← Retour

Analectabiblion, Tome 2 (of 2): ou extraits critiques de divers livres rares, oubliés ou peu connus

16px
100%

LE DIVORCE CÉLESTE,

Causé par les Désordres et les Dissolutions de l'Epouse romaine, et dédié à la simplicité des chrétiens scrupuleux, avec la Vie de l'auteur; traduit de l'italien de Ferrante Palavicino, par *** (Brodeau d'Oiseville). A Cologne et Amsterdam, 1696, chez El. de Lorme et E. Roger. (Pet. in-12 de 175 pages), avec une figure représentant Jésus-Christ grondant le pape qui lit debout tranquillement pendant la mercuriale.

(1644-96.)

Encore que Bernard de la Monnoye, dans ses notes sur la bibliothèque choisie de Colomiès, ne pense pas que Ferrante Palavicino soit l'auteur de ce terrible pamphlet contre les désordres de la cour de Rome, nous suivrons l'opinion commune, en l'attribuant à ce malheureux moine, ainsi que le fait son second traducteur Brodeau d'Oiseville, dont M. Barbier nous a fait connaître le nom. Cette seconde traduction (car il en existe une antérieure, imprimée à Villefranche, en 1673, avec la rhétorique des putains), cette seconde traduction, disons-nous, est précédée d'une courte notice sur la vie de Palavicino, dans laquelle se rencontrent des circonstances dignes d'être conservées pour la leçon éternelle des faibles qui écrivent contre les forts. Ferrante Palavicino était un chanoine régulier de Saint-Augustin, de la congrégation de Latran, natif du duché de Parme, fort attaché à la maison de Farnèse. Il avait beaucoup d'esprit, mais de cet esprit satirique qui, de tous, nuit le plus à la fortune des hommes, tout en leur procurant le plus promptement et le plus facilement de la célébrité. Le pape Urbain VIII, (Barberini), pontife savant, souverain habile, poète ingénieux, et prêtre bien moins désordonné dans ses mœurs que beaucoup de ses prédécesseurs, ayant excité la haine aveugle de Palavicino par la guerre qu'il faisait à Odoard Farnèse, duc de Parme, ce moine irascible lança, contre le chef de l'Eglise, le présent dialogue, dont il faut avouer que la forme est très insolente, non seulement à l'égard du Saint Siége, mais encore envers Dieu le père, J.-C., et saint Paul, qui en sont les interlocuteurs. Un religieux, après s'être fait de tels ennemis, ne pouvait se sauver qu'en fuyant. Palavicino s'enfuit donc à Venise; mais il n'avait pas simplement offensé le pape et la cour de Rome, il avait aussi outragé les jésuites. Or, un certain jour, il lui vint, à Venise, un jeune homme fort aimable et tout à fait candide, lequel était, selon quelques uns, fils d'un libraire de Paris et se nommait Bresche. Cet intéressant jeune homme le prit en grande amitié, l'emmena en France, le fit passer par le bourg de Sorgues, dans le comtat Venaissin, terre papale, où des gens du pape le saisirent. Son procès fut bientôt fait à Avignon, où il eut la tête tranchée en 1644, à la fleur de son âge, 14 mois après son crime, l'année même de la mort d'Urbain VIII, et peu après. Venons au divorce céleste dont voici le sommaire. J.-C., voyant les déréglemens de son église, veut faire divorce avec cette épouse adultère. Le Père éternel, après s'être fait rendre compte, par son fils, des motifs qui le déterminent, charge saint Paul d'instruire l'affaire, avant de prononcer. Saint Paul se rend à Lucques, à Parme, à Florence, à Venise et enfin à Rome d'où il est contraint de fuir, puis revient faire son rapport, lequel, se trouvant conforme à l'accusation, décide le Père éternel à fulminer le divorce. Sur cette nouvelle, Luther, Calvin, Marc Éphèse et d'autres sectaires se présentent à J.-Ch., pour le supplier de former alliance avec leurs Eglises; mais J.-C., fatigué de la nature humaine, se refuse à toute alliance nouvelle. Cette fiction devait comprendre trois livres dont un seul fut achevé et publié, savoir celui qui contient la mission de saint Paul et son rapport. Quant aux griefs énumérés dans ce rapport, il faut remarquer, page 46, celui qui regarde le danger des legs perpétuels faits à l'Eglise; et page 53, celui de l'indépendance où sont les ecclésiastiques de la juridiction séculière. Sur ces deux points l'auteur loue la république de Venise de s'être soustraite à l'abus. Il faut encore remarquer, page 62, le détail des exactions administratives, usitées dans les Etats romains, telles que la taxe dite du bien vivre; page 73, un excellent raisonnement contre l'infaillibilité du pape puisé dans l'institution même des synodes et des conciles; page 79, la singulière et scandaleuse confession d'un cardinal au lit de mort, reçue par saint Paul; page 100, etc., un éloge de la liberté de la presse, et page 146, etc., le discours d'une jeune religieuse sur les douleurs de la vie monacale, lequel contient d'étranges aveux touchant la chasteté des filles cloîtrées.


SERMONS DE PIÉTÉ,
POUR RÉVEILLER L'AME A SON SALUT;

Par Fabrice de la Bassecour, ministre en l'Eglise françoise, recueillis à Amsterdam, dédiés aux bourgmaistres et eschevins de la ville d'Amsterdam. (1 vol. in-12 de 312 pages et 7 feuillets préliminaires.) A Amsterdam, chez Louis Elzevier. M.DC.XLV.

(1645.)

Ces sermons sont au nombre de douze, sur les sujets suivans: combien importe le soin du salut; le soin que Christ a de nostre salut sous la figure du berger recherchant la brebis égarée; exemple de foi en l'apôtre saint Paul; exemple de repentance en la femme pécheresse; miroir de repentance en celle de l'enfant prodigue; abrégé des conseils à salut; l'amour que nous devons à Dieu; comme la superbité damne et l'humilité sauve; le triomphe de l'ame pieuse après la mort; qu'il y a peu d'élus à salut; pour conclusion, exerce-toi en piété.

Ni M. Brunet, ni M. Barbier ne parlent de ce sermonaire; je ne le trouve sur aucun catalogue parénétique, pas plus que sur la liste elzévirienne, bien qu'il soit du bon temps des elzévirs. Fabrice de la Bassecour nous apprend, dans sa dédicace, qu'il était ministre réformé de l'Eglise française d'Amsterdam, depuis 7 ans, en 1645. Rien de plus froid, de plus sec, de plus traînant que ses sermons. On n'y trouve pas le moindre germe d'éloquence; en revanche, il y fait, suivant la méthode réformée, un abus démesuré de citations de l'Ecriture. Le style en est ancien et bas, sans naïveté. L'orateur y dit que l'orgueil ou la superbité fait la piaffe partout; que nous devons recourir à la prière pour combattre le mauvais des deux principes qui sont en nous, comme fit Rébecca lorsqu'elle sentit ses deux enfans s'entre-pousser dans son ventre; que, de même que les agneaux s'agenouillent pour téter, aussi faut-il s'humilier pour sucer, de sa petite bouche, les mamelles des bénédictions de Dieu; que notre ame, tant qu'elle bat dans ce val terrestre, est affublée des vieilles peaux de la chair et du gros sac de nostre corps mortel; mais qu'un jour, colloquée dans le temple magnifique des cieux, ces peaux, ce sac étant changés, elle brillera de tous côtés, etc. Ce n'est pas ainsi que Massillon réveille dans nos esprits les idées du juge suprême, de l'immortalité de notre ame, du néant de notre orgueil, et qu'il déroule, aux yeux des fidèles, dans de majestueux tableaux, leur origine, leurs destinées futures, leurs devoirs, enfin tout l'enchaînement des dogmes chrétiens. En tout, qu'il y a loin de ces pauvretés pédantesques aux doctes et nobles enseignemens de nos grands sermonaires; les uns si remplis de la vraie science du cœur humain, si vivans d'éloquence persuasive, de grace et d'harmonie; les autres si puissamment armés de sagesse rigide et de raisonnemens pressans qu'appuie, à propos, la double autorité des livres sacrés et de la tradition! Il faut le confesser, les réformés ne sont pas heureux en chaire. Ils semblent n'avoir de force et talent que pour la guerre et la dispute; du reste, on dirait qu'avec l'orthodoxie se sont évanouis pour eux, depuis l'origine de leurs sectes jusqu'à nos jours, tout le charme de la morale et toute la puissance de la foi. Les sermons de Calvin, nous l'avons vu, sont pitoyables; ceux de Blair sont glacés. Ils ont fait d'un corps un squelette, puis du squelette un fantôme. Les sermons du ministre français d'Amsterdam valent pourtant beaucoup, en ce sens qu'étant fort rares, les curieux les achètent fort cher. J'ai honte de dire que l'on aurait un P. Bourdaloue complet pour le prix dont on paie ce méchant petit volume, lequel n'est pas, après tout, inutile à notre dessein de suivre la marche des esprits dans toutes les directions.


LA MONARCHIE DES SOLIPSES,

Traduite du latin de Melchior Inchofer, jésuite (Jules-Clément Scoti, jésuite), avec des remarques. (Restaut, traducteur.) Amsterdam, (1 vol. in-12.) M.DCC.XXI.

(1645-1721.)

Bien des gens hésitent encore sur le nom du véritable auteur de cette satire des jésuites, qui fit grand bruit lorsqu'elle parut, pour la première fois, en latin, en 1645, sous le titre de Lucii Cornelii Europæi monarchia Solipsorum. Est-elle du respectable jésuite hongrois Melchior Inchofer, né en 1584, mort à Milan, dans l'année 1648, homme savant, mais bizarre, qui écrivit contre le système de Copernic, et qui, dans son meilleur ouvrage, l'Histoire de la latinité sacrée, soutint que les bienheureux s'entretiendront quelquefois dans le ciel en latin? N'est-elle pas plutôt l'œuvre d'un jésuite infidèle à son ordre, le Père Jules-Clément Scoti, né à Plaisance en 1602, d'une famille illustre, mort à Padoue, en 1669, sous la protection des Vénitiens, ces premiers et redoutables ennemis de la Compagnie de Jésus? Cette dernière opinion est la plus répandue. En effet, la monarchie des Solipses sent plutôt le dépit et l'esprit de rancune que l'amitié sévère et le goût d'une sage réforme. On devine que les Solipses et leurs amis ont dû attribuer ce terrible livre à Scoti, c'est à dire à un apostat, de préférence à Inchofer, c'est à dire à un conseiller rigide. C'est le parti qu'ont pris les Pères Oudin et Niceron, et qu'indépendamment de l'intérêt qu'ils avaient à le prendre, ils ont étayé de raisons notables, sinon déterminantes. Cependant le livre est dédié à Léon Allacci, personnage grave et orthodoxe, bibliothécaire du Vatican, lequel eut le crédit d'empêcher qu'il ne fût mis à l'index. Or, un tel personnage pouvait bien protéger la censure austère, mais non l'apostasie. De plus, il paraît constant que les jésuites soupçonnèrent d'abord Inchofer d'être l'auteur de la Monarchie des Solipses; qu'ils le firent nuitamment enlever, de force, de son collége à Rome, sur ce soupçon, et qu'ils l'eussent infailliblement fait disparaître sans l'appui menaçant que lui prêtèrent aussitôt les cardinaux Barberini et Franciotti et le pape Innocent X ses amis. Comment le grand conseil de l'ordre se fût-il fourvoyé à ce point? Ajoutons que le grammairien Restaut, qui a traduit cette satire en français, ne doute pas qu'elle ne soit due au père Inchofer. Il le répète sur tous les tons, dans sa préface, et se fonde, en cela, sur une autorité imposante, celle de l'abbé Bourgeois, chanoine de Verdun, qui fut député, en 1645, au souverain pontife par les évêques de France, pour prévenir la condamnation du livre de M. Arnaud contre la fréquente communion. Mais encore il faut l'avouer, Restaut, bien qu'il fût lié avec les pères du Cerceau, La Rue, Porée, Buffier et Sanadon, et qu'il demeurât à Paris, au collége de Louis le Grand, n'aimait point les Solipses et leur préférait de beaucoup Rollin et d'Aguesseau. Sa traduction, ses remarques, les pièces de rapport qu'il joint à son travail, telles que des fragment du Jésuite sur l'échafaud, de l'apostat Jarrige; les Instructions aux princes par un religieux désintéressé, et autres écrits dirigés vers le même but, trahissent, de sa part, l'intention manifeste d'attaquer la compagnie: par conséquent, il a bien pu, dans le doute, se décider pour l'opinion la plus propre à donner du poids à son attaque. Se décide qui pourra dans ce conflit; Cbauffepied ne l'a pas fait, M. Barbier ne l'a pas fait, nous les imiterons, ne fût-ce que pour entrer plus vite en matière.

La Monarchie des Solipses est divisée en 21 chapitres dans lesquels l'auteur examine successivement la forme de gouvernement des jésuites, la façon insinuante dont ils se recrutent, les fables dont ils entourent leur origine et leur histoire, le goût qu'ils ont pour les nouveautés, leurs colléges, leurs études, leurs mœurs et coutumes, leurs lois, leurs jugemens, leurs assemblées, les missions étrangères qu'ils ont remplies, leurs revenus et leurs guerres. Le ton de l'ouvrage est celui de l'ironie quand il n'est pas celui de la récrimination directe; et sa forme en est celle de l'allégorie, mais d'une allégorie sans voile, sans autre artifice que l'emploi constant de l'anagramme, dont tout le secret consiste, en un mot, à faire voyager le narrateur en critique intraitable dans un certain royaume universel, l'état des solipses (Soli ipsi), autrement des égoïstes. Remarquons en passant que la qualité de solipses n'est pas particulière aux jésuites. Toutes les sociétés monacales, toutes les corporations quelconques sont essentiellement solipses, et s'est là surtout ce qui les rend si contraires à l'utilité générale.

