Analectabiblion, Tome 1 (of 2): ou extraits critiques de diveres livres rares, oubliés ou peu connus
BEUFVES DE HANTONNE.
L'Histoire du noble tres preux et vaillant chevalier Beufves de Hantonne et de la Belle Iosienne sa Mie, comprenant les faicts chevalereux et diverses fortunes par lui mises à fin à la louange et honneur de tous nobles chevaliers, comme pourrez veoir puis apres. Nouuellement imprimé à Paris. On les vend à Paris, en la rue Neufve-Nostre-Dame, à l'enseigne Saint-Nicolas, par Jean Bonfons (1 vol. goth., in-4, s. d., vers 1530)[37].
Le début de ce curieux roman, écrit avec beaucoup de naturel, n'est pas fait pour engager les vieux chevaliers, tout vaillans qu'ils sont, à épouser de jeunes et belles filles, quelque nobles qu'elles soient. Huy de Hantonne, en son vieil âge, vit la fille d'un noble homme et de grant lignage, et tant belle la vit, qu'il l'Espousa, voire coucha avec elle, et luy engendra ung beau fils, lequel sur fonds de baptême fut appelé Beufves. Iceluy enfant fut bien venu, bien pansé et nourri; mais le père n'en put avoir d'autre de sa dame tant belle, jeune, et amoureuse et frisque. Cette belle dame voyant son seigneur vieil, afféti, débile, au regard qu'elle ne querroit que esbattemens et joyeusetez par sa monition de jeunesse qui la gouvernoit, se leva un matin d'auprès de son seigneur pour ce que lui sembloit que son temps y perdoit, tout ainsi que cellui que on faict coucher sans souper; elle se laça gentement, en maniant son sein, qui gentement estoit fait, prit un miroir, y admira sa beauté, et puis faisant venir un escuyer de confiance, le pria, ainsi qu'il estoit loyal et affectionné, de mettre en la viande du comte Huy aucuns poisons, ce qu'il fit, et le comte Huy mort, la belle et frisque dame se trouva libre d'espouser un moult vaillant et jeune chevalier, nommé Doon de Mayence. Le jeune Beufves, bien qu'encore enfant, fit de grands reproches à sa mère, qui le voulut occire tôt; elle se résolut toutefois à l'envoyer tant seulement en estranges pays. Voilà donc Beufves transplanté en Arménie. Josienne, la fille du roy, tant belle et généreuse, l'arma chevalier et en devint éprise; elle refusa pour lui la main du roy Dannebus. Une guerre s'ensuivit. Beufves, vainqueur du roy Dannebus, tomba pris dans les fers de Brandimont de Damas, où il resta sept ans. Pendant cette captivité, Josienne fut mariée, malgré elle, à un roy sarrazin nommé Pygnorin de Montbrant (ce qui est un joli nom d'Arabe); mais Beufves, conduit miraculeusement par le romancier et par l'amour, n'est pas plutôt sorti des prisons de Brandimont de Damas, après l'avoir tué, qu'il retrouve sa chère Josienne, l'emmene, malgré son accident avec le seigneur sarrazin, passe la mer avec elle, et arrive avec elle à Cologne, pour y tirer vengeance du successeur de son père, Doon de Mayence[38]. Il laisse, un petit, Josienne seule pour vaquer à ses affaires de vengeance; mais, pendant ce temps, le bruit de sa mort s'étant faussement répandu, ne voilà t-il pas que l'évêque de Cologne s'ingère de forcer le mariage de Josienne avec un sien neveu; c'est comme une fatalité. Cependant Beufves de Hantonne triomphe de Doon de Mayence, cela va sans dire. Il lui coupe le chef, très bien; il met sa vilaine mère en religion, encore mieux; enfin il épouse une troisième fois Josienne, sa mie. Si ce n'est pas là de la coustance, je le donne en dix à d'autres. Le roman devrait finir ici, en bonne règle; mais l'unité d'action n'est pas le faible ou le fort de nos vieux romanciers. Il faut encore que le lecteur essuie mille aventures, un voyage en Angleterre, une séparation nouvelle et fortuite de Josienne et de son époux, un mariage fortuit de cet époux avec la reine de Cynesse, une merveilleuse réunion de Beufves et de Josienne. Finalement Beufves de Hantonne marie son fils Thierry avec la reine de Cynesse pour se débarrasser d'elle, retourne en Arménie, y trône avec sa mie, se bat avec les Sarrazins, abdique en faveur de Thierry, son fils très cher, et se fait ermite; après quoi le roman s'arrête avec le 75e chapitre.
L'original de ce roman est certainement un poème français, du même titre, dont l'auteur est inconnu, mais, qu'à son style, la Croix du Maine et Bernard de la Monnoye, d'accord avec les rédacteurs du Catalogue de la Vallière, jugent avoir écrit vers l'an 1200[39]. Ce poème, de 10,600 vers de 10 pieds, n'existe qu'en manuscrit. Il fut, très anciennement, mis en rimes italiennes, et le roman que nous venons d'extraire en est une traduction plus ou moins fidèle, probablement faite, vers l'an 1500, sur l'italien. Les deux poètes et le prosateur sont restés sous le voile de l'anonyme jusqu'ici.
[37] La première édition de ce livre, également gothique (s. d.), 1 vol. in-fol., Antoine Vérard, n'est pas plus rare que celle-ci de Jean Bonfons.
[38] Le président Bonhier possédait, en manuscrit, un poème sur Doolin de Maïence, qu'il attribuait à li roi Adenès. Peut-être le sujet de ce poème rentre-t-il dans celui de Beufves de Hantonne, ou même ne fait-il qu'un avec lui, sous un autre titre.
[39] Voici un échantillon de la poésie de l'original français, d'après deux citations insérées dans le catalogue de la Vallière, 1re partie, tome 2, pages 158-603 et suivantes. Ces citations sont prises du début et de l'épilogue:
MILLES ET AMYS.
L'Histoire des nobles et vaillans chevaliers nommez Milles et Amys, lesquels en leur vivant furent plains de grandes proesses. On les vend à Paris, en la rue Neufve-Nostre-Dame, à l'enseigne Sainct-Nicolas, par Jean Bonfons (1 vol. goth., s. d. (vers 1530), in-4, très rare, ainsi que la première édition de ce livre, également gothique, s. d., in-fol. Paris, Antoine Vérard.)
(1200-1500-1530.)
Ce Roman est un constant hommage rendu à l'amitié, dans la personne de deux chevaliers, nés le même jour, dans le même pays, avec des traits et des formes semblables, des sentimens, des caractères pareils, sous une étoile commune. L'auteur commence d'un style édifiant. «Pour l'honneur et révérence de la Trinité et de la court célestielle de paradis, moi confiant l'infusion du benoît Saint-Esprit, lequel donne et influe sa grâce où il lui plait, ay entrepris d'escrire une histoire des faicts advenus à la louange de deux vaillans chevaliers nommez Milles et Amys.» S'ensuivent 114 chapitres surchargés d'aventures, dont voici l'aperçu plutôt que le précis. Anceaume, comte de Clermont en Auvergne, au temps du roi Pépin, n'ayant point d'abord d'enfans de sa belle et saincte dame et chère épouse, a formé le vœu d'aller avec elle en Terre-Sainte au cas qu'elle engendrât d'un fils, ce qui advient, et ce fils est nommé Milles. En même temps un garçon, tout pareil, naissait au sénéchal d'Auvergne, qui lui donne le nom d'Amys. Le comte Anceaume, heureux de sa géniture, songe à satisfaire son vœu, non toutefois sans consulter premier un nécromancien sur les destinées de son fils, à cause de certain signe que l'enfant avait apporté sur une main. Le nécromancien ayant prédit prospérité, gloire, conquête, etc., le comte Anceaume et sa femme s'embarquent pour la Terre-Sainte, laissant aux soins dévoués de quelques serviteurs la garde et l'éducation première du petit comte Milles. Tempêtes, isle déserte, la comtesse Anceaume, séparée de son mari par cas fortuit, griffon vaincu, arrivée du comte tout seul en Syrie, baptême du roi d'Antioche, amour subit de la reine d'Antioche pour le comte Anceaume, le roi d'Antioche aussitôt après son baptême ayant disparu, ce qui advient fort à propos. Cependant qu'advenait-il au petit comte Milles? Il lui advenait que le comte de Limoges, profitant de l'absence des parens, menaçait, poursuivait son enfance, chassait ses tuteurs, et le contraignait à demander l'aumône, conduit par sa nourrice, avec le petit Amys. L'enfant précieux se tire néanmoins d'affaires; il grandit, il se fait adulte, il devient amoureux et amant favorisé de la belle Flore, fille du duc de Bourgogne, lequel trouve le jeu mauvais et le met en prison. Sortir de prison, rejoindre son jeune camarade, et partir pour Constantinople avec lui n'est pas une affaire. Voilà donc Milles et Amys à Constantinople, où le premier retrouve sa mère et tombe épris de la fille de l'emperière, appelée Jadoine la Belle. Siége de Constantinople formé par le soudan d'Acre. Milles et Amys, suivis des Chrétiens, soutiennent l'effort des assiégeans, les repoussent, et font deux de leurs rois prisonniers. Dans cette occurrence, l'emperière ne pouvait pas moins que de s'éprendre d'amour pour Milles, et d'être jalouse de Jadoine, sa fille, qu'elle met d'abord en prison, pour l'en tirer bientôt et la promettre en mariage à son cher Milles, si mieux l'aime. Milles est fait maréchal de Constantinople; il sort contre les Païens, et, tombé dans leurs mains, est, sans retard, délivré par le vaillant Amys aidé du roi Danebron. Milles ayant eu le choix de l'emperière ou de sa fille Jadoine, choisit Jadoine, l'épouse, et, libre de tout souci à Constantinople, part pour l'Auvergne, dans le dessein de se venger du comte de Limoges. Arrivé en Limousin, il desconfit son ennemi, l'occit, et, par occasion, fait prisonnier le duc de Bourgogne. On se souvient ici de la belle Flore, fille de ce duc. Milles la connaissait bien pour un trésor; il l'a fait épouser à son cher Semblant, le chevalier Amys; mais pendant qu'il était ainsi occupé en France (on ne peut pas être partout), voilà qu'il arrive malencontre à Constantinople. Les Païens le prennent, et brûlent Jadoine toute vive. Milles, sur cette affreuse nouvelle, accourt en Terre-Sainte, assiège, prend la ville d'Acre et délivre son père Anceaume, qui, à son insu, s'y trouvait captif. Captif, est-ce bien le mot? Le comte Anceaume sent bien le renégat; car, à peine délivré par son fils, il devient le vengeur du soudan d'Acre, et se met à combattre les Chrétiens, que dis-je? son propre fils (à la vérité, sans le reconnaître); il le reconnaît toutefois, ce fils, au moment de l'occire. Alors grande effusion de cœur. Le père, la comtesse sa femme, le fils, le fidèle Amys et le sénéchal d'Auvergne quittent alors, tous ensemble, cette malheureuse terre de Syrie, et regagnent l'Auvergne. Le comte Anceaume et sa femme trépassent peu après. Milles, devenu comte de Clermont, vient à Paris faire hommage de son fief à Charlemagne. Etant veuf, il se permet d'aimer Belissant, la fille de l'empereur; il était prédestiné à charmer les filles des empereurs d'Orient et d'Occident. Milles, traversé dans ses nouvelles amours, s'en va guerroyer en Frise. De retour à Paris, il charge son fidèle Ménechme de combattre, à sa place, le perfide chevalier Hardres, qui avait dénoncé ses amours à Charlemagne, attendu qu'il a juré à Belissant de ne point le combattre lui-même. Amys accepte la proposition, et occit son adversaire dans un combat à outrance. Alors l'empereur charmé de tant de valeur, et croyant, à cause de la ressemblance, que c'est Milles qui a vaincu, donne sa fille au vainqueur. Amys court aussitôt chercher Milles et lui remet Belissant. Voilà un généreux ami, qui se bat et se marie par fidéi-commis, à charge de rendre à qui de droit la femme et les lauriers qu'il a gagnés. Là dessus Milles et Amys vont visiter le Saint-Sépulcre, à Jérusalem, et ce n'est pas chose facile de les suivre dans la nouvelle série d'aventures qui s'offre à eux, et se termine par la mort simultanée des deux héros, occis par Ogier le Danois, à leur retour de Longobardie, sans que, pour cela, le Roman finisse. 50 chapitres, de compte fait, défilent encore sur leur tombeau; et c'est Charlemagne, Ogier le Danois, Florisset, le roi Gloriant, Lubias la Mauvaise, ou plutôt la Folie qui, le plus ordinairement, en fait les frais. En somme, ce Roman n'est pas au rang des meilleures productions du genre; son extrême rareté fait son plus grand prix; mais aussi quelle rareté!
On lit, à son sujet, dans le catalogue de la Vallière, 1re partie, tom. II, page 623, la note suivante:
«Ce Roman est la traduction en prose, faite par un inconnu, d'un Roman en vers, ou plutôt d'une partie du Roman de Jourdain de Blave, ou Blaives, ou Blayes, dont on n'a pu découvrir l'auteur. Du Verdier, qui en parle, page 779 de sa bibliothèque française, dit seulement qu'il a été imprimé à Paris et à Lyon, sans dire quand, par qui, ni sous quelle forme. M. Du Cange l'a cité dans les Prolégomènes de son Glossaire de la basse latinité, page C.XCIV.»
LI JUS ADAM, ou DE LA FEUILLIÉ,
ET
LI GIEUS DE ROBIN ET MARION;
Par Adam de la Hale, dit le Bossu d'Arras, précédé du Gieu du Pélerin, avec des Observations préliminaires et deux Glossaires, par M. de ***, éditeur; impr. sur deux Ms. de la bibliothèque de la Vallière, des..... et XIVe siècles, exactement copiés. Paris, Firmin Didot, 1822-29, in-8, et insérés dans les tom. 2e et 6e des Mélanges de la Société des bibliophiles français.
(1260-82-1822-29.)
