Analectabiblion, Tome 2 (of 2): ou extraits critiques de divers livres rares, oubliés ou peu connus
NOUVEAUX CARACTÈRES
DE LA FAMILLE ROYALE,
Des ministres d'État et des principales personnes de la cour de France, avec une supputation exacte des revenus de cette couronne. A Villefranche, chez Paul Pinceau. (1 vol. in-18 de 57 pages, suivi d'une table et précédé de 3 feuillets.) M.DCC.III.
(1703.)
Ce petit écrit rare et piquant a été vendu 15 fr. chez le duc de la Vallière, et 18 fr. chez le baron d'Heiss, en 1785. M. Brunet en parle sans désigner la personne qui l'a fait; M. Barbier n'en parle pas du tout; il y a bien des lacunes dans son Dictionnaire des anonymes et pseudonymes. L'impression du livre est assez mauvaise et fort incorrecte. L'auteur écrit mal et assure, dans son avertissement, qu'il a bâti son ouvrage sur des mémoires moralement vrais, en ajoutant qu'il n'a pour but que le naïf. Voilà de quoi donner confiance dans une satire, qui, du reste, est du petit nombre des productions de son espèce, imprimées en France à cette date. D'ordinaire, sous Louis XIV, les censeurs politiques, même anonymes, se retiraient en Hollande ou en Allemagne, pour se livrer à cette sorte de passe-temps.
Ce n'est pas que tout soit satirique dans cet opuscule: il règne, dans les portraits, un certain ton de modération et de conviction qui fait présumer la bonne foi et rappelle l'historien plutôt que le libelliste. Quant à la partie financière, le scrupule avec lequel les chiffres sont exposés éloigne toute idée d'ignorance ou de falsification. Le tout se compose 1o de soixante-cinq caractères, tant des personnes royales que des principaux personnages de la cour, de l'armée, de la magistrature et de l'Eglise; 2o de remarques sur les finances de la France sous Louis XIV.
Le caractère du roi n'est pas mal tracé. Le début contient un aveu précieux dans la bouche d'un censeur contemporain: «Il a été dans sa force la meilleure tête de son royaume.» Et la fin présente les oppositions suivantes: «Il est laborieux dans les petites comme dans les grandes choses, merveilleux et commun, prodigue et ménager, fier et honnête, enfin rempli de bon et de mauvais.» Ce dernier trait, convenant à presque tous les hommes, manque de précision.
Le caractère de madame de Maintenon n'est pas flatté. «Elle est partiale et intéressée dans son crédit, vaine et ambitieuse au dernier point, haïe beaucoup, et encore plus crainte. On parle diversement de ses aventures avant son mariage avec M. Scarron.»
M. le duc d'Orléans, depuis régent, est trop bien traité quoiqu'il y eût alors beaucoup à louer dans ce prince; le duc du Maine et les deux frères Vendôme sont encore plus amèrement dépeints que dans les Mémoires du duc de Saint-Simon.
Le caractère de M. de Fénelon, l'archevêque de Cambrai, se trouve conforme au jugement de la postérité: «C'est en tout sens, dit l'anonyme, ce qu'on appelle un honnête homme... Je ne connais point d'ecclésiastique d'une dévotion plus aisée ni plus sincère... Son grand attachement à la probité lui a attiré tout le venin des dévots, qui ont voulu le perdre à l'occasion d'un livre où il dément lui-même son bon tour d'esprit (l'Explication des maximes des saints)... Son Télémaque a fait rougir le despotisme, et immortalisera l'auteur... Il sait se passer de la cour, et je ne crois pas qu'il sente son exil.»
Voici maintenant les principaux traits du caractère de l'évêque de Meaux (Bossuet): «C'est un des plus savans ecclésiastiques et des plus raffinez courtisans, défenseur infatigable des sentimens de la cour...; créature dévouée à une personne qui est maintenant l'arbitre de la France (madame de Maintenon). Son acharnement contre M. l'archevêque de Cambray, le rare et presque singulier advocat des hommes, a gâté toute sa controverse et l'a rendu méprisable parmi les honnêtes gens.»
Ici la violence et l'injustice se réfutent d'elles-mêmes. Certainement, le défenseur des libertés gallicanes fut l'avocat des hommes, aussi bien que le génie du Télémaque, et le fut avec plus de fruit pour eux, dans des matières plus délicates. Quant au reproche d'intrigue et d'ambition, n'est-il pas insensé vis à vis d'un prélat tel que Bossuet, qui ne fut ni archevêque, ni cardinal, et qui, tout en étant le plus éloquent soutien de l'unité de l'Eglise, rompit en visière aux passions du Saint-Siége?
Venons aux finances du royaume en 1703. A l'avènement du cardinal de Richelieu aux affaires, les revenus de la couronne se montaient à 35 millions. «Ce dur et ambitieux prélat les étendit jusqu'à 57 millions. Sous le règne présent, M. Colbert poussa la chose jusqu'à 120 millions; et depuis lui, on est allé jusqu'à 188 millions. De cette somme, la ville et la généralité de Paris fournissaient 3,240,265 liv. 5 s. 9 d.; les États de Languedoc, 3,000,000 liv.; ceux de Bretagne, 1,000,000 liv.; l'assemblée du clergé, 2,400,000 liv., etc. De plus, Louis XIV toucha, entre 1689 et 1700, la somme de 903,999,826 liv. par des voies extraordinaires. Sur ces recettes on prélevait annuellement,
| Pour la table du roi | 2,400,683 | liv. | 3,721,366 liv. 0s. 6d. |
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| Pour l'écurie | 432,885 | ||||||||
| Pour la garde-robe et les meubles | 407,400 | ||||||||
| Pour les compagnies des gardes du corps, savoir: | |||||||||
| Nouailles | 39,542 | liv. | 10 | s. | 172,368 | ||||
| Duras | 34,348 | 10 | |||||||
| Lorges | 44,513 | 10 | |||||||
| Villeroy | 44,963 | 10 | |||||||
| Pour la chasse | 308,030 | 0s. 6d. | |||||||
Il y avait plus de 10 millions de pensions, 30 millions de rente dus à l'Hôtel-de-Ville, etc., en sorte qu'en 1703, le roi était en arrière de près d'un milliard. Le passif, selon M. de Voltaire, finit par s'élever, en 1715, à plus de 4 milliards. Il n'est pas si considérable aujourd'hui, en 1833, et les intérêts en sont non seulement servis exactement sur les fonds de recette annuelle, mais encore un fonds d'amortissement du capital dû existe, qui doit absorber la dette en moins de quarante ans. Il est vrai que la révolution de 1789 a fait une fois banqueroute, aux créanciers de l'Etat, des deux tiers de leurs créances; mais l'opération du visa des frères Pâris et la suppression des billets de Law peu après, et les retranchemens de quartiers usités jadis furent également des banqueroutes. Somme toute, il y a bien moins de dilapidations aujourd'hui qu'alors; l'Etat fait mieux sa recette et sa dépense. La foi publique est mieux fondée et la France dix fois plus riche et plus prospère.
LA FABLE DES ABEILLES,
OU
LES FRIPONS DEVENUS HONNÊTES GENS;
Avec le Commentaire, où l'on prouve que les vices des particuliers tendent à l'avantage du public; par Mandeville, trad. de l'angl. sur la 6e édit., par Van Effen. A Londres, aux dépens de la compagnie (4 vol. in-12.) M.DCC.XL.
(1706-14-29-32-40.)
ANALYSE DE LA FABLE.
Un nombreux essaim d'abeilles habitait une ruche spacieuse où tout prospérait: là, au milieu d'une population toujours croissante, on voyait régner, avec l'abondance, la richesse, la puissance et les plaisirs, tous les vices et les travers des sociétés humaines les plus civilisées; là, comme chez les hommes, on jouait dans le monde, on trompait dans l'église, on prévariquait dans les tribunaux, on volait dans le commerce, on se plaisait à verser le sang de son prochain dans les guerres publiques et dans les duels privés, on s'abandonnait aux voluptés sans mesure dans les bons et mauvais lieux; moyennant quoi les cités et les campagnes présentaient le tableau le plus vivant et le plus digne d'admiration; toutefois, chacun s'y plaignait et y censurait les mœurs de son voisin. Certaines gens montaient journellement en chaire avec des faces rubicondes pour crier qu'il n'y avait pas moyen de vivre en présence de telles iniquités et d'un désordre aussi affreux. «Bons dieux!... criait, plus fort que les autres un personnage qui avait amassé de grandes richesses en trompant son maître, le roi et le pauvre, «ne nous enverrez-vous donc jamais la probité?» Et la foule de répéter en chœur: «Oui, oui, justes dieux! la probité! la probité!»—Jupiter, à la longue, importuné de ces criailleurs, les délivra, un beau jour, des vices dont ils se plaignaient, et leur envoya l'innocence, la modération, la frugalité, le désintéressement, le renoncement à soi-même; mais quel changement fatal! quelle consternation! le barreau fut dépeuplé, le commerce anéanti; les professions disparurent; les villes devinrent désertes; les campagnes stériles; la ruche fut envahie, et les abeilles survivantes s'envolèrent dans le sombre creux d'un arbre, où de leur félicité première il ne leur resta rien que ces deux mots: contentement et honnêteté.
ANALYSE DE LA MORALITÉ.
Finissez donc, vos plaintes, mortels insensés! le vice est aussi nécessaire dans un Etat florissant que la faim pour manger.
ANALYSE DES REMARQUES, DISSERTATIONS ET APOLOGIES DE L'AUTEUR POUR SA FABLE.
Je ne nie pas absolument que des hommes vivant selon les principes de la vertu pussent exister en corps de nation, pourvu qu'ils consentissent à être pauvres et endurcis au travail; mais je démontre, dans cet écrit, que ce que nous appelons mal, soit au physique, soit au moral, est le grand principe qui nous rend des créatures sociables, que les suites inévitables de l'honnêteté, de l'innocence, du désintéressement, de la tempérance des particuliers, en un mot du renoncement à soi-même et aux vices dont les hommes sont ordinairement souillés, les rendraient incapables de former des sociétés vastes, puissantes et polies. Qu'on me contredise tant qu'on voudra; qu'on brûle mon livre, si cela plaît; j'y consens, et j'aiderai même le bourreau à le brûler en place publique au besoin; il n'y a qu'à m'assigner jour et heure pour cela: il n'en est pas moins vrai que le bien sort en cent endroits du mal, comme les poulets sortent des œufs. Le corps politique est comparable à une jatte de punch; la vertu est l'élément sucré, le vice l'élément acide et spiritueux. Voyez tout le bien qui sort de l'orgueil, ce vice des vices: sans lui les hommes n'eussent pas cru, comme ils l'ont fait universellement, à l'immortalité de l'ame; mais ils ne veulent point mourir, ils se croient supérieurs à toute autre créature; on leur a dit: «Vous êtes faits à l'image de Dieu, vous êtes immortels.» Il l'ont cru dans leur orgueil; donc l'orgueil est le principe de la religion. C'est encore lui qui fait le courage, surtout le courage militaire: avec ces deux mots inventés, honneur et honte, et les signes extérieurs qui les représentent, les législateurs ont triomphé de l'horreur animale que chacun de nous a pour la mort. Le comte de Schatesbury est un galant homme; il montre, dans ses caractéristiques, des inclinations affectueuses et délicates qui le font aimer; néanmoins son bon cœur l'abuse quand il prétend que l'homme est né avec des penchans sociables, et que les notions du beau et de son contraire, du juste et de l'injuste ont quelque réalité. Cela n'est point. Montaigne a bien fait voir que toutes ces notions confuses et variables ne sont que des conventions et des tromperies. Le duc de la Rochefoucauld a fait mieux encore lorsqu'il a mis à nu les vertus qui charment tant les yeux inattentifs, et qu'en les décomposant il a offert, pour toute base de ces vertus, l'amour de soi. Entrons dans quelques détails à ce sujet; examinons notamment la chasteté. Qu'y voit-on chez la jeune fille la plus modeste? un déguisement artificiel, fort utile au désir, parfois immodéré, quelle a de n'être plus chaste. Du reste, cette chasteté, qui a si bonne réputation, fut souvent et très heureusement mise de côté, comme le rappelle avec raison M. Bayle, à propos des concubines qu'on permettait, en Allemagne, aux prêtres et aux moines, afin de garantir l'intégrité des ménages. On n'en finirait pas de nombrer les avantages qui ressortent de ce qui est vulgairement nommé vice et crime. Un avare a enfoui mille guinées; un voleur les découvre et les enlève. Voilà mille guinées rendues à la circulation, sans compter l'argent que l'avare va dépenser pour courir après, à l'aide des gens de police et de justice, ni celui qui sortira peut-être de la poche du voleur pour corrompre les gens de justice et de police. Croit-on pour cela que, si le voleur est pris, je ne veuille pas qu'on le pende? au contraire, je veux qu'on le pende; on fait fort bien de le pendre, et, derechef, voilà le schérif, les assesseurs, l'appariteur sur pied, l'argent circulant de plus belle, et mille métiers entretenus, depuis ceux du marchand de fer et de l'ouvrier qui ont fourni au voleur ses rossignols, ses fausses clefs, son merlin, jusqu'à ceux des artisans qui ont fait l'échafaud, la potence et la corde. C'est ainsi que l'impulsion se communique de proche en proche à tout le corps social vivifié. Vos écoles de charité mêmes ont du bon; ce n'est pas, à la vérité, celui que vous pensez; car vous pensez qu'elles forment la jeunesse pauvre à la piété et aux bonnes mœurs, par l'instruction, tandis qu'elles ne font que peupler les antichambres et les mauvais lieux, vu que l'ignorance seule est la mère de la dévotion et des bonnes mœurs; mais ces écoles, tirant beaucoup d'argent des mains du riche, engraissent une infinité de directeurs, d'administrateurs et d'officiers servans qui spéculent à l'envi sur les profits à faire et accélèrent par la délapidation d'abord, par la prodigalité ensuite, le mouvement nécessaire à la société humaine. La vertu, au lieu de cela, est stagnante par sa nature. Figurez-vous tout un peuple sobre; il se contentera de peu pour vivre, et n'ayant à faire que de peu, travaillera peu. Que ce peuple soit, en outre, épris de la continence et de l'humilité, adieu la recherche des habits, des meubles, des habitations; adieu les arts qui excitent les sens. Qu'il soit patient et résigné, adieu son indépendance au dehors et sa liberté au dedans; plus de guerre, et aussitôt tombent les diverses industries que la guerre alimente, celles du fer, du cuivre, du plomb, du soufre et du salpêtre; ainsi de suite; considérez un peu où nous allons avec la vertu.
