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Analectabiblion, Tome 1 (of 2): ou extraits critiques de diveres livres rares, oubliés ou peu connus

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Au lecteur

Table

ANALECTABIBLION,
OU
EXTRAITS CRITIQUES
DE
DIVERS LIVRES RARES, OUBLIÉS OU PEU CONNUS,
tirés du cabinet du marquis D. R***.

TOME PREMIER.

Non ego ventosæ Plebis suffragia venor
Impensis cœnarum, et tritæ munere vestis.
Non ego nobilium scriptorum auditor, et ultor,
Grammaticas ambire tribus, et Pulpita dignor, etc.

Q. Horat., Epistol. XIX, lib. 1.

PARIS,
TECHENER, PLACE DU LOUVRE,
No 12.

M.DCCC.XXXVI.

TABLE DES MATIÈRES

DU TOME PREMIER.

  Pages.
Préface. 3
Sur les premiers travaux de l'Imprimerie. 17
Fragmens de l'explication allégorique du Cantique des Cantiques. 29
Salustii philosophi de diis et mundo. 34
C. Pedonis Albinovani, elegiæ III. 41
Aphtonii progymnasmata. 47
Aristeneti epistolæ. 49
Alciphronis rhetoris epistolæ. 51
Hiéroclès, sur les vers dorés. 55
Premiers monumens de la Langue française et de ses principaux dialectes. 62
Disciplina clericalis. 96
Li Rommant de Rou et des ducs de Normandie. 99
Meliadus de Leonnoys. 107
Beufves de Hantonne. 117
Milles et Amys. 120
Li Jus Adam, ou de la Feuillié, et li Gieus de Robin et Marion. 123
Le Renoncement d'Amours. 127
La Vie de nrē benoit Sauueur Ihesus Crist. 130
Histoire critique de Nicolas Flamel, et de Pernelle sa femme. 132
Les Quinze Joies de Mariage (ou la Nasse). 135
La Vengeance et Destruction de Hiérusalem. 140
Le triumphant Mystère des Actes des Apôtres. 145
Confessionale Antonini. 161
Le Livre de Taillevent, grand Cuisinier de France. 167
La Prenostication des Hommes et Femmes. 170
Divini eloquii preconis celeberrimi fratris Oliverii Maillardi. 172
Les Dictz de Salomon. 182
La Grād Monarchie de France. 186
Les Vertus des Eaux et des Herbes. 209
Les Lunettes des Princes. 212
Le Vergier d'honneur. 217
Sydrach le grant philosophe, Fontaine de toutes sciences. 232
La Guerre et le Débat entre la Langue, les Membres et le Ventre. 235
Volumen eruditissimi viri Antonii Codri Urcæi. 238
Moralité très singulière et très bonne des Blasphémateurs du nom de Dieu. 247
Les Regnards traversant les périlleuses voyes des Folles fiances du monde. 253
Le Jeu du Prince des Sotz et Mère-Sotte. 258
Opus Merlini Cocaii, poetæ mantuani macaronicorum. 265
Epistolarum obscurorum virorum. 287
Détermination de la Faculté théologale de Paris sur la doctrine de Luther. 302
Le livre des Passe-temps des Dez. 304
Antonius de Arena (Antoine de la Sable). 306
Nouvelle moralité d'une pauvre fille villageoise, laquelle ayma mieux avoir la teste coupée par son père que d'estre violée par son seigneur, etc., etc. 318
Vingt-deux Farces et Sotties de l'an 1480 à l'an 1613-1632. 323
Déclamation contenant la manière de bien instruire les enfans. 333
Allumettes du Feu divin. 336
La Manière de bien traduire d'une langue dans une autre, etc., par Estienne Dolet. 338
Le Réveil-Matin des Courtisans, ou Moyens légitimes pour parvenir à la faveur et pour s'y maintenir. 343
Lyon Marchant. 348
Le second Enfer d'Etienne Dolet. 352
Marguerites de la Marguerite des Princesses. 355
Le Trespas, Obsèques et Enterrement de François Ier. 363
La Saulsaye, églogue de la vie solitaire. 368
Les Discours fantastiques de Justin Tonnelier. 370
Cœlii secundi curionis religionis christianæ institutio, etc. 379
La Circé de M. Giovan Baptista Gello, Académicien florentin. 381
L'Histoire mémorable des expéditions faites depuis le déluge par les Gaulois ou François. 387
La Comédie des Supposez, de M. Louys Arioste. 391
La Physique papale, par Pierre Viret. 402
Excellent et très util Opuscule, à tous nécessaire, de plusieurs exquises Receptes. 406
Les Mondes terrestres et infernaux. 409
De tribus impostoribus. 412
Il Catechismo di Bernardino Ochino da Siena. 416
Les Dialogues de Jean Tahureau. 425
Passevent parisien. 429
Antithèse des Faicts de Jésus-Christ et du pape. 434
Facéties latines. 438
De l'Heur et Malheur du Mariage. 445
Nicolaii Clenardi epistolarum Libri duo. 448

FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER.

ANALECTABIBLION,
OU
EXTRAITS CRITIQUES
DE
DIVERS LIVRES RARES, OUBLIÉS OU PEU CONNUS,
tirés
du cabinet du marquis D. R.....


IMPRIMERIE DE MADAME HUZARD (NÉE VALLAT LA CHAPELLE).
rue de l'Eperon, no 7.

ANALECTABIBLION.

PRÉFACE.

L'idée d'offrir au public un extrait raisonné de divers livres précieux par leur mérite ou leur rareté n'est pas nouvelle; elle remonte au patriarche Photius, qui fournit, dès le neuvième siècle, ainsi qu'on l'a dit justement, dans sa Bibliothèque analectique, intitulée: Myriobiblion, le germe de cette foule de journaux littéraires, dont nos temps modernes s'applaudissent avec raison. Le savant Grec n'est pas seulement ici inventeur; il est modèle par la précision de ses analyses, le choix de ses exemples, et la rectitude de son jugement. Deux cent quatre-vingts ouvrages, de cent soixante-cinq auteurs différens, sont rapportés dans son Recueil, dont il serait à désirer que la traduction française, annoncée depuis si long-temps, nous fût enfin donnée. Ces auteurs peuvent être rangés dans l'ordre suivant: cinquante-cinq théologiens, treize philologues, grammairiens ou lexicographes, trois poètes ou écrivains relatifs à la poésie, vingt-trois orateurs, vingt historiens sacrés, trente-deux historiens profanes, seize philosophes ou médecins, et cinq écrivains érotiques.

L'invention n'a pas été stérile. Sans compter les écrits périodiques, dont nous venons de parler, de nombreux et judicieux critiques se sont signalés, en ce genre, par d'utiles travaux, entre lesquels se distinguent chez nous (pour ne citer que ceux dont les analectes sont imprimés[1]), les Bénédictins, La Croix-du Maine et son continuateur du Verdier, Sallengre dans de curieux mémoires que le père Desmolets a étendus, sur un autre plan, avec beaucoup de mérite aussi, David Clément dont le recueil alphabétique s'arrête malheureusement dès la lettre H, l'abbé Gouget dans sa docte Bibliothèque française, encore qu'il ait, à la fin, succombé sous le faix d'une entreprise trop vaste, Le Clerc dans ses quatre-vingts volumes d'Extraits Critiques, bien qu'il n'ait pas toujours été heureux sous le rapport des sujets, à beaucoup près, le marquis de Paulmy, ou plutôt sous son nom, Constant d'Orville, qui eût toutefois gagné à porter, dans ses volumineux et confus mélanges, le savoir, le goût et la sagacité que M. Charles Nodier a mis dans les siens trop restreints, le Père Nicéron, Lelong et Fontette, Ancillon, l'Abbé d'Artigny, Thémiseuil, le faux Vigneuil-Marville, Sablier dans ses Variétés réellement sérieuses et amusantes, Formey dans le Ducatiana, et avec lui plusieurs des nombreux compilateurs d'Ana, Dom Liron dans ses Singularités et ses Aménités, Dreux du Radier, Coupé dans ses Soirées littéraires, aussi agréables qu'instructives, et bien d'autres qu'il serait inutile de rappeler ici, puisque les bibliographes les ont inscrits sur leurs catalogues.

Tous ces noms sont dignes de souvenir. Sans doute la gloire ne leur est pas due; elle n'appartient, dans les lettres, qu'aux esprits qui, s'élançant d'eux-mêmes, nés pour l'action plutôt que pour la spéculation, sont, en quelque sorte, les seuls artisans de leur fortune; mais ce serait une grande erreur ou une grande injustice de dénier aux philologues la part notable qui leur revient dans les richesses intellectuelles de la France. Ils ont établi cette active communication des esprits qui, si elle n'assure pas le règne constant de la raison et du goût, rend du moins, il est permis de l'espèrer, l'erreur passagère et les ténèbres impossibles. Le talent de résumer et d'apprécier les pensées d'autrui, le soin pénible de recherches qu'il exige, le discernement prompt et sûr qu'il suppose, tout cela n'est ni commun, ni méprisable, et rentre d'ailleurs dans le domaine de l'art, quand un style varié, avec une simplicité élégante, vient y joindre ses agrémens, ce qui s'est rencontré plus d'une fois.

Ce n'est pas à ce dernier titre que je publie ce nouveau recueil analectique; il se présente plus modestement, et des circonstances fortuites uniquement l'ont fait naître. Dans l'été de 1830, traversant Paris pour entreprendre un voyage qui fut court, mais qui pouvait être indéfini, je dis adieu à mes livres. En jetant de tristes regards sur une collection d'environ 7000 volumes que des amateurs et des libraires entendus ne trouvaient pas sans choix, et que j'avais mis vingt-six ans à former avec le secours de feu M. Barrois, de MM. Debure, Merlin, Labitte, Crozet et Téchener, je regrettai vivement de n'avoir point profité de la possession pour laisser, dans une analyse fidèle et raisonnée, quelques traces de ces trésors les plus rares, les moins connus ou les plus oubliés. De ces regrets au ferme propos de mettre la main à l'œuvre, si l'occasion se représentait, la marche était naturelle; l'occasion se représenta, et, dans le cours de quatre années, le présent recueil fut achevé sous le titre un peu ambitieux mais du moins très précis d'Analectabiblion.—Quand je dis achevé, je me sers d'une expression hasardée, car de pareils livres communément ne le sont pas: fort heureux quand on leur trouve une sorte de commencement; ils n'ont d'ordinaire ni milieu, ni fin, et c'est, avec le défaut d'unité, défaut inévitable, les torts essentiels qu'on leur peut reprocher. Aussi ne doivent-ils guère prétendre aux honneurs d'une lecture avidement suivie, d'un succès général et brillant; c'est beaucoup, c'est assez que les gens studieux les estiment, qu'ils les consultent, le goût du public vient ensuite, s'il peut.

Quant à leur utilité, rien ne semble moins contestable, si ce n'est qu'on trouve indifférent de faire connaître l'esprit des neuf dixièmes des gens dont il est important de retracer le nom, la patrie, la naissance, la vie et la mort, ainsi que le font tous les dictionnaires historiques si curieusement recherchés; autrement qu'il est superflu de savoir ce que tels et tels ont écrit, pourvu qu'on sache qu'ils ont écrit; proposition difficile à soutenir.

Loin d'être inutiles, ces analectes sont à considérer sous plus d'une face, et le temps presse de les multiplier. Il n'y a point de péril pour les productions émises depuis cent ans, ni pour celles qui suivront; les journaux de toute forme y ont paré; de sorte que, désormais, au moyen de deux grandes tables faites de siècle en siècle sur ces journaux, l'une par ordre de matières, l'autre par ordre alphabétique avec renvois à la première, le registre des pensées des hommes sera au courant, et le bilan de l'esprit humain toujours connu, sans même que ce soit une grande affaire. En effet (pour n'opérer par supposition que sur une période de dix mille ans, avec des chiffres hypothétiques), soient donnés six mille journaux, formant chacun annuellement quatre volumes in-8o, que nos deux tables, bien dressées, et même avec un certain détail, peuvent aisément réduire au quatre-centième; avec seulement six cent mille volumes in-8o de ces tables, on aura l'aperçu de deux milliards quatre cent millions d'ouvrages différens, d'après le compte qu'en auront rendu deux cent quarante millions de volumes périodiques, à ne supposer que dix analyses dans chacun d'eux; mais l'opération n'est pas si commode avec le passé. A peine y a-t-il quatre siècles que nous possédons l'imprimerie, et cette grande découverte a déjà donné tant de livres typographiés, que la liste complète en serait impossible, attendu qu'il en a dû périr autant et plus qu'il n'en reste, comme on peut l'inférer, tant de la rareté de ceux qui ont seulement deux cent cinquante ans d'âge, toutes les fois qu'ils n'ont pas été réimprimés, que de l'oubli, qui détruit, dans tous les temps, la plus grande partie des méchans ouvrages, et aussi beaucoup de bons. Qui connaît aujourd'hui, même vaguement, les écrits des mille auteurs cités par le jésuite espagnol Pineda, dans sa Monarchie ecclésiastique? ou la dixième partie des livres dont parle Vossius? Et, si nous regardons les manuscrits, c'est bien alors que l'imagination s'épouvante, que la raison se trouble par l'impuissance dans laquelle nous sommes de retrouver tout ce qui est perdu, de compulser tout ce qui subsiste!

Cependant, je le répète, il y a plus d'un parti à tirer de la recherche prudente des écrits rares et anciens. Premièrement, mieux que les meilleurs raisonnemens, toujours plus ou moins conjecturaux et soumis aux chances de la polémique, elle peut, en donnant l'autorité du fait à la sentence connue, qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil, garantir les esprits hardis ou fatigués de l'indiscrète poursuite des nouveautés. N'y a-t-il pas de quoi réfléchir à voir que tel bon mot ou tel conte, qui nous fait rire maintenant dans Paris, a probablement son histoire, et, qu'en suivant sa piste de siècle en siècle, et d'idiome en idiome, on le surprendrait faisant rire, il y a deux mille ans, un Arabe, et d'abord un Hébreu, et d'abord un Indien? C'est pourtant la généalogie qu'Hébers, translateur français sous notre roi Louis VIII, assigne au roman des sept sages, dit le Dolopatos, tiré premièrement du latin de l'ancien moine Jean de Haute-Selve, lequel l'aurait tiré du grec, héritier des types de l'Orient. Ceci n'est que plaisant; mais voici du sérieux: chacun peut retrouver, dans le livre de Bernard Ochin, extrait dans ce recueil, la plupart des témérités métaphysiques dont le siècle dernier s'était follement épris; dans la république de Bodin, la plupart des raisonnemens politiques en circulation aujourd'hui; dans le traité des reliques de Calvin, les traits d'ironie dont, il y a peu d'années encore, nous tirions gratuitement vanité; dans un rêve de Jean-Baptiste Gello, les plus solides pensées dont s'honorent chaque jour nos orateurs sacrés. Les témoignages en tout genre surabondent ici, et il ne s'agit pas simplement du fond des choses; à chaque instant les mêmes formes se représentent, avec de si frappantes ressemblances, dans leurs variétés mêmes, que ce n'est point une comparaison forcée de figurer le génie de l'homme, comme un grand arbre renouvelant sans cesse, et dépouillant son feuillage.

Rien dans cette figure ne doit arrêter l'émulation, ni décourager la culture des esprits. Au contraire, de même que, dans la nature inanimée, il apparaît que les produits supérieurs et les plus belles formes naissent difficilement et en petit nombre d'un travail intelligent et assidu; ainsi, dans l'empire souverain de la pensée, les titres véritables, ceux qui entraînent l'admiration de la postérité, sont exclusivement le prix d'efforts constans et bien dirigés; d'où il suit que la seule manière d'être en quelque sorte nouveau c'est d'exceller, parce qu'il n'y a que l'excellent qui ne soit pas commun.

Autre utilité des Analectes: ils enseignent, preuve en mains, que les plus pauvres écrits ne le sont presque jamais assez pour qu'on n'y trouve rien à recueillir; et cette découverte, capable d'éloigner des jugemens dédaigneux et d'une critique superbe, tourne en même temps au profit du goût, qu'elle forme d'autant plus qu'elle l'exerce davantage. Ce n'est pas une merveille d'être ravi jusqu'aux cieux par Homère et Milton, de s'attendrir avec Virgile ou Racine, de philosopher en riant avec Molière et Rabelais, de remonter aux sources du beau, avec Cicéron, Quintilien, Rollin, La Harpe et Villemain, de distinguer le jour où le soleil luit; il ne faut pour cela que se laisser aller à ses impressions naturelles, sans peine, sans étude, sous l'inspiration d'un instinct tout ordinaire; mais il n'en va pas de même à l'égard de ces auteurs bizarres ou incomplets, qui trébuchent à chaque pas, qui manquent le but ou le dépassent, chez qui une pensée juste s'égare parmi d'innombrables sophismes, un sentiment profond dans le faux esprit, une expression pittoresques entre des images basses ou forcées; là le juge le plus sûr est obligé de se tenir en garde, l'investigateur le plus résolu a besoin de constance et d'un tact très fin; mais là également il y a de grands profits à faire; car l'ombre ne sert pas seulement à faire ressortir la lumière, elle en est encore l'exacte mesure.