En parcourant rapidement les observations et les récits du voyageur, nous y voyons ce qui suit: la souveraineté des solipses réside absolument dans les mains d'un seul chef ou général, élu à vie par l'assemblée des grands de l'État, dont la volonté, dont le caprice même devient à l'instant la loi suprême de tous ses sujets, en sorte que les maximes et le système de gouvernement varient sans cesse et se contredisent au gré du maître suivant la nécessité des temps et des lieux. Hormis la première dignité, toutes les dignités, tous les emplois sont amovibles et à la disposition comme à la nomination du général; d'où il suit que l'obéissance aveugle au général est la seule vertu qui profite, que la faveur du maître est tout, que le mérite ou l'indignité n'est rien auprès d'elle pour la distribution des places, au grand avantage des complaisans, des intrigans et des délateurs. Les sujets sont rangés en cinq classes, les profès des quatre vœux, les coadjuteurs spirituels, les écoliers ou profès simples, les coadjuteurs temporels ou laïques et les novices. Le noviciat dure deux ans, après lequel temps le nouvel agrégé n'est encore qu'un demi-solipse. Il ne l'est entièrement et sans retour qu'alors qu'il est reçu profès, et il n'entre dans les véritables affaires de l'Etat que dans la classe des quatre vœux. La monarchie embrasse tout l'univers et se divise en provinces qui ont chacune un gouverneur sous le nom de provincial et un recteur, plus un procureur qui est le second des deux premiers, et un certain nombre de consultans qui sont les juges du conseil secret du provincial et du recteur. Le grand conseil du général, dont toute affaire ressort, auquel tout aboutit, est composé de magistrats nommés assistans, qui sont des hommes de la plus haute importance, puisque, sous la présidence du général, ils peuvent juger à mort. Chaque provincial envoie, à des intervalles réguliers, des rapports détaillés des évènemens de sa province, au général, de manière que celui-ci est informé de toutes les choses de ce monde fort exactement, l'espionnage étant de devoir pour tous les solipses, et le confessionnal rendant les découvertes faciles. On assure que les ports de lettres adressées au général, à Rome, se montent souvent de 70 à 100 écus d'or par jour. Jamais le général ne sort de Rome que pour aller à sa campagne, et il est bon de savoir ici qu'avec neuf belles maisons qu'ils ont dans la ville éternelle et dont la principale se nomme le Grand Jésus, les solipses possèdent, dans la campagne romaine, plusieurs délicieuses maisons de retraite. Les provinces sont inspectées par des visiteurs que le général commissionne à cet effet. En tout les solipses sont des voyageurs déterminés, et les grands chemins comme les petites voies les connaissent bien.

Leurs assemblées sont de deux sortes, générales ou particulières. Les premières, tenues à Rome seulement, sont rares; les secondes se tiennent tous les trois ou cinq ans dans chaque province, et le résultat en est soumis au général sur-le-champ. La justice de l'Etat n'est assujettie à aucun ordre permanent, à aucune procédure fixe. La volonté du chef y fait tout, aussi bien que pour les lois. Cependant les solipses ont des lois; ils en ont même beaucoup, puisqu'il serait impossible de les contenir dans cinq cents volumes in-folio; mais ce recueil ne sert qu'à présenter la plus belle collection de oui et de non qu'on puisse imaginer, attendu que le général peut donner son idée du jour, du quart d'heure pour une loi. Si l'on veut trouver quelque chose de stable et de précis dans ce Code ambulatoire, il est besoin de ne pas sortir des trois maximes suivantes: 1o que le général ne peut se tromper ni mal faire; 2o qu'un solipse, ainsi qu'un vrai soldat (Inigo, le fondateur, avait été soldat, et son idée capitale fut d'introduire la discipline militaire dans un ordre religieux qui serait éparpillé dans le monde); qu'un solipse, ainsi qu'un vrai soldat, donc, n'a d'autre souverain que son général; 3o que tout serment prêté par un solipse à d'autres qu'à son général, même de l'aveu de ce général, est, sur le signe de ce général, nul et comme non avenu ipso facto. Jusqu'en 1607 les constitutions des Solipses avaient été tenues secrètes et manuscrites; mais, à cette époque, la fantaisie leur ayant passé par l'esprit de les faire imprimer à Lyon, chez Jacques Roussin, quelque minutieuses précautions qu'ils aient employées alors pour s'assurer de la fidélité des imprimeurs, un exemplaire leur en fut dérobé qui servit bientôt à une réimpression faite en Allemagne, et la mèche fut éventée. Les Solipses sont affranchis de la juridiction dite de l'Ordinaire, c'est à dire qu'ils peuvent partout administrer les sacremens de l'Église sans la permission des évêques, d'après une décision qu'ils ont obtenue en 1549 du pape Paul III, le même qui avait reconnu leur institut en 1540. Nous dirons, à ce propos, en suspendant notre analyse, que, dans ces derniers temps, les jésuites français, pour ne point alarmer le gouvernement, se sont d'eux-mêmes subordonnés aux évêques, n'allant jamais dans les diocèses que sur l'invitation épiscopale; mais, comme il a été tout aussitôt convenu que les évêques qui ne les appelaient pas étaient de mauvais évêques, ils ont été appelés généralement, ont peuplé d'abord les petits, puis les grands séminaires, et la chose est revenue au même pour eux, avec le mérite de la soumission de plus. Poursuivons: Ce fut une obligation première chez les Solipses de n'accepter aucune dignité ecclésiastique, et de ne rien posséder en propre; mais, comme leur général peut tout, il aura sans doute relevé ses sujets de cette obligation, car les cardinaux Bellarmin, Jean de Lugo, Tolet, Sotuel et autres étaient Solipses. A l'égard des biens, aucun Solipse, en effet, ne paraît avoir possédé en propre de biens temporels; mais leurs parens en ont souvent et beaucoup possédé par eux; et quant à leur ordre, il en a tiré d'immenses, soit du commerce, soit de la confession des veuves riches, des vieillards riches, des princes riches, car les Solipses se sont toujours attachés au salut des riches qui, dans le fait, sont, de tous les chrétiens, les plus exposés; or, ces biens immenses ont servi, dans les mains de leurs généraux, à la construction de colléges et d'églises magnifiques dont le luxe n'a point de bornes, et aussi au maniement des affaires politiques des nations. Les Solipses, considérant que l'antiquité d'existence est la chose la plus capable d'inspirer aux peuples de la vénération, se sont plu à entourer leur origine de fables prodigieuses qui les font remonter au temps de Pharaon pour le moins. Ils se reconnaissent, sous leur forme actuelle, dans les prophéties d'Isaïe, et voient, dans Ignace de Loyola, leur premier monarque et leur dernier législateur plutôt que leur fondateur proprement dit. Ils ont des mœurs particulières, sans compter qu'ils vivent apparemment avec une chasteté surprenante. Ils s'approuvent de toute chose les uns les autres aux yeux des étrangers, et ne s'entre-livrent jamais au public sur rien, tout en se déchirant à belles dents, par esprit d'intrigue, dans des délations et des correspondances secrètes avec leurs supérieurs et leur général; et s'il n'est point d'ordre où les divisions intestines soient plus fréquentes ni plus acharnées que le leur, parce qu'elles y sont entretenues à dessein comme d'excellens moyens de surveillance et d'empire pour l'autorité suprême, il n'en est point également où l'union extérieure soit plus serrée en face de l'ennemi commun. Leur premier besoin étant la domination, ils sont au guet des moindres nouveautés, des différentes directions que prend l'opinion des hommes, afin de s'y conformer d'abord pour s'en emparer et se les soumettre plus tard. De cette façon ils sont toujours de mode, rigides avec les gens austères, faciles avec les relâchés, fastueux dans leurs cérémonies pour attirer les regards d'une foule curieuse et sensuelle, amis des jeux, des chants, du théâtre, des arts, des lettres même, pourvu qu'ils les conduisent, ce qu'ils font avec plus d'esprit que de goût, et toujours en leur donnant de petites graces malicieuses et niaises qui rappellent le cloître au milieu du monde. Ce qu'ils ne peuvent souffrir, c'est qu'on s'occupe d'autres que d'eux, et pour éviter ce malheur, à leurs yeux le pire de tous, ils ont grand soin d'abaisser les réputations rivales et d'exalter les leurs, comme aussi d'écrire sur tous les sujets qui ont faveur, de manière à opposer, s'il se peut, poète à poète, romancier à romancier, historien à historien, savant à savant, et ainsi du reste. Ils ne doivent pas trop s'enorgueillir de leurs succès dans les missions qui furent principalement le fruit de leurs complaisances pour la nécessité. Ici nous arrêterons le censeur. Les complaisances dont il parle ont été reprochées aux jésuites avec une dureté qui peut passer pour de l'injustice. Sans doute ils étaient hardis d'encenser d'abord les idoles pour se ménager la facilité de les renverser ensuite; sans doute, des conversions obtenues par de tels moyens ne pouvaient guère s'appeler des conversions; mais il eût fait beau voir leurs accusateurs à leur place. Pourquoi demander l'impossible? N'en déplaise à ces gens qui, du sein des charmans loisirs de l'Europe, jugent si sévèrement des envoyés jetés sans armes, sans ressources et sans appuis aux extrémités de la terre, les conquêtes des missionnaires jésuites sont une haute merveille et le plus glorieux titre de leur société. Poursuivons encore: les Solipses, qui prêchent la paix en tous lieux, ont troublé les Etats par leurs guerres continuelles. Ils sont naturellement querelleurs et deviennent, parfois, dans la contradiction, d'une audace inconcevable. Lors de la mémorable affaire de la congrégation de Auxiliis, sous Clément VIII, où leur Molina fut condamné, ils n'ont pas craint de donner un fâcheux exemple en appelant au futur concile. Ils ont résisté, par insurrection, au pape Pie V et à saint Charles Borromée, qui les voulaient plier à la discipline des autres religieux, en les obligeant à chanter l'office au chœur. On sait leurs mésaventures à Venise et en Sicile. Ils en essuieront bien d'autres avant de se tenir pour battus. Leur dernière ressource, quand ils sont pressés, est de mentir, chose qu'ils font sans scrupule, n'ayant jamais d'obligations qu'envers leur général qui n'en a qu'envers lui-même en vue de ce qu'il appelle le triomphe de la cause de Dieu. Ils ont de tout temps visé à l'éducation de la jeunesse; c'était, avec la confession des princes, des grands et des riches, leur plus assuré moyen d'empire. Le dessein primitivement put être édifiant et le fut sans doute; mais il a bien changé depuis et s'est chargé d'étrange bagage dans l'exécution. 1o Ils favorisent la délation dans leurs colléges; 2o ils n'y développent les esprits qu'avec crainte, les tournant vers les disputes oiseuses et subtiles plutôt que vers la raison générale. Ils exercent leurs jeunes philosophes à construire des syllogismes sans fin sur des pointes d'aiguille, équivalant à savoir si le scarabée roule ses excrémens en cercle, si le rat de mer pisse dans les flots de peur du naufrage, les esprits sont renfermés dans les points mathématiques, si l'intelligence, nommée barach, a la vertu de digérer le fer, si les démons se plaisent au bruit du tambour et autres choses semblables, où les esprits ergoteurs ont beau jeu de soutenir le pour et le contre. Au début, ils se montrent d'une douceur et d'une insinuation toutes-puissantes pour attirer à eux les enfans des riches, et ne se font pas une affaire de les soustraire au besoin à leurs parens, en les faisant entrer dans leur ordre sous de faux-noms, ainsi qu'il advint, en 1567, du jeune René Airault, fils du lieutenant au présidial d'Angers: une fois qu'on leur appartient, la scène change, et ils font sentir le joug le plus dur comme le plus servile. Enfin ils sont curieux pis que des singes, et le quid novi est leur mot plus que celui des Athéniens.

Tel est l'abrégé des reproches contenus dans la Monarchie des Solipses. Restaut les a corroborés des deux requêtes qui furent adressées à Clément VIII par de vertueux jésuites pour obtenir la réforme de leur institut, et aussi d'un passage du Père Mariana où ces reproches sont en partie reproduits. Tout cela ne laisse pas de former un ensemble redoutable. Il est juste de rappeler ici que la satire ci-dessus fut vivement réfutée par le célèbre et fécond jésuite Théophile Raynaud, mort octogénaire en 1663, celui-là dont les œuvres ont été recueillies en 20 volumes in-folio, et qui fit un livre dans lequel il examine s'il est permis de prendre des lavemens de jus de viande (où la science va-t-elle se nicher?): mais, outre que l'esprit de corps a bien pu emporter, au delà de la vérité, ce savant, plus laborieux d'ailleurs que judicieux, il faut avouer que les réfutations des jésuites ont perdu quelque peu de leurs prix, depuis qu'on a su qu'en dépit de toute vérité les dénégations utiles ne leur coûtaient aucun effort de conscience. En effet, ces Pères n'ont jamais reculé, jamais ils n'ont avoué de torts, ni même de fautes; jamais ils ne sont demeurés court sur quoi que ce fût. Attaqués à tort par le raisonnement, la saine logique ne leur a pas manqué; à bon droit! la subtilité leur a servi. Aux faits controuvés, ils ont opposé l'évidence contraire; aux faits évidens, des assertions gratuites soutenue d'injures; et de cette façon, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, protégés ou proscrits, constamment autour des princes, dont ils ont aussi souvent amené la ruine que partagé la puissance, d'accord ou en opposition avec le Saint Siège, tantôt avec des argumens, tantôt avec des démentis, ils ont toujours eu raison: c'est là peut-être un grand art, mais c'est un plus grand tort. On les a certainement beaucoup calomniés; mais la calomnie leur a toujours fait plus de bien que de mal, ainsi que l'observe Bayle, et c'est ce qu'ils ont paru sentir, puisque le public les a vus rechercher perpétuellement la dispute, persuadés qu'ils étaient justement que, pour ceux qui veulent régner dans l'estime du vulgaire, il n'y a de mortel que le silence et l'oubli. En résumé, il est inique de les flétrir en masse, après tant de grands et vertueux personnages qu'ils ont fournis[8]; il est puéril de les craindre en présence des lois et de la raison; il est odieux de les persécuter au nom de la liberté et de la tolérance; mais il convient de les bien connaître avant de s'y fier; car, loin de savoir toujours où ils vous mènent, ils ignorent souvent où ils vont. Considérés individuellement, ils méritent, pour la plupart, le respect, par leurs vertus et leurs talens; nous en sommes convaincus: pris collectivement, ils ont justement les vices des monarchies absolues et les dangers des sociétés secrètes. Or, quant aux premiers, c'est l'affaire de ces religieux de se constituer comme ils l'entendent; quant aux seconds, on ne saurait s'en garantir que par la publicité. Les sociétés secrètes, qui peuvent et doivent même être prohibées, ne sauraient être empêchées; mais elles ne prévaudront jamais sur les sociétés publiques, où chacun parle haut et agit à ciel ouvert.