C'est à ces Pastorales d'Adam de la Hale, où la musique se trouve parfois mêlée à l'action, ainsi qu'au miracle de Théophile, par Rutebeuf, et au jeu de Saint-Nicolas, par Jean Bodel, autrement à nos trouvères et au règne de saint Louis, qu'un philologue, aussi instruit que modeste, a cru nouvellement devoir faire remonter l'origine de notre théâtre. M. de Roquefort est même allé plus loin, en voyant, dans le Fabliau d'Aucassin et Nicolette, dont le grand d'Aussy nous a donné l'extrait, et qui date du XIIe siècle, la première aurore de la scène française. Tout en respectant la véritable et solide érudition, nous ne renonçons pas à juger les conclusions qu'elle tire de ses recherches, et nous oserons révoquer en doute la vérité de cette assertion, que notre théâtre remonte au temps de saint Louis, parce que, parmi les premières productions de l'idiome français, se rencontrent cinq ou six historiettes et un miracle dialogués, qui furent débités à la cour et dans quelques châteaux de seigneurs contemporains. Pourquoi ne pas citer aussi la fête des fous, qu'Eudes de Sully, évêque de Paris, fit cesser, dans son église, en 1198; les disputes ou jeux mi-partis de la cour d'amour; les récits érotiques des troubadours provençaux; les chansons des jongleurs des empereurs Frédéric Ier et Henri II; ou même les tours, batelages et danses des Histrions, chassés, en 789, par Charlemagne, à cause de leur libertinage? A ce compte, le Théâtre Français, se rattachant bientôt, sans lacune, au Théâtre Romain, comme celui-ci au Grec et le Grec à Thespis, aurait une généalogie digne des Dictionnaires héraldiques. Il faut s'arrêter, nous semble-t-il, dans le chemin des origines, et faire comme Chérin, lequel aux gentilshommes s'annonçant comme pouvant franchir en princes le terrible défilé de la première croisade, demandait d'abord l'extrait de baptême de leur père, puis celui de leur aïeul; et qui arrivé ainsi, sans encombre, d'extraits de baptême en contrats de mariage, et de contrats de mariage en testamens, jusqu'au point où nécessairement les actes défaillent, dédaignait les misères de la conjecture et de l'analogie, pour solder le compte par ces mots francs et sévères: noble et auteur inconnu. A proprement parler, nous n'avons point de théâtre avant Charles VI, c'est à dire avant 1370 ou 1380; car c'est à cette époque seulement que le génie naturel à tous les peuples d'imiter, par la parole et par le geste, les actions qui frappent le plus leur imagination, de représenter les sentimens qui les animent, prit chez nous une forme réelle et constante, et devint, par le triple concours des auteurs, des acteurs et du public, un des établissemens de la société, un véritable pacte formé pour son instruction et son amusement, sous la surveillance de l'autorité. Ce n'est donc pas comme premières fondations de la scène française, sur laquelle ils n'eurent aucune influence probable, que les jeux d'Adam de la Hale, dit le Bossu d'Arras, nous occuperont quelques instans dans ces analyses, mais simplement en leur qualité d'essais dramatiques isolés, qui ne sont pas moins curieux par leur naïveté, par leur âge, pour n'avoir point l'importance qu'on leur a voulu donner. Le plus ancien de ces jeux d'Adam de la Hale passe pour être celui de la Feuillié, qui, étant souvent écrit dans les patois picard et flamand, offre de grandes difficultés à la lecture, et paraît avoir eu pour objet de faire l'histoire du poète. Bien que l'action en soit à peu près nulle, et ne présente guère qu'une conversation entre Adam lui-même, maître Henri, son père, et quelques bourgeois d'Arras, il n'est pas dépourvu d'intérêt pour nous, par le tableau des mœurs qu'il retrace; et l'éditeur nous apprend qu'il amusait beaucoup la cour de saint Louis. Maître Henri s'y répand en invectives contre le pape, au sujet des rigueurs qu'Alexandre IV, en 1260, venait de déployer contre les prêtres mariés à des veuves. «Comment, dit-il, en vers de huit pieds, ont prélas l'avantage d'avoir fames à remuier, sans leur privilège changiez, et un clers si pert sa franquise, par épouser en saincte église fames qui ait autre baron?» On va voir sur-le-champ comment Adam de la Hale était intéressé dans cette affaire; car nous ne dirons rien de plus de ce jeu, sur lequel le grand d'Aussy laisse peu de choses à dire, pour venir au jeu du pèlerin, qui sert comme de prologue au jeu de Robin et de Marion, en faisant connaître les particularités de la vie de notre trouvère. Le Bossu d'Arras entra donc d'abord dans les ordres sacrés; puis il se maria par amour; puis, s'étant séparé de sa femme, il reprit l'habit ecclésiastique, s'attacha au duc d'Alençon, que Philippe le Hardi envoyait au secours du duc d'Anjou, roi de Naples; et enfin mourut, en 1282, dans cette ville, où il composa le jeu de Robin et de Marion, pour réjouir cette cour française. Personnages du Jeu. Marions ou Marotte; li chevaliers Gautiers, Baudons, Péronelle, Huars; li Rois, Perrette, Warniers et Rogans. Quoique le grand d'Aussy ait donné une traduction de ce jeu dans ses Fabliaux, on ne sera peut-être pas fâché d'en lire ici une courte analyse; la voici donc. Marions est aux champs seulette, et chante:
Survient un chevalier qui tâche de la séduire, en lui promettant, tour à tour, des oiseaux, un âne, un héron, etc., etc. Marions le repousse au nom de Robins et se gausse de lui. Le chevalier s'en va; Robins arrive; Marions lui conte tout. Les deux amans se mettent à manger côte à côte; mais l'idée du chevalier empêche Robins de manger; il cherche à se distraire en amusant son amie, saute, court, danse devant elle et va chercher des voisins pour les mieux égayer, gros Bourdon, par exemple, le joueur de musette, Baudon et Gautiers. Par malencontre, avant que la compagnie soit venue, le chevalier revient; il est plus pressant. Marions lui dit: «Sire! vous me feriez surprendre; alez vous ent, etc., etc., j'oy Robins flagoler au flagol d'argent.» Robins, sur ces entrefaites, a blessé le faucon du chevalier. Le chevalier rosse Robins. Marotte se précipite au secours de son ami. Le chevalier enleve Marotte en croupe sur son cheval. Robins pleure et n'ose courir. Cependant les voisins sont arrivés; mais comme ils ont peur, ils se cachent derrière un buisson, d'où ils voient Marion se débattre. Le chevalier la presse et lui promet encore un bel oiseau de rivière. La fidèle Marion préfère le fromage cras de Robins. Alors le chevalier la laisse; et elle appelle aussitôt Robins, qui sort de sa cachette pour l'accoler devant Baudon. Surviennent d'autres amis de Robins, suivis de Péronele. La troupe se prend à folâtrer. On joue au jeu de Saint-Coines: puis Marion trouve ce jeu trop lais. Gautiers propose de faire un pet pour s'esbatre. Fi! Gautiers! dit Robins, que devant Marotte ma mie, avez dict si grant vilenie. Tout balancé, on joue au jeu des rois; on compte jusqu'à dix à la main chaude: Baudon est roi. Le roi fait diverses questions; il demande à Robins quant une wake naist, à quoi il sçai qu'ele est femele. Robin a honte, et se résout à conseiller au roi de lui regarder au cul. Sur quoi le roi lui commande de baiser Marion, ce que celui-ci fait si lourdement, que Marion lui dit qu'il pese autant qu'un blos. Le roi demande à Huart quelle viande il aime le mieux, Huard dit que c'est bons fons de porc pesant et gras. Le roi demande à Perete qu'elle est la plus grande joie qu'elle ait goûtée d'amour? Perete répond que c'est quand ses amis lui tiennent compagnie aux champs, avec ses brebis; et Gautiers lui dit qu'ele ment: il a raison. Le roi demande à Marotte combien ele aime Robins; Marotte répond qu'ele l'aime d'amour si vraie, qu'ele n'aima jamais tant brebis qui ait agnelé; la compagnie trouve que c'est beaucoup dire. Gautiers s'offre en mariage à Perete, et lui fait l'énumération de ses richesses. Il a ronchi traiant, bon harnas, et herche et carue, houche et sercot, tout d'un drap, avec une rente qu'on lui doit de grain sur un moulin à vent, et une vake. Perete refuse, car, dit-elle, il y aurait bataille entre lui et mon frères Guiot, vu qu'ils sont deux sots. Là dessus, gros rire, et on se fouille les poches pour en tirer victuailles à manger ensemble. Robin veut aller querir un gros et gras capon, qu'il mangera avec Marotte et la compaignie, bec à bec. Survient le berger Warniers, tout triste de ce que Mehales, sa mie, s'est déchute avec un prêtre, on dit, à quoi Rogans répond: en nom Dieu! Warniers, bien puet estre, car ele i aloit trop sovent. Warniers se console; on mange, on danse, et Robin touche dans la main de Marion, qui lui donne sa foi. C'est ainsi que le jeu finit ou commence.
LE RENONCEMENT D'AMOURS.
1 vol. pet. in-4, goth., avec fig. et vignettes historiées en bois, imprimé à Paris, par Jehan Trepperel, demeurant en la rue Neufve-Nostre-Dame, à l'enseigne de l'Escu de France (S. d.), mais de peu antérieur à 1500. (Très rare.) Notre exemplaire est dans toute sa marge, non rognée.
(1370-1499.)
Ce Poème, en vers croisés de huit pieds, sans succession régulière de rimes masculines et féminines, contient vingt-neuf feuillets; le reste du livre est consacré à une déclamation et à des oraisons en l'honneur de la Vierge, au nom de l'amoureux qui a renoncé à l'amour. Cette seconde partie a treize feuillets, dont le dernier ne présente autre chose qu'une gravure en bois où l'on voit les armes de France supportées par deux anges. Plus bas, le monogramme I T, de Jehan Trepperel, est soutenu par deux lions; le tout est entouré de ces mots: Octroye nous charité et concorde, en provolant ta grant miséricorde. La date de ces poésies doit remonter au moins à 1370. Leur auteur est inconnu. C'est un des nombreux imitateurs de Guillaume de Lorris et de Jehan de Meung, le fameux Misogyne; mais il n'a ni leur verve, ni leur imagination. Au lieu des peintures vives et animées, des traits mordans du Roman de la Rose, on trouve dans ce débat (car c'est encore un débat) de froides dissertations sur l'amour, ses bienfaits et ses méfaits, des idées communes, à peine rachetées de loin en loin par quelques images gracieuses et quelques mots de sentiment ou de satire; mais surtout beaucoup de verbiage.
L'auteur, ou l'acteur, pour parler le langage du temps, raconte comment,
Il le mena promener sur les bords de la mer, et que, chemin faisant, lui ayant demandé pourquoi il estoit toujours battant que à peine il pouvoit plus vivre, etc., etc., etc., une querelle s'était engagée entre son cueur battant et lui, à la suite de laquelle ils s'étaient séparés brouillés; mais comme on ne saurait demeurer long-temps séparé de son cœur, la réconciliation s'était faite bientôt sur la foi du serment, une paille étant en deux parties. La suite du récit nous apprend que le poète et son cœur, de nouveau bons amis, s'allèrent de nouveau promener; voilà qui est inventif! et qu'ayant avisé, dans un bosquet, un coquardeau de France, c'est à dire un galantin, un muguet, un conteur de fleurettes, tout vestu de vert, qui faisoit le joyeux, ils se tapirent derrière un buisson pour apprendre le sujet de cette joie. Or, ce qui faisait la joie du coquardeau, c'étaient les grants biens d'amours qu'il ne se lassait de vanter. L'acteur, ou le renonceur d'amours, réfute cet hymne assez plat en vers satiriques tout aussi plats, et puis survient un autre galant, vêtu de jaune doublé de noir, dont le cueur est plein de dueil, du malheur d'amer. Le renonceur d'amours ne contredit pas cette fois; loin de là, il s'évertue à médire des femmes et des galans. Une dame intervient alors qui plaide pour l'amour, très pertinemment à ce qu'il semble, et qui donne aux amoureux la recette suivante pour n'avoir point à s'en plaindre:
Le renonceur réfute la dame aussi bien qu'il a fait le coquardeau; mais celui-ci, mal-content, prend de nouveau la parole, et cette fois plus vivement. Il se cite pour exemple; il n'a aimé qu'une seule femme au moins d'une amour ferme et pure, et s'en étant bien trouvé, il met les maux de la galanterie sur le compte de ces amoureux si bestes
Le galant jaune ramasse la balle du coquardeau ou galant vert, et la lui renvoie au visage, en lui prédisant que son cueur ne tardera pas à estre noirci de deuil, en despit de ses discours amoureux, aspre comme moutarde; la dispute s'échauffant, le renonceur d'amours est pris pour juge. Autre plaidoyer contradictoire devant le renonceur. Le galant jaune devient très impertinent pour l'amour.
Là dessus il étale avec complaisance les suites funestes de la galanterie, les trahisons, les soucis, le temps perdu, la ruine, etc. Ce tableau rend le coquardeau tout écumant de fureur; mais sa fureur le fait raisonner si mal que le jaune en est tout esjoui. Pourquoi, s'est écrié le pauvre coquardeau, pourquoi exagérer les faiblesses des femmes?
Il faut enfin mettre un terme à la kyrielle de lieux communs et d'invectives dont se compose le débat, et s'en référer au jugement du renonceur, lequel a renié l'amour définitivement, et pour toujours icelui désavoué, sous peine d'être maudit de Dieu; le vert et le jaune souscrivent à ce bel arrêt, et la partie est faite de ne plus aimer; d'où le livre prendra son titre de Renoncement d'Amours. Le poète finit par dire qu'il ne se nomme pas de peur d'être assommé; allusion qu'il fait sans doute au danger que courut Jehan de Meung à la cour de Philippe le Bel, d'être à nu flagellé par les dames de la reine et en sa présence, pour un crime pareil. A défaut du nom de l'auteur, nous avons son anagramme, qu'il dit renfermée dans ces mots: Plus que toutes. Devine qui voudra et qui pourra; quant à moi, je livre le Renoncement d'Amours, quel qu'il soit, à Martin Franc, qui a si longuement vengé les femmes des attaques du Roman de la Rose, dans son Champion des Dames, poème aussi édifiant qu'ennuyeux, dont l'abbé Goujet nous a laissé une docte et complète analyse. Du reste, ce savant philologue ni aucun autre, que je sache, n'ont parlé du Renoncement d'Amours; c'est une bonne fortune pour nous, si ce n'en est pas une pour l'ouvrage.
LA VIE
DE
NRĒ BENOIT SAUUEUR IHESUS CRIST.
Cy commence une moult bele et moult notable deuote matière qui est moult proffitable a toute creature humayne. Cest la Vie de nrē benoit Sauueur Ihesus Crist ordonnée en brief langaige ou parolles pour ce que le peuple daiordui ayme et requiert avoir choses briefves comme cellui qui est de courte durée et de petite deuotion, et fut translatée a Paris de latin en françois a la reqūste de treshault et puissant prince Jehan duc de Berry, duc d'Auuergne, comte de Poytou et d'Etampes, lan de grace mil ccc lxxx. (Un vol. pet. in-fol., gothique, à deux col., contenant 63 feuillets non chiffrés, avec des signat. de A. M.)
Nous trouvons ici un specimen fort beau des premiers essais de l'art typographique en France. Il offre, dans la forme de ses caractères en grosses lettres, un rapport si frappant avec l'impression du roman de Pierre de Provence et de la belle Maguelonne, sorti, vers l'an 1476, des presses de Barthélemy[40] Buyer, imprimeur de Lyon, qu'on peut assurer qu'il est un produit des mêmes presses, vers la même époque. Il nous est venu de la vente de la bibliothèque de M. Langs, de Londres, en 1829. D'après ce qui précède, nous croyons inutile d'ajouter rien sur l'extrême rareté du volume.
(1380-1476.)
Cette vie de Jésus-Christ, prise en partie des Écritures, en partie des livres apocryphes, est écrite d'un style plus que naïf, et chargée de circonstances qui peignent la simplicité crédule des esprits au moyen-âge. Nous avons peu d'ouvrages français, en prose, imprimés de cette date ou d'une date antérieure. Des réflexions analogues au récit, ainsi que des prières, le coupent fréquemment et ajoutent encore à son caractère gothique par leur singulière candeur; tout en est sérieux, et aujourd'hui on ne s'en doute guère. Nous citerons, en témoignage, les passages suivans, dont nous ne reproduirons pas rigoureusement l'orthographe, pour en faciliter la lecture.
Nature humaine par l'espace de cinq mille ans de moura en grand misère, tant que, pour le péché d'Adam, nul ne povoit monter en paradis, dont les benoits anges en eurent grand pitié et li furent desirans de veoir nature humaine enprès eulx ez sieges de paradis; et lors à grands coraiges, leurs faces enclinées, tous ensemble supplierent Dieu le Père, disant ainsi: «Hélas! Sire, pourquoy furent-ils oncques crées!... Vous plaise d'en avoir miséricorde... il est temps d'en avoir pitié. Regardez comme ils crient..., etc.» Quant les gens eurent proposé leurs supplications devant Dieu le Père, deux advocats se leverent; l'ung estait Justice, l'austre Misericorde, etc., etc., adoncques plaiderent, etc., etc. Les avocats ayant plaide pour et contre, Dieu se détermine pour Miséricorde, et dit: «Mon beau filz Jesus-Christ, il vous convient descendre en terre pour racheter nature humaine, dont je me repens que j'ay homme faict, pour la peine qu'il en fault souffrir selon Justice, etc., etc.»—«Je veulx faire vostre plaisir, mon très cher Père, très excellent, dit Jesus-Christ, etc., etc.»—«Hélas! dit Dieu le Père, ils te feront bien souffrir...; ils te cracheront aux yeux...; ils t'estendront sur l'arbre de la croix...; ils te cloueront le corps avec des clous sans poincte; car si les clous fussent bien poinctus, ils ne fissent mie la moitié du mal comme ils te feront... Mon beau Fils, pense quelle doleur te sera. La poras-tu souffrir?»—«Oy bien, mon doulx Père.»—«Ils te donneront à boire vinaigre et fiel... Le porras-tu souffrir?»—«Oy bien, mon doux Père, etc.» L'annonciation et l'incarnation suivent sur ce ton, puis vient le mariage de la Vierge avec Joseph. «Nostre Seigneur voloit que Nostre Dame fut mariée, affi qu'il fust cellé au diable, et que, par son engroisse, elle ne fust diffamée...» Et comme la doulce Vierge demouroit avecques son bon mari Joseph, le doulx enfant Jésus croissoit au ventre de sa mère. Joseph s'aperçeut que elle estoit grosse, et sovent la regardoit d'ung mauvais œil... En quelle tribulacion estoit le preudomme Joseph, comme on peut prouver par ceulx qui ont esté gêlos (jaloux), car je crois que, au monde, n'a pire doleur fors la mort, etc. Les anges ne tardent point à calmer la jalousie de Joseph par la révélation du Saint Mystère, et le récit reprend; mais nous ne le suivrons pas plus loin: c'est assez, et peut-être même trop. L'ouvrage finit par ce précepte évangélique, dans lequel tout le christianisme est renfermé: Charité est aymer Dieu et son prochain. Deo gratias.
[40] Une remarque, insérée dans le No 4 du Bulletin du Bibliophile, 2e série, enseigne que c'est par erreur que Barthélemy Buyer a été qualifié d'imprimeur, tandis qu'il était simplement un riche protecteur de l'imprimerie à Lyon, où il faisait imprimer à ses frais. Nous croyons devoir mentionner ici cette remarque, en ajoutant que notre erreur, si c'en est une, a été partagée par bien d'autres personnes que nous.
HISTOIRE CRITIQUE
DE NICOLAS FLAMEL,
ET DE
PERNELLE SA FEMME,
Recueillie d'actes anciens qui justifient l'origine et la médiocrité de leur fortune contre les imputations des alchimistes. On y a joint le Testament de Pernelle et plusieurs autres pièces intéressantes, par M. L. V. (l'abbé Villain). Paris, Desprez, 1 vol. in-12, portr. et fig.
(1418—1761.)