La recherche du beau, dans ces ruines ténébreuses, conduit encore à des résultats importans. Il arrive qu'en faisant apprécier avec exactitude les immenses difficultés de l'art, elle redouble, pour les grands maîtres qui les ont vaincues, cette estime profonde qui tend à s'affaiblir sitôt qu'on s'est familiarisé avec leurs perfections. Ou je m'abuse, ou ce n'était ni par défaut de génie philosophique, ni par manque de science que les Porphyre et les Jamblique se confondaient en divagations après les Pythagore, les Aristote et les Platon, qui éclairaient le monde même par leurs erreurs. Ce n'était pas davantage faute de génie poétique, d'esprit orné, de connaissance du latin d'Auguste, qu'Ausone, Sidoine Apollinaire et Fortunat enfantaient des poésies informes et ruinaient la belle langue latine; mais plutôt par une sorte de lassitude que partageaient leurs contemporains, lassitude venue d'un commerce trop habituel, trop uniforme avec les modèles, et qu'ils auraient pu prévenir, si, tournant leurs yeux en arrière, au lieu de dévorer l'espace ouvert devant eux, ils avaient laborieusement reconnu, dans les productions oubliées des temps passés, ces écarts audacieux, ces irrégularités singulières dont leur imagination trompée se formait d'avance une idée si heureuse. Moins novateurs alors, moins jaloux de faire autrement que bien dans la vue de faire mieux, ils n'eussent peut-être point donné aux peuples d'Athènes et de Rome l'affligeant spectacle d'une barbarie introduite par des esprits supérieurs, plus pénible cent fois pour les gens de goût que celle des vrais barbares, comme le sont, pour les gens de bien, des excès commis par des êtres nés pour la vertu. En tout cas, ils n'eussent pas manqué, par l'effet d'une critique ainsi rajeunie, de rendre hommage à l'étonnante supériorité de leurs illustres devanciers; car ce n'est pas un contre-sens d'avancer que la plus sûre manière d'honorer un Virgile et un Horace est d'observer le premier dans Ennius et le second dans Lucile. Eh! quelle haute idée ne doit-on pas se faire, confessons-le, de ces auteurs privilégiés vulgairement nommés classiques, en voyant que parmi les hommes qui, depuis quatre mille ans, ont tenu le style ou la plume, comparables par le nombre aux grains de sable de la mer, à peine en est-il une centaine qui soient accomplis, et que cette petite colonie d'immortels, rassemblée à travers les âges et les distances, suffit pour vivifier, pour nourrir ou ranimer la civilisation du monde?

Enfin, et c'est le dernier point de vue sous lequel j'envisagerai l'utilité des Analectes: ces recueils, s'ils étaient composés avec art, liés par d'habiles transitions, établis, sans trop de lacune, selon l'ordre chronologique, retraceraient avec des couleurs vivantes la marche de l'esprit humain en littérature, laquelle n'est point celle de l'homme, d'abord enfant, puis adulte, puis viril, puis caduc, ainsi que le représente, par confusion, une comparaison banale, tant s'en faut qu'il s'en manque de peu qu'elle ne soit tout opposée; les peuples manifestant sur le champ, dans les lettres, une virilité généreuse, portée rapidement à son plus haut point, qui finit, il est vrai, par la faiblesse et par la mort; mais avec cette différence propre, qu'à leur dernier âge ces peuples déploient une agitation fiévreuse qui fait à quelques uns l'illusion d'une jeunesse pleine de sève et d'avenir: car les lettres, et généralement les beaux-arts, procèdent comme le sentiment moral, l'accompagnent, le côtoient pour ainsi dire, en reçoivent et lui communiquent perpétuellement des forces nouvelles, vivent et s'éteignent avec lui et comme lui. Il en est autrement des lois, lesquelles, produits de nécessités bien comprises, de calculs approfondis, d'intérêts multipliés, fruits de l'expérience et du temps, sont plutôt le remède à la défaillance des mœurs, que leurs compagnes et leur soutiens; en sorte que le bel âge de la législation rarement est celui des muses, et d'ordinaire lui succède. Ce sera, si l'on veut, des lois que nous dirons, qu'à l'instar des individus, elles passent lentement du premier âge à la décrépitude, en parcourant une période constante de progrès et de décadence; mais dès qu'un peuple éprouve de fortes émotions du cœur, et tant qu'il les éprouve, il n'y a pour lui ni enfance ni vieillesse, il est prêt pour la gloire littéraire: heureux! si, comme les Grecs, il se donne promptement, pour peindre ses sentimens et ses pensées, une langue harmonieuse, riche et régulière, ce que nous autres, enfans du Nord, n'avons obtenu qu'à la sueur du génie, après cinq cents ans d'efforts!

Si donc il m'avait été donné de concevoir plus tôt, d'apercevoir mieux, de savoir davantage, le Recueil pour lequel j'invoque l'indulgence du public serait devenu, j'ose le dire, un tableau très vrai, très animé, de la littérature nationale, et par là même une intéressante partie de notre histoire. Les grands écrivains n'auraient point figuré dans ce tableau pour eux-mêmes. Ressortant d'autant plus qu'ils s'y seraient présentés simplement, à leur rang, avec leurs seuls noms, ils y auraient servi comme de points lumineux pour en éclairer l'ensemble. Je me serais bien gardé, après ce qui est arrivé à l'estimable abbé Goujet, de vouloir tout retracer et tout décrire; et, me bornant à saisir dans la foule les physionomies caractéristiques, j'aurais passé vivement au milieu de cette foule même, écartant de mon chemin beaucoup de gens qui, sans doute, ne se croyaient pas faits pour cette injure, à voir la peine qu'ils avaient prise à se parer. Circonscrit scrupuleusement, pour le coup, dans les limites de mon pays (car j'ai peu de foi aux universels), je ne m'y serais pas cru à l'étroit; loin de là que, si mon Recueil eût répondu à mon idée, ce magasin de choses délaissées eût offert, parmi ses misères, un échantillon des produits littéraires de tous les temps, avec cette circonstance précieuse, que l'œil eût sans peine distingué les procédés et la progression du travail. Mais surtout, puisque les mœurs et les lettres sont inséparables, il eût rendu visible, à ne pas s'y méprendre, l'action des premières sur les secondes, celles-ci ne s'y montrant plus que dépouillées de l'appareil du génie, dans ce costume commun, dans cet à tous les jours qui trahit la nature, ou plutôt qui la révèle. On sentira aisément, par des exemples, comment cela se peut faire. En effet, que l'historien ou l'orateur s'étudie à peindre à grands traits d'éloquence, depuis les Gaulois devenus Romains, jusqu'aux Français de nos jours, le penchant pour la tendresse et la volupté, principe de la galanterie, qui se mêle sur notre sol à l'ardeur de se produire, à l'impatience du joug, au besoin de triompher en tout genre, il en dira moins, dans son œuvre entière, qu'un extrait tout uni des Arrêts d'amour de Martial d'Auvergne, faux arrêts rendus sur de fausses plaidoiries, et appuyés gravement par le jurisconsulte Benoît Court de toute l'artillerie des Pandectes et du Digeste. C'est bien là, s'écrie-t-on en lisant ces arrêts plaisans, le même peuple romancier qui, avec un sentiment plein de charme et de naïveté, plus entêté d'amours encore que de combats, célébrait dans des chants épiques la reine Berthe, Blancheflore, la tendre Yseult, autant et plus que les héros qui l'affranchirent des Wandres et des Sarrasins, et lui conquirent le Saint Graal et le Saint-Sépulcre!

D'un autre côté, en voyant nos épopées naissantes presque aussitôt tourner au familier, et, peu après, céder la place à des milliers de joyeux conteurs et de faiseurs de drames, satiriques ingénieux, ennemis sans fiel des ridicules, penseurs hardis et légers, un peu nus dans leurs jeux, et toujours entraînés gaîment vers les peintures érotiques, n'aperçoit-on pas d'abord cette influence des femmes, qui prévaut toujours dans le commerce libre des deux sexes? Grâce au ciel, cette liberté, si douce et si utile, ne fut nulle part mieux ni plus tôt naturalisée qu'en France: là donc, le sentiment et le rire devaient triompher à l'envi. Le rire principalement, le rire, élément indéfinissable de la société humaine et son produit tout ensemble, qui, suscité par ce qui est étrange ou singulier, vit du rapprochement des personnes, meurt dans leur isolement, et suppose, chez qui l'excite à dessein, une extrême finesse, devait à ces titres régner dans notre bienheureux pays. Aussi découvre-t-on, par la littérature de ce pays, qu'il en a fait son empire. Politique, morale, religion, le rire chez nous a tout pénétré, faisant, selon le temps, dominer la folie ou la raison; ainsi ce sera, les grelots à la main, que Théodore de Bèze attaquera l'unité de l'Eglise; que Béroalde, aussi bien que l'auteur du Pantagruel, essaiera d'arracher à la superstition ses torches et ses couteaux; que le sombre Pascal lui-même rappellera des moines mondains à l'humilité, à l'austérité des mœurs évangéliques; et aussi que Montesquieu fraiera la voie aux profondes vérités dont sa tête forte est remplie; que Voltaire enchaînera la capricieuse vogue à son char de poète, d'historien et de philosophe; mais surtout que Molière emportera le prix de son art, et La Fontaine le prix du sien, tous deux pour venir se ranger à la tête des poètes favoris de leur nation; et le même rire qui fera le mobile principal de nos premiers écrivains deviendra, par la même raison, celui des moindres, ou bien plus encore, parce que, ainsi que nous venons de le voir, la plèbe des auteurs est précisément l'espèce qui se moule le mieux sur les mœurs populaires.

Plus on étendrait ce parallèle de nos mœurs et de nos écrits, plus on reconnaîtrait qu'un choix habile, fait parmi nos anciennes productions du second et du troisième ordre, devenues rares ou tombées dans l'oubli, eût fidèlement retracé la marche de la société française, et même pu jeter du jour sur le cours souvent caché des évènemens. Mais tant d'honneur ne m'était pas réservé. Sans doute, il ne faut rien chercher de pareil dans l'Analectabiblion; ce recueil se ressent de son origine fortuite. Je serais surpris qu'on n'y trouvât rien d'estimable; mais il aura rempli mon attente, s'il a le sort de tous ceux que j'ai cités. Il n'est suffisant dans aucune partie, je l'avoue; et même, entre les sujets rapportés, il en est plusieurs que d'autres du même genre, si je les avais eus sous la main, eussent avantageusement remplacés, soit sous le rapport de la rareté, soit sous celui de l'importance; toutefois, tel qu'il est, le choix et la variété n'y manquent pas. Le lecteur y passe en revue, selon l'ordre des temps, des chansons de gestes ou épopées gothiques, genre de poèmes qu'un de nos premiers philologues, M. Paulin Pâris, vient si heureusement de remettre en lumière et en honneur, des romans de chevalerie d'ancienne origine, des contes, des moralités, des farces de nos vieux trouvères, quelques uns de ces mystères qui ont précédé nos drames immortels, entre autres celui de tous à qui Clément Marot donnait la palme; des traités de morale, de philosophie, de politique, de métaphysique sous diverses formes et de différens âges, des écrits satiriques en prose et en vers, de l'histoire, des sermons, de la controverse, des dissertations, et jusqu'à des libelles; en un mot, beaucoup de choses qui sont l'objet de la littérature proprement dite.

On ne doit point espérer, d'après cet énoncé, qu'une telle lecture n'offre rien de libre en morale, d'hétérodoxe en religion, de hardi en politique, rien qui blesse les oreilles des jeunes filles ou même de leurs mères, ni qui choque les croyances publiques et privées; un tel espoir serait trompé trop souvent, et la chose était inévitable, puisqu'il est question dans ce livre de Merlin Coccaïe, de l'Arétin, d'Hubert Languet et de Geoffroy Vallée; mais que cette liberté soit un mal ici, je ne le pense pas, au contraire; pourvu qu'une certaine mesure ait été gardée dans les exemples, et que le juste et l'honnête aient été respectés ou vengés dans la critique: or, c'est ce que j'ai eu constamment en vue; et c'est assez pour les personnes éclairées et sincères, les seules qu'il faille prendre pour juges, les seules à qui ce livre soit adressé[2].

[1] Antoine Lancelot, de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, né en 1675, a laissé, à la Bibliothèque royale, 528 porte-feuilles d'Analectes.

Le Recueil manuscrit de M. de la Curne-Sainte-Palaye, remplit 40 vol. in fol., etc.

[2] Cette préface était à peine achevée, lorsqu'en parcourant le tome IV des Souvenirs de Mirabeau, publié en 1834, par M. Lucas de Montigny, j'y trouvai les paroles suivantes, qui exposent si nettement l'idée et le plan de mon Recueil, qu'il m'a paru aussi heureux pour moi qu'indispensable de les transcrire. Mirabeau, dans une lettre du 14 février 1785, qu'il écrit à Vitry, s'exprime donc en ces termes:

«Vous savez quel est le plan du Journal que je conçois, et qu'on ne veut pas comprendre. Il serait fait, sur l'idée, assez neuve, peut-être, et qui, selon moi, n'est pas sans utilité, de s'occuper des vieux livres, comme les journaux ordinaires s'occupent des nouveaux. Abréger et choisir est assurément, aujourd'hui, le besoin le plus urgent des sciences et des lettres. Conserver est d'une utilité moins prochaine, peut-être, ou plutôt moins abondante. Mais, cependant, à mesure que le goût de l'érudition passe, que la manie d'écrire devient plus contagieuse, que l'ardeur de publier, ou la nécessité de sacrifier au goût du jour, aux coryphées du temps, à la prétention d'être exempt de préjugés, ce qui n'est guère, au fond, que substituer des préjugés à des préjugés; à mesure, dis-je, que toutes ces maladies nous gagnent et s'aggravent, nous négligeons trop les efforts de nos devanciers, qui, quand il serait vrai que nous les surpassassions par le talent de mettre en œuvre, n'en devraient que mieux appeler nos regards, afin, du moins, de monter avec élégance ce qu'ils ont si lourdement enchâssé. Je dis donc que cet article rendra quelque chose, et j'invoque, à cet égard, vos recherches, nos philologues du XVIe siècle, nos savans du XVIIe, nos recueils, nos compilations de tous les temps, excepté de celui où l'on n'a plus fait de livres qu'avec des cartons bien ou mal cousus, et des tragédies qu'avec de vieux hémistiches.»


ANALECTABIBLION.

SUR LES PREMIERS TRAVAUX DE L'IMPRIMERIE.

Les amateurs de l'imprimerie ont encore à demander un historien, après l'estimable travail de Prosper Marchand, étendu par le docte abbé Mercier de Saint-Léger[3], après les Origines typographiques de Meerman[4], les Annales typographiques de Maittaire, continuées, ou plutôt corrigées par Denys[5], celles de Panzer[6], et les nombreuses annales particulières aux divers pays; tous ouvrages précieux et savans, sur lesquels on devra baser désormais tout travail de ce genre, mais qui laissent beaucoup à désirer, soit pour la forme, soit pour le fond; c'est à dire pour présenter soit un ensemble clair et agréable, soit un tout homogène et complet jusqu'à notre siècle dix-neuvième, époque où l'imprimerie semble avoir atteint, principalement à Londres et à Paris, le plus haut degré de perfection possible. Peut-être un jour nouveau, répandu sur la naissance de ce bel art, en fera-t-il découvrir avec certitude et précision l'inventeur premier et le premier monument, aujourd'hui encore sujets de doute et de controverse; car les origines de la presse, quoique si rapprochées de nous, n'ont pas entièrement échappé à la destinée ordinaire de toutes les origines. Est-ce à Laurent Coster de Harlem que l'humanité doit en Europe (de l'an 1420 à l'an 1446), l'heureux secret déjà découvert par les Chinois, de multiplier, en les perpétuant, les signes de la pensée? Est-ce à Mentel de Strasbourg? une rumeur savante indique obscurément, à ce propos, une certaine Vie de saint Jean l'Évangéliste, un certain Miroir du salut, un Art de mourir, des Sermons de Léonard d'Udine, imprimés sans date et en latin avant les monumens de la presse mayençaise; mais ici personne ne s'accorde, ni sur les temps, ni sur les lieux, ni sur les personnes. Est-ce le gentilhomme mayençais Jean de Gensfleisch, dit Guttemberg, né en 1400, qui, vers 1450, imprima le premier? Est-ce à Strasbourg qu'il fit son premier essai? Cet essai fut-il je ne sais quel almanach dont la date est incertaine? ou plutôt Guttemberg ne travailla-t-il pas d'abord à Mayence, par suite d'une association fondée entre 1450 et 1455, avec Jean Fust ou Faust, citoyen de cette ville; et le fruit originaire de cette Société, rompue en 1455, ne fut-il pas la Bible latine, in-folio de 637 feuillets à 42 lignes, sans date? Alors le fameux Psautier de 1457, qui tient le premier rang parmi nos imprimés connus avec certitude, perdrait à beau jeu sa qualité d'aîné. Quelle part faut-il donner, dans l'invention, au gentilhomme? quelle à son associé Bourgeois? quelle à cet ingénieux Schoëffer, gendre de l'associé Jean Faust, qui marqua d'un sceau et d'un chiffre impérissables les premières impressions datées? Et observons ici que le nom de Guttemberg ne figure sur aucun livre; que les noms réunis de Faust et de Schoëffer ne se voient point avant 1457, point après 1470, et que le nom de Schoëffer, isolé, disparaît après 1492.