Ces choses sont incontestables, mais non pas à la portée de tout le monde. Aussi ne m'adressai-je qu'aux personnes habituées à réfléchir, capables de pénétrer au fond des questions. Apage vulgus!
Au demeurant, j'ai lieu de m'étonner des clameurs, des dénonciations et des poursuites dont je suis aujourd'hui l'objet. Lorsqu'en 1706 je fis paraître ma Ruche murmurante, en quatre cents vers anglais, moins à distinguer, j'en conviens, par le mérite de la poésie que par le mordant et la justesse du paradoxe, on ne me fit aucun reproche; pas davantage en 1714; et voilà qu'en 1733, parce que j'en donne une nouvelle édition avec des remarques explicatives, les vingt-quatre jurés de Middlesex me citent au ban du roi, et qu'un anonyme m'appelle Catilina, dans une lettre qu'il écrit au lord maire de Londres. Je ne suis point un Catilina, je suis un médecin anglais, né à Dort, en Hollande, qui ai médité sur la nature humaine. Si l'on me demande le cui bono de mon livre, je répondrai que je n'en sais rien, et que peut-être un jour écrirai-je tout l'opposé de ce que j'écris aujourd'hui. Dixi[21].
Cet étrange livre, qui fut pris d'abord par les contemporains pour une satire plaisante, est bien réellement, dans le fond, un système de philosophie athéiste complet, écrit heureusement d'un style froid et diffus, mais qui ne manque ni de liaison, ni de quelque profondeur d'observations et de raisonnemens. Aidés de la conscience du genre humain et de la nôtre, nous répondrons au docteur Mandeville ce qui suit: d'autres pourraient faire mieux, sans doute; non pas pour nous toutefois, puisque cela nous suffit.
Je ne prendrai pas avantage sur vous, docteur, de la concession que vous avez faite à la vertu en disant, qu'absolument parlant, elle peut régir des sociétés restreintes, pauvres et vouées au travail, encore que, par cela seul, vous ayez ruiné votre système entier, puisqu'il n'est pas rigoureusement nécessaire qu'il y ait, au monde, des sociétés vastes, opulentes et vouées aux plaisirs; je veux plus, je prétends vous montrer que les grands peuples dont les vices, en apparence, vous donnent avantage, en réalité vous donnent tort; et, pour commencer, à votre exemple, par des généralités, toute société humaine offrant un mélange de vices et de vertus, avant d'avoir vu les effets des uns et des autres tout à fait séparés, vous ne sauriez établir que les vices soient, à l'exclusion des vertus, le principe de la sociabilité, sans me donner aussitôt le droit d'établir le contraire. La question dès lors devenant insoluble entre nous par ce moyen, force nous sera de remonter plus haut, c'est à dire jusqu'aux principes des vertus et des vices, jusqu'à la nature même de l'homme. Arrivés tous deux à ce point, si vous ne voyez, avec la Rochefoucauld, qu'un seul mobile naturel, l'amour de soi, comme lui vous expliquerez, tout au plus, le penchant d'un sexe pour l'autre, celui des pères et mères pour leurs enfans; je dis tout au plus, parce que ces penchans primitifs et sacrés se lient étroitement au sacrifice de soi-même; mais vous n'expliquerez pas plus que lui l'attrait instinctif chez la brute, intellectuel chez l'homme, qui rapproche les êtres créés pour vivre en troupe; cependant cet attrait, il vous faut bien l'admettre, puisqu'il existe évidemment, et il vous faut admettre, de même, la source féconde qui en découle aussi bien que l'effet de la cause, j'entends la pitié pour les souffrances d'autrui. Ainsi, malgré vos efforts pour enchaîner la société au vice en ne lui donnant qu'un principe d'existence, l'amour de soi, lequel encore n'est pas moins générateur de vertus que de vices, vous êtes contraint de reconnaître un second principe de sociabilité, l'amour de ses semblables, lequel produit, à coup sûr, moins de vices que de vertus.
Le bien sort du mal, dites vous. Oui et non, répondrai-je; et cette distinction, forcée du moment qu'il y a de l'ordre dans le monde, ne vous est pas favorable. Oui, le bien sort du mal, en ce sens que la souveraine intelligence, n'ayant donné à l'homme qu'une puissance et une liberté relatives, le contient d'ailleurs dans le cercle des lois d'ordre universel par lui établies, que nos passions les plus funestes ne changent rien à ces lois, que nous ne pouvons pas plus dissoudre le lien social qu'arrêter le cours des astres; en un mot, que la société, sans cesse troublée par nos excès comme les flots de la mer le sont par les tempêtes, n'est pas moins retenue dans de certaines bornes par la main toute-puissante, de sorte que les parricides ne laissent pas de faire partie de l'harmonie du monde par rapport au dessein général de son auteur, le libre arbitre entrant dans ce dessein: non, le bien ne sort pas du mal par rapport à nous, qui souffrons du mal et jouissons du bien, autrement que le chaud sort du froid, parce qu'à la suite du second, le retour du premier est plus vif et son action plus forte. Vous et moi nous ne pouvons savoir de l'univers qu'une chose, c'est qu'il est organisé; quant au mystère de son organisation, pas plus que moi vous ne pouvez le pénétrer. Pour le faire, il faudrait que vous fussiez où vous n'êtes pas, au centre infini. Traitant de l'homme, parlez-moi donc en homme au milieu des hommes, et dites-moi si la mauvaise foi sert aux échanges, si l'intempérance accroît les forces physiques et morales, si la dureté du riche aide aux besoins du pauvre, si l'excès aiguise le plaisir, si l'absence du goût est le stimulant des arts; et quand vous m'aurez répondu oui sur ces questions, vous n'aurez rien fait encore; car les contraires ne s'accordant point en logique, si le vice est avantageux, il l'est exclusivement, et alors c'est trop peu de l'absoudre, il faut l'ordonner, et si la vertu est exclusivement destructive, c'est trop peu de la craindre, il faut l'interdire. Or, quel législateur osa jamais procéder ainsi? Osez-le vous-même! Dites, dans une société petite ou grande, aux avares: thésaurisez! aux cupides: tuez et volez! aux juges: vendez vos suffrages! aux soldats: la honte n'est rien, la vie est tout! puis faites-nous admirer la grandeur, la richesse, la félicité d'un peuple formé à votre école!
Vous attribuez, au seul vice, l'honneur d'exciter au travail qui tout fertilise, et, à la seule vertu, l'infamie de porter à la paresse qui rend tout stérile; c'est une supposition gratuite, parce que le travail n'a pas d'autre source que nos besoins, qui ne meurent qu'avec nous. Je concevrais qu'un sens de plus ou de moins, chez l'homme, augmentât ou diminuât son activité; mais que le sacrifice à soi-même ou le sacrifice de soi-même, c'est à dire le vice ou la vertu, altère la corrélation entre les besoins et le travail de l'homme, que Cartouche nécessairement soit plus actif que saint Vincent de Paul, je ne le conçois pas, et j'en conclus que, vertueux ou vicieux, tout peuple, grand ou petit, travaillera suffisamment pour vivre; or, c'est assez pour vous réfuter.
Enfin, chose curieuse! vous appelez deux grands douteurs à votre secours, afin de fonder, en dogmes, les plus hardis paradoxes qui jamais aient soulevé le sens humain, Montaigne et Bayle; mais ni l'un ni l'autre ne vous sert. Quand Montaigne, effrayé de voir son pays ensanglanté par des sectes furieuses, se plaisait à humilier les dogmatistes, en opposant la plupart des conventions sociales entre elles, il n'entendait pas renverser les notions naturelles en vertu desquelles même il raisonnait; autant en peut-on dire de Bayle. Chez tous les deux, le doute est un flambeau, non une marotte; et si le premier, ainsi que le sage Erasme, par un excès d'imagination, ou un calcul de prudence, représenta souvent, dans son allure désordonnée, la raison courant la grande aventure; si le second usant, sans ménagement, de l'argumentation pour en montrer le vide quand elle s'applique à des matières où les définitions nous échappent, finit par éblouir nos yeux, au lieu simplement de les ouvrir, ils ont, par là, prouvé, l'un et l'autre, que la tolérance aussi pouvait avoir des apôtres indiscrets, sans toutefois autoriser ni les sophistes sensuels qui disent, comme vous, le vice est salutaire, ni les hommes de bien découragés qui disent, avec Brutus, la vertu n'est qu'un mot.
Au surplus, je vous l'accorde, docteur; vous n'êtes point un Catilina; les grands jurés de Middlesex eussent mieux fait de vous répondre que de vous poursuivre; il ne faut brûler ni votre livre, ni vous; pas vous, qui ne fûtes méchant qu'en discours; pas votre livre, parce qu'incapable d'entraîner les esprits légers comme de les séduire, il saurait encore moins convaincre les esprits réfléchis.
[21] Mandeville fit en effet, plus tard, un ouvrage où il développa les avantages de la vertu pour la constitution de la société. Etait-ce pudeur chez lui, repentir ou conviction? En tout cas, l'écrivain qui avait si rudement attaqué était mal placé pour défendre, et la société n'avait que faire de sa logique.
L'ART
DE PLUMER LA POULE SANS CRIER.
A Cologne, chez Robert le Turc, au Coq hardi. 1 vol. pet. in-12, fig., de 244 pages et 6 feuillets préliminaires. (Rare.) M.DCC.X.
(1710.)
Ce recueil de vingt et une aventures d'escroqueries, de galanteries suspectes, d'hypocrisies, d'abus d'autorité, de scandales causés par des personnes de tout rang et de toute profession, peut passer pour une satire des mœurs du temps, principalement dirigée contre la justice et la finance! La lecture de ces historiettes, invraisemblables pour la plupart, est néanmoins amusante, parce que les détails en sont racontés avec facilité. On y pourrait trouver le sujet de plus d'une comédie d'intrigue. Les fripons faiseurs ou faiseuses des tours qu'on y voit consignés s'appellent les plumeurs de poule sans crier, à cause du succès qui les suit toujours. Cela n'est pas moral, mais cela est assez historique.
Ainsi le lieutenant criminel de Paris, Deffita, pour 2,000 écus habilement à lui comptés par un homme justement condamné à la roue, renvoie d'abord le coupable, comme prêtre, à la juridiction ecclésiastique, laquelle, par esprit de corps, le renvoie absous.
Le même Deffita, pour 2,000 pistoles, met hors de cause un tapissier qui avait violé sa filleule, âgée de douze ans.
Un contrôleur de la monnaie, nommé Rousseau, rogne les monnaies et se tire d'affaires en boursillant, sous le prétexte qu'il a inventé le cordon Sit nomen Domini benedictum, qui rend la fraude sur les écus de 6 livres plus difficile.
La douzième aventure est fort bonne. Un pauvre avocat de Paris, passant dans la rue Sainte-Avoie, est surpris par un orage; il entre dans la première maison ouverte, qui se trouve être celle de l'intendant des finances Caumartin. Une grande salle basse était pour lors pleine de gens affairés, qui attendaient M. l'intendant à son retour de Versailles. Comme l'avocat s'y promenait de long en large, avec l'air soucieux, en songeant à ses tristes affaires, une des personnes de la compagnie s'approche de lui mystérieusement et lui offre à l'oreille 1,000 pistoles pour se désister... «Me désister! répond l'avocat étonné, allez! vous êtes fou!» Un instant après, survient un second personnage qui propose à l'avocat 20,000 écus, toujours pour se désister... «Fou! vous dis-je,» reprend encore l'avocat, ne concevant rien à ce langage. Enfin d'offre en offre, on vient à 150,000 liv. Cette fois, le pauvre homme était en mesure. S'étant adroitement informé, il avait su que ces gens réunis étaient là pour soumissionner la grande ferme dite des Regrats; il accepta donc les 150,000 liv., et sa fortune fut faite pour avoir passé dans la rue Sainte-Avoie par un temps de pluie.
Les quatorzième et quinzième aventures, sur les vices de notre ancienne jurisprudence criminelle, sont fort intéressantes. La présidente Le Coigneux avait un mari avare, qui la laissait manquer de tout et cachait de l'or dans les moindres recoins de sa bibliothèque. Un jour, elle évente une cachette renfermant 3,000 pistoles, qu'elle s'approprie. Le président volé soupçonne son ramoneur, le fait arrêter et très régulièrement condamner à la potence, sur deux simples témoignages, après avoir obtenu un faux aveu du crime par le moyen si judicieux de la question. La présidente ne put soutenir le poids de ses remords. Au moment marqué pour le supplice du malheureux, elle confessa tout à son mari, qui n'eut que le temps de courir arrêter l'exécution. Disons, pour l'honneur du président Le Coigneux, qu'il fit une pension au ramoneur.
L'autre aventure est plus dramatique encore. Un vertueux et riche magistrat de Lyon, que l'ambition des siens avait poussé, malgré lui, à acheter la charge de lieutenant criminel de cette ville, frappé des terribles écueils de son emploi, imagine de se voler à lui-même 10,000 liv. et d'accuser son cocher du vol. L'affaire s'instruit sans délais, et la justice, pressée de venger un lieutenant criminel, ne tarde pas à trouver des témoins et des preuves de la culpabilité du cocher. Le pauvre homme est condamné à mort; il va périr, quand son maître demande un sursis, paraît devant les juges assemblés, et leur dit: «Votre coupable est innocent; renvoyez-le absous; c'est moi qui suis le voleur. Voyez, messieurs, à quoi nous sommes exposés! Maintenant recevez la démission de ma charge et de tous mes emplois. Qui les veut les prenne!» Il dit et se rendit aussitôt chez les trappistes de Toscane, où il a demeuré jusqu'à sa mort, loin d'un monde qui lui faisait horreur et pitié!