Beaucoup de gens raisonnent ainsi: voilà un pauvre écrivain juré de Paris, qui, au temps de Charles VI, du fond de son échoppe, parvint à acheter ou se bâtir cinq maisons, à édifier le petit portail de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, plus un portail à Sainte-Geneviève-des-Ardens, où l'on voyait sa figure agenouillée; plus la chapelle de l'hôpital Sainte-Geneviève; il dota, en outre, quatorze hôpitaux et quatorze églises; il fit, en mourant, une énorme quantité de legs, et l'on publie vaguement qu'il était seigneur de sept paroisses en Parisis; donc son opulence effaçait celle des princes et des rois de son siècle; donc cela est merveilleux; donc il avait trouvé de lui-même, ou acheté d'un Juif, le secret de la transmutation des métaux en or, par le moyen de la poudre de projection. Le merveilleux plaît au peuple; aussi le peuple contemporain ne manque-t-il pas de saisir avidement cette conclusion merveilleuse; puis des écrivains gothiques la répandent, elle plaît alors à des érudits comme Borel, dom Pernety, l'abbé Lebeuf et Lenglet-Dufresnoy; elle prend du corps entre leurs mains, et pour peu que des critiques tranchans et paradoxaux, tels qu'étaient MM. Desfontaines et Fréron, de l'Année littéraire, la défendent avec amertume contre les observateurs de sang-froid, il devient fort difficile à ces derniers de rétablir la vérité des choses, en dissipant les illusions mystérieuses de l'ignorance et de l'érudition. Ceci est, en deux mots, toute l'histoire du célèbre Nicolas Flamel et de Pernelle, sa femme, dont plusieurs auteurs proclamèrent les fabuleuses richesses, tandis que le modeste et savant abbé Villain sut réduire ces richesses prétendues à des proportions naturelles, par des preuves sans réplique et pourtant contestées. L'abbé Villain s'était bien gardé d'attaquer ses adversaires par des raisonnemens à priori, comme, par exemple, de leur dire: «Nicolas Flamel et Pernelle, sa femme, n'eurent point le secret du grand œuvre, attendu que ce secret n'existe pas.» On lui eût répondu par le fameux argument du grain de blé, lequel a fait une si belle fortune dans le monde, et que voici:—Savez-vous comment l'épi sort d'un seul grain de blé semé?—Non.—Donc il y a des choses dans la nature, que vous ne pouvez expliquer; donc la chimie peut transmuter la poudre de projection en or. L'abbé Villain se contenta de rechercher, dans les archives des fabriques et dans celle du Châtelet de Paris, les actes originaux des donations, transactions, procès, fondations et dispositions testamentaires de Nicolas Flamel et de Pernelle sa femme; d'étudier, de dépouiller ces actes, et il en tira les démonstrations suivantes: 1o qu'au décès de dame Pernelle, arrivé en 1397, les biens des deux époux, inventoriés par Quatrebaut, priseur-juré du roi, se bornaient, en rentes, à 471 livres tournois sur lesquelles encore il y avait à prélever des clamis, c'est à dire des dettes; plus, en meubles, à 108 livres 19 sous parisis; ce qui, d'après la table de Le Blanc, le tarif de l'argent étant à six livres dix-sept sols de marc, en 1399, représentait, en 1761, moins de 40,000 capital; 2o que la somme totale des legs inscrits dans le Testament de Flamel ne s'élevait, en 1418, époque de sa mort, qu'à 1,800 livres tournois ou 1,440 livres parisis capital, laquelle somme, au taux de 9 livres 10 sols le marc d'argent, valeur de 1418, représentait, en 1761, à peine 12,234 livres capital; 3o que la totalité des biens de Nicolas Flamel, à son décès, pouvait s'élever à 1197 livres tournois de rente, ou 4,596 livres de rente, autrement 92,000 capital, valeur de 1761. De ces faits, solidement établis, l'abbé Villain put arguer plausiblement qu'il n'y avait pas de nécessité de recourir au grand œuvre pour expliquer la fortune de Flamel et de Pernelle; que l'économie notoire des deux conjoints, particulièrement celle de l'époux, l'expliquait suffisamment, surtout si l'on vient dire que Flamel, à son état d'écrivain public, qui était fort lucratif à une époque où l'imprimerie n'existait pas et où l'écriture était peu répandue, joignait, sans compromettre sa piété, l'état de brocanteur de terrains et de rentes. A l'égard des cinq maisons qu'il possédait, point de mystère encore, vu que le prix est si peu élevé, soit des terrains, soit des matériaux, soit de la main d'œuvre, vu qu'on bâtissait alors une maison, dite le grand pignon, pour 200 livres parisis; vu que la belle maison double qu'habitait ledit Flamel fut vendue, en 1428-36, pour prix et somme de 20 livres parisis. A l'égard des fondations de rentes faites en faveur de quatorze hôpitaux et de quatorze églises, pas plus de mystère; car ces fondations ne dépassaient guère, l'une dans l'autre, dix sols parisis. Enfin, pour ce qui concerne les constructions de portail et de chapelle, il faut également renoncer au merveilleux, attendu que Nicolas Flamel, écrivain juré, libraire et brocanteur, était aussi architecte, et qu'il a bien pu construire ces édifices, d'ailleurs très simples, avec les deniers des fidèles ajoutés aux siens, ce que tout porte à croire. Ces raisonnenens nous paraissent irréfragables; toutefois ils ne convainquirent pas tout le monde, et des personnes, fort respectables du reste, et autorisées par leur savoir, ne continuèrent pas moins à dire que Nicolas Flamel, et Pernelle, sa femme, eurent le secret de la transmutation des métaux en or. Pour punir leurs imitateurs, nous les condamnerons à lire trois fois le livre de l'abbé Villain, qui, bien que judicieux et recherché des amateurs, ne se lit pas commodément.
LES QUINZE JOIES DE MARIAGE
(OU LA NASSE),
Ouvrage très ancien, auquel on a joint le blason des Fausses Amours (par Guillaume Alexis); le Loyer des Folles-Amours (par Crétin); et le Triomphe des Muses contre Amour. Le tout enrichi de remarques et de diverses leçons (par Le Duchat et La Monnoye). A la Haye, chez A. de Rogissart. 1 vol. in-8. M.DCC.XXXIV.
(1430-50-80—1595-96—1606-20—1734.)
Il faut remonter aux années 1430-1450 pour trouver la date de ce livre plaisant et satirique, dont l'auteur, Antoine de la Salle, le même qui a fait le roman du Petit Jehan de Saintré, était resté inconnu jusqu'à la découverte que vient de faire de son nom un de nos savans bibliographes de province. Les trois ou quatre éditions gothiques qui en ont été faites, dans le XVe siècle, ainsi que celle de 1480, in-fol., celle même de François Bossuet, publiée à Rouen, chez Raphaël du Petit-Val, en 1596, et celle de 1616, sont devenues de la plus grande rareté. La présente édition, qui est la meilleure jusqu'ici, n'est pas aussi difficile à rencontrer, sans être toutefois commune, à beaucoup près. Il est à croire, si l'ouvrage est de 1430, que nous n'en avons pas le texte primitif, quelque ancien que ce texte paraisse au lecteur moderne. Quant au dialecte, il est évidemment picard. C'est donc, selon toute apparence, à un bel esprit de Picardie que les apologistes du Mariage, au rang desquels nous tenons à nous placer, doivent se prendre de cette maligne contre-vérité; néanmoins, comme la sortie est amusante, nous ne ferons pas de querelle sérieuse au Picard anonyme.
Il est donc vrai qu'il faut subir quinze joies dans le mariage, sauoir:
La prime Joie si est quand le jeune homme est en sa belle jouvence, et que, voyant les autres mariés tout esjouis, ce lui semble, veut avoir chevance pareille, et, pour ce, epouse une gente jouvencelle qui fait la sucrée, qui ne rêve que beaux habits, joyaux, robe d'écarlatte ou de Malines, verd guai, menu vair, chaperons et tissus de soie, et fait si bien que son pauvre mari, ne pouvant payer, tombe en l'excommunication, et use sa vie en languissant toujours, etant chu en pauvreté.
La deuxième Joie est quand la dame d'un benoît homme, tant richement accoutrée et belle qu'elle est, ou si elle ne l'est, si pense elle l'être, se fait violenter soir et matin par sa mère, ou par sa cousine, ou par sa commère, ou par le cousin de sa commère, pour aller en assemblées, fêtes et pèlerinages, et, en telle compagnie, se rit du benoît homme, écoute les galans; reçoit et donne de beaux gages, tant que son mari use sa vie en languissant toujours, pour être venu en jalousie et d'icelle en cocuage.
La tierce Joie est quand la femme, qui est jeune, après avoir pris des dilectations, devient grosse, à l'adventure, non pas du fait de son mari, et qu'icelui poure mari entre en souci, de crainte qu'elle ne soit malade, et prend mille soins de la grossesse, de l'accouchement, du baptême, du festoyement des commères, qui mettent sa cave en désarroi, et se moquent de lui, des relevailles, des nourrices, des autres cadeaux, et autres peines èsquelles il use misérablement sa vie en languissant toujours, pour être père putatif.
La quatrième Joie si est quand celui qui est marié, tantôt neuf ou dix ans passés, plus ou moins, est père de cinq ou six enfans, ou plus, et, après avoir eu tant de males nuits, de labeurs, soucis et maleuretés, qu'il en est mat et endurci comme un vieil âne, il entend jà ses filles lui criant: mariage! mariage! et sa dame le tance verdement qu'il n'est point actif à faire valoir son bien pour préparer les dots, et lui reproche une vieille valise du temps qu'il servait à la bataille de Flandres, il y a trente-cinq ans (la bataille de Rosebecque, en 1382). Alors le pauvre homme va à trente lieues à une assise ou en parlement, pour une vieille cause qu'il a, venant de son bisayoul, et est bien déplicé d'avocats, sergens et greffiers, puis retourne en sa maison, percé en sa chair par la pluie du ciel. Ores, sa dame le réprimande, dont il ne trouve valets qui osent lui obéir, et s'il se fâche, sa dame crie. Alors, son dernier né, Favori pleure, et la mère bat de verges le poure petit. Lors le prudhomme lui dira: «Pour Dieu! madame, ne le battez pas!» Mais la chambrière lui répliquera: «Pour Dieu! monsieur, c'est grand'honte à vous que votre venue en la maison ne cause que noise.» Ainsi use sa vie, en languissant toujours, le prud'homme.
La cinquième Joie si est quand le bon-homme qui est marié à femme de plus grand'lignée, ou plus jeune que lui, se tient pour honoré de ce que Dieu lui fit la grâce qu'il la put avoir; et si la dame ne le lairra mie approcher qu'elle ne lui die: «Mes parens ne m'ont point donnée à vous pour me paillarder.» Elle ne lui fera bon visage que pour en tirer aile ou pied, et si, aura un bon ami à qui elle fera montre des secrets d'amour, et plusieurs petites mélancolies, dont sa mère et Jeanne, sa chambrière, auront le secret; et, à la fin, le bon-homme saura tout, de quoi il usera sa vie en languissant toujours, et finira ses jours miserablement.
La sixième Joie est quand la dame de l'homme qui est marié a des caprices, et que, faute de vouloir manger seule avec son mari, elle fait la malade. Alors le mari se met en quête de convier quatre hommes d'état, et eux venus au dîner, la dame n'a rien fait préparer, et a envoyé ses valets qui d'un côté, qui d'un autre. Il demande du linge de table pour le couvert. On lui répond qu'on n'a pas les clefs, et que le linge de hier suffit. «Vraiment m'amie, fait-il, je ne saurais me gouverner avec vous.»—«Ave Maria, fait-elle, vous gâtez tout, et encore ne puis-je avoir une heure de patience.» Ainsi demeure le mari en tourmens, et finit misérablement ses jours.
La septième Joie si est quand le marié d'une très bonne femme et bonne galoise (réjouie) lui a donné grand contentement, et a vécu heureusement avec elle, jusqu'à temps que veigne à s'appercevoir le bon-homme que tout son bien s'en va en dépens, au confesseur, aux moines d'abbayes, aux voisins, aux commères. Un sien confident l'avertit du train; mais la dame trouve moyen de donner le confident pour un traître suborneur qui l'a voulu paillarder, dont le bon-homme continue à se ruiner en confiance, et finit misérablement ses jours.
La huitième Joie si est quand le marié, ayant pris tous plaisirs et solaciemens avec sa dame, commence à réfroidir sa jeunesse, et veut entendre à ses autres affaires, vû qu'on ne peut courre et corner à la fois, et à l'adventure, sa dame étant accouchée de son quatrième ou cinquième, plus ou moins, craignant mourir, ou que son petit ne meure, s'est vouée à Notre-Dame-du-Puy, en Auvergne, ou à Notre-Dame-de-Roquemadour, en Quercy, et le bon-homme a belle de soupirer et remontrances faire, faut qu'il achète chevaux, bâts, selles, robes de voyage, quitte ses besognes, et accompagne sa dame au pèlerinage, sans cesse arrêtant sur le chemin, pour un étrier cassé, pour un gant tombé à terre, pour acheter anneaux et joyaux d'ambre, et patenôtres de corail; après quoi, revenu en sa maison, il est bien empêché que la dame a prins goût au chevaucher, et que lui faudra péleriner toujours et finir ses jours misérablement.
La neuvième Joie est quand le marié, homme sage et de prévoyance, a si bien fait que maintenir sa dame en retenue et obéissance, ses enfans en respect, qu'établir sa lignée sagement et richement, étant maître chez lui, et que, sur l'âge, le voilà goutteux et perclus pour avoir prins trop de fatigue. Alors la chance tourne: sa dame, se souvenant des riottes qu'il lui a menées, le laisse à l'adventure comme un vieux chien ladre; ses enfans courrent le monde sans de lui souci prendre; et, quand il fait représentation, on lui répond que mieux vaudrait aller d'abord en Paradis que vivre avec lui, tant il est malaisé à servir. Alors le pauvre marié sera en gémissemens et finira misérablement ses jours.
La dixième Joie montre le marié plaidant contre sa dame; et, soit qu'il gagne ou qu'il perde la séparation, perdant sa cause devant le public, perdant son repos, et languissant toujours.
La onzième Joie représente le jeune marié pensant avoir trouvé une merveille de beauté et d'innocence, qui se trouve avoir pris, comme on dit, la vache et le veau, par où il use misérablement ses jours, tout aussi bien qu'un autre.
La douzième Joie semble d'abord mettre le marié à l'abri de malencontre, le peignant tout soumis à sa dame, la plus sage et bien ordonnée qui oncques fut; mais nenni. La plus sage femme, au regard du sens, en a autant qu'un singe a de queue. Les affaires du marié, et son honneur, s'en iront donc à vau-les-champs. Sa dame l'empêchera d'aller en guerre quand il faudra, et comme un gentilhomme doit faire, et comme ne font plus maints gentilhommes, qui ne devraient, pour ce, compter pour nobles. Elle lui fera dépendre son bien en fausses besognes, par où l'on voit que celui-là aussi est autorisé à finir misérablement ses jours.
La treizième Joie fut commune à la plupart des héros grecs, à leur retour de Troie; c'est à dire qu'ils trouvèrent leurs dames remariées et leurs enfans à l'abandon. C'est bien encore le cas de finir misérablement ses jours, ne fût-on pas occis par Clytemnestre.
La quatorzième Joie. Si est quand un jeune homme marié à une jeune dame qu'il aime, et dont il est aimé, vient à la perdre au plus fort de son soulas, et qu'après deuil, en ayant pris une autre, il paye à Fortune les arrérages des plaisirs passés, en portant un joug pesant qu'il a mérité d'autant.
La quinzième Joie, et dernière, la pire de toutes, est quand le marié ne veut pas, à toute force, être cocu, et veut tuer les galans de sa dame. Alors c'est un enfer véritable, et la plus extrême qu'il y ait, sans mort.
Que doit-on conclure de toutes ces joies? dirons-nous avec Guillaume Alexis?
Dirons-nous donc avec Crétin?
Non, mais nous dirons que nos vieux Français avaient plus de gaîté que de sentiment, plus d'esprit que de raison, et plus de malice que de méchanceté.
LA
VENGEANCE ET DESTRUCTION
DE HIÉRUSALEM,
Par personnaiges, exécutée par Vespasien et son fils Titus, contenant en soy plusieurs cronicques et histoires romaines tant du regne de Néron empereur que de plusieurs aultres. Imprimé dernierement à Paris. M.CCCCC.XXX.IX. On les vend à Paris en la rue Neufve-Nostre-Dame à l'enseigne de l'Escu-de-France, par Alain Lotrian (goth. à deux colonnes, in-14). 241 feuillets, titre compris, et environ 30,000 vers de 8 pieds.
(1437—1539.)
Ce mystère est un des plus anciens. Ni La Croix du Maine, ni Beauchamps, ni les Frères Parfait, ni le duc de la Vallière n'en connaissent l'auteur; mais sa composition remonte évidemment à l'origine, proprement dite, de ces drames sacrés, c'est à dire au temps du Mystère de la Passion, peu avant l'an 1402, que, sur les lettres-patentes du roi Charles VI, les Confrères établirent leur théâtre à Paris, dans une salle de l'hôpital de la Trinité, hors la ville, près la porte Saint-Denis. Jacques Millet, auteur du Mystère de la Destruction de Troyes, y a-t-il travaillé, ou seul ou en compagnie, comme c'était l'ordinaire, pour la fabrication de ces poèmes grossiers? N'est-ce pas plutôt à Jean Michel, médecin d'Angers, ou à Jean Michel[41], évêque d'Angers, autres fabricateurs de Mystères, qu'il appartient d'en revendiquer la gloire, s'il y a lieu? Convient-il de chercher d'autres noms moins connus?