Nous ne sommes pas appelés à résoudre ces difficiles questions; il nous suffit de résumer les opinions reçues, en choisissant les mieux fondées.

Il est donc à croire que Guttemberg, vers 1446, dans un temps où la gravure se répandait, y puisa, le premier, l'idée génératrice d'appliquer, à des écrits de longue haleine, les procédés employés à reproduire les quatrains et distiques placés en dessous des gravures sur bois. Il ne fallut, pour cela, que de plus grandes planches et plus de patience. Accordons que Faust, vers 1451, jugea plus solide et plus net l'emploi de matrices métalliques fondues. Cependant tout cela ne conduisait encore qu'à un grossier et lent stéréotypage. Enfin, vers 1456, Schoëffer imagina les poinçons ou caractères mobiles, et la face de notre globe dut changer. C'est ainsi que, plusieurs mille ans auparavant, un génie céleste avait trouvé les signes vocaux simples dont se compose l'alphabet, et, par là, dans l'avenir, substitué des langues nouvelles d'une portée incommensurable au langage étroit des symboles et des caractères composés.

L'imprimerie, une fois découverte, s'enrichit, se polit tout d'un coup singulièrement. Que dire des signatures, des réclames, des titres détachés, de la ponctuation, des majuscules, des souscriptions, de la pagination, des chiffres, améliorations diverses qui toutes ont leur importance et leur histoire? Ce n'est pas ici le lieu d'en parler avec détail; mais, honneur, gloire et reconnaissance, mille fois, au paisible triumvirat qui, pour toujours, établit, entre les intelligences, des voies rapides et sûres, d'une extrémité de la terre à l'autre! L'erreur, sans doute, y voyage autant et plus que la vérité; toutefois, la première, qui court en ravageant, y doit laisser moins de traces, à la longue, que la seconde, qui marche à journées comptées, et se retranche à chaque repos. Que les ames religieuses se rassurent! le Dieu de l'univers n'y perdra rien, puisqu'il est le premier besoin de l'homme, et la vérité même. C'est ce que figure cette formule finale des inventeurs, prophétique dans sa naïveté: Ad Eusebiam Dei consummatum.

Arrêtons donc, sans scrupule, un instant nos regards sur les premiers bienfaits de la presse.

1o et 2o. En 1457, nous voyons publier à Mayence, par les deux principaux inventeurs, le Psalmorum codex, déjà cité, et peut-être aussi, à Cologne, chez Quentel, le Donatus, ou le livre de Donat, sur l'instruction grammaticale. Nous disons peut-être, parce que, suivant Maittaire, on a bien pu omettre un C dans la date M.CCCC.LVII, auquel cas le livre serait postérieur d'un siècle, ce qui serait un grand déshonneur pour lui. Poursuivons.

3o et 4o. En 1459, à Mayence, par les mêmes inventeurs, Faust et Schoëffer, le Rationalis divinorum officiorum Gulielmi Durandi codex, et le Psalterium Davidicum, le second des innombrables psautiers.

5o et 6o. En 1460, à Mayence toujours, et toujours par les inventeurs, le Catholicon et le Clementis papæ quinti constitutionum codex. Notez que le Catholicon ne porte pas de nom d'imprimeur.

7o. En 1461, à Venise, par Nicolas Jenson, le Decor Puellarum, ou la Beauté des jeunes Filles; bien entendu qu'il s'agit ici de la beauté morale. L'imprimerie, qui devait, plus tard, s'émanciper cruellement, fut d'abord toute grave et toute chaste. Au surplus, la date de ce livre n'est rien moins que garantie. Plus probablement, elle doit être rapportée à l'année 1471, temps où Jenson fleurissait à Venise. Ce Jenson était Français d'origine. Pourquoi a-t-il laissé à des étrangers l'honneur d'introduire son art dans sa patrie?

8o et 9o. En 1462, à Mayence, à peu près dans le même temps que les Sermones Gabriel Biel, la célèbre Biblia latina, si belle et si chère. C'est la seconde Bible, ou la première, en ne comptant pas la Bible à 42 lignes, sans date. Aujourd'hui circulent plusieurs milliers d'éditions différentes de ce livre des livres.

10o. En 1464, Biblia latina, par Ulric Gering, Martin Crantz et Michel Friburger. C'est la troisième Bible.

11o, 12o et 13o. En 1465, année plantureuse pour la presse, trois ouvrages précieux: 1o Lactantii institutiones, imprimées sans nom d'imprimeur, dans le monastère de Subbiaco, états romains; 2o Sexti decretalium, Bonifacii VIII libri opus preclarum, à Mayence, par Jean Faust et Schoëffer. Nous possédons un magnifique exemplaire de ce livre, sur membrane, contenant 137 feuillets. Maittaire ne connaît, de cet ouvrage, aucun exemplaire sur peau vélin, hormis dans l'édition de 1473, qui est la cinquième. Il faut avoir senti la volupté de posséder un livre que Maittaire n'a pas connu pour la bien apprécier: l'amant le plus heureux en serait jaloux[7]; 3o, à Mayence, Ciceronis officia et paradoxa.

C'est le premier livre classique imprimé. Un tel hommage revenait à Cicéron.

14o et 15o. En 1466, à Augsbourg, Biblia latina, par Jean Bemler, et Grammatica rhythmica.

En 1467, la presse met au jour plus de vingt ouvrages différens. Aussi les livres de cette date, quoique très rares et d'un haut prix, comme la plupart de ceux qui sont antérieurs à 1500, n'ont-ils pas, dans l'opinion des curieux, le mérite de rareté première, que réunissent presqu'au même degré, entre eux, les quinze imprimés que nous venons de citer. Il faut remarquer qu'alors toutes les impressions sont latines. Cependant on voit, dès 1467, une Bible allemande. Seconde remarque: la théologie occupe la presse, pour ainsi dire exclusivement, à l'exception de Cicéron, dont elle reproduit les Épîtres familières, après les Offices et les Paradoxes. Troisième remarque: le format employé n'est guère que l'in-folio, qui exigeait le moins de complication dans les procédés. Bientôt on va plier la feuille en deux, puis en quatre; plus tard on la pliera en six, en huit, en seize, et même en trente-deux; et alors on obtiendra, par l'in-64, un jouet d'enfant dans un prodige de l'art. Quatrième remarque: l'imprimerie européenne, en 1467, n'a point encore voyagé visiblement au delà des bords du Rhin.

1468-70. L'émigration des imprimeurs commence. L'Europe appelle de tout côté les Allemands habiles dans la pratique du nouvel art, de l'art magique. Paitoni, l'historien de l'imprimerie vénitienne, nous apprend que Jean de Spire, en 1469, ouvrit, dans la ville de Venise, la noble carrière que les Alde Manuce devaient tant illustrer après Nicolas Jenson. Rome, dès la fin de l'année 1467, s'enorgueillit de son premier imprimeur, Arnoldus Pannartz. Suivant Middleton l'annaliste de la presse anglaise, l'année 1468 dote la cité d'Oxford des travaux de l'imprimeur Frédéric Corsellis. Paris, plus tardif et plus rebelle aux innovations, ne laisse pas, en 1470, sous le plus soupçonneux de nos rois, de recevoir l'imprimerie des mains d'Ulric Gering, dont nous parlerons plus tard, non pas seulement comme d'un habile et savant imprimeur, mais aussi comme d'un excellent homme et d'un bienfaiteur de notre jeunesse studieuse. Chose notable, c'est un docteur de Sorbonne, le professeur Fichet, qui nous fait ce beau présent, plus précieux, sans doute, que les trois livres de sa Rhétorique latine, le second ouvrage qui ait été imprimé en France. Il faut lire ces détails dans l'Histoire de l'Origine de l'Imprimerie de Paris, par André Chevillier[8]. A cette même époque de 1470, commencent à paraître les classiques grecs, mais seulement dans des traductions latines; les savans de Byzance, réfugiés trop nouvellement en Italie, n'avaient pas eu le temps encore de familiariser la presse avec les caractères grecs, ainsi qu'il ne tardèrent pas à le faire dans Milan. Plutarque et Strabon ont les honneurs de ces publications translatées.

1473. Cette année nous présente, mais toujours en latin, Polybe, Diodore de Sicile, Aristote et d'autres Grecs immortels. Alors les imprimés font irruption par toute l'Europe.

1474. Dans cette année, Paris reçoit son premier livre imprimé en français[9], si Maittaire en est cru. Le choix n'est pas heureux, malgré le titre de l'ouvrage: c'est l'Aiguillon de l'Amour divin, in-4. L'imprimeur est Pierre Caron. L'Italie avait été mieux inspirée; car elle possédait, dès lors, dans sa mélodieuse langue vulgaire, Pétrarque, Dante et Boccace. Il y avait aussi déjà plusieurs livres imprimés en castillan. La presse anglaise ne paraît avoir débuté en anglais que de 1475 à 80, par l'Histoire du chevalier Jason[10].

1475. Jusqu'ici toutes les impressions sont en lettres rondes, fort lisibles, en dépit de trop nombreuses abréviations, et, de plus, très correctes. En 1475 ou même un peu plus tôt, Venise produit les caractères gothiques, comme pour rappeler l'origine germaine de la presse. C'est surtout dans le Valère Maxime qu'on voit cette nouveauté barbare, due à Nicolas Jenson, si célèbre, d'ailleurs, par son beau César de 1472; et l'incorrection suit bientôt cette barbarie.

1479. Nouveau livre imprimé en français; c'est le Mirouer historial, traduit du Speculum historiale de Vincent de Beauvais. Nous le devons aux presses du célèbre Barthélemy Büyer, imprimeur à Lyon, le même qui avait imprimé, en 1476, la vie de Jésus-Christ.

1480-88. Enfin paraît, à Milan, le premier livre en grec, sous les auspices et par les soins d'Antoine Zarot, qui établit une imprimerie dans cette ville, dès l'année 1470. Voici le titre de l'ouvrage: Compendium octo orationis partium et aliorum quorumdam necessariorum, editum a Constantino Lascari Byzantino, græcè et latinè, in-4, M.CCCC.LXXX. Ainsi payait noblement à l'Italie l'hospitalité qu'il en avait reçue, ce grand et malheureux Constantin Lascaris, sur la destinée duquel le plus pur de nos écrivains contemporains a dernièrement jeté tant d'intérêt et d'éclat. Vicence imitera dans peu Milan, et, dans l'année 1483, donnera au monde savant, par les mains de Denis Bertochus de Bologne, le premier lexique grec-latin connu. Mais ce ne sera qu'en 1488, à Florence, que deux éditeurs illustres, Démétrius de Chalcondyle et Démétrius de Crète, feront sortir de l'obscurité des manuscrits, par les presses de Bernard et Nerius Nerli, le prince des poètes, l'Homère grec. Une particularité curieuse se rattache à cette édition mémorable: en 1804, à la vente des livres de M. de Cotte, deux bibliophiles fameux, MM. Naigeon et Caillard, se disputèrent un exemplaire broché de l'Homère princeps. Il fut adjugé au dernier pour 3,600 liv. La Bibliothèque royale en possède un sur membrane. L'exemplaire de M. de Cotte n'était que sur papier.

1495. Terminons cet aperçu général à l'année 1495, qui vit, à Venise, les premiers essais d'Alde Manuce, dans le poème attribué à Musée, sur Héro et Léandre, et hâtons-nous de rendre un juste hommage à l'imprimerie parisienne, en rapportant, d'après Maittaire, et d'après les monumens modernes, les principaux noms qui l'ont illustrée.

PRINCIPAUX IMPRIMEURS PARISIENS.

1o. Ulric Gering. 1470-1510. Ce digne et savant artiste, élève, à ce qu'on croit, d'Elye, chanoine de Munster, au canton de Lucerne, fut appelé à Paris par Lapierre, prieur, et Fichet, docteur de Sorbonne, ce dernier recteur de l'Université de Paris. Il consacra ses premiers travaux à l'impression des Lettres latines de Gasparin Barzizius de Pergame, et de la Rhétorique latine de Fichet, et se fit connaître par des caractères de forme ronde, fort beaux et fort nets. Son talent d'imprimeur n'était, au surplus, que son moindre mérite. Il avait une ame grande et généreuse. Il releva le bâtiment de la bibliothèque de Sorbonne à ses frais, en reconnaissance de quoi la société lui donna, en 1493, le droit d'hospitalité perpétuelle, dont il n'usa pas. Il mourut à Paris, rue Saint-Jacques, le 23 août 1510, après avoir fait un testament, rapporté dans Maittaire, où il dispose de fortes sommes en faveur des Sorbonnistes, à la charge par eux d'entretenir gratuitement un certain nombre d'écoliers à l'Université de Paris.

2o. Pierre Caron ou Le Caron. 1474. Ce fut lui qui imprima l'Aiguillon de l'Amour divin, que Maittaire croit être le premier livre imprimé en français. On voit un Guillaume Caron, probablement de la même famille, figurer, de 1481 à 1491, parmi les imprimeurs de Paris. Remarquons, au sujet de la traduction du livre de Saint Bonaventure, citée ici, que M. Brunet y a vu la date de 1494. Nous nous en rapportons, pour ces détails, à ce qui en est.

3o. Pascal Bonhomme. 1476. Un Jehan Bonhomme imprimait aussi à Paris, de 1486 à 1489. Pascal ou Pasquier Bonhomme est surtout fameux par son édition des Grandes Chroniques de France, dites les Chroniques de Saint-Denis. (Voir, à ce sujet, la note 9.)

4o. Antoine Vérard. 1480-1517. C'est le prince des imprimeurs en gothique française. Les éditions qu'il a données sont aujourd'hui toutes d'un grand prix. Quelques uns ont prétendu qu'Antoine Vérard ne fut qu'un libraire faisant imprimer; mais qu'est-ce que quelques uns n'ont pas prétendu? Encore une occasion de s'en rapporter, dans le doute, à ce qui en est.

5o. Jehan du Pré, Jehan Belin. 1481-93.

6o. François Regnault. 1481-1500-1539. Il imprimait en fort beau gothique. Nous avons de lui un exemplaire du Confessionale Anthonini, pet. in-12 à deux colonnes et 255 feuillets, plus 5 feuillets de table. Paris, 1510, avec frontispice gravé, figurant le chiffre de l'imprimeur, supporté par un berger et une bergère, avec cette légende: En Dieu est mon espérance.

7o. Denys Janot. 1484-1539. Nom célèbre dans les annales de la presse parisienne, plus par la multiplicité de ses titres que par leur supériorité. Denys Janot imprimait ordinairement en gothique. On a de lui plusieurs romans de chevalerie, tels que le Méliadus de Leonnoys, in-fol. de 1532; et, en société avec Alain Lotrian, le livre de Sydrah le grand philosophe, Fontaine de toutes sciences, in-4, à l'enseigne de l'Ecu de France. Une de ses meilleures productions est en lettres rondes, in-8, 1539; c'est la traduction française des Triumphes petrarcques.

8o. Wolfgand Hopyl. 1489-98.

9o. Philippe Pigouchet. 1484-1512. Homme de grand talent. Un des chefs-d'œuvre de son officine est le livre de Jehan Meschinot, intitulé: les Lunettes des Princes, in-8, gothique, 1499, avec son nom, et son chiffre au frontispice, représentant Adam et Ève.

10o. Godefroy Marnef. 1491-98. Encore un nom typographique notable, porté par plusieurs individus de la même famille. On voit un Enguerrand de Marnef imprimeur en 1517; un Jehan de Marnef, en 1524; et une Jeanne de Marnef, en 1546, rue Neuve-Nostre-Dame, à l'enseigne Saint Jean-Baptiste. Cette dernière imprima les Trois nouvelles Déesses, Pallas, Juno, et Vénus, poème courtisanesque de François Habert, dit le poète de Berry. Sa devise est: Nul ne s'y frotte, devise qui convient également aux anciennes et aux nouvelles déesses.

11o. Jehan Trepperel. 1494-98. Nous possédons, de cet habile imprimeur, un poème anonyme, intitulé: le Renoncement d'Amours, très nettement imprimé en gothique, avec figures sur bois, in-8. L'ouvrage est terminé par le chiffre de Jehan Trepperel, supporté par deux lions, surmonté de l'écu de France. Le même a donné, entre autres beaux ouvrages, les deux Testamens de Villon, in-8, gothique. 8 juillet 1497.

12o. Jehan Petit. 1498-1539. Il doit y avoir eu ici succession de personnes sous les mêmes noms et prénoms.

13o. Simon Vostre. 1500. Imprimeur estimé; d'abord libraire seulement. Il travaillait dans le même temps que Nicolas Wolf et Nicolas de la Barre. M. Brunet, qui est ici de grande autorité, a mis en doute que Simon Vostre ait été autre chose que libraire faisant imprimer. On pourrait écrire des volumes de controverse sur des questions de cette nature sans les résoudre complètement. Or l'esprit humain a besoin d'une pâture. Pour la science des petits faits, il faut se contenter bien souvent de trouver l'à peu près, et de ne se pas tromper tout seul.