Cependant, puisque le monde renferme de telles ames, il ne faut pas perdre le courage d'y vivre.
RÉFLEXIONS
SUR LES
GRANDS HOMMES QUI SONT MORTS EN PLAISANTANT;
Avec des poésies diverses, par M. D*** (Deslandes). A Rochefort (Paris), chez Jacques Le Noir. M.DCC.XIV, fig. (1 vol. in-18 de 202 pages précédées de 24 pages préliminaires, avec la table des chapitres, suivie d'une table des matières de 7 feuillets.)
Autre édition du même Livre, augmentée d'épitaphes diverses, de plusieurs poésies du même auteur, et d'autres de M. de la Chapelle. (1 vol. in-18. Amsterdam, chez les frères Wetstein.) M.DCC.XXXII, fig.
(1723-24-32-58.)
André François, Bureau Deslandes, né à Poitiers en 1690, commissaire général de la marine, à Brest; et mort à Paris en 1757, auteur d'une Histoire critique de la philosophie, d'un Recueil de traités de Physique et d'Histoire naturelle, de Pygmalion, de la comtesse de Montferrat et de quatorze autres ouvrages indiqués par M. Barbier, est aussi le père de ces Réflexions, qu'il adresse à son ami, le sieur de la Chapelle, de l'Académie française, écrivain médiocre, à qui l'on doit, entre autres choses, les Lettres d'un Suisse à un Français sur les intérêts des princes. Le bon abbé l'Advocat, en qualifiant Deslandes d'auteur estimable qui pousse trop loin la liberté de penser, ne pousse pas assez loin, pour un docteur de Sorbonne, la liberté de critiquer; car les Réflexions sur les grands hommes morts en plaisantant étalent, sous une forme qui heureusement n'est pas séduisante, le matérialisme le plus brutal. C'est un des premiers écrits de ce genre qui aient paru en français, alors que les esprits révoltés des persécutions religieuses, dont la fin du règne de Louis XIV fut souillée, et las d'une hypocrisie tracassière que le jésuite Le Tellier avait introduite à la cour, se précipitèrent, sans mesure, vers une nouvelle recherche des principes de la philosophie rationnelle. Deslandes annonce, dans sa préface, que le goût du public de son temps, fatigué de maximes de morale détachées, telles qu'on en trouve chez MM. de la Rochefoucauld et de la Bruyère, s'étant tourné du côté de la métaphysique, il a entrepris son livre pour s'y conformer, en lui donnant d'ailleurs une forme légère, plus proportionnée à la faiblesse et à l'humeur de ses contemporains. On reconnaît, dès ce début, un auteur impertinent; aussi l'est-il sans difficulté. Il n'a pas tiré grand profit, dit-il, de l'Officina du médecin Revisius Textor, où se trouve compilé un catalogue des Grands Hommes morts à force de rire, non plus que de l'Historia ludicra de Balthazar Bonifaccio, archidiacre de Trévise, où son sujet est abordé. Ajoutons qu'il n'a tiré grand profit de rien, pas même de sa raison, puisqu'il ne professe que du dédain pour des opinions dont le monde s'honore depuis qu'il y a des hommes. A l'entendre, il a essayé de réaliser le vœu de Montaigne, qui voulait faire un livre des morts notables, dessein bien digne d'un esprit sincère et investigateur tel que Montaigne; mais certainement il n'a pas réalisé ce dessein comme l'eût fait l'auteur des Essais, ce penseur non moins sage que hardi, qui, assistant son ami au lit de mort, réveillait, dans sa pensée affaiblie, les consolantes idées de l'immortalité de l'ame humaine.
Ces Réflexions, du reste, ne contiennent que 23 chapitres fort courts et fort superficiels. Une revue satirique des peines et des folies de l'humanité dans ses diverses conditions y mène d'abord à cette conclusion, que la mort est plus à souhaiter qu'à craindre; lieu commun réfuté par le prix que chacun attache à la vie. Puis, de l'idée d'une mort inévitable et toujours imminente, le lecteur est conduit à la recherche hâtive des plaisirs; déduction anacréontique plus que morale. Puis Deslandes cite Fontenelle, qui blâme Caton d'avoir pris la vie et la mort si sérieusement; mais Fontenelle était un égoïste, à la vérité plein de bienveillance et de délicatesse, mais enfin un égoïste, et Caton n'était pas égoïste. S'il n'y avait sur la terre que des Caton, une société s'ensuivrait très solide et très vertueuse; tandis que, s'il n'y avait que des Fontenelle, à peine quelqu'un voudrait-il se déranger pour faire une saulce d'asperge. La doctrine favorite de Deslandes est l'indifférence, la nonchalance voluptueuse, pour me servir de ses expressions. Son héros, en fait de mort, c'est Pétrone, lequel, se voyant tombé dans la disgrace de Néron, quitta, sans souci, ses voluptés choisies et se fit ouvrir les veines dans un bain. Mais les voluptés choisies, embrassées comme l'unique fin de l'homme, peuvent former aussi bien des Néron que des Pétrone; témoins Pétrone et Néron. Après Pétrone vient le philosophe Cardan, qui avait prédit sa mort, et se fit mourir à point nommé pour n'en avoir pas le démenti; ce qui est assurément un bel emploi de la force d'ame. Ensuite défilent Démocrite et Atticus; Atticus qui se suicida pour échapper aux langueurs d'une diarrhée chronique; je n'ai rien à dire à cela; et Démocrite qui se laissa mourir de faim parce qu'il était vieux, avec cette circonstance que sa sœur, son aimable sœur, l'ayant supplié de vivre jusqu'après les fêtes de Cérès, qu'elle désirait voir, il consentit à vider encore un pot de miel. Défilent encore le vieil Anacréon mourant, pour ainsi dire, à table; Auguste, se faisant coiffer pour la dernière fois, et disant aux siens: «Trouvez-vous que je sois bon comédien?» Rabelais, à l'agonie, congédiant un page du cardinal du Bellay avec ces mots: «Tire le rideau, la farce est jouée;» Malherbe, en pareille occasion, reprenant sa servante sur une faute de langage; mademoiselle de Limeuil, fille d'honneur de Catherine de Médicis, expirant au son du violon de son valet Julien; comme aussi la reine Élisabeth au son de sa musique ordinaire; Anne de Boulen, prise d'un fou rire sur l'échafaud; Saint-Evremont, voulant, à son heure suprême, se réconcilier... avec l'appétit; la courtisane Laïs, au retour de l'âge, exhalant son dernier souffle dans les bras d'un amant; le léger Grammont disant à sa femme, pendant que Dangeau l'exhortait de la part de Louis XIV: «Comtesse, si vous n'y prenez garde, Dangeau vous escamotera ma conversion;» Gassendi, moribond, qui se targue, auprès de son ami, d'ignorer d'où il est sorti, pourquoi il a vécu, pourquoi il meurt; Hobbes, ce Hobbes, qui craignait tant les fantômes, s'écriant, avant de s'éteindre, en désignant sa tombe: «Voici la pierre philosophale!» puis: «Je vais faire un grand saut dans l'obscurité.» Toutes ces morts, au fond plus bizarres et plus vaniteuses qu'intrépides, ne suggèrent à Deslandes aucune pensée forte, haute, ni même utile à sa thèse en faveur de la nonchalance philosophique. Il ne tire aucun avantage (tant il est maladroit) de l'ironie sublime de Trajan: «Je sens que je deviens dieu;» ni de la réponse de Patru à Bossuet, qui l'engageait à faire un discours chrétien avant de mourir: «Monseigneur, on ne parle, dans l'état où je suis, que par faiblesse ou par vanité;» parole ferme qui, sans doute, a de la grandeur; en revanche, il a l'air de s'extasier sur l'épitaphe que se fit Darius Ier: «J'ai pu beaucoup boire de vin et le bien porter;» et aussi sur ces vers de l'empereur Adrien faits in extremis, et traduits ainsi par Fontenelle: «Ma petite ame, ma mignonne, tu t'en vas donc, ma fille; et Dieu sache où tu vas! tu pars seulette, nue et tremblotante. Hélas! que deviendra ton humeur folichonne? que deviendront tant de jolis ébats?»
Des hommes qui ont marché d'un pas délibéré au supplice, il ne vante que ceux qui ont conservé de la belle humeur, et montré de la nonchalance jusqu'à la fin, comme Thomas Morus, dit-il, Etienne Dolet, Phocion, Socrate... Pour Phocion et Socrate, halte là! ils ne sont pas morts nonchalamment, ils sont morts divinement.
L'auteur s'autorise encore de Montaigne pour établir que la mort n'est rien, et cite un passage des Essais sur les Morts entremeslées de gausseries, où figurent plusieurs gens du peuple qui sont allés au supplice en riant, sans voir qu'il plaide ici contre lui-même; car, dès l'instant qu'un voleur qu'on pend peut s'écrier, au lancer de la corde: «Vogue la galère!» on n'admire plus si fort le tire le rideau, la farce est jouée de maître François, et l'on est obligé de convenir que le rire nonchalant, à la mort, peut bien n'être pas la marque d'une grande ame. Aussi Montaigne ne cherche-t-il pas, dans ces exemples, des morts courageuses et philosophiques, mais seulement des morts faciles: ce sont tout simplement des faits curieux qu'il constate, et où d'ailleurs il ne voit aucun sujet d'admiration; autrement il serait forcé d'admirer la mort des bêtes plus que toute autre mort; ce qu'il n'a garde de faire.
Dans sa stérile et confuse énumération, Deslandes se fait assez juger sans qu'il ait besoin de couronner ses réflexions, comme il le fait, par cette audacieuse et révoltante proposition: «Les idées de vertu et de vice sont assez chimériques; elles supposent autant de vanité que d'ignorance.»
Quant à moi, si j'avais voulu donner au public un livre de philosophie sur les morts notables, il me semble que je l'aurais conçu différemment: j'aurais d'abord distingué deux espèces de morts notables: les courageuses, supposant un sacrifice regardé de face et consommé tranquillement, signe d'une nature supérieure; et les faciles, ne supposant ou n'exigeant qu'une chose, la stupidité, partage des brutes. Ensuite serait venue la grande question: laquelle des deux espèces de morts est la plus heureuse? Or, matériellement parlant, j'aurais accordé que c'est la seconde. Ce point résolu, je me serais enquis, avec les premiers sages de tous les pays, comment il se peut faire que le meilleur lot, dans la mort, soit acquis à l'être inférieur, et précisément par un effet de son infériorité? Enfin la réponse à cette question dernière m'eût ramené dans le sein du monde moral, sans chimères, sans ignorance et sans vanité. Dans tous les cas, je me serais défié des morts plaisantes: j'y aurais découvert plus d'ostentation ou de folie que de vrai courage ou d'indifférence véritable; et, prouvant ainsi qu'elles ne sont ni admirables, ni faciles, je me serais déclaré pour les morts sérieuses.
Le stoïcisme épicurien que Deslandes a professé dans ses Réflexions, il le reproduit dans les poésies qui les suivent; mais c'est un chant dont les paroles ne valent pas mieux que l'air. J'en dirai autant des vers du sieur de la Chapelle et des autres poésies libres ou non, insérées dans ce recueil, sauf le fameux sonnet de l'Avorton, pourtant qui est digne de sa réputation.
A l'égard des épitaphes qui enrichissent la seconde édition, et sont prises de tout côté, il y en a cinq ou six d'excellentes, mais très connues, telles que celles du poète Maynard: «Las d'espérer et de me plaindre»; de Colas: «Colas est mort de maladie, etc.;» de La Fontaine: «Jean s'en alla, etc.;» de Regnier: «J'ai vescu sans nul pensement, etc.;» et deux ou trois autres plus ignorées, que je rapporterai, parce qu'elles me paraissent bonnes.
EPITAPHES.
I.
D'une femme publique.—On l'a trouvée au cimetière des Innocens, à Paris.
II.
D'un Curé.—La traduction française est de l'auteur.
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Hic malè jacet Et benè tacet Magister Rochus, Noster parochus Qui non divini Cantus, sed vini, Nec animarum, Sed fœminarum, Tunc cum vivebat, Curam gerebat. Viris amatus, Eo quod bibax; Fœminis gratus, Eo quod salax; Illi bibaces Illum bibacem, Vellent sub tecto; Illæ salaces Illum salacem Vellent in lecto; Sed neutris adest, Nàm clausus hic est. |
Dans cette fosse Notre curé Roch de la Crosse Gît enterré, Qui n'avait cure Du chant divin, Ni d'écriture, Mais de bon vin. Au soin des ames Vaquant fort peu; Jouant beau jeu Avec les dames. D'elles chéri Pour la couchette, Et du mari Pour la buvette; Mais ni cocus Ni leurs femelles De ses nouvelles N'entendront plus; Car dans la terre, Sous cette pierre, Il est reclus. |
III.
De Laurent Valla, rival du Pogge.—Que nous traduirons ainsi:
ÉTAT DE L'HOMME
DANS LE PÉCHÉ ORIGINEL.
Où l'on fait voir quelle est la source, quelles les causes et les suites du péché dans le monde. (1 vol. in-12 de 208 pages, plus 3 feuillets de table), par Béverland. Imprimé dans le monde en 1714.
(1714.)
Béverland, né à Middelbourg, et mort misérable vers 1712, est du petit nombre des écrivains protestans qui ont laissé des ouvrages licencieux. Nous parlerons de son livre sur le péché originel avec le plus de réserve qu'il nous sera possible, en prenant soin de dire, avec ses biographes, à son honneur, qu'il parut se convertir aux bonnes mœurs sur la fin de sa vie. La traduction, ou plutôt l'imitation très libre que nous avons du Peccatum originale philologice elucubratum a Themidis Alumno, a été imprimée trois fois: 1o en Hollande, en 1714; 2o en 1751; 3o en 1741. M. Barbier cite six éditions de cet ouvrage; mais peut-être comprend-il, dans le nombre, les traductions allemandes. Il ajoute que le nom de l'imitateur français, d'après Krast, auteur allemand de la Nouvelle bibliothèque théologique, est Fontenay, ou la Fontanée, et qu'on trouve dans l'édition dernière du Chef-d'œuvre d'un inconnu, donnée par Leschevin, une note intéressante sur l'original et la copie.