Ce qu'il y a de certain, c'est que le Mystère de la Vengeance et Destruction de Hiérusalem fut un des premiers en date. Une excellente règle pour juger de l'âge de ces sortes de drames, c'est d'examiner, outre la forme de leur langage, l'esprit dont ils sont empreints. Si cet esprit, au milieu de mille lazzis burlesques, est sérieusement religieux et marqué du sceau de la foi, l'œuvre est ancienne à coup sûr. On commença par vouloir édifier le public; puis on se mit à plaisanter; plus tard on devint impie. Ce fut alors, en 1548, que le parlement, d'après les mandemens des évêques, supprima toute représentation des choses saintes, tant de l'ancien que du nouveau Testament, et, à dater de ce moment, l'étoile des Confrères pâlit[42]; mais revenons à notre Mystère. On ne dit nulle part qu'il ait été représenté, à Paris, avant 1483-91, où il le fut devant Charles VIII; il l'avait été, dès 1437, à Metz, et nous trouvons, sur notre exemplaire, une note manuscrite, laquelle a été reproduite par les F. Parfait, où il est mentionné, d'après l'Histoire de Metz véritable, par le curé de Saint-Euchaire, de Metz, que le 17 septembre de cette année, 1437, fut faict (joué) le jeu de la Vengeance de N. S. Jésus-Christ, au propre parc que la Passion avait été faicte, et fut faict très gentiment la cité de Hierusalem et le port de Jaffé dedans ledit parc; et fut Jehan Mathieu, le plaideur, Vespasien et le curé de Saint-Victour qui avait esté Dieu de la Passion, fut Titus, et duroit environ quatre jours. Ce drame emploie cent quatre-vingts personnages, au nombre desquels sont Dieu le Père, trois Anges, la Justice divine, la Miséricorde, la Vérité, la Paix, Rifflart, Vespasien, Briet, charretier, Titus, Pain-Perdu, Briffault, Tout ly Fault, Palamèdes, duc d'Athènes, Tibère, Térence, Théodorich, Tête Sotte, Rouge-Museau, Josephe, je ne sais combien de Romains et de Juifs, Satan, Béelzebuth, etc., etc. Il est divisé en quatre journées, et précédé d'une longue ballade au roi, puis d'un prologue, ayant pour épigraphe: Quare fremuerunt gentes et populi meditati sunt inania? et enfin d'une fable.
On voit, dans la Première Journée, la mondanité du peuple de Sion, le procès du paradis, les signes qui apparurent dans Jérusalem, un devin qui prédit à Pilate ce qui lui adviendra, un interlocutoire en enfer, une correspondance entre Pilate et Vespasien, Pilate qui fait le malade pour avoir la robe de Jésus-Christ, des lettres de Caïphe, etc., etc.
Dans la seconde Journée, le prologue; des chevaliers romains devant Tibère; des chevaliers de Pilate qui vont à Rome; le conseil des Romains; comme Tibère commanda d'honorer Dieu; comme Dieu envoya dire à Vérone qu'elle montre la Véronique; comme Vérone adore la Véronique; les regrets de Pilate; comme Vérone porte la Véronique à Vespasien; comme Vespasien fut guéri de sa lèpre par Vérone; comme Tibère envoye quérir Pilate et le retient prisonnier; du diable qui conseille Pilate; comme Pilate revêt la robe de Jésus; Pilate devant Tibère; comme on juge et condamne Pilate; la mort de Pilate, et comme on le jette dans le Rhône; Néron empereur; la rébellion des Juifs contre Néron; Vespasien connétable des Romains; le roi d'Arménie au port de Jaffé; comme les Romains vont assaillir les Juifs; la retraite des Romains; comme Jaffé se rend aux Romains.
Dans la troisième Journée, le prologue; comme Néron fait mourir son maître; comme on ferme les portes de Josaphat; comme le diable s'habille en médecin; l'assaut de Josapate; la retraite des Romains; comme Néron fit ouvrir sa mère; comme les Romains ôtent les eaux aux Juifs; comme Néron fit mettre le feu à Rome; comme Josephus veut se rendre aux Romains; de la soif des Juifs; comme Néron fit écorcher deux sénateurs; comme Néron commande de faire taverne et Bordeau à Rome, sur le Tibre; du libelle diffamatoire contre Néron, fait par Boccace; d'Eléazar nu sur la muraille; les regrets de la mère d'Eléazar; la retraite des Romains de l'assaut de Josapate; comme les diables conseillent Néron; comme Néron se tua; la prise de Josapate; l'oraison de Josephus à Dieu; comme Josephus se rendit aux Romains; Josephus devant Vespasien; épilogue.
Dans la quatrième Journée, comme Galbe va à Rome; comme Vitelle propose d'avoir l'empire; comme Vitelle va à Rome; comme Othon tue Galbe; de la peur des Juifs pour la voix du Fou; Vespasien empereur; comme Vespasien envoye aux Juifs pour appointer du siége de Jérusalem (et c'est ici que commence véritablement l'action); comme les larrons vont par Jérusalem; les lamentations de Jérusalem; comme Vespasien va à Rome se faire recevoir empereur; comme les Juifs se rendirent aux Romains; comme Marie mangea son enfant et en donna la moitié aux larrons de Jérusalem; comme les Juifs crevèrent par trop manger; comme Josephus pria les Juifs de se rendre; comme les Juifs mirent le feu au temple; la prise de Jérusalem; la destruction de Jérusalem; comme les pucelles furent violées; comme les Juifs furent vendus trente pour un denier; comme Titus prit congé pour s'en aller à Rome; et puis c'est tout.
On voit que ce ne sont ni les personnages ni les événemens qui manquent ici. Certes, il y loin de ce fracas à la simplicité du sujet de Philoctète, de celui d'Esther, de celui surtout de Bérénice, qui repose sur trois mots: invitus, invitam dimisit. Les auteurs, pas plus que le public, ne soupçonnaient alors, en France, que l'intérêt dramatique ne ressort que du développement et de la peinture vive et naturelle des sentimens et des passions. Il paraît merveilleux que, partis de si loin, nos poètes soient arrivés au point de perfection d'Athalie et de Cinna; mais il est bien plus merveilleux encore qu'arrivés à ce comble de l'art, ils reviennent de jour en jour plus rapidement au point d'où ils étaient partis. Encore un peu de temps, et nous reverrons, sinon des mystères, du moins des pièces qui ne vaudront pas mieux. Le style de notre mystère répond à la conception et à l'ordonnance. Dès le début, ce sont les filles de Sion qui se donnent du bon temps et chantent: Vogue la galère! et les sages qui les reprennent en ces termes: O filles, belles filles—quand la nécessité viendra—de porter il ne vous tiendra—vos chaînes d'or et vos coquilles!—Vous êtes mignonnes, gentilles—mais vostre beauté précellée—quand la mort troussera vos quilles—sera bien à coup ravallée. Ensuite c'est Caïfe qui, imploré par Ferrandon, pour qu'il lui donne quelque relique du saint prophète Jésus, se retourne fièrement en disant: Videz, que je n'en oye plus;—allez-vous-en de par le diable;—et Rodigon, autre chevalier romain, qui réplique: Cette réponse est bien notable;—ah! qu'il est orgueilleux vilain, etc., etc. Quand les assiégés de Jérusalem sont réduits aux plus dures extrémités de la faim et de la soif, le peuple s'assemble et se met à crier: Famine! famine! famine! Les chefs essaient de calmer les criards; mais ces ventres affamés, n'ayant point d'oreilles, n'en finissent pas de crier toujours: Famine! famine! famine! Pour Marie, elle débite un long monologue, où l'on voit l'amour maternel et la faim se débattre avec une symétrie de paroles qui est bien éloignée du pathétique: Tuerai-je mon enfant? ne le tuerai-je pas?—Non feray, raison me restreint;—si feray, la faim me contraint. Et de fait, elle tue son fils, elle en mange une moitié, puis elle donne l'autre à ses amis, les larrons, non sans avoir fait aux deux moitiés de cet enfant cher les adieux suivans: Hélas! mon cher ami parfaict,—veuilles-moy ta mort pardonner! Quand elle lui coupe la gorge, et qu'elle met son corps à la broche, elle s'écrie maternellement: Hélas! or est-il en broche;—mon cher fils! j'ay trop esté cruelle, etc., etc. Enfin, Jérusalem est prise d'assaut et détruite, et Titus dit à ses gens: Or sus: tost il fault s'en aller; marchez devant, centurion, avecques ceste légion de prisonniers que vous menez! Et Josephus termine la scène par une complainte: Hierusalem! Hierusalem la belle! etc., etc. Palais désert, lieu obscur, sans chapelle présent, tu es sépulture à leurs corps! Le poète fait ensuite ses excuses au public, et la pièce finit à l'honneur et à la louange de Notre-Seigneur-Jésus-Christ et de la cour de paradis. Quelle misère! ou plutôt quelle enfance!
On a six éditions de ce mystère, toutes gothiques et fort rares, savoir: deux d'Antoine Vérard. Paris, 1491-93, in-fol., qui étaient l'une et l'autre chez le duc de la Vallière, sous les numéros 3358 et 3360; une de Jehan Petit, in-fol. Paris (s. d.), mais antérieure à la suivante, et c'est celle qui a servi aux Frères Parfait; une de Paris, 27 octobre, 1530, in-fol., d'Alain Lotrian, dont du Verdier et Beauchamps sont seuls à parler; une de Jehan Trepperel. Paris, in-fol., 1533; et enfin la nôtre, aussi d'Alain Lotrian. Paris, 1539, in-4, qui a fixé l'attention particulière du savant M. Brunet.
[41] La Croix du Maine dit que Jean Michel, évêque d'Angers, est l'auteur du Mystère de la Passion, le premier de tous. Les F. Parfait veulent prouver qu'il n'en est rien, et que Jean Michel, le médecin, ne fit que retoucher ce fameux Mystère dont ils assurent que l'auteur ou les auteurs sont inconnus, et qui est de 1380 environ.
[42] On lit dans l'histoire du Théâtre-Français, par les F. Parfait, que les Confrères de la Passion, déboutés de leurs sujets sacrés, en 1548, s'allèrent loger à l'hôtel de Bourgogne, où ils achetèrent une masure de 17 toises de long sur 16 de large; que là ils jouèrent, pendant près de trente ans, avec moins de succès que les clercs basochiens des moralités profanes; enfin qu'en 1586 ils louèrent leur hôtel et leur privilége à une troupe de comédiens réguliers.
LE TRIUMPHANT MYSTÈRE
DES
ACTES DES APOTRES,
Translaté fidelement à la vérité historiale escripte par sainct Luc à Théophile, et illustré des Légendes autenticques et Vies des Saints receues par l'Eglise; tout ordonné par personnages, avec privilége du roy.
Deux vol. comprenant neuf Livres, savoir: le 1er volume, quatre Livres, précédés, 1o d'un titre avec frontispice au verso; 2o du privilége de François Ier, donné à Lyon, le 24 juillet 1536, à Guillaume Alabat, marchand, demeurant à Bourges; 3o du vidimé du prévost de Paris, signé Lormier, donné à Paris, le jeudi 7 septembre 1536; 4o d'une épître en prose de Guillaume Alabat à tous chrétiens et bénévoles lecteurs; 5o d'un prologue en vers à la louange d'Arnoul et Simon Gréban, auteurs de ce Mystère et de quinze dizains des Apôtres; 6o de la table de ce premier volume avec division par livres; 7o d'un nouveau frontispice: en tout 178 feuillets, titres compris.
Le 2e volume contenant cinq Livres, précédés, 1o d'un titre avec frontispice au verso; 2o de la table de ce volume avec un nouveau frontispice au verso du dernier feuillet: en tout 225 feuillets, titre compris. Ce second vol. est terminé par ces mots:
Cy fine le neufvième et dernier Livre des Actes des Apôtres nouuellement imprimez à Paris pour Guillaume Alabat, Bourgeoys et Marchant de la ville de Bourges par Nicolas Couteau imprimeur demourant à Paris et furent achevez d'imprimer le XVe jour de mars l'an de grace mil cinq cens XXXVII, avant Pasques.
Suit un dernier feuillet contenant un rondeau d'Alabat à la louange de Dieu. A ce mystère se trouve joint dans notre exemplaire, lequel est orné des armes de M. Girardot de Préfond, célèbre amateur de livres, le volume suivant qui porte deux fois la signature de M. Guyon de Sardière, autre bibliophile célèbre, dont la bibliothèque fut achetée, vers 1771, par le duc de la Vallière.
L'Apocalypse sainct Jehan Zébédée, ou sont comprinses les visions et révélations que icelluy sainct Jehan eut en l'isle de Pathmos, le tout ordonné par figures convenables selon le texte de la Saincte Escripture. Ensemble les Cruautez de Domitian César, avec privilége.
En tout 46 feuillets, titre compris, au verso duquel se voit une dédicace, en vers latins, de Louis Choquet, auteur de ce Mystère, à maistre Antoine le Coq, médecin, son ami. Le volume finit par la rubrique suivante:
Fin du Mystère de l'Apocalypse sainct Jehan Evangeliste nouuellement rédigé par personnages avec les miracles faicts en l'isle de Pathmos, le tout historié selon les visions, et fut achevé d'imprimer ledict livre le XXVIIe jour de may l'an mil cinq cens XLI. pour Arnoul et Charles les Angeliers frères.
Ces deux mystères sont reliés ici en un seul volume in-fol. gothique, à deux colonnes, et forment un exemplaire choisi d'un des ouvrages les plus importans de ce genre, que ni le duc de la Vallière, dans sa bibliothèque du Théâtre-Français, ni les frères Parfait, dans leur histoire, n'ont fait assez apprécier.
(1440—1450—1537.)
Le Mystère des Actes des Apôtres est, en quelque sorte, le roi des mystères; et ses auteurs, Arnoul et Simon Gréban, furent si estimés des premiers connaisseurs de leur temps, que Boileau, si judicieux, si grand d'ailleurs, n'aurait pas dû l'envelopper dans ses mépris, parfois extrêmes. Jean Bouchet écrivant au poète Thibaut, avocat de Poitiers, lui dit:
Clément Marot, dans son épigramme 223, sur les poètes français, s'exprime ainsi:
Estienne Pasquier rappelle avec complaisance que Jean le Maire, auteur du poème de l'Illustration des Gaules, en sa préface du Temple de Vénus, et Geoffroy Toré, en son Champ flori (or ces personnages étaient des poètes distingués eux-mêmes), regardaient les frères Grébans, surtout Arnoul, le principal collaborateur des Actes des Apôtres, comme des écrivains supérieurs. Nous ajouterons que ces enfans des muses françaises, auxquels on peut joindre Molinet et Guillaume Alexis, reconnaissaient pour leur maître Alain Chartier, comme Ronsard le fut, un siècle après, des du Bellay, des Mellin, des Belleau, des Baïf, etc. Du reste, c'est à tort que les paroles de Clément Marot ont fait penser que les frères Grébans étaient originaire du Mans: ils naquirent à Compiègne, ainsi que l'a prouvé Bernard de la Monnoye sur La Croix du Maine et du Verdier, et fleurissaient sous Charles VII, dont Simon, le plus jeune des deux, fit l'épitaphe. Mais Arnoul fut chanoine du Mans; c'est au Mans, de 1440 à 1450, qu'il commença son poème, continué par Simon[43], retouché, vers 1510, par Pierre Curet, aussi chanoine du Mans, et publié, pour la première fois, vers 1513, par Galliot du Pré; enfin c'est au Mans qu'il repose, dans l'église de Saint-Julien, si elle existe encore; quant à sa pierre tombale, il y a long-temps qu'elle ne se voit plus, ayant disparu lors des dévastations des huguenots.
Suivant La Croix du Maine, on pourrait croire que les Actes des Apôtres furent d'abord joués à Bourges, en 1536; mais il est plus naturel de penser, avec les frères Parfait, qu'ils parurent à la cour d'Angers, dès le temps du roi René, mort, comme on sait, à Aix en Provence, en 1480, et que le Mans en vit aussi la représentation dès l'an 1510. Quoi qu'il en soit, la représentation de Bourges, en 1536, marqua par son éclat. Il y en eut encore une très pompeuse à Tours, en 1541; mais, probablement, cette dernière ne fit que suivre celle qui eut lieu à Paris dans l'hiver de la même année, fin de 1540 (vieux style), pour amuser François Ier, dans le temps même qu'il préparait ses cinq armées formidables, avec le dessein de venger, sur Charles-Quint, le meurtre de ses ambassadeurs Rincon et Frégose, saisis si déloyalement par le marquis du Guast, en se rendant à Constantinople par l'Italie. On peut juger de l'importance[44] que le public mettait à ces jeux sacrés par le cry et proclamation qui s'en fit à Paris, le jeudi 16 décembre 1540, au son des trompettes et buccines, avec des baverolles aux armes royales, en présence du seigneur prévost de la ville et de ses sergens et archers vêtus de leurs hoquetons paillés d'argent[45]. Le cortége partit le matin de l'hôtel de Flandre, près de la rue Coquillière, où les confrères (acteurs) étaient établis depuis l'année 1519, qu'ils avaient été forcés de quitter l'hôtel de la Trinité; puis y rentra le soir, après avoir parcouru toute la capitale. La représentation de ce mystère durait quarante jours, la pièce se coupant au gré des acteurs et du public, à défaut de divisions fixées par l'auteur. Les frais de machines et de costumes étaient immenses. Un vaste amphithéâtre en bois, recouvert de toiles peintes, contenait tout un peuple. La grandeur de la scène à plusieurs étages[46] répondait à celle de la salle. On y avait pratiqué forces trappes coulouères pour les nombreuses descentes aux enfers, des nuages solides pour les ascensions au paradis. Des navires fendus en deux parties artistement rapprochées servaient aux miracles sur mer (car on navigue dans les Actes des Apôtres). Le sang humain paraissait couler, dans les martyres, à l'aide d'ingénieuses et prestes substitutions de moutons déguisés en hommes. Les personnages portaient, au besoin, sous leurs chaperons, des masques ou visages de rechange, dont ils se servaient avec beaucoup d'adresse. Simon le magicien, tantôt jeune et tantôt vieux, en faisait surtout un grand usage, ce qui ébahissait bien Néron et dépitait fort saint Pierre. Enfin le ciel et l'enfer s'y laissaient voir peuplés d'anges lumineux qui portaient aux pieds de l'Éternel les ames des chrétiens morts pour la foi, et de hideux démons engloutissant les impies dans leurs gouffres de feu. On fait sans doute bien mieux aujourd'hui, mais on ne fait pas plus, ni plus chèrement.
