ta chandelle; la nuit va finir, il te faut mettre à l'ouvrage.—Dea! que vois-je? que tu es belle, mon ame; approche, que je te baise.—Imbécille! tu ne saurais me toucher puisque je n'ai pas de solidité; je suis un corps simple, entends-tu?—En ce cas tu n'es rien.—Belle conséquence! n'y a-t-il que les solides qui soient des corps?—Madame ma chère ame, je n'entends mot à vos fanfreluches, et je croirai toujours qu'il n'y a rien dans une bouteille vide.—C'est que tu es un ignorant: mais; tiens, Justin, sois sûr qu'il ne peut exister de vide, et que tout se touche dans la nature.—Je ne te comprends pas.—Remettons la chose à demain, je te la ferai comprendre.—A demain donc.
TROISIÈME DISCOURS.
La conversation de la veille prend un autre cours le lendemain. L'ame querelle Justin de ce qu'il l'a forcée, durant soixante ans, à végéter entre des tonneaux et des galoches, au lieu de la laisser librement contempler la vérité, dont la recherche est la fin de l'homme. Justin se défend par la considération de la nécessité. Où en serait le monde avec ses contemplateurs, sans les arts et sans les métiers mécaniques? L'ame insiste et prouve à Justin qu'avec un peu de bonne volonté il eût facilement fait la part de la contemplation et celle du métier; elle le désabuse de l'opinion vulgaire que l'étude est difficile, et comme inaccessible au commun des hommes.—D'où vient donc que les maîtres nous la représentent telle?—Je te l'apprendrai dans notre prochain entretien.
QUATRIÈME DISCOURS.
L'ame essaie de faire entendre à Justin comment elle est unie à lui, distincte de lui, et pourtant immatérielle. Justin n'entend pas. L'ame redouble ses efforts et développe la doctrine orthodoxe touchant l'existence des esprits, des démons, des sorciers, etc., etc. Justin n'entend pas davantage et remet la conversation sur le chapitre de la veille, à savoir pourquoi les savans rendent l'étude des sciences si pénible. L'ame attribue ce mal à la méchanceté. Sortie contre les prélats, les docteurs, et aussi contre la jeunesse dissolue de ce temps, contre l'oisiveté, contre l'envie des lettrés qui redoutent l'instruction du vulgaire. Critique de divers livres alors fameux, tels que celui des Trois Chastetés, les dialogues de la Courtisane et de l'Usure, etc., etc. Satire de la pédanterie des grammairiens qui dédaignent la langue vulgaire.—Vois-tu, Justin, les pédans craignent toujours qu'on leur ôte le masque du visage et qu'on les empêche d'amuser le monde avec des vessies pleines de pois sonnans. Mais leur temps est passé. On va montrer incessamment leur bec jaune. Il faut toutefois excepter de l'anathème les savans, tels que Constantin Lascaris, lequel avait la bonne foi d'avouer, sur la place de Florence, que le Décaméron de Jean Boccace valait bien les meilleurs écrits des premiers poètes grecs. Eloge de la langue toscane. Défense du Dante contre ceux qui lui reprochent de la dureté. Ce grand esprit a plus fait en créant le toscan que Pétrarque en le polissant.
CINQUIÈME DISCOURS.
On entend sonner la cloche de Sainte-Croix. Justin en a les oreilles étourdies.—C'est un mauvais voisinage qu'une moinerie, dit-il; outre que son ombre est dangereuse aux gens mariés, faisant engrosser les femmes. Ces bons pères nous réveillent à minuit pour sonner les matines, et n'en dorment que mieux, vu leur maxime que matines bien sonnées sont à demi dites. Ce trait lancé en passant, le dialogue recommence. L'ame de Justin l'exhorte à se contenter de sa condition par la vue des désirs insatiables des grands et des riches du monde. Ce propos conduit l'ame à déclarer que tous les hommes ont leur grain de folie en tête. La conversation retombe ensuite sur les langues, sur la manière dont elles se forment, se polissent et se répandent. Les langues s'engendrent les unes des autres. C'est pourquoi ceux qui aiment leur pays doivent s'étudier à prendre, dans les langues mortes, ce qu'elles ont de meilleur pour l'appliquer à leur langue maternelle, au lieu de s'évertuer à parler ces langues mortes, chose qu'ils font toujours fort mal. Eloge des traductions. Par leur moyen, les saintes Ecritures seraient mieux connues, et les préceptes de la religion mieux pratiqués. On devrait prier Dieu en langue vulgaire. S'il n'en a pas été ainsi dans l'origine, c'est qu'il n'y avait, hors du grec et du latin, qu'une confusion de langages barbares, et non une langue polie dans l'Europe moderne quand le christianisme y pénétra. Aujourd'hui que cette nécessité du latin n'est plus que dans l'esprit avare, inquiet, charlatan et envieux des moines qui veulent débiter l'Evangile comme une marchandise à eux seuls appartenant, on en devrait finir avec cette coutume. Les avocats, les juges ont imité les prêtres, et tenu, à l'aide d'un mauvais latin, les lois sous le boisseau. Il est temps de lever ce couvercle. Mais, mon ame, que diront les puissans? Ne vont-ils pas nous excommunier?—Justin, ce n'est plus l'heure des foudres sacerdotales, mon ami. Respectons les bons prêtres; mais ne craignons plus de blâmer les mauvais, de nous éclairer et de proclamer la vérité en toutes choses.
SIXIÈME DISCOURS.
L'ame de Justin se réveille après une nuit passée dans la contemplation; nuit délicieuse, qu'elle doit à ce que Justin a vécu sobrement, et peu soupé la veille. Justin l'aborde dans cet état, reçoit d'elle des félicitations sur sa tempérance; et, tout fier d'avoir procuré de si bons momens à sa compagne, lui demande comment il a pu exercer cette influence heureuse sur une substance immatérielle. L'ame avertit Justin que ce sont là de grands mystères, expliqués autant de fois diversement qu'il s'est présenté de philosophes interprétateurs, et que le plus court est de se soumettre humblement à la foi chrétienne, source des vraies vertus et du vrai bonheur en cette vie comme en l'autre. Toutefois, elle consent à instruire son curieux des systèmes différens que la science humaine a risqués sur cette matière. On les peut, dit-elle, ranger en deux principales divisions, représentées, l'une par la secte de Platon, dite des académiciens, qui tenait l'ame pour éternelle, participant de l'essence divine, et infusée dans le corps humain, en vertu de la toute-puissance et de l'infinie bonté du Dieu très grand; l'autre, par la secte d'Aristote, dite des péripatéticiens, qui croyaient l'ame formée en même temps que le corps; d'où quelques uns des siens prétendent qu'il la fait matérielle et mortelle, et quelques autres ne laissent pas de la juger immortelle, selon leur patron; tous pouvant également soutenir leur thèse, attendu qu'Aristote ne s'est guère expliqué là dessus, frappant tantôt sur le cerceau, tantôt sur le muid. A vrai dire, Aristote, sur ce point, rappelle celui-là, qu'une certaine femme consultait pour savoir si elle se devait marier, et qui répondait: Mariez-vous, ne vous mariez pas, selon que la femme lui présentait les avantages ou les inconvéniens du mariage; en sorte que l'on doit conjecturer que ce philosophe n'avait point d'idée assurée de la nature de l'ame, et que, s'il n'osait avouer son doute à cet égard, c'est que l'orgueil le retenait, comme cela s'est vu des philosophes de tous les temps, témoin messieurs les théologiens scolastiques, lesquels, oubliant que les dogmes chrétiens sont chose de foi non soumises aux règles naturelles de la raison, s'avisent tous les jours de les vouloir prouver par belles propositions et beaux argumens subtils; aussi sont-ils maintenant à l'encan pour du papier blanc, grâce aux luthériens: mais revenons à Platon. De ce que l'ame, selon lui, était éternelle et d'essence divine, il en inférait qu'elle avait en elle la parfaite lumière, et que les erreurs où le corps la faisait tomber se dissipant par la réflexion et par la mort, elle retournait à son premier état parfait, n'apprenant ainsi rien de nouveau, et ne faisant du tout que se ressouvenir: doctrine si belle et si ingénieuse, qu'elle a été cause que saint Augustin a trébuché, et qu'Origène a failli.—A ce compte, mon ame, ils ont damné Origène aussi bien que notre Mathieu Paulmier?—Sans doute, Justin; mais Dieu n'aura pas pris garde à leur jugement, parce qu'il ne damne pas les gens pour des erreurs d'un esprit de bonne foi, mais seulement pour des vices du cœur. Or, parlons maintenant d'Aristote. Comme il faisait naître l'ame quand et quand le corps, il disait qu'elle ne pouvait rien opérer sans lui, si ce n'est comprendre certaines propositions évidentes, et, pour ainsi parler, palpables, telles que celle-ci: Qu'une chose ne peut à la fois être et n'être pas, etc.; et cette faculté de compréhension élémentaire, il l'attribuait à un je ne sais quoi, qu'il nommait l'intellect agent, appelé par notre poète Dante premières notices. A présent, Justin, choisis de Platon ou d'Aristote.—Mon ame, c'est à toi de me guider là dessus.—Eh bien, je te conseille de soumettre ta raison et de suivre simplement la foi chrétienne, comme ont fait les apôtres.—Mais, mon ame, je ne saurais soumettre ma raison à ce que je ne comprends pas.—Sois humble, te dis-je, ver de terre, et Dieu saura bien se faire entendre.—Ainsi ferai-je.—Et tu feras bien. Demain nous en reparlerons.
SEPTIÈME DISCOURS.
Justin, qui vient de dormir tout d'une traite paisiblement, s'étonne que le jour soit déjà venu, et fait ses réflexions sur la fuite du temps. Son ame arrive sur ces entrefaites: il la prie de lui enseigner les moyens de ralentir un peu la course du temps, afin de prolonger sa vie. L'ame se prête de bonne grâce à la proposition, toute immatérielle et immortelle qu'elle est, et donne à Justin des préceptes hygiéniques fort sages. Vivre en bon air, loger au midi, manger de moins en moins à mesure qu'on vieillit, prendre des alimens chauds pour réparer la dissipation de la chaleur naturelle, et humides pour combattre le dessèchement des fluides. Les substances douces et sucrées conviennent pour cet objet; le myrobolan est surtout merveilleux. Du reste, faire de l'exercice, vivre sans souci, désir ardent, ni colère, de temps en temps humer un œuf frais, et tremper une mie de pain dans un verre de bon vin; enfin renoncer à Vénus. Voilà pour les moyens matériels. Il en est de spirituels, tout aussi efficaces pour adoucir les derniers instans que nous passons sur la terre, savoir: l'égalité d'ame, la pratique de la vertu, l'affabilité avec ceux qui nous approchent, mais surtout la piété, la croyance d'une vie meilleure, et un vif amour de Dieu.—Ah! mon ame, que tes paroles sont consolantes! Je me sens tout changé.—Justin, c'est ce que je désire.
HUITIÈME DISCOURS.
Justin paraît soucieux: son ame en demande la cause.—Mon ame, c'est le monde et la fortune; c'est l'envie qui poursuit les gens de bien. Depuis que je suis honnête homme, chacun me tombe sur les épaules; il me faudra changer de quartier.—Justin, prends garde de ne pas confondre deux choses fort distinctes, l'envie et la haine. Si tu excites l'envie, c'est que tu es heureux; alors ne te plains pas: si tu excites la haine, c'est qu'il y a de ta faute; en ce cas, corrige-toi.—Mais de quoi?—Ah! je t'y prends; il te faut premièrement corriger de la bonne opinion que tu as de toi-même, et qui t'est commune avec presque tous les vieillards. Rien de si propre à t'attirer la haine des voisins, et c'est la véritable cause de tes soucis; mais n'en prends pas de chaudes alarmes. Les ennemis ont leur utilité comme les amis pour qui sait s'en servir: il est bon d'avoir des uns et des autres afin que d'où la honte ne te saurait retirer, la crainte t'en recule. Suivent d'autres réflexions excellentes sur l'utilité des ennemis.
NEUVIÈME DISCOURS.
Justin paraît encore soucieux, et c'est des infirmités de la vieillesse qu'il se plaint cette fois. Il a mal dormi; ses membres sont endolorés; la tête lui pèse. Son ame le semonce vigoureusement. Justin, Justin, as-tu si mal profité de mes conseils que de te roidir contre la nécessité? Tu as mal dormi: eh bien! le sommeil, qui nous empêche de penser, est-il donc si précieux? Longue et fastidieuse dissertation contre le sommeil. Autre dissertation subtile sur le temps et sa mesure. Le Dante cité à cette occasion: Les Italiens voient toute chose dans le Dante.
DIXIÈME DISCOURS.
Apologie de la vieillesse.—Que lui reproche-t-on? 1o qu'elle rend inhabile aux affaires; 2o qu'elle amène les infirmités; 3o qu'elle prive des plaisirs; 4o qu'elle touche à la mort. Mais, d'abord, la plupart des affaires se réglant par le conseil plutôt que par la force, et le conseil gouvernant même souvent la force, il suit que l'âge de l'expérience et du conseil ne rend incapables d'affaires que ceux qui l'étaient dans la jeunesse encore davantage. A l'égard des infirmités, tous les âges ont les leurs, et celles de la vieillesse sont de toutes les moins douloureuses, à cause du ralentissement du sang et de la moindre irritabilité des nerfs. Quant aux plaisirs, ceux de la jeunesse, plus nombreux et plus vifs que ceux de l'âge avancé, n'excluent pourtant pas ces derniers, et leur cèdent même le pas, en ce qu'ils sont moins favorables à la morale et à la raison. N'est-ce pas un grand et noble plaisir que celui d'être respecté justement? Enfin vient le point capital, la mort; mais la mort touche à tous les âges, et la durée, qui a nécessairement son terme, est un trésor de petite valeur. Cent ans et vingt ans sont, à parler philosophiquement, des quantités égales. L'infini seul, étant sans mesure, est un bien quand on l'applique à la durée. C'est donc l'éternité seulement qui doit nous émouvoir, et qu'il faut mériter, en ayant toujours Dieu pour principe et pour fin.
Tel est sommairement ce livre que non seulement on peut, mais qu'on doit lire encore aujourd'hui, et dont certains biographes de Gello, qui, sans doute, ne l'avaient pas lu, tout en le jugeant (ainsi qu'il arrive communément aux biographes, tant ils sont pressés), n'ont pas craint de dire qu'il fut censuré comme contraire à la morale et à la pudeur, tandis qu'il ne le fut et ne le pouvait être que comme contraire aux impudiques et aux charlatans. Nous dirons, en finissant, que la traduction française est d'un très bon style, plus coulant et plus correct même que la prose d'Amyot et que celle de Montaigne, sans toutefois reproduire les graces naïves de l'une, ni la force, la vivacité, la chaleur pittoresque de l'autre.
CŒLII SECUNDI CURIONIS
RELIGIONIS CHRISTIANÆ INSTITUTIO
ET BREVIS ET DILUCIDA
Ita tamen ut nihil quod ad salutem necessarium sit, requiri posse videatur. Accessit epistola quædam ejusdem, de pueris sancte chistianeque educandis: ut non modo filii sed etiam parentes formam pietatis habeant, quam sequantur. (1 vol. in-12 de 95 pages.)
(1549)
Curion, l'auteur de ce petit traité, ne fut pas toujours aussi grave. C'est à lui qu'on attribue principalement le recueil des satires contre l'Eglise romaine, si rare et si recherché, intitulé: Pasquillorum tomi duo; mélange de vers et de prose auquel l'éditeur de Basle ajouta le Pasquillus extaticus et le Pasquillus theologaster du même écrivain. Sallengre, au tome II de ses Mémoires de littérature, a donné une très piquante analyse de ces satires ingénieuses et amères qui nous dispense d'en parler davantage. Curion, né Piémontais, en 1503, embrassa la réforme avec fureur, souffrit pour elle des persécutions auxquelles il n'échappa que par miracle, et mourut tranquillement à Basle, en 1569, professeur de belles-lettres. Son Institution chrétienne, précédée d'une dédicace en forme de préface à ses fils Horace, Léon et Augustin, présente d'abord un dialogue entre un père et son fils sur les matières relatives au salut, dont la morale est évangélique, le style pur, mais où le dogme est fort simplifié, principalement sur le chapitre de la Communion qu'il appelle la Cène et qu'il signale, avec Luther, comme une figure du dernier repas de Jésus-Christ. Suit une lettre, également en bon latin, adressée à Fulvius Peregrinus Moratus, nouvellement marié à une vertueuse femme, touchant la manière d'élever pieusement et chrétiennement les enfans; cette lettre contient d'excellens conseils et respire plus d'onction qu'on n'en trouve communément dans les écrits des théologiens réformés, dont l'éloquence n'est guère que colère et ironie. «Quelque riche que vous soyez, y est-il dit, forcez vos enfans d'apprendre quelque industrie honnête, pour comprimer l'inconstance et la dissipation de cet âge.» «Quamobrem tametsi dives sis, honestam aliquam artem illos jubebis discere; sic enim ætas illa alioqui vaga et inconstans, continebitur.» Remarquons le chapitre 5 de l'Evangile selon saint Mathieu, sur les béatitudes, où le prédicant rappelle l'homme à la contemplation de ses mœurs par l'idée de la brièveté de la vie; le chapitre 22 du 5e livre des Institutions divines de Lactance, pour expliquer comment Dieu permet les épreuves des bons sur la terre et les prospérités des méchans. Le traité se termine par une suite de prières pour le matin, le soir, les études, les repas, les leçons et la lecture; prières courtes, mais solides. La traduction française, imprimée en 1561, in-12, est faite sur un texte italien du livre original. Le dialogue s'y représente en paraphrase froide et sans couleur; la présence réelle est encore plus vivement attaquée dans ce petit volume. On y invoque le témoignage des anciens docteurs, celui de saint Augustin contre Adamantinus, disciple de Manichée, épître 12; celui de saint Chrysostôme sur le psaume 22; celui de saint Ambroise, chapitre 22 de sa première épître; enfin celui de Chrysostôme de nouveau, dans l'homélie 83, chapitre 27. Suivent plusieurs courtes dissertations, visiblement calvinistes, par rapport aux images, au culte des saints, au purgatoire, à la confession auriculaire, à la libre lecture des livres sacrés, au jeûne, au pouvoir de lier et de délier; par où l'on voit que cette nouvelle institution chrétienne est autre chose que la première, laquelle nous semble bien préférable, à ne juger même que la forme; mais toutes deux sont hétérodoxes.