14o. Guidon Mercator. 1502.

15o. Henry Estienne Ier. 1503-20. Ce patriarche de l'imprimerie française, chef de son illustre famille, naquit à Paris vers 1470. Il y imprimait dès l'an 1503, et y mourut vers 1520. Ses trois fils, François, Robert et Charles, furent tous imprimeurs avec ou après lui. François, que nous nommerons François Ier, ne marqua guère, non plus que Charles, qui mourut en 1564. Quant à Robert, premier du nom, ce fut un homme supérieur. Né en 1503, il débuta dans la carrière, en 1527, par l'impression des Partitions oratoires de Cicéron; puis il fit paraître son Thesaurus linguæ latinæ, tant de fois réimprimé et autant de fois enrichi, devint imprimeur du roi, son protecteur, en 1539, et mourut à Genève, en 1559, ayant été comme chassé de France pour la hardiesse de ses opinions. Robert Ier eut, ainsi que son père, Henri Ier, trois fils; savoir: 1o Henri IIe, homme de génie, de haut savoir et d'un courage téméraire, qui, né en 1528, s'en alla mourir à l'hôpital à Lyon, en 1598, laissant un fils, Paul Estienne, lequel naquit en 1566, et mourut, en 1627, imprimeur à Genève, avec postérité. On doit à Henri II des ouvrages qui ne mourront pas, tels que l'inestimable Thesaurus linguæ græcæ, que son prote, Scapula, lui vola en abrégé, l'Apologie pour Hérodote, et divers Traités précieux sur la langue française; 2o Robert II, né en 1530, mort en 1571, père de Robert III, imprimeur mort sans enfans en 1629, et de Henri III, lequel eut un fils, Henri IV, imprimeur jusqu'en 1640; 3o François II, dont on sait peu de choses. Revenons à Paul Estienne, fils du grand et infortuné Henri II. Il eut un fils, nommé Antoine, lequel fut imprimeur, et mourut à l'hôpital, comme son aïeul, sans avoir mérité, comme lui, les persécutions de l'envie et du fanatisme. Antoine Estienne rendit son souffle obscur et son beau nom à l'Hôtel-Dieu de Paris, à l'âge de 80 ans, en 1674. On aurait pu graver sur sa tombe ces mots: ultimus et minimus. Tout finit; mais cette grande race des Estienne, grande par ses travaux, son indépendance d'esprit et ses malheurs, a bien gagné l'immortalité en faisant jouer ses presses pendant près de deux siècles. Nulle famille de héros ne s'est signalée par autant de conquêtes, ni par d'aussi durables.

16o. Badius Ascensius, ou Josse Bade d'Asc. 1505-32. Les produits de l'imprimerie, sous ce nom, sont prodigieux en nombre.

17o. Michel le Noir. 1506. Philippe le Noir, selon l'apparence, parent de Michel, imprimait, en 1524, les Regnars traversant les périlleuses voies des Folles Fiances du monde, ouvrage du célèbre Bouchet, et, vers le même temps, ou peu avant, le Vergier d'honneur, d'André de La Vigne et d'Octavien de Saint-Gelais.

18o. Berthold Rumbolt, en 1508, exerçait d'abord son art, de société avec Ulric Gering. Il imprima seul, plus tard, et en parfaitement beau gothique, divers ouvrages, notamment le Romant des trois Pelerinages de la Vie humaine, poème de Guilleville, composé au 13e siècle.

19o. Galyot du Pré. 1512. Nicolas du Pré, 1515.—Jehan du Prat.—1539.—Le nom du Pré figure jusqu'en 1551. Galyot, qui l'a le plus illustré, est l'imprimeur excellent du Roman de la Rose, de 1529; du Sage Sydrah, de 1531, et d'autres ouvrages curieux, tous en lettres rondes. On recherche à tout prix ses éditions.

20o. Ægide (Gille) Gormont. 1513-30. Nicolas Gormont. 1540. Nous possédons, du premier des deux Gormont, une charmante édition gothique, très rare, de l'Amant rendu Cordelier à l'observance d'amour, joli poème de Martial d'Auvergne.

21o. Jehan Bonfons. 1518. Nicolas Bonfons. Ces deux imprimeurs gothiques sont très médiocres; néanmoins, ils sont recherchés à cause de la rareté de leurs productions, telles que les éditions du Grand Kalendrier des Bergiers, des romans de Miles et Amys, de Beufves de Hantonnes, etc.

22o. Alain Lotrian. 1539. Son nom, qui se trouve sur des livres chers et peu communs, fait la meilleure part de son mérite: on le voit décorer l'édition, très précieuse, à la date de 1539, du Mystère de la Vengeance de Titus, et Destruction de Jérusalem.

23o. Thomas Laisne.

24o. Vidove. 1530. Nous citerons de lui la charmante édition, en lettres rondes, du Champion des Dames, ennuyeux poème de Martin Franc, pet. in-8, 1530, dont un bel exemplaire se paie fort aisément aujourd'hui, de 150 à 200 fr.

25o. Les Angeliers. 1535-88. Famille digne de mémoire, notamment par sa belle édition du Mystère des Actes des Apôtres, de Simon et Arnould Gréban, et par celle qu'elle a donnée des Essais de Michel Montaigne, du vivant de l'auteur.

26o. Vascosan. 1536-83. Excellent imprimeur, dont le chef-d'œuvre est le Plutarque d'Amyot, in-8 et in-fol.

27o. Mamert Patisson. 1569-99. Vidua Patisson, 1604. Mamert Patisson fut imprimeur du roi: ses impressions sont fort belles, notamment celle des Origines de la Langue française, par Fauchet. In-4, 1581.

28o. Morel. 1580-1639. Officine laborieuse, à en juger par le nombre de ses produits.

29o. Antoine Vitray, ou Vitré. 1628-58. On connaît sa jolie Bible, en 8 vol. in-12, de 1652, si recherchée des amateurs.

30o. Sébastien Cramoisy. 1620-69. André Cramoisy. 1670-97. Sébastien Cramoisy, digne, par la magnificence de ses types, d'avoir conduit si long-temps l'imprimerie royale, s'est particulièrement honoré par les éditions du Discours sur l'Histoire universelle, de Bossuet, in-4, du Joinville de Du Cange, in-fol., etc., etc. Il mourut en 1669.

31o. Rigaut. 1709. Imprimeur de l'imprimerie royale, qui a fait tant d'honneur, jusqu'à nos jours, au nom d'Anisson. Sa belle édition in-8, 1709, des Sermons de Bourdaloue, est encore aujourd'hui celle de cet auteur que l'on estime le plus.

32o. Coustellier. 1723-45. Justement estimé, surtout par sa jolie Collection des Vieux poètes français, in-12, et par ses charmantes éditions in-12 de plusieurs classiques latins, tels que le Virgile, le Lucrèce, etc.

33o. Barbou. 1757, etc. Sa Collection in-12 des Classiques latins, qui fait suite aux impressions de ce genre qu'a données Coustellier, son Malherbe, avec les notes de Saint-Marc, in-8, et d'autres productions aussi nettes que correctes lui ont acquis une réputation méritée.

34o. Louis Cellot. 1768-71. Nous lui devons, parmi beaucoup de bonnes éditions, le Racine in-8 de Luneau de Boisgermain, et la traduction du Térence, de Le Monnier.

35o. Didot. 1743-1834. Ce grand nom typographique est, avec le nom d'Estienne, celui qui honore le plus l'imprimerie française. Depuis 1743, qu'on le voit paraître, au plus tard, avec un éclat modeste, dans les traductions in-12 de la Vie et des ouvrages de Cicéron, ainsi que dans nombre d'autres excellens ouvrages, jusqu'à nos jours; il n'a cessé de figurer dans les plus belles, les plus correctes et les plus utiles productions de la presse, à commencer par les magnifiques Collections de nos classiques dites du Dauphin, et à finir par la superbe réimpression du Thesaurus linguæ græcæ de Henri Estienne. Mais, ce qui met le comble à la gloire de cette famille, c'est qu'à l'exemple de celle des Estienne, elle joint le triple mérite de la science, des talens littéraires et des vertus civiques à celui de la perfection dans son art. Les Didot auront un jour leur histoire.

36o. Crapelet. 1822-34. A étendu, avec autant de goût que de bonheur et de savoir, le luxe des nouvelles éditions grand in-8 de nos classiques, à une suite de réimpressions des principaux monumens anciens de notre langue. Sa Collection, sur papier de Hollande, est et ne cessera d'être un de nos premiers titres typographiques.

Il serait aisé, peut-être même juste, surtout par rapport aux travaux du temps présent, d'étendre la précédente liste, de mentionner, par exemple, cet estimable Delatour, qui a si bien imprimé le Cicéron de l'abbé d'Olivet, les Panckoucke, les Prault, les Cussac, les Michaud, les Rignoux, les Le Normant, et d'autres encore; mais nous n'avons pas prétendu dresser le catalogue complet de nos grands imprimeurs de Paris, tant s'en faut. Un tel travail exigerait plus de développement que nous n'en pouvons donner ici. C'est assez; laissons à d'autres le soin de compléter le catalogue de Lottin, qui s'arrête en 1789.

[3] Hist. de l'imprimerie. La Haye, 1740, in-4, et Paris, 1775, in-4.

[4] Origines typographicæ. La Haye, 1740, in-4.

[5] Annales typographicæ. La Haye, 1719-25. Amst., 1723. Londini, 1741, Viennæ, 1780-89. 10 vol. in-4.

[6] Idem. Norimbergæ, 1793-1803. 11 vol. in-4.—Voy. encore l'Histoire de l'imprimerie et de la librairie, par Jean De la Caille. A Paris, 1689.

[7] M. Brunet cite deux exemplaires sur vélin de cette édition, l'un de la Bibliothèque Gaignat, l'autre de celle de La Vallière.

[8] Amsterdam, 1694. Le premier livre imprimé en France le fut à la date de 1470, par Ulric Gering, Martin Crantz, et Michel Friburger; c'est l'in-4 intitulé: Gasparii Barzizii Bergamensis Epistolæ. La Rhétorique de Fichet ne porte que la date de 1471. Gabriel Naudé, dans une savante Dissertation sur l'origine de l'imprimerie, insérée au tome IV des Mémoires de Commines, édition in-4 de Lenglet-Dufresnoy, cite, comme premier livre imprimé en France, le Speculum vitæ humanæ, de Roderic, évêque de Zamora, et lui assigne la rubrique suivante: Paris, 1470, quoique le livre ne contienne aucune indication de date ni de lieu.

[9] M. Brunet dit que le premier livre imprimé en langue française fut celui des Chroniques de saint Denis, depuis les Troyens jusqu'à la mort de Charles VII, en 1461. Fait à Paris, en l'ostel de Pasquier Bonhomm, le XVIe jour de janvier de l'an de grâce M.CCCC.LXXVI. 3 vol. in-fol., goth.: Pasquier ou Pascal Bonhomme commença par être seulement libraire, faisant imprimer avant d'être imprimeur-libraire. Il est d'ailleurs peu probable que l'imprimerie ait débuté en français par un ouvrage de si longue haleine.

[10] The history of ye Knight Jason, by Ger. Leeu, Andewarp, in-fol.


FRAGMENS
DE
L'EXPLICATION ALLÉGORIQUE
DU CANTIQUE DES CANTIQUES,

Par un Poète du XIIIe siècle, publiés d'après le manuscrit, par Ch.-J. Richelet (et tirés à 15 exempl. seulement, tous sur grand in-8, pap. vélin rose, 19 pages). A Paris, chez Achille Desauges. 1826.

(1000 ans avant J.-C.; et de notre ère, 1250-1550-1826.)

Que Salomon soit l'auteur des trois livres consacrés sous son nom dans l'Ancien-Testament, savoir: du livre Des Proverbes (en hébreu, Mislé), de l'Ecclésiaste (Koheleth), et du Cantique des Cantiques (Sir hasirm), cela n'a jamais fait une question pour les vrais érudits, ni chez les rabbins, ni chez les docteurs latins; mais la controverse s'est engagée sur le fond de ces antiques monumens du génie biblique, particulièrement sur l'objet du dernier; et elle a même été fort vive, fort amère, et, parfois, fort nue. Tandis que de graves commentateurs, à remonter jusqu'à saint Denys l'Aréopagite, ont cherché, dans ces chants passionnés de l'Epoux et de l'Épouse, soit un sens mystique et divin, qui rendît prophétiquement l'intime union de Jésus-Christ et de son Église, soit un élan céleste de l'ame humaine épurée vers la source éternelle de tout bien, des esprits simples, ou grossiers, ou téméraires, s'attachant au texte, en dépit des explications, prenant la chose au pied du mot, appelant Amour ce qui est Amour, Baiser ce qui est Baiser, Cou d'ivoire ce qui est Cou d'ivoire, et ainsi du reste, se sont obstinés à voir dans le Cantique des Cantiques une des plus ravissantes et des plus chaleureuses peintures érotiques dont la poésie ait pu se parer; e sempre bene: car, si l'on suit l'esprit, l'allusion est frappante, l'allégorie lumineuse et féconde; si la lettre, c'est le sentiment qui s'exhale, c'est la passion qui respire.

M. de Voltaire s'est placé à la tête des partisans du second système par son harmonieuse imitation, plus élégante que fidèle, tant connue et tant réprouvée.

Que les baisers ravissans
De ta bouche, demi-close,
Ont enivré tous mes sens, etc., etc., etc.

J'ai peu d'éclat, peu de beauté, mais j'aime;
Mais je suis belle aux yeux de mon amant, etc., etc., etc.

Je l'ai perdu, le seul bien qui m'enchante;
Ah! je l'entends; j'entends sa voix touchante;
Il vient, il vole, il entre; ah! je te voi!
Mon cœur s'échappe et s'envole après toi, etc., etc., etc.

Paix du cœur, volupté pure,
Doux et tendre emportement,
Vous guérissez ma blessure!
Ne souffrez pas que j'endure
Un nouvel éloignement! etc., etc., etc.

C'est précisément cette interprétation profane que l'Apôtre flétrit avec exécration, en disant que c'est arracher les membres du Christ, pour y substituer les membres d'une courtisane, et, par elle, ceux du Diable; ut tollantur membra Christi, et membra efficiantur meretricis, ac per meretricem Diaboli.

Le poète anonyme du XIIIe siècle, dont M. Richelet vient de nous donner, par fragmens, l'explication versifiée, qu'il attribue au trouvère normand Landry; ce trouvère, donc, a pris le sage parti de rester fidèle au sens canonique; seulement il le commente à sa manière, et dans un langage qui, par sa faute, autant que par celle du temps où il est écrit, n'est guère séduisant. Son poème explicatif a, dit-on, trois mille vers octosyllabes. C'est beaucoup trop; et voici, en abrégé, de quelle façon il procède dans les sept passages publiés:

1o. Osculetur me osculo oris sui:

Que l'espeux viengne e me baist
Por deu seu maltalent abaist
Port moi le baiser de sa boche
C'est co ki plus al cuer m'atoche, etc., etc., etc.

2o. Quia meliora sunt ubera tua vino, fragrantia unguentis optimis:

Kar toz i ez dolz tes mameles
Sunt tant dulces bones e beles
Ke vin passent par leur dulceur
E longement tienent l'odeur.

Les deux mameles que tant prise
Lespouse qui bien est aprise
Co est espoir doble doctrine, etc., etc., etc.

3o. Pulchræ sunt genæ tuæ sicut turturis:

Tu as joes de torterele

Ke as joes e al reguart
Apert femme de bonne part, etc., etc., etc.

4o. Collum tuum sicut monilia:

Bel ten col toz li mons prise

Par le col passe la sustance
Ki norrist lame e avance.

Cho est la sainte norreture
Ke homme treuve en lescriture, etc., etc., etc.

5o. Ecce tu pulchra es amica mea, ecce tu pulchra es:

Bele i ez dedenz, bele i es dehors
Bele i es en asme, bele i es en cors
Dedenz de vertuz aornée
Dehors de bien faire atornée, etc., etc., etc.

6o. Oculi tui columbarum:

Li tien veil sunt veil de colons
Li veil de denz del esperit
Cil sunt molt cler, simple e eslit, etc., etc., etc.

7o. Ecce pulcher es, dilecte mi, et decorus:

Mais tu ies beals oltre mesure
N'est pas merveille, ains est droiture

Bele est la devine nature
Bele est humaine, e nete e pure, etc., etc., etc.

Tout cela est peu poétique, il faut l'avouer; mais, du moins, le trouvère Landry se tient dans la règle: il n'a en vue, dans le Portrait de l'Épouse, que la beauté morale, dans les transports de l'Époux que l'amour divin, la bonté divine, la divine grâce, et jetterait plutôt ses trois mille vers au feu, que de reconnaître, dans le Sir hazirim, du Sage, un épithalame charnel en l'honneur de son épouse préférée, la fille de Pharaon. C'est un mérite, après tout; car, osons le dire, il est facile de se tromper dans cette circonstance. Les plus saints auteurs l'avaient bien senti, lorsqu'ils confessaient que ceci n'était pas le lait des petits enfans, non lac parvulorum, mais le pain des forts, sed esca solida et cibus perfectorum. Origène et saint Jérôme rapportent que les maîtres de la loi hébraïque ne permettaient la lecture et la transcription du Cantique des Cantiques, à aucun de leurs disciples, avant l'âge de trente ans. Saint Denis exigeait une entière pureté pour le lire; car tout est chaste aux chastes, comme dit saint Paul, et tout est impur aux impurs; mundis esse omnia munda, immundis autem nihil esse mundum.