Si nous examinons le poème dégagé de tous ses prestiges, nous reconnaissons que ce n'est plus là une production informe, sans plan arrêté, sans dessein suivi, sans élévation de pensées ni de sentimens, comme le Mystère de la Vengeance et destruction de Jérusalem; ou comme la Moralité des Blasphémateurs, un tableau grotesque, dans lequel on entrevoit à peine quelques peintures naturelles, quelques intentions dramatiques; ce n'est pas non plus une tragédie régulière, il s'en faut, et même, si l'on veut, ce n'est pas une tragédie, le nombre et la complication des évènemens l'emportant beaucoup trop sur le développement des sentimens et le choc des passions; mais c'est une œuvre de génie, une conception forte, graduée, sous plus d'un rapport sublime, et d'une exécution hardie, plus d'une fois au niveau du sujet, malgré la familiarité souvent choquante du style, où pourtant on remarque de l'entente des mœurs et des caractères; en un mot, c'est une épopée dialoguée; et le sujet de cette épopée n'est rien moins que l'établissement de la religion chrétienne opéré chez les juifs et les gentils, devant l'empereur de Rome, par le triple moyen de la prédication des miracles et du martyre des apôtres. On y voit ces hommes vulgaires, avec leurs mœurs simples, leur langage populaire et véhément, armés seulement de leur foi native et ardente, subjuguer les idolâtres, étonner les grands, soulager les maux de la terre, et sceller leur mission de leur sang. Dès les premiers pas de l'action, qui ne manque pas d'unité au milieu d'un nœud si complexe, et qui commence à l'instant où les apôtres, après l'ascension du Christ, remplacent Judas par saint Mathias, et se distribuent l'univers, le persécuteur Saül devient l'apôtre saint Paul, et bientôt sa grande figure domine. Il se joint à saint Pierre pour attaquer l'empire dans son centre. Néron les éprouve de mille manières, puis les fait périr tous deux; mais, après leur martyre, leurs ombres s'offrent à la vue du tyran. Néron se trouble, chancelle, se donne la mort, et l'Église est fondée. Durant cet imposant spectacle, le ciel et l'enfer se travaillent pour activer le combat, soutenir, couronner, ou harceler les douze athlètes: quant au dessein, rien de plus majestueux! On doit à jamais regretter qu'une telle composition, qui demanda le travail de trois hommes, dont deux tenaient un haut rang parmi les poètes de leur époque, n'ait pas fixé l'attention de nos grands écrivains, alors que notre langue, toute formée et non encore affaiblie, pouvait devenir, en d'aussi habiles mains, un instrument digne du poème épique: nous aurions aujourd'hui un chef-d'œuvre à opposer à la divine comédie, à la Jérusalem délivrée, au Paradis perdu. Les Grébans se sont ménagé le ressort du merveilleux dans toute sa force; mieux même que le Tasse, puisque le merveilleux de la Jérusalem, reposant sur la magie et les enchantemens, quoique réellement conforme aux mœurs des temps chevaleresques, n'a jamais été bien solidement admis par l'opinion, tandis que celui de notre mystère, à l'exemple du Paradis perdu, portant sur la tradition et les livres sacrés, obtient le consentement ou même commande la croyance des chrétiens encore aujourd'hui. Mais, à cet égard, quelle supériorité n'ont-ils pas sur Guillaume de Lorris et Jehan de Meung, dont nos pères étaient cependant tentés de faire leur Homère! car le merveilleux du Roman de la Rose est purement allégorique et satirique; et l'on sait que l'allégorie et la satire, moins que tout, peuvent fournir une longue carrière sans s'épuiser. C'est donc avec l'idée d'une épopée, plutôt qu'avec celle d'une tragédie, qu'il faut considérer le Mystère des deux Grébans.
Si peu de choses authentiques sont historiquement connues sur la vie et la mort des apôtres, nos auteurs ont dû tirer de leur propre fonds la plupart des faits de leur drame. Sur plus de quinze martyres exposés dans ce mystère, huit au moins sont entièrement des créations poétiques. Il convient d'admirer l'art avec lequel ces catastrophes sont distribuées dans le courant de l'action, et l'intérêt aussi varié que puissant qu'y répandent les circonstances particulières à chacune d'elles.
Le premier Livre, qui sert d'exposition, représente les apôtres réunis, se disposant à partir, chacun de son côté, pour prêcher la foi, et résistant fièrement aux ordres contraires que les docteurs juifs leur signifient avec menaces. Pendant qu'ils sont renfermés dans le cénacle, Lucifer et ses démons apprêtent leurs armes. Une évocation terrible annonce la lutte sanglante qui va s'ouvrir:
Les malédictions, les fureurs, la discorde, la haine, respirent dans ces cœurs démoniaques, et forment un contraste avec la douceur évangélique des apôtres que Milton a pu étudier. Nous ne parlerons pas ici, et, soit dit une fois pour toutes, nous ne parlerons guère de beaucoup de scènes parasites ou même burlesques dont l'action est surchargée, et qu'il n'est que trop facile de ridiculiser, notre but étant de rechercher les beautés de l'ouvrage et les raisons qui l'ont fait estimer jadis des bons juges; chose plus difficile, qui n'a pas été essayée, que nous sachions.
Au second Livre, saint Étienne, lapidé pour avoir confondu les docteurs juifs, ouvre la grande tragédie; et cette scène est dignement couronnée par la conversion de Saulus, qui fait frémir l'empire diabolique. «L'enfer est en danger!» s'écrie Satan en apprenant le changement subit de Saül éclairé par la foudre céleste.
Alors la rage des démons est à son comble. Le poète donne ainsi l'idée de l'importance dont sera saint Paul pour le triomphe du christianisme.—Lorsque les docteurs se rient de saint Étienne, au sujet de l'immaculée conception, l'apôtre leur oppose habilement leur propre croyance. «Dieu, dit-il, vous en convenez, a fait l'homme de plus d'une façon;
d'où vient donc que vous niez possible? etc., etc., etc.
Caïphe, au moment de livrer saint Étienne aux Juifs, qui demandent sa mort, fait une dernière tentative pour ébranler sa constance; mais Étienne répond:
Bientôt il tombe victime, et Jésus reçoit son ame des mains des anges, avec ces mots:
Nous laissons de côté la conversion de l'eunuque de la reine éthiopienne Candace, opérée sur le chemin de Gaza, par saint Philippe, ainsi que bien d'autres miracles petits et grands, pour ne point quitter le fil principal. Il suffit de rappeler que déjà, dans ce second Livre, tous les apôtres sont à l'œuvre.
La mission de saint Thomas aux Indes fait presque tous les frais du troisième Livre. Le roi d'Inde Gondoforus, voulant se bâtir un beau palais à la romaine, a député son prévôt Abanès pour chercher un architecte à Rome. Saint Thomas, qui se comprend sans être d'abord compris, promet d'élever au roi un édifice de beauté non pareille. Il entend par là convertir le roi d'Inde et ses sujets, et commence par convertir Abanès, puis la fille du roi, dont mal pense lui advenir. Gondoforus se rend à la fin lui-même, et reçoit le baptême. Ce Livre, au total, est le plus traînant des neuf et le plus chargé d'incidens oiseux. Il y a pourtant une belle situation; la voici: quand le roi d'Inde, qui a donné beaucoup d'argent à saint Thomas pour la construction de son palais, voit que l'argent a disparu sans que le palais soit même commencé, sa fureur est grande; saint Thomas va payer de sa tête; mais l'apôtre a donné tout l'argent aux pauvres du royaume; il peut donc répondre:
Par la suite, le frère du roi, ressuscité à la voix de saint Thomas, arrange les affaires ainsi que nous venons de le dire.
Deux nouveaux martyres signalent le début du quatrième Livre, ceux de saint Jacques Zébédée et de Josias qui vient de recevoir le baptême. Hérode Agrippa, nommé gouverneur de Judée par Caligula, célèbre ainsi son joyeux avènement; il en est bientôt puni par une maladie mortelle, et les diables emportent son ame par le moyen d'une trappe coulouère. Les derniers adieux des deux martyres sont touchans:
Peu après cette catastrophe, le spectateur est transporté dans Antioche, au milieu des prédications de saint Pierre et de saint Paul. Le second pense être lapidé; le premier est jeté dans un cachot; mais saint Paul le délivre en promettant au prince d'Antioche que son fils, mort depuis dix ans, ressuscitera; ce qui arrive, en effet, à la voix de saint Pierre, et toute la ville embrasse la foi. A l'instant où le fils du prince d'Antioche revient à la vie, son père s'écrie:
Le père ne peut résister à sa joie et aux instances filiales; il se convertit dans les bras de l'enfant qui lui est rendu. C'est encore là une situation dramatique. Il n'y manque rien que le style.
Au cinquième Livre: Nous voici au sein du concile de Jérusalem: une haute délibération commence. La circoncision sera-t-elle, ou non, nécessaire désormais? c'est à dire les gentils seront-ils, ou non, admis au baptême? Quelques juifs chrétiens tiennent pour l'ancienne coutume; mais Paul élève sa voix puissante:
Barnabé pense comme Paul:
La discussion est longue et parfois vive et amère: saint Pierre prend la parole, et dit:
L'assemblée se range à ces conclusions; la circoncision est supprimée en tant que cérémonie nécessaire aux chrétiens, et la carrière du salut est ouverte à tous les peuples. Peu après, l'action s'égare, ou, si l'on veut, se répand dans l'Asie, dans Athènes, où les miracles et les conversions se multiplient. Nous ne pouvons la suivre partout; revenons donc avec les apôtres au mont de Sion, pour assister à la mort et à l'assomption de la Vierge (car il est à remarquer que les Grébans font mourir Marie, et tranchent ainsi une grande question de l'Église, heureusement pour leur poème, cette mort est, sans difficulté, l'épisode le plus poétique). Marie est seule dans sa maison de Jérusalem, et triste de son isolement des apôtres.
Deux vierges consolent Marie du mieux qu'elles peuvent:
Dieu le fils entend les lamentations de sa mère, et supplie Dieu le père de mettre un terme aux douleurs de Marie. Le père y consent; aussitôt le fils appelle les chérubins, les trônes et les archanges, leur fait préparer des couronnes, et commande qu'on aille avertir sa mère qu'elle mourra sous trois jours, sans souffrir passion, pour jouir ensuite de toute gloire et félicité permanable. Gabriel se charge du message; il en avait fait un autre bien différent autrefois! il arrive; Marie le reçoit avec une joie vive.
Par ses frères, elle entend toujours les apôtres; appellation touchante!
La chose convenue et le message terminé, Marie convoque ses chers parens et cousins par l'entremise de Rachel:
Les amis, les parens, les voisins accourent: Marie était tant aimée! Les voilà tous assemblés. Marie leur annonce sa fin prochaine, leur fait de pieuses recommandations, les console, les réconforte. Ses larmes coulent; des larmes lui répondent. «Mères de ce monde! reprend Marie, quand vous perdez vos enfans, n'en avez-vous dueil et tristesse? le jour, la nuit les desirez; eh bien, je vais rejoindre mon fils!»
«Mère de Zébédée, prends courage, car ton fils est entré au port. Cependant, mes chères sœurs, il vous faut veiller cette nuit, de peur des esprits malins.» Sur ce, un coup de tonnerre se fait entendre: ce sont les apôtres qui arrivent des extrémités du monde sur une nuée blanche. Saint Jean débarque le premier. «Que j'ay de plaisir à vous remirer, s'écrie la Vierge!»—«Ma Dame, très chère tenue, j'étais dans Éphèse à prescher la foy de Jésus: je me rends à votre commandement..... qu'y a-t-il?»—«Mon cher parent, ma chère affinité, mourir je vais..... Faictes moi lors comme un fils à sa mère!» Douleur de saint Jean à cette triste nouvelle. Les apôtres se rangent autour de Marie, qui revêt une robe blanche:
Empressement filial des apôtres. Les uns rappellent tous les secours qu'ils ont reçus de la divine mère:
Les autres ne savent qu'exprimer leur chagrin. Les femmes ne peuvent consentir à cette mort: «Restez, restez Marie! qu'allons-nous devenir?» Nouveau coup de tonnerre... Tous les assistans tombent soudainement dans un sommeil profond, excepté les apôtres. Une odeur suave de parfums célestes s'exhale dans la maison. Les anges descendent, enlèvent Marie au plus haut des cieux qui apparaissent; saint Pierre chante l'In exitu Israel, et Satan rugit avec ses démons dans le séjour infernal. Tel est, en abrégé, ce cinquième livre, le plus beau de tous. Nous pouvons garantir que, si, partout ailleurs, l'ouvrage a pu gagner à être présenté par extrait, ici, la plupart du temps, il a beaucoup perdu. Quiconque voudra juger de la distance que le génie sait mettre entre lui et la médiocrité, dans la manière de traiter le même sujet, n'a qu'à lire le Mystère du trespassement de Nostre-Dame, composé par un chartreux de Paris, en 1478.
Les évènemens se pressent avec beaucoup de confusion dans le sixième Livre, illustré par cinq martyres, une conversion royale et nombre de miracles. En Éthiopie, saint Mathieu meurt assassiné par le prince Hittacus, furieux des conversions du roi son père, et d'Éphigénie sa sœur. En Myrmidonie, saint André a plus de bonheur, mais ce n'est pas sans peine. Il fait éclater la foudre sur la tête de Sostrates, mère barbare qui, brûlant pour son fils d'un amour criminel, l'avait accusé de tentative d'inceste sur elle-même. C'est le sujet de Phèdre inventé, car il est fort douteux que les Grébans aient eu connaissance d'Euripide. En Scythie, saint Philippe échappe à mille dangers, aussi bien que saint Paul en Achaïe. A Babylone, saint Simon et saint Jude meurent par les ordres de l'évêque païen, pour avoir opéré des miracles. Enfin, saint Barthélemy, que le prince de Babylone, Astragès, poursuit de sa haine, subit la flagellation, puis est écorché vif par les mains d'un certain bourreau qui se retrouve partout; personnage multiple, scélérat facétieux, dont la gaîté féroce, en contraste avec ces scènes sanglantes, fait l'amusement du peuple, à la grande honte du poète. Ce plaisant bourreau tranche du grand seigneur; il fait sa généalogie, laquelle n'est point féodale: son aïeul fut pendu, son père brûlé, sa mère poursuivie comme sorcière et infanticide, son frère aîné décollé pour meurtre, son cadet bouilli pour fausse monnaie; ce qui lui donne une fierté singulière; il y a de quoi, mais passons.
Septième Livre. Encore trois martyres dans ce livre; celui de saint Thomas aux Indes, commandé par l'évêque du temple du Soleil, après que l'apôtre a converti la belle-sœur du roi Migdéus, et réduit en poudre le temple et la statue du Soleil; celui de saint Mathias, lapidé par les Juifs; et celui de saint André, mis en Croix sur l'ordre d'Égée, prévôt d'Achaïe, pour avoir baptisé Maximilla, femme de ce magistrat. La prédication de saint Thomas débute par une invocation très poétique:
Les démons, irrités du succès des apôtres, se donnent rendez-vous sur la terre, et s'y partagent les professions, pour y combattre l'Église naissante. L'un sera usurier, l'autre marchand, un troisième avocat, celui-ci entremetteur de cour, celui-là sorcier, cet autre séducteur des dames, et enfin le plus méchant, conseiller du roi, pour l'engager à conquérir. N'est-ce pas là une satire ingénieuse? En vérité, les Grébans ont autant d'esprit que de sentiment. Le fanatisme, qui foule tout aux pieds, apparaît bien dans sa force, à l'occasion du martyre de saint André. En effet, cet apôtre commence par guérir, d'une maladie mortelle, Maximilla, l'épouse chérie d'Égée. Le mari ne met d'abord aucune borne à l'expression de sa reconnaissance; mais, sitôt que sa femme s'est rendue chrétienne, il n'écoute plus rien, et fait crucifier l'apôtre libérateur. Cela est aussi vrai que dramatique. Simon Magus et Néron, vers la fin de ce Livre, occupent la scène pour ne plus guère la quitter.