LA CIRCÉ
DE M. GIOVAN BAPTISTA GELLO,
ACADEMICIEN FLORENTIN.
Nouuellement mise en françoys par le seigneur du Parc, Champenois (Denys Sauvage). A Lyon, chez Guillaume Rouillé, à l'Escu de Venise, avec privilége du roy. (1 vol. in-8 de 309 pages.)
(1550.)
Quand on a lu les dialogues du tonnelier Justin par Gello, on ne s'étonne pas du mérite de sa Circé. Ce dernier ouvrage eut autrefois un grand cours. La traduction qu'en fit, sous un faux nom, Denys Sauvage, l'éditeur de Froissard et de Monstrelet, fut réimprimée très joliment en 1572, in-16, pour Charles Macé, à la Pyramide, à Paris. La dédicace de la traduction est adressée à la reine-mère (Catherine de Médicis), très noble et vertueuse dame, par le libraire Guillaume Rouillé. Denys Sauvage écrit ensuite aux lecteurs pour s'excuser de l'introduction de nouveaux termes que, vu la pauvreté de la langue française dans les matières philosophiques, il a été obligé d'employer pour se faire comprendre. C'est là un début très sage et fait pour donner une idée favorable du faux seigneur du Parc, Champenois. Un bref argument, qui suit cette épître, nous apprend ce que nous devinions déjà, c'est à dire que le sujet est tiré de l'épisode d'Ulysse et de ses compagnons métamorphosés par Circé, l'une des meilleures fictions de l'Odyssée, dont notre La Fontaine a fait, depuis, une de ses meilleures fables. Après l'argument commencent les dialogues. Il y en a dix. Le premier a, pour interlocuteurs, Circé, Ulysse, une huître et une taupe. On voit qu'Ulysse attaquait cette fois la place de front. Circé lui prédit qu'il échouera. Toutefois, pour le laisser plus libre d'user de son éloquence, elle se retire à l'écart. L'huître est d'abord interrogée et prêchée. C'était jadis un pauvre pêcheur d'Ithaque. Ulysse ne gagne rien, auprès de l'huître pêcheur, à étaler les avantages que l'homme a sur la bête, la prééminence de l'intelligence humaine, la noblesse d'une race animale qui semble l'idole chérie de la nature. L'huître ne convient pas de cette prédilection de la nature pour l'homme qu'elle a condamné à tant de travaux et de souffrances pour assurer sa nourriture et son vêtement; tandis que les autres animaux trouvent sans peine le nécessaire. Intelligence, noblesse, vaines paroles qui n'expriment, après tout, que des qualités relatives! L'animal pourvu de l'intelligence qui lui convient est égal à l'homme en intelligence.—Reste donc homme si cela te plaît ainsi, Ulysse! huître je suis devenue, grâce à Circé, huître je resterai. La taupe, à son tour, écoute froidement les propositions du roi d'Ithaque. Elle fut laboureur en son temps. Ulysse espère un peu mieux d'un laboureur que d'un pêcheur. Il se trompe encore cette fois, et perd son grec à remontrer à la taupe combien il est avantageux d'y voir clair. La taupe philosophe sur l'usage des sens comme a fait l'huître, ne voulant considérer les qualités naturelles que par rapport à la fin de l'être qui en est doué.—Je n'y vois goutte, dit-elle; mais je n'ai que faire d'y voir. J'entends merveilleusement bien parce qu'il m'importe d'entendre; j'ai donc tous mes sens. Adieu, Ulysse! si vous aimez si fort la lumière, que ne demandez-vous à devenir étoile? Ainsi finit le premier dialogue.
Au second, Ulysse entreprend une couleuvre, dont il compte avoir meilleur marché, d'autant que cette bête est le symbole de la prudence, et que d'ailleurs l'individu fut un des grands médecins de la Grèce, sous le nom d'Agésimos de Lesbos. Mais il se trompe encore. Le médecin couleuvre est si satisfait de posséder une santé inaltérable et d'échapper, par la justesse, par la modération et la certitude de son instinct, aux maladies de l'homme et aux remèdes pour le moins chanceux de la médecine, qu'il résiste à tous les argumens d'Ulysse, lesquels, à la vérité, ne s'élèvent pas au dessus de ceux qu'il a déjà fait valoir. Mais si le roi prêcheur manque son but ici, Gello atteint le sien, en faisant, à propos de la médecine et des maladies humaines, une satire très fine de nos passions et de nos préjugés, qui nous rendent, les unes, intempérans et immodérés, les autres craintifs et crédules.
Un lièvre qui, étant Grec, a fait toute sorte de métiers, et paraît avoir acquis de l'expérience, succède à la couleuvre dans un troisième dialogue. Ulysse lui fait son message convenu. Même refus, fondé sur la misérable condition de l'homme, soit qu'il commande, soit qu'il obéisse, prince ou sujet. Tableau des inquiétudes et des ennuis des princes, des maux qui suivent l'opulence chez les simples particuliers par l'envie qu'ils excitent et la satiété qui les dégoûte. Tableau plus triste encore des tourmens de la pauvreté. Ulysse oppose en vain l'exemple des sages. Le lièvre doute de leur sagesse et n'y voit que de l'orgueil. Il se met à raconter sa vie aventureuse. D'abord disciple des écoles, puis possesseur d'une belle fortune, puis dupe des gens d'affaires et des avocats, puis esclave doré des princes, puis voyageur, partout il a plus souffert qu'il ne souffre étant lièvre. Ulysse essaie de répondre, mais il faut convenir qu'il s'avance trop, se laissant emporter jusqu'à louer les plaisirs du jeu, que l'homme seul peut goûter, ce qui donne occasion au lièvre de dire cette sage parole: «Le jeu nourrit l'homme après l'avoir d'abord ruiné, comme le lierre soutient le mur auquel il s'attache, après en avoir miné les fondemens.»
Au quatrième dialogue, un chevreau, jadis homme de sens, et, en cette qualité, habitué à généraliser ses idées, rejette les offres d'Ulysse, parce qu'il a reconnu que les bêtes étaient du moins exemptes de quatre grandes sources de maux qui corrompent la félicité humaine, savoir: 1o le peu d'assurance dans la possession des biens présens, provenant de la connaissance de l'instabilité de la fortune; 2o le souci de l'avenir sans cesse envenimé par la vue de la mort possible de soi ou des siens; 3o la défiance des êtres de son espèce, fruit de la fatale distinction du tien et du mien; 4o la servitude résultant de la tyrannie et de la multiplicité des lois. Ulysse ne paraît pas sortir vainqueur encore de cette lutte; mais Gello, qui fait évidemment le chevreau, déploie ici, comme précédemment, une philosophie critique, très ingénieuse.
Voyons, maintenant, dans le cinquième dialogue, Ulysse aux prises avec la biche. Cette biche fut autrefois une femme; circonstance qui permet d'attendre des sentimens délicats; mais point: la biche aussi veut demeurer telle; et la raison? c'est que les hommes traitent les femmes en esclaves et non en compagnes, contrairement au vœu de la nature et à l'instinct plus équitable des animaux. Exposé du profit que la femme porte à la famille et du peu de récompense qu'elle en retire. Défense de la raison des femmes; excuse de leur fragilité. Ulysse a beau faire le courtois, il ne gagne rien sur la biche.
Le lion repousse également Ulysse, dans le sixième dialogue, et par un motif digne de sa nature majestueuse, par la considération des maladies de l'esprit humain, telles que l'ambition, l'envie, l'avarice, la fraude. Ce mot de fraude choque un peu le trompeur de Philoctète qui veut à toute force nommer la fraude prudence. Le lion s'excuse de la personnalité, puis, continuant son thème, réclame, pour son espèce, les honneurs du courage qu'Ulysse lui dénie, d'autant que le courage des lions n'est pas l'effet de la raison, mais celui d'une bestiale fureur. L'avantage passe ici du côté d'Ulysse; toutefois la conclusion du lion n'est pas moins un refus clair et net de redevenir homme.
Le cheval qui, dans son temps, dut être un honnête garçon, n'est pourtant pas plus accommodant, au septième dialogue, et se détermine par deux motifs tout moraux: le premier, qu'il n'a pas cette crainte qui détourne les hommes de leurs devoirs; le second qu'il est exempt des appétits désordonnés. «Ne sommes-nous pas plus patiens que vous? dit-il, ne sommes-nous pas plus sobres?» Ulysse concède au cheval ces deux mérites; mais il nie la conclusion que la patience et la tempérance des bêtes soient des vertus; car toute vertu provient exclusivement d'une habitude élective, laquelle suppose nécessairement la liberté.—«Eh! qu'importe que nous agissions librement ou par instinct, si l'action, chez nous, est mieux assurée?»—Cela importe beaucoup, puisque c'est la liberté d'agir ou de ne pas agir qui constitue le mérite de l'action.—Tu parles d'or, mais je suis plus heureux et je prétends demeurer cheval.—Sois donc cheval! mais ne fais plus le vertueux, cela sied mal à une bête.
Huitième dialogue.—Le chien (Cléanthos) vient, de lui-même, caresser Ulysse et lui parler. Voilà qui donne au roi philosophe de belles espérances, hélas! trop vaines. Le chien aussi tient à sa métamorphose, et son argumentation est spécieuse. «Tu prétends, Ulysse, dit-il, que nos vertus sont méprisables, n'étant le résultat ni du choix ni de la volonté. Mais que préfères-tu de la stérile et monstrueuse Ithaque où rien ne vient qu'à force de bras, ou de la fertile terre des cyclopes qui prodigue, sans culture, les fruits les plus délicieux?»—Et quels fruits si délicieux produit donc la terre cyclopéenne?—La prudence. Ici, dénombrement des traits merveilleux de la prudence des animaux. Ce dénombrement fini, Ulysse prend sa revanche d'une façon digne de lui. La prudence des animaux, qui agit mécaniquement, et pour un but unique, toujours le même, par des moyens uniformes, jamais perfectionnés, n'est pas proprement prudence, c'est art. La prudence de l'homme seule est vertu, parce qu'elle remonte aux principes universels avec le secours de l'intellect. Elle suppose la mémoire, non pas cette mémoire purement imaginative qu'on voit aux bêtes, mais celle qui ajoute à l'image, la distinction du temps et des circonstances, laquelle est l'apanage de l'homme. Ulysse Gello ajoute à cela un détail des opérations de l'entendement qui a le défaut de tous les systèmes de métaphysique à priori, qu'on peut toujours multiplier et aussi combattre. Tenons-nous à sa métaphysique d'analyse qui est très juste et ferme la bouche du chien sans changer sa résolution.
Neuvième dialogue.—Tant de refus successifs font réfléchir Ulysse sur l'admirable prévoyance de la nature qui donne à tous les êtres animés un sentiment de contentement de soi nécessaire à leur conservation. Ces réflexions sont interrompues par l'arrivée d'un veau. Le veau fait tête à Ulysse sur le chapitre de la justice qu'il définit très bien, en la nommant la réunion de toutes les vertus et la mesure suprême entre les inclinations diverses. Cette définition de la justice autorise le veau à en donner les honneurs aux bêtes plutôt qu'à l'homme, puisqu'on ne voit point chez elles, comme chez nous, de perpétuels et innombrables conflits entre les êtres d'une même espèce. Ulysse réplique très bien qu'il ne faut pas juger de la justice humaine par les injustices de l'homme, mais bien par les devoirs qu'elle lui impose et qu'il ne tient qu'à lui de remplir: n'y eût-il qu'un seul juste sur la terre, par cela seul qu'il reconnaîtrait des devoirs et non pas seulement des besoins, l'homme serait autant au dessus des animaux sans devoirs que l'être est différent du néant. Sur ce, le veau s'éloigne sans rien répondre, et nous le concevons.
Enfin, pour dernier effort, Ulysse s'adresse à l'éléphant, ex-philosophe grec, du nom d'Aglaphémos. «Je me réjouis fort, lui dit-il, de rencontrer un animal qui ait été sage entre les Grecs. Jusqu'ici je n'ai vu que des pêcheurs, des laboureurs, des médecins, des légistes, des courtisans, toutes gens plus attachés au plaisir qu'à la contemplation de la vérité. Je serai sans doute plus heureux avec toi.» L'éléphant se montre, en effet, plus docile; mais il demande qu'on l'attaque par le raisonnement avant de se résoudre. C'est ce que va faire Ulysse. Suivons le dialogue.—N'est-il pas vrai, cher éléphant, que vous autres bêtes n'avez d'idées que par les sens?—Oui, et l'homme non plus.—Tu te trompes. Les sens de l'homme lui donnent ses premières idées; mais ensuite il a des idées sans leur secours.—Lesquelles?—Celles qui rectifient l'erreur de ses sensations; celles qui lui révèlent, par exemple, en dépit du témoignage des yeux, que le soleil est plus grand qu'un fromage, qu'il tourne autour de la terre (ici l'on s'aperçoit que Gello ne savait pas autant d'astronomie que Galilée, mais cela ne nuit pas à sa thèse); celles, en un mot, qui, séparant l'objet de sa forme, le lui font considérer abstractivement comme espèce, comme genre, comme nombre, etc., etc.; et surtout celles qui lui donnent les notions de l'immatérialité de l'essence divine, du vice et de la vertu.—Tu te moques, Ulysse! nous avons aussi des connaissances distinctes des sensations. Quelle sensation immédiate enseigne à l'oiseau qu'un tel brin d'herbe convient mieux à son nid que tel autre?—D'accord; mais ces connaissances sont limitées à un petit nombre de rapports d'utilité, de nuisance, de triste, de délectable, au lieu que, chez l'homme, elles s'élèvent jusqu'à Dieu même, du milieu d'une foule de relations toutes plus complexes les unes que les autres, et que l'expression ne peut rendre. L'œil de la bête voit; tandis que l'œil de l'homme voit qu'il voit. Il fait plus, il remonte à la source de toute lumière.—«O merveille! s'écrie alors l'éléphant redevenu soudainement Aglaphémos; ô dignité de l'homme! tenez-vous quoyes, forêts! et vous, vents, apaisez-vous pendant que je vais chanter du premier moteur de l'univers. Je chante de la première cause de toutes les choses, tant corruptibles qu'incorruptibles; de celle-là qui a balancé la terre au milieu des cieux; de celle-là qui a espanché les doulces eaues par dessus pour la vie des mortels; de celle-là qui a donné à l'homme l'intellect, afin qu'il la cognoisse, et la voulonté, afin qu'il la puisse aimer! ô mes puissances! louez-la comme moi!.... ô dons de mon ame! chantez avec moi! etc., etc.»
Cette hymne d'Aglaphémos couronne l'entreprise d'Ulysse et sert de conclusion à ce beau livre, aujourd'hui oublié de la plupart des Italiens eux-mêmes, livre d'un artisan qui ne quitta jamais sa profession modeste. Gello fut toute sa vie cordonnier, et rien de plus, car nous dédaignons de rappeler qu'il fut élu membre de l'Académie florentine des humides; ce ne sont pas là ses titres; ses titres sont d'avoir porté, dans la métaphysique, la clarté d'un grand sens, le sentiment de la morale et le charme de l'imagination.
L'HISTOIRE MÉMORABLE
DES EXPÉDITIONS FAICTES DEPUIS LE DÉLUGE
Par les Gaulois ou Françoys, depuis la Frāce iusques en Asie, ou Thrace, et en l'orientale partie de l'Europe, et des commodités ou incommodités des divers chemins pour y parvenir et retourner. Le tout en brief ou épitome, pour monstrer avec quelz moyens l'empire des infidèles peult et doibt par eulx estre deffaict. A la fin est l'Apologie de la Gaule contre les malévoles escrivains qui d'icelle ont mal ou négligemment escript, et en après les très anciens Droictz du peuple gallique et de ses princes, par Guillaume Postel. A Paris, chez Sebastien Nivelle, en la rue Saint-Jacques, à l'enseigne des Cicongnes. 1 vol. in-16 de 97 feuillets. (Très rare.)
(1552.)