[8] Leurs saints, Ignace de Loyola, François-Xavier, François Borgia, furent des hommes sincères, charitables et zélés dans le vrai sens du christianisme; leurs pères, Salmeron et Lainez, se montrèrent, par l'éloquence et l'érudition, les principales lumières du concile de Trente. La France tire un juste orgueil de leurs pères Bourdaloue, Pétau, Bougeant, La Rue, Porée, Sanadon, Bouhours, et Jouvency même. Ce ne put être un simple effet de l'intrigue que le fait, qu'en 1556, à l'époque de la mort de leur fondateur, et 16 ans après leur fondation, ils comptaient déjà cent colléges. Ils débutèrent à Paris, au collége des Lombards. Bientôt le Cardinal Duprat leur donna dans la capitale, l'hôtel de Clermont, devenu, plus tard, leur collége de Louis le Grand, et en Auvergne, le collége de Billom. Ils tirèrent un grand appui du cardinal de Lorraine et des Guise; on sait le reste. On peut s'instruire à fond de beaucoup de choses capitales, touchant leur compagnie, dans la Vie de l'admirable Inigo de Loyola, par Rasiel de Selva (Charles Levier). Amsterdam, 1736, et Paris, 1738, 2 vol. in-12, dont Prosper Marchand a fait une critique aussi fort curieuse. Bayle dit que, de son temps, vingt auteurs avaient déjà écrit cette vie remarquable. Bayle se montre impartial avec les jésuites: il a bien raison de rappeler que le modèle des maximes intolérantes, fanatiques, attentatoires à l'autorité des princes comme à la sûreté des Etats, qu'on leur a tant reprochées, leur avait été fourni par plusieurs ordres religieux, leurs devanciers, et que ce ne furent pas eux qui établirent l'inquisition où sont résumées toutes ces maximes détestables; mais il est plus malin pour le christianisme que juste, quand il avance que les jésuites n'ont fait que marcher de conséquence en conséquence; car jamais l'équité ne trouvera que la persécution des opinions et des croyances soit la conséquence forcée de l'Évangile.


AU NOM DU PÈRE ET DU FILS ET DU SAINCT-ESPRIT.
PENSÉES DE MORIN,
DÉDIÉES AU ROY.

Naïve et simple déposition que Morin fait de ses pensées aux pieds de Dieu, les soubmettant au jugement de son Église très saincte, à laquelle il proteste tout respect et obéissance, auoüant que s'il y a du mal il est de luy, mais s'il y a du bien il est de Dieu, et lui en donne toute gloire, suppliant très humblement toutes personnes, de quelques conditions qu'elles soient, de le supporter un peu pour Dieu; à cause des vérités qu'il y a à dire, et pour lesquelles il encoureroit la condamnation de Dieu s'il se taisoit.

«Rien n'est couuert qui ne se descouure, et rien n'est secret qui ne se conoisse; ce que je vous ay dit en ténèbres dites le en lumière.»

(1 vol. pet. in-8 de 175 pages, y compris les cantiques et quatrains, avec approbation.) Très rare. M.DC.XLVII.

(1647-62.)

Voilà bien nos fous d'orgueil qui ne manquent jamais de s'incliner modestement devant la majesté divine, en produisant leurs chimères, de se frapper la poitrine dans leurs accès d'humilité factice, en disant: Non nobis, domine, non nobis, sed nomini tuo da gloriam! Comme Michel Montaigne rapporte que fit un certain avocat gascon, en allant pisser, au sortir de sa plaidoierie; ou bien encore de s'écrier: «Peuples! faites silence; je vais délirer en beau langage, au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit!» Pauvre Simon Morin, vous fûtes brûlé vif, en 1663, pour cette saillie superbe, et votre pacifique disciple François d'Avenne pensa l'être à son tour: que n'êtes-vous venus deux cents ans plus tard, l'un et l'autre, vous en eussiez été quittes à meilleur compte!

Or, les biographes nous apprennent que Simon Morin était un commis de l'extraordinaire des guerres, né près d'Aumale, vers 1623, lequel, s'étant infatué des idées d'une secte d'illuminés répandue en Picardie par le curé de Saint-George-de-Roye, Pierre Guérin, devint lui-même visionnaire et chef de secte, eut de nombreux partisans, surtout parmi les femmes, entre autres la demoiselle Malherbe, et finit, après avoir été mis à la Bastille en 1644, après en être sorti sur rétraction, s'y être fait remettre, s'être rétracté encore, et ainsi de suite jusqu'à quatre fois, par se faire condamner au feu pour avoir prédit à Desmarets de Saint-Sorlin que le roi mourrait s'il ne confessait que lui Morin était le fils de l'homme; arrêt qui fut exécuté.

A ce propos, nous observerons que la quantité de gens qui, depuis notre ère, se sont donnés pour fils de l'homme est prodigieuse. Simon Morin soutenait, entre beaucoup d'autres folies, que les crimes n'effaçaient point la grâce, que les péchés, au contraire, entretenaient le feu sacré (religion commode et qui ne devait pas chômer de vestales); il disait encore qu'il y avait trois règnes: celui de Dieu le Père, qui est le règne de la loi et avait fini à l'incarnation de son fils; celui du Fils, qui est le règne de la grâce et s'arrête en 1650; enfin celui du Saint-Esprit, qui est le règne de la gloire ou de Simon Morin, dans lequel Dieu gouverne les ames par des voies et des conduites intérieures, sans qu'il soit besoin du ministère des prêtres ou des pasteurs. Toute la suite de ces idées bizarres et hétérodoxes est fort nettement exposée dans le factum qui fut dressé, en mars 1662, contre le malheureux et ses complices pour le procureur au Châtelet accusateur. Ce factum, auquel ont été réunies les différentes déclarations en désaveu des sieur Morin et demoiselle Malherbe, l'arrêt du parlement rendu contre ledit Morin, le 13 mars 1663, et le procès-verbal d'exécution, en place de Grève, le 14 mars, même année, forment un petit volume au moins aussi rare que celui des pensées et quatrains, ne fût-il même que de la réimpression in-8o, faite vers 1740. Les pensées sont précédées d'oraisons et de dédicaces au Saint-Esprit, au Sauveur du monde, à la royne des cieux, au roy, à la royne et à nos seigneurs de son conseil, au chrétien lecteur, aux faux-frères fourrés en l'Église romaine, enfin à tout le monde. Ensuite vient une longue confession de l'auteur dans laquelle il se donne maints mea culpa pour avoir tant tardé, par il ne sait quel respect humain, à communiquer les vérités qu'il savait. C'est là, selon lui, son grand péché. Il en a bien commis quelques autres; mais il les tait de peur de blesser les oreilles chastes. Il eût bien pu se confesser d'un grand défaut, celui d'être absolument inintelligible les trois quarts du temps. Certainement, le danger qu'on crut voir dans sa doctrine tenait à ses communications orales plutôt qu'à ses écrits. Qui pouvait être séduit, sans excepter mademoiselle Malherbe, par des pensées telles que la suivante, pensée finale qu'il propose comme devant dominer toutes les autres, et sans laquelle il n'admet aucune perfection possible? «Comme nul ne sçait s'il est digne d'amour ou de haine, chacun se doit bien humilier et estre reconnoissant de son néant, parce que quoique un chacun connoisse s'il aime Dieu, s'il le connoit, s'il est riche, s'il est puissant, ignorant toutefois s'il est digne de son amour, de sa connoissance, des richesses et du pouvoir qu'il lui a communiqués, iceluy doit aymer Dieu comme ne l'aymant point de soi-mesme, le connoistre comme s'il ne le connoissoit pas, et sans s'en glorifier, etc.» Madame Guyon est un centre de lumière au prix de Simon Morin.

Les cantiques et quatrains ne sont pas moins que les pensées plus dignes de pitié que de fureur. Voici le début de celui qui est adressé à la Vierge sur l'air: Chère Philis, prête l'oreille pour écouter mon amoureux discours!

Que vostre amour, grande princesse!
Soit pour jamais l'objet de mes amours;
Et que je bénisse sans cesse
Vostre fils Jésus pour toujours! etc.

Celui où Jésus parle n'est pas moins simple:

Je suis celuy qui s'est fait homme
Pour souffrir mort et passion,
Prenant de tous compassion,
Perdus pour une pomme, etc.

Brûlez donc un pauvre homme pour de telles choses! cela serait inexplicable, même de la part des gens qui brûlent les hérétiques, s'il n'y avait pas eu d'autres sujets de griefs. Mais cet homme avait la manie des disciples, hommes et femmes; il en avait, il les assemblait, les endoctrinait, leur tournait la cervelle. En le suivant, on faisait rumeur, on n'allait plus à l'église, on se rebellait contre l'autorité; Simon Morin fut brûlé! il mourut très repentant et ne cessa de crier jusqu'à la fin, au milieu des flammes, dit le procès-verbal, «Jesus, Maria!... Mon Dieu! ayez pitié de moi!»


LES PIEUSES RECREATIONS
DU R. P. ANGELIN GAZÉE,
DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS.

Œuvre remply de sainctes joyeusetez et divertissemens pour les ames dévotes, mis en françois par le sieur Remy. A Rouen, chez la veuve du Bosc, dans la cour du Palais. (1 vol. pet. in-12 de 309 pages, plus 6 feuillets préliminaires, ouvrage peu commun.) M.DC.XLVII.

(1647.)

Les Pieuses Recreations du Père Gazée, aussi bien que la Pieuse Allouette avec son tire-lire, du Père la Chaussée, et tant d'autres poésies latines d'un ascétisme ridicule, sont encore une preuve de la manie qu'a la société de Jésus de mener les hommes avec la bonbonnière d'une main, et la poignée de verges de l'autre. Rien, chez elle, ne peut tarir la source de ces petits moyens, de ces petits prestiges. De nos jours même, nous l'avons vue opérer en public avec sa troupe de masques au grand complet; et cent fois on lui dirait que le temps des pieuses fraudes est passé, qu'on lui demande des Bourdaloue, des Porée, des La Rue, et non plus des pantalons ni des arlequins, que cent fois elle reviendrait planter ses tréteaux, son sac plein de joyeusetés pareilles. Le mal ne serait pas grand s'il n'avait pour effet que de nous rendre tous, ou pour la plupart, doux, simples, crédules et dociles comme les imberbes du Paraguay; mais quand, pour un esprit qu'il subjugue, on en voit mille qu'il soulève avec fureur; quand il ébranle jusqu'aux fondemens de l'ordre social; quand il suscite le monde contre le génie tutélaire du christianisme, et qu'il brise les sceptres dans les mains les plus vénérables, il légitime alors un peu d'humeur chez les gens de bien. Mais conservons nos regrets, déposons la rancune et revenons au père Gazée. Son traducteur Abraham Remy, dont le véritable nom est Ravaud, professeur d'éloquence au collége royal, mort en 1646, n'a pas reproduit dans leur entier, les pia hilaria claris iambis expressa; l'ouvrage latin renferme deux parties, imprimées pour la première fois, l'une à Reims, en 1618, l'autre à Lille, en 1638; mais nous en avons assez comme cela. Le recueil de Remy contient quarante-quatre historiettes édifiantes, tirées d'auteurs et de collections diverses, dont, chose étrange, plusieurs sont graves et respectables. Tantôt c'est une cigale qui chante les louanges de Dieu sur les doigts de saint François d'Assise, tantôt c'est saint Jean l'évangéliste qui s'esjouit et s'inspire avec une perdrix privée, et ceci est pris dans Cassian. Ici c'est le diable changé en singe, contraint, par saint Dominique, de servir de chandelier et de porter la chandelle. Là c'est le diable encore que saint Dunstan saisit par le nez avec des tenailles. Une autre fois le diable persuade à Luther de quitter la messe, et ceci est tiré du livre de Luther, de Missâ. De petits diablotins se jouent sur la robe d'une femme ambitieuse et remplie de vanité (voyez César, liv. 5, chap. 7). L'abbé Isaac trompe pieusement les larrons et les passans (voyez les Dialogues de saint Grégoire le Grand, chap. 14, liv. III). Saint Maclou célèbre la messe sur le dos d'une baleine; frère Adolphe épanche une potée de lait sur sa tête (voyez Bellarmin, de la Translation de l'Empire romain, chap. 2). L'ermite Moïse d'Ethiopie lie quatre larrons et les porte sur son crâne (voyez Sozomène, liv. VI, chap. 29). Un ministre calviniste est forcé par un portier dévot de se fouetter lui-même jusque ad vitulos, pour lui avoir dérobé un oiseau (voyez Gretsere, dans son poème d'Agonist). Un corbeau excommunié pour un larcin devient sec et aride (voyez le livre des Hommes illustres de Cîteaux). Merveilleux accident d'une chèvre qui met ses cornes dans le gosier d'un loup qui la voulait dévorer, et tous deux se trouvent miraculeusement transportés sur le dos d'un cheval (voyez le Rapport d'un honnête homme). Au milieu de ces folies niaises, nous remarquons l'histoire intéressante de Jean Conaxa, qui servit de type à une comédie de ce nom agréablement versifiée par un jésuite du siècle dernier, et, depuis, à la pièce des deux gendres d'un auteur moderne célèbre, lequel eut à soutenir devant le public, à ce sujet, un procès curieux: cette histoire est prise ex collect. specul. Quant au style et aux pensées de ces récits presque toujours plats, ils répondent au fond. Nous n'en fournirons, pour témoignages, que les deux passages suivans. L'un est le début de l'anecdote de saint Dunstan. «Sainct Dunstan (belle pierre précieuse d'Angleterre) ayant mesprisé les visqueuses et gluantes apparences des richesses et de l'honneur, et ne faisant non plus d'estime de ces bombances de la vanité que d'une noix pourrie, quitta volontairement la court des roys, vray piége et bourbier de la vie humaine, etc.»