Huitième livre. Il faut peu s'arrêter aux martyres de saint Philippe à Hiéropolis, de saint Mathias et de saint Jacques le Mineur en Judée; les circonstances qui les accompagnent ne présentent rien de particulier à notre objet; le fort de l'action est tout entier, maintenant, dans Rome, où saint Pierre, devant Néron, fait assaut, avec Simon Magus, de prédications et de prodiges. Les Romains, frappés d'étonnement, écoutent la voix de saint Pierre. La rage de Néron s'en augmente contre les chrétiens, et Paul accourt pour seconder les glorieux travaux de son compagnon, auquel il rend hommage comme à son chef. Sans doute les discours sont trop longs, et toujours d'un ton trop familier; mais, en somme, le spectacle a de la grandeur et de la vie. C'est une belle situation que celle où saint Paul, pour donner plus de poids à ses paroles, confesse publiquement à l'empereur ses iniquités passées:
Celle où saint Pierre installe Clément sur la chaire pontificale, comme son successeur, est noble et imposante, malgré l'anachronisme. Il est à observer que le poète n'oublie aucun des grands ressorts de son sujet.
Neuvième Livre. Le dénouement approche: Simon Magus, constamment vaincu par saint Pierre, veut tenter un dernier effort: il appelle donc à lui les esprits infernaux; et, fort de leur secours, il promet à Néron, qui le protège, de s'élever dans les airs, en défiant l'apôtre d'en faire autant. Saint Pierre invoque à son tour la divinité permanable, et accepte le défi. On sait ce qui arrive. Simon Magus s'élève en effet; mais, à la voix de l'apôtre, il tombe mort, et les diables entraînent son ame. Alors Néron fait jeter Pierre et Paul dans les prisons, sous la garde de Procès et de Martinien. Vaine fureur! les deux gardiens se font chrétiens dans la prison même, et délivrent les prisonniers. Ce triomphe de la vérité dans les fers offre encore une belle situation, que le martyre des nouveaux convertis rend d'ailleurs pathétique. Néron ne se possède plus: il ordonne enfin de crucifier saint Pierre et de trancher seulement la tête à Saint Paul, en sa qualité de citoyen romain. Saint Pierre, avant de marcher au supplice, invite ses frères les chrétiens à prier pour soutenir son courage. Oraison des chrétiens. Les deux apôtres s'embrassent; saint Paul dit à son ami:
Tous deux marchent à la mort en prêchant: «Peuples de Dieu, faictes silence! dit saint Pierre.
Il dit, et à l'aspect de la croix de son supplice, il la bénit, lui parle avec amour, puis crie aux bourreaux: «Sus à vostre gré me mettez!» Paul suit ce grand exemple; sa tête roule, et trois fontaines d'eau vive s'élancent de son corps décapité. Aussitôt Néron connaît, pour la première fois, un trouble singulier: «Ha! mes amys, et que ferai-je?...» Ce trouble devient du désespoir et de la démence quand les figures de saint Pierre et de saint Paul reparaissent resplendissantes à sa vue. Ses chevaliers veulent en vain le rassurer. Une sédition du peuple achève d'égarer ses sens. Il demande la mort; il se couche; Satan lui crie: «Mauldict Néron! lever te faut!» Alors il se tue, et les diables, enivrés de joie, apportent son ame à Satan, en chantant:
Clément finit par ces mots:
Tel est, en raccourci, ce grand poème que jusqu'ici les critiques n'avaient guère cité qu'en ridicule, tout en convenant de son mérite, chose passablement contradictoire. Il donne, en effet, beaucoup de prise au sarcasme, avec ses éternels discours, ses mille et un épisodes, ses quatre ou cinq cents personnages, parmi lesquels figurent, Gastepavé, Toutlyfault, Pantagruel, Tastevin, Gobin, Goguelu, Coridon, Rifflart, l'évêque de la loi d'Arménie, Trouillard, le podesta des Tyriens, le sergent Corbin, le bourreau plaisant, etc., etc., etc.; enfin ses soixante-dix à quatre-vingt mille vers (car il en a au moins autant, sans toutefois atteindre le nombre de huit cent mille, comme le dit follement Catherinot, dans ses Annales typographiques de Bourges); mais, malgré tous ces défauts, il est peu généreux et peu juste de ne chercher qu'à rire d'une composition si ancienne, dans laquelle brillent tant d'éclairs de vrai talent. Certes, c'est bien ici le cas d'appliquer la sage maxime que, pour bien juger un ouvrage, il faut plutôt considérer ses beautés que ses défauts. On n'a seulement qu'à lire le Mystère apocalyptique de maistre Louis Choquet pour se convaincre qu'il n'était pas si facile, en 1450, d'égaler celui des Actes des Apôtres. Disons, en finissant, que tous deux sont généralement écrits en vers de huit pieds; mètre favori de nos vieux poètes, et peut-être celui de tous qui, fatiguant le moins à la longue, s'accorde le mieux avec le génie vif des Français.
[43] Simon Gréban, moine de Saint-Richer, en Ponthieu, fut secrétaire de Charles d'Anjou, duc du Maine. Les frères Parfait disent que c'est lui qui fut enterré au Mans, dans l'église de Saint-Julien; mais il est plus probable que ce fut son frère Arnoul.
[44] Gabriel Naudé, dans son Mascurat, dit qu'on s'étouffait à l'hôtel de Flandre, en 1541, pour voir jouer les Actes des Apôtres.
[45] Ce cry a été réimprimé dernièrement par les soins de M. le libraire Crozet, dans son curieux Recueil de Farces gothiques.
[46] Ces différens étages de la scène expliquent comment on pouvait représenter diverses actions en des lieux très éloignés et dans un même temps.
CONFESSIONALE ANTONINI.
Incipit summula Confessionis utilissima in qua agit quo modo se habere debeat confessor erga pœnitentem in confessionibus audiendis, quam edidit reverendissimus vir ac in Christo Pater, Dominus Frater Anthonius archiepiscopus florentinus, ordinis fratrum predicatorum.
Impressa Parisiis sumptibus honesti viri Francisci Regnault in vico Sancti Jacobi morantis ad interlignum divi Claudi. Anno millesimo quingentesimo decimo, die vero XIX marci. (1 vol. pet. in-12.)
ENSEMBLE:
CATÉCHISME SUR LE MARIAGE,
POUR LES PERSONNES QUI EMBRASSENT CET ETAT.
Imprimé par l'ordre de monseigneur l'archevêque de Sens (Jean-Joseph Languet de Gergy), à l'usage de son diocèse, avec le Catéchisme pour la Confession, la Communion et la Confirmation. A Sens, chez André Janot, Au nom de Jésus. M.DCC.XXXII. (1 vol. pet. in-12.)
(1450-73--1510 et 1732.)
Ce n'est pas sans raison que nous réunissons, dans cet article, deux ouvrages que le temps sépare: nous cherchons à comparer, par là, deux branches de la théologie, que l'on est convenu de désigner par les noms de théologie morale et de théologie catéchétique. La première de ces divisions est, pour la science divine, un guide au moins périlleux, la seconde un appui solide; l'une produit d'ordinaire, pour tout fruit, chez le maître et chez le disciple, des scrupules, de subtils détours, et quelquefois la fraude, nommée escobarderie; l'autre des sentimens purs et généreux; l'une mène aux cas de conscience, l'autre à la connaissance et à la pratique des devoirs; l'une, enfin, donne les Bauny, les Sanchez, les Fromageau, les Pontas; l'autre les Bossuet, les Nicole, les Charency, les Fleury. Il nous serait facile d'étayer cette proposition par des exemples qui ne laisseraient pas que d'en égayer le sujet. Entre des milliers d'écrits pénitentiaux, le livre de Matrimonio nous est ouvert comme à tous, et aussi ceux de Jean Gerson et de Cayckius, que nous n'osons citer, même en latin. Mais comment se respecter après avoir introduit la raillerie cynique et le scandale dans une matière si grave? Il faut laisser de telles gaîtés aux docteurs polémiques et aux impies: toutefois, de courts développemens ne paraîtront pas inutiles, et les ouvrages qui nous en fournissent l'occasion, de quelque manière qu'on les envisage, sortis tous deux de plumes chastes et sévères, n'offriront point d'aliment à la malignité.
Le dominicain Antonin de Forciglioni, ce vertueux moine que le pontife Eugène IV éleva au siège archiépiscopal de Florence, en 1446, et qui signala si courageusement sa charité durant la peste de 1448, est l'auteur du Confessionnal. Le Catéchisme appartient à l'archevêque de Sens, Languet de Gergy, digne frère du curé de Saint-Sulpice dont le zèle infatigable pour son église et pour ses pauvres a rendu la mémoire populaire, prélat exemplaire dans ses mœurs, adversaire obstiné des jansénistes dans ses écrits, homme docte et judicieux, malgré son ultramontanisme et sa Vie de Marie Alacoque, dont Voltaire a trop bien fait son profit. Ce simple énoncé garantit assez qu'on trouvera, dans nos deux auteurs, ce qu'il faut, avant tout, chercher, dans les moralistes, l'accord de la conduite, des idées et des sentimens.
C'est une grande chose que la confession auriculaire. On n'attend pas de nous que, sans mission aucune, nous reproduisions l'inépuisable controverse à laquelle cette institution a donné lieu depuis saint Cyprien, dont un passage fameux a servi de texte à des objections et à des réfutations sans nombre; ou seulement depuis Erasme, qui émit, sur ce chapitre, dans son livre de l'Exomologèse, des opinions hardies, et Calvin, qui a rudement tranché cette sérieuse matière; ou même, à ne partir que du savant ministre Jean Daillé, que l'abbé Jacques Boileau a réfuté paisiblement en 1684, quatorze ans après la mort de Daillé, avec beaucoup d'érudition aussi, le concile de Latran, en 1295; le concile de Trente, au XVIe siècle; l'usage universel de l'Église romaine ont prononcé sans retour. Il est bien établi aujourd'hui, chez tout catholique orthodoxe, que la confession auriculaire est, pour chacun, une loi obligatoire d'institution divine. Mais, si la loi n'a pas changé depuis dix-huit siècles, l'exercice en a souffert de nombreuses modifications, selon les temps et les lieux. C'est ce qu'on voit dès l'entrée du Confessional d'Antonin, où ce prélat examine à quelles règles est soumis le choix des confesseurs pour les ecclésiastiques et pour les laïcs. On y lit, par exemple, que personne, pas même le roi, n'a droit de prendre son confesseur hors de son propre prêtre, sans la permission expresse du pape, sauf huit cas seulement dont le premier est celui de l'indiscrétion du confesseur. Il en est autrement de nos jours. Pontas, à l'article Approbation, établit vingt-deux cas sur ce point, et renvoie encore à ses articles absolution, cas réservés, confesseurs, confession et jubilé! Nous croyons qu'il y a bien d'autres cas analogues pour l'Espagne, l'Allemagne et l'Italie.
L'article des cas réservés aux évêques et au pape était déjà chargé du temps d'Antonin: plusieurs casuistes réduisaient ces cas à quatre, d'autres en admettaient cinq, d'autres beaucoup davantage: quelques modernes en posent trente-huit, et annoncent n'avoir pas fini. Antonin pense qu'une grande extension de tels cas ne va qu'à restreindre le pouvoir sacerdotal. Nous croyons que son opinion n'a point arrêté les casuistes. Le même ne rend point le pénitent passible de la distraction ou du sommeil du confesseur, et tient que la confession, en cas pareil, est bonne, quoiqu'elle n'ait pas été entendue. Nous croyons que ce sentiment judicieux a subi nombre d'interprétations et de distinctions de lui à nous. Maintenant, quelle science est absolument requise dans le confesseur? évidemment celle qui détermine la nature mortelle ou vénielle des différens péchés. Bien; mais la classification générale des péchés emporte, même chez Antonin, des distinctions d'un effrayant détail, auxquelles le temps n'a fait qu'ajouter. A quels signes reconnaître la contrition et l'attrition? à quels degrés de défaillance de l'une de ces conditions essentielles la confession devient-elle nulle? Pour simplifier la solution de ces questions, Antonin, d'après saint Thomas, exige seize conditions dans la confession. Il la veut simple, humble, pure, fidèle, fréquente, nue, discrète, volontaire, retenue, entière, secrète, dolente, accélérée, courageuse, accusatrice et soumise. Quoi! la confession qui réunirait toutes ces conditions moins une, qui, par supposition, serait seulement lente au lieu d'être accélérée, par là même deviendrait nulle? cela n'est pas croyable. Il se peut donc faire que de ces seize conditions nécessaires, il y en ait une qui soit superflue. Ce n'est pas tout; l'explication de chacune de ces conditions entraîne les casuistes dans une foule d'investigations si déliées, qu'elles forment autant de traités divers, dont la connaissance demande l'esprit le plus attentif et le plus pénétrant. Ensuite, comment faut-il interroger? Distinctions sur les circonstances du fait, distinctions par rapport au sexe du pénitent, à son âge, à sa profession, etc.; distinctions sur la forme et la portée de l'absolution; lois innombrables touchant le secret de la confession; que savons-nous? et tout cela ne constitue encore qu'un sommaire (summula) de ce qui concerne le confesseur dans la confession. Puis vient le traité des excommunications, puis celui des devoirs et de leurs contraires. Ici l'espace s'agrandit tellement, que l'œil se perd à considérer seulement ce qui offert au larcin par violence, autrement dit rapine; et il y a des centaines de points de vue pareils dans la Summula d'Antonin; et chez Fromageau il y en a bien autrement; et chez Sanchez il y a trente livres pesant de papier écrit, rien que sur le mariage. Puis viennent les cas d'absolution in articulo mortis, ensemble tous les cas d'absolution officieuse, avec un nouveau cortége obligé de distinctions sans fin. Les trois parties du Confessional d'Antonin sont suivies d'un long traité des restitutions. A ce propos, l'auteur établit vingt mains rapinantes, lesquelles ayant chacune cinq doigts, donnent cent modes de rapine, et, par contre, cent modes de restitution. Mais, en centuplant ces mains, ces doigts, ces rapines et ces restitutions, on n'a pas encore la millième partie des cas dont se composerait un livre complet sur la matière exécutée selon la méthode des casuistes. En bonne foi, si c'est là de la théologie morale, est-ce bien de la morale? Aussi, dans la pratique, arrive t-il presque toujours que confesseurs et pénitens, se dégageant, soit par un instant prudent, soit par une ignorance heureuse, des liens d'une fausse science, ne sont guère conduits que par cette voix naturelle qu'en théorie ils sont appelés à dédaigner; c'est à dire que les premiers, formés à la connaissance d'autrui par l'étude approfondie d'eux-mêmes et par l'expérience du monde, touchent facilement, sans le secours des livres, les plaies de l'ame les plus cachées; et que les seconds, sur le simple appel de leurs souvenirs, dévoilent non moins facilement, sitôt qu'ils le veulent, ces pénibles secrets qui échappent aux oracles sybillins. Nous en sommes du moins convaincus; mais si nous savions les confesseur et les pénitens casuistes, nous en frémirions pour eux.
Dieu a gravé sa loi dans le cœur de tous les hommes, quoi qu'on dise, et, sans doute, il l'a fait à des degrés proportionnés aux forces qu'ils ont reçues de lui pour l'observer. Ici ce n'est plus les théologiens que nous attaquons, mais ces philosophes timides ou téméraires qui, prodiguant les lueurs vacillantes du doute où ils devraient faire briller la lumière du jour, tirent un vain honneur de tout brouiller et de tout confondre, au lieu de simplifier et d'éclaircir. Pensent-ils être sages, lorsqu'ils échappent à cette évidence intime, source première de toute certitude, et s'en vont chercher, aux extrémités de la terre ou dans les tristes asiles des aliénés, des argumens contre les lois de la conscience? Que nous font leurs recherches incertaines, suivies de conclusions forcées! Que nous font les Cafres, les Caraïbes, les Patagons, les infirmes d'intelligence? «Si quis piorum manibus locus, si ut, sapientibus placet, non cum corpore exstinguntur magnæ animæ;» «Si, pour parler avec Tacite, quelque asile est réservé aux manes pieux, si, comme il plaît aux sages de le croire, les grandes ames ne s'éteignent pas avec le corps,» ce ne sera point de la conscience des sauvages ni de celle des fous, que vous aurez à répondre, mais de la vôtre. Au surplus, les faits accidentels ne vous autorisent pas, et les faits réguliers vous démentent. Généralement se révèle, dans l'homme, le sentiment moral; il perce à travers les plus grossières enveloppes, et souvent palpite encore dans les esprits les plus désorganisés. Nous avons connu, dans notre enfance, un paysan frappé d'imbécillité notoire, un de ces hommes que le peuple raille et respecte tout ensemble, par une notion confuse de la vérité. Cet homme, dont l'intellect borné suffisait à peine à ses besoins physiques, manifestait une perception fort claire de la divinité comme du devoir. Il mourut, et peu s'en fallut que la contrée n'invoquât son nom comme celui d'un être chéri du ciel. Or, si la conscience parle à de tels êtres, que ne dit-elle pas, sur les obligations sacrées, à ceux que la nature et la société ont favorisés? Il nous semblerait, en vérité, plus aisé d'indiquer les bornes des sphères célestes, que la mesure des clartés que la conscience répand dans le cœur humain. Témoin rigide, vigilant conseiller, elle éclaire ceux mêmes qui nient sa présence, et toujours assez savant sur la morale est celui qui la consulte avec sincérité. Quant à réglementer ce qui ne peut être prévu ni connu, ni apprécié hors de soi, ce ne sera jamais une entreprise sensée. Posez des millions d'hypothèses, multipliez à l'infini vos cas réservés ou non, jamais vous n'atteindrez l'ame qui se dérobe; et celle qui s'offre au Dieu qui lui dit d'aimer et de pardonner, seule, sans votre formidable appareil, dépassera, de bien loin, vos prévisions et vos rigueurs.