La vie aventureuse de Guillaume Postel, qui, né dans une pauvre chaumière de Normandie en 1510, vint, aprés mille vicissitudes, à remplir l'Europe de son nom, et s'attira tant d'écoliers dans le collége des Lombards, à Paris, où il professait les langues orientales, qu'il était obligé de rassembler son auditoire dans la cour et de lui parler par la fenêtre; ses voyages en Orient, qui lui avaient rendu familiers les principaux idiomes de l'Asie; la fécondité de son esprit rêveur, source d'une quantité d'écrits dont une trentaine est encore aujourd'hui recherchée à tout prix des curieux; ses amours mystiques avec cette vieille fille vénitienne qu'il crut appelée à régénérer le monde féminin comme Jésus-Christ avait régénéré le monde viril, et dont il fit l'héroïne de son fameux livre de la Mère Jeanne; en un mot, toute cette bizarre destinée d'un homme qui s'intitulait le philosophe de Charles IX justifie le soin que l'on prend d'analyser ses ouvrages. Cependant, comme il serait fastidieux pour le lecteur de ces extraits d'être promené long-temps dans un labyrinthe à peine éclairé de quelques rayons de lumière, nous nous contenterons d'examiner brièvement celui des livres de Postel qui intéresse notre gloire nationale. Postel avait pour la Gaule un respect religieux: il la croyait destinée à partager temporellement l'empire du monde avec le pape, premier chef suprême au spirituel; idée qui, tout en le signalant comme un excellent citoyen, rappelle aussi qu'il avait été jésuite. Il dédia son panégyrique des Gaulois à monseigneur Bertrandi, chancelier de France, ou, pour parler comme lui, chancelier de la Gaule, clef et nerf de la justice gallique dans l'année 1552; non qu'il prétende instruire un si docte personnage des matières de droit qui se peuvent posséder par science humaine, le seigneur cardinal étant, sous ce rapport, au dessus de quiconque fut; mais pour lui révéler ce que Dieu a fait connaître à son inspiré, et que nul autre que l'inspiré ne peut savoir, des droits divins du royaume dont les enfans sont fils de Gomer, fils de Japhet, fils de Noé. Par droit divin donc, la Gaule doit bien mieux que l'ancienne Rome étendre son sceptre sur toute la terre. Il faut que les capitaines françoys et leurs soudars, dont l'esprit, la vivacité, la vaillance sont connus, marchant sur les traces de leurs glorieux ancêtres, se ruent de nouveau, à sa voix, contre les Orientaux, comme il arriva, avant Jésus-Christ, dans les trois expéditions des Cimbres, et depuis, au temps de Pierre l'Ermite, et autres contre les infidèles turcs. Il va leur montrer le chemin, ayant voyagé en tout sens dans ces contrées lointaines. Suit un long récit des trois grandes incursions des Gaulois dans la Cimmérique, voisine de la Scythie, dans la Galatie et en Italie, où l'on voit relevées la valeur, la piété, la sincérité des Gaulois. Vient ensuite la réfutation des auteurs anciens et modernes qui ont mal parlé de nos pères. Postel entreprend d'abord, en dépit de Juste Lipse, notre historiographe Paul Émile de Vérone et ses sequaces, pour n'avoir fait remonter l'origine de l'empire français (et ce malicieusement) qu'à Pharamond; puis il blâme, avec plus de ménagement, et beaucoup trop à notre avis, M. de Langey d'avoir révoqué en doute, dans son Traité de l'art militaire, la vie héroïque et la mission sacrée de la Pucelle d'Orléans. Notre Jeanne d'Arc a du malheur. Mérula et Paradin ont leur tour de reproches, pour avoir, l'un, célébré les insubres de Lombardie sans ajouter qu'ils étaient originaires d'Autun et partant galliques; l'autre, omis de rapporter que le souverain sénat de Gaule fut en la cité des Parisiens, long-temps avant qu'il fût question d'Autun et même de Bourges, plus antique et plus illustre ville qu'Autun.
L'historien Carion qui, pour plaire à Charles-Quint, avança que Charlemagne était Allemand et fonda un empire allemand, n'a pas plus de faveur auprès de Postel, lequel ne veut voir, dans Charlemagne, que le prince des Celtes ou Gaulois; car c'est chez lui un parti pris, l'empire du monde a été donné par Dieu même aux habitans de l'heureuse terre inscrite entre la mer, les Pyrénées, les Alpes et le Rhin. Aussi porte-t-il aux nues l'historien Bérose qui fait descendre les Gaulois de Gomer, et n'y a, dit-il, que deux sortes de gents (si gents et non plustost cruelles bestes les doibs nommer) capables de se moquer d'un tel auteur, les ungs à qui pue tout ce qui tient de Dieu, les autres à qui leur faveur pour les germaniques Césars fait oublier l'honneur de la gent gallique. Qu'importe à Postel que Nauclerus, historien germanique, ait dit, d'après les Décrétales d'Isidore, que les papes translatèrent la souveraineté gauloise aux Allemands dans la personne de Charlemagne? il répond 1o que les Décrétales sont fausses (en quoi il a raison) et forgées deux cents ans plus tard par les papes pour effacer la trace du droit concédé par Léon III aux empereurs de confirmer les pontifes de Rome dans leur élection; 2o que Charlemagne, tout Allemand qu'il était, ne fut que le chef de la nation celte ou gallique.
Ici nous renvoyons le panégyrique des Gaules à M. Thierry qui est de force, et nous semble décidé à soutenir Nauclerus contre lui.
D'après ce système, Postel est, du reste, conséquent à lui-même, lorsqu'il revendique, au nom des rois de France, le droit de confirmer l'élection des papes que Léon VIII transféra à l'empereur Othon; car si ce droit appartenait au siége de la souveraineté, et non à la personne du souverain, comme le siége de la souveraineté de Charlemagne était la Gaule et non l'Allemagne, encore que cet empereur fût Allemand, Léon VIII devait suivre ce droit en France et non l'aller porter en Allemagne, et l'y planter derechef au détriment de la divine monarchie des Gaules. Pareil reproche doit être fait (toujours selon l'inspiré) au pape Grégoire le Quint, pour avoir transféré à des électeurs allemands le droit de nommer les empereurs, le tout parce qu'il était cousin de l'empereur Othon III et qu'il lui devait la papauté. S'il voulait des électeurs d'empire, n'avait-il pas les douze pairs de France sous sa main? et si le pape Grégoire le Quint, venant à ressusciter, s'avisait de dire que la dignité du monarque Françoys était déchue depuis l'usurpation de Hugues Capet, Postel lui répondrait: «O Domine, Pater sancte! L'autorité de Jésus-Christ ne vous est-elle pas donnée pour secourir aux affligés? Vous n'aviez qu'à excommunier Hugues Capet et ses descendans et vous adresser aux douze pairs de France, pour qu'ils se choisissent un empereur, sans mettre, à cause de la faute d'un seul, la monarchie gallique au dessous de la germanique, d'autant que c'est la France qui a fait les papes ce qu'ils sont, etc., etc.» Au surplus, comme le remarque notre panégyriste, c'est le tort des Français de négliger leurs droits. La Gaule aurait dû se plaindre et demander raison du tort à elle fait; mais tant s'en faut qu'elle se pût plaindre qu'elle ne savait pas même escrire. Il a fallu que, par Providence divine, l'imprimerie parût pour la venger. Armé de l'imprimerie, Postel se charge de la vengeance et finit son Traité par un exposé des droits de la Gaule. Cette seconde partie manque souvent aux exemplaires du livre, il convient de le remarquer avec M. Brunet. En voici l'extrait abrégé.
Les Gaulois sont les premiers peuples du monde connus depuis le déluge. Cela se voit par histoires puniques tirées des Phéniciennes. Le nom même de Galli ou Gal, qui fut donné par Noé aux enfans de Gomer, et signifie échappé des eaux ou Fluctuaire, prouve l'antiquité suprême des Gaulois. Cette marque insigne de la faveur et prédilection céleste pour eux est confirmée par la pureté des notions qu'ils avaient, dès leur origine, touchant la divinité, l'essence et l'immortalité de l'ame. Aussi Ptolémée les place-t-il sagement sous l'influence du signe occidental Aries (le Bélier), le premier des signes en ordre et en nombre, auquel les médecins attribuent le régime de la tête. Donc la monarchie gallique est la monarchie universelle, par institution divine. Donc c'est à elle que le pape Hadrian donna, dans la personne de Charlemagne, l'élection et la confirmation des souverains pontifes, ainsi que la constitution du Saint-Siége apostolique, soit à Rome, soit un jour à Jérusalem, où est la première et absolue intention de Dieu. «Donc avant qu'ung roy et prince du peuple gaulois soit dedens Rome paisible et roy et empereur des Romains, comme habitateur des tentes, tabernacles, ou lieux empruntez de Sem pour restituer ledict Sem, ou Caïm, ou Levi, ou Pierre, dedens le premier siège qui est Jérusalem, jamais le monde ne sera en paix.» L'Italien Vico n'aurait pas mieux dit. Nous adoptons complètement la conclusion dernière de Guillaume Postel.
LA COMEDIE DES SUPPOSEZ,
De M. Louys Arioste, en italien et en françoys, avec privilége du roy (en cinq actes et en prose, traduite en prose, et dédiée au seigneur Henri de Mesmes, par son cousin J.-P. de Mesmes). A Paris, par Estienne Groulleau, libraire, demeurant en la rue Neufve-Nostre-Dame, à l'enseigne saint Jean-Baptiste, 1552. (1 vol. in-12 de 87 feuillets.)
(1552.)
Quand le sieur de Mesmes n'aurait d'autres titres, comme traducteur, que l'exactitude et la priorité, ce serait assez pour nous engager à parler de sa traduction de la seconde comédie de l'Arioste, pièce qu'avec raison, selon nous, plusieurs critiques célèbres estiment la première de cet auteur, quant au mérite; mais cet ouvrage, d'un de nos anciens prosateurs le moins connus, nous semble devoir se recommander à l'attention par d'autres points essentiels, sans compter qu'il est peu facile à rencontrer. Le style en est aisé, vif, clair, plein de force et de naturel, tellement qu'il y faudrait changer peu de choses pour le faire goûter encore aujourd'hui sur notre théâtre; et c'est un rapport de plus qui se remarque entre la copie et l'original; car c'est principalement l'excellence du style que les Italiens admirent dans les cinq comédies de l'immortel auteur du Roland furieux. Messer Ludovico, étant fort jeune, vers l'année 1492, avait d'abord écrit en prose la Cassaria et les Suppositi, ce ne fut que vers 1512, lorsqu'il fit représenter ces deux pièces à la cour de Ferrare, qu'en les retouchant il les mit en vers endécasyllabes, dits sdruccioli; mais le sieur de Mesmes fit son travail sur le premier texte, sans doute parce qu'il y trouva plus de facilité: il le dédia, dans une épître courte et modeste, à son cousin, le chancelier de Navarre, savant jurisconsulte, homme versé dans toute sorte de lettres, et politique habile, quoique la paix boiteuse et mal assise, dont il fut le négociateur important, n'ait guère couronné son zèle pour la réconciliation des catholiques et des huguenots. «Cousin, dit le traducteur, quand serez ennuyé de l'estude de la tétrique jurisprudence, qui demande (comme j'ay toujours ouy dire) l'homme tout à soy; si vous me croyez..., par intervalles, desrobez-vous de sa veue, et vous allez promener au mont de Parnasse avec les muses mignardes et par especial avec les italiques, etc., etc...» Le chancelier suivit ce sage conseil, et s'en trouva bien, comme les Estienne Pasquier, les Michel de l'Hôpital, et autres jurisconsultes de ce temps, qui ont tous associé, plus ou moins, le goût de la poésie, même celui de la poésie légère et graveleuse, à la science ardue des lois, tant il y avait de simplicité naïve et peu de pédanterie morale, en France, dans cet âge studieux et sincère. Toutefois, de cette dédicace d'une comédie de l'Arioste, à l'un de nos graves magistrats, non plus que des contes joyeux de la reine Marguerite, du Gargantua, reçu de si bonne grace par le cardinal du Bellay, et de bien d'autres écrits d'un goût peu sévère, si amusans et si répandus chez nous, sous les Valois, il ne faudrait pas conclure que notre XVIe siècle ait jamais approché de la licence de celui des Italiens. Les Supposés, bien que reposant sur un fonds d'intrigue fort libre, auquel répond, parfois, le dialogue, sont pourtant une des pièces de l'Arioste le moins libres. Il est douteux que le sieur de Mesmes eût osé dédier, à son cousin, la Lena; et l'on peut affirmer que jamais François Ier, ni même Catherine de Médicis, n'en eussent risqué la représentation devant les évêques de France, encore moins celle de l'Atalante de Pierre Arétin, ou de la Calendria du cardinal Bibbiena, ou bien encore de la Mandragore de Machiavel; toutes comédies qui firent les délices du pontificat, du sacré collége et des principautés d'Italie, sous les papes Léon X, Clément VII et Paul III, si bien que les plus illustres personnages s'empressèrent d'y figurer, ainsi qu'il arriva au prince François d'Este, à Ferrare, dans l'Amoureux de la Léna.
Puisque nous avons touché incidentellement le point scabreux de l'ancienne scène italienne, il ne sera peut-être pas mal de nous arrêter un peu avant d'achever ce que nous avons à dire des Supposés, quoique le savant Ginguené ait traité ce sujet; car s'il a porté beaucoup de délicatesse et de réserve dans ses analyses judicieuses, il y a mis aussi beaucoup de complaisance pour une littérature brillante qu'il aimait de prédilection, et trop de ménagement pour le mauvais goût et l'immoralité, vices qu'on ne saurait flétrir suffisamment avec tant de circonlocutions et de réticences, en prenant, comme dit le peuple, des mitaines. Notre critique Hoffmann, presque aussi instruit que Ginguené, et plus agréable, a parlé plus clairement, il est vrai, dans sa spirituelle analyse de la Mandragore; mais ce n'est pas encore assez, ce nous semble; il faut oser établir, sur un examen réfléchi, sans se contenter de l'avancer, en deux mots, dédaigneusement, à l'exemple de La Harpe, de Marmontel et de Chamfort, que l'ancienne comédie toscane, en dépit de son pur langage toscan, à l'exception de quelques scènes dialoguées avec verve et naturel, de quelques situations vraiment gaies, et de ses hardiesses satiriques, est, sous le rapport de l'art, l'opposé du bon-sens, quand elle n'est pas, sous celui des mœurs, la honte de la société humaine (comme la Mandragore, par exemple, œuvre de génie, sans doute, mais d'un génie diabolique); et nous ajouterons que, très souvent, dans ses modèles les plus reconnus, elle est honteuse sous les deux rapports précités. Vainement s'appuierait-elle sur l'autorité des comiques grecs et latins, qui eurent aussi leurs jeunes filles galantes, leurs accoucheuses commodes, leurs parasites gloutons, leurs vieillards bernés, leurs jeunes gens libertins, leurs valets escrocs, leurs fables invraisemblables, leurs déguisemens, leurs reconnaissances, leurs gros mots, enfin beaucoup du grossier bagage des pièces toscanes; si Aristophane, Plaute et Térence ont des torts nombreux, après tout, l'athéisme, l'impiété, la pédérastie ne souillent pas les discours de leurs interlocuteurs; leurs filles esclaves, dans un temps où l'esclavage était de règle, ne sont pas nécessairement ce qu'étaient les filles vendues en Italie, au XVIe siècle, des êtres perdus; c'était souvent d'intéressantes victimes, témoins la touchante Andrienne, l'Hécyre, et bien d'autres; la vraisemblance, qui manque aux fictions de ces anciens, si faussement imités, est, la plupart du temps, sauvée par l'adresse avec laquelle leurs intrigues sont conduites; et, à côté d'une nature libre, ou, si l'on veut, impudique, on retrouve, chez eux, la raison, la bonne plaisanterie, la décence, voire même le sentiment; et c'est par là seulement qu'ils sont dignes d'imitation. Les premiers comiques toscans, au contraire, ne sont qu'à fuir; et leurs meilleures productions, qui ne sont guère que des romans bouffons et obscènes, faux et obscurs, véritable école de débauche, composent le plus dégradant spectacle ou la plus cynique lecture qu'on puisse imaginer. Molière les avait lus dans sa jeunesse, et beaucoup trop, car c'est d'eux qu'il a pris les lazzis grotesques et les dénouemens forcés qu'on lui reproche; mais il ne tarda point à sortir de ce fangeux labyrinthe, génie sévère et élevé qu'il était; et, sauf deux ou trois bonnes scènes, quelques méchans canevas et quelques saletés ou pauvretés qu'il a tirés de ce lieu impur, en somme, ce poète admirable ne lui doit rien, heureusement pour sa gloire, tandis qu'il a de grandes obligations aux maîtres de la comédie latine.