Ici l'on se demande pourquoi les jésuites, s'ils y voyaient si clair, ont de tout temps fait de si grands frais pour s'asseoir dans ce bourbier. L'autre passage est extrait du chapitre sur l'honneur faux et l'honneur véritable. «Ceux qui, loin de la court, vivent doucement en leur famille sont plus sages. Ils ont pour portier la sueur, pour secrétaire le travail et la prudence pour conseiller, etc.»

Payez donc ces belles choses 10 fr.! voilà pourtant ce que nous avons fait et que nous confessons sans honte ni scrupule!


LE POLITIQUE DU TEMPS,

Traitant de la puissance, authorité et du devoir des princes; des diuers gouvernemens; jusques où l'on doit supporter les tyrans, et si, en une oppression extrême, il est loisible aux subjects de prendre les armes pour défendre leur vie et leur liberté; quand, comment et par quel moyen cela se doit et peut faire. Imprimé à la Haye. (1 vol. pet. in-12 de 250 pages, rare de cette édition originale.) M.DC.L.

(1650.)

Ce dialogue passe pour être de François Davesnes ou d'Avenne, disciple fanatique, surnommé faussement le pacifique, de l'intrépide et malheureux insensé, Simon Morin, lequel fut brûlé vif, à Paris, en 1663, pour avoir prêché publiquement que J.-C. s'était incorporé à lui. Davesnes, frondeur déterminé, paya moins cher son goût pour la politique et les libelles que son patron, le sien pour les rêves théologiques. Mis en prison en 1651, il en sortit l'année d'après, et mourut oublié en 1662. Son Politique du temps rappelle, sans être aussi violent, le fameux traité attribué à William Allen: que tuer un tyran titulo vel exercitio n'est pas un meurtre. Il est dédié à l'un de ses neveux, avocat au parlement. L'auteur se propose, dans ce dialogue, entre deux personnages allégoriques, Archon et Politie, de rabattre à la fois la licence des peuples qui se refusent à toute discipline, et la superbe tyrannie des princes qui ne souffrent aucun contrôle à leurs volontés, justes ou non. Le dessein est sage: examinons-en l'exécution. Le lecteur devine qu'Archon figure le pouvoir, et Politie, sa sœur, l'ordre public. C'est donc Politie ou la fronde qui tient le dé et régente Archon ou la cour, que Mazarin venait de quitter en se retirant à Cologne, d'où il revint bientôt après, le grand orage étant passé pour lui et s'étant tourné contre le prince de Condé. Politie établit que le pouvoir doit être fondé sur la justice; Archon en convient: on est toujours d'accord sur les généralités. Archon demande, à son tour, que les sujets obéissent aux magistrats et aux puissances. Point de difficulté là dessus. L'éloge d'une sage monarchie passe aussi, sans débat, sous l'autorité de l'Écriture sainte, de Cicéron, d'Aristote, de Xénophon, etc. Politie concède encore que la monarchie héréditaire est plus durable et moins agitée que l'élective; mais elle ne veut pas toutefois que les princes oublient qu'ils tiennent leur puissance du consentement des peuples, et que les peuples les peuvent démettre, s'ils ne s'acquittent pas de leur devoir. Ici commence la dissidence. Définition judicieuse du roi et du tyran. A ce compte, dit Archon, les juifs devaient donc déposer David, car il commit des actes de tyrannie.—David se repentit et paya l'aire et les bœufs d'Arenna qu'il avait usurpés.—Ainsi vous limitez l'autorité des princes!—Oui, je veux qu'ils soient sujets de la loi. Le prince est une loy parlante et la loy est un prince muet.—Cependant J.-C. interdit à Pierre de le défendre par l'épée contre l'iniquité violente.—J.-C. parlait alors comme particulier. La répression n'appartient qu'aux magistrats et à la communauté.—Mais il y a un axiome dans les pandectes qui dit que le prince, auteur de la loi, ne saurait être sous la loi.—La loi divine et l'équité sont au dessus des pandectes. La loi ne saurait être une toile d'araignée au travers de laquelle les gros passent et les petits demeurent.—J'aurais plutôt pensé que la justice dérivait du commandement (a jubendo).—Vous avez fort mal pensé; elle dérive d'un pacte réciproque.—Mais qui forcera le prince à exécuter le pacte?—Le magistrat et le droit naturel.—Expliquez-moi un peu ces mots, s'il vous plaît.—Définition connue du droit naturel, du droit civil et du droit des gens, d'où Politie conclut que le droit civil et le droit des gens sont soumis au droit naturel. Développemens à ce sujet, qui mettent la vie et les propriétés des hommes hors de la main des princes, en vertu du droit naturel, suivant de certaines formes réglées par le droit civil, qui, pour émaner de ces princes, ne peuvent jamais prescrire contre les principes du droit naturel.—Voilà qui va contrarier beaucoup de rois qui estiment les biens et les personnes de leurs sujets être domaine royal. Mais expliquez-moi, chère sœur, comment, d'après vos principes, la servitude des esclaves peut être légitime?—Le droit civil qui permettait les esclaves était barbare; mais il ne laissait pas de stipuler, en faveur des esclaves, des conditions qui rentraient dans le droit naturel.—Et si les sujets embrassent des erreurs contraires à la loi de Dieu, défendez-vous aux princes de les poursuivre par le fer et la flamme?—Oui, sans doute. On ne doit employer contre l'erreur que l'ascendant de la vérité.—Mais Dieu réprouve la sédition.—Appellerez-vous séditieux des sujets qui résisteront au prince quand ce dernier leur commandera de renier Dieu?—J'admets que le prince est imprudent qui, pour ne vouloir rien céder, met aux peuples les armes à la main: cependant quel ordre existera dans un État s'il ne peut réprimer ses sujets armés contre lui?—L'ordre subsistera ou se rétablira quand le prince et les sujets respecteront le pacte réciproque.—Mais J.-C. veut, de quiconque reçoit un soufflet, qu'il tende l'autre joue.—Vous confondez encore ici la vengeance particulière, laquelle est défendue, avec la légitime résistance, laquelle est permise. Les Israélites ne se révoltèrent-ils pas contre Pharaon, sous la conduite de Moïse? et le grand prêtre Joïada n'a t-il pas occis la reine Athalie? Le sénat, dans l'an 641, ne condamna-t-il pas l'impératrice Martine à avoir la langue coupée pour avoir empoisonné Constantin, fils d'Héraclius, son premier mari? Suite d'exemples puisés dans notre histoire.—D'après cela, ma sœur, je ne comprends pas comment les sujets ont laissé monter la puissance des rois si haut qu'elle est.—C'est que les peuples sont aisés à piper; mais à l'extrême nécessité, ils se ressentent.

Ici la discussion tombe sur les protestans, et Politie blâme amèrement les moyens violens employés pour les réprimer. Elle se montre même assez ouvertement calviniste, en ce qu'elle reproche au pape de n'avoir pas soumis la décision des points controversés au concile.—Du moins, accordez-moi, reprend Archon, qu'il ne faut prendre les armes que tard, et pour sa défense extrême.—C'est selon, répond Politie, c'est selon qu'il sera expédient.

J'ay en horreur les maux qui règnent sur la terre;
Mais j'ose maintenir que nous estant piquez,
Plusieurs fois par la paix et par guerre eschappez,
Pour establir la paix il faut faire la guerre.

—Mais vous conviendrez qu'il faut redouter les brusques changemens dans un État.—J'en conviendrai de tout mon cœur.—Vous n'approuvez donc pas ce que dit Cicéron au troisième livre de ses Offices, qu'il est loisible à qui que ce soit de tuer un tyran?—Encore qu'il soit parfois permis de le faire, ainsi qu'il appert de l'exemple de Dieu, qui le permit souvent à son peuple, je ne le conseillerais pas, vu la méchanceté des hommes.—Mais qui apprendra aux sujets quand ils doivent se résigner, et quand se rebeller?—Au temps des révélations, c'est Dieu lui-même; aujourd'hui c'est la conscience dégagée de corruption et de pusillanimité.—Comment reconnaître les lois qu'on doit suivre et celles qu'on doit rejeter?—Je vous le dis encore, par les lumières de la conscience et de l'équité naturelle. Ainsi Dieu ne veut point qu'on paillarde; si donc vient une loi qui force à marcher en public, sans vêtemens, vous rejetterez cette loi.—Ma sœur, vous m'ouvrez l'entendement.—Mon frère, j'en suis contente.

Archon, bien instruit et bien converti, termine l'entretien par un discours éloquent, plein de choses hardies contre les abus de la royauté et du pontificat, et fait serment de n'user du pouvoir que dans l'intérêt des hommes en vue de Dieu. Certainement ce n'est pas là une œuvre vulgaire. Contre l'ordinaire des dialogues, la marche de l'argumentation est pressante; les objections ne sont pas dissimulées; on n'y voit point, sous le nom d'un des interlocuteurs, l'auteur parler à son écho. Archon et Politie disent l'un et l'autre ce qu'ils doivent dire. Aussi, bien des gens trouvent-ils que la question est indécise; pour nous, elle ne l'est pas. Nous pensons qu'il n'est si petit tyran dont, par droit, les peuples ne puissent s'affranchir; ni si grand, à peu d'exceptions près, que, par intérêt, ils ne doivent supporter; car l'homme, en secouant le joug des passions d'autrui, risque toujours de devenir esclave des siennes, les pires de toutes pour son honneur et son repos.


LES NOUVEAUX
ORACLES DIVERTISSANS,

Où les curieux trouveront la réponce agréable des demandes les plus divertissantes pour se resjouir dans les compagnies, augmentées de plusieurs nouuelles questions, avec un Traité de la Physionomie, recueilly des plus graves auteurs de ce siècle. Ensemble, l'Explication des Songes et Visions nocturnes (traduit de l'espagnol, pour le premier Traité, et compilé, pour les deux autres, par le sieur Wulson de la Colombière, qui a mis le tout dans un meilleur ordre). A Paris, chez Gabriel Quinet, dans la grand'salle du Palais, et se vendent à Brusselles, chez Louis de Waine, à la rue de Sainte-Catherine. (1 vol. in-12 de 332 pages, en trois paginations, plus 7 feuillets préliminaires, et un frontispice représentant la roue de Fortune, avec des personnages assemblés pour le jeu. Sans date, mais de 1652 à 1677.)

(1652-77.)

Le premier traité des Oracles contient 71 questions, généralement divertissantes, avec la manière d'y trouver les réponses, qui sont rangées par groupes de seize, sous l'invocation de Cérès, le Taureau, la Vierge, les Gémeaux, Mercure, Vénus, les Balances, le Scorpion, le Sagittaire, le Capricorne, le Verseur d'eau, Diane, Saturne, les Poissons, Bellone, Pirame, Jupiter, Orphée, la Lune, le Soleil, Ulysse, le Bélier, le Cancer, le Lion, Achille, la Fortune, Bradamante, l'Hyménée, Ménélas, Mars, Pomone, Minerve, Midas, Alexandre, Énée, Merlin, Oreste, Bacchus, Argus, Balde, Montan, Constance, Jason, Roger, Acate, Avicenne, Astolphe, Thyeste, Roland, Amaryllis, Amide, Renaud, Erminie, Angélique, Corisque, Olympie, Rodomont, Didon, Vulcan, Œdipe, Ariadne, Philis, Birène, la Force, la Tempérance, l'Envie, Amaranthe et Marfise. L'auteur prévient à la fin que ses réponses ne sont pas articles de foi. S'il eût adressé cet avis à Fontenelle, l'historien des Oracles lui eût répondu: «Vous êtes trop modeste.»

Le second traité de la Physionomie est plus curieux que le précédent et moins cabalistique; souvent même il s'élève jusqu'au ton de la philosophie. Nous y voyons d'abord des observations ingénieuses sur les variétés que les climats apportent dans la nature et dans la constitution des hommes; comme, par exemple, que les habitans du sud, étant plus desséchés que ceux du nord, sont plus cruels, plus contemplatifs et moins propres à l'action que ces derniers. Suivent des recherches sur l'humeur des différens peuples de l'Europe, où leurs divers caractères sont finement appréciés; du moins, devons-nous le croire, puisque notre part y est très belle.

Puis viennent les différens âges décrits avec exactitude. Le chapitre des femmes est sévère; l'auteur qui leur accorde, avec raison, le grand mérite de la piété cite en compensation le quatrain suivant, que nous traduisons ainsi:

Quid levius plumâ? flamen:
Quid flamine? ventus:
Quid vento? mulier:
Quid muliere? nihil.
S'il fallait en étagères
Ranger les choses légères,
Je dirais, sachez-le bien!
Plume, air, vent, femme, et puis rien.

Ne peut-on pas ajouter ici deux remarques? la première, que les femmes sont moins légères en France qu'ailleurs; la seconde, qu'elles y sont communément moins légères que nous; si cela est accordé, nous essaierons d'en donner pour raison qu'elles y ont plus d'esprit qu'ailleurs, et qu'elles y sont plus heureuses que les hommes; mais revenons à Wulson de la Colombière.

En parlant des différentes humeurs, il trouve que les mélancoliques sont noirs, froids, secs, peu velus et gros mangeurs; que les flegmatiques sont blancs, velus, boivent et mangent peu; que les gens colères sont maigres et de couleur citrique; que les courageux sont rouges et sanguins, etc., etc.

Les paroles sont un thème important d'observation. Ainsi, les grands parleurs ont peu de sens et peu de grands vices; les taciturnes en général, mais non universellement, offrent un modèle opposé.

Etudiez la lenteur et la volubilité des paroles; c'est un signe notable; voyez si les gens aiment à railler; c'est une marque d'orgueil et d'envie.

Signes particuliers tirés des cheveux, du front (défiez-vous des fronts unis); des sourcils, des paupières, des yeux (les yeux grands et les longs sourcils marquent brièveté de la vie); de la face (la face charnue montre le mensonge, et la grêle, la prudence); du nez (les nez camus sont paillards); des oreilles (les grandes signifient la colère); des lèvres (les grosses dénotent stupidité, Mars est leur planète); des jambes (les minces témoignent l'ignorance, et les grosses l'audace); des mains (les courtes, avec des doigts forts, sont un bon signe); etc., etc. Signes du juste, du méchant, du prudent, de l'idiot, etc., etc.; mais il est temps de nous arrêter, la foi finirait par nous gagner.

Le troisième traité, des Songes, est une des moins sottes onirocrities que nous connaissions; l'avant-propos mérite d'être lu. L'auteur y distingue cinq espèces de songes, savoir: le Songe, proprement dit, qui offre un sens caché sous des formes allégoriques; la Vision, ou représentation fidèle de ce que nous verrions si nous venions à nous éveiller; l'Oracle, qui est une révélation émanée de Dieu même; la Rêverie, qui nous fait posséder illusoirement dans le sommeil ce que nous avons désiré en veillant:

........Mens humana quod optat
Dum vigilat sperans, per somnum cernit idipsum;

et enfin l'Apparition, ou la présence des fantômes pendant la nuit.

Pour qu'un songe ait de la consistance et soit digne d'interprétation, il faut qu'il se forme après minuit, ou au petit jour, à l'heure où la digestion est finie.

Suivent plusieurs exemples des cinq espèces de songes puisés dans l'histoire tant sacrée que profane; après quoi l'onoricrite range son explication des songes sous les lettres A. B. C. D. E. F. G. (H. I. K. n'ont rien); L. M. N. O. P. (Q. n'a rien); R. S. T. V. (X. Y. Z. n'ont rien). Ainsi arbre (monter sur un) signifie honneur à venir. Avoir des verges signifie joie. Baiser quelque vivant signifie dommage. Baiser un mort signifie longue vie. Manger charogne veut dire tristesse, etc., etc. Consultez Mathieu Lansberg pour le reste, à défaut de Wulson de la Colombière, qui est plus complet toutefois et entend mieux raison.

Ce livre n'est rien moins que commun.


LA DÉVOTION AISÉE,

Par le P. Le Moine, de la compagnie de Jésus (1 vol. pet. in-12 de 198 pages, plus 19 feuillets préliminaires.) Deuxième édition. A Paris, chez Jacques Courtin, en la grand'salle du Palais, au cinquième pilier, à l'Escu de France, avec cette épigraphe: «Jugum meum suave est, et onus meum leve.» M.DC.LXVIII.

(1652-68.)

Il ne faut pas ranger le jésuite Pierre Le Moine, né à Chaumont en 1602, mort à Paris en 1671, parmi les esprits vulgaires, quoiqu'il ait bien du faux goût, car il avait aussi beaucoup d'imagination et de génie. Son petit livre, intitulé la Galerie des femmes fortes, se lit encore avec plaisir; quant à son grand poème de Saint Louis, s'il est vieux dans son ensemble, on doit se rappeler qu'il renferme de très beaux vers, nombre de pensées élevées, et que Boileau, s'excusant de n'en avoir point parlé, s'exprimait ainsi: «Il est trop fou pour en dire du bien, et trop poétique pour en dire du mal

Le P. Le Moine dédie sa Dévotion aisée à la duchesse de Montmorency, née princesse de Condé, veuve du maréchal décapité à Toulouse, et les éloges outrés qu'il lui donne passent à la faveur de la fin tragique de son époux qu'ils rappellent noblement; l'auteur nous assure d'ailleurs que son ouvrage est le résumé des conversations spirituelles qu'il avait eues avec cette vertueuse dame. Cet ouvrage est divisé en trois livres composant, le premier, 7 chapitres, le second 14, et le troisième 12; division plus arbitraire et subtile que nécessaire et lumineuse. Au fond, c'est un traité de morale sans divisions réelles, où la marche de l'écrivain se réduit à procéder du général au particulier, à commencer par l'amour de Dieu pour finir par la forme des vêtemens et les moindres usages de la vie pratique. Une seule idée y domine tout et s'y reproduit de mille façons, dont plusieurs sont trop recherchées, savoir que la dévotion n'est pas d'un si rude accès qu'on le suppose; qu'à le bien prendre, elle cause moins de souffrances et de privations que ses contraires, tels que l'impiété, l'orgueil, l'ambition, l'avarice, la volupté, etc., etc.; que la mélancolie sombre de certains dévots et leur front sévère tiennent plutôt à leur tempérament qu'à la dévotion même; en un mot, que, tout compte régulièrement soldé, il en coûte plus, dès ce monde, pour cheminer vers l'enfer que vers le ciel: proposition qui était de nature à soulever le public janséniste, et qui le souleva en effet, ainsi qu'on peut le voir dans les 9e et 10e lettres provinciales. A vrai dire, le P. Le Moine est plus près de la vérité philosophique ici que le grand Pascal, et son tort ne gît que dans ses expressions. Avec plus de goût, de mesure, et moins de ces fleurs jésuitiques faites pour déparer les meilleurs systèmes, il eût donné moins de prise à la critique; cependant nous conviendrons qu'à force d'aplanir les voies de la vertu, il expose parfois l'athlète irréfléchi à dormir quand il lui faut combattre, ou à se présenter au combat sans armes défensives. Michel Montaigne avait soutenu la même thèse que le P. Le Moine, et l'agrément dont il sut la couvrir la fait goûter des mêmes esprits que le jésuite peut fort bien rebuter par ses faux ornemens; il y a pourtant d'excellens morceaux dans ce livre, écrit généralement avec une élégance ingénieuse, tel est le suivant:

«Si le juge donne à saint Augustin le temps qu'il devrait donner à ses parties; si, au lieu de leur faire courte justice (l'auteur aurait dû dire prompte justice, et faire le sacrifice de l'antithèse), il s'amuse à faire de longues méditations; si, par une charité coupable et désordonnée, il fait des pauvres en allant visiter d'autres pauvres; ne pourrait-on pas dire qu'il fait fort mal de fort bonnes œuvres; qu'il corrompt le bien, et que ses vertus irrégulières lui seront reprochées? Conclusion, que chacun doit mesurer sa dévotion et la régler sur les devoirs de son état.»

La Dévotion aisée contient plus d'un passage de même valeur; aussi est-elle du petit nombre des écrits ascétiques du XVIIe siècle qu'on relit encore aujourd'hui. On en trouve une très bonne analyse, appuyée de citations, au tome 1er des Variétés sérieuses et amusantes de Sablier.


L'EVANGILE NOUVEAU
DU CARDINAL PALAVICIN,
Révélé par luy dans son histoire du Concile de Trente;
OU
LES LUMIÈRES NOUVELLES
POUR LE GOUVERNEMENT POLITIQUE DE L'ÉGLISE.

Par l'abbé J. Le Noir, théologal de Seez. (Elzevir.) Suivant la copie imprimée à Paris, chez Jean Martel. (1 vol. pet. in-12.) ↀ.ⅮC.LXXVI.

(1652-76.)

Le concile de Trente, qui a fixé la foi et la discipline chrétiennes dans les temps modernes, n'a point tranché les controverses, au contraire. Le seul récit des faits de cette mémorable assemblée, moins par lui-même (car ces faits ont été généralement racontés avec exactitude) que par les interprétations opposées auxquelles il a donné lieu, a servi de texte favori à deux systèmes différens, dont deux historiens justement célèbres, Frà Paolo Sarpi et le cardinal jésuite Sforza Palavicino, furent les habiles organes. Le premier de ces systèmes, dérivé fortuitement de la réforme, tendant à une sorte de république épiscopale par le retour aux anciennes formes des conciles, plut, dans le XVIIe siècle, aux partisans du jansénisme. Le second avant-coureur du fameux concordat de 1516 entre Léon X et François Ier, plus favorable à la suprématie pontificale, et, par suite, plus monarchique, eut, pour premiers soutiens, dans le clergé, la Compagnie de Jésus, et, dans le monde, ses nombreux prosélytes. L'abbé Le Noir, théologal de Seez, en 1652, suspecté de jansénisme, suivait la bannière de Sarpi. Aussi s'éleva-t-il, sans crainte ni mesure, contre l'histoire du concile de Trente, par le jésuite cardinal, et s'étant avisé, pour son malheur, de prendre le ton de l'ironie, en faisant parler son antagoniste, dans un prétendu Evangile, de façon à ruiner la morale du christianisme, comme si un tel langage eût été la conséquence naturelle des principes contenus dans l'histoire de Palavicino, le pauvre prêtre fut enfermé au château de Nantes où il mourut oublié, en 1692, à soixante-dix ans. Son pamphlet théologique, divisé d'abord en six chapitres, puis en articles, puis en paragraphes, outre qu'il n'est pas commun, n'est dépourvu ni d'esprit, ni de science, ni de sincérité, à beaucoup près. Nous venons de dire qu'il est constamment ironique; or, l'ironie ne pouvant que se reproduire et non s'analyser sans ennui pour le lecteur, l'extrait continu, que nous en donnerons, conservera ce ton; mais nous ne prenons point la responsabilité de cette forme maligne, et cela par respect pour la grave matière dont il s'agit, et nullement par peur d'être enfermé au château de Nantes. La bonne foi nous oblige, avant tout, de dire que ce pamphlet fut aussi méprisé des docteurs, notamment du savant Richard Simon, de l'Oratoire, que l'histoire du cardinal Palavicin en fut estimée.

SOMMAIRE DE L'ÉVANGILE PALAVICIN.

La politique, selon Aristote, est la suprême vertu morale, d'autant qu'elle a pour objet le bien public, d'où il suit que, comme le pire des maux est la corruption du bien, la fausse politique est la plus damnable chose qui soit au monde. Jésus-Christ étant venu sur la terre pour assurer la félicité du genre humain, non seulement dans l'autre vie, mais encore dans celle-ci, son gouvernement politique est nécessairement le meilleur de tous, et le concile de Trente étant l'expression fidèle de la politique de Jésus-Christ, le gouvernement qu'il établit est, de nécessité, le meilleur des établissemens politiques possibles. L'Eglise se doit considérer de deux façons, selon l'esprit et selon la chair, comme dit le R. P. Diégo Lainez, le second général de la Compagnie de Jésus. Selon l'esprit, l'Eglise est le temple de la charité; selon la chair, elle est la source de toute félicité temporelle. Or, la félicité temporelle, consistant dans les richesses, les honneurs et les plaisirs, il résulte, des prémisses posées, que l'Eglise doit se proposer ces trois fins temporelles aussi bien que les fins spirituelles, autrement réunir la sagesse des premiers sages du monde, tels qu'Aristote et Platon, à celle des apôtres. Si Jésus-Christ n'avait eu pour but que la félicité spirituelle, il n'y aurait pas de sûreté à consulter Aristote sur la contenance des établissemens politiques; mais nous venons de voir qu'il est proposé d'accorder les deux félicités, donc il a dû se rencontrer, pour ce qui regarde la temporelle, avec les premiers sages du monde en tête desquels s'est placé Aristote. Il n'est pas douteux que, si ces sages vivaient, ils se trouvassent d'accord avec la politique du christianisme.

Luther a méprisé Aristote, et ce fut une des causes de son hérésie. Carlostat fit de même et eut même sort. Ces hérésiarques voulaient séparer les intérêts éternels des intérêts humains, pour que les puissances de la terre ne fussent point autorisées à poursuivre les hérésies. Par un motif contraire et infiniment sage, l'Église a réuni ces deux natures d'intérêts. Par l'Église, il faut entendre les habiles de l'Église; car il y a eu de très saints prélats et pontifes qui, pour n'avoir pas su, dans leur zèle indiscret, accommoder ensemble ces deux intérêts, ont été de très mauvais guides politiques.

Le bon-homme Adrien VI, par exemple, voulut retrancher les revenus de la daterie, en haine de la simonie, en quoi il eut grand tort; et Chérégat, son nonce à la diète de Nuremberg, avec sa belle maxime qu'il ne faut pas permettre le mal afin qu'il en arrive du bien, n'eut pas un tort moindre. Il excluait ainsi toute tolérance nécessaire, comme celle des femmes de mauvaise vie, laquelle tolérance épargne de plus grands maux et rentre par là dans la politique bien entendue. Ce sont là des erreurs de zélés ignorans. La plus capitale de ces erreurs est que l'on doit vivre dans l'Église comme on doit vivre selon Dieu, tandis que l'Église doit conduire les hommes selon leur nature faible et corrompue, tout en leur enseignant la perfection.

Autre erreur, que l'Eglise doit se gouverner selon les règles de l'antiquité, tandis qu'elle doit se gouverner selon le temps présent, c'est à dire par un seul chef et non plus par les conciles. La vérité est que ce qui est le meilleur à faire n'est pas toujours ce qui est le meilleur à ordonner. Dans le premier cas, on n'a en vue que le mieux absolu; dans le second, que le mieux relatif ou possible. Dans le premier cas, il n'y a rien de meilleur que la réunion des évêques; dans le second, il n'y a point de conjonctions d'astres dont les influences soient pires que la réunion des évêques. Dans le premier cas, la pauvreté est un bien dont le goût doit être inspiré; dans le second, c'est un mal qu'il faut fuir. Si les hommes voyaient l'Eglise pauvre, ils la mépriseraient; donc l'Eglise fait bien de s'enrichir. Si les hommes étaient condamnés par l'Eglise à une mortification perpétuelle, ils la détesteraient, donc l'Eglise doit se borner à leur ménager, dans la modération, des plaisirs plus délicats que ceux que l'idolâtrie leur présente. Si le pape ne pouvait dispenser des canons dans de certaines circonstances, il perdrait bientôt toute action sur le peuple et les grands; et le mal serait horrible, encore que l'exécution générale des canons soit une chose excellente: et voilà de ces distinctions que les conciles n'admettent point. Il faut régler le droit sur le fait et non le fait sur le droit. Le R. P. Diégo Lainez, au concile de Trente, répondit admirablement aux ambassadeurs de France qui redemandaient les élections, vu qu'elles étaient de pratique ancienne: «C'est précisément parce que c'était la pratique ancienne que je m'oppose à rétablir les élections; car si elles eussent continué d'être une bonne pratique, on ne les eût point abandonnées.» Rien ne se fait ni ne doit se faire aujourd'hui comme jadis. Jadis une simplicité modeste se faisait admirer dans la tenue des conciles; aujourd'hui la splendeur et le faste en sont une partie obligée. Quand Philippe II passa par Trente pour aller en Espagne, les légats et les pères du concile lui donnèrent des festins, des bals, des musiques et des spectacles ravissans où l'on représenta les enchantemens de l'Arioste; cependant Constantin, n'eut point de bals au concile de Nicée. «L'autorité des conciles généraux est de source divine: Eh bien! disait le R. P. Diégo Lainez, appelez des décisions du pape, aux conciles généraux, adieu l'unité de l'Eglise, et c'en est fait du christianisme.»

Les évêques, pour la plupart, sont de pauvres prêtres qui ne savent pas le monde; la cour purpurale du souverain pontife le sait admirablement; donc elle doit gouverner. Toute assemblée veut réformer, et toute réformation détruit. Les communautés sont comme des enfans dont il faut faire le bien malgré eux. Par ces raisons, le cardinal Simonetta fit bien de répondre au pauvre évêque d'Aliste, qui voulut soutenir, à la seconde séance du concile de Trente, que les évêques étaient institués évêques par Jésus-Christ: «Vous êtes un insolent! laissez parler les autres.»

La réformation adoptée par le concile de Trente est très modérée; néanmoins, si le pape la voulait observer, par exemple, en ce qui concerne la pluralité des bénéfices, les dispenses, etc., tout serait perdu. Ce que ce concile a fait de mieux a été de consacrer, au commencement et à la fin, l'autorité pontificale. A petit évêque petit pouvoir et petites affaires. Le gouvernement monarchique est le meilleur de tous; donc Jésus-Christ doit l'avoir institué dans son Eglise, donc il l'a fait. Aussi le pape est-il le vrai souverain du monde; son pouvoir n'a point de limite ni de raison autre que tel est notre plaisir. Encore qu'il ordonne des choses condamnables, s'il a tort de les ordonner, on a raison de lui obéir. Mais d'ailleurs il est peu à craindre que le pape abuse de sa puissance. Il est élu par un sénat d'hommes expérimentés et rivaux. Il est élu vieux et à l'abri des passions, dans un rang où les sentimens d'honneur humain se signalent d'ordinaire, et en présence d'une mort prochaine dont la vue favorise les remords. Enfin son propre intérêt lui commande la prudence. Il n'en est pas de même du Turc. C'est pourquoi il ne faut pas dire, de ce que le gouvernement de l'Eglise est monarchique absolu, qu'il est pareil à celui du Turc. Une capitale différence entre le pouvoir du pape et celui du Turc est que le pape n'est que dépositaire de sa puissance, tout extrême qu'elle est. Le pape est l'estomac du corps politique universel, et les fidèles en sont les membres. Quand tous les biens de la terre passeraient par les mains du pape pour être répartis entre les hommes suivant sa volonté, il n'en arriverait pas pis qu'au corps humain où tous les vivres qui l'alimentent passent par l'estomac. A plus forte raison, ne doit-on pas plaindre au pape les richesses immenses qui affluent, dans sa cour, de tous les points de l'univers chrétien. Le pape, comme saint Paul, se fait tout à tous pour les gagner tous. Ce sont ces richesses qui entretiennent l'émulation dans la grande famille du clergé, sans lesquelles l'Eglise serait bientôt déserte, et si le pape n'avait que Dieu pour lui, ce serait une grande pitié. Les zélés ignorans disent que Job, sur son fumier, se réjouissant de voir un jour Dieu, était plus heureux que tous les riches de la terre; ce sont là des rêveries. Lasciamo i discorsi. Poniamo il negotio in praticca. En fait, les annales, les dispenses, les indulgences, la pluralité des bénéfices, les priviléges des ordres religieux, l'inquisition, les missions et tant d'autres choses que les zélés ignorans ont considérées comme des abus, sont d'excellens moyens de politique auxquels l'Eglise doit sa force et sa durée.

Il faut se méfier de la politique des évêques de France, de toutes la plus contraire à l'autorité pontificale. Des trente-quatre articles proposés, pour la réformation de l'Eglise, au concile de Trente, par les ambassadeurs de France, il n'en est pas un qui ne soit pernicieux à l'Eglise.

En deux mots, la politique de l'Eglise doit être charnelle aussi bien que spirituelle, et toute cette politique se résout dans l'autorité du pape; et qui nie ces deux propositions est un insensé ou un séducteur, è insano o è seduttore.

Tel est, en résumé, le pamphlet du pauvre abbé Le Noir. Il publia encore plusieurs écrits satiriques du même genre contre les évêques et l'assemblée du clergé de France; on en peut voir la nomenclature dans le dictionnaire curieux et rare qu'a donné M. Peignot sur les livres condamnés au feu ou supprimés[9].

[9] Paris, Renouard, 1806, 2 vol. in-8.


RECUEIL DE POESIES CHRETIENNES;

Par Jean des Marets de Saint-Sorlin. A la Sphère. (1 vol. in-12 contenant 180 pages, en trois paginations différentes qui répondent aux pièces suivantes: 1o le Combat spirituel, 48 pages, y compris la table et le titre; 2o Maximes chrétiennes, 60 pages; 3o les Sept Psaumes pénitentiaux, les Vêpres du dimanche, et les Sept Vertus chrétiennes, 72 pages.) ↀ.ⅮC.LXXX.

(1654-1680.)

M. Charles Nodier a traité doctement la partie bibliographique relative à ce recueil peu commun et très joliment imprimé. Le lecteur n'a donc rien de mieux à faire, sur ce point, que de recourir à l'article 20 des Mélanges tirés d'une petite Bibliothèque. C'est là qu'il verra que les caractères d'argent, d'une finesse précieuse, qui ont servi aux poésies de Desmarets, en 1654, et qui composaient le fonds de l'imprimerie du château de Richelieu, venaient du fonds de Jeannon, imprimeur des Huguenots, à Sedan. En quelles mains se trouvaient ces caractères, en 1680, époque de la présente réimpression et de l'adjonction au titre de la Sphère elzévirienne qui s'y voit? La question reste pendante même après les recherches du savant bibliographe: nous la croyons donc à peu près insoluble. Quant aux poésies sacrées de l'ami du cardinal de Richelieu, elles sont complètes ici, à la vie de Jésus-Christ près, laquelle se rencontre difficilement et presque toujours séparément. Quelques citations en feront connaître la nature et la forme.

Le Combat spirituel est composé de 31 chapitres en vers, dont le rhythme offre une succession insupportablement monotone de vers de six pieds, intercalés un à un.

Chrestiens, si tu prétends atteindre au rang suprême,
Des chers enfans de Christ,
T'unir avec Dieu seul, et n'estre avec lui-même
Qu'un seul et mesme esprit;

Médite sur la croix.
Pense aux fouets dont partout sa chair fut écorchée,
Aux crachats insolens;
Et de quelle rigueur fut sa robe arrachée
De ses membres sanglans, etc.

Desmarets dépose ainsi son gros bagage de conseils, en 2,300 vers ou lignes rimées. La plupart de ces conseils sont édifians; néanmoins il en est qui nous ont semblé téméraires, entre autres les suivans pour engager les fidèles à braver l'occasion, afin de mieux exercer leur vertu:

Mon fils, de tous combats n'évite pas les causes
Pour gagner la vertu;
Si tu veux, par exemple, endurer toutes choses,
De rien n'estre abattu,
Ne fuy pas, etc., etc.
Contiens ton jugement, rends-le aveugle, inhabile,
Autant que tu pourras;
Pour bruit, pour nouveauté qui ne t'est point utile,
N'arreste point tes pas, etc., etc.

L'Imitation de Jésus-Christ dit bien plus et bien mieux en moins de mots.

Les 55 chapitres des maximes chrétiennes, contenant environ 2,000 vers de douze pieds, divisés en quatrains, sont plus utiles, plus variés, moins ascétiques et aussi moins soporifiques et mieux versifiés que ceux du combat spirituel:

Un humble jardinier qui cultive ses herbes
Vaut, en servant son Dieu, mille et mille fois mieux
Qu'un sçavant philosophe aux démarches superbes,
Qui, négligeant le ciel, sçait tout le cours des cieux.

Celui-là seul est grand, de qui l'humble sagesse
A placé dans son cœur la grande charité;
Celui-là seul est grand, qui dans soy se rabaisse,
Et par qui, pour un rien, tout honneur est compté, etc.

L'idée de mettre en vers les prières ordinaires, comme le Pater noster, le Credo, le Kyrie eleison, était une idée barbare dont Desmarets, moins que tout autre, devait sortir heureusement. Qui s'avisera jamais de dire?

Nostre Père qui des hauts cieux
Habites l'heureuse demeure,
Que ton nom partout, à toute heure,
Soit sanctifié dans ces lieux.

Ou bien:

Je croy d'un cœur obéissant
En Dieu le Père tout-puissant,
Qui fit le ciel, la terre et l'onde, etc.

Ou bien:

O Seigneur! tout-puissant et doux,
O Jésus! prends pitié de nous!
Pardonne, ô Christ! et nous accorde
Ta grâce et ta misericorde!
Écoute-nous! exauce-nous!
O Jésus! tout-puissant et doux!

Les Sept Psaumes pénitentiaux sont un travestissement plus malheureux encore et plus désagréable au lecteur qui se rappelle la majesté de la poésie hébraïque. C'est à Racine, c'est à J.-B. Rousseau qu'il appartenait de traduire le miserere. Mais voyons comment le poète du grand cardinal s'est tiré du Gloria Patri:

Gloire au Père adorable,
Gloire au Fils Jésus-Christ,
Et gloire au Saint-Esprit
Egal et perdurable.

Le poète n'a pas osé aborder le sicut erat in principio; il était pourtant là en beau chemin.

Ce qui nous paraît meilleur dans son recueil, ce sont les sept vertus chrétiennes, savoir: la foi, l'espérance, la charité, l'humilité, l'obéissance, la patience et la mansuétude. Le début de l'espérance est surtout harmonieux et bien tourné:

Je te salue, aurore, espérance du jour!
Qui de l'astre brillant m'annonces le retour.
Au dernier de mes jours sois plus brillante encore!
Et d'un jour éternel sois l'agréable aurore!
Que ta fraîcheur est douce, et que d'un vol charmant
Tu chasses de la nuit les ombres doucement!
Mais, avant que sur nous le grand flambeau s'allume,
Laissons de ce lit mol la paresseuse plume;
Allons goûter aux champs un plaisir innocent,
Voir les astres mourans et le jour renaissant! etc.

On donnerait de bon cœur tout le Clovis de Desmarets pour cette seule pièce, et tout le reste de la pièce elle-même pour les trente premiers vers.


DELPHI PHŒNICIZANTES,

Sive Tractatus in quo Græcos, quicquid apud Delphos celebre erat (seu Pythonis et Apollinis historiam, seu pæanica certamina et præmia, seu priscam templi formam atque inscriptionem, seu tripodem, oraculum et spectes) è Josuæ historiâ, scriptisque sacris effinxisse rationibus haud inconcinnis ostenditur, et quam plurima quæ philologiæ studiosis apprime jucunda futura sunt, aliter ac vulgò solent, enarrantur. Appenditur diatriba de Noæ in Italiam adventu, ejusque nominibus ethnicis: necnon de origine druidum. His accessit oratiuncula pro philosophiâ liberandâ; authore Edmundo Dickinson, art. Magist. et Mertonensis collegii socio. (1 vol. pet. in-8, de 19 pages préliminaires, 142 pages, 6 feuillets d'un index rerum et verborum, 1 feuillet d'index arabicus, et 1 feuillet d'index hebraïcus pour l'ouvrage principal; plus de 40 pages et 5 feuillets postliminaires pour l'opuscule additionnel.) Oxoniæ, excudebat H. Hall, Academiæ typographus, impensis Ric. Davis. (Edition originale.) M.DC.LV.

(1655.)

Ceci est un jeu d'esprit philologique, une distraction nocturne des travaux sérieux de la journée, une œuvre de hibou plutôt que de Minerve, ainsi que nous l'annonce l'auteur dans sa dédicace à son confrère le docteur Jonathan Goddard, médecin d'Oxford; singulier amusement sans doute, et plus capable, à notre avis, d'endormir que de réveiller, malgré toute la science qu'il suppose! Si nous n'en rapportons point la certitude que la fable du serpent Python ou du géant Typhon est tirée de l'histoire de Josué (chose qui, par parenthèse, nous importe peu), du moins en retirerons-nous la preuve que ce n'est pas d'hier qu'on a essayé d'expliquer les traditions mythologiques par celles des livres sacrés des Juifs, et que Guérin du Rocher, dans son histoire véritable des temps fabuleux, n'est rien qu'un docte et paraphrasier copiste d'Edmond Dickinson et de bien d'autres.

Cette fureur de trouver toutes les fables grecques dans la Bible a, du reste, son principe raisonnable, puisqu'il devient de plus en plus constant, à mesure qu'on avance dans la connaissance des révolutions du globe, 1o que l'espèce humaine actuelle ne remonte pas fort loin; 2o qu'elle a été comme anéantie à une époque reculée de ses annales, par l'effet d'un cataclysme naturel; 3o qu'elle s'est sauvée et reproduite en Orient, pour, de là, se répandre dans toutes les contrées de la terre; triple doctrine sur laquelle repose tout l'édifice biblique.

Maintenant, notre globe a-t-il été habité primitivement par des races d'hommes différentes des nôtres? il semblerait qu'il en fût ainsi. Grotius voyait les tritons dans le passage suivant de Job, 25, 6, traduit en ces mots par la Vulgate: «Ecce gigantes gemunt sub aquis

Dickinson voyait Apollon dans Josué, et dans ce roi Ogus, que défait Josué, il voyait Python le serpent ou Typhon le géant (car, selon lui, Typhon n'est autre chose que l'anagramme de Python). «Vous riez, lecteur!» s'écrie notre médecin d'Oxford; «vous me rangez dans la classe de ceux qui métamorphosent Pythagore en grenouille; mais rira bien qui rira le dernier.» Et là dessus il entre en matière. D'abord Python, c'est Typhon, d'après l'anagramme, comme nous venons de le dire; puis Typhon en grec signifie brûlé, aussi bien qu'Oy ou Ogus en hébreu; or, les flèches d'Apollon sont les rayons du soleil qui percèrent, c'est à dire brûlèrent Typhon, c'est à dire Python; c'est à dire évidemment que, par un certain jour très chaud, Josué vainquit Ogus, roi des Baschans; cela est aussi vrai qu'il l'est que Noé vint en Italie, et que c'est le même que Janus. Après toutes ces belles choses, on n'est pas surpris qu'Edouard Dickinson, médecin anglais, né en 1624, mort en 1707, ait fini par s'absorber dans les chimères de la philosophie hermétique; mais on l'est des grands succès qu'il obtint, de l'envie qu'il excita par ses rêveries scientifiques, et du prix que coûte encore aujourd'hui son Delphi Phœnicizantes de l'édition princeps de 1655.


LA STIMMIMACHIE,
OU
LE GRAND COMBAT DES MÉDECINS MODERNES,
TOUCHANT L'USAGE DE L'ANTIMOINE,

Poème histori-comique, dédié à MM. les médecins de la Faculté de Paris, par le sieur C. C. (Carneau, Célestin). A Paris, chez Jean Paslé, au Palais, dans la gallerie des Prisonniers, à la Pomme d'or couronnée. Avec privilége du roy et approbation des docteurs en médecine. (Très rare de cette édition, in-8.) M.DC.LVI.

(1656.)

Les biographes nous apprennent qu'Étienne Carneau, né à Chartres, entra chez les célestins de Paris, près l'Arsenal, où il mourut le 17 septembre 1671; il avait du talent pour la poésie française et latine. On a de lui un poème français intitulé: l'Œconomie du petit monde ou les Merveilles de Dieu dans le corps humain; un autre poème sur la Correction et la Grâce, lequel est demeuré manuscrit; enfin celui-ci, qui se trouve aussi dans les Muses illustres de Colletet. Carneau dédie sa Stimmimachie aux médecins, ce qui était d'autant plus convenable que la polémique dont l'antimoine ou le stimmi fut l'objet, lors de son apparition, fut très souvent soutenue en vers par les médecins eux-mêmes. A la suite de la dédicace, on lit une approbation authentique de la plus grande et plus saine partie de la Faculté de Paris, en faveur de l'antimoine, laquelle est datée du 26 mars 1652, et signée de 61 médecins dont les noms suivans font partie: Chartier, Guénaud, de Vailly, Akakia, Marès, Langlois, Pajot, le Gaigneur, Cousin, Petit, Renaudot, Mauvillain et Landrieux: on en pourrait citer davantage et de plus célèbres contre l'antimoine, tels que Guy-Patin, Duret, Falconnet et leurs émules.

Ce poème, d'un seul chant, contient 1930 vers de huit syllabes; il est écrit en style burlesque; aussi reçut-il les hommages de Scarron, que l'auteur remercia dans un sonnet improvisé qui nous a paru bon, et que voici:

Génie excellent du burlesque,
Etonnement de nos esprits,
Qu'Apollon a dépeint à fresque
Dans le temple du dieu des Ris;
Un pédant au style grotesque,
M'ayant méchamment entrepris,
Le courage me manquait presque
Pour pousser plus loin mes écrits.
Mais ta muse au besoin m'a servi de Minerve;
Elle a fortifié ma languissante verve,
Et m'a fait un rempart de son puissant aveu;
N'ai-je donc pas trouvé même effet dans ta veine.
Qu'en cette curieuse et célèbre fontaine
Où les flambeaux éteints reprenaient nouveau feu?

Pour donner tout d'abord l'idée de cette plaisanterie rimée, qui acheva de confondre les détracteurs de l'émétique, nous dirons avec Etienne Carneau:

C'est un combat de médecins
Dont les tambours sont des bassins;
Les seringues y sont bombardes,
Les bâtons de casse hallebardes,
Les lunettes y sont poignards,
Les feuilles de séné, pétards, etc., etc.

On y voit retracée fidèlement, et dans l'ordre des faits, la lutte des médecins dans la grande affaire de l'antimoine, et de son insertion au Codex,—dressé pour le bien du Podex, par le docteur Saint-Jacques. Les premiers héros qui défendirent le docteur Saint-Jacques furent Chartier et Beys; ensuite accourut l'illustre Valot,—Par qui l'antimoine épuré—Fut presque à la cour adoré.—Rainssant, Thévard, Marès, Guénaud,—Hureau, Mauvillain et de Bourges,—Que l'on faisait passer pour gourges, se distinguèrent par l'heureux emploi qu'ils firent de ce médicament si cruellement calomnié. Carneau convient pourtant que l'antimoine a des dangers dans des mains maladroites, et qu'il faut un homme accompli—Pour bien manier, sans scandale,—Son altesse antimoniale; mais n'en peut-on pas dire autant de la plupart des substances pharmacopéennes? Le poète s'enflamme de fureur contre trois libelles célèbres où le stimmi fut attaqué sans mesure, savoir: le Pithægia, l'Antilogia et l'Alethophanes.—O temps! ô mœurs! ô maîtres fourbes!—Crapauds vivant de sales bourbes!—L'antimoine avecques son vin—Vaincra toujours votre venin.—Le docteur Grévin nommément n'est pas épargné, comme aussi n'épargnait-il guère les partisans du stimmi. Le docteur et ses amis assuraient que le vin émétique était un poison mortel; là-dessus le moine Carneau égaie sa réponse par de petites histoires bouffonnement racontées: d'abord ce sont trois meuniers qui, ayant pénétré dans la pharmacie de l'Hôtel-Dieu et trouvé une bouteille de ce vin antimonial, l'avalèrent tout entière, pensant que ce fût liqueur fine, puis se remirent en route à cheval.—Ce vin, pour faire son office,—Mit les meuniers en exercice,—Derrière Saint-André-des-Arcs;—ils gâtèrent pourpoints et chausses—D'assez désagréables sauces;—Rien de plus; ce vin furieux—Fit seulement trois cu-rieux—Et trois gorges dévergondées,—Par les émétiques ondées; Puis un bon sommeil rétablit toutes choses, et jamais les meuniers ne se portèrent mieux. Autre exemple: une jolie petite fille de Bordeaux, appelée Marthe,—Qui rime bien à fièvre quarte,—adorée de son père, s'en allait mourant, depuis deux ans, d'une fièvre quartaine, ou quarte, selon le besoin de rimer; voilà qu'une charitable voisine lui administra du vin émétique à l'insu de ses parens; une explosion qu'on peut concevoir s'ensuivit, après quoi les lis et les roses reparurent avec la santé sur cette jeune tige flétrie. Troisième exemple: le frère de la présidente Pinon était tombé de fièvre en chaud-mal par l'effet de je ne sais combien de remèdes galéniques,—Drogues tant sèches qu'infusées,—Qui font faire maintes fusées—Tant par le haut que par le bas,—Et l'avaient mis près du trépas,—Et sans chercher du mal la source,—N'avaient rien purgé que la bourse. Sa sœur, la présidente, lui voyant déjà les dents serrées par la mort, lui fait avaler de force, en lui pressant le nez, du vin émétique, et, huit jours après, le moribond se met à table, où il mange et boit comme quatre. Que diront à cela les adversaires de l'antimoine?—Qu'en dira le sieur Rataboye,—Ce cadet de l'aîné d'une oie?—Qu'en diront ces autres faquins,—Rapetisseurs de vieux bouquins? Vous faut-il une autre exemple, messieurs? la belle princesse de Guimené,—Belle, dis-je et brave héroïne,—Qui paye d'esprit et de mine,—va vous le fournir:—Une excessive diarrhée,—Avec la fièvre conjurée,—La rendant sèche comme bois,—L'avait mise aux derniers abois; ses domestiques s'avisent d'appeler M. Vautier, premier médecin du roi, grand donneur de vin émétique; Vautier arrive, donne ce vin merveilleux, et soudainement voilà un mésentère de princesse débarrassé, un pylore désopilé, la belle madame de Guimené guérie, et le poème du célestin Carneau terminé.

Trente-cinq sonnets, madrigaux et autres pièces de vers, tant du poètes que de ses amis, soit en l'honneur de la Stimmimachie, soit en remercîmens de tous ces éloges, couronnent dignement l'ouvrage, qui, après tout, contribua sans doute moins au succès de l'antimoine que l'habile emploi qu'en fit Guénaud dans la maladie du roi. On se rappelle que Louis XIV, dans sa première campagne en Flandre, sous les auspices du vicomte de Turenne, pensa mourir à Dunkerque, et fut sauvé par l'émétique administré hardiment et à propos. Ce fut aussi plus tard, à l'heureuse épreuve faite courageusement par nos rois, que nous dûmes le triomphe de l'inoculation sur une cabale bien autrement puissante que celle antistimmique, formée qu'elle était d'une partie de la Faculté de médecine et de la Sorbonne réunies. L'histoire des hommes et des choses, en grand et en petit, ne présente qu'un long combat. En résumé, il est prudent de prendre ses réserves, avec Guy-Patin, contre l'usage de l'antimoine.


L'ART POÉTIQUE;

Par Guillaume Colletet. A Paris, chez Antoine de Sommaville. (1 vol. in-12, 2e édition.) M.DC.LVIII.

(1658.)

Cet ouvrage ne remplit qu'imparfaitement son titre; car cinq discours, dont un sur l'épigramme, un sur le sonnet, un sur le poème bucolique, un sur la poésie morale et sententieuse, et un dernier sur l'éloquence en général et l'imitation des anciens, ne sauraient constituer un art poétique. Mais Guillaume Colletet, à qui nous devons ces discours, n'y regardait pas de si près, et d'ailleurs il était, nous assure-t-il, dans l'intention d'étendre beaucoup son œuvre. Cet écrivain, dans la bonne opinion qu'il avait de lui-même, s'en promettait, sans façon, l'immortalité. Membre de l'Académie française à la création de ce corps, avocat au conseil du roi, favorisé d'abord de la fortune, et l'un des cinq auteurs commensaux du cardinal de Richelieu, il est excusable d'avoir espéré légèrement la gloire littéraire, d'autant qu'il était, en réalité, homme d'esprit et fort instruit. Il mérite moins d'égards pour avoir ruiné ses enfans en mangeant tout son bien avec ses trois servantes qu'il épousa successivement. Il voulait, dit-on, faire passer sa troisième femme ou servante, nommée Claudine, pour une dixième Muse: mais Claudine n'eût pas été une Muse, quand même il lui aurait prêté tout son génie; chose qu'il fit probablement, puisqu'après sa mort, arrivée en 1659 (il était né à Paris en 1598), la poétesse, devenue veuve, cessa ses chants. C'est de François Colletet, fils de Guillaume, que Boileau a si cruellement parlé:

.......crotté jusqu'à l'échine,
Va mendier son pain de cuisine en cuisine.

Ces vers, qui font peu d'honneur au satirique, ont fourni, à M. Charles Nodier, d'éloquentes paroles dans l'article de ses Mélanges où il venge la misère honorable et outragée d'un homme de mérite après tout, quoique pauvre poète, et qui a laissé, dans ses Traités des langues étrangères, de leurs alphabets, et de leurs chiffres, un écrit de métaphysique du langage estimable pour le temps.

Le premier discours de Guillaume Colletet, qui traite de l'épigramme, est précédé d'une dédicace au cardinal Mazarin, plate et amphigourique, où la flatterie s'étale sans goût ni mesure. L'auteur entre ensuite dans son sujet qu'il traite en philologue érudit plutôt qu'en orateur ou en rhéteur, à peu prés selon l'ordre qui suit.

Primitivement, chez les Grecs, l'épigramme était une simple inscription; elle est, depuis, devenue un poème succinct qui s'est appliqué à tous les sujets tristes ou gais, louangeurs ou satiriques. On la voulait d'abord d'un ou de deux vers au plus:

Hermus crut en dormant dépenser en effet;
L'avare, à son réveil, s'en pendit de regret.
Fœmina nil quam ira est, horisque beata duabus
Dicitur, in thalamo scilicet et tumulo.

Contre une courtisane:

Tu fuis le lit d'un seul et sers de lit à tous.
Ce portrait ressemble à la belle;
Il est insensible comme elle.

Ce poème s'étendit plus tard chez les Grecs et les Latins, particulièrement chez Martial, jusqu'à 20, 30 ou même 50 vers et plus. Les Français se sont montrés plus retenus, et leurs épigrammes y ont gagné. Selon Colletet, Mélin de Saint-Gelais a excellé dans ce genre pour le moins autant que Clément Marot. Maintenant c'est à nos deux premiers poètes lyriques, J.-B. Rousseau et Le Brun, que revient, chez nous, la palme du genre. L'épigramme n'admet point les grandes et sublimes locutions; elle vit de naturel et de simplicité nue. Les Italiens l'ont, d'ordinaire, consacrée à l'éloge sous le titre de madrigal, titre qui lui est resté quand elle cesse d'être maligne. Elle a donné lieu à bien des disputes sans compter celle que rapporte Aulu-Gelle touchant la préséance à établir entre les épigrammes grecques et les latines; mais on a paru s'accorder sur l'impérieuse loi de l'aiguiser par le bout, autrement de la finir par un trait. «Non copia sed acumine placet,» a dit Sidoine Apollinaire. Notre ancien Thomas Sibilet, auteur d'un art poétique français, s'est rencontré, sur ce point, avec le maître des maîtres. Il ne sert de rien ici d'invoquer l'exemple des épigrammes à la grecque, l'usage et le bon goût ont prononcé sans retour. Nous proposons l'épigramme suivante:

D'épigramme en épigramme,
Tant il a monté sa gamme,
Qu'on le tient pour un lion;
D'où vient-il donc que sa femme
Jure que c'est un mouton?

Discours sur le sonnet.—L'auteur, dans sa dédicace à monseigneur Fouquet, loue particulièrement le surintendant d'être un puissant génie, et de manier les finances avec des mains si nettes et si pures qu'il paraît bien que l'argent ne lui est rien. Passant ensuite au sonnet, il remarque judicieusement que le poème, dont le nom indique l'objet qui est de flatter l'oreille, assujetti, pour cette raison, au retour régulier et à l'agencement scrupuleux des mêmes consonnances, demande, avec plus d'étendue que l'épigramme, un style plus soutenu et plus relevé. Joachim du Bellay et Jacques Pelletier du Mans, auteurs chacun d'un art poétique aussi bien que Thomas Sibilet, le font venir d'Italie; mais il est plus sage d'en rapporter la première invention à Girard de Bourneuilh, poète limousin, mort en 1278. Le sonnet, illustré en Italie par le génie et les amours de Pétrarque, reçut aussi de grands honneurs en France; on le voit pour le moins assez dans l'art poétique de Boileau. Il en mérite certainement par la rigueur de ses lois mêmes, dont l'utilité fut grande pour les progrès de notre versification et de notre langue poétique. Dût-on écarter les innombrables sonnets que Colletet mentionne trop complaisamment, il reste que nous en avons quantité d'excellens, au premier rang desquels se place, sans doute, celui de l'Avorton, du poète Hénault. Henri III, l'un des plus brillans esprits de son temps, faisait un cas extrême des sonnets.

Discours sur le poème bucolique.—Celui-ci étant dédié au chancelier Séguier, l'éloge y était bien placé; aussi s'y présente-t-il d'un ton plus simple et plus digne. Ce discours renferme d'ailleurs des recherches et des réflexions utiles, dont tel est, en raccourci, l'exposé.

Le poème bucolique, venu des chansons des pasteurs de bœufs, est aussi ancien que la vie pastorale, soit qu'il tire son origine des campagnes de Lacédémone ou des vallées de la Sicile, soit qu'on le doive à Diomus, à Comatas ou à Daphnis, tous personnages dont les noms seuls sont connus par Théocrite et Virgile, aussi bien que ceux de Linus, de Démodocus, de Phémius, d'Eumolpe, d'Amphion et d'Orphée. L'églogue doit être simple, mais d'une simplicité noble, ennemie de tout détail bas et dégoûtant. Ainsi le fameux Baptiste Mantuan pèche contre les premières lois du genre lorsqu'il met, au nombre des talens du berger, l'art de curer les latrines, latrinas curare, viamque aperire coactis—sordibus, et plus encore lorsqu'il suspend les discours d'un de ses interlocuteurs pour lui laisser le temps ventris onus post hæc carecta levare. Théocrite n'est pas scrupuleux en fait de chasteté et de discours poli; mais, du moins, il n'est pas sordide. L'idylle est encore plus châtiée que l'églogue et plus scrupuleuse. Cette variété du poème bucolique roule communément sur la peinture gracieuse des sentimens du cœur et des charmes de la nature. Observons, en passant, que Colletet fait le mot idylle masculin: l'Académie le voulait ainsi en 1630. Les langues participent du mouvement universel, et c'est ce qui fait qu'elles meurent comme toutes les choses, autrement qu'elles changent de forme.

Discours sur la Poésie morale ou sententieuse. L'auteur s'adressant au comte Servien, surintendant et ministre d'Etat, part de Moïse, de David, de Salomon et des prophètes pour embrasser toute la poésie morale dans trois catégories, dont la première contient Homère, Tyrthée et une interminable suite de poètes sacrés, de fabulistes, de satiriques, de romanciers, de gnomiques ou sententieux proprement dits. La seconde catégorie traite des auteurs de distiques; et la troisième, en l'honneur des quatrains, passe en revue les quatrains de 67 poètes français, y compris Guillaume Colletet, depuis Pierre Gringore et Paradin jusqu'au baron de Puiset, à Pierre de Cottignon, et Antoine Tixier. Il y a bien loin de Moïse et d'Homère à Pierre de Cottignon et au baron de Puiset; et peut-être Colletet tombe-t-il ici dans cette complaisance, ou, pour parler comme lui; dans ce cacozèle qu'il blâme dans son avis au lecteur; mais peu importe, puisqu'il y a beaucoup de bonnes choses dans son discours. Entre tant de distiques et de quatrains de nos vieux écrivains français, les quatrains de Guy de Faure, sire de Pibrac, et ceux d'Antoine Faure, président de Chambéry, père de Claude Faure, sieur de Vaugelas, ont seuls surnagé. Quant aux quatrains sur les barbes rouges, de Pierre l'Esguillard, Normand, lesquels parurent à Caen en 1580, il n'en est plus question, non plus que de ceux de Guillaume de Chevalier sur la fin du monde. Nous offrons le quatrain suivant, pour le portrait de Toussaint Louverture, à messieurs les publicistes de Charlestown, en 1835:

La vertu ne connaît Paris ni Saint-Domingue:
Elle confond tous ceux que la couleur distingue,
Et nous dit, par ces traits, que l'homme, noir ou blanc,
Pour servir même Dieu, reçut un même sang.

Discours sur l'Éloquence, dédié à l'abbé Fouquet. Cette pièce, lue à l'Académie française le 3 janvier 1836, doit rester comme un chef-d'œuvre à rebours, comme un parfait modèle de ce que peuvent offrir le faux goût, la recherche laborieuse du bel esprit, le vide ou la fausseté des pensées joints à la prétention des mots. On y voit que l'éloquence est une nymphe couronnée d'étoiles, dont les lèvres sont de rose, la langue de miel et l'haleine de baume; que cette magicienne fait régner les esclaves; que Démosthènes et Cicéron devinrent les plus grands orateurs du monde comme en dépit de la nature; que Virgile tira, de la cendre d'Ennius, des lingots d'or, et de cette vieille roche, des diamans précieux; enfin que l'imitation des modèles est la première source de l'éloquence, maxime très fausse assurément pour tous les arts, l'imitation des chefs-d'œuvre de l'art n'étant qu'un aide puissant pour la reproduction des types naturels. Colletet, une fois lancé, ne s'arrête pas. Sans Claudien, dit-il, Motin n'eût point fait le plus beau de ses poèmes, et notez que Motin n'est plus connu par le plus beau de ses poèmes qu'il eût très bien fait sans Claudien, mais par nombre de petites pièces ordurières du cabinet satirique, entre lesquelles il s'en trouve, à la vérité, quelques unes où il y a de la verve et de la gaîté. Colletet nous apprend encore que la langue française attend toute sa perfection de l'Académie; or, l'Académie française n'a pas plus influé sur la langue française que l'Académie de la Crusca; cela est écrit dans Pascal et dans Pierre Corneille. Puis vient l'éloge du grand cardinal de Richelieu qui a tant fait pour le bon goût, erratum: lisez pour le mauvais; puis le discours finit. A lire de telles choses, on conçoit la rancune qui emporta Boileau contre le nom de Colletet. Toutefois, la justice doit prévaloir contre la rancune la plus légitime, et si elle refuse toute gloire aux deux Colletet, elle est loin de leur refuser toute estime. Pourrait-on nier qu'il n'y ait de très bonnes sentences bien exprimées dans les quatrains suivans, pris parmi les 56 quatrains moraux que le père adresse à son fils?

Méprise les honneurs, dont la vaine fumée
Flatte les cœurs légers et les esprits ardens,
Et préférant à tout la bonne renommée,
Sois facile au dehors et sincère au dedans.
Emprunter, pour bâtir, quelque notable somme,
C'est s'accabler soi-même avec aveuglement.
L'argent, pris à crédit, est un ver qui consomme;
Et qui bâtit ainsi bâtit son monument.
Lis peu, mais, en lisant, rumine ta lecture,
Afin de la graver dedans ton souvenir.
Malheureux le glouton qui mange sans mesure,
Qui prend tout et jamais ne peut rien retenir.
Tout ce que tu pourras sans le secours céleste,
Fais-le, et n'attends jamais le céleste secours:
Quand tu n'en pourras plus, laisse à Dieu ce qui reste;
Si toujours tu le crains, il t'aidera toujours.
Quand mon dernier destin fera ma sépulture,
Si tu verses des pleurs, fais-les bientôt finir;
Et, cédant, par raison, aux lois de la nature,
Change tes longs regrets en un long souvenir.

L'ATHÉISME CONVAINCU;

Traité démonstrant par raisons naturelles qu'il y a un Dieu, par David Dérodon, professeur en philosophie en l'académie d'Orange. A Orange, et se vend par Olivier de Varennes, demeurant au Palais, en la gallerie des Prisonniers, près la Chancellerie, au Vase d'or. (1 vol in-12 de 151 pages.) M.DC.LIX.

(1659.)

Ce traité, d'un des théologiens de la réforme calviniste les plus renommés pour la logique, est composé de onze chapitres. Les hommes seraient bien malheureux s'ils n'avaient pour appuyer leur foi dans la Divinité que les argumens de ce renommé logicien; on en peut juger par son premier dilemme pour prouver que le soleil n'a pas éclairé la terre de toute éternité, et que, par conséquent, il a été créé. «Si le soleil a éclairé la terre de toute éternité, dit-il, c'est une nécessité qu'il ait éclairé à la fois, de toute éternité, chacun des antipodes; or, il ne peut éclairer, à la fois, chacun des antipodes; donc il n'a pas éclairé la terre de toute éternité; donc il a été créé; donc il y a un créateur; donc Dieu existe.» Les raisons données du commencement de la lune, de la mer, du temps, de l'homme, etc., etc., sont de même force.

La manière dont le logicien réformé prouve, au 4e chapitre, que l'espace est une substance, est vraiment curieuse; la voici: Nécessairement il faut que l'espace soit quelque chose ou qu'il ne soit rien; or, on ne peut pas dire qu'il ne soit rien, puisqu'il reçoit les corps; donc l'espace est une substance. On doit se beaucoup méfier de l'argument aux six bras nommé dilemme; il a quelque chose de décevant, sa première proposition étant toujours évidente; mais qu'on ne se laisse pas imposer par cette première alternative générale, presque toujours l'une des deux propositions particulières manque l'objection. Une sûre méthode pour mettre à bas, la plupart du temps, cet échafaudage présomptueux, est de vérifier par le syllogisme chacune des deux propositions particulières. Si elles peuvent se résoudre en deux syllogismes réguliers, le dilemme est fermé, c'est à dire qu'il conclut; sinon, il reste ouvert et ne conclut pas. Prenons pour exemple le dilemme suivant, qui fait le fond de plus d'un discours.

Ou je puis manger ma tête, ou je ne peux pas la manger;—si je puis manger ma tête, ma tête existe; si je ne peux pas la manger, elle n'existe pas. Vérification par le syllogisme:

1o. Tout ce qu'on peut manger existe, je peux manger ma tête; donc elle existe: le syllogisme est vicieux, car on peut nier la mineure.

2o. Tout ce qu'on ne peut pas manger n'existe pas; je ne peux pas manger ma tête; donc elle n'existe pas: le syllogisme n'est pas bon, car on peut nier la majeure. Partant, le dilemme reste ouvert, et ses six bras ne tiennent rien, pas plus que les six bras du charlatan: ou ma drogue est bonne ou elle ne l'est pas; si elle est bonne, prenez-la; si elle n'est pas bonne....; mais elle est bonne. Combien le pédantisme avec ses formes scolastiques a enfanté de sottises! Aristote, ce prodigieux esprit, s'il revenait au monde, se repentirait presque d'avoir, en donnant les lois abstraites du raisonnement, ouvert la porte à tant de vaines subtilités. Les trois quarts du livre de l'Athéisme convaincu reposent pourtant sur des arguties pareilles. Il faut voir comme Dérodon triomphe, au 7e chapitre, d'avoir, par sa méthode, démontré, contre les athées, que les hommes ne tirent pas leur origine des tritons marins. Enfin, dans le dernier chapitre, il aborde les véritables preuves de la Divinité, tirées de l'ordre de l'univers, du consentement universel, du sentiment qu'ont tous les hommes du juste et de l'injuste, des terreurs du méchant, etc., etc.; mais il dessèche, dans ses mains arides, ces raisons si capables de vivifier le cœur et de soumettre l'esprit. Il est difficile de plus mal plaider la plus belle des causes. Du reste, les amateurs de dilemmes peuvent se satisfaire avec Dérodon, il y en a bien deux ou trois cents enfilés, comme des grains de chapelet, dans son ouvrage de 150 pages. Ce livre n'est pas commun.


LE
GRAND DICTIONNAIRE DES PRÉTIEUSES,

Historique, poétique, géographique, cosmographique, cronologique et armoirique, où l'on verra leur antiquité, costumes, devises, éloges, études, guerres, hérésies, jeux, loix, langage, mœurs, mariages, morale, noblesse; avec leur politique, prédictions, questions, richesses, réduits et victoires; comme aussi les noms de ceux et de celles qui ont, jusques icy, inventé des mots prétieux. Dédié à monseigneur le duc de Guise par le sieur de Somaize, secrétaire de madame la connétable Colonna. Paris, chez Jean Ribou, sur le quai des Augustins, à l'image saint Louis. (2 part. en 1 vol. in-8, rare, avec les trois clefs.) M.DC.LXI.

(1661.)

On se figure communément que les précieuses, dont il fut tant question en France, pendant la première moitié du XVIIe siècle, ne formaient qu'une brillante coterie circonscrite dans l'enceinte de Paris, et, à Paris même, dans les murs de l'hôtel de Longueville et de l'hôtel de Rambouillet; c'est une erreur: Molière eut à faire à plus forte partie. Les précieuses et les précieux composaient une nation à part, ou plutôt ils étaient alors toute la nation galante et polie. Le sieur Antoine Baudeau de Somaize, du nom précieux de Suzarion, aimable auteur de la tragédie de L'eusses-tu cru, lapidé par les femmes, secrétaire de la précieuse Maximiliane, autrement de très haute et puissante dame Marie Mancini, connétable Colonna, n'aurait point recherché, à moins, l'honneur d'être l'historiographe, le lexicographe, le généalogiste et l'apologiste de ces messieurs et de ces dames. Ces dames et ces messieurs n'étaient pas moins, en effet, que les fondateurs de ce que nous appelons la société, le monde, la bonne compagnie, les salons, le bon ton, le savoir-vivre. Il y avait des précieuses, des précieuses véritables, tenant ruelle ou alcôve, ayant, à leur suite, de précieux martyrs, des alcovistes, comme on disait; il y en avait non seulement dans Athènes,—Paris; et, à Paris même, dans l'île de Délos,—l'île Notre-Dame, près le temple d'Apollon;—et dans la Normandie,—le quartier Saint-Honoré; tout autant que dans la place Dorique,—la place Royale; et près des palais de Sénèque,—Richelieu et de Caton—Mazarin; mais aussi dans Argos,—Poitiers; à Césarée,—Tours; à Milet,—Lyon; à Corinthe,—Aix; à Thèbes, Arles; que savons-