Il était naturel de chercher un sens caché dans l'histoire du Péché originel que raconte l'auteur sacré de la Genèse. Comment prendre à la lettre cette condamnation terrible de la race humaine qui, pour être adoucie, aurait demandé, quatre mille ans plus tard, le sacrifice de la Divinité elle-même, et cela à l'occasion d'une pomme mangée curieusement dans la vue de devenir savant? Tout d'ailleurs, à part la convenance morale, portait à supposer ici quelque sens mystérieux. Moïse ne sortait-il pas d'Egypte, berceau du langage figuré, empire des hiéroglyphes? N'était-il pas plus sensé de voir une figure, un symbole dans la fameuse pomme, dans l'arbre de la science du bien et du mal, dans le serpent séducteur, etc., etc., que d'y voir simplement des objets matériels? Beaucoup d'esprits graves s'exercèrent à diverses époques sur ce sujet. Béverland le fit à son tour, mais avec une intention satirique et sur un ton graveleux, mêlant à ses dissertations philologiques des tableaux fort libres et des citations de poètes latins qui ne le sont pas moins. Selon lui, la pomme, c'est la volupté; le serpent, c'est la concupiscence, d'où sont nés les mauvais penchans du monde, et les organes de la génération sont figurés par l'arbre fatal, explications que son imitateur a reproduites dans les vers suivans:
Revenons à Béverland. Les Égyptiens figuraient le péché contre nature par l'image de deux perdrix accouplées, à cause de ce que les naturalistes racontent de cet oiseau libidineux. L'usage de la circoncision chez les Juifs semble découler de l'idée d'un châtiment infligé à la partie coupable. Le mot hébreu (Héden) signifiait volupté. La honte qu'Adam et Eve éprouvèrent, après leur chute, de se trouver nus, laisse percer que ce n'était point par la bouche qu'ils avaient failli.
La transmission des désirs charnels qui tourmentent l'homme et la femme, dès leur jeunesse, et que, par parenthèse, les parens ne combattent pas avec assez de vigilance, explique fort plausiblement la culpabilité de la descendance de nos premiers auteurs. Le précepte divin: Croissez et multipliez, n'infirme point cette explication; car on ne prétend pas, dans l'hypothèse, que Dieu n'avait pas créé l'homme et la femme pour s'unir charnellement; mais seulement qu'il les avait soumis à une épreuve temporaire de continence sous laquelle ils ont succombé.
D'ailleurs il suffirait qu'il y eût une transposition dans le passage de l'Ecriture relatif à ce précepte: Croissez et multipliez! pour faire tomber l'objection, Dieu ayant bien pu défendre d'abord la multiplication de l'espèce humaine pour la permettre ensuite. Or, qui ne sait, avec le Père Simon, de l'Oratoire, et bien d'autres, qu'Edras s'est donné toute carrière pour les transpositions, suppressions, etc., etc., d'où il résulte une infinité de non-sens dans les textes sacrés, tels que nous les avons aujourd'hui?
Telle est, en abrégé, l'argumentation de Béverland et celle de son imitateur français. Qu'on y ajoute, par la pensée, bon nombre de contes, plaisanteries, vers libres, et l'on aura la substance d'un livre plus curieux qu'édifiant.
THÉATRE
ET OPUSCULES DU PÈRE BOUGEANT, JÉSUITE.
(1 vol. in-12.) La Haye, Adrien Moëtjens et Pierre du Marteau. M.DCC.XXX.-XXXI.-XXXII.
(1730-31-32.)
Les jésuites ont toujours eu la manie de plaisanter; mais, comme ils n'ont jamais su rire, il est résulté que leurs satires, comédies, plaisanteries, épigrammes, chansons et chansonnettes ont toujours été froides. Leurs efforts constans pour égayer le public aux dépens de leurs adversaires, singulièrement excités par le besoin de se venger des Lettres Provinciales, n'en furent que plus malheureux: c'est ce qu'on voit même dans les spirituelles comédies composées par le P. Bougeant contre Quesnel et ses adhérens, ces farouches ennemis du Formulaire et de la bulle Unigenitus, malgré tout le sel que l'auteur y a répandu. Ces comédies sont au nombre de trois, savoir: la Femme docteur ou la Théologie tombée en quenouille, en cinq actes et en prose; le Saint déniché ou la Banqueroute du marchand de miracles, également en cinq actes et en prose; et les Quakers français ou les Nouveaux Trembleurs, en prose et en trois actes.
La Femme docteur eut un grand succès de parti et fut, dit-on, réimprimée vingt-cinq fois, tant chez nous qu'à l'étranger; elle passe pour la meilleure des trois, on ne sait pourquoi, car le Saint déniché lui est bien supérieur, à notre avis du moins. Quant aux Quakers, point de difficulté, c'est la moindre à tous égards. Dans chacune, le dialogue offre de la finesse et du trait; mais il n'y a d'action véritable, ni de situations fortes dans aucune. Leur vice radical est dans le sujet, qui ne se prête pas à la vivacité dramatique. Rien de moins propre au théâtre que le ridicule tiré de l'incompatibilité de la doctrine de la grâce, telle que l'entendent les jansénistes, sur le témoignage équivoque de saint Augustin, avec le libre arbitre, éternel fondement de la religion catholique et de toute religion. La scène, faite pour un public plutôt impatient que réfléchi, qui demande à être saisi et non endoctriné, la scène veut de l'évidence et non des subtilités. Qu'on essaie de mettre en dialogues scéniques les comiques interlocutions des Lettres Provinciales, et l'on verra si elles font rire! Il faut que chaque chose soit à sa place: en un mot, controverse est une chose, et comédie une autre. Venons aux comédies du P. Bougeant.
La Femme docteur est une pâle contre-épreuve des Femmes savantes, avec réminiscences du Malade imaginaire. Madame Lucrèce, riche janséniste, a deux filles dont, malgré son frère Cléanthe et son mari Géronte, elle veut donner la cadette en mariage au jeune la Bertaudinière, espèce de Thomas Diafoirus, fils du sieur Bertaudin, janséniste et fripon. La fille Angélique ne veut pas de cet hymen, attendu qu'elle aime Eraste et qu'elle ne s'occupe guère de la grâce efficace. Sa sœur aînée, tout absorbée par la grâce qu'elle est, essaie en vain de lui souffler son amant; à la fin, tout s'arrange par un moyen pauvrement copié de Molière. «Voulez-vous une preuve de la bassesse d'ame de votre Bertaudin,» dit le sage Cléanthe à sa sotte sœur, madame Lucrèce; «proposez-lui d'épouser Angélique sans dot, ou même déshéritée au profit de votre aînée.» Madame Lucrèce adopte ce moyen d'épreuve. Bertaudin ne consent plus à l'alliance du moment qu'Angélique est déshéritée. Sur ce, madame Lucrèce en conclut que M. Bertaudin a l'ame sordide, et donne sa fille à Eraste avec une bonne dot. Conclusion très fausse, qui fausse le dénouement. La feinte qui termine les Femmes savantes est, au contraire, judicieuse et donne un dénouement judicieux. Chez Molière, le raisonnement est celui-ci: «Je vous destinais ma fille riche, que vous dites aimer, un coup imprévu lui enlève son bien: la voulez-vous encore?—Non.—Donc vous êtes un homme sans délicatesse, et vous n'aurez point ma fille, qui n'est pas ruinée.» Cela est bien trouvé. Chez le P. Bougeant, le raisonnement est tel: «Je vous avais promis ma fille avec une bonne dot: je vous l'offre aujourd'hui sans dot, attendu que tel est mon bon plaisir; en voulez-vous encore?—Non.—Donc vous êtes un homme de mauvaise foi, et retirez-vous.» Ceci ne vaut rien. Voilà comme le génie s'appuie toujours du bon sens, tandis que le bel-esprit croit pouvoir s'en passer! A l'égard de l'intrigue, elle est à peu près nulle. Il y a bien un projet d'enlèvement sur jeu; mais il est presque aussitôt abandonné que formé. Ce n'est donc rien qu'un fil à faux dans la trame; or, il n'en faut jamais, ainsi que le rappelle Diderot, dans sa Poétique du théâtre. Tout le mérite de la pièce se réduit à quelques mots plaisans et à quelques scènes épisodiques; par exemple, à mademoiselle Baudichon, quêteuse janséniste, se plaignant de ce que les quêtes ne vont pas dans son quartier, et disant: «Ah! si j'étais de Saint-Gervais ou de Saint-Roch!» à la Femme docteur, définissant la grâce une hypothase communicative, sur quoi Dorimène réplique: «Ce serait plutôt une hypothèse,» et ajoute: «Moi, je pense que c'est une vertu sympathique;—et moi, dit Bélise, un écoulement harmonique.—Que ces définitions sont belles!» s'écrie l'avocat Frondebulle, en les répétant à plaisir, comme le fameux quoi qu'on dise, et Bélise de lui dire: «Souvenez-vous que l'écoulement est de moi!» Quand on a cité vingt saillies pareilles, on a tout moissonné. Mais des jésuites qui se moquent des définitions ne définissant rien, des quêtes frauduleuses, des donations extorquées ou captées, des pieuses tromperies, des miracles d'invention, de la théologie tombée en quenouille, eux qui aiment tant à la voir filer! en vérité, le comique est là, s'il n'est dans l'ouvrage.
L'intrigue du Saint déniché n'est guère mieux entendue. Dans une fable à peu près la même, sauf que l'action est double, et que le dénouement est romanesque, comme dans l'Avare. Le principal est toujours une jeune fille qu'on veut marier contre son gré à un janséniste ridicule, au préjudice d'un homme qu'elle aime et dont elle est aimée. Que ce soit le bourgeois Gautier ou la bourgeoise Lucrèce, Lucile et Léandre, ou Eraste et Angélique, la Bertaudinière ou l'avocat Bredassier, il n'y a pas de notable différence; mais ici les détails sont plus amusans, le dialogue plus naturel et plus gai. Le protestant Germain rentrant dans sa patrie et dans le sein de l'Eglise, converti par le spectacle que donne actuellement le jansénisme, forme une opposition assez heureuse avec le bon-homme Gautier se réveillant protestant, sans le savoir, après s'être endormi janséniste, et convaincu d'hérésie par un domestique anglais. L'avocat Bredassier établissant si bien, d'après les lois romaines, son droit sur le cœur et la main d'Angélique, que Lucile bâille et s'enfuit, égaie un peu la scène. Les convulsions qui prennent au bourgeois Gautier dès qu'il a mis la prétendue perruque de Quesnel sur sa tête sont une farce de collége; mais c'est quelque chose qu'une farce, et cela vaut mieux, dans une comédie, qu'un sermon ou une dissertation. La pièce finit heureusement par un double mariage, aussitôt que le bourgeois Gautier s'est dégagé des liens du janséniste, en voyant démasquer successivement devant lui plusieurs faux convulsionnaires; et c'est ainsi que le saint diacre Pâris est déniché!
A défaut d'autre palme, la petite comédie des Quakers français a celle du scandale. Un prêtre janséniste, convulsionnaire à gages, las d'opérer tout seul, vient trouver son patron, le janséniste abbé Bonnefoi, pour en obtenir des compagnons auxiliaires. L'abbé Bonnefoi lui en promet. Reste à trouver de l'argent pour en louer, qui en fournira? Ce sera le comte de Reineville, une de leurs meilleures dupes. On lui dira qu'il s'agit d'une quête pour des frères réfugiés, et le cher homme s'exécutera. Sur ces entrefaites, un cardeur de laine, faux convulsionnaire, vient demander son dû à l'abbé Bonnefoi qui, n'ayant pas encore l'argent du comte de Reineville, le met dehors par les épaules. Enfin l'argent du comte permet d'enrôler un peintre, un charbonnier, un crocheteur, un porteur d'eau. Les convulsions commencent; mais, par malheur, Picard, valet du comte, a tout soupçonné, tout épié, tout découvert. Il démasque la fourbe aux yeux de son maître, et les nouveaux trembleurs en sont pour leur infamie.
A la suite de ces trois pièces, nous trouvons, dans le volume où nous les possédons réunies, un Dialogue du même auteur entre un docteur catholique et un janséniste sincère, dans lequel le premier veut prouver au second que sa doctrine justifie tous les crimes, en détruisant le libre arbitre. Ce Dialogue, intitulé: Apologie de Cartouche, ou le Scélérat sans reproches par la grâce du Père Quesnel, est une hyperbole insultante qui ne prouve pas plus contre la morale des jansénistes que les exagérations injurieuses des Lettres Provinciales ne prouvent contre la morale des jésuites. Ni les uns ni les autres n'ont pu expliquer comment nous sommes libres sans que Dieu cesse d'être juste, et personne ne l'expliquera jamais; ce qui n'empêche pas que les hommes n'aient en eux le sentiment de leur liberté, et sous les yeux l'éclatant témoignage d'une intelligence infinie, source nécessaire de l'infinie justice; ce qui suffit à fonder la morale, et qu'il n'y ait jamais eu de Cartouche formé soit par le molinisme, soit par le jansénisme. Pour en revenir au Père Bougeant, il valait beaucoup mieux que ses comédies. Son histoire du Traité de Westphalie, précédée d'un Abrégé de la guerre de trente ans, continue, avec une noble franchise, avec une élégante clarté, sinon avec éloquence, la grande histoire de M. de Thou. Dans sa jeunesse, il avait excité l'intérêt des esprits hardis et les soupçons des hommes de sa robe par un petit écrit intitulé: Amusement philosophique sur le langage des bêtes. Il ne cessa, depuis, de donner des gages de sa soumission; mais il ne put jamais se relever complètement dans l'opinion des siens, et mourut, à Paris, en 1743, à cinquante-trois ans, dans une demi-disgrâce.