«Comment voulez-vous que nous ne soyons pas lascifs (disait Louis Dolce, plus connu des étrangers par son recueil de poésies licencieuses que par ses cinq comédies), puisque, pour peindre fidèlement les mœurs de notre temps et de notre pays, il faudrait que toutes nos paroles fussent lascives?» Mauvaise excuse et faux raisonnement, qui conduiraient à montrer, sur le théâtre, bien des choses qu'on n'y a pas encore vues: il est vrai qu'il ne faut désespérer de rien. Nous répondrons à Louis Dolce que le but de son art, n'étant pas moins de corriger les mœurs que de les peindre, le devoir du poète comique est, en alliant la retenue à la vérité, dans la représentation des vices, de livrer leur image dégrossie au rire condamnateur des honnêtes gens. De bonne foi, la comédie est-elle un art, quand Bernard Divizio, dit le cardinal Bibbiena, cet esclave coiffé des papes, leur fait voir son Calendro, l'imbécille mari de la belle Fulvie, avec laquelle couche le jeune Lidio, le leur fait voir sottement épris d'un garçon déguisé en fille, tantôt enfermé volontairement dans un coffre, tantôt endoctriné par un magicien, bafoué de cent façons, par des valets, par sa femme, par le galant, qui lui plante des oreilles, par sa fausse maîtresse, et cela au milieu d'une folle intrigue amoureuse entre deux jeunes couples qui finissent par s'épouser, après un déluge de déguisemens, d'erreurs de noms, de quiproquos, de lazzis obscènes? Le bon-sens crie que non, et que la comédie, ainsi conçue, cesse d'être un art, pureté de langage toscan à part, cependant; car, du reste, il faut bien accorder qu'un peuple entier, quand il admire un ouvrage, a ses raisons pour le faire.
La Cassaria elle-même a beau être mieux ourdie, moins confuse, comme aussi être imitée de Plaute et couronnée par la Crusca, il n'est pas moins vrai que tout le fond de cette pièce fameuse n'est qu'escroquerie et fourberie de valets. Il s'agit de faire passer gratis, si l'on peut, et à bon compte si l'on ne peut pas, deux jolies coquines des mains d'un marchand de vertus dans celles de deux fils de famille. Une précieuse cassette, d'abord dérobée au père d'un des jeunes gens, puis portée en gage chez le marchand, qui se dessaisit alors des filles, et qu'on accuse ensuite d'avoir volé la cassette, afin d'avoir les filles et la cassette pour rien; une méprise qui compromet un instant cette trame en conduisant les filles dans une maison étrangère; le mensonge adroit d'un valet qui rétablit aussitôt les affaires, en tirant de l'argent du vieillard à la cassette, soit disant pour retirer l'éternelle cassette, et en réalité pour acheter les filles; tels sont les moyens du poète. Ce sont nos fourberies de Scapin, à la vive gaîté près, avec un libertinage éhonté de plus. Y a-t-il donc là de quoi tant se récrier d'admiration? toujours la pureté de dialecte à part.
L'homme qui aurait regardé jouer les deux pièces précédentes sans rougir devrait encore se voiler le visage en voyant représenter la Lena, autrement l'Entremetteuse: entendez-vous bien; l'Entremetteuse, la Ruffiane, comme la désigne l'Arioste. Ici l'intrigue n'est pas embrouillée; elle est même toute simple et toute nue. Il n'est question que d'un marché, dont la belle Licinia est l'objet. Un beau garçon la voudrait bien posséder; mais la Lena, qui se trouve être sa gouvernante (voilà une gouvernante bien choisie!), ne veut pas la donner; fi donc! elle veut la vendre, et très cher. Dans une telle presse, que fera le jeune homme? Hé quoi! n'a-t-il pas, pour lui, un père imbécille, un valet fripon, un bon fonds de débauche soutenu d'effronterie, et le dialecte toscan? Le père imbécille sera volé, la belle Licinia payée et possédée, et plaudite cives!
Que dire du Négromant, sinon que le nœud en est d'une complication et d'une folie incomparables? On croyait beaucoup à la magie, en Italie, alors, et voilà l'excuse de l'Arioste: du reste, son magicien, qui n'est rien autre chose qu'un fripon, n'a pas même l'art de réussir dans son triple dessein de rompre un mariage mal assorti, d'en conclure un autre, et de gagner deux bassins d'argent, pour prix; les choses s'arrangent sans lui, et il s'enfuit comme un voleur qu'il est.
La Scolastica n'est pas entièrement de l'Arioste: il la laissa inachevée; aussi Ginguené, qui certainement est une autorité, en parle-t-il assez négligemment. Nous devons sans doute respecter sa décision, d'autant plus qu'elle est fortifiée de celle de la Crusca: toutefois, pour céder à nos impressions, nous dirons que, si l'action de cette pièce est fort mêlée, elle ne l'est pas plus que d'autres trames du même auteur, et qu'il y a du moins des traits d'un vrai comique dans les caractères du vieux Bartolo et du frère dominicain de l'inquisition. Probablement, si l'Arioste n'acheva point cette comédie, ce ne fut pas qu'il désespérât de son succès, ainsi qu'on l'a prétendu; mais plutôt parce qu'il craignit d'y avoir joué des personnages trop redoutables.
Venons maintenant aux quatre principales comédies de Pierre Arétin, savoir: le Maréchal, les Mœurs de cour, l'Atalante et l'Hypocrite, lesquelles, par parenthèse, ont été réunies, à Florence, en 1558, dans une fort jolie édition devenue rare. Dans la première, qu'y voit-on? cinq actes sans intrigue, remplis des lazzis d'un page du duc de Mantoue, d'un pédant qui estropie le latin, et d'un valet bouffon, tous trois employés à berner le pauvre Marescalco condamné, par le duc, à prendre une femme en mariage. Le sel de la pièce est qu'il vaut mieux périr par la main du bourreau que de prendre une femme, même bien dotée. C'est l'avis du Marescalco, du moins. Aussi le duc de Mantoue, qui est bon prince, et que l'Arétin encense outre mesure, ne veut-il que plaisanter, et la fiancée qu'il destine à sa victime n'étant autre que son page déguisé en fille, la fraude se découvre à l'instant où le maréchal donne ou reçoit le baiser de noces, et chacun de rire. Mieux vaut notre Philosophe marié.
Dans la seconde, qui est une sanglante satire des mœurs de la cour de Rome et de celle de Naples, et où l'on trouve des saillies fort gaies, quoique toujours du genre bouffon, qu'est-ce, après tout, que l'intrigue? La double mystification d'un benêt de seigneur Maco, Siennois, venu à Rome, selon le vœu de son père, pour se faire courtisan, puis cardinal, et d'un seigneur Parabolano, Napolitain, non moins sot, malgré son faste orgueilleux, qui tombe amoureux d'une dame de haut parage, nommée Livie, se laisse abuser par ses valets aidés d'une entremetteuse, et s'accointe de la femme d'un boulanger ivrogne au lieu de sa Livie, ce qui le guérit de la manie de faire l'homme à bonnes fortunes dans la ville sainte. Maco prend pour maître de bon ton et pour guide, à Rome, un certain pédant nommé Messer Andrea, dont les leçons burlesques font une grande partie du comique de l'ouvrage. Messer Andrea trace, à son élève, un singulier plan de campagne. «Nous irons voir Saint-Pierre, la tour des Nonnes, Ponte-Sisto, et tous les mauvais lieux de Rome.—Y a-t-il un mauvais lieu, à Rome? dit Maco.—Tout Rome n'est qu'un mauvais lieu, répond le maître, et toute l'Italie.» Voilà qui est flatteur! et il faut avouer que c'était bien là une chose à dédier au cardinal de Trente! Là dessus le poète rapproche satiriquement les mots chiasso et chiesa. Mais surtout on ne peut concevoir rien de pareil, en fait de licence ordurière et de mauvais goût, à la septième scène entre Rosso, valet de Parabolano, et l'entremetteuse Aluigia. Écoutez encore dans la scène douze du troisième acte un interlocuteur demander au gardien de l'Ara-Cœli comment les ames feront pour tenir toutes en paradis. «Nigaud, répond le prêtre, ne sais-tu pas que les ames sont comme les mensonges? cela ne tient pas de place. Le anime sono come le bugie, non occupano luogo.» Dans le quatrième acte, Aluigia entremêle une commission d'entremetteuse d'Ave Maria et de Pater noster, qui est bien la chose la plus bouffonnement impie qu'il y ait au monde. «Ti vo porre nelle signorie a mezza gamba, et benedictus fructus ventris tui, etc., etc.» Dédier ces infamies à un cardinal, ce n'est rien encore; car, au fait, un cardinal n'est qu'un homme; mais les donner au public assemblé, les donner sous son nom, et insérer son nom dans le dialogue, de peur qu'il ne se perde, est le comble de l'impudeur. Quand les dicélies des anciens auraient égalé cette licence, il y aurait toujours à leur avantage qu'elles n'étaient pas offertes aux colléges des prêtres.
L'Hypocrite, à ces torts sans excuse, joint le plus capital des défauts littéraires, sans parler de ceux qui résultent d'une intrigue pénible et invraisemblable, à savoir, le défaut de vérité dans le principal caractère. En effet, on s'attend à voir agir l'hypocrisie dans son seul intérêt, par des moyens vicieux, couverts de beaux dehors de vertu; point: ici elle emploie, si l'on veut, la ruse, mais pour tout concilier, et ramener le bon ordre dans la maison d'un malheureux père de famille que ses cinq filles et ses gendres désolent. Ginguené relève très bien cette faute. Nous ajouterons que l'hypocrite se démasque dès son premier monologue, au mépris de la véritable hypocrisie qui ne se démasque jamais, pas même devant son ombre. «E un bel tratto quello del demonio, quando si fa adorar per santo; le meilleur tour du diable, dit-il, est de se faire adorer comme un saint.» Et ailleurs: «Che non[53] si mostra amico de i vitii, diventa nemico degli nomini; qui ne se montre pas ami des vices devient l'ennemi des hommes.» Juste ou non, révélation affreuse qui jamais ne sortit de la bouche d'un hypocrite! La morale de cette comédie est que tout n'est rien; la belle et subtile philosophie pour un poète comique dont la mission est, par les contraires, d'enseigner aux hommes à se bien conduire, et non de leur brouiller la cervelle avec une métaphysique inapplicable!
Atalante ou la Courtisane, en admettant qu'il soit permis de mener tout un public au Lupanar, enseignes déployées, a du moins le mérite de retracer avec une vérité frappante, très spirituellement et très agréablement, les mœurs rusées de cette espèce de femmes. Sous ce rapport, le premier acte, entre autres, est un chef-d'œuvre. La scène où Atalante rengage Orfinio, son amant officiel, qu'elle avait presque perdu, pour l'avoir tenu à sa porte tandis qu'elle accueillait un autre galant, est excellente, et montre le pouvoir qu'ont ces sirènes avec leurs jolis regards et leurs feintes larmes, sur les cœurs faibles, esclaves des voluptés. Ici pourtant l'observation est encore en défaut; Atalante trompe trois ou quatre hommes, leur soutire de l'argent, puis fait une bonne fin et s'unit à son trop facile Orfinio: bon pour cela. Ce qui ne vaut rien est qu'elle demande à Orfinio trois jours de liberté pour faire ses dupes et qu'Orfinio les lui accorde. Les femmes qui trompent veulent tromper et ne demandent point de permissions à leurs amans; d'un autre côté, les amans qui accordent trois jours à leurs maîtresses pour leur faire des tours ne sont pas amoureux. A tout prendre, cependant, cette pièce est la meilleure de Pierre Arétin. Mais si les mœurs qu'il a peintes sont fidèles, Luther, tout en faisant trop, n'a pas trop dit; et comment qualifier ce démon d'esprit, cet Arétin si satirique, si amer contre la noblesse et le clergé de Rome, qui, d'une part, se signale par des écrits devenus le type du libertinage et de l'impiété; qui de l'autre sollicite et reçoit des cadeaux des grands; qui dédie ses comédies tantôt à la magnanime comtesse Argentina Rangona, de Modène; tantôt au grand cardinal de Trente, d'autres fois à l'immortel duc de Florence Médicis, enfin au non moins prudent que vaillant seigneur Guibaldo, la Rovère, duc d'Urbin, qu'il assomme des plus basses adulations? Ce bouffon cynique faisait des livres d'église, tels que des paraphrases sur les psaumes pénitentiaux, la vie de la Vierge, l'humanité de Jésus-Christ, sa passion, etc.; heureusement qu'ils sont détestables! Ce fléau des princes tranchait du philosophe, et l'on imprimait ses œuvres, sous son nom, avec l'épithète de Divino! Non, la turpitude ne saurait aller plus loin.
La comédie de la Mandragore s'élève à une hauteur immense au dessus de ses rivales, sous le rapport de l'art, s'entend; car sous celui des mœurs, elle descend encore plus bas. Unité d'action, vraisemblance et conduite d'intrigue admirables, une fois admise l'imbécillité du docteur Nicia, lequel n'est pas plus imbécille, après tout, que George Dandin; vérité merveilleuse de caractères, dialogue simple, naturel, profondément comique, et prose d'une clarté, d'une force, d'une élégance remarquables aux yeux même des étrangers; tout s'y trouve réuni pour commander les suffrages littéraires. Peut-être pourrait-on désirer un peu plus de nœud dans l'ouvrage. La fable, il est vrai, manque de péripétie, et arrive à la fin prévue sans que nul incident n'en suspende le succès; du reste, c'est assurément là, poétiquement parlant, une excellente comédie. Remarquons, en passant, que La Harpe se trompe en disant que J.-B. Rousseau a faiblement imité cette pièce. Il ne l'a point imitée, mais traduite scène pour scène, presque textuellement, et dans une prose nerveuse, facile, pure, digne en un mot d'un modèle qui ne pouvait être surpassé! C'est notre La Fontaine qui, dans son charmant conte, a imité Machiavel; il l'a même fait avec ce charme inventif et cette grace ineffable qui le caractérisent. Le goût combattu de Lucrèce pour Callimaque, supposé dans l'avant-scène, est, par exemple, une idée de sa tête, qui lui fournit un trait ravissant dans la fameuse nuit; celui de la confusion que la jeune femme éprouve de s'être, par obéissance pour son époux, livrée à un inconnu, cru meunier, quand ce meunier prétendu se trouve être son cher Callimaque qu'elle n'attendait pas. Mille jolis détails propres au conte embellissent d'ailleurs le sujet, tels que la toilette proprette de Lucrèce pour la réception du prétendu meunier, etc., etc. Mais, soit réserve obligée, soit faute, soit envie d'avoir sa marche à soi, La Fontaine ne tire aucun parti de frère Timothée. Les trois vers suivans,
ne sont rien au prix des grandes scènes où Machiavel représente ce moine infame consentant, pour de l'argent, à lever tous les scrupules de ses pénitentes; tantôt ceux d'une jeune fille qu'il s'agit de faire avorter; tantôt ceux d'une jeune femme que son mari veut rendre lui-même adultère, afin d'en avoir postérité! Mais quels impudens tableaux! quelles horribles mœurs! Hâtons-nous de revenir aux Supposés dont il est permis, du moins, d'indiquer le sujet, sans trop blesser la pudeur publique.
L'idée de cette pièce est empruntée aux Captifs de Plaute et à l'Eunuque de Térence, et n'est pas plus vraie ni plus morale pour cela. Un étudiant envoyé, par son père, de Sicile à Ferrare, a changé de nom avec son valet pour s'introduire, comme domestique, dans la maison d'un riche avare dont il aime la fille: il vit ainsi conjugalement avec la belle Polymneste depuis deux ans, sans trouble ni malencontre, tandis que son valet fait ses classes tellement quellement à Ferrare, en vrai gentilhomme. Survient le père de l'étudiant qu'on était loin d'attendre, et qui gêne d'autant plus que les fraudeurs ont aussi donné son personnage à un étranger. La fraude se découvre par une confrontation naturelle et comique; mais elle est bientôt pardonnée à la suite d'une double reconnaissance qui tient du prodige, sans être d'une invention merveilleuse, et le mariage d'Erostrate et de Polymneste arrange toute chose à la satisfaction commune. Il y a de la verve plaisante dans cette comédie, et les nationaux l'admirent tant qu'un critique étranger n'en doit parler qu'avec circonspection; il est sûr qu'elle amuse à la lecture, même dans notre vieux français; mais, quand on songe que c'est là le chef-d'œuvre, ou à peu près, d'un théâtre comique où Ginguené compte cent deux ouvrages de trente auteurs différens, seulement de l'an 1500 à l'an 1580, on peut regarder la comédie française avec orgueil sans trop de présomption, celle qui n'est plus, voulons-nous dire; car, pour notre comédie du jour, elle est tantôt digne de réjouir les cardinaux et les papes du XVIe siècle. Quelle fatalité! cependant. Certes ce ne sont ni les sentimens généreux, ni les talens, ni le génie qui manquent à nos poètes. L'un, par sa veine fertile et sa versification chaleureuse et noble, fait assez connaître que, s'il le voulait, il saurait atteindre l'auteur de la Métromanie; l'autre affecte en vain l'oubli des premières convenances, il ne peut qu'à peine déguiser son ingénieuse finesse et l'atticisme de son esprit; celui-ci, dans des esquisses jetées comme au hasard et sans soin, décèle un fonds d'observation et de verve mordante que réclame la comédie véritable; celui-là, qui se laisse emporter à dessein par son imagination brûlante et ravage les mœurs avec la vive flamme allumée dans son cœur pour les épurer, livre au caprice d'un jour un talent né pour l'immortalité, capable, qui sait? de renouveler les prodiges du Misanthrope et du Tartufe; tous enfin pourraient, en travaillant à l'écart et péniblement, rencontrer ce qu'ils cherchent et qui leur échappe, des succès universels et durables; c'est à dire la gloire, plus prospère mille fois et plus féconde qu'une aventureuse fortune. Mais surtout qu'il leur serait honorable et doux de contribuer, mieux que les lois peut-être, à contenir dans ses écarts, au lieu de l'exciter, une génération qui s'avance inquiète et désordonnée! car si les mœurs agissent sur la scène, la scène réagit, à son tour, sur les mœurs; et, dans cette action réciproque, l'histoire enseigne que l'avantage demeure au poète. Quelle fatalité! puisse-t-elle se rompre quelque jour! puissent les muses françaises, en ce genre si renommées, garantir une civilisation qui ne peut plus désormais périr par les préjugés ni par la conquête, mais seulement par elle-même! Il en est temps encore, dès que la langue n'a pas essuyé le coup mortel. Un pas de plus, il serait trop tard; et la ruine du théâtre une fois consommée, le mal s'étendrait plus loin. Un peuple assemblé, à qui journellement on ose tout dire et tout montrer, et qui peut tout voir et tout entendre, est incessamment capable de tout faire.