Que d'avantages n'a pas, sur cette théologie obscure des cas de conscience, celle qui marque avec une simplicité précise le but ou nous devons tendre et les écueils qu'il nous faut éviter? Tel est l'objet de la théologie catéchétique, laquelle nous ramène au livre de l'archevêque de Sens. Son catéchisme du mariage, qui est suivi de trois autres sur la confession, la communion et la confirmation, excita, dit-on, de vives réclamations dans le temps, au point que des curés, des maîtres d'école, et jusqu'à des religieuses, le rejetèrent. La raison en est difficile à comprendre. S'il eût ressemblé à certain examen de conscience moderne usité dans le diocèse d'Amiens, ce serait tout le contraire; mais notre archevêque était encore plus modeste que casuiste. Ses quatre catéchismes ont toute sorte de mérites évidens: ils sont clairs, ils sont courts, substantiels, et d'une pureté qui ne prête à aucun mauvais sens. Le premier, qui touchait un sujet délicat, nous a particulièrement frappés. Onze brèves instructions seulement le composent et embrassent toute la matière, depuis la définition du mariage en général, et de l'union chrétienne en particulier, les empêchemens de toute nature, tant sacrés que civils, et les formes cérémoniales, jusqu'aux devoirs des époux, soit entre eux, soit à l'égard de leurs enfans et de leurs inférieurs, soit enfin dans les cas malheureux de viduité. Nous n'y avons trouvé à redire qu'une seule réponse à une question indiscrète; la voici: «N'y a-t-il pas d'autres avis à donner aux nouveaux mariés le jour de leurs noces?»—«Il y en a, sans doute, surtout pour ce qui regarde l'usage du mariage; mais il est plus à propos que chacun les prenne auparavant de son confesseur.»
Il nous a paru que ce dont il s'agit ne regardait pas d'avance les confesseurs, et que l'abus seulement pouvait les concerner. Certains avis seront toujours mieux placés dans la bouche des parens que dans celle d'un prêtre. Nous ne reprendrons point, d'ailleurs, la simplicité un peu rustique de quelques passages, tels que celui où il est conseillé aux femmes de ne point prêcher leurs maris quand ils ont du vin. Les catéchismes sont faits pour tous les rangs sociaux, et l'avis est excellent. On peut le traduire ainsi dans le style du beau monde: Ne prêchez vos maris que lorsqu'ils pourront vous comprendre.
LE LIVRE DE TAILLEVENT,
GRAND CUISINIER DE FRANCE,
Contenant l'art et science d'appareiller viandes; à sçavoir: Bouilly, Rousty, Poisson de mer et d'eau douce; Sauces, Epices, etc. A Lyon, chez Pierre Rigaud, en rue Mercière, au coing de rue Ferrandière, M.DC.IIII.
SUIVI DU
LIVRE DE HONNESTE VOLUPTÉ,
Contenant la manière d'habiller toute sorte de viandes, etc., etc., avec un Mémoire pour faire escriteau pour un banquet: extrait de plusieurs forts experts, et le tout reveu nouuellement, contenant cinq chapitres (petit texte). A Lyon, pour Pierre Rigaud, 1602. Deux parties en 1 vol. in-16.
FESTIN JOYEUX,
OU
LA CUISINE EN MUSIQUE,
En vers libres. 2 parties en 1 vol. in-12, avec la musique. A Paris, chez Lesclapart, rue Saint-André-des-Arcs, vis à vis la rue Pavée. A l'Espérance couronnée. 1738.
(1460—1602—1604—1738.)
Le viandier, pour appareiller toutes manières de viandes que Taillevent gueux du roy nostre sire, fist, et dont la première édition, imprimée in-4, gothique, paraît à M. Brunet l'avoir été à Vienne, en Dauphiné, par Pierre Schenck, vers 1490, ne peut être d'une composition antérieure à l'an 1455, puisque, dans la réimpression fidèle que nous en avons de Lyon, 1604, se trouve le menu du chapelet (service) faict au Boys-sur-Mer, le XVIe jour de juin mil quatre cent cinquante-cinq, pour monseigneur du Maine. Dans ce chapelet figurait une forêt de plumes blanches couvertes de violettes, d'où partait une montagne étagée de pâtés et de tours pleines de lapins, avec couronnement de bouquets, et les armes dudit seigneur, ainsi que celles de mademoiselle de Chasteaubriant. Dans chaque pâté gissaient, au sein d'une farce de graisse, de girofle et de veau haché, un chevreau, un oison, trois chapons, six poulailles, six pigeons, et un lapereau. Les hérons, les hérissons, les cochons de lait, l'esturgeon cuit au persil et au vinaigre, avec du gingembre par dessus, les sangliers simulés en crème frite, les darioles, les prunes confites en eau rose, les épices, les figues, le vin, le claire et l'hypocras, tout y abondait. Je vois à la suite un banquet plus modeste; c'est celui de monseigneur de Foix. Des poussins au sucre, de la crème d'amandes froide, des cailles au sucre, des dauphins de crème, des oranges frites; par-ci par là quelques épaules de chevreaux farcies, et quelques pâtés de levreaux; c'est tout. Le banquet de monseigneur de la Marche se relève: c'est d'abord du brouet de cannelle, de la venaison à clou; puis des paons, des cygnes et des perdrix au sucre; puis des chapons farcis de crème, des aigles, des poires à l'hypocras et de la gelée de cresson. Quant au banquet de monseigneur d'Estampes, ce n'est guère la peine d'en parler, si l'on en excepte les poules aux herbes, les paons au scélereau (sans doute céleri), et les levreaux au vinaigre rosat. Il y a, d'ailleurs, de quoi se perdre dans la multitude de recettes que donne le vieux Taillevent: je n'en citerai qu'une pour se procurer des œufs à la broche: Faites deux trous opposés à chaque coque de vos œufs; videz ces coques; battez bien ce qui en sort avec de la sauge, de la marjolaine, du pouliot, de la menthe hachés bien menu; faites frire le mélange au beurre; saupoudrez-le, puis après, de gingembre, de safran et de sucre; remplissez alors vos coques de cette farce: embrochez une douzaine de ces coques ainsi remplies; faites rôtir à petit feu; ce fait, vous aurez des œufs rôtis qui ressembleront toujours plus à des œufs que les grives grasses de Pétrone cuites dans des œufs de plâtre.
Le Livre des Honnestes voluptés est encore plus splendide que celui de Taillevent: aussi paraît-il plus moderne. J'y trouve un menu ou écriteau de 180 mets divers, et la table générale en présente 378. On voit que, dès le temps de notre Charles VII le Victorieux, nous pouvions rivaliser avec Cœlius Apicius touchant les obsones et condimens.
Maintenant, franchissons près de trois siècles, et suivons M. le Bas à son festin joyeux. M. le Bas, anonyme ou pseudonyme, n'importe, dédie sa cuisine en vers et en musique aux dames de la cour. Son ouvrage, divisé en deux parties, est bien conçu: la première renferme le plan d'un repas de quatorze couverts servi de trois services à treize, sans le dessert; et la seconde offre, dans un ambigu, une suite de plusieurs centaines de mets choisis, ou la variété le dispute à la richesse; mais, ce qu'il y a de merveilleux, c'est qu'ici, descriptions, préceptes, conseils, narrations, tout est en vers chantans. Ainsi, pour des perdreaux à l'espagnole, M. le Bas chantera, sur l'air: petits oiseaux, rassurez-vous:
Pour le coulis d'écrevisse, chantez sur l'air: petits moutons, qui dans la plaine:
Le Festin joyeux est imprimé avec permission de monseigneur le chancelier de France. Les connaisseurs accorderont le privilége à la gastronomie de M. Berchoux et à la Physiologie du Goût de M. Brillat-Savarin.
LA PRENOSTICATION
DES HOMMES ET FEMMES;
De leurs Nativitez et Influences selon les douze Signes de l'An: et que chascun pourra facilement cognoistre les diversitez ou bonnes fortunes. 1 vol. pet. in-4, gothique, s. d. (1480 environ) ni nom d'imprimeur, ni chiffres; contenant huit feuillets, avec des signatures de A.IIII., fig. en bois représentant d'abord le Pronostiqueur assis, puis les XII signes zodiacaux.
(1480.)
L'auteur français de ce petit écrit, précurseur de Nostradamus, nous apprend, dans son Prologue, 1o qu'il l'a translaté de mot en mot du latin; 2o que pour tirer son horoscope, il faut considérer le mois dans lequel on est né, plus le signe du soleil auquel ce mois se rapporte; 3o que le signe du bélier est le premier; 4o que l'autorité des jugemens sur la destinée des hommes rendus par les signes zodiacaux est attestée par Ptolomée, astrologue très expert. Venant ensuite à l'application de ses principes, il établit que l'homme, né de la mi-mars à la mi-avril, sous le Bélier, ne sera ni riche ni pauvre; qu'il sera menteur, colère, courageux, grand fornicateur, et vivra 60 ans, selon nature, s'il échappe aux maladies et aux accidens; que la femme née sous les mêmes conditions sera pareillement colère et menteuse, et qu'elle vivra 40 ans. L'auteur ne dit rien de la chasteté de cette femme, ce qui doit être pris en bonne part pour sa destinée. De la mi-avril à la mi-mai, sous le Taureau, l'homme sera riche par femme, et ingrat, et vivra 85 ans et 3 mois; la femme sera laborieuse, affectueuse, heureuse en ses desseins, et vivra 76 ans, toujours selon nature, bien entendu, et si elle échappe aux accidens. De la mi-mai à la mi-juin, sous les Gémeaux, l'homme est destiné à une vie publique et raisonnable, qu'il poussera jusqu'à 110 ans; voilà qui va bien; mais il sera mordu d'un chien et tourmenté dans l'eau, voilà le correctif. Remarquons ici que, sous nombre de signes, on doit être mordu d'un chien et tourmenté dans l'eau. Quant à la femme née sous le Taureau, elle sera pieuse et vivra 70 ans; mais, pour assurer sa vertu, on devra la marier de bonne heure, etc., etc. L'auteur du présent recueil ne poussera pas plus loin cette analyse, pour ne point gâter le métier de pronostiqueur; on doit laisser à chacun ses chalands. Ce n'est pas qu'il soit en doute de la science; il est trop intéressé à y croire pour en douter, puisque étant né de la mi-juillet à la mi-août, sous le Lion, il doit être beau, riche et arrogant; et c'est là de quoi réussir dans le monde.
DIVINI ELOQUII
Preconis celeberrimi fratris Oliverii Maillardi ordin. minor. professoris: sermones dominicales: una cu aliquib' aliis sermonib' valde utilib' Jehan Petit. (Paris, s. d., 1 vol. in-8 de 115 feuillets, gothique. Rare.)
ENSEMBLE:
NOUUM DIVERSORUM.
Sermonū opus hactenus nō impressum. reuerendi patris Oliuerii Maillardi. quod merito supplementum priorū sermonū iādudum impressorum poterit nuncupari cujus operis contentorum ordo sequitur pagina sequenti. Venūdatur Parisii in vico sācti Jacobi ad intersignṵ Lilii. in domo Johannis Parvi. (Sans date. 2 vol. in-8 de 176 et 152 feuillets, gothique. Rare.)
ENSEMBLE:
SERMON DE F. OLIVIER MAILLARD,
PRESCHÉ A BRUGES EN 1500,
Et aultres pièces du même auteur, avec une notice par M. Jehan Labouderie, président de la Société des Bibliophiles français. Paris, C. Farcy, imprimeur, rue de la Tabletterie, n. 19. 1826. (1 vol. in-8 de 62 pages, papier vélin, tiré à très petit nombre.)
ENSEMBLE:
SERMONS
DE FRÈRE MICHEL MENOT SUR LA MADELEINE,
ET L'ENFANT PRODIGUE,
Avec une Notice et des Notes, par Jehan Labouderie, président de la Société des Antiquaires de France. Paris, H. Fournier jeune, libraire-imprimeur, rue de Seine, n. 24 bis, 1832. (1 vol. in-8 de 83 pages; plus 42 pages préliminaires, pap. vél., tiré à très petit nombre.) Et Paris, de l'imprimerie d'Éverat, rue du Cadran, n. 16. 1825. (1 vol. in-8 de 49 pages, aussi tiré à très petit nombre.)
(1480-1500-1507-1511-1518-1530-1825-1826-1832.)
OLIVIER MAILLARD.
Frère Olivier Maillard, moine franciscain, présente une des physionomies les plus remarquables de notre XVe siècle, si riche en figures caractéristiques. Né en Bretagne, vers 1450, il réunit, au plus haut degré, les deux traits saillans attribués à ses compatriotes, la franchise et l'inflexibilité. Sa foi n'est pas douteuse; elle respire trop bien dans sa conduite comme dans ses discours. Disons qu'elle fut absolue pour le fond, et, dans la forme, intraitable et naïve. Certes ce n'était pas un demi-chrétien qui, menacé par les familiers de Louis XI, pour quelques hardiesses lancées du haut de la chaire, d'être cousu dans un sac et jeté à l'eau, répondit: «Dites-lui que j'arriverai plus tôt en paradis par eau que lui sur ses chevaux de poste!» qui, pour mieux flétrir l'impureté, allait la démasquer jusque dans le sanctuaire, et confondait, dans une censure également mordante, les vices de tous les rangs et de toutes les professions, même de la sienne. Il est peu d'actions plus chrétiennes que celle-ci, rapportée par le père Nicéron, et, d'après lui, par notre respectable collègue l'abbé de Labouderie, dans les excellens opuscules qui fondent la présente analyse. Maillard avait offensé deux magistrats de Toulouse en prêchant, devant le parlement de cette ville, contre les mauvais juges. L'archevêque l'interdit pour avoir la paix. Alors que fait-il? il court se jeter aux pieds des offensés, leur demande excuse, mais, en même temps, il leur trace une si vive peinture du sort qui attend les pécheurs impénitens, que ces deux hommes se convertissent et renoncent à leur état, que même l'un d'eux embrasse la vie monastique dans un ordre très austère. Il était infatigable, se trouvait partout, osait tout, et intervenait dans toutes les affaires, grandes et petites, sans intrigue, sans détours, ou, si l'on veut, sans mesure; mais que lui importait l'opinion du monde, à lui, dévoré du zèle évangélique? Il ne connaissait qu'une loi, le triomphe de sa cause. Soit que, sur l'ordre du pape Innocent VIII, il poursuivit vainement, auprès du roi Charles VIII, l'abolition de la pragmatique de Charles VII; soit que banni de France pour avoir hautement condamné la répudiation de Jeanne de France par Louis XII, il allât aussitôt porter ses dures vérités à la cour de l'archiduc Philippe de Flandre; ou que, ramené dans Paris, il y introduisît de force, dans le grand couvent des frères mineurs, la réforme des cordeliers de l'Observance, il se montra toujours égal, toujours conforme à lui-même, rigide et indomptable. Cette dernière opération de la réforme des cordeliers de la capitale toutefois le surmonta; mais seulement en abrégeant ses jours; c'est à dire que, de nouveau chassé de Paris, il fut pris de chagrin, et s'en alla mourir prématurément à Toulouse, le 12 juin 1502, en odeur de sainteté, comme si le sort eût, par là, voulu nous apprendre qu'il est moins chanceux de gourmander les princes que de réformer les moines.
Les historiens, et notamment M. de Thou, qui le traite de scélérat et de traître, lui ont reproché d'avoir obtenu de Charles VIII, qui voulait Naples, la restitution de la Cerdagne et du Roussillon, que Louis XI avait achetés à réméré 300,000 écus: mais ces auteurs auraient dû songer que la probité religieuse va plus loin que la probité politique, et qu'aux yeux d'un prêtre sévère, un marché de fourbe est révocable, dût-il en coûter à l'usurier deux provinces. Quant à prétendre que, dans cette occasion, Ferdinand d'Arragon acheta la voix du prêtre, c'est une supposition si invraisemblable, qu'elle peut passer pour calomnieuse. Que fait l'argent à de tels hommes? accordons que frère Olivier fut indiscret; mais cupide, mais traître, non sans doute; autant vaudrait le dire de Pierre l'Hermite ou de saint Bernard.
Ses travaux de prédication sont immenses: nous avons de lui, sous les yeux, 47 sermons pour les 24 dimanches après la Pentecôte, une longue suite de sermons variés sous le titre de Sermon commun prêchable en tout temps, un sermon commun des douze signes de mort, 16 sermons du salaire du péché, un interminable sermon de la Passion pour la sixième férie, 32 sermons pour tous les jours de l'Avent, un carême de 60 sermons avec des paraboles supplémentaires pour la plupart d'entre eux, un second Avent de 4 sermons fort étendus, 46 sermons dits: Les Dominicales, 10 sermons pour l'Épiphanie, 5 sermons pour le temps pascal, 4 sermons pour la dédicace du Temple, 8 sermons sur les misères de l'âme, et une considération sur cette vie mortelle. Ces discours, tels qu'ils nous sont parvenus, sont écrits, ou plutôt le résumé en est tracé en latin barbare; non qu'ils aient été prononcés entièrement dans cette langue: l'orateur parlait le langage du temps, parsemé de latin; mais, comme le remarque judicieusement son moderne et habile biographe, ses sermons furent recueillis à la volée par des auditeurs plus ou moins fidèles, qui les transcrivirent en abrégé, dans la langue ecclésiastique, pour les rendre plus dignes de la postérité; en quoi ils se sont trompés, car ces monumens d'éloquence sacrée offriraient bien autrement d'intérêt dans leur forme primitive, à en juger par le sermon prêché, en 1500, dans la ville de Bruges, le cinquième dimanche de carême, qui est le plus rare de tous ceux de Maillard, et le seul qu'on recherche aujourd'hui.