C'est ce que rappelle Titelman dans la Préface de son Commentaire sur ce beau poème sacré; et il ajoute, en la finissant:

«Loin d'ici, loin d'ici, profanes! ce lieu est un lieu saint; passez!... Ce n'est pas pour vous que chante Salomon... Vous ne trouvez là ni les champs de Vénus, ni les jardins d'Adonis, que vous cherchez... Allez rejoindre vos sirènes, afin qu'elles vous entraînent dans les syrthes et dans Charybde!... Enivrez-vous des breuvages de Circé, qui vous transformeront en bêtes! Pour nous, l'Époux, c'est Dieu même qui veut nous embraser des feux de son amour, et à qui nous offrons nos vœux et nos cœurs!... Amen.»

François Titelman, dont Ladvocat fait mention, et dont d'autres biographes ne disent mot (tant il est vrai que les meilleurs dictionnaires historiques modernes ne dispensent pas toujours des anciens); Titelman, disons-nous, né au pays de Liége, vers 1500, savant moine capucin à Rome, célèbre par ses écrits contre Érasme, ne le fut pas moins par son Commentaire sur le Cantique des Cantiques. On ne sait pourquoi Palissot prétendit que ce travail avait servi de type au railleur Saint-Hyacinthe, pour son chef-d'œuvre d'un Inconnu. Cette assertion ne prouverait-elle point que Palissot ne l'avait pas lu? En tout cas, elle contredit l'opinion commune, qui désigne les scholies oiseuses et pédantesques des savans hollandais sur les classiques anciens, comme les véritables types de la piquante satire précitée. Elle ne contredit pas moins la raison; car, si le Commentaire de Titelman est surchargé de longueurs et de subtilités, il s'en faut qu'il soit vide et ridicule; il est même souvent très ingénieux et très solide, plus rempli de philosophie morale qu'on n'en devait attendre d'un théologien scolastique du XVIe siècle, beaucoup moins cru dans ses nudités que les livres de Sanchez; si bien que la lecture en est raisonnable aujourd'hui même. Il eut les honneurs de deux éditions dans Paris, l'une in-folio, de 1546, l'autre in-12, de 1550, et reçut l'approbation solennelle des docteurs de Louvain. Une table analytique excellente le précède, qui en facilite singulièrement l'usage, et montre tout d'abord le sens caché des expressions capitales. Ensuite, l'auteur entreprend les huit chapitres, un à un, et fait voir, dans le premier, la voix de l'Église appelant l'avènement du Christ; dans le second, la voix du Sauveur; dans le troisième, celle de l'Église élue, touchant les Gentils; dans le quatrième, encore celle du Christ; dans le cinquième, encore celle de l'Église, touchant le Christ; dans le sixième, celle de la Synagogue, adressée à l'Église; dans le septième, celle du Christ sur la Synagogue; et enfin, dans le huitième, celle des patriarches sur Jésus-Christ. Les orateurs sacrés ont dû puiser plus d'une fois dans Titelman; s'ils ne l'ont pas fait, il est, pour eux, une mine fraîche à exploiter, soit pour les images, soit pour les sentimens; car ce commentateur est aussi vif qu'animé. Eh! comment rester froid, en étudiant le poème de Salomon? Vainement ses traducteurs les plus austères, tels que saint Jérôme, le Gros, Sacy, ont-ils essayé d'en tempérer les flammes par une chaste gravité, l'ame ardente s'y trahit toujours; c'est toujours de la passion en mouvement; ce sont deux jeunes cœurs qui se cherchent, s'abordent, s'éloignent, ou sont éloignés par des hasards importuns, qui s'appellent dans l'absence, se retrouvent, s'aiment, et se séparent pour se retrouver encore; et cela dans un style enchanté, brûlant, vivant de charme et de tendresse. La simple, mais fidèle prose de l'abbé le Gros, suffit pour le témoigner; elle laisse bien loin derrière elle toute la poésie de Voltaire..... «Que vous êtes belle, mon amie, que vous êtes belle!.... Sans parler de ce qui doit être tenu secret, vos yeux sont comme des colombes....; chacune de vos joues est comme une moitié de pomme de grenade..... Vous m'avez enlevé le cœur, ma sœur, mon épouse, vous m'avez enlevé le cœur par l'un des regards de vos yeux..... Adjuro vos, filiæ Jerusalem, per capreas cervosque camporum, ne suscitetis, neque evigilare faciatis dilectam quoad usque ipsa velit..... Je vous adjure, filles de Jérusalem! par les chèvres et les cerfs de nos champs, ne l'éveillez pas! ne troublez pas le sommeil de mon amie jusqu'à ce qu'elle le veuille (et ces douces paroles sont répétées comme en refrain)..... Retirez-vous, Aquilon! venez, ô vent du midi! soufflez de toute part dans mon jardin, et que les parfums en découlent! etc.» On ne finirait pas les citations, s'il ne fallait finir. En tout, que ces Hébreux sont poètes! et que le temps ajoute de puissance à leurs écrits! Le docteur Lowth a raison: profanes, nous n'avons personne à leur comparer, personne, car Homère est des leurs, par sa nature et par son âge.


SALUSTII PHILOSOPHI
DE DIIS ET MUNDO;

LEO ALLATIUS

Nunc primus è tenebris eruit et latinè vertit, juxtà exemplar Romæ impressum. (Anno 1638.) Lugd.-Batav. ex officinâ Johannis Maire. ↀ.Ⅾ.CXXXIX.

SIMUL
DEMOPHILI, DEMOCRATIS ET SECUNDI,
VETERUM PHILOSOPHORUM
SENTENTIÆ MORALES.

Nunc primum editæ a Luca Holstenio, juxtà exemplar Romæ impressum (1638). Lugd.-Batav., ex officinâ Johannis Maire. 2 tom. en 1 vol., pet. in-12, gr. lat., seu commun. ↀ.Ⅾ.CXXXIX.

(340 avant J.-C., et de notre ère, 320, 369, 1638-39-88.)

Le célèbre Gabriel Naudé publia, pour la première fois, à Rome, en 1638, sur les travaux de Léon Allatius (Allacci) et de Lucas Holstein, les écrits philosophiques de Salluste, Démophile, Démocrate et de Secundus, en deux jolis tomes in-12, dont notre édition de 1639 est la reproduction fidéle. Plus tard, Thomas Gale S. les a insérés dans son précieux recueil, intitulé: Opuscula mythologica, physica et ethica[11]. Si l'on veut quelques détails sur ces quatre anciens philosophes, il faut recourir directement à leurs éditeurs; car les biographes ne parlent pas des trois derniers, et se bornent à dire de Salluste (Secundus Sallustius Promotius), qu'il était patricien gaulois; qu'il fut préfet des Gaules sous Constance; que, devenu l'ami de Julien, il suivit la fortune de cet empereur philosophe, après la mort duquel il refusa l'empire; qu'il contribua, en 367, à l'élection de Valentinien, et ne fit plus parler de lui depuis l'an 369. M. Weiss ajoute que le père Kircher qualifie le livre de Diis et mundo de Libellus aureus. Le lecteur français pourra juger, par l'analyse que nous en donnerons, et mieux encore par la traduction qu'en a faite M. Formey[12], que cet éloge n'est pas toujours exagéré.

SALLUSTE.

On voit, dans la bibliothèque de Photius, qu'au rapport de Damascius, Salluste fut un philosophe de la secte cynique, de celle qui ne suit pas les chemins battus, qui rompt en visière au genre humain, et s'exerce à la vertu par de rudes épreuves. Cet homme austère, bravant les veilles et les fatigues, s'endurcissait l'ame et le corps, et allait au bien, par la souffrance, tête haute; il marchait pieds nus, et fit ainsi presque le tour du monde alors habité. Il était éloquent, de la grande éloquence antique, et savait tout Démosthène par cœur. Suidas dit de lui qu'il était satirique et malin, tournant les méchans en ridicule. Un grand, nommé Pamprépius, lui ayant une fois demandé ce que les dieux étaient aux hommes, il lui répondit: «nul doute que je ne sois pas un Dieu, et que vous ne soyez pas un homme.» Il se piquait de divination, regardait les gens aux yeux, et leur prédisait une mort violente quand il leur voyait une abondance d'humidité autour des pupilles. On assure qu'il détourna son disciple Athénodore de la philosophie qu'enseignait Proclus, qu'il appelait une flamme dévorante. Comment cela serait-il vrai, si, comme la plupart des historiens l'attestent, Proclus fleurissait seulement dans le Ve siècle? Mais, si cela est vrai, ne serait-ce point que Salluste était en défiance de l'imagination de ce philosophe et de ses chimères métaphysiques, lui qui ramenait toute la science au gouvernement de soi-même; en quoi il se montre bien autrement solide que Proclus, éclectique ingénieux, rêveur et parleur séduisant, et rien de plus? Au surplus, le même doute qui plane sur le temps précis où vivait Salluste existe sur son origine; quelques uns, le faisant naître en Syrie, dans la ville d'Esème, et lui donnant pour père Basilis, et pour mère Théoclée. Quant à son livre, il est composé de XXI chapitres, dans le premier desquels l'auteur annonce un grand sens, en demandant que ceux qu'on veut instruire des choses divines soient formés, dès l'enfance, aux notions universelles hors de toute discussion, telles que la souveraine bonté de Dieu, son immutabilité, son impassibilité, son essence immatérielle, son éternité. Il fait ensuite, d'une façon très spirituelle, l'apologie des fables. Elles sont utiles, selon lui, au commun des hommes qui méprisent la vérité toute nue, faute de la pouvoir comprendre, et aux philosophes qu'elles tiennent en haleine. Il distingue cinq espèces de fables: les théologiques, les naturelles, les animales, les matérielles et les mixtes, et fait dériver, de ces cinq espèces, toutes les allégories tant religieuses que morales de la mythologie, ainsi que les cérémonies des différens cultes, si variées, et si propres à resserrer les liens de l'homme avec la divinité; c'est, en quelque sorte, un abrégé du Génie des religions, qu'il ramène au sens philosophique à travers ce labyrinthe d'obscurités. Sa théorie toute fabuleuse des dieux se présente après ces prémices et sous leur autorité. Arrivé à la métaphysique et à la morale, il fait le monde éternel, comme étant une émanation de Dieu, qui n'a pu rien acquérir ni rien perdre en aucun temps; et reconnaît l'immatérialité, l'immortalité de l'ame, l'action réciproque de l'ame sur le corps et du corps sur l'ame, sans expliquer ces phénomènes inexplicables autrement que par une comparaison avec le machiniste qui fait mouvoir ses machines d'elles-mêmes, sans cesser d'être soumis à leur action. La providence lui est démontrée par l'ordre de l'univers, et la cause finale de toutes choses par la structure de leurs parties et le jeu de leurs fonctions. A son avis, les vertus naissent du triple concours de l'exacte raison, de la bonne éducation, et de l'exercice régulier des facultés humaines; comme les vices, des principes contraires. Il découvre trois élémens dans notre ame, la raison, la colère et le désir; de là trois élémens dans la république: le prince, le soldat et le peuple, sources dont se combinent les trois gouvernemens monarchique, aristocratique et démocratique, lesquels, par l'excès, dégénèrent en tyrannie, en olygarchie, en démocratie pure. Mais pourquoi y a-t-il du mal dans le monde? Éternelle question, à laquelle il fait l'éternelle réponse. A proprement parler, il n'y a point de mal; car le mal, n'étant que l'absence du bien, comme les ténèbres ne sont que l'absence de la lumière, n'est rien par lui-même. Ce que nous appelons mal, dans un sens absolu, rentre toujours, par quelque endroit, dans l'ordre général; et même, par rapport à nous, le mal, c'est à dire le crime, est prévenu par la science, la religion, la discipline, réprimé par les lois, et, après notre mort, expié par les dieux et les démons. Mais pourquoi, si Dieu est incommutable, se fâche-t-il, se laisse-t-il fléchir? etc.; il n'en est rien. Dieu ne s'irrite point contre les méchans; seulement les méchans s'éloignent de la nature toute exquise de Dieu, par le crime, et s'en rapprochent par le repentir et par l'expiation. Le monde est incorruptible, venant de Dieu; autrement, il faudrait que le feu se consumât, que l'eau se desséchât, ce qui est absurde. Après la mort, les bons, unis à la nature divine, concourent avec elle au gouvernement de l'univers. Ainsi finit Salluste. C'est un esprit borné en physique et en métaphysique, parce qu'il ne procède point, par la voie de l'expérience et de l'analyse, comme nos grands esprits modernes l'ont fait, ce que de nouveaux esprits chimériques se lassent, bien à tort, de faire; mais ce n'est pas moins un homme supérieur, parce qu'il est sage et religieux. Nul mortel n'est vraiment lumineux que par ses vertus.

DÉMOPHILE.

Lucas Holstein ignore, comme tout le monde, qui était et ce qu'était Démophile; il ne connaît que deux personnages de ce nom: l'un, qui fut mathématicien, et laissa des scolies sur Ptolémée; l'autre, évêque hétérodoxe de Constantinople; il conclut à reconnaître le premier pour l'auteur de ce livre moral, divisé en deux parties, la première des Similitudes, la seconde des Sentences pythagoriciennes. Tout ce qu'il y a de grandeur morale dans l'antiquité se rattache à ce nom sacré de Pythagore.

SIMILITUDES.

La flatterie est comme une armure peinte; cela ne sert à rien.

L'esprit des sages pèse comme l'or.

Du méchant comme du mauvais chien le silence est plus redoutable que la voix.

La maîtresse ne doit pas être préférée à l'épouse, ni la flatterie à l'amitié.

Le sage sort de la vie modestement comme d'un festin.

Les reproches d'un père sont comme les médicamens, plus doux qu'amers.

Usez des plaisirs comme du sel, parcimonieusement.

Fortune et chaussure doivent être justes, pour ne point blesser.

Le coureur au but, le sage au tombeau reçoivent leur prix.

La richesse des avares n'est utile à personne, non plus qu'un soleil couché.

L'enfant confond les lettres, et l'imprudent les actions.

Le meilleur homme est le moins méchant, comme le meilleur convive, le moins aviné, etc., etc.

SENTENCES.

Veillez, car la paresse de l'ame touche à la mort.

Le sage prie Dieu dans le silence, par ses actions.

Servir ses passions, c'est plus que servir des tyrans.

Conversez avec vous-même plus qu'avec autrui.

Que Dieu habite constamment dans votre cœur, comme un hôte précieux!

Faites-vous rendre dans votre maison, et non craindre, car la dignité engendre le respect, et la crainte, la haine.

Sachez bien que toute feinte se découvre.

Soyez persuadés que vos seuls trésors sont ceux que vous portez dans votre cœur.

Nés de Dieu, attachons-nous à lui comme la plante à sa racine, pour ne point nous dessécher.

Le plus beau temple de la divinité, c'est l'ame du juste, etc.

DÉMOCRATE.

Lucas Holstein dit encore que Démocrate fut un philosophe de la secte ionienne, originaire d'Ionie. Stobée et Antoine parlent de ses dits et sentences. Plutarque les cite peut-être sous le nom d'un certain Démocrate, qui vivait dans la république d'Athènes, vers la 110me olympiade (environ 340 ans avant Jésus-Christ), à peu près dans le même temps où Philippe gagna la bataille de Chéronée.

SENTENCES.

Il est bon de céder à trois choses, au prince, à la loi et au sage.

L'honnête homme compte pour rien le blâme des méchans.

L'esclave de l'argent ne sera jamais juste.

Les désirs trop vifs sont d'un enfant, non d'un homme fait.

Le monde est un théâtre, la vie un passage où l'homme naît, regarde et disparaît.

Le monde est tout changement, la vie pure opinion, etc., etc.

SECUNDUS.

Trois auteurs principaux font mention de Secundus, Philostrate, dans ses Vies des sophistes, Suidas et Vincent de Beauvais. Le premier dit que ce philosophe était fils d'un forgeron; qu'il disputait avec le sophiste Hérode, son disciple; qu'il mourut vieux, et fut enterré près d'Éleusis, sur le chemin de Mégare; le second de ces auteurs a ridiculement confondu Secundus avec Pline l'Ancien, qui se nommait aussi Secundus. Du reste, on sait peu de chose du personnage en question, qui méritait mieux la qualification de sophiste que celle de sage, à en juger par les dix-neuf réponses qu'il fit à dix-neuf demandes à lui adressées, selon quelques uns, par l'empereur Adrien, et que voici:

Qu'est-ce que le monde? l'Océan? Dieu? le jour? le soleil? la lune? l'homme? la femme? la richesse? la pauvreté? l'amitié? la vieillesse? le sommeil? la beauté? la terre? l'agriculture? la navigation? la mort?