[53] Qui vitia odit, homines odit. C'est le mot de Trasea: il est bien placé dans la bouche d'un stoïcien sincère tel que lui.
LA PHYSIQUE PAPALE,
Faite par manière de devis et par dialogues, par Pierre Viret.
L'ordre et les titres des dialogues:
| La Médecine | ou | Mercure. |
| Les Bains | ou | Charon. |
| L'Eaüe bénite | ou | Neptune. |
| Le Feu sacré | ou | Vulcain. |
| L'Alchimie | ou | Pluton. |
Semblablement y sont adjoustées deux fables: l'une des passages de l'Escriture, que l'autheur expose en ce livre; l'autre des matières principales contenues en iceluy. De l'imprimerie de Jean Gérard. (1 vol. in-8 de 464 pages, sans les Tables. M.D.LII.)
(1552.)
La Physique papale, ouvrage de controverse plutôt que de morale, passa, lors de sa publication, en 1552, pour un des coups le mieux assenés sur la tête du pontife romain, qui fussent partis du célèbre triumvirat de Calvin, Farel et Viret. Ce livre est spécialement dirigé contre le Rationale divinorum officiorum de Guillaume Durand, savant évêque de Mende, mort à Rome en 1296, qui rend raison des diverses cérémonies de l'Église romaine. L'auteur s'y propose, dans cinq dialogues, entre Thomas, Eusèbe, Hilaire et Théophile, de montrer que les papes, faux physiciens, médecins et apothicaires des ames, ont pris les cérémonies sacrées dans une philosophie païenne et superstitieuse, pleine d'idolâtrie et de blasphêmes; idée qui, dégagée d'injures et appuyée d'une érudition méthodique, ouvrait la voie à plus d'une vérité, mais dont Viret n'a guère su tirer que des erreurs insultantes, et dont il s'autorise pour joindre, aux titres de ses dialogues, le nom d'autant de divinités fabuleuses. Il avertit que, par occasion, il attaquera les faux médecins et apothicaires du corps, autrement les empiriques. Ainsi, gare aux gens qui se mêlent de traiter les maladies soit du corps, soit de l'ame! ils vont passer sous la férule calviniste sans ménagement. Mais, d'abord, il est utile de savoir qu'Eusèbe est un zélé papiste, que Thomas incline, avec un certain doute de bonne foi, vers l'orthodoxie, et qu'Hilaire et surtout Théophile sont des réformateurs à outrance; le premier sur le ton goguenard, le second sur le ton grave.
Le débat s'engage, au premier dialogue, sur le purgatoire et les limbes. Hilaire, fidèle à son système de comparaisons prises de la médecine, examine le profit que les médecins de l'ame recueillent de ces deux médicamens, pour en déterminer la source et la valeur. Sa manière d'argumenter rentre ici dans la maxime: Is fecit cui prodest. Il se répand en lazzis sur Mercure et saint Michel entre lesquels il trouve des rapports merveilleux, puis viennent d'autres lazzis sur les médecins qui multiplient les drogues pour augmenter leurs salaires; et sur les prêtres qui, laissant aux saints le soin d'intercéder pour les vivans, ce qui ne rapporte guère, se sont réservé d'intercéder pour les morts ce qui rapporte beaucoup. Il découvre le germe de la doctrine plantureuse du purgatoire dans le paganisme, s'égaie à propos des purifications par le feu, telles que les employait Médée, la grande sorcière, et leur compare la coutume qu'ont nos prêtres d'éventer les femmes et les enfans avec le corporal, etc., etc.
Au second dialogue (des Bains), Hilaire s'étudie à prouver, par la messe de requiem, où il est question, à l'occasion des peines de l'enfer, d'un lac profond (lacu profundo), que cette fiction est prise du 6e livre de l'Enéide. Il retrouve successivement les divers points de la doctrine du purgatoire dans les traditions païennes, avec cette différence, à l'avantage des païens sur les chrétiens, que les premiers payaient, pour le passage des morts, au morts mêmes, tandis que les seconds paient au prêtres. D'ailleurs il en coûtait moins pour engraisser Caron que pour fournir la cuisine des évêques, etc., etc. Le mot de trespassés rappelle le passage dans la fatale barque. Suivent beaucoup d'autres divagations.
Le troisième dialogue entreprend l'Église sur l'eau bénite. Lazzis sur les prétendues vertus de cette eau, plus variées que celle de la fontaine de Sardaigne, dont parle Solin, qui guérit les maux d'yeux et découvre les larcins. Comparaison de l'eau bénite au bain sale, dont Diogène disait: «Ceux qui se baignent ici, où se lavent-ils?» Les Turcs aussi font un grand usage de tels lavemens. Mais ce sont les juifs surtout qui ont fondé l'usage de l'eau sainte. Entre ceux-ci se distinguaient les samaritains, qui usaient, à cet effet, d'urine, parce qu'ils y trouvaient à la fois l'eau et le sel. Lazzis sur le sel et la salive employés avec l'eau dans le baptême. Le reste du dialogue continue de la sorte.
Le quatrième dialogue, consacré à travestir les cérémonies par le feu, renchérit, sur les précédens, d'obscénités, d'impiété, de fausse érudition comme de faux raisonnemens, toujours avec un flux de paroles qui gâterait la meilleure cause.
Vient enfin le cinquième dialogue sur l'Alchymie. C'est là que l'auteur rassemble tous ses moyens. Il fait voir qu'avec leurs cérémonies les prêtres de l'Église romaine ont rencontré le secret de la pierre philosophale. Dures vérités touchant la vente des sacremens et des indulgences, mais vérités si mal dites, qu'elles auraient dû manquer leur effet. Revue des différentes natures d'impôts levés par l'avarice sacerdotale sur la crédulité des fidèles.
Hilaire appelle le pape le grand capitaine des maquereaux et des paillards. Comparaison des scandales de nos prêtres aux scandales des prêtres de Cybèle dont les maris se trouvaient fort mal, encore que ces prêtres fussent châtrés. Détails, à ce sujet, tirés de l'âne d'or d'Apulée. Ici la satire de Viret devient si bassement ordurière, qu'il n'est plus permis d'en rien dire.
Nous avons analysé ce livre sans scrupule, parce qu'en dépit de sa célébrité passée il est si informe, si confus et d'un si mauvais goût, qu'il profite plus qu'il ne nuit à ce que nos cérémonies sacrées ont de majestueux et de vénérable. Ce n'est plus là Calvin, Théodore de Bèze, Ulric de Hutten, Henri Estienne, du Moulin, etc., etc.; il s'en faut de tout. Remarquons, à l'occasion de ces dialogues, que rien n'est si difficile que d'intéresser en philosophant par dialogues. Il faut, pour réussir en ce genre, une précision, une netteté d'idées, une vivacité d'esprit prodigieuses; qualités qui manquaient surtout à Viret. Le dialogue veut de l'action et non de la dissertation. Ce n'est pas trop que d'être un Platon pour disserter en dialoguant. Cicéron lui-même n'y suffit pas toujours, et l'excellence de ses dialogues tient surtout à ce qu'ils sont monologués. Conçoit-on que Pierre Viret ait été surnommé le Voltaire des calvinistes? point d'autre Voltaire des calvinistes que Calvin; ou plutôt Calvin est Calvin, et Voltaire Voltaire. Quant à Pierre Viret, aussi mauvais poète que méchant prosateur, s'il put avoir des succès dans la chaire satirique des réformateurs, à force de paroles et d'audace, il n'est plus rien aujourd'hui, bien qu'on paie fort cher ses écrits devenus rares. M. Brunet constate que ses satires chrétiennes de la cuisine papale se sont, entre autres, vendues jusqu'à 100 fr. Or, ces satires, au nombre de huit, précédées d'un court avertissement et suivies de six petites pièces facétieuses en vers, ne forment que 131 pages contenues dans un petit in-8o, imprimé à Genève, en 1560, par Conrad Badius. L'auteur y paraît avoir voulu reproduire, pour le peuple, sa physique papale. Dans ce dessein, il met sa théologie satirique en vers de huit pieds et s'efforce d'être plaisant; mais c'est l'ours qui danse. Il n'a ni gaîté, ni grace, et rachète ce défaut par un vice, celui d'un cynisme qui a fait reculer l'analyse de M. de la Vallière dans sa bibliothèque du Théâtre Français. Vainement les interlocuteurs Friquandouille, frère Thibauld et messire Nicaise essaient-ils, dans la septième satire, de rompre l'uniformité de ces diatribes plates et obscènes, le lecteur n'en peut être réjoui.
C'est sur ce ton que Viret parodie les sacremens, les cérémonies, les offices de l'Église et le culte des saints. Il compare la papauté à Proserpine, l'ange Gabriel au messager des dieux, traite les moines de traîne-couteaux et de marmitons, et décrit burlesquement le banquet du pape et des cardinaux dans le style le plus grossier et le plus plat qu'on puisse imaginer; après quoi, viennent messieurs les ministres réformés, qui chassent les convives et houspillent le grand patriarche Saoul d'Ouvrer, et le livre finit.
EXCELLENT ET TRÈS UTIL OPUSCULE,
A TOUS NÉCESSAIRE,
DE PLUSIEURS EXQUISES RECEPTES,
DIUISÉ EN DEUX PARTIES:
La premiere nous monstre la façon de faire diuers fardemens et senteurs pour illustrer la face; la seconde pour faire confitures de diuerses sortes, tant en miel que sucre, vin cuict, etc., etc.; suivi de la translation de latin en françoys, par maistre Michel Nostradamus, auteur des traités précédens, d'une épistre d'Hermolaüs Barbarus à Pierre Cara, iurisconsulte et facondissime orateur. Signé Nostradamus, l'an 1552. Lyon, par Benoist Rigaud, 1572. Imprimé par François Durelle. 1 vol. in-16 de 212 pages, titre compris; plus 5 feuillets de table à la fin. (Vol. très rare.)
(1552-72.)
Maistre Michel Nostradamus, médecin, enseigne au lecteur bénévole, dans son poème ou avant-propos, que, depuis 1521 jusqu'en 1529, il a passé son temps à courir le monde pour étudier la vertu des simples, et qu'il a mis trente et un ans à composer les deux traités ci-dessus énoncés, lesquels furent achevés en 1552. Il n'adresse pas ses fardemens aux belles jeunes qui ont la face de Phryné, mais aux beautés un peu surannées, qui retrouveront, dit-il, la jeunesse par ce moyen. Les graisses et les huiles n'entrent point dans ses compositions, n'y ayant rien qui rende plus le teint noir et maculé. Il a consulté les plus doctes personnages vivans, outre les anciens, tels que Jules-César Scaliger, François Valeriola, etc. Vrai est qu'il ne promet pas d'effacer tout à fait les traces du temps: Nec cerusa Helenem fecerit ex Hecuba; mais il ne lairra pas de prolonger bien l'âge de complaire; et si trouvera l'on céans certaines beuvandes amoureuses, propres à ranimer des forces défaillantes. Toute femme qui fait souvent enfant se deschet tous les ans de cinq pour cent; eh bien! par le secours de la préparation de sublimé qui fait la matière du premier fardement, telle femme se pourra maintenir jusqu'à l'âge de soixante ans et, pour ainsi, presque d'Hécube redevenir Hélène. Oracle rendu à Salon-de-Craux, en Provence, le 1er avril 1552. Ce premier avis donné, Nostradamus livre trente-quatre recettes détaillées avec les formules régulières, le tout pour le fardement du visage et du corps. Il faut surtout lire la première composée de sublimé, et la dix-septième relative au poculatorium amatorium ad Venerem, autrement dit philtre amoureux: prenez trois pommes de Mandragore, le sang de sept passereaux, de l'ambre gris, du gingembre, etc., etc. Les recettes pour les confitures ne sont pas à dédaigner: nous les croyons plus sûres que les autres; en tout cas, elles sont plus innocentes. Il y en a trente dont on pourra, si l'on veut, retrancher celle pour la confiture de courge et une autre pour la façon d'un sirop inévitablement laxatif.
Quant à la lettre d'Hermolaüs Barbarus, savant traducteur de Dioscoride le médecin, au jurisconsulte Cara, c'est le menu circonstancié d'un festin donné par le maréchal Trivulce, pour le jour de ses noces avec une dame napolitaine, festin auquel Barbarus ou mieux Barbaro, un des convives, ne toucha guère, dit-il, passé les premières viandes. Le lecteur ne sera peut-être pas fâché de rencontrer ici l'abrégé de ce menu italien du XVe siècle.
1o. Eau rose à laver les mains, puis pignolats en tablettes, roche de sucre et masse-pain;
2o. Esparges nouvelles;
3o. Le cœur, le foie et l'estomach des oyseaux foyages (c'est à dire ayant de gros foies);
4o. La chair de daim rostie;
5o. Les testes de génisses et veaux bouillies avec leurs peaux;
6o. Chapons, poulailles, pigeons, langues de bœuf, jambons de truye, bouillis avec la saulce au limon;
7o. Chevreau rosti avec du jus de cerises amères;
8o. Tourterelles, perdrix, faisans, cailles, grives, bequefiz, rostis avec olives salonoises pour condiment;
9o. Pour chascun un coq cuict avec du sucre madéfié et arrosé avec de l'eau rose, dans une platine d'argent concave;
10o. Pour chascun un petit cochon rosti avec une certaine liqueur pour saulce dans une escuelle d'argent;
11o. Pour chascun un paon rosti avec une saulce blanche faite de foies pilés et une composition aromatique nommée par les Espagnols caronchas;
12o. Un monde tortu et recroquillé, fait d'œufs, de lait, de farine, de sauge et de sucre;
13o. Quartiers de coing confits avec sucre, girofle et cannelle;
14o. Côtes de chardons, pignons, artichauts;
15o. Eau rose pour laver les mains;
16o. Dragées, coriandre, fenouil de Florence, amandes, anis, giroflat, orangeat, cannelat, dragées musquées;
17o. Bateleurs, farceurs, joueurs de gobelets, faiseurs de soubresauts, chemineurs de corde, musiciens de Luc, orgues, espinettes, guiternes, psaltérions et harpes;
18o. Torches de cire blanches, en parfums lynnicques, demi-dorées, concavées en dedans, et renfermant des oiseaux rares.
LES MONDES TERRESTRES
ET INFERNAUX,
Le Monde petit, grand, imaginé, meslé, risible, des Sages et Fols, et le très grand; l'Enfer des écoliers, des mal mariez, des P. et ruffians, des soldats et capitaines poltrons, des pietres docteurs, des usuriers, des poètes et compositeurs ignorans, tirez des œuvres de Doni Florentin, par Gabriel Chappuis, Tourangeau. A Lyon, pour Barthélemy, Honorati, 1578, 1 vol. in-8.
(1552-78.)
Le sieur Roméo, associé à de beaux esprits comme lui, qu'il réunit sous le nom d'Académie passagère, se met en route avec ses compagnons pour explorer l'univers. Dès les premiers pas des académiciens passagers, un quidam aborde la troupe, et se propose de lui éviter du chemin, en lui racontant ce qu'il a vu dans ses voyages. Cet étranger se nomme Remuant, et fait, de son côté, partie d'une académie dont les membres portent des noms de plantes. Il a tenté d'escalader le ciel par le moyen d'une grande tour qu'il a construite avec ses amis. L'intellect et la fantaisie l'ont initié aux secrets de ce pays mystérieux. Il a su d'étranges choses de Jupiter, de Vénus, de Priape, et tout cela est aussi plat qu'insensé. Sans doute il dut y avoir bien des allusions cachées là dessous; mais la trace s'en étant perdue, restent seulement la platitude et la folie. Cependant les académiciens passagers s'embarquent pour suivre leur dessein; une tempête les assaille; Doni les laisse aller au gré des flots et des vents, pour rapporter un dialogue philosophique entre un sieur Banny et un sieur Douteux, sur l'inégalité des conditions, que Dieu corrige plus ou moins, dit-il, par mille compensations diverses. Ce dialogue n'offre rien que de très commun; je n'en aime qu'une chose, c'est qu'il est fort vif contre les avares; sorte de gens contre qui, selon moi, tous les coups sont bons. Après le dialogue, vient une longue et froide allégorie sur les rapports de configuration qui existent entre les différens Etats de l'Europe et les différentes parties du corps humain: l'Allemagne est la tête, l'Italie le bras dextre, etc., etc.; ainsi finit le Petit Monde.