TRAITÉ
DE LA DISSOLUTION DU MARIAGE
POUR CAUSE D'IMPUISSANCE;
Avec le Factum d'Estienne Pasquier pour Marie de Corbie, et la relation du procès de Charles de Quellenec, baron de Pont, avec Catherine de Parthenay Soubise, extraite du volume 1743, des manuscrits de M. du Puy, à la Bibliothèque royale (par le président Jean Bouhier). A Luxembourg. (1 vol. in-8.) M.DCC.XXXV.
Le président Bouhier paraît avoir eu en vue principalement, dans ce traité, d'en réfuter un sous le même titre, et sur le même sujet, d'Antoine Hotman, avocat général au parlement de Paris, du temps de la ligue. Paris, Mamert Patisson, 1581, in-8. Un certain avocat de Dijon, nommé Fromageot, combattit l'ouvrage de Bouhier dans une consultation imprimée, à laquelle il fut fait une réplique victorieuse par l'auteur. On joint quelquefois ces diverses pièces au présent volume, mais elles n'en font pas partie nécessaire. Le Traité de la Dissolution du Mariage a été réimprimé in-8, en 1756, avec les principes sur la Nullité du Mariage pour cause d'impuissance, par Boucher d'Argis.
(1735.)
L'idée du juste et de l'injuste, c'est à dire le sentiment des rapports qui unissent l'homme à Dieu et fondent la morale, est si naturelle aux sociétés comme aux individus, et si essentielle à leur conservation, que, dans tous les pays, elle a formé la première base des lois. Cela était dans l'ordre, cela était nécessaire: mais, en essayant le bien, en rêvant le mieux, en poursuivant la suprême justice qui demeure cachée dans les conseils du Tout-Puissant, la législation ne tarda pas à s'égarer. Les seuls intérêts sociaux, mobiles comme le temps, lui étaient soumis; elle en négligea la recherche pour déterminer, définir, expliquer, sanctionner les devoirs moraux qui ne changent point; et, par de très honorables motifs, autant que par une déduction toute simple des prémisses, ayant appuyé ses principes de droit sur l'autorité de la religion, elle confondit, plus ou moins, suivant le cours des âges, dans la même pensée, le théologien, le moraliste, le casuiste avec le législateur, autrement le licite avec l'honnête, le précepte avec la loi, le profane avec le sacré, ce qui fut et sera toujours une abondante source de troubles, de violences et de contradictions. De là cette haute justice sacerdotale qui, sous le nom d'inquisition, a tant fait de mal par devoir; de là ces scrupules réglementaires, empreints dans la jurisprudence pendant si longtemps, et que l'on a trop ménagés en les qualifiant de Douanes de la pensée; car non seulement ils ne laissaient point de carrière à l'intelligence, mais ils ne lui laissaient point d'asile. L'expérience et la réflexion devaient à la fin corriger, chez nous, des erreurs si fatales, en prenant l'utilité commune pour la commune mesure des obligations extérieures de l'homme, et laissant à la conscience de chacun la libre appréciation des obligations intérieures que Dieu même y a gravées. Dès lors le législateur ne s'exposa plus à manquer le but, pour vouloir l'atteindre d'en haut; mieux inspiré dans son respect pour la Divinité, il ne prétendit plus lui servir d'organe, d'interprète, moins encore de vengeur. Ses efforts se bornèrent à connaître, à régler les rapports des individus entre eux, à fixer, par des conventions précises, les notions de l'utile et du nuisible; il sépara la loi du précepte, et sans entreprendre de subordonner celle-ci à celui-là, ce qui ne se peut, sans quoi l'on verrait l'impie, l'adultère, l'ingrat, le fourbe, le lâche plus sévèrement punis que le faux monnoyeur, il crut assez faire pour la conciliation de l'équité absolue et de la justice relative, en évitant d'opposer nécessairement la seconde à la première. C'est là le dernier terme de la raison humaine trop limitée et le point où nous sommes arrivés en France après bien des traverses, en partant de la législation la plus barbare qui fut jamais, pour dépasser de beaucoup l'antique sagesse du droit romain; c'est là ce dont nous devons plus nous glorifier que de nos conquêtes, de nos richesses et de nos arts, et ce qui rendra immortels les génies privilégiés qui ont commencé l'œuvre avec les L'Hôpital, les Domat, les d'Aguesseau, qui l'ont si fort avancée avec Montesquieu, enfin qui l'ont achevée avec les habiles rédacteurs de nos Codes modernes. Les choses n'en étaient pas à ce point dans notre pays en 1735. Sans parler de la question ordinaire et extraordinaire, de la recherche de la paternité, de l'action judiciaire pour cause de maléfices, divination, sorcellerie, ni de tant d'autres cruelles gothicités, qui subsistaient encore dans nos lois, à cette époque, l'action en dissolution de mariage pour cause d'impuissance était étrangement pratiquée. A la vérité, l'épreuve du congrès n'avait plus lieu, depuis le 18 février 1677, que sur les conclusions de l'avocat général Lamoignon, le parlement de Paris, par un arrêt solennel, l'avait abolie, honteux de sa méprise avec le marquis de Langey, qui avait eu deux enfans d'un second lit après avoir été condamné, sur congrès, comme impuissant; mais, outre que les décisions d'un parlement n'enchaînaient pas celles des autres ressorts du royaume, nous allons voir avec le président Bouhier que cette suppression, loin d'être un bien, était un mal. Reconnaissons seulement le système de nos anciens sur ce singulier chapitre. Ils raisonnaient ainsi: Le mariage est un sacrement institué dans l'unique but de la génération. Or, l'impuissance de l'un des époux rendant ce but inaccessible devient une cause urgente de la dissolution de l'union; sans quoi il y a péché, ou tout au moins occasion prochaine de péché dans l'union même; soit que l'incapacité vienne de la femme, ce qui ne la rend ni moins séduisante, ni moins fragile; soit qu'elle vienne du mari, ce qui ne l'empêche pas d'être aussi pressant, aussi recherché que tout autre; au contraire, ainsi qu'on le raconte des eunuques, gens les plus fatigans du monde sous ce rapport, et beaucoup plus que les êtres complets, lesquels y vont d'ordinaire bonnement et naturellement, sans autre assaisonnement que l'appétit, de toutes les délicatesses la plus délicate. Ici se pressent, en faveur du système, tant de décrétales de papes, tant de sentimens de canonistes et de distinctions de casuistes, tant de témoignages de saints Pères et de saints docteurs, notamment de saint Augustin, de saint Ambroise, de saint Thomas, qu'il faut laisser au président Bouhier le soin de les citer, et surtout à Estienne Pasquier dans son Factum contre de Bray pour damoiselle Corbie, d'autant plus qu'ils citent sans rougir. On conçoit, en effet, dans le système, que peu de choses devaient arrêter une femme régulière dans son action, et la peur du ridicule moins que le reste; car fallait-il que, par un lâche respect humain, elle s'exposât à damnation, en souffrant les poursuites libidineuses et les empressemens stériles d'un simulacre d'époux? Aussi voyait-on parfois les plus chastes personnes du sexe affronter, sans pudeur, la procédure usitée, laquelle ne laissait pas que d'avoir ses désagrémens, étant en harmonie avec la nature de ces étranges causes. Lorsqu'une femme se plaignait (et les plaintes venaient presque toujours de la femme; on devine déjà et l'on verra plus bas pourquoi), la cause était portée à l'officialité, qui interrogeait les parties et prenait d'abord leur serment avec celui de sept parens de ladite femme. Après le serment venait la visite médicale de l'homme, puis subsidiairement celle de la femme. Puis, l'époux persistant à se défendre, on lui accordait, soit la cohabitation triennale comme temps d'épreuve, si l'action en dissolution du nœud avait suivi de peu le mariage; soit la cohabitation trimestrielle, comme dernier répit, après plusieurs années d'un hymen infructueux. Une nouvelle visite de la femme suivait nécessairement ces moyens; et en fin de compte, si l'homme maintenait encore, on ordonnait le congrès une ou plusieurs fois; mais, pour le coup, c'était au mari de triompher alors; car, s'il succombait, ou même s'il lui advenait ce qui advint au trésorier Etienne de Bray avec la demoiselle Corbie, en 1580, j'entends de se tirer de l'épreuve en pleureur après s'y être présenté en lutteur, il était condamné, par jugement de l'official métropolitain, dûment confirmé par le parlement; et vainement eût-il été habile à faire des prouesses ailleurs comme en fit le marquis de Langey; vainement eût-il eu un bon parent, avocat général, pour soutenir son fait et décrier le congrès dans un savant traité ex professo, comme le sieur de Bray en eut un dans Antoine Hotman, il suffisait, à ce pauvre époux, d'une femme entêtée comme la demoiselle Corbie et d'un avocat adverse ferré à glace comme Etienne Pasquier, pour être démarié sans pitié, et pour recevoir des mains d'Israël un brevet de bouche inutile. On n'a pas d'idée de l'acharnement que déployaient parfois les familles, surtout les belles-mères, dans la poursuite des maris, en cas pareil. Pour les apprécier, il faut voir l'Histoire du pauvre baron d'Argenton sous Henri IV, et lire, à la fin du présent volume, le détail des persécutions qu'eut à endurer, sous Charles IX, de madame de Soubise, de la princesse de Condé, de la reine de Navarre et d'autres, Charles de Quellenec, baron de Pont, au sujet de Catherine de Parthenay Soubise, sa femme. Ces persécutions furent telles que ce seigneur dut s'estimer heureux de périr les armes à la main, en bon et brave huguenot, dans le massacre de la Saint-Barthélemy; car tel fut son sort, et j'en tire un signe favorable à son droit contre Catherine de Parthenay; estimant, n'en déplaise à l'eunuque Narsès, qu'impuissance est rarement compagne de vaillance. Cependant, quel tissu de folies cyniques et d'iniques turpitudes offrait cette procédure! Premièrement, le serment des sept parens de la femme? Mais, on se le demande, que pouvaient attester ces sept nigauds sur les mystères du lit nuptial, sinon des caquets de l'épousée à défaut de caquets de l'accouchée? Ensuite la visite de l'homme? Mais elle ne présentait aux visiteurs que des apparences: or, l'on sait qu'elles sont ici tellement trompeuses, qu'il y aurait presque plus de chances de vérité à parier contre que pour elles, à ne fournir que l'exemple du pauvre baron d'Argenton, dont l'amour fut jugé borgne parce qu'il ne montrait qu'un œil, encore qu'il eût deux yeux dont il voyait fort bien; et pourtant il fallait en croire ces trompeuses apparences, sous peine d'absurdité, en récusant le témoignage même qu'on invoquait. Quoi encore? la visite de la femme? Mais eussiez-vous ici toutes les lumières de Severin Pineau[22], jointes à celles du Deutéronome, chapitre 22, et à celles dont le médecin Melchior Sébizius fait une si naïve énumération dans son petit Traité de Notis Virginitatis, vous pourrez encore plus facilement prouver à une femme qui se dit vierge quand elle ne l'est pas, qu'elle ne l'est pas, qu'à son mari qu'elle l'est, quand il prétend qu'elle ne l'est pas et qu'elle l'est! La cohabitation expérimentale ne valait pas mieux. Qui garantissait aux juges que le mari n'userait point de quelque artifice violent pour ouvrir les voies du mensonge, ou la femme de quelque ruse malicieuse pour fermer l'accès de la vérité? Enfin le congrès? Mais cette épreuve, raisonnable quand le défendeur l'invoquait, insensée quand le juge la prescrivait, était plus souvent prescrite qu'invoquée.
Toutefois, disons-le avec le président Bouhier, qui a écrit son Traité uniquement pour réhabiliter le congrès, cette épreuve, abolie comme scandaleuse et vaine, l'était bien moins que l'action judiciaire elle-même, ou plutôt c'était la seule chose ici qui ne choquât point le sens commun. En effet, dès lors que le législateur considérait le mariage, non pas seulement comme un contrat civil à garantir, mais comme un sacrement à sanctifier, il devait admettre, dans les procédures auxquelles ce sacrement donnait lieu, tous les moyens qu'admettait l'Eglise. Or, les saints canons, recevant le congrès tout aussi bien que le serment, l'interrogatoire, la visite, la cohabitation expérimentale, il devait aussi le recevoir. Vainement Bayle avait-il égayé sa dialectique aux dépens de cette épreuve de natura; plus vainement Boileau, avec sa Biche en rut, s'en était-il comiquement moqué; notre président avait raison de répondre, particulièrement à ce dernier, à peu près ceci: «Grand poète et pauvre jurisconsulte! ayez plus de logique et moins de délicatesse à contre-sens! Recevez ce que reçoit l'Eglise ou rompez avec la Sorbonne! Supprimez l'action d'impuissance ou laissez au mari, dans le congrès quand il l'invoque, la seule manière qu'il ait d'échapper à la calomnie; et d'autant mieux que ce moyen, péremptoire en cas de succès et péremptoire exclusivement à tout autre, n'est pas plus incertain que tout autre en cas de revers. Ab actu fit potentia, grand poète et pauvre jurisconsulte! Si le mari agit, il peut agir. Point de manifestation qu'il agisse sans le congrès. Respectez-le donc, ce congrès; accordez-le au mari quand il le réclame, et bornez votre philosophie tardive et incomplète à dissuader les juges de l'ordonner comme ils l'ont fait le plus souvent, faute de s'être souvenus que certaines choses ne se commandent pas!»