Au lieu de sortir d'affaire avec le dictum: à sotte demande, point de réponse, le sophiste s'évertue à définir les choses par une suite d'aphorismes qui n'éclaircissent rien. On doit lui en vouloir, surtout, pour avoir défini la femme un mal nécessaire; la mère, l'épouse, la fille, un mal nécessaire! Il y a là de quoi faire balayer nos maisons avec les robes de tous les sophistes du monde; et, comme si cela était trop peu, Secundus ajoute: «C'est le naufrage de l'homme, la tempête du logis, l'empêchement du repos, l'esclavage de la vie, le dommage quotidien, le combat volontaire, la guerre somptueuse, la bête fauve en cohabitation, l'écueil paré, l'animal malicieux.» Quelle pitié!

Disons, pour terminer cette analyse, que Démophile a été publié sur un manuscrit du Vatican; Démocrate, sur un autre, de la bibliothèque Barberini; et Secundus, sur un troisième, de la bibliothèque du roi, à Paris.

[11] Gr. lat. Amstæledami, apud Henricum Westenium, in-8, in quo continentur:

1o. Palæphati de incredibilibus historiis.

2o. Heracliti de incredibilibus.

3o. Anonymi de incredibilibus.

4o. Eratosthenis cyrenæi catasterismi.

5o. Phurnuti de naturâ deorum commentarius.

6o. Salustii philosophi de diis et mundo.

7o. Homeri poetæ vita.

8o. Heraclidis pontici allegoriæ Homeri.

9o. Ocellus Lucanus de universi naturâ.

10o. Timæus Locri de animâ mundi.

11o. Theophrasti notationes morum.

12o. Demophili similitudines ex Pythagoreis.

13o. Democratis aureæ sententiæ.

14o. Secundi sophistæ sententiæ.

15o. Sexti Pythagorei sententiæ.

16o. Ex quorumdam Pythagoreorum libris fragmenta.

[12] Berlin, 1748, in-8.


C. PEDONIS ALBINOVANI,
ELEGIÆ III.

Et fragmenta, cum interpretatione et notis Jos. Scaligeri, Frid. Lindenbrucchii, Nic. Heinsii, Theod. Goralli (Jean Le Clerc), et aliorum. C. Cornelii Severi Etna accessit et Bembi Etna. (2 tomes en 1 vol. pet. in-8.) Amstelædami, apud Davidem Mortier. M.DCC.XV.

(30 ans environ avant J.-C., et années 1484-1517-1617-1703 et 1715 de notre ère.)

Albinovanus (C. Pedo) vivait sous Auguste et sous Tibère. Il ne reste de lui que trois Élégies et le fragment d'un poème sur la navigation périlleuse de Germanicus dans l'Océan septentrional, qui nous a été conservé par Sénèque le Philosophe, grand appréciateur de cet ouvrage, et en général de ce poète. Les anciens estimaient surtout, dans Albinovanus, l'énergie et la concision du style. On en peut voir des témoignages honorables dans Martial et dans Quintilien; mais principalement dans la 10e épitre de Ponto, livre IV, qui est adressée à ce poète par Ovide, son ami, et dans laquelle ce dernier le porte aux nues, en l'appelant Sidereus. Après ces grands suffrages, il est comme superflu de citer ceux de Sidoine Apollinaire, de Grégoire Giraud, dans son Histoire des Poètes, et de tant d'autres modernes; mais il ne l'est pas de mentionner le service que Jean Le Clerc, sous le nom de Théodore Goral, a rendu à C. Pedo Albinovanus, ainsi qu'à C. Cornelius Severus, soit, comme il le dit dans la Préface de son édition, en dégageant leurs textes épurés sur les éditions de 1484 et de 1517, des Catalecta Virgilii réunis et annotés par Scaliger, où ces deux poètes remarquables gisaient ensevelis parmi beaucoup de pièces obscènes, soit en les éclaircissant par une interprétation en prose latine, et par des notes excellentes, enrichies encore du Commentaire de Lindenbruch pour l'édition hollandaise de 1617.

La première des trois Élégies d'Albinovanus, celle où le poète déplore la mort de Drusus, est de beaucoup la meilleure, et tellement, que Gérard Vossius a douté que les deux autres, sur la mort de Mécènes et sur ses dernières paroles, fussent de la même main, doute que nous partageons, bien que Scaliger et Goral ne le permettent pas. C'est pourquoi nous n'extrairons ici que cette première Élégie, nous bornant à rappeler les dernières aux curieux de l'antique latinité, ainsi que le Fragment sur Germanicus, lequel n'a que 22 vers.

Le Drusus dont il est question, père du grand Germanicus, surnommé Germanicus lui-même, à cause de ses victoires sur les Germains, qu'il poursuivit jusqu'à l'Elbe, était le second fils de Tibère Néron et de Livie, qui devint la seconde femme d'Auguste, après un divorce consenti par son premier mari. Drusus était donc le frère cadet de Tibère, depuis empereur. Ce fut un héros, un sage et un vrai citoyen romain. Désigné secrètement par Auguste pour lui succéder, il eût probablement, dit-on, rétabli la république, s'il eût régné; mais le sort était prononcé; ce héros mourut à 30 ans, de maladie, sur les bords du Weser, amèrement pleuré des soldats, presque déifié par les regrets de l'empereur, livrant ainsi l'empire à un monstre voluptueux, dans la personne de son frère Tibère. Disons pourtant, avec son poète, que ce frère, qui recueillit ses derniers soupirs, parut désespéré de sa mort. Tibère valait-il donc mieux dans sa jeunesse, comme l'assure Tacite? ou savait-il déjà feindre? Quoi qu'il en soit, venons à la première Élégie d'Albinovanus. Cette pièce réunit, en effet, éminemment les conditions exigées dans ce genre de poème, un sentiment de douleur véritable, des mouvemens variés, une marche rapide, une versification noble et pathétique. On n'y saurait reprendre qu'un peu de diffusion et d'enflure dans l'éloge; mais ce défaut tient au temps. Quand les Romains faisaient d'Auguste un dieu, il était pardonnable aux poètes de dire que le Tibre, à la vue des funérailles de Drusus, sortit de son lit, tout échevelé, pour éteindre les flammes du bûcher prêtes à consumer son héros, et ne put se contenir qu'à la prière du dieu Mars descendu de l'Olympe tout exprès pour empêcher ce flux de désespoir. En fait d'adulation pour les empereurs, n'y regardons pas de si près. Du reste, l'élégie entière est aussi belle que touchante. En voici une idée imparfaite et succincte:

Long-temps vous fûtes heureuse ô Livie! digne mère de Tibère et de Drusus!... Votre amour embrassait deux fils...; un seul aujourd'hui vous reste à nommer de ce doux nom de fils!... La foudre vous a frappée, comme pour montrer que votre courage est supérieur à ses coups..... Jeune, et déjà vénérable par ses vertus, orné des talens qui brillent dans la paix et dans la guerre, Drusus est tombé!... lui le compagnon de son frère, son émule dans la conduite des armées, il est tombé vainqueur des Suèves, des Sicambres et de toutes ces fières nations germaines, qu'il a contraintes de fuir dans leurs forêts!... Hélas! pendant qu'il triomphait ainsi pour mourir, tendre mère! vous décoriez les temples de Jupiter, de Minerve et de Mars pour son retour, pour la grande ovation que Rome lui préparait, pour les honneurs consulaires décernés à son nom!... vous disiez: «Bientôt il reviendra; le peuple ira lui rendre grâce; je volerai au devant de lui; je reverrai ses traits aimés; il m'embrassera; il me racontera ses exploits; mais moi, je lui parlerai, je le saluerai la première!...» Malheureuse Livie, qui méritiez si peu ce grand revers! vous, la vertueuse épouse du premier des hommes! De quoi vous ont servi tant de qualités éclatantes, puisque vous n'avez pu fléchir les dieux?... Oui, la fortune a craint, en vous épargnant, de faire douter de sa fatale puissance, alors que rien ne vous manquait, ni le comble des biens, ni le comble des mérites... Ainsi, naguère, avait-elle moissonné Marcellus, le cher enfant d'Octavie... Parques homicides! assez, assez de funérailles! fermez ces tombeaux!... Drusus, tu n'es plus!... vainement nous t'avons nommé consul!... les licteurs sont là, tes ordres sacrés manquent... Du moins, vous, Tibère, son frère et son ami, vous avez pu recueillir son haleine expirante! mais sa mère n'a pu l'embrasser, ni réchauffer, sur sa poitrine les membres glacés d'un fils!... Et, maintenant, elle pleure; elle se résout en larmes, ainsi qu'on voit les neiges devenir fleuves au premier souffle des vents furieux du midi... Je l'entends; elle s'est écriée: «O mon fils! tu m'es ravi pour toujours!... Gloire de ton père, où es-tu? Gloire de ta mère, où es-tu?

Gloria confectæ nata parentis, ubi es?

Gloria confectæ nunc quoque matris, ubi es?

»Qu'ai-je fait pour m'attirer ce malheur? existe-t-il de justes dieux?... O mon fils! je n'ai plus que tes entrailles à honorer sur ce bûcher! mais ton corps! mais tes mains, je ne puis les baigner de mes pleurs, les couvrir de parfums, les presser de mes lèvres!... Je t'attendais consul et triomphateur, je te reçois mort! je ne vois briller tes faisceaux que devant ton cercueil!

Sic mihi, sic miseræ nomina tanta refers!
Quos primùm vidi fasces, in funere vidi...

».... Désormais, quand on viendra me dire: Voici votre fils Néron le vainqueur, je ne pourrai plus demander lequel? Ah! malheureuse que je suis! je tremble, je frissonne!...

Me miseram, extimui, frigusque per ossa cucurrit!....

»A présent, je crains toujours de voir mourir le second; j'étais si tranquille, quand ils vivaient tous les deux!... Du moins, Tibère, ne va pas me quitter! me laisser seule sur la terre! et que je t'aie pour me fermer les yeux!...»

Ainsi parla Livie, jusqu'à ce que les sanglots eussent étouffé sa voix!

.... Princesse, ne vous abandonnez pas ainsi! Pensez qu'il y a des consolations pour vous...; de précieux restes vous ont été rapportés. L'armée les couvrit de ses regrets; et il fallut que Tibère, pour ainsi dire, les lui arrachât... Toutes les villes de l'empire, par où ils ont passé, ont pris le deuil... Rome entière n'a plus qu'un seul discours, qu'un seul aspect, le deuil... Les lieux publics sont fermés; on sort, on court de tout côté, saisis d'effroi...; la justice est suspendue...; les temples sont déserts... Drusus! l'histoire consacrera ta vie!... ta statue ornera le Forum!... on dira que tu es mort pour la patrie! Et toi, Germanie cruelle, qui nous l'as enlevé, tu périras!... Tes enfans, si fiers de la mort de notre héros, seront traînés, par le bourreau, dans nos prisons... Je les verrai, je les contemplerai, nus, exposés sans honneur sur la voie publique, et je me réjouirai!

Carnifici in mæsto carcere dandus erit,
Consistam, lætisque oculis, lentusque videbo
Strata per obcœnas corpora nuda vias, etc., etc.

Mais, que dirai-je de vous, Antonie? digne épouse de Drusus, digne belle-fille de Livie! Hélas! vous étiez faits l'un pour l'autre, égaux en naissance, en biens, en vertus...; vous fûtes son unique amour, le charme de sa vie, le repos de ses travaux!... il ne vous racontera plus ses dangers et ses victoires!...; dans votre désespoir, vous arrachez votre belle chevelure, vous cherchez vainement cet époux absent à jamais...; vous interrogez vainement votre couche silencieuse et déserte... Telle fut Andromaque, telle Evadné... Mais, pourquoi désirer la mort! quand il vous reste, dans vos enfans, de précieux gages de Drusus?... Calmez ces fureurs insensées!... Drusus a rejoint ses glorieux ancêtres: il triomphe maintenant chez les dieux pour ne plus mourir... Songez, veuve infortunée, et vous aussi, mère illustre, à ne rien faire d'indigne de vous! La barque de Caron nous attend tous: à peine suffit-elle à la foule qui s'y précipite.

Fata manent omnes, omnes exspectat avarus
Portitor, et turbæ vix satis una ratis...

Que dis-je? le ciel, la terre et la mer passeront...; comment vouliez-vous que Drusus échappât, seul, à la destinée?... Il est mort jeune, il est vrai, mais plein d'honneur et de gloire. Le Rhin, les Alpes, le Danube, et jusqu'au Pont-Euxin, ont vu ses exploits. L'Arménien en fuite, le Dalmate suppliant, la Germanie entière ouverte aux Romains, les attestent... Résignez-vous donc. Obéissez aux ordres d'Auguste, qui vous forcent à prendre de la nourriture!.... Qu'attendre des dieux qui n'ont pu rendre Achille aux larmes de Thétis?.... Entendez la voix de Drusus lui-même, qui vous crie: «J'ai le sort des héros; je meurs assez vieux, puisque j'ai beaucoup fait»; his ævum fuit implendum, non segnibus annis. Il m'est doux de voir les chevaliers romains honorer mes cendres, et se presser autour de mon lit funèbre..... Ma femme, ma mère, séchez vos pleurs!.... Princesses! vous avez entendu cette voix courageuse. C'est assez: contenez vos douleurs! et que la demeure d'Auguste ne soit plus troublée des images de mort; car les destins du monde sont confiés à notre empereur.

Un mot maintenant sur l'Etna de Cornelius Severus. Ce poème descriptif est rempli de beaux vers. Il faut savoir gré à l'auteur de la difficulté qu'il eut à vaincre, aussi bien que Lucrèce, pour plier la langue poétique à l'explication technique des phénomènes naturels; mais, outre que sa théorie des volcans est aujourd'hui complètement surannée, elle ouvre, par elle-même, peu de champ à l'intérêt. Sans le récit heureusement amené, dès le début, du combat des géans contre Jupiter, et aussi sans l'épisode final des deux jeunes frères qui, dans une éruption de l'Etna, sauvèrent leur père et leur mère, en les chargeant sur leurs épaules, tandis que les autres habitans de Catane ne songeaient qu'à sauver leurs trésors, l'ouvrage paraîtrait sec et languissant. A la vérité, ces deux morceaux sont justement admirés, comme le remarque le traducteur exact et savant de Severus, Accarias de Sérione[13]. Sénèque, le philosophe, admirait aussi beaucoup un fragment du même auteur, sur la mort de Cicéron, dans un poème qu'il avait entrepris sur la guerre civile, disent les uns; sur la guerre de Sicile, disent les autres. Voici ce fragment que nous ferons suivre d'un essai de traduction en vers.

Abstulit una dies civis decus, ictaque luctu
Conticuit latiæ tristis facundia linguæ:
Unica sollicitis quondam tutela, salusque,
Egregium semper patriæ caput, ille senatûs
Vindex, ille Fori, legum, ritusque, togæque
Publica vox suavis æternum obmutuit armis.
Informes vultus, sparsumque cruore nefando
Canitiem, sacrasque manus, operumque ministras
Tantorum pedibus civis projecta superbis,
Proculcavit ovans: nec lubrica fata, deosque
Respexit; nullo luet hoc Antonius ævo.
Un seul jour a ravi l'honneur de la cité!
Par ce coup la voix manque au Latin attristé!
L'appui des malheureux, le chef de la patrie,
Le vengeur du sénat, la voix sainte et chérie,
Et des grands et des dieux, du Forum et des lois,
Sous un barbare fer succombent à la fois.
Un monstre, sans égards pour le ciel qu'il outrage,
Osa souiller de sang cet auguste visage,
Flétrir ces cheveux blancs, ces glorieuses mains,
Fier de fouler aux pieds le plus grand des Romains.
Antoine détesté! ta honte est immortelle!

Cornelius Severus est un poète religieux; il cherche et voit la main divine partout: nous l'en félicitons comme poète et comme philosophe. Ce noble penchant couvre beaucoup d'erreurs en physique. Ne vaut-il pas mieux trouver, dans la main suprême, la cause première des volcans, ainsi que de tous les grands effets de la nature, que d'en mal expliquer les causes secondes, et de dire, par exemple, que les éruptions volcaniques ont lieu parce que le vent qui s'introduit dans les crevasses de la montagne, venant à souffler le feu, détermine la combustion? Severus vivait 24 ans avant Jésus-Christ; il fut précoce dans son talent, et mourut jeune.

[13] L'Etna de P. Cornelius, et les Sentences de Publius Syrus, traduits en prose française par Accarias de Sérione. 1 vol. in-12. Paris, 1736, fig. (Vol. peu commun.)


APHTONII PROGYMNASMATA.

Partim à Rodolpho Agricolâ, partim à Johanne Mariâ Catanæo, latinitate donata: cum scholiis R. Lorichii (Reinhard). Novissima editio, superioribus emendatior et concinnior; adjecto indice utilissimo. Amstelodami, apud Lud. Elzevirium (1 vol. pet. in-12, br., portant 5 pouces 2 lignes de hauteur). ↀ.Ⅾ.XLIX.

(350-1515-1649.)

Le rhéteur Aphtonius vivait dans le IVe siècle de notre ère, temps de la décadence des lettres grecques et latines, et l'on s'en aperçoit à ses écrits. Il passe pour avoir reproduit les préceptes d'Hermogène, autre rhéteur fameux sous le règne de Marc-Aurèle. Suidas lui a fait de grands reproches, que nous adoptons avec empressement; ce qui n'a pas empêché qu'il vînt jusqu'à nous; qu'il ait été imprimé avec soin à Florence, chez les Giunti, dès l'année 1515; que l'on en ait fait, depuis, plusieurs éditions, sans compter celle-ci, qui est fort jolie, et que François Escobar en ait donné une traduction française, imprimée in-8, à Barcelonne, en 1611. Sa renommée a donc eu des destins fort heureux, en comparaison de celle de bien d'autres.

Il nous donne, dans quatorze chapitres, quatorze matières d'exercices pour la jeunesse, et commence, on ne sait pourquoi, par la fable; à la vérité, la fable devait lui plaire avant tout, en sa qualité de fabuliste. Les autres thèmes d'exercices sont, pour le genre délibératif, la narration, chreïa ou l'utilité morale, la sentence et la thèse; pour le genre judiciaire, la réfutation ou le renversement, la confirmation, le lieu commun; et, pour le genre démonstratif, l'éloge, le blâme, l'imitation des mœurs ou l'éthopée, la description, et la législation ou induction des lois. Rien de plus sec, de plus aride que cette classification arbitraire des principes de la rhétorique, et généralement que la manière d'Aphtonius. Il définit en deux mots, divise et subdivise sans transition, sans explication aucune, se bornant ensuite à énoncer comment on doit procéder; ici, par l'éloge, la paraphrase, la cause, le contraire, le semblable, la parabole, l'exemple, les témoignages et l'épilogue; là, quand on réfute, par exemple, par des moyens tirés de l'obscur, de l'incroyable, de l'impossible, de l'inconséquent, du honteux, de l'inutile, etc., etc.; à peine daigne-t-il s'humaniser jusqu'à proposer quelques modèles pris d'Isocrate, de Théognis, de Thucydide; c'est à inspirer du dégoût pour l'étude de l'éloquence. Sans les scolies de Lorichius, qui rendent un peu de chair et de vie à ce squelette, les Progymnasmata ne seraient d'aucun service. On doit penser qu'ils étaient de simples notes sur lesquelles le rhéteur construisait, en les développant, ses leçons orales; car, pour un livre, et surtout un livre utile, ce n'en est pas un. Comment les Grecs, même dégénérés, ont-ils pu ranger Aphtonius à côté des Aristote et des Longin? d'Aristote, grand Dieu! avec ses immortels chapitres des passions, des mœurs et de la diction, où revivent l'homme de la nature et l'homme de la société; où se représentent avec un ordre, une clarté, une précision d'analyse merveilleuse, toutes les formes du discours étudié! de Longin, qui élève l'ame, en éclairant l'esprit, et va chercher les sources du beau dans la sublimité des pensées, des images et des figures, dans la simplicité noble des expressions, en même temps que les causes de la splendeur de l'éloquence, dans la liberté! Quoi! Aphtonius professait ainsi la rhétorique après de tels maîtres? après ce Cicéron encore, qui a bien pu se montrer scolastique dans ses Partitions oratoires et dans ses livres à Herennius, jusqu'au point de faire aujourd'hui douter qu'il en soit l'auteur; mais qui, là même, était toujours clair et substantiel; et qui, dans ses trois monumens élevés à l'orateur, semble faire passer son génie dans ceux qui le lisent et s'en nourrissent; après cet infortuné Quintilien, le plus complet et le plus philosophe peut-être de tous les maîtres, qu'on aime et qu'on plaint autant qu'on l'admire! Si, de ces hauteurs, nous descendons aux écrivains techniques, qu'avons-nous besoin d'Aphtonius pour instruire la jeunesse? dirons-nous encore, après les du Cygne, à qui l'on doit d'excellentes analyses des Oraisons de Cicéron selon les règles de l'art, après les Gibert, les Crévier, les Rollin, les Dumarsais et tant d'autres. Conclusion, que les Progymnasmata sont maintenant aussi peu à lire que lus. La triste chose, en tout, qu'un rhéteur qui n'est que rhéteur! Mieux vaut, croyons-nous, un logicien qui n'est que sophiste; car celui-ci, du moins, aiguise l'esprit en provoquant l'objection; tandis que l'autre ne sait rien qu'assommer et dessécher. Toutefois, l'Aphtonius Elzevir est un volume charmant; notre exemplaire n'est pas coupé: ce sont là des titres suffisans à une mention particulière dans ce recueil.


ARISTENETI EPISTOLÆ,

Gr. lat., ad fidem Cod. Vindob. Recensuit, Merceri, Pawii, Abreschii, Huetii, Lambecii, Bastii, aliorum, notisque suis instruxit Jo. Fr. Boissonade. Lutetiæ, apud de Bure fratres, regis et regiæ bibliothecæ bibliopolas, viâ Serpentinâ. (1 vol. in-8.) 1822.

(350-1566 et 1822.)

Ce Recueil épistolaire, qui fut publié pour la première fois, en grec seulement, par Sambuc, et imprimé, en 1566, à Anvers, Plantin, in-4o, est évidemment un ouvrage pseudonyme. Le manuscrit de Vienne, sur lequel les anciens et les nouveaux éditeurs exercèrent leurs veilles, porte le nom d'Aristenète. De là, plusieurs d'entre eux en ont fait honneur au personnage de ce nom, ami du rhéteur Libanius, le confident de l'empereur Julien, ce même Aristenète qui mourut, en 358, à Nicée, dans un tremblement de terre; mais les célèbres Paw et Mercier, suivis en cela par M. Boissonade, aussi habile helléniste qu'eux, et plus complet éditeur, n'ont voulu voir dans ces lettres, dont le style d'ailleurs est rempli de recherche et d'affectation, qu'un assemblage de divers contes et discours formé par un compilateur du Ve siècle au plus tôt, ou qu'un modèle plus ou moins heureux, offert à la jeunesse par quelque ancien sophiste, des ornemens du genre épistolaire, dans lequel il est impossible de reconnaître le ton naturel des simples communications de la vie commune. La raison principale qui fonde cette dernière opinion est, à notre avis, sans réplique. En effet, comment verrait-on cité, dans la lettre 26e du Ier livre, le pantomime Caramallus, contemporain de Sidoine Apollinaire, c'est à dire de 430 à 488, si l'auteur de cette lettre était l'Aristenète contemporain de Libanius, et l'un des hauts fonctionnaires de l'empire sous Julien? A ceci nous ajouterons que l'objet et la nature d'un tel recueil sont trop peu dignes d'un homme grave pour que, sans preuves évidentes, on le lui attribue, et nous oserons dire aux douze ou treize savans qui l'ont curieusement examiné, au point que tel d'entre eux a passé quinze ans de sa vie à l'éclaircir et à l'illustrer.

L'auteur ayant caché ses titres,
A qui devons-nous ces épîtres?
Messieurs les oracles du grec,
Vainement votre esprit à sec
Veut en doter Aristenète,
Le recueil est de Proxénète.

Ce recueil n'est, en effet, qu'une suite de descriptions érotiques, de maximes, de ruses galantes et de récits libertins, qui ne sont pas toujours sans grace, ni sans détails piquans des mœurs de la Grèce dégénérée, mais qui manquent absolument de chaleur et de sentiment. La volupté conçue ainsi ne s'éloigne guère de la prostitution, et n'a rien à voir à la tendresse, au charme du véritable amour: c'est, tout au plus, du lupanar délicat. Les lettres en question n'en ont pas moins été reproduites ou imitées cinq fois en français, depuis l'an 1597 jusqu'à l'année 1797; cette sorte de sujet étant comme l'histoire, qu'on prend de toutes mains: elles sont divisées en deux livres, dont le premier en contient 28, et le second 23. C'est dans la première lettre, laquelle, adressée à Philocalus (amateur du beau), présente le portrait circonstancié de la charmante Laïs, que se trouve ce mot si connu, à la vérité fort joli: «Vestem induitur, formosa; exuitur, forma est. Vêtue, elle est belle; sans vêtemens, elle est la beauté. Nos chansonniers amoureux et nos faiseurs de madrigaux, qui s'extasient à froid sur le sein de leurs belles imaginaires, reconnaîtront leur image de prédilection dans ces mots: Pænè excidit referre quanto Luctamine strophium impellant sororiantes Papillæ

Dans la 2e lettre, un jeune homme attaqué par deux belles qui se le disputent les met toutes deux d'accord, après s'être fait prier, et si bien d'accord, qu'on ne saurait raconter comment.

La 3e lettre est tout simplement le récit des joies d'un galant et d'une courtisane, sous un arbre ombrageux, dans un site enchanté.

Dans la 4e, de deux adolescens fureteurs, l'un, plus expert, reconnaît une courtisane à sa démarche, et ne se trompe pas: Sequere, dit-il à son ami, et disce, etc., etc.

On rencontre, dans la 13e, tout le sujet de l'opéra de Stratonice; mais nous ne pousserons pas plus loin cette analyse, ne sachant pas le grec, et le faux Aristenète ne nous paraissant pas d'ailleurs mériter une plus longue mention. M. Boissonade a dédié son édition à M. Villemain, l'intention est honorable: toutefois l'hommage est fort au dessous d'un talent si élevé, si pur, et aussi d'un éditeur si savant. On trouve, dans le tome 3, de la bibliothèque ancienne et moderne de Jean Leclerc, une analyse très courte d'Aristenète, à laquelle celle-ci peut servir d'appendice.


ALCIPHRONIS RHETORIS EPISTOLÆ.

Gr. lat. ad editionem S. Bergleri, accuratissimè impressæ Trajecti ad Rhenum, apud B. Wild. et J. Alheer. (1 vol. in-8, Charta magna.) M.DCC.XCI.

(350-1715-91-98.)

1o. Philoscaphe[14], après trois jours d'horrible tempête, la mer est redevenue tranquille.—Dès les premiers rayons du soleil, nous avons embarqué nos filets.—Les voilà jetés!—Dieu! quelle provision de poisson! nos filets se rompent.—Nous avons porté notre butin, du promontoire de Phalère, à la ville. On nous a compté de bel argent, et nous avons eu, de reste, bon nombre de fretin à porter à nos femmes et à nos enfans.

2o. Cyrton, c'est en vain que nous pêchons jour et nuit:—la proie nous échappe.—C'est comme le tonneau des Danaïdes.—Cependant on ne se remplit pas le ventre avec des coquilles.—Notre maître veut du poisson et de l'argent.—Dernièrement il a commandé des provisions à notre jeune camarade Hermon.—Le pauvre enfant s'en est allé à Lesbos, privant ainsi notre maître d'un bon serviteur, et nous d'un bon compagnon.

3o. Galatée, c'est une belle chose que la terre ferme; elle vous nourrit et vous abrite, comme disent les Athéniens.—Là, point de flots écumans prêts à vous engloutir.—L'autre jour, à Athènes, j'attendais, dans la galerie de Pécilé, un de ces chanteurs enluminés, aux pieds nus, qui chantait je ne sais quel poème d'Aratus sur les dangers de la navigation.—Il avait raison, ma femme; pourquoi ne pas fuir le voisinage de la mort, puisque nous avons des enfans?—Nous n'avons pas grand'chose à leur donner; mais, du moins, nous les sauverons des flots; ils laboureront la terre, et vivront sans crainte.

4o. Tritonide, nous autres pêcheurs, ne ressemblons pas plus aux habitans des villes et des campagnes, que la mer ne ressemble à la terre.—Ceux-là sont empêchés de leurs affaires et de celles de la république, et attendent leur prix de la glèbe indocile: pour nous la mer est la vie, et la terre la mort, comme l'air est la mort pour les poissons.—D'où vient donc, ma femme, que tu quittes fréquemment ces rivages, pour aller célébrer, avec les riches femmes d'Athènes, la fête des Rameaux et celle de Bacchus?—Ce n'est pas pour cela que ton père d'Égine t'a fait naître et t'a élevée!—Si tu aimes la ville, va-t'en pour toujours! si tu aimes la vie des marins, reste avec ton mari, et oublie les trompeuses joies des cités.

5o. Euthybule, tu n'as pas pris en moi une femme vulgaire.—Sosthènes, mon père, et ma mère Démophile, m'ont donné une dot pour que nous eussions ensemble des enfans libres.—Cependant la volupté t'emporte:—Tu négliges et délaisses tes enfans:—Tu fréquentes cette Hermione, qui tient une maison de louage à Galène, où les jeunes marins vont faire toute sorte de débauches, et qui reçoit des présens du premier venu.—Tu es vieux; c'est pourquoi, non content de lui faire des cadeaux de pêcheur, tels que des surmulets et des anchois, tu lui donnes des réseaux de Milet et des robes de Sicile, avec de l'or en sus.—Finis cette vie indolente, ou laisse-moi retourner chez mon père.

6o. Glauca, ma chère femme, conseille-moi;—Tu sais que nous sommes pauvres.—Des pirates sont venus me proposer d'être des leurs, en faisant briller de l'or à mes yeux.—Moi, dont les mains sont pures de sang, je répugne à me rendre homicide.—Pourtant la misère est dure à soutenir:—Conseille-moi!

7o. La mer devient menaçante; les vents se déchaînent; les dauphins apparaissent en sautant sur les flots, présages d'une affreuse tempête.—Pourquoi oserions-nous aller, les uns vers le cap de Malée, les autres dans le détroit de Sicile, qui dans les eaux de Lycie, qui dans celles de Capharée, non moins périlleuses?—Attendons le retour du beau temps sur nos rivages:—Alors nous irons à la recherche des corps morts, et nous leur donnerons la sépulture.—Tôt ou tard les bonnes actions trouvent récompense. En tout cas, elles nourrissent le cœur de l'homme, et la conscience satisfaite épanouit l'ame.

8o. O Scopélès! les Athéniens songent à la guerre:—Déjà leurs bâtimens légers sont sortis pour porter des ordres à leurs vaisseaux du dehors;—Ils arment ceux du port; et, de tout côté, on force l'inscription des matelots, depuis le Pirée, Phalère et Sunium jusqu'aux frontières des habitans de Géreste.—Fuirons-nous le service de guerre, nous qui avons des enfans et des femmes, ou resterons-nous?—Il est plus sûr de fuir.

9o. Je ne savais pas à quel point les Athéniens poussent le luxe et la délicatesse.—L'autre jour, Pamphile, voulant aller à la pêche, fit marché avec moi.—Le voilà dans ma barque, se faisant dresser un lit voluptueux, s'abritant d'une riche tente, sous laquelle il rassemble de charmantes femmes et quantité de musiciennes; l'une jouant de la flûte, c'est Crumation, l'autre du psaltérion, c'est Erato; une troisième des cymbales, c'est Evépèse.—Ce ne fut que joie, bombance et chants joyeux tout le temps.—Rien de cela ne me faisait envie; mais, au retour, Pamphile m'a payé largement.—Alors je me suis réjoui. Viennent donc d'autres voluptueux qui égalent Pamphile en magnificence!

10o. Comment l'amour a-t-il blessé un pauvre pêcheur comme moi, qui gagne péniblement sa vie?—Toutefois il m'a blessé:—J'aime avec fureur la fille de Terpsichore, l'une de ces filles qui se sont sauvées, je ne sais comment, de la maison d'Hermione, la logeuse, pour venir au Pirée.—Je ne suis qu'un pêcheur; n'importe: à moins que son père ne soit fou, il me jugera digne de l'épouser.

11o. Je ne quitterai point cette femme, en dépit de tes conseils, Eupolus!—J'obéis à l'Amour.—Cet enfant est né d'une déesse marine:—La vierge pour laquelle il m'enflamme, est sans doute une compagne de Panope et de Galathée, les plus belles des Néréïdes:—J'obéis à l'Amour.

12o. L'autre jour, tandis que j'assistais, dans ses couches, la femme de mon voisin, tu t'es penché sur moi pour m'embrasser, vieux Anicétus!—Comme s'il était donné à quelqu'un de rajeunir!—Dis-moi: n'as-tu pas dételé ta charrue?—Ne sors-tu pas du coin de ton feu, ou du fond de ta cuisine?—Misérable Cécrops! finis donc tes soupirs, et songe à toi!

13o. Thaïs à Euthydème.—Tu fronces le sourcil!—Tu t'es mis la philosophie en tête!—En allant à l'académie, tu passes fièrement devant ma maison sans y entrer.—Pauvre fou! sais-tu ce qu'est ce fameux sophiste dont tu vas payer les leçons?—Hier, il m'offrit de l'argent pour ce que tu devines.—Il poursuit la servante de Mégara.—Moi qui prise mieux tes caresses que tout l'or des sophistes, je l'ai refusé.—Si tu veux, je te ferai voir comment cet ennemi des femmes renchérit sur les plaisirs accoutumés.—Tu penses donc qu'il y ait bien loin d'un sophiste à une courtisane?—C'est quasi tout un; car l'un et l'autre vivent de présens.—Nous, du moins, nous ne renions pas les dieux; nous ne prêchons pas l'inceste et l'adultère.—Eh bien! quoi? ils savent disserter sur la cause des nuages, sur la nature des atomes!—J'en disserte aussi bien qu'eux; car je n'y connais rien.—Aspasie a formé Périclès, et Socrate Critias.—Lequel des deux élèves préfères-tu?—Allons, trève de ces insipides folies, Cher Euthydème!—Reviens: je te montrerai le souverain bien.—La vie s'envole: ne la perds pas en bagatelles ni en recherches d'énigmes.