Le Grand Monde est encore un dialogue philosophique et moral sur les choses de cet univers et les mœurs des hommes, dans lequel, à travers beaucoup de vague et de décousu, on entrevoit que le Diligent et le Sauvage, qui sont les interlocuteurs, ont bonne envie de lancer quelques traits de satire. Ce Grand Monde se termine par l'histoire tragique d'une jeune, belle et riche veuve qui, après avoir refusé la main des meilleurs gentilshommes du pays, épouse un beau musicien, vagabond, à larges épaules, a, quelque temps, le droit de se croire heureuse avec lui, quand, un soir, le nouvel époux fait provision d'argent et de pierreries, poignarde sa dame et prend le galop sur le meilleur cheval de ses écuries: heureusement pour l'honneur des mœurs, on rattrape le sire; on le tue comme un pourceau; mais la belle veuve n'est pas moins morte, et c'est une leçon pour celles qui lui ressemblent.
Qui, du reste, aurait aujourd'hui le courage de suivre notre Florentin dans le labyrinthe inextricable de ses mondes, imaginé, meslé, risible, des sages et fols, etc., et de chercher un dessein quelconque dans l'éternel babil du Gaillard et du Passager, de Jupiter et de l'Ame, de l'Ame et de Momus, du Courtois et du Doux, où, parmi d'innombrables sottises, apparaissent à peine quelques pensées raisonnables, le tout pour aboutir à un beau sermon amphigourique sur l'amour de Dieu, intitulé le Très grand Monde, et si rempli de chimères et de visions incompréhensibles, qu'on n'y retrouve plus rien des vrais préceptes du christianisme? Certes ce ne sera pas moi qui l'aurai ce courage stérile; et je laisserai également Virgile, Dante, Mathieu Paulmier, la fée Fiésolane, Orphée, ainsi que la sibylle de Norcie, servir de guides aux académiciens passagers dans les sept enfers d'Antoine-François Doni, de peur de tomber dans un huitième enfer, l'enfer des lecteurs, qu'il a créé pour nous sans nous en prévenir. Cet insensé, né à Florence en 1511, mort en 1574, a composé plusieurs ouvrages du genre de celui-ci, entre autres la Zucca (la Gourde), qui le classent à côté de Fægio, l'auteur des Subtiles réponses, de Thomas Garzoni, l'auteur du Théâtre des divers cerveaux, plutôt qu'à côté de Gello, de Boccace et de Machiavel. L'opinion commune qu'il fut moine servite, puis prêtre séculier, a été contestée par quelques uns. Rien n'est plus plaisant que de voir l'admiration, l'extase qu'il cause à son bon-homme de traducteur, Gabriel Chappuis, Tourangeau d'Amboise; le même qui a traduit plusieurs des vingt-quatre volumes des Amadis, entreprise commencée par le sieur Herberay des Essarts, sous François Ier. Gabriel Chappuis se flattait, bien gratuitement sans doute, dans la préface de sa pauvre traduction de l'Arioste, de faire parler à ce grand poète aussi bon français qu'il avait parlé bon italien. Eu général, les traducteurs rendent un culte à leurs originaux, on le sait, et c'est sûrement aussi pour cette raison qu'on les a surnommés traîtres; mais, à cet égard, nul n'égala jamais Gabriel Chappuis. Nous aurons encore occasion de parler de cet honnête homme à propos de sa traduction de Garzoni; pour aujourd'hui, nous n'en dirons pas davantage, en ajoutant, toutefois, qu'il mourut en 1583, que sa traduction de Doni a été réimprimée en 1580 et en 1583, c'est à dire deux fois, et que notre exemplaire, de l'édition de 1578, a été vendu 19 livres, en 1780, à la vente de M. Picart.
DE TRIBUS IMPOSTORIBUS.
M.D.IIC. 1 vol. in-12, de 46 pag. (Très rare.)
(1553-98.)
Ainsi s'exprimait Voltaire en flétrissant un livre des Trois imposteurs, prétendu traduit du latin, ouvrage d'athéisme grossier, qui, déjà connu en 1716, fut imprimé à Londres, en 1767, avec diverses pièces traduites de l'anglais contre le clergé romain, dont la première est intitulée de l'Imposture sacerdotale. L'ouvrage contre lequel le philosophe de Ferney s'élève avec tant d'éloquence et de raison n'est point celui qui fait l'objet de cet article. Il est divisé en six chapitres. Le premier traite de Dieu selon l'idée que les hommes s'en forment; le deuxième, des raisons qui ont porté les peuples à se figurer un Dieu; le troisième, de la religion et comment elle s'est glissée dans le monde; le quatrième, des vérités sensibles et évidentes, dans le but de renverser la doctrine de l'ame; le cinquième, de l'ame et de sa nature, selon les anciens philosophes et selon l'auteur; le sixième et dernier traite des esprits qu'on nomme démons. Tout cela n'annonce qu'une bien mauvaise philosophie et ne mériterait guère qu'on s'y arrêtât, sans la controverse qui s'établit, à ce sujet, entre Bernard de la Monnoye et Pierre-Frédéric Arpe, l'apologiste de Vanini, ainsi qu'on peut le voir dans le Ménagiana et dans les Mémoires de Sallengre.
Le premier de ces deux savans avait combattu, dans une dissertation curieuse, l'opinion de l'existence du livre intitulé de Tribus impostoribus, livre que des traditions confuses faisaient remonter jusqu'à l'empereur Frédéric II, qui l'aurait commandé, vers l'an 1230, à son chancelier, le célèbre Pierre des Vignes, et cela sur la foi d'une lettre du pape Grégoire IX, rapportée par Rinaldi, dans laquelle ce pontife reproche amèrement à l'empereur, son ennemi, d'avoir traité d'imposteurs Moïse, Jésus-Christ et Mahomet. La thèse était belle à soutenir. Toutefois Arpe l'attaqua par une lettre anonyme de 1716, et prétendit, contre tout bon-sens, avec l'autorité d'une anecdote puérile, que ce fameux livre existait d'ancienneté, et que l'ouvrage en six chapitres, dont nous venons de parler, en était la traduction fidèle. La Monnoye n'eut pas de peine à réfuter la dernière partie de cette assertion, mais il alla trop loin, croyons-nous, en niant l'existence d'un livre de Tribus impostoribus antérieur à 1716.
Sans doute, quelle que fût l'animosité de Frédéric II contre la puissance pontificale, il est ridicule de prêter à cet empereur, aussi bien qu'à son chancelier, un ouvrage qu'aucune tête humaine n'aurait pu concevoir en 1230, ouvrage où, d'ailleurs, la touche moderne se trahit à chaque phrase; cependant il faut bien accorder qu'un pareil livre a pu exister vers 1553, comme l'assurent Guillaume Postel et le jésuite Richeomme, sous le nom de Florimond de Rémond. Comment le monde érudit se fût-il mépris à ce point de chercher partout l'auteur d'un livre qui n'eût pas existé, de l'attribuer tour à tour à Boccace, à Dolet, à l'Arétin, à Servet, à Bernard Ochin, à Postel lui-même, à Pomponace, à Campanilla, au Pogge, au Pucci, à Muret, à Vanini, à Milton et à tant d'autres? Comment le docte abbé Mercier de Saint-Léger, qui, du reste, n'est pas trop concluant sur cette matière, eût-il pu nous donner, à propos d'une chimère, une liste d'hommes qui s'en sont occupés, telle que celle-ci: Bayle, Jugler, Bibliotheca historica, litteraria, selecta, 1660-66; Chrétien Kortholt, à la tête de son traité de Tribus impostoribus hujus sæculi magnis; Richard Simon, dans la dix-huitième lettre du tome 1er de ses Lettres choisies; Jean-Frédéric Mayer, dans la préface de ses Disputationes de comitiis taboriticis; Thomasius, en tête de sa Dissertatio de doctis impostoribus; Placcius, In theatro anonymo; Prosper Marchand, article Imposteurs; Emmanuel Weber, Programma de tribus impostoribus; don Calmet, article Imposteurs de son Dictionnaire de la Bible; et Joseph-Romain Joly, capucin, dans une lettre qui est à la tête du tome III de ses Conférences ecclésiastiques, Paris, 1772? Quoi! tant de bruit pour rien? tant de fumée sans feu? cela n'est pas possible. En recherchant scrupuleusement le vrai ou le vraisemblable parmi beaucoup d'opinions contraires, nous trouvons qu'un livre latin, de Tribus impostoribus, composé vers la moitié du XVIe siècle, fut publié, en Allemagne, in-12, en 46 pages, par le libraire Straubius, en 1598, sans nom de ville ni d'imprimeur, et que, pour cette publication, l'éditeur fut mis en prison à Brunswick. Or, c'est cet ouvrage que nous présentons hardiment au mépris du lecteur, persuadés que nous sommes que de tels écrits d'athéisme sont fort propres à servir la religion. Il est devenu d'une rareté extrême. Il en existe un manuscrit à la bibliothèque royale de Paris, lequel vient de celle de Saint-Victor, et un autre à celle de Sainte-Geneviève. M. le duc de la Vallière en possédait un exemplaire imprimé que l'abbé Mercier de Saint-Léger lui avait cédé après en avoir pris la copie figurée. Cet exemplaire est maintenant dans la bibliothèque de M. Renouard, et la copie de l'abbé Mercier est entre nos mains. C'est sur cette copie, que M. le marquis de Fortia a trouvée très fidèle en la collationnant sur le manuscrit de Saint-Victor, que nous avons dressé la courte analyse suivante.
L'auteur de ce triste opuscule s'efforce, dès le début, d'enlever toute créance au dogme de la Divinité, en montrant que les hommes ne se sont jamais entendus sur l'idée de Dieu, et que, par ce mot sacré, ils ont affirmé ce qu'ils ne comprenaient pas; tandis que l'idée de Dieu est, par rapport aux causes premières, la seule idée qui soit compréhensible, toute autre n'étant pas même perceptible. Il cherche ensuite à confondre les notions que nous avons de la toute-puissance et de l'infinie bonté de Dieu, par l'argument ordinaire du mal moral et du mal physique éternellement réfuté par le cours des astres et par le cœur de l'homme. Même en accordant le dogme de la Divinité, il essaie de rendre ridicules tout culte et toute religion, un être infini n'ayant, selon lui, nul besoin de nos respects et de notre reconnaissance; et là dessus il ferme les yeux sur le besoin qu'ont les mortels d'adorer un maître suprême. Le consentement des peuples n'est rien pour lui, les puissans ayant eu partout et toujours intérêt à répandre, chez les faibles qu'ils voulaient asservir, les idées et les pratiques religieuses, comme si le mensonge pouvait être universel et constant. Les fausses religions du paganisme viennent ici à son aide, ainsi que les superstitions dont l'ambition et la cupidité des intéressés ont souillé la religion chrétienne. Il tire encore parti des éternelles disputes des prêtres et des controverses infinies établies soit dans chaque religion, soit d'une religion à l'autre, comme si la vérité n'avait pas autant de combats à livrer dans ce monde que l'erreur. Il ne veut voir, dans Moïse, qu'un conquérant et un despote hypocrite. Jésus-Christ ne lui apparaît point sous un jour plus favorable que Mahomet. «De quelle arme peut-on se servir contre ce dernier, dit-il, qui ne soit d'usage contre les deux autres?» Comme si les merveilles de la civilisation du monde étaient soustraites à ses regards. De nombreuses citations de l'Ancien Testament servent de textes à autant de syllogismes construits pour la ruine de toute doctrine révélée, et le livre finit par l'exclamation tantum! eh quoi tant! à laquelle nous répondrons par celle-ci: tantillulùm! eh quoi! si peu!
IL CATECHISMO,
Overo institutione christiana di M. Bernardino Ochino da Siena, in forma di dialogo. Interlocutori, il ministro, el'illuminato, non mai piu per l'adietro stampato, insieme XIX Prediche di M. B. Ochino senese, nomate laberinti del libero, over servo Arbitrio, Prescienza, Predestinatione et liberta divina, et del modo per Uscirne. (2 tom, en 1 vol. pet. in-8 rare, de 317 pages l'un, et de 266 l'autre.) In Basilea. M.DLXI.
(1555-61.)
On ne s'attend guère à trouver, dans un moine apostat du 15e siècle, aujourd'hui absolument oublié, un des plus profonds métaphysiciens qui aient jamais paru. Tel fut pourtant Bernard Ochin, né à Sienne, en 1487, d'abord cordelier, puis capucin, et alors aussi célèbre dans toute l'Italie par ses vertus austères que par ses éloquens sermons; puis tout d'un coup, à 55 ans, esclave de l'amour, qui lui fit épouser, à Genève, une jeune fille de 18 ans, quitter sa religion pour le calvinisme, dépasser les plus hardis novateurs jusqu'à prêcher la polygamie; égarement funeste, qui le força successivement à sortir de Suisse et de Pologne, et enfin à s'en aller mourir, misérable, en Moravie, dans sa 78e année, non sans avoir jeté un grand éclat dans le monde et sans avoir influé sur les affaires de son temps, puisqu'il aida, sur sa demande, le fameux Crammer dans la réforme de l'Église anglicane. Le sort d'avoir joui de toute la célébrité du génie, pour s'ensevelir ensuite tout entier dans l'oubli des hommes, lui est commun avec son compatriote et son ami Pierre Martyr, dont le public ignore ou dédaigne les savantes histoires et les précieuses lettres.
Les écrits de Bernard Ochin sont très nombreux, sans compter les trente dialogues qui le firent bannir de Genève. Nous ne parlerons que des seuls ouvrages que nous connaissions de lui, en témoignant, dès à présent, notre surprise de ce que M. Tabaraud, son biographe, lui refuse toute instruction, même dans sa propre langue; car, dans notre ignorance, nous soupçonnons qu'il écrit l'italien-toscan avec un nerf et une clarté remarquables, dignes de servir de modèles dans toutes les langues.
Son Catéchisme est dédié à l'église de Lucerne: c'est, ou du moins cela veut être un code, complet et raisonné, de tout ce qui est exclusivement nécessaire pour mener une vie chrétienne. L'auteur remonte on ne peut plus haut, et commence ainsi son dialogue avec l'Illuminé: «Penses-tu être?—Il me semble que je suis, mais je n'en suis pas certain, vu que mes sens peuvent me tromper.—S'il te semble que tu es, il est impossible que tu ne sois pas; car à qui n'est pas, rien ne semble.» Ceci est excellent et montre tout d'abord à qui nous avons affaire. De ces prémisses découle, avec la nécessité d'un commencement de toutes choses, celle d'une intelligence créatrice et suprême: les fins de l'ame humaine, en un mot, les premières bases de la morale. L'enchaînement philosophique est interrompu par la foi, qui le conduit au péché originel; et là il se renoue par dix paraphrases des articles du Décalogue. Celle sur le commandement, tu ne déroberas pas, fournit un texte solide à la réfutation du système aujourd'hui ressuscité de la communauté des biens. Plusieurs autres paraphrases ont pour objet de ruiner l'enseignement de l'Église, touchant le culte des saints, celui des reliques et des images, et la multiplicité des fêtes comme des cérémonies sacrées. Ce n'est pas ici le Catéchisme de Trente. L'examen du Symbole des Apôtres succède à celui du Décalogue. «Crois-tu, dit le ministre, que le Symbole soit l'ouvrage des Apôtres?—Oui, répond l'Illuminé (c'est à dire, dans son langage, l'Éclairé).—Crois-tu que ce Symbole contienne tout ce qu'il est nécessaire de croire?—Oui, car des êtres inspirés par l'Esprit saint ne pouvaient laisser leur œuvre incomplète.—Combien contient-il d'articles de foi?—Les uns disent 12, d'autres 14, d'autres 24; mais peu importe, puisqu'il renferme tout le nécessaire.»
Il n'entre pas dans notre plan de suivre Bernard Ochin dans ses sorties contre le purgatoire, contre la cène des papistes, non plus que dans ses longues explications sur le baptême et la justification. Le ministre, sur ces divers points capitaux, a le tort de tous ses confrères les réformateurs, celui de s'appuyer fièrement de la raison quand bon leur semble, et de s'en jouer au nom de la foi quand cela leur plaît, suivant les caprices de leur antipathie pour l'église romaine, infiniment plus conséquente qu'eux: c'est ainsi qu'il assigne des bornes très étroites à la prière, non seulement en ne voulant, pas plus que Calvin, de prières pour les morts, mais encore en ne permettant que six matières d'oraison, savoir: trois relatives à la plus grande gloire de Dieu, et trois afférentes au salut. Quelle folie triste et vaine d'interposer ainsi sa pédanterie réglementaire entre une pauvre ame et son auteur! Qu'a-t-on à redouter de pareils épanchemens, et quel homme peut être assez osé pour les restreindre?
Les XIX Sermons sur le libre arbitre sont dédiés à la reine Élisabeth. C'est là que la forte tête de Bernard Ochin se manifeste. Il en remontrerait à saint Augustin, et Leibnitz n'a rien à lui apprendre. Voici dans quel ordre ces discours sont rangés: 1o quatre sermons sur les embarras dans lesquels s'impliquent les partisans du libre arbitre, et que, pour cette raison, il appelle des labyrinthes; 2o quatre autres labyrinthes, où se perdent les adversaires de la liberté de l'homme; 3o un sermon explicatif de l'opinion qu'il ne convient pas à l'homme de s'engager dans ces doubles labyrinthes: c'est un morceau admirable; 4o un sermon où l'opinion précédente est combattue: ici le métaphysicien rentre dans la théologie; 5o huit sermons, où l'orateur veut montrer les issues naturelles de chacun des huit labyrinthes, ce qu'il ne fait pas mieux qu'un autre, se confiant trop à la révélation pour un argumentateur, et raisonnant trop pour un croyant, sans cesser, pourtant, de temps à autre, de jeter de grands éclairs, surtout vers la fin, qui est sublime. Tel est le plan de l'œuvre. Maintenant, essayons de retracer la marche des idées.