Bouhier, s'adressant ensuite à de plus sérieux adversaires, tels que Tagereau, Hotman et autres légistes ennemis du congrès, faisait aux quatre objections ci-après les quatre réponses qui suivent: 1o Sur l'objection que le moyen est cynique; réponse qu'il l'est beaucoup moins que la visite, si les matrones, les médecins et l'official ne font que ce qu'ils doivent faire, et les détails donnés ici sont convaincans; 2o sur la nouveauté du moyen; sur ce qu'on n'en fit guère usage, en France même, et point ailleurs; réponse qu'il fut employé chez nous dès le XIIIe siècle, adopté par toute l'Europe, usité maintes fois dans les Pays-Bas; en Angleterre, sous Jacques Ier, entre le comte et la comtesse d'Essex; en France, comme le rapporte Pasquier dans son Factum contre de Bray, entre le sieur de Hames et demoiselle de Senarpon, entre le sieur de Turpin d'Assigny et demoiselle de la Verrière, entre le sieur d'Erasme de la Tranchée et demoiselle de Castellan, entre le baron de Courcy et mademoiselle de Crevecœur; 3o sur ce que le moyen est inutile; réponse: «Y pensez-vous, inutile? Oui, sans doute, inutile, scandaleux, stupide comme moyen de condamnation et moyen forcé; mais comme moyen libre de justification, il n'est pas autrement inutile que la lumière ne l'est au flambeau pour éclairer.» 4o. Sur ce que le congrès a été réprouvé par de graves autorités; réponse: que nulle des autorités ecclésiastiques ne l'interdit, plusieurs le recommandent, et que même le célèbre casuiste Sainte-Beuve, qui ne l'aime pas, l'admet.
Telle est, en résumé, l'argumentation du président Bouhier. On est forcé de convenir qu'elle est bien fondée, une fois le principe de l'action d'impuissance accordé, car elle tomberait entièrement si ce principe venait à être écarté. C'est ainsi que les plus graves questions changent selon le point de vue d'où on les examine. Prenons la torture pour exemple. S'agit-il surtout de venger la société, elle est fort raisonnable; car ce n'est plus l'intérêt, c'est la passion qui domine, et la passion doit préférer le mal de cent innocens au salut d'un coupable. S'agit-il, surtout, pour la société, de se préserver, alors la torture est folle et barbare; car, dès que l'intérêt domine la passion, il ne commence point, pour garantir la sûreté commune, par la compromettre, et laisse plutôt échapper cent coupables que de s'exposer à torturer un innocent. Mais revenons une dernière fois à l'action d'impuissance. Qui le croirait au premier abord? ses moindres vices étaient son scandale et son incertitude: elle était, avant tout, inique, en ce qu'elle ne pouvait être réciproque. Sauf le cas appelé en latin arctatio, c'était toujours l'homme qui paraissait coupable, et, dans ce cas même, la femme pouvait n'être jamais convaincue; l'arctatio étant de ces inconvéniens qui, loyalement ou non, se corrigent toujours; non pas sans effort, il est vrai, mais du moins sans éclat ni rupture.
Quant au congrès, nous le répétons, une fois l'action d'impuissance établie, il était très bon, par toutes les raisons que donne Bouhier, et par celle-ci, qu'il ne donne pas, c'est que seul, entre les moyens, il tendait à restreindre le nombre de ces vilaines causes; seul, il était capable de retenir les hommes trop et trop peu ardens, les femmes trop ou trop peu scrupuleuses, dans de certaines bornes. Où la honte de la visite n'arrêtait pas, la honte de se produire à deux pouvait arrêter; car les habitudes de la médecine et du confessionnal aguerrissent à toute confidence, mais non pas à toute action publique.
Terminons cette analyse périlleuse par quelques mots sur l'auteur grave et religieux qui nous l'a suggérée. Jean Bouhier, président au parlement de Dijon, né dans cette ville en 1673, fut élu membre de l'Académie française, en 1727, à la place de Malézieu le mathématicien, l'un des beaux esprits de la duchesse du Maine, et mourut chrétiennement, comme il avait vécu, dans les bras du Père Oudin, en 1746. Il était savant en divers genres et remua tout, ainsi que le dit d'Alembert dans l'éloge qu'il a fait de lui. Il traduisit convenablement plusieurs ouvrages philosophiques de Cicéron, et méritait de traduire les Tusculanes par le mot sublime qu'on rapporte de lui au lit de mort. A son dernier moment, ayant pris tout à coup un certain air penseur, quelqu'un des assistans lui en demanda la cause: «J'épie la mort,» répondit-il, et peu après il expira. «Si je rencontre une mort parlière, disait Montaigne, dirai ce que c'est.» Bouhier a bien approché de cette révélation, s'il ne l'a faite.
[22] Severus Pinæus de Virginitatis notis, graviditate et partu. Ludov. Bonaciolus de conformatione fœtus, accedunt alia. Lugd.-Batav., 1650, 1 vol. pet. in-12. Voici un extrait des articles de MM. Begin, Chaussier et Adelon sur Severin Pineau et Louis Bonacioli, dans la Biographie universelle: Pineau, né à Chartres vers 1550, mort à Paris en 1619, doyen du Collége royal de chirurgie, eut de son beau-père, Philippe Collot, le fameux secret de la taille, opération qu'il pratiqua heureusement. Il fit paraître, en 1597, en latin, son ouvrage estimé sur la Virginité et l'Accouchement, dans lequel il démontra 1o que la matrice n'est point partagée en plusieurs loges; 2o que l'accouchement est précédé du relâchement préliminaire de la symphyse (liaison) des deux os du bassin.
Louis Bonacioli, médecin de Ferrare, vers 1460, fit un gros ouvrage sur la génération, sous le titre d'Enneas muliebris, dont le présent opuscule de Fœtus formatione n'est qu'un extrait. Ses écrits sont si remplis de certains détails, qu'on s'étonne qu'il ait osé les dédier à la princesse de Ferrare. La petite édition de 1650, que nous citons, renferme des gravures explicatives qui ne sont guère à montrer et qui contribuent d'autant plus à la faire rechercher des amateurs.
LES RÉCRÉATIONS DES CAPUCINS,
OU
DESCRIPTION HISTORIQUE
DE LA VIE QUE MÈNENT LES CAPUCINS
PENDANT LEURS RÉCRÉATIONS.
A la Haye, aux dépens de la compagnie. (1 vol. pet. in-12 de 270 pages, plus un feuillet de table.) M.DCC.XXXVIII.
(1738.)
Tout dégénère par la durée, et les professions les plus nobles, devenant insensiblement des métiers, sont celles dont la dégénération choque le plus par le contraste frappant qu'elle présente entre le dessein et l'exécution, le but et le résultat. C'est ainsi que la vénalité corrompit à la longue, dans notre ancienne monarchie, les hautes fonctions de la judicature et du barreau. Le scandale fut bien plus grand dans l'Eglise, précisément à cause de la dignité incomparable du vrai sacerdoce. Les ordres religieux, surtout, créés pour l'humilité, pour l'abstinence et la macération des sens, devinrent, au sein de l'orgueil, de la bombance et des grossières voluptés, un sujet de plainte et de ridicule que rien peut-être n'a égalé dans l'histoire des institutions humaines. Ces désordres ont été cruellement payés, depuis, par leurs auteurs! toute ame honnête doit en gémir; mais la raison ne doit pas, à cause des horreurs qui ont ensanglanté la suppression des sociétés monacales en France, renoncer au droit de les repousser aujourd'hui d'après les mêmes principes qui les lui fit accueillir autrefois. Un des meilleurs moyens de guérir les gens de la folle idée de ressusciter ce qui ne peut plus être en ce genre est de conserver le souvenir des abus qui ont amené la destruction de ce qui était. Les monumens ne manquent pas ici, depuis les écrits de Henri Estienne jusqu'au roman cynique de l'abbé du Laurens. Le petit livre des Récréations des capucins, ouvrage sans doute de quelque réfugié, qui avait été capucin lui-même durant quinze ans, comme il l'annonce dans sa préface, en est un fort gai. C'est un Recueil de scènes joyeuses, d'anecdotes singulières et de détails domestiques relatifs à la vie que menaient les capucins, principalement durant le temps de ce qu'ils appelaient leurs Récréations, périodes de relâche accordées quatre fois par an à leurs austérités, qui duraient chacune quinze jours, avant chacun de leurs quatre Carêmes, savoir: celui de l'Epiphanie, le grand Carême, le Carême de la Pentecôte et celui de la Toussaint. C'est là qu'on voit plus d'offices sonnés à toute volée de cloches que d'offices célébrés, des sportes de Pères gardiens bien remplis, de bonnes aubaines de Pères confesseurs et de Pères prédicateurs, parfois des déconvenues de Frères quêteurs, etc., etc. Si les faits particuliers sont inventés, ils n'en sont pas moins vrais de cette vérité générale, la seule à laquelle il faille, en pareil cas, s'attacher.
LE LIVRE JAUNE,
Contenant quelques conversations sur les logomachies, c'est à dire sur les disputes de mots, abus de formes, contradictions, double entente, faux sens, et que l'on emploie dans les discours et dans les écrits. (1 vol. in-8 de 184 pages et 12 feuillets préliminaires.) Imprimé à 50 exemplaires environ, sur pap. jaune. A Bâle.
(1748.)
M. Barbier, suivant en cela l'opinion de quelques bibliographes, contre l'opinion commune, donne cet ouvrage au sieur Bazin; mais il est généralement attribué à M. Gros de Boze, de l'Académie des inscriptions et de l'Académie française, savant homme, qui avait réuni une précieuse collection de livres rares et curieux. Le Livre jaune est dédié à M. de Corberon. Il devait présenter une suite de Dialogues philologiques entre les deux interlocuteurs Isaac Waller, gentilhomme anglais, et Ulric d'Olrad, docteur allemand; mais il ne contient que trois Conversations achevées et des fragmens de plusieurs autres. L'idée de cet écrit est philosophique: elle tend à établir que les disputes des savans, comme celles des ignorans, les querelles privées, les troubles civils même et les guerres étrangères tiennent à ce qu'on ne s'entend pas sur la valeur des mots. Vous prétendez que cette femme est belle; je soutiens le contraire: c'est une logomachie, tant que nous n'aurons pas déterminé ensemble la valeur du mot beauté, ni défini les caractères qui distinguent la beauté de la laideur. La pauvreté de nos langues est une source trop féconde de logomachies. Combien de sens divers s'attachent, par exemple, aux mots gloire et glorieux, etc., etc. Guerres de religion, logomachies et rien de plus. Révolution d'Angleterre, en 1648, logomachie, ou faux sens attribué aux termes de liberté, ordre, etc. Telle est la substance de la première Conversation.
La seconde tombe dans la plaisanterie froide et la subtilité. Ainsi les lois européennes défendent la polygamie, et en même temps établissent la liberté de conscience. Logomachie, selon le Livre jaune; car, d'après ces lois, un Turc peut et ne peut pas avoir plusieurs femmes. Autre exemple: le christianisme recommande la pénitence et défend le suicide. Logomachie; car il y a des pénitens, tels que les trappistes, qui se tuent à force d'austérités.
La troisième Conversation est elle-même une véritable logomachie, dans laquelle le pouvoir monarchique absolu est opposé, avec tous ses avantages, aux inconvéniens du pouvoir mixte ou balancé, ce qui fournit à l'auteur une conclusion très fausse en faveur du despotisme. Les fragmens sont une continuation de cette étrange et sophistique politique, en même temps qu'une censure peu raisonnable du gouvernement anglais. De tels jeux logomachiques auraient bien plu à nos torys français de 1829. En somme, cet ouvrage est un fruit avorté. La pensée première en est juste et profonde; mais le génie a manqué à son développement, et le sophisme en a gâté la fin.
HISTOIRE DE LOUIS MANDRIN,
DEPUIS SA NAISSANCE JUSQU'A SA MORT;
Avec un détail de ses cruautés, de ses brigandages et de son supplice. Nouvelle édition revue et corrigée. A Amsterdam, chez E. Van Harrevelt. (Portrait. 1 vol. in-12.) M.DCC.LVI.
(1755-56.)