Ce dernier commence par un trait frappant: «Il est annuict le cinquiesme dimence de quaresme, à l'adventure qu'il y en a de vous aultres qui ne le reverrez jamais, etc., etc.» Après un préambule où sont expliqués, comme emblèmes, les divers ornemens épiscopaux, tels que les sandales vermeilles, la cape rouge, le rubis au doigt, la mitre et la crosse, l'orateur tousse trois fois (hem! hem! hem!), et puis entre en matière. «Qu'en dictes-vous, mesdames?... serez-vous bonnes théologiennes?... Et vous aultres gens de court metterez-vous la main à l'œuvre?... avez-vous point de paour d'estre dampnez?... Et frère! direz-vous, pourquoi serions-nous dampnez?... ne veez-vous pas que nous sommes si songneux de venir en vos sermons tous les jours?... mais vous ne dictes pas tout, je vous asseure... Si vous estes en pechié mortel, Dieu ne vous exaulcera pas... Vous avez une belle loy civile... Quant l'on achate un heritaige, si le vendeur y met des condicions, il les faut garder toutes... aultrement le marchié est nul... Or, le marchié, ce sont les commandemens... il les faut tous garder... quiconque défaillera en l'un d'eulx, il sera coupable de tous... il ne faut qu'un petit trou pour noyer le plus grand navire... Vous, prince! il ne vous suffit pas d'être bon prince, il vous faut encore faire justice... Vous tresoriers et argentiers, estes-vous là qui faictes les besoignes de vostre maistre, et les vostres bien?... Et vous jeunes garches de la court illecques, il vous faut laisser vos alliances... (hem! hem! hem!)» «Ce sermon sera divisé en deulx parties, parce qu'il est annuict dimence...; en la première, nous dirons comment les Juifs reprinrent nostre Sauueur en ses sermons, et la response qu'il leur fist...; en la seconde, nous dirons, après disner, comment les Juifs voulurent lapider Nostre Seigneur, et comme il se sauua. etc., etc.» Cela dit, l'orateur ne pense plus à sa division, mais continue à donner d'excellens préceptes de morale chrétienne à ses auditeurs de tout rang les interpelle souvent arec une familiarité très amère, et finit par leur souhaiter toute perfection. Amen.
On doit penser que si l'action oratoire de frère Olivier était vulgaire, c'est qu'il se conformait au goût non encore épuré de son auditoire; car son esprit ne l'était pas, ainsi que le prouvent les ébauches qui nous sont données sous son nom. Celles-ci, développées convenablement, sont des germes d'excellens sermons. Elles se suivent, du reste, en si grand nombre, avec une telle richesse de réflexions et de souvenirs, qu'il n'est peut-être pas un point de doctrine, un trait de l'histoire sainte, un article de croyance, de morale ou de discipline, qui n'y soit traité et appuyé de textes de l'Écriture, des pères et des docteurs. N'est-ce pas un thème fécond que le suivant pris au hasard dans un des sermons après la Pentecôte? D'où vient que les châtimens du pécheur se font d'ordinaire si long-temps attendre? serait-ce que Dieu ne peut pas punir, ou qu'il ne le veut pas, ou qu'il ignore le péché, ou qu'il ne le hait pas? Négation de ces quatre propositions, fondée sur la puissance de Dieu, sur sa justice, sur sa science, sur sa bonté infinie. Alors, d'où vient cette peine tardive? elle vient de la miséricorde d'un père qui laisse au pécheur le loisir de se repentir, de l'équité d'un juge qui veut éprouver les justes, etc., etc., etc.
Autre exemple tiré d'un sermon sur la Madeleine: Cette femme était en péril de trois côtés; 1o à cause de sa beauté; 2o à raison de son opulence; 3o par les libéralités dont elle était l'objet. Mais elle eut pareillement trois sources de salut: 1o la connaissance de Jésus lui fit connaître son péché; 2o les ordres de Jésus l'éloignèrent du péché; 3o l'amour de Jésus lui fit détester le péché.
Troisième exemple: il faut considérer dans le péché trois choses pour en mesurer l'étendue et régler sa pénitence: 1o sa gravité; 2o sa multiplicité; 3o la réparation dont il est susceptible. Sur ce dernier point, l'orateur dit judicieusement aux hommes séducteurs ou adultères: Vous voyez bien que vous êtes en péril énorme, vous qui corrompez les vierges ou qui souillez la couche d'autrui; car la virginité ne se peut rendre, ni l'enfant étranger se retrancher de la famille légitime. (Enim duo damna irreparabilia, constupratio, et ex alieno thoro proles susceptio.)
Quatrième exemple: trois points de vue constituent l'homme sage: 1o il déplore le passé; 2o il ordonne le présent; 3o il prend garde à l'avenir.
Si, des idées générales, nous passons aux mouvemens particuliers de l'orateur, nous en trouverons souvent de dignes d'un prêtre éloquent. Trait contre la luxure vénale: «Et ce qui est bien plus, et ce que je ne peux dire sans verser des larmes, ne voit-on pas des mères qui vendent leurs propres filles à des marchands d'impudicité? (Numquid non sunt, et flens dico quæ proprias filias venundant leonibus?) Autre trait contre les juges et les avocats prévaricateurs: «Et vous, nosseigneurs du parlement, qui donnez sentence par antiphrase (par contre vérité), mieux vaudrait pour vous être morts dans les entrailles de vos mères. (O domini de parlamento, qui datis sententiam per antiphrasin, melius esset vos esse mortuos in uteris matrum vestrarum!)» Autre contre le luxe des habits: «Messieurs et mesdames, vous avez tous vos plaisirs, vous portez de belles robbes d'escarlate; je croy que si on les serroit bien au pressoir, on verroit sortir le sang des poures gens dedans lequel elles ont été teinctes!» Autre contre les avortemens volontaires: «Plût au ciel que nous eussions les oreilles ouvertes pour entendre les voix plaintives de ces enfans jetés dans les fleuves ou dans des lieux d'infection! (Utinam haberemus aures apertas, et audiremus voces puerorum in latrinis projectorum et in fluminibus!)» Autre contre les prélats impudiques: «Jadis les princes de l'Eglise dotaient gratuitement les filles pauvres; maintenant ils leur font gagner leur mariage à la sueur de leur corps.»
Observons, avec Henri Estienne, que Maillard, non plus que Menot, ne fait pas grâce au clergé. Barlet est moins vif qu'eux sur le fait des ecclésiastiques. Il serait, d'ailleurs, facile de multiplier infiniment ici les citations; mais comme, dans notre plan, il faut savoir se borner, nous finirons cet examen par deux fortes sorties de frère Olivier contre les vendeurs de reliques et contre les usuriers: «Etes-vous ici porteurs de reliques, de bulles et d'indulgences? caffards et mesureurs d'images? Allez-vous pas caresser vos auditeurs pour prendre leur bourse? (Estis hic portatores bullarum, reliquiarum et indulgentiarum, caphardi et mensuratores imaginum? Numquid linitis auditores vestros ad capiendas bursas?) Croyez-vous que cet usurier, gorgé de la substance des misérables, et chargé de mille milliers de péchés, obtiendra rémission d'iceux pour six blancs mis au tronc? Certes il est dur de le croire, et plus dur de le prêcher! (... durum est credere, durius prædicare!)»
En voilà plus qu'il n'est besoin pour mériter du respect à ce moine hardi et sincère, et faire voir que les prêtres vraiment catholiques n'avaient attendu ni Luther ni Calvin pour prêcher la morale de l'Évangile, pour foudroyer les vices monstrueux de leur temps; en un mot, pour exercer dans toute sa rigueur, avec l'avantage sur les ministres réformés d'une entière et ferme conviction, le ministère périlleux et sacré de la censure des mœurs. Rie qui voudra (ce ne sera pas nous) de ces orateurs généreux à cause de quelques nudités de langage, de quelques contes familiers ou graveleux autorisés par l'esprit de leur siècle, et d'ailleurs ennoblis par le but qui les amène! Nous pensons qu'on n'en doit qu'à peine sourire, mais qu'on doit rire de ceux qui en rient, car ils dédaignent ce qu'ils ne connaissent qu'à demi. L'auteur malin de l'apologie pour Hérodote rendait plus de justice à Olivier Maillard et à ses émules, dans sa véracité incomplète, quand il écrivait ces mots: «Combien que frère Olivier Maillard et frère Michel Menot, pour la France, et Michel Barlette ou de Barletta, pour l'Italie, ayent falsifié la doctrine chrétienne par toutes sortes de songes et de resveries.... Si est-ce qu'ils se sont assez vaillamment escarmouchez contre les vices d'alors, etc., etc.» Si ce sont là des escarmouches, qu'aurait pensé Henri Estienne de nos sermons académiques d'aujourd'hui? Maillard n'a pas fait des sermons seulement, il a de plus produit beaucoup de traités ou de méditations sur divers sujets de morale et d'ascétisme, entre lesquels il faut remarquer sa Confession, dans laquelle il s'examine sur les dix commandemens avec une candeur admirable. De plus, encore, il fut poète, pauvre poète, à la vérité, comme le témoignent son Sentier du Paradis et sa Chanson piteuse, sur l'air de Bergeronnette savoysienne, où on lit les vers suivans:
Ces vers ne sont pas bons, sans doute; mais on en citerait mille des meilleurs poètes de ce temps qui sont pires. En résumé, frère Olivier fut un prêtre vénérable par ses mœurs, sa science, ses talens, son courage, ses malheurs, par sa vie et sa mort. Passons à son émule, frère Michel Menot, qui, venu après lui, outra ses défauts et prêta ainsi plus spécieusement (nous ne dirons pas plus justement) à l'ironie des beaux-esprits.
MICHEL MENOT.
Les chefs-d'œuvre de ce prédicateur sont le sermon de la Madeleine et celui de l'Enfant prodigue, au rapport de M. de Labouderie, qui en a donné deux belles réimpressions, avec de savantes notes. Michel Menot, cordelier, vécut sous Louis XI et François Ier, et mourut en 1518. Il prêcha ses plus fameux discours à Tours, dans l'année 1508: il était infiniment plus grossier et plus burlesque dans ses expressions que frère Olivier Maillard, ce qui n'a pas empêché qu'on ne l'ait, de son temps, surnommé Langue d'or (Chrysostôme), et que Chevallon, l'imprimeur de ce recueil, n'ait vanté son élégance peu commune (elegantiam impromiscuam), et sa science variée (doctrinam multivariam). On a de lui, comme de son confrère, un grand nombre de poésies chrétiennes; mais il n'est pas meilleur poète, et c'est, dans l'une comme dans l'autre, l'orateur sacré qu'il faut chercher. Sa Passion contient d'excellens traits: la marche en est dramatique, et si l'on en élaguait tout ce qui tient à une époque grossière, pour ne conserver que le fond des choses et leur enchaînement, il se trouverait que beaucoup de prédicateurs modernes prendraient leur rang après cet homme si souvent travesti. Voici, par exemple, une pensée sublime: l'orateur, après avoir exposé dans toute son horreur le crime de Judas, raconte sa mort; et, tout d'un coup, déposant son indignation, il s'écrie: «O Judas! si vous eussiez eu conseil, jamais ne vous fussiez pendu ni désespéré.» Jetons un coup d'œil sur les sermons de la Madeleine et de l'Enfant prodigue, en commençant par le premier, pour le jeudi de la Passion. Celui-ci est divisé en trois points généraux, qui se subdivisent en plusieurs autres. Ces trois points sont l'offense, la conversion, la satisfaction. On doit d'abord avouer que l'orateur a recueilli, dans la Légende dorée, de trop bons mémoires sur la pécheresse, quand il affirme qu'elle était seigneur des château et mandement de Magdelon, en Palestine; qu'elle avait de belles filles de chambre, bien équipées; qu'elle était vermeille comme une rose, mignonne et fringante; mais il s'aventure moins quand il assigne trois causes à sa perte; 1o sa beauté; 2o sa richesse; 3o la liberté de son genre de vie; car ce seront là d'éternels dangers pour les jeunes femmes. Sa sœur Marthe lui fait un si beau portrait de Jésus, qu'elle conçoit un vif désir de le voir, et qu'elle court l'entendre prêcher un certain jour où il attaquait justement le luxe des femmes. Madeleine est aussitôt frappée d'horreur de sa vie passée; elle rentre chez elle, le cœur troublé: ses femmes ne la reconnaissent plus; Madeleine est pénitente. Ses galans viennent l'appeler bigote; elle les renvoie avec douceur. «Laissez-moi, leur dit-elle, vous ne l'avez pas entendu! je suis une misérable! fuyez mon exemple!» Elle dépouille alors ses ornemens, s'en vient en Béthanie, pénètre dans le logis de Simon le Pharisien, se jette aux pieds du maître, et verse d'abondantes larmes. On veut la chasser: «Non, dit Jésus, ne la chassez point, car elle a obtenu son pardon.» Marthe, sa sœur, lui dit: «Ne t'avais-je pas promis un amant digne de toi?» De ce jour, ces deux femmes se vouèrent au service de la Vierge Marie.... Pécheurs! considérons notre état, et apprenons, par ce modèle, à revenir au Seigneur! Ainsi finit le sermon. Le père de Saint-Louis l'a suivi pas à pas dans son poème de la Madeleine, qui renferme beaucoup de très beaux vers, aujourd'hui très oubliés.
Le sermon de l'Enfant prodigue, pour le samedi après le deuxième dimanche de carême, est aussi le récit paraphrasé de la parabole évangélique. On ne peut rien faire de mieux que de raconter quand il est question d'appuyer la morale sur l'Évangile. L'usage ne s'en est conservé dans nos chaires que pour la Passion. Chaque année, encore à présent, ces sortes de discours sont purement narratifs. Jadis, tous ou presque tous les sermons l'étaient et n'en valaient que mieux. Il règne dans celui-ci un naturel frappant et une chaleur singulière. Dès l'entrée, l'intérêt dramatique commence. On frémit de l'air effronté avec lequel l'Enfant prodigue demande à son père la part de l'héritage maternel. Ce morceau est déparé, sans doute, par le quolibet suivant adressé aux jeunes auditeurs: «Vous voilà bien, jeunes gens! à peine venez-vous à vous connaître, que vous cherchez le bon temps, et que sans monsieur d'Argenton (sine domino argento), on ne fait rien de vous.» Mais de telles saillies, on doit s'en souvenir, n'étaient pas déplacées alors.—Que fera-t-il, cet enfant insensé, sitôt qu'il aura touché sa part héréditaire et quitté le toit paternel pour aller voyager au loin? 1o il s'enfoncera dans la fange des voluptés; 2o il tombera dans la détresse; 3o il enchaînera sa liberté; 4o la dureté des riches lui imposera la plus ignoble servitude. Observons-le d'abord avec ses femmes, nageant dans les délices, et dissipant tous ses biens, puis renonçant à sa dignité d'homme et aux grâces divines. Bientôt le voilà dépouillé par ses folles maîtresses et ses faux amis. Alors les uns et les autres l'abandonnent en riant, et disent: «Celui-là est plumé et espluché; à d'autres!» Il court, sur ce, implorer la commisération d'un homme opulent, et lui demande de l'occupation. Cet homme considère son visage et ses mains, qui n'annoncent pas un artisan. «Vous avez été riche, lui dit-il; mais quoi! que savez-vous faire? les temps sont durs: je n'ai pas besoin d'ouvriers cette année...; cependant, voyons...; il me manque un gardeur de porcs dans une de mes fermes. Allez-y!»—«Ah! misérable et infortuné que je suis! (Ha! miser ego et infortunatus!)» Retour de l'Enfant prodigue sur lui-même; souvenir de son père; projet de retour; espoir de pardon. C'est la parabole même étendue et commentée avec une naïveté parfaite et souvent des plus touchantes. L'orateur, fidèle interprète de l'Évangile, se surpasse dans la scène de retour à la maison paternelle. «Le père, dit-il, n'attend pas les soumissions de son fils; le voyant en si piteux état, il l'embrasse et s'écrie: Tu es mon ami, mon ami très cher! (Tu es amicus meus et carissimus!)» Et la joie de ce père miséricordieux, et le repentir du fils coupable, et la jalousie du frère aîné et les belles paroles qui répriment si doucement cette jalousie en rétablissant la paix dans la famille, tout se trouve dans ce sermon. Aucun trait de ce sentiment n'y est omis; et, pour résumer en un seul mot l'éloge qu'on en doit faire, on peut s'y attendrir encore après avoir lu le livre des livres.
M. de Labouderie a publié en patois auvergnat les traductions qu'il a faites de cette parabole et de l'histoire de Ruth. Ces deux ouvrages, par leur admirable simplicité, peuvent passer pour de vrais chefs-d'œuvre, et sont bien faits pour nous guérir de notre inconcevable incurie pour nos dialectes provinciaux.