Premier labyrinthe. Mortel, tu te dis libre du premier ordre, et ton orgueil se refuse à la pensée d'agir de nécessité. Prends-y garde, mortel! par là tu dis que tu es Dieu; car, agir de soi-même, sans être déterminé par une cause hors de soi, ne saurait convenir qu'à la cause suprême.—Tu agis à volonté; oui, sans doute, et la bête aussi; mais la volonté qui la fait naître?—Chez la bête, qui n'est pas libre, ce sont les appétits; chez l'homme, c'est la pensée.—Et cette pensée, d'où te vient-elle?—De moi?—De toi? comment! ce ne sont ni les besoins qui, dans ta première enfance, l'ont excitée, ni les objets extérieurs qui, plus tard, l'ont fait éclore, ni les exemples qui, par l'imitation, l'ont développée, ni les leçons et les conseils qui, par l'éducation, ont causé son essor? Ne pourrait-il se faire qu'entre la bête et toi il n'y eût que du plus et du moins? Humilions-nous; prions Dieu de nous donner assez de lumières pour lui rendre hommage! E cosi sia.
Deuxième labyrinthe. Mais, quand il serait vrai que notre volonté ne fût déterminée par aucune force étrangère, matérielle, intellectuelle ou morale, que nous eussions la liberté d'indifférence, que l'homme se donnât les idées qui le déterminent, les partisans du libre arbitre n'en seraient pas plus avancés, puisqu'après tout, l'homme ne pouvant résister à la volonté divine, il faut bien qu'il veuille ce qu'elle veut qu'il veuille, et que la volonté divine étant immuable, il faut que la volonté humaine, toujours conforme à ce que Dieu a déterminé, soit, en ce sens, immuable aussi. Prions Dieu de soutenir notre faiblesse. E cosi sia.
Troisième labyrinthe. Et, quand on aurait établi que la volonté de l'homme se meut d'elle-même, et que Dieu, en déterminant toutes choses, n'a pas enchaîné cette volonté humaine de façon qu'elle soit contrainte à tels ou tels actes, les partisans de la liberté du premier ordre n'en seraient pas moins impliqués dans un terrible labyrinthe; car, pour que ces choses se pussent accorder, il faudrait que les contingens dépendissent à la fois et ne dépendissent pas de Dieu; en sorte que sa prescience deviendrait incertaine et purement conjecturale, ce qu'il est impossible de supposer et qui ferait aussitôt tomber toutes les prophéties, toutes les révélations, toutes les écritures. Quand Jésus-Christ prédit à saint Pierre qu'il le renierait trois fois, au chant du coq, peut-on dire qu'une annonce si précise fût une simple conjecture qui laissât à saint Pierre la possibilité de renier deux fois, ou une seule, ou point, de même qu'au coq de ne pas chanter? Quand Jésus-Christ promit, à ses douze apôtres, douze siéges dans la maison de son père, peut-on dire qu'il laissât incertain si les apôtres mériteraient ou non, c'est à dire obtiendraient ou non ces douze siéges? Force est donc de confesser, ou que Dieu prévoit certainement les actes de notre volonté, ce qui la rend nécessaire et non libre du premier ordre, ou enfin que Dieu se trompe ou qu'il ment. Lui seul nous peut tirer de ce troisième labyrinthe. E cosi sia.
Quatrième labyrinthe. Cependant, j'y consens, ni les objets extérieurs, ni les idées, ni les sentimens communiqués, ni les décrets incommutables de la divine puissance, ni l'infaillible et certaine prescience de Dieu n'entravent l'exercice de notre volonté: nous n'en serons pas moins enfermés dans un labyrinthe quatrième, et voici comme: Si nous sommes libres, assurément Jésus-Christ l'était aussi. Dans ce cas, sa passion, sa mort et sa résurrection pouvaient ne pas arriver. Admettez-vous ceci possible? non. Donc l'Homme-Dieu agissant de nécessité, tous les hommes, à plus forte raison, agissent de même. Dieu puissant, sortez-nous de cet abîme! E cosi sia.
Cinquième labyrinthe. Si les partisans de la liberté de l'homme sont embarrassés, ses adversaires ne le sont pas moins. En effet, dès que l'homme n'est pas libre, ce n'est plus lui qui pèche, c'est Dieu qui pèche pour lui, en ne l'empêchant pas de pécher, et alors quelle injustice à Dieu de punir l'homme! ou le bien et le mal moral sont des chimères; double hypothèse que le bon-sens ne rejette pas moins que l'Ancien et le Nouveau Testament. A notre secours, ô Dieu! E cosi sia.
Sixième labyrinthe. Se réfugiera-t-on dans l'opinion de ceux qui soutiennent que nous ne sommes pas libres à la vérité, mais que nos premiers parens l'étaient, et qu'ainsi nous sommes justement punis de nos péchés forcés, pour les leurs librement commis? Quelle subtile absurdité, qui d'ailleurs dément tout le dogme du christianisme, puisque, selon l'essence de ce dogme, Jésus-Christ est venu nous racheter du crime de nos premiers parens précisément pour ne nous laisser plus que notre propre fardeau à porter! Imaginera-t-on, par expédient, que les damnés n'auront d'autre peine que celle de ne pas être du nombre des élus, chose qui, ne rendant pas leur condition pire que celle d'un paysan qui n'est pas élu empereur, peut se concilier avec la justice de Dieu? Mais cette explication hétérodoxe, fût-elle admise, ne justifie nullement un traitement inégal pour des conditions communes. Enfin ira-t-on, avec quelques uns, soutenir qu'il n'y a point de vie future, point de bien ni de mal? Alors voilà tout l'édifice de la société humaine renversé. Répétons-le, au milieu de cet affreux dédale, il n'y a qu'à prier le Seigneur de nous éclairer. E cosi sia.
Septième labyrinthe. Nouvel embarras pour les adversaires de la liberté; ils ne sauraient expliquer pour quelle fin Dieu a créé l'homme, et ne sauraient pourtant soutenir qu'il ne l'a créé pour aucune fin, ce qui transformerait la souveraine intelligence en insensée suprême; et s'ils se hasardent à dire que Dieu a créé l'homme afin de montrer sa puissance, en écrasant à gauche, en exaltant à droite, on leur répondra que c'est là faire de Dieu même un enfant capricieux, et de l'homme un jouet misérable. Ne vaut-il pas mieux le supplier de prendre notre ignorance en pitié? E cosi sia.
Huitième labyrinthe. Dernier labyrinthe inextricable: en supposant que l'homme ne soit pas libre, on ne conçoit plus les idées du bien et du mal partout répandues de tout temps, les tentations, les efforts de la conscience, les leçons des sages, en un mot tous ces fantômes qui, dans ce cas, assiègent vainement l'esprit humain. Car, que faut-il enseigner à qui n'est pas libre? rien sans doute. Des volontés forcées sont ce qu'elles sont et ne peuvent se modifier. Résumons-nous donc à solliciter la science qu'il nous faut, près de la source éternelle de toute science! E cosi sia.
Neuvième sermon. Tourmentés dans ces sens divers, bien des gens finissent par dire que nous ne devons point traiter de telles questions jusqu'ici insolubles, ni pénétrer dans ces détours obscurs, dont personne, jusqu'ici, ne s'est tiré; que saint Paul, tout ravi qu'il fût au troisième ciel, n'ayant pu comprendre la merveille de la prédestination, il ne nous reste plus qu'à nous confondre avec lui devant les incompréhensibles jugemens de Dieu. Saint Jérôme, ajoutent-ils, rapporte, à ce propos, qu'Origène comparait saint Paul, essayant de parcourir le labyrinthe de la prédestination et d'y guider les autres, à un aveugle qui, promenant des étrangers dans les innombrables détours d'un palais, viendrait à les égarer dans des recoins sans issue. Ces gens disent encore que Dieu est trop juste pour s'être enveloppé de pareilles ténèbres s'il importait à notre salut de les éclaircir, et que, si cela nous importe peu, nous ne devons point, à cet égard, nous intriguer.—Ils disent que ceux qui ont cru pouvoir parler, écrire, dogmatiser sur ces matières, ont produit de grands maux et brouillé bien des cervelles.—Ils citent saint Prosper et saint Hilaire, l'évêque d'Arles, qui en voulaient beaucoup à saint Augustin de s'être engagé dans ces labyrinthes à la poursuite de Pélage, lequel, en magnifiant le libre arbitre, avait déprimé la divine grâce, attendu que, sans avoir été plus lumineux que Pélage sur ce sujet, il avait donné un funeste exemple.—En un mot, soit qu'on fasse l'homme libre ou non, il en résulte de tels inconvéniens, que le seul parti sage à prendre est de prier Dieu d'accorder, en nous, le triple sentiment de sa puissance, de sa justice et de sa bonté par celui de l'ordre évident qui règne dans l'univers. Ainsi disent ces gens timides.
Dixième sermon. Cependant, peut-on leur répondre, notre salut dépend de la connaissance de plusieurs choses surnaturelles, la révélation nous l'enseigne. Des choses divines, nous ne devons, sans doute, rechercher que ce que Dieu nous en montre, et procéder à cette recherche, sans curiosité superbe, appuyés sur les saintes Écritures; mais aussi, ces Écritures à la main, nous ne devons pas craindre de nous engager dans ces labyrinthes de peur de causer du scandale; car, où les méchans se scandalisent, les bons sont édifiés. Autrement les apôtres n'auraient pas dû prêcher Jésus-Christ, car les Juifs s'en scandalisaient.—Origène eut tort de blâmer saint Paul qui fit sortir de ces obscurités mêmes de vives lumières pour honorer Dieu. Hilaire eut tort de blâmer Augustin. Dès que Pélage attaquait la grâce, il fallait bien, si subtile que fût cette hérésie, il fallait bien la suivre pour l'atteindre et la détruire.—D'ailleurs ces obscurités ne sont pas si épaisses, que la clarté n'y puisse luire.—Par exemple, à ceux qui rejettent la nécessité de la grâce au nom de la justice divine, nous répondrons qu'ils transforment l'héritage des enfans de Dieu en un salaire d'esclaves.—A ceux qui reprochent à la divinité de n'avoir pas sauvé tous les hommes, nous répondrons qu'eût-elle sauvé tous les hommes créés, on pourrait, par le même raisonnement, lui reprocher toujours de n'en avoir pas créé davantage dès lors qu'ils devaient tous être heureux; reproche qui, supposant que Dieu peut créer l'infini, frappe de mort le raisonnement même.—L'homme est libre et non libre selon certaine mesure, dans certains cas, et cela de par la volonté d'un Dieu tout-puissant, tout juste et tout bon: c'est ce que nous essaierons de prouver dans les huit sermons qui vont suivre.
Onzième sermon. Bien que toutes les choses créées soient dans la main de Dieu, étant toutes venues de lui, néanmoins il est évident que chacune, dans son ordre d'existence, a son mode et sa faculté d'action; que, par exemple, les eaux, la terre, les plantes ont une certaine force propre à la production et à la reproduction; que cette force, aveugle et dépendante dans les choses inanimées, est plus spontanée, autrement plus libre chez les animaux, plus dans de certaines espèces d'animaux que dans d'autres, et de plus en plus, ainsi jusqu'à l'homme chez qui la liberté se manifeste à un degré remarquable, lorsqu'il est dans l'état parfait de discernement. Mais ce degré, quel est-il? Disons avec saint Augustin que la liberté consiste, pour l'homme, à pouvoir, par un effet de son choix, agir dans les choses extrinsèques, humaines, civiles et morales, c'est à dire dans toutes celles que Dieu a mises à la portée de ses organes et de sa volonté, comme de marcher, de s'arrêter, de s'asseoir, de se tenir debout, de distinguer le noir et le blanc, le juste et l'injuste, de faire le bien et le mal jusqu'à un certain point naturel; mais que cette liberté ne va point jusqu'à produire des actes surnaturels, tels que de voler dans les airs, de vivre sans respirer, d'altérer l'ordre de l'univers, ou d'engendrer d'elle-même cette foi ardente qui transporte, cette parfaite charité qui sanctifie.
Douzième sermon. Dieu est souverainement libre, et Dieu ne peut pas pécher. Donc il y a des impossibilités qui n'enchaînent pas la liberté. Dieu est infiniment puissant, et pourtant Dieu ne peut s'anéantir lui-même, ni faire qu'une chose soit à la fois et ne soit pas. Or, il a donné à l'homme la liberté de certains actes; donc il n'a pu lui ôter en même temps cette liberté par sa prescience: autrement il aurait produit à la fois les contraires, ce qui ne se peut concevoir. En veux-tu savoir davantage, mortel insensé? tu me représentes un affamé qui, devant une nourriture exquise, se consumerait à chercher comment elle a été préparée.
Treizième sermon. En attribuant à Dieu toutes ses actions, en vertu de la prescience divine, on raisonne ainsi: je pécherai ou je ne pécherai pas. Si je pèche, il était nécessaire que cela fût; sinon, il est impossible que cela soit; dans les deux cas, peu m'importe; au lieu qu'il faudrait dire: je ne pèche pas parce que Dieu a prévu que je pécherais; mais Dieu a prévu que je pécherais parce que je pèche.
Quatorzième sermon. Rien de nouveau. Toujours le même argument appliqué à la négation de saint Pierre. Ici Bernard Ochin se rue dans le vide, et l'on s'en aperçoit à l'épuisement de ses forces.
Quinzième sermon. Dieu ne saurait vouloir le mal, 1o parce qu'il est parfait; 2o parce que le mal n'est rien que l'absence du bien. Or Dieu ne saurait créer la privation, comme il ne fait pas les ténèbres, se bornant à faire la lumière dont les ténèbres sont l'absence, etc., etc. O vanas hominum mentes!
Seizième sermon. La grace ne manque pas à ceux qui la demandent; surtout, ajouterai-je, à ceux qui n'examinent point s'ils en ont besoin pour la demander; si, étant nécessaire à tous les hommes, elle est ou non donnée à tous les hommes; si l'homme est un être libre du premier ou du deuxième ordre et autres curiosités pareilles.
Dix-septième sermon. Ascétisme, mysticisme d'une tête perdue.
Dix-huitième sermon. De pire en pire.
Dix-neuvième et dernier sermon. Bernard Ochin se relève dignement, par ce dernier effort, en indiquant la docte ignorance comme le seul chemin qui puisse conduire l'homme hors de tous ces labyrinthes. Socrate, dit-il, si laborieux, si désireux de connaître les secrets naturels, ne se vantait que d'une chose, de savoir qu'il ne savait rien; et nous, hommes vulgaires, nous prétendons découvrir les secrets de Dieu! Jamais nous ne saurons de ces mystères que ce qu'il nous en aura révélé, et jamais il ne nous en révélera que ce qui peut nous être utile. Or, comme il ne nous a point révélé si nous étions libres ou non, du premier ordre, de quelle manière notre volonté se formait pour choisir et pour agir, il en faut conclure que ce savoir nous est inutile. Ceux qui ne se croient pas libres tombent dans le vice de l'oisive indifférence, et ceux qui se croient libres dans le vice de la confiance orgueilleuse. Le mieux est de combattre ses mauvais penchans selon les lumières de sa conscience, en sachant, du reste, ignorer. N'entrons pas, pour étancher notre soif, dans les abîmes de la prédestination, de la prescience et du libre arbitre; mais désaltérons-nous, comme les saints de l'Eglise primitive, dans les eaux pures de l'amour divin; car ce n'est pas l'office d'un vrai chrétien de sonder les profondeurs de la science divine.
«La vita nostra e si fugace, e breve, e la morte si certa e l'ora incerta, che l'occuparsi negli studii di quelle cose che non servano a edificarci, ma intrigando, generando questioni, contentioni, odii, discordie, e detrattioni, non può farsi senza disprezzo della nostra salute, di Dio, e del gran beneficio del Christo. Lo Evangelio e un cibo spirituale dell' anima si delicato, che facilmente si corrompe con le dottrine vane, nelle quali, quelli che vi si dilettano, mostrano si non l'haver perfettamente gustato.»
«Notre vie est si courte et si fugitive, notre mort si certaine, notre instant fatal si incertain, que consumer le temps dans la recherche de ces choses qui, sans profit pour l'édification, n'engendrent que difficultés, haines, disputes et discordes, montre un grand mépris de Dieu, du salut et des mérites du Christ. L'Evangile est un aliment de l'ame, d'une telle délicatesse, qu'il se corrompt soudain au souffle de ces doctrines vaines qu'on ne saurait aimer sans faire voir qu'on n'a jamais goûté la nourriture céleste.»
LES DIALOGUES
DE JEAN TAHUREAU,
Gentilhomme du Mans, non moins profitables que facétieux, où les vices d'un chacun sont repris fort aprement, pour nous animer d'advantage à les fuir et suivre la vertu. A Monsieur François Piéron, à Paris, chez Gabriel Buon, au clos Bruneau, à l'enseigne Saint-Claude, avec privilége (1 vol. in-16 de 210 feuillets, plus 11 feuillets préliminaires, titre compris, et, à la fin, 3 feuillets d'une table des matières, très bien faite). Jolie édition d'une œuvre posthume, donnée pour la première fois, et dédiée par M. de la Porte, le 24 mars 1565, à l'abbé François Piéron, grand-vicaire de monseigneur l'abbé de Molesmes.