Les histoires de brigands sont les romans du peuple. Les imaginations vulgaires saisissent avidement ces récits variés, où le burlesque se trouve mêlé au tragique, le simple au merveilleux, et qui finissent d'ordinaire par le grand enseignement moral de la courte prospérité du crime, presque toujours suivie de la plus triste fin. Peu de livres ont eu plus de cours chez nous que les vies de Desrues, de Cartouche et de Mandrin. Il n'est guère de chaumière où elles n'aient pénétré et fait éprouver ces fortes émotions qui laissent dans la mémoire des traces ineffaçables. La Vie de Mandrin, notamment, fut écrite quatre fois, ainsi que le rappelle M. Weiss dans l'article de la Biographie universelle, qu'il consacre à ce héros de grands chemins: la première, en 1755, par l'abbé Regley; la seconde, par le sieur Ténier, qui reçut d'un abbé Chiali les honneurs de la traduction en italien; la troisième, encore en 1755, par le sieur de Saint-Geoirs, sous le titre de la Mandrinade; et la quatrième, dans un précis satirique spécialement dirigé contre la gabelle et les fermiers généraux.—La présente histoire, très joliment imprimée, sans nom d'auteur, à Amsterdam, en 1756, avec un portrait de Louis Mandrin, nous a paru être l'œuvre de Louis Ténier. S'il en faut rendre la gloire à quelque autre, nous sommes prêt; la restitution ne sera pas chère. On y lit les détails suivans:
Louis Mandrin naquit à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs en Dauphiné, le 30 mai 1714, d'un homme de la plus basse classe qui, vivant de ses vols, pour le moins autant que de son travail, essaya de fabriquer de la fausse monnaie, et finit par se faire tuer par des gardes sur lesquels il avait tiré lui-même. La piété filiale et l'héritage de quelques outils de faux monnayeur excitèrent le jeune Mandrin à suivre la carrière de son géniteur. Toutefois, la guerre de 1734, l'ayant fait soldat, suspendit sa vocation et lui donna l'occasion de signaler sa bravoure naturelle. Bientôt, las d'être un assez bon soldat, il se fit déserteur, chef de désertion, et débuta, dans son métier favori, par la formation d'une petite bande de dix ou douze compagnons, dont sa hardiesse, sa subtilité, son activité infatigable et une sorte d'éloquence singulière le rendirent l'idole. Il avait reçu, pour ses desseins, l'extérieur le plus heureux, une taille élevée, une force prodigieuse, des traits nobles, des yeux pleins de douceur et de feu, et un front où résidait la candeur. Ajoutez à ce portrait qu'il avait sans cesse à la bouche les mots d'honneur et de probité. Le voilà donc, ainsi pourvu par la nature, occupé la nuit avec les siens dans les rochers de la côte Saint-André, à contrefaire la monnaie, et le jour à courir les foires et les marchés, déguisé tantôt en bourgeois, tantôt en militaire ou en religieux, pour y payer loyalement ses emplètes sans trop marchander. Tout alla bien ainsi pendant trois ans, au bout desquels son capitaine, l'ayant découvert, voulut le forcer à rejoindre son régiment, ce qui le contraignit à casser la tête et les reins audit capitaine de deux coups de pistolet. Pour cette fois, le voilà lancé. Ce n'est plus la friponnerie inquiète et masquée qui convient à son humeur; il a franchi le fleuve du sang; il va tenter, lui et ses amis, de hautes entreprises. Un des gens de sa bande, nommé Roquairol, a fait briller à ses yeux un mérite d'intelligence et de courage digne du second rang. Ainsi secondé, que n'osera-t-il pas? Certain château, situé sur un pic escarpé, lui serait un excellent quartier pour quelques mois. Cette habitation appartient à la veuve d'un riche procureur: rien de plus simple que de s'en emparer. Il apparaîtra la nuit à cette veuve, traînant l'ame du procureur avec des chaînes, à la clarté des torches: la peur de vingt revenans chassera la veuve et le laissera maître du château. Cette nouvelle demeure sera son hôtel des monnaies tout le temps qu'il plaira au peuple de la contrée de croire aux revenans. De là partiront de faux marchands, de faux officiers, de faux moines, qui travailleront de leur mieux dans de fréquentes tournées poussées jusqu'aux frontières d'Espagne, d'où ils rameneront de beaux chevaux qui produiront de bel argent qui doublera les moyens, soit de fraude, soit de vrai commerce, soit d'embauchage. Cependant la peur des fantômes n'a qu'un temps: l'idée des voleurs prévaut enfin dans la population voisine; des archers commandés par un hardi prévôt, des clercs courageux se dirigent vers le château enchanté. Mandrin s'y voit assiégé: le feu s'engage; la mort vole; le prévôt se croit déjà sûr de sa proie: vaine espérance! un souterrain, que Mandrin avait creusé pour aboutir à une forêt, le sauve, lui, sa troupe et ses trésors. A peine libre des piéges de la maréchaussée, il tombe dans ceux de l'amour. Croirait-on que ce bandit ait été sensible? il le fut pourtant; et, sous le nom de baron de Mandrin, il séduisit la belle Isaure, fille d'un gentilhomme dauphinois. Pour cette fois, il paiera sa bonne fortune; car il sera reconnu, trahi, dénoncé, guetté, surpris dans les bras de sa maîtresse, qui se fera religieuse de désespoir; tandis que lui, misérable, ira dans les cachots de Grenoble attendre sa condamnation et son supplice infaillibles. Infaillible condamnation, oui; mais infaillible supplice, non pas encore.
Que va faire Mandrin pour sortir de ce mauvais pas? Il se mettra d'abord à blasphémer, à repousser le confesseur, à renier Dieu avec ses complices. Un tel endurcissement chez un bel homme, si jeune, excitera le zèle compatissant des dévotes de la ville. «Sauvons cette ame,» se diront-elles; et tout aussitôt elles se mettront en campagne. Or, pour sauver une ame de brigand, il faut d'ordinaire commencer par adoucir les souffrances corporelles de ce brigand. Donc, aux accens de la pitié religieuse, les fers tomberont ou se relâcheront; les coupables seront quelques instans réunis; ils pourront prendre leur dernier repas ensemble; moyennant quoi, ils écouteront le confesseur; ils loueront Dieu de leur juste châtiment, puis enivreront leur geolier de bon vin, ouvriront les serrures, culbuteront la garde et gagneront le pays. Ainsi fut fait, et derechef Mandrin sauvé.
Les ressources de cet homme étaient inépuisables. Peu de jours lui suffisent, au sortir de prison, pour reconnaître et battre la contrée en tout sens avec ses amis. Il avise un ermitage dans un lieu désert et de difficile accès. Tuer un des deux ermites, garder l'autre pour otage et pour guide, se faire donner des patentes d'ermite par le vicaire général, creuser un triple souterrain de fuite dans sa caverne, et y rétablir son hôtel des monnaies, tout cela pour lui n'est qu'un jeu. Trente-huit compagnons, dont se compose sa troupe, lui permettent de créer un régime de sûreté admirable. Cependant le hasard tient en réserve plus de combinaisons que la prudence. Le hasard amène dans ce lieu, à la recherche de sa chèvre égarée, une jeune paysanne qui a tout vu et qui s'est enfui. On court après elle; on l'atteint. Mandrin lui donne le choix de son lit ou de la mort. La pauvre femme hésite à quitter sans retour son mari et son enfant; alors Mandrin la poignarde et se remet à travailler en paix.
L'ermitage croissait en renommée sous ses auspices: il avait trouvé plus commode d'y prendre l'uniforme d'officier, et d'y feindre, sous le nom du chevalier de Montjoly, l'homme pénitent dégoûté des plaisirs du monde. Le bruit de la pénitence d'un si beau garçon émeut la curiosité des dames du voisinage: elles affluent au désert; quelques unes n'en reviennent pas comme elles y sont venues; le vicaire général, informé de ces nouvelles, mande l'ermite et l'officier; mais il est presque aussitôt édifié de la sainteté de ces personnages calomniés. Nouveau danger prévenu. Tout ceci, qui semble aujourd'hui fabuleux, n'en est pas moins historique, et s'explique d'ailleurs par l'état de police grossière qui régnait alors dans le royaume. Songeons qu'à une époque où les gens de cœur ne passaient point le Pont-Neuf, à Paris, dès neuf heures du soir, sans avoir l'épée à la main, il est peu surprenant que les rochers du Dauphiné ne fussent pas surveillés de bien près. Toutefois, à la fin, les maréchaussées de Grenoble et de Valence, averties, se mettent sur pied; elles cernent l'ermitage, y pénètrent, et y trouvent... quoi? la bande échappée par le souterrain, plus une mine qui éclate et les fait en partie périr. Le chevalier de Montjoly était absent pendant cette invasion imprévue, que Roquairol avait eu l'honneur de rendre inutile. Il revient sur ces entrefaites, tourne aussitôt bride, rejoint ses gens dans un lieu de rendez-vous convenu d'avance; retraite bientôt découverte, où, après une lutte acharnée, il finit par tomber dans les mains du prévôt, lui, ses deux frères et cinq de ses amis. Cette fois, les bandits seront bien gardés. Grenoble voit leur jugement rendu et leur échafaud dressé. Mandrin marche à la mort fièrement avec ses complices; puis, tandis qu'on expédie ceux-ci, le voilà qui, de deux coups d'épaule, renverse ses gardes, fend la foule, y répand l'effroi, court à perte d'haleine, sort de la ville par des détours à lui connus et s'évade une seconde fois.
Embrun, Avignon, Viviers le reçoivent tour à tour sous des déguisemens divers. Ensuite il se rend à Lyon, s'y engage uniquement pour tuer son capitaine et voler la caisse de la compagnie. Un retour de prospérité ne va pas sans un autre, non plus qu'un revers; il rejoint quatorze des siens, y compris son ami Perrinet. La bande ainsi recomposée, gagnant les hautes montagnes, se campe à cheval sur la France et la Savoie. Là Mandrin dresse un autel, et fait jurer à ses gens une guerre à mort aux employés des fermes; serment qui deviendra incessamment funeste aux brigades de Romans et du grand Lemps. Ceci se passait en janvier 1754. Désormais Mandrin n'est plus un scélérat ordinaire, c'est un redoutable contrebandier, qui fait chaque jour des recrues choisies, admettant à sa suite, non plus volontiers les simples voleurs et assassins, mais de résolus déserteurs ayant fait le coup de fusil et le coup de sabre. Le Dauphiné tout entier, dès lors, le Languedoc, l'Auvergne, le Lyonnais, le Mâconnais servent de théâtre à ses exploits. Il force les ponts et les passages en plein jour; il porte la terreur jusqu'aux enceintes des villes fortifiées, il est partout vainqueur et partout inexorable. Son audace croît avec sa terrible réputation et lui suggère une idée inouie, celle de forcer les entreposeurs eux-mêmes à lui payer son tabac de contrebande qu'il leur présente et leur taxe comme tel. La scène, pour le premier coup, est à Rodez. Au mois de juin de la même année, Mandrin tombe chez l'entreposeur de cette ville avec 52 hommes armés, fait son marché, puis sort tranquillement avec l'argent de l'État, en présence de la population épouvantée. L'entreposeur de Mende subit, peu de jours après, une avanie pareille, et aussi celui de Montbrison. Dans cette dernière ville, Mandrin fit une expédition aussi hardie qu'adroite; il força la prison et y recruta 14 criminels déterminés. On peut dire qu'il en était arrivé à tenir la campagne. Aussi la cour de Versailles se mit-elle en devoir de le réprimer. Des troupes reçurent l'ordre de l'aller combattre. Il n'était pas facile à joindre et se multipliait par des contre-marches habiles et soudaines avec une intelligence et une célérité merveilleuses. On croyait voir en lui, non plus un brigand, mais un Jean de Wert ou Galas. Il avait promis la paix aux habitans neutres et leur tenait parole, ne poursuivant plus que les employés des fermes, qu'il obligeait de payer ses marchandises, et auxquels il avait l'impudence de donner des reçus signés Capitaine Mandrin.
Sous ce nom, qu'il ne cachait plus, il mit la ville de Beaune et celle d'Autun à contribution. Ce fut à Grenand, sous les murs d'Autun, qu'il aborda pour la première et dernière fois, à cheval, l'épée nue, les troupes du roi commandées par M. de Fischer. Perrinet menait sa droite, Piémontais sa gauche; lui, placé au centre, était partout en même temps. A trois reprises il chargea les dragons et les hussards, jonchant la terre d'officiers et de soldats; mais, accablé par le nombre, il fut enfoncé et réduit à fuir. Ce combat mit un terme à sa fortune.
Depuis ce jour, hors d'état de guerroyer, il redevint brigand, fut trahi par un des siens, garrotté et livré, dans cet état, aux archers de Valence, le 10 mai 1755.
On cite de lui, dans son procès, une réponse qui le peint bien; un témoin l'avait reconnu: «Si tu me connais, lui dit-il, tu ne dois pas me reconnaître.» Le 26 mai suivant, il monta tout de bon sur l'échafaud; mais, à la fin, vaincu par les exhortations d'un jésuite charitable et déchiré de remords, il subit, en versant des larmes tardives, l'affreux supplice de la roue, qu'il avait bien mérité, si quelqu'un le mérita jamais.
EXPLICATION
DES CÉRÉMONIES DE LA FÊTE-DIEU
D'AIX EN PROVENCE.
Orné du portrait du roi René d'Anjou, des figures du lieutenant du prince d'Amour, du roi et des bâtonniers de la bazoche, de l'abbé de la Ville, des jeux des diables, des Razcassetos (lépreux), des apôtres, de la reine de Saba, des Tirassous des chevaux frux, etc., etc.; en tout 13 figures, avec des airs notés consacrés à cette fête. A Aix, chez Esprit David, imprimeur du roi. 1 pet. vol. in-8 ou grand in-12 de 220 pages, par Gaspard Grégoire, graveur aussi des figures sur les desseins de son frère Paul Grégoire. (M. Barbier dit que ces deux frères inventèrent la peinture sur velours.) M.DCC.LXXVII.
(1777.)
Ces fêtes grotesques, moitié chevaleresques et populaires, moitié religieuses, qui occupaient non seulement, à Aix, la veille, le jour et l'Octave du Saint-Sacrement, mais aussi le lundi de la Pentecôte et le dimanche de la Trinité, furent instituées, en 1462, par le roi René, qui s'entendait mieux en fêtes et en chansons qu'en gouvernement, quoiqu'il fût administrateur paternel de ses sujets provençaux. L'invention de la Fête-Dieu ne plut pas à tout le monde. Neuré, dans une lettre à Gassendi, s'en montra scandalisé! Madame de Sévigné s'en plaint aussi dans ses lettres à sa fille avec grace et légèreté, selon sa manière. Il est vrai, sans parler du ridicule jeté par ces folies sur une cérémonie grave, que ce singulier spectacle occasionait à la ville d'Aix des dépenses considérables, et telles que, suivant une déclaration royale du 28 juin 1668, la nomination du prince d'Amour fut supprimée par économie. On continua pourtant de donner huit cents livres au lieutenant dudit prince d'Amour. L'analyse des cérémonies usitées dans ces jeux sacrés serait aussi fastidieuse qu'insuffisante. Il faut, à cet égard, s'en référer aux figures, lesquelles donnent l'idée d'un peuple de fous. La cour de la reine de Saba et saint Christoon sont particulièrement curieux à voir. La quatrième partie de cette explication commence par des vers provençaux en l'honneur de René, où se peint naïvement l'amour du pays pour sa mémoire.
Le parlement, le clergé, le corps de ville et les confréries des arts et métiers figuraient dans ces fêtes, dont bientôt il ne restera plus que le joli volume qui les retrace, il faut du moins l'espérer.
L'ESPION DÉVALISÉ.
Par le comte de Mirabeau. Londres, 1783. (1 vol. in-12.)
(1783.)