14o. Pétala! je ne demanderais pas mieux que les courtisanes pussent vivre des pleurs de leurs amans:—J'aurais contentement avec toi;—Mais il n'en est rien:—Il leur faut du solide.—Nous avons besoin d'argent, de vêtemens, de parures, de servantes, mon tendre ami!—Depuis tantôt un an, je maigris avec toi, que c'est pitié!—Il est vrai que tu m'aimes, que jour et nuit tu pleures à mes côtés, tantôt pour une chose, tantôt pour une autre.—Encore une fois, n'y a-t-il donc rien dans la maison de ton père et de ta mère, ni or, ni argent, ni provisions; rien absolument, hormis des larmes?—Tu m'apportes aussi, je le sais, des roses, comme on apporte des fleurs sur un tombeau.—C'est trop peu:—Tâche de venir désormais avec les mains mieux garnies et les yeux plus secs; ou bien tu auras sujet de pleurer.

Telle est la matière, telle est la forme de ces cent seize lettres, divisées en trois livres, que les biographes ont trop peu appréciées, en disant qu'elles ne manquent pas de naturel; car elles sont tout naturel et toutes graces, riches en peintures de mœurs, en traits de sentiment et d'esprit, et partout empreintes de ce cachet de vérité dont le recueil d'Aristenète est absolument dépourvu. Nous aurions pu, en multipliant nos extraits sommaires, étendre les preuves de cette assertion; mais la nudité de certains tableaux, la hardiesse, pour ne rien dire de plus, de certaines expressions nous ont arrêtés. Le lecteur français peut d'ailleurs se satisfaire aisément, s'il le veut, puisque l'abbé Richard a donné une traduction d'Alciphron, en 3 vol. in-8o, Paris, 1785. La meilleure édition de l'original avec l'interprétation latine est celle-ci, que M. Wagner a reproduite avec quelques additions, en 2 vol. in-8o, Leipsig, 1798. Notre exemplaire est du petit nombre de ceux qu'on trouve en papier fort de Hollande. Jean Leclerc, dans sa Bibliothèque ancienne et moderne, pense que ceux qui font Alciphron contemporain d'Alexandre n'appuient pas cette opinion sur des fondemens très solides.

[14] Amateur de barque.


HIÉROCLÈS,
SUR LES VERS DORÉS.

Edition princeps. Padoue, Bartholomée de Val de Zuccho. 1474. In-4, lettres rondes, 91 feuillets.

(450-1474.)

C'est ici la première édition de Hiéroclès. Elle fut publiée en latin, sans texte grec, sur la traduction du savant Jean Aurispa, traducteur aussi d'Archimède, secrétaire et ami du pape Nicolas V (Thomas de Sarzane). Ce ne fut, au rapport de M. Brunet, qu'en 1583, à Paris, chez Nivellius, que fut imprimé le texte grec, avec la traduction latine de Jean Curterius. Cette édition de Padoue, la plus rare, est fort précieuse, comme tenant de plus près aux manuscrits. Ce fut d'ailleurs Jean Aurispa qui découvrit à Venise, vers 1447, ce beau livre, monument le plus pur de la morale de l'antiquité; il est donc juste que nous lui rendions tous les honneurs de la publication. Son édition est très belle dans sa simplicité, et si correcte que, malgré les perpétuelles abréviations dont elle est chargée, comme toutes les éditions Princeps, l'œil saisit facilement l'ensemble des mots.

Il n'y a point de titre général. Le volume débute par une épître ou préface d'Aurispa au pape Nicolas V; ensuite vient le titre particulier, dont la forme est singulière.

Hieroclis philosophi sto
ici et sanctissimi in
aureos versus Py
thagoræ opu
sculum prœ
stantissi
mum et
Reli
gio
ni
Christianæ consenta
neum incipit.

A la fin du texte, on lit ces mots: Laus Deo, amen, et cette devise: Duce virtute et comite Fortuna. (Pour guide la Vertu et pour compagne la Fortune.) Après quoi, sur le verso du dernier feuillet, se trouve répété le titre particulier de cette addition:

........ Hic faciliter
completum est ac
impressum. Anno
Christi M.CCCC.
LXXIIII. Pata
vii. IV. ka
lendas
ma
ia
s.
Bartholomæus de Val
de Zoccho. FF.
Telos.

Qu'on nous permette de ne pas finir cette description sans dire que notre exemplaire, qui vient de la bibliothèque de Girardot de Préfond, relié en maroquin rouge par l'ancien Derome, nous a coûté 130 francs, en 1833. Nous ne serions pas étonnés que ce fût le même qu'un amateur paya 80 francs à la vente du comte Maccarthy. La progression du prix de ces sortes de livres est naturelle et rapide; elle sera constante.

Maintenant, parlons un peu des vers dorés; car la forme n'est pas tout, le fond est aussi quelque chose. Nous ne saurions mieux rendre hommage à Hiéroclès qu'en rapportant la préface d'Aurispa au pape Nicolas V, dont il était l'ami, dès avant que ce digne pontife eût été cardinal, évêque de Bologne, et chef de l'Eglise, après Eugène IV, le 14 mars 1447. On se rappelle que Nicolas V, auquel succéda Calixte III, était d'un caractère doux, paisible, libéral, et même magnifique; qu'il fut protecteur éclairé des lettres et des arts, et grand acheteur de manuscrits grecs et latins; qu'il termina heureusement, après 71 ans, le grand schisme d'Occident, par la démission obtenue de Félix V, pape d'Avignon; enfin qu'il mourut, à 57 ans, le 24 mars 1454, de chagrin de la prise de Constantinople par les Turcs. Voici donc la lettre qu'Aurispa lui adresse, et que nous n'avons vue nulle part ailleurs.

«Je m'étonnais et je cherchais la cause de l'infériorité de nos modernes sur les anciens, tant dans les lettres que dans les édifices et les monumens; et, cette infériorité remarquable, je croyais devoir l'attribuer tout ensemble à la négligence des hommes, au peu de moyens mis à leur disposition, à leur nature moins heureuse; mais, très Saint-Père, vos vertus et votre protection ont jeté un si grand éclat sur nos derniers temps, que ces pensées me sont sorties de l'esprit; et j'ai bien reconnu alors que ce fut à la haute faveur de ses princes que l'antiquité dut surtout ses monumens et ses génies. Nous voyons, en effet, un si grand nombre de temples et de magnifiques bâtimens publics et particuliers, rétablis ou élevés par votre ordre, ou même à vos frais, qu'à peine nous, qui sommes témoins de ces merveilles, pouvons-nous croire qu'elles aient pu s'effectuer en si peu d'années; merveilles telles que, pour les décrire toutes, il faudrait un gros livre. Je me permettrais de le faire en détail, si je me confiais dans mes talens, et je le ferais, sans doute, à ne consulter que mon désir. Oui, je désire écrire votre vie entière, préférant d'être accusé de témérité, sous une apparence d'amour, que de l'être d'un silence prudent; mais peut-être quelqu'un plus éloquent se présentera-t-il pour cette œuvre hardie. Il ne se peut qu'entre tant d'habiles gens que vos bienfaits ont soutenus il ne s'en trouve un digne d'écrire cette vie si pleine, si variée, si brillante de vertus diverses. Les études, en tout genre, ont fait de tels progrès depuis peu, grâce à vous, que le nombre des auteurs ou traducteurs dépasse celui des huit derniers siècles; et, en cela, vous n'avez pas seulement rendu service aux contemporains, mais encore aux hommes passés et à venir; aux uns, en les sauvant de l'oubli; aux autres, en leur fournissant, avec des modèles, une précieuse facilité de s'améliorer. Vous avez fait chercher, en tout lieu, des ouvrages que l'incurie et l'ignorance avaient ensevelis depuis six cents ans. Vos envoyés ont parcouru le monde et poursuivi partout la trace des manuscrits grecs et latins, les achetant de votre argent; et moi, qui vous honorai et vous aimai toujours, j'en ai traduit plusieurs, que je vous ai dédiés avant votre exaltation. Ce fut pendant votre séjour à Venise, où je m'étais rendu par vos ordres, que j'achetai, entre d'autres livres par moi découverts, le Hiéroclès sur les vers de Pythagore, dits les Vers dorés; ouvrage où la philosophie pythagoricienne est toute contenue, et si utile, qu'à mon âge de quatre-vingts ans, je n'ai rien lu, soit en grec, soit en latin, qui m'ait plus profité. Aux miracles près, cet écrit diffère peu des livres chrétiens. Je l'ai donc traduit en latin, et je l'offre à Votre Sainteté, seulement pour qu'elle le lise; car, du reste, il ne saurait rien ajouter à la science d'un aussi docte personnage, à la vertu d'un homme aussi vertueux; mais il ne laissera pas que de vous plaire, en confirmant vos propres sentimens. Tout en traduisant, j'ai fait des vers grecs plutôt que des vers latins, mais qui rendent le sens mot à mot, afin que l'explication de Hiéroclès s'y rapporte exactement; et vous remarquerez que, dans le grec, la quantité requise pour le vers héroïque, n'est pas conservée, les Pythagoriciens ayant toujours regardé, dans le discours, l'utilité plus que les paroles.»

Les Pythagoriciens et Jean Aurispa avaient raison. Eh! qui donc songerait à la mesure des vers en lisant des préceptes tels que ceux-ci?

  • —Honore les dieux immortels comme ils sont établis et ordonnés par la loi!
  • —Honore aussi les héros, les génies! honore ton père et ta mère, et tes plus proches parens!
  • —De tous les hommes, fais ton ami de celui qui se distingue par sa vertu!
  • —Ne hais pas ton ami pour une faute!
  • —La puissance habite près de la nécessité!
  • —Triomphe d'abord de la gourmandise, puis de la paresse, de la luxure, de la colère!
  • —Pense que la destinée n'envoie pas la plus grande portion de malheurs aux gens de bien!
  • —Réfléchis avant d'agir!
  • —Songe toujours que les biens du monde sont fragiles, et que la mort y mettra bientôt un terme!
  • —Examine ta journée chaque soir, et sois-toi alors un juge sévère!
  • —Tu connaîtras que les hommes s'attirent leurs malheurs volontairement.
  • —Misérables qu'ils sont! pour la plupart, ils n'entendent pas que les vrais biens sont près d'eux.
  • —La race des hommes est divine; ainsi, prends courage!
  • —Laisse-toi guider par l'entendement qui vient d'en haut!
  • —Quand tu auras dépouillé ton corps mortel, tu arriveras dans l'air le plus pur;
  • —Et tu seras un immortel incorruptible, etc., etc.

Quelle sagesse! quelle haute et profonde philosophie! quelle céleste simplicité. Que cela est au dessus des rêveries et des ambages de la dialectique de Platon, malgré son Timée! au dessus des subtilités et des sécheresses de l'analyse d'Aristote! et que cette secte italique, née avec Pythagore, 590 ans avant l'Évangile[15], mère de l'Académie et du Lycée, aurait dû éclipser ses enfans, qui l'ont éclipsée elle-même! Ne nous troublons pas de la théorie du Quartenaire[16], du Système des démons, des Symboles, de la Transmigration des ames, de l'Abstinence de la chair des animaux; tout cela n'est pas Pythagore: c'est par là qu'il est homme et vulgaire! Cherchons-le dans les Vers dorés, dans cette sublime pensée, que la solide philosophie repose, non sur la métaphysique, mais sur la morale; car c'est par là qu'il s'accorde avec les plus beaux livres qui soient sortis de la main des hommes! Il faut traverser sept siècles, et se rendre (qui l'eut imaginé?) à la cour de Néron pour lui trouver, dans Épictète, un égal? non, mais un émule au sein de l'Europe idolâtre. Encore un pas, et Marc Antonin se rencontre; puis rien pour discipliner le monde païen, rien hors de Hiéroclès, interprète des maîtres, puisque Cicéron, tout éloquent, tout sage qu'il était, ne fut pas doué de cet ascendant qui subjugue les passions; et que l'habile, le courageux rhéteur Sénèque, parut n'avoir de morale que dans la tête. Il y avait, nous croyons, à Crotone, une loi qui ordonnait à chacun de lire les Vers dorés, le matin et le soir de chaque jour; loi vénérable dans sa naïveté, que l'on peut traduire ainsi: Ordre à chacun de consulter chaque jour les tables de sa conscience! Du reste, ces Vers dorés sont, ainsi que l'érudition antique et moderne l'a reconnu, le résumé de la philosophie pythagoricienne, mais ne sont pas de Pythagore. Lysis[17], son disciple, et maître d'Épaminondas, passe pour les avoir écrits. Quant au fils de Parthenis, il n'écrivait guère; il voyageait, parlant de Dieu, de la vertu qui unit les hommes, prêchant d'exemple encore plus que de paroles, et on le suivait. Que cette vie sacrée eût été belle à bien connaître! et combien on doit regretter le récit qu'en avait composé ce Xénophon, si digne de lui, qui naquit 160 ans seulement après lui; réduits que nous sommes à vivre sur les froids documens de Diogène Laërce, et sur les histoires désordonnées et fantastiques de Jamblique et de Porphyre, tout savamment compilées qu'elles peuvent être par Dacier! Heureusement, si la suite des actions de Pythagore s'est comme perdue dans la nuit des âges, son esprit revit dans le commentaire de Hiéroclès, disciple inspiré par cette grande intelligence, et, chose mémorable! inspiré après 800 ans révolus. C'est là qu'on trouve ces belles sentences:

  • [18]D'où viendrait l'amour du beau et du bon, si l'ame n'était pas immortelle?
  • —Si l'ame est immortelle, comment appeler malheur autre chose que le vice qui nous éloigne de Dieu?
  • —Une preuve que la droite raison est naturellement dans l'homme, c'est que l'injuste juge avec justice, quand la passion ne le domine pas.
  • —Ne nions pas la providence à cause de nos maux; car, puisque la vertu les adoucit, il est évident qu'une providence veille sur nous.
  • —Savez-vous quels biens vous auriez, si vous aviez toujours pratiqué la vertu?
  • —Les maux dont vous vous plaignez sont le fruit de vos fautes. Mais la mort? la mort n'est point un mal pour l'homme qu'elle réunit à Dieu. Mais la mort des animaux? laissons cette difficulté à résoudre à celui qui prend soin des animaux comme de tout l'univers, où règne un ordre évident, lequel ne saurait exister sans Dieu.
  • —Si, en suivant la raison, nous diminuons nos douleurs; si, en la délaissant pour céder à nos passions, nous augmentons nos douleurs, qu'en faut-il conclure? sinon que l'ame humaine vient de Dieu, dont la loi doit être pratiquée et sera couronnée.
  • —Si les déréglemens de l'homme viennent de l'empire qu'il donne à ses sens, ne convient-il pas de régler ses sens, en commençant par la pratique de la tempérance?
  • —Dieu est la source de tous les dons, et la prière est un milieu entre notre recherche des dons de Dieu et ces dons mêmes. C'est pourquoi il faut prier.
  • —Mais, en priant il faut agir, de peur qu'en agissant sans prier, nous n'embrassions qu'une vertu impie et stérile, ou qu'en priant sans agir nous ne proférions que de vaines et inutiles paroles, etc., etc., etc.

Après avoir lu ce qui précède, comment a-t-on pu confondre le commentateur des Vers dorés avec cet autre Hiéroclès, président de Bithynie, puis gouverneur d'Alexandrie, qui persécuta les chrétiens sous Dioclétien; qui écrivit contre eux, en quoi il fut combattu victorieusement par Eusèbe et Lactance; enfin, qui mettait Aristée et ce fou d'Apollonius de Thyane au dessus de Jésus-Christ? M. Dacier repousse avec une force et une science invincibles cette erreur grossière, soutenue par Vossius. Il dégage notre Hiéroclès très habilement de six autres personnages homonymes, et prouve suffisamment, contre l'autorité du docte Pearson, que le digne interprète de Pythagore, celui qui ressuscita sa doctrine dans Alexandrie, vers la fin du IVe siècle, et qui composa sept livres sur la providence et le destin, dont Photius nous a conservé des extraits, était originaire de Carie, et fut d'abord athlète, avant d'être un des plus sages et des derniers philosophes de l'antiquité.

[15] D'autres disent 540 ans.

[16] Théorie qu'il ne faut pas confondre avec la découverte du carré de l'hypothénuse, qu'on doit à Pythagore.

[17] Jean Le Clerc, dans sa Bibliothèque choisie, s'étayant du témoignage de M. Dodwel, laisse percer quelques doutes sur l'opinion que Lysis même soit l'auteur des Vers dorés; mais comme, à cet égard, on ne peut plus arriver à la certitude, autant vaut s'en tenir à l'opinion commune, qui est ici favorable au maître d'Épaminondas.

[18] Nous nous servons librement ici de la traduction de Dacier, comme nous l'avons fait plus haut.


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