(1555-65-70.)
Jean Tahureau, gentilhomme du Mans, né avec de brillantes dispositions pour la poésie et les lettres, eut une carrière courte, mais bien remplie, puisque, étant mort à 23 ans, il eut le temps de servir avec honneur dans les armées de François Ier, et de se faire un nom mérité parmi les meilleurs poètes et les meilleurs prosateurs de son époque. Ses deux dialogues du Démocritic remonstrant au cosmophile sont le seul témoignage qui nous reste de l'élégante pureté de sa prose et de sa verve satirique et plaisante; mais il est décisif. On trouverait difficilement, même dans des écrits de cent ans postérieurs, des périodes mieux construites que celle-ci contre la folie des amans qui se laissent fasciner par leurs maîtresses. «...... Encores ne suffiroit-il pas à ces messieurs, s'ils n'en faisoient des divinitez, tant, qu'il s'en est levé une infinité de cette secte, qui ne se sont jamais trouvez contens jusques à ce qu'ils nous ayent donné à entendre par leurs gentils barbouillemens et sottes fictions leur belle vie et folle superstition: les uns appellant leurs amies déesses et non femmes: les autres les faisans vaguer et faire des gambades en l'air avecques les esprits: les autres les situans avecques les étoilles aux cieux: aucuns les élevans avecques les anges pour leur vouer de belles offrandes; tellement que je croy, si on leur veut d'advantage prester l'oreille, ils s'efforceront de les mettre au dessus des dieux, et tant est creüe cette folie entre les hommes, que le courtisan du jour d'hui, ou autre tel faisant estat de servir les dames, ne sera estimé bien appris, s'il ne sçait, en déchifrant par le menu ses fadèzes, songes et folles passions, se passionner à l'italienne, soupirer à l'espagnole, fraper à la napolitaine, et prier à la mode de cour; et qui pis est, pensant bien voir et louer je ne sçay quoi de beauté qu'il estime estre en s'amie, il ne la voit, le plus souvent, qu'en peinture, j'entens peinture de fard ou d'autre telle masque, de quoy ne se sçavent que trop réparer ces vieilles idoles revernies à neuf, etc., etc., etc.»
La mauvaise humeur, vraie ou feinte, de Tahureau contre les femmes aurait pu lui attirer, de leur part, un châtiment sévère à meilleur titre encore que le roman de la Rose ne fit, dit-on, à Jehan de Meung, si la politesse du temps où il vivait ne l'eût préservé. Réellement il ne les épargne guère. Leur avarice à l'égard d'autrui, leur prodigalité pour elles, leurs tromperies, leurs caprices, leurs attachemens saugrenus, leurs penchans désordonnés, tous ces torts que la satire leur impute depuis le commencement du monde revivent sous sa plume pour lui fournir quantité de traits épigrammatiques, d'invectives véhémentes, de peintures vives et hardies, à la vérité très amusantes. Nous signalerons notamment, aux amateurs de tableaux malins, ceux de l'amour de l'homme d'armes, de l'amour du courtisan, et de l'amour de l'écolier. La galanterie ne fait pas le sujet unique de cette double satire, dans laquelle le cosmophile tâche vainement d'adoucir, par d'assez froides agologies, les censures du Démocritic. La vie des gens de guerre, celle des praticiens, des avocats, des médecins, des courtisanes sont aussi rudement traitées. La folie des astrologues, des magiciens, des alchimistes est également le but de ses traits. Tahureau se mêle enfin de philosophie, et toujours glosant contre les anciens, les modernes, les étrangers, les Français, contre tout le monde en un mot, se moquant de Cardan, d'Agrippa, de Frégose et d'Erasme aussi bien que de Platon, qu'il appelle le philosophe imaginaire, et d'Aristote qu'il qualifie de mignard, on ne sait pourquoi (car personne ne fut jamais moins mignard qu'Aristote); il s'enveloppe dans le christianisme, après quoi il congédie son cosmophile avec cette pieuse conclusion que tout ici bas est vanité, hormis d'aimer Dieu et de le servir. Une si sage maxime lui donne occasion de joindre, à ses deux dialogues, cinq petites pièces de vers sur la vanité des hommes, la constance de l'esprit, le parler peu, l'inconstance des choses et le contre-amour, qui se font remarquer par un sentiment peu vulgaire de l'harmonie lyrique.
Nous appelons particulièrement l'attention sur le début de la troisième pièce intitulée: De l'inconstance des choses, et adressée, par Tahureau, à son frère:
PASSEVENT PARISIEN
Respondant à Pasquin Rommain de la vie de ceulx qui sont allez demourer, et se disent vivre selon la réformation de l'Évangile, au païs jadis de Savoye; et maintenant soubz les princes de Berne et seigneurs de Genève; faict en forme de dialogue. (1 vol. in-16 de 48 feuillets.)
(1556.)
En tête de notre exemplaire se lit une note de Bernard de la Monnoye, de son écriture très jolie et très fine, par laquelle il combat l'auteur de la comédie du Pape malade, qui attribue le présent dialogue, anticalviniste, au nommé Artus Désiré, prêtre fanatique et bouffon, auteur de plusieurs libelles contre Calvin, mort vers 1578. Selon La Monnoye, qui s'appuie de La Croix du Maine et de du Verdier, le véritable père du Passevent parisien est ce même Anthoine Cathelan, du diocèse d'Alby, ancien cordelier, que Théodore de Bèze, dans sa vie de Calvin, traite d'effronté menteur. Nous avons peu de foi aux libelles, pour notre compte, et nous sommes disposés à les taxer d'exagération et de calomnie; toutefois il nous paraît curieux, pour l'histoire du temps, d'extraire celui-ci, qui n'est pas commun. Des anecdotes du XVIe siècle, vraies ou fausses, doivent se peser; et d'ailleurs Calvin, tout homme de génie qu'il était, a si souvent prodigué les accusations, l'ironie et l'invective, qu'on peut, sans scrupule, rappeler celles dont il fut, à tort ou à raison, l'objet, sans oublier de rappeler pourtant que les écrivains les plus orthodoxes, tels que Maimbourg, du Perron, etc., ont accordé à ce personnage des mœurs assez pures et une vie assez réglée, contre l'opinion du présent libelliste. Cathelan, selon toute apparence, composa son Passevent parisien, pour faire contre-poids au pamphlet, si comique, de Théodore de Bèze, contre le président Lyset, abbé de Saint-Victor de Paris, intitulé: Epistola benedicti Passavantii ad Petrum Lysetum, et la complaincte de Pierre Lyset sur le trespas de son feu nez; pamphlet qu'on trouve à la fin des lettres d'Hommes obscurs (Epistolæ obscurorum virorum, etc.), autre écrit hétérodoxe fort piquant, en deux tomes, d'Ulric de Hutten, l'un des plus beaux esprits de la réforme luthérienne avec Reuchlin, et l'un des chefs de cette secte, comme Bèze, Farel et Viret le furent de la secte de Calvin. On voit dans la bibliothèque de La Croix du Maine, tome III, page 96, qu'Anthoine Cathelan, cordelier albigeois, a aussi écrit l'épître catholique de la vraie et réelle existence du précieux corps et sang de notre Sauveur, au sainct Sacrement de l'autel, Lyon, 1562, et l'arithmétique ou manière de bien compter par la plume et par les jects, en nombre entier et rompu, Lyon, 1555. Bèze, dans sa Vie de Calvin, raconte qu'en 1556, Cathelan, étant venu à Genève avec une fille de mauvaise vie, fut bientôt reconnu pour un affronteur et contraint de déloger, d'où il se retira à Lausanne, puis sur les terres de Berne, et que là il fit tant par ses beaux actes, qu'il en fut banni sous peine du fouet. Cela le dépita tellement, qu'il s'en retourna en France, d'où il envoya une épître imprimée aux syndics de Genève contre la doctrine de Calvin. Bèze ne parle pas d'ailleurs du Passevent parisien.
Luther, dans sa haine contre le pape et l'Église romaine, avait donné l'exemple d'une violence de discours qui passe toute mesure, et dont les curieux n'ont besoin, pour se convaincre, que de lire certains passages de ses écrits rapportés au tome II des mémoires de l'abbé d'Artigny. Il disait des papistes: «Ce sont tous des ânes, et ils resteront toujours des ânes, en quelque saulce qu'on les mette, bouillis, rôtis, frits, trempés, pelés, battus, brisés, tournés, revirés, ce sont toujours des ânes.» Ailleurs, s'adressant au pape Paul III (Farnèse): «Prenez garde à vous, mon petit âne, s'écriait-il, allez doucement, il fait glacé; la glace est fort unie cette année, parce qu'il n'a pas fait beaucoup de vent: vous pourriez tomber, vous casser une jambe, et l'on dirait: Quel diable est ceci?» Une autre fois, répondant au controversiste Henri VIII d'Angleterre, il se permettait ces propres paroles: «Cette pourriture, ce ver de terre ayant blasphémé contre la majesté de mon roi, j'ai droit de barbouiller sa majesté anglaise de sa boue et de son ordure. Jus mihi est majestatem anglicam luto suo et stercore conspergere.» De tels modèles ne furent que trop bien suivis par ses adhérens et par ceux de Calvin. Rien ne saurait égaler en virulence la verve satirique des agresseurs des deux réformes; et il faut convenir que, sous quelques rapports, l'avantage était pour eux. L'Eglise les frappait vainement de ses foudres; les docteurs les poursuivaient en vain de leurs décrets, et les princes de leurs bourreaux; ici de front, là de côté, tantôt furieux, plus souvent rieurs, ils se représentaient sans cesse, et portaient de rudes coups. Leur tactique rieuse inspira l'idée, à leurs adversaires, de rire aussi; mais le rire des puissans n'a jamais de grace; on ne peut, à la fois, se moquer des gens et les brûler, il faut choisir. Quoi qu'il en soit, voyons comment Anthoine Cathelan se raille de Calvin et de ses amis.
Pasquin, de Rome, est l'interrogateur, et Passevent, de Paris, lui répond. Comment, dit Pasquin, vivent les évangéliques?—Ils s'appellent tous frères et sœurs.—Est-il vrai qu'ils se marient tous?—Ils ont chascun une femme en public, et, en secret, en peut avoir, qu'il en prenne.—Comment sont habillés les prédicans?—Comme des avocats, sauf le bonnet carré.—Jeûnent-ils, prient-ils?—Nani, nani; non plus que chiens. Ils disent que Jésus-Christ a satisfait pour eulx. Ils vont à pied, faisant les pauvres et les bons frères mitous.—Quoi! leurs gros paillards, Calvin, Farel et Viret aussi vont à pied?—Nani, nani.—Dis-moi donc comment vit le vénérable Calvin?—Il a tenu, en son logis, durant cinq ans, une nonnain d'Albigeois à deux escus par mois pour lui faire son lit. Au cinquième an, la nonnain se voyant grosse de quatre mois, fallut que M. de Rocayrols, jadis chanoine d'Alby et son favori, vînt à Genève l'épouser, sur peine d'être accusé comme luthérien, par Calvin, en son pays. Calvin accompagna la nonnain à Lausanne, déguisé en coureur de poste, et la noce se fit en l'église de Viret, en présence de Vailler, pendant que Calvin était allé prescher à Neufchastel, en l'église de Farel. Madame la nonnain a fait un beau fils peu après à M. de Rocayrols, et le compère a été maître Raymond, prédicant à Genève, compagnon de Calvin en tous butins.—Ah! la bonne truie! Mais dis-moi maintenant, Passevent, de la Charbonnière et de la bourse des pauvres de Genève?—La Charbonnière est une belle nonnain de Milhau en Rouergue, enlevée par un nommé Charbonnier. Quand le couple fut arrivé à Genève, Calvin voulut en faire son profit, disant à la poure fille qu'il fallût quitter son Charbonnier pour entrer dans le sein de l'Eglise; ce que voyant le Charbonnier, s'enfuit à Lausanne avec sa nonnain, où ils sont encore.—O quel paillard de leur Eglise est cet enragé de Calvin! et je pensois que leurs sermons les instruict à bien vivre.—Leurs sermons ne leur servent si non d'appeler le pape antechrist, et les cardinaux cuisiniers, et les rois tyrans, d'instruire le peuple à vivre en toute liberté, et distribuent la bourse des pauvres à leurs parens, donnant bien trois carolus par sepmaine aux pauvres, c'est tout.—Dis-moi, je te prie, qui sont ceux qui fondent telle bourse?—Ils envoyent par tous costés de chrestienté leurs espions et semeurs d'hérésie chargés de livres contre la messe, et font la levée chez les poures abusez et desrobent les églises, puis reviennent par après à Genève, où ils sont tant plus festoyés et caressés par Calvin, Farel et Viret, que plus ils sont chargés.—Ils ont donc tous les biens d'église où les peuples les escoutent?—Tu es bien deceu: non, ce sont les seigneurs qui ont le mieux happé ces biens et les arrentent au plus enchérissant, dont Calvin est bien fasché, disant que ces brigands de seigneurs sont cause qu'ils ne sont estimés du peuple au regard des prélatz de la papisterie, pour ce qu'ils n'ont plus les biens d'église.—Comment sont leurs églises?—Les édifices s'en vont petit à petit au bas, et ne leur chault des bastimens non plus que des estables, disant que l'église de Dieu sont les fidèles; et tout bastiment leur est bon.—Récite-moy, sans plus dilayer, la vie du vénérable Viret en son église de Lausanne et des professeurs de son université en théologie, et aux langues hébraïque, grecque et latine.—Voicy en premier leur catalogue, puis, après, leur vie. Pierre Viret et Jacques Vailler, prescheurs ou minimes; le Beato Conte, jadis prescheur, et maintenant médecin et seigneur du Meyx, en Savoye; Jean Rubite, lecteur de la Bible; Merlin, lecteur en hébreu; Thadée Bèze, lecteur en grec; Eustace, lecteur ez arts et maistre des Douze; Mathurin Cordier, principal du collége des enfans; Arnaud de Chastelnaudary, diacre ordinaire; François Villaris, diacre pour les pestilenciez; Barthélemy Causse, ministre de Lucerne, près Payerne; Claude, jadis curé d'Yman, et Ores, ministre de Grant Court, près Payerne; et trois honorables, savoir: Achats Albiac, jadis moine, et aujourd'hui se fait nommer seigneur du Plexis; Dominicle Boulardet, brodeur; et Grant Jean Flamen, de Toulon. Viret est un fils d'Orbe en Savoye qui, le mois d'août passé, 1654, a renoncé la messe et abattu un couvent de bonnes religieuses de Sainte-Clère. Iceluy a pris pour femme une veuve chargée de trois petits enfans, qu'il a fait sa famille avec ses joyaux, et cent francs qu'il a détenus. C'est le plus beau diseur et bavard de la bande. Vailler a esté prestre et maistre d'escole à Briançon, et Ores ministre à Lausanne; il a pris pour paillarde une vieille midrouille dont il a un enfant de quinze ans qu'il enrichit, acquiérant des biens de tous costés, mesmement en la ville d'Aubonne, et s'occupe de son avoir plus que du sermon, semblant mieulx badin que prescheur... Le Beato Conte estoit secrétaire du duc de Savoye, qui s'enfouit en Allemagne, faisant le médecin après avoir enlevé la demoiselle d'un gentilhomme du duc, et l'avoir engrossée. Calvin, Farel et Viret l'ont reçeu, et reçoivent tous bandits. Beato Conte, ayant visé puis après que la veuve de M. de Meyx en Savoye, près Lausanne, estoit mieulx son faict, a donné une médecine purgative à sa damoyselle, qui lui purgea l'ame du corps, et ensuite épousa la veuve, et se fait appeler seigneur du Meyx. Il est timide et couard, et vient en cachette à Lausanne, comme dit Jean Flamen, son maistre d'hostel, et, dans peu, son gendre... Jean Rubite est un prestre de village en Faucigny, lequel a pris pour femme une publique de Berne, et vit en bon janin... Thadée Bèze, Bourguignon, est tenu à Calvin, qui l'a marié avecques la belle Candide, et l'a fait lecteur en grec à Lausanne. C'est le second des évangéliques. Il estoit prieur à Longjumeau. Il connut la belle Candide, à Paris, dans un bordeau nommé Huleu, et vint à Genève, où Calvin maria ce seigneur de osculo avec sa vieille midrouille. Merlin, lecteur en hébreu, est le fils d'un pauvre marchand failli de Valence en Dauphiné, et ne sçait quatre paroles de latin, etc., etc., etc. Iceux évangélicques ne se soucient du tout du baptesme, baptisant quand cela se trouve, mais sans affaire; et mariant uniment, le fiancé menant sa fiancée au temple, les hommes deux à deux en avant, les femmes derrière; et le ministre leur dit qu'ils sont mariés, et puis s'en retournent chascun disner s'il en a; et enterrent les morts ainsi: les portant dans la fosse, les hommes devant, les femmes derrière, sans faire nulle prière qui serait, selon eux, papisterie et idolâtrerie.—Je vois bien qu'une telle génération serpentine ira bientôt en ruine, moyennant l'ayde de Dieu auquel j'espère.—Notre debvoir, Pasquin, est, comme tu dis, de prier qu'il lui plaise donner la paix aux princes, afin que, par tel ordre, on puisse mettre à feu et à sang telle secte de bannis et pleins de tous vices à l'honneur de Dieu et son Eglise. Amen.