Le lecteur ne doit point s'armer de réprobation contre cet écrit sur son titre qui annonce un libelle. C'est un pamphlet très caustique, en effet, mais ce n'est point un libelle, proprement dit, du genre de ces productions mensongères et venimeuses qui souillèrent les dernières années de notre ancienne monarchie, telles que la Vie privée de Louis XV, du sieur d'Angerville, celle du maréchal de Richelieu, de l'abbé Soulavie, le Gazetier cuirassé, de Théveneau de Morande, et autres turpitudes pareilles. A cet égard, il suffit de savoir que l'ouvrage est de Mirabeau, de cet être prodigieux dont les passions fougueuses dégradèrent le caractère et fécondèrent le génie; auteur d'une activité rare, qui marqua de sa forte empreinte tous ses écrits, capables de remplir plus de cent volumes, et n'en laissa pas un seul digne de la postérité; orateur souvent sublime, toujours puissant, qui ne signala jamais son talent que par des ruines; homme vénal sans bassesse, qui se donnait librement par générosité, après s'être dédaigneusement vendu par besoin; majestueux sans vertu et seulement par la hauteur de sa pensée; homme que la nature et le vice avaient fait à l'envi repoussant, et qui, dans sa laideur et sa débauche, attirait à lui les femmes les plus faites pour charmer; homme enfin dont la mémoire tient encore, après cinquante ans, la justice publique flottante entre le mépris et l'admiration, comme nous l'apprend son cercueil sans cesse ballotté entre les gémonies et les voûtes sacrées. Son Espion dévalisé est un livre fort piquant, plein d'anecdotes et de détails de mœurs utiles à conserver, qui contient même un morceau du premier ordre, l'Avis aux Hessois, où la plus éloquente indignation est du moins, cette fois, employée à servir la plus juste des causes.
Dans le nombre des historiettes qui s'y trouvent accumulées, nous avons fait un choix de souvenirs qui peut satisfaire en attendant qu'il en soit fait un meilleur.
Mirabeau étant logé dans une auberge, à Versailles, fut réveillé, la nuit, par ces mots répétés à haute voix sur tous les tons: A boire pour le roi! à boire pour le roi! Importuné de ce vacarme, il sort et voit, dans le corridor, un homme en chemise qui lui demande son avis sur l'intonation de ces belles paroles. C'était un commensal juré-crieur à boire pour le roi, de ces officiers si utiles qui donnent l'ordre au gobelet-vin quand le roi a soif, lequel, nouvellement nanti à beaux deniers comptans de cette importante charge, s'exerçait à la dignement remplir le dimanche suivant au Grand-Couvert. L'anecdote qui sert ici de texte à la censure de l'ancien établissement domestique de la cour de France a fourni le sujet d'un joli proverbe à Carmontel.
Quand M. Silhouette, en 1759, fut nommé contrôleur général par le crédit de madame de Pompadour, il se rendit chez cette dame bien guindé, bien préparé pour répondre, sur toute question, au roi, qui devait y venir. Le roi entre et dit au personnage: «Bonjour, M. Silhouette; les lambris de votre cabinet sont-ils vernissés?» A cette grave question, voilà le nouveau débarqué qui reste coi et ne répond rien. Le roi confus s'embarrasse, fait un tour de chambre et remonte chez lui. «Qu'avez-vous fait là, dit aussitôt madame de Pompadour à Silhouette!—Mais que fallait-il donc faire?—Il fallait faire comme l'ambassadeur de Venise, Gradenigo, à qui le roi ayant demandé combien ils étaient dans le conseil des dix, répondit sans hésiter: Sire, ils sont quarante.» Jamais M. Silhouette ne put se relever dans l'esprit de Louis XV. Il ne laissa pourtant pas, dans son ministère de peu de mois, de faire quelques grandes iniquités fiscales qui mirent soixante-douze millions dans le trésor royal, et dont le public s'engoua d'abord, parce qu'elles frappaient les fermiers généraux; mais il fit aussi quelques réglemens somptuaires qui, bien que puérils, alarmèrent les hommes de faveur; alors il fut renvoyé et acheva de donner une pauvre idée de lui en s'en allant, ainsi que sa femme, mourir, à la campagne, du chagrin de sa disgrace[23].
En 1775, lorsque le contrôleur général Turgot, fort des édits du roi, essayait d'établir la liberté du commerce des grains dans tout le royaume, il y eut, en divers lieux, des émeutes favorisées secrètement par les amis du garde des sceaux Lamoignon de Blancmesnil et autres adversaires des économistes. Celle de Versailles, entre autres, fut notable, à cause du théâtre qu'elle s'était choisi. Les princes de Poix et de Beauveau, capitaines des gardes, firent monter la maison du roi à cheval; puis, ayant mûrement délibéré entre eux, ils jugèrent à propos, non pas de réprimer l'agitation des révoltés, ce qui était leur affaire, mais bien de taxer le pain à deux sous, ce qui ne les regardait pas et donnait gain de cause à la sédition. Le roi, dans le premier moment, avait sanctionné la mesure. Turgot survint: il fit révoquer la taxe; mais le coup était porté. Le parlement prit parti pour les réglemens anciens, et peu après le contrôleur succomba. Ainsi deux militaires se firent d'eux-mêmes législateurs du royaume par expédient. Les choses devaient aller loin dans un pays où elles allaient ainsi; ceci soit dit sans rien préjuger en faveur de la bonté et surtout de l'opportunité d'un système de liberté absolue à l'égard des subsistances, brusquement substitué au régime routinier des plus dures entraves commerciales.
Mirabeau n'aimait pas le duc de Choiseul. Dans le récit qu'il fait des circonstances de la mort de madame la dauphine et de celle de M. le dauphin qui avait précédé, il s'autorise, avec un assentiment visible, des discours du médecin Tronchin, d'une anecdote de l'abbé Galiani et de la maxime is fecit cui prodest, pour attribuer ces deux morts funestes au poison, et pour fortifier les soupçons qui atteignirent, dans le temps, le premier ministre. L'opinion publique est beaucoup moins sévère et plus juste, à cet égard, aujourd'hui: Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés. Comment le duc de Choiseul eût-il commencé par où il est encore douteux que Tibère ait fini?
Vous aviez toujours pensé que le fameux écran vivant du roi, cet officier candide qui avait acheté si cher la charge de se brûler les jambes à la cheminée de la chambre du conseil pour garantir Sa Majesté de l'ardeur du feu, était Poinsinet, l'auteur de la spirituelle comédie du Cercle. Eh bien! lisez l'Espion dévalisé, vous y verrez que cet écran se nommait le marquis de Lomellinos, Portugais, nouvellement naturalisé Français, et qu'il avait donné son cœur et sa main à une aventurière, plus douze mille livres à compte sur trois cent mille, pour obtenir son bel emploi.
Dès l'année 1764, un sieur Cugnot, maître de mathématiques, avait exécuté à l'Arsenal un chariot que la pompe à feu faisait mouvoir sans chevaux, de l'invention de M. de Gribeauval, grand-maître de l'artillerie.
Mirabeau donne ici des solutions fort sages de deux problèmes d'économie politique. La seconde solution surtout est remarquable contre l'établissement de tout papier-monnaie, et de tout effet de crédit public. Elle débute par ces paroles que l'évènement a rendues solennelles dans une telle bouche: «Tout ce qui promet au futur est un outil de friponnerie qui fait des fripons.»
Ce recueil contient plusieurs pièces de vers, dont deux ont beaucoup de grace et d'harmonie; l'une est intitulée le Rêve, et l'autre est une complainte sur la mort d'une petite chienne appelée Mignonne.
Il y a dans ce dernier vers une grande faute, c'est le mot prescrite appliqué à la loi de la nature, qui condamne à mourir tout ce qui a vécu. Ce qui est prescrit peut être enfreint. Il est sans doute plus difficile d'écrire toujours exactement qu'élégamment.
Après ces jeux poétiques, l'Espion dévalisé retourne à Turgot, qu'il traite bien mieux qu'il n'a fait depuis M. Necker, et dont il admire les quatre édits rendus en vingt mois de ministère, savoir: le premier, pour la suppression de la corvée; le deuxième, pour l'abolition des maîtrises et jurandes; le troisième, pour la liberté du commerce des grains; le quatrième, pour la liberté assurée à tous de discuter les points d'administration.
L'ouvrage est terminé par une notice sur les maîtres des requêtes et les intendans, où se lisent ces mots probablement trop sévères: «Je mets en fait qu'il n'y a pas dix maîtres des requêtes parmi les quatre-vingts qui aient un sens ordinaire pour administrer. Voilà pourtant la pépinière des trente-trois intendans du royaume!» Laissons cette notice qui tient décidément du libelle, et revenons à l'avis aux Hessois.
Cet avis, dirigé contre le prince de Hesse, qui trafiquait alors de ses sujets avec les Anglais pour les envoyer combattre les Américains, est écrit avec l'ame de Caton. La question qu'il agite touche un point capital, celui de l'étendue du droit des souverains relativement à l'impôt d'hommes. Lever des hommes dans ses États pour les vendre à des intérêts étrangers, cela se peut-il? Mirabeau ne le pensait pas; voyons plutôt l'extrait analytique de son pamphlet. «Intrépides Allemands, s'écrie-t-il; quelle flétrissure laissez-vous imprimer sur vos fronts généreux!... Quoi! ce sont ces valeureux Allemands, défenseurs de leur liberté contre les vainqueurs du monde, contre les armées romaines, qui, semblables aux vils Africains, sont vendus et souffrent qu'on fasse chez eux le commerce des hommes! qu'on dépeuple leurs villes, qu'on épuise leurs campagnes, pour aider d'insolens dominateurs à ravager un autre hémisphère!... Amoncelés comme des troupeaux dans des navires étrangers, vous parcourez les mers, vous volez à travers les écueils et les tempêtes pour attaquer des peuples qui ne vous ont fait aucun mal!... Eh! que ne les imitez-vous, ces peuples courageux, au lieu de vous efforcer de les détruire?... Ils brisent leurs fers...; ils vous tendent les bras...; ils sont vos frères! ils le sont doublement, la nature les fit tels, et des liens sociaux ont confirmé ces titres sacrés... Le Nouveau-Monde va donc vous compter au nombre des monstres affamés d'or et de sang, qui l'ont ravagé!... Savez-vous quelle nation vous allez attaquer? savez-vous ce que peut le fanatisme de la liberté?... c'est le plus puissant de tous..., et le seul qui ne soit pas odieux... O guerriers mercenaires! ô Européens énervés! vous allez combattre des hommes plus forts, plus industrieux, plus courageux, plus actifs que vous ne pouvez l'être! un grand intérêt les enflamme, un vil lucre vous conduit!... ils combattent chez eux, pour leurs foyers, et vous allez combattre, loin de votre pays, pour de l'argent et des tyrans... Les motifs les plus saints appellent la victoire sur leurs pas... La cause des Américains est juste: le ciel et la terre réprouvent celle que vous ne rougissez pas de soutenir... Allemands! qui donc a soufflé parmi vous cette soif de combattre ces peuples?... Je ne vous comparerai pas à ces fanatiques Espagnols qui détruisaient pour détruire..., quand la nature, épuisée, forçait leur insatiable cupidité de faire place à une passion plus atroce... Non, je suis juste..., vous marchez par suite de cette fidélité pour vos chefs que vous tenez des Germains vos ancêtres, par habitude d'obéir, sans calculer qu'il est des devoirs plus sacrés que l'obéissance. Ce ne sont là que des torts..., demain ils seront des crimes... Déjà ceux de vos compatriotes qui vous ont précédés reconnaissent leur aveuglement; ils désertent..., et traités en frères par ceux qu'ils venaient égorger, ils sentent dans leur âme s'aggraver les remords et doubler le repentir... Profitez de leur exemple, soldats!... pensez à votre honneur, pensez à vos droits!... n'oubliez pas que tous ne furent pas faits pour un!... que votre conscience est le premier de vos chefs!... Vous allez, dites-vous, aider un souverain à ressaisir son autorité légitime sur des sujets rebelles?... Eh! qui vous a fait juges de ce grand procès?... Tous les Anglais condamnent les Américains?... gardez-vous de le croire... Non: tous les Anglais ne les condamnent pas, mais seulement, parmi eux, quelques ambitieux par qui l'Angleterre, la noble Angleterre est opprimée pour un temps... Les voulez-vous connaître les vrais motifs qui vous mettent les armes à la mains? un vain luxe, des dépenses méprisables ont ruiné les finances de vos princes...; votre sang va les réparer...; votre sang sera le prix de la corruption et le jouet de l'orgueil...; cet argent, obtenu au prix de vos existences, paiera des dettes honteuses..., engraissera d'avides usuriers..., soldera des courtisanes et des histrions... O dissipateurs aveugles qui vous jouez ainsi de la vie des hommes..., le temps viendra où vos remords déchirans, mais inutiles, seront vos bourreaux!... vous regretterez vos laboureurs et vos soldats... Lorsque de formidables voisins..., qui sourient aujourd'hui de votre aveuglement..., contemplant plus tard votre faiblesse..., s'apprêteront à en profiter..., alors votre conscience, plus juste que votre cœur ne fut sensible, sera la furie vengeresse des maux que vous aurez faits... Et vous, peuples trahis, vexés, vendus, rougissez de votre erreur!... connaissez enfin la vraie grandeur et la vraie gloire..., et que les nations que vous vouliez follement opprimer... vous envient et vous bénissent!»
[23] Depuis Colbert jusqu'à MM. Turgot et Necker, sans même excepter tout à fait les règnes de Desmarets, d'Ory et de M. de Machault, le contrôle général ne fut qu'un théâtre plus ou moins heureux d'expédiens et de savoir-faire, indigne de l'administration d'un grand pays. On en peut voir l'aperçu dans l'ouvrage de M. de Montyon sur les ministres des finances de France, ouvrage réfléchi d'un honnête homme, fort entendu, quoique trop entêté des vieilles idées, et même très amusant à lire. La grande opération de Silhouette y est notamment très bien appréciée et censurée. Cette opération consistait à casser le bail des fermes pour y substituer une régie intéressée, dont les profits passaient dans les mains du public par la création de 72 mille actions de 1,000 fr., lesquelles rapportaient un intérêt de 7 et demi pour cent. Par ce moyen, le ministre eut de l'argent tout de suite; mais le taux de l'intérêt s'étant élevé à 7 et demi, les emprunts à un taux moindre devinrent impossibles, et les sources du crédit furent taries.
FIN.
Imprimerie de Mme HUZARD (née VALLAT LA CHAPELLE),
Rue de l'Éperon, 11. 7 Juin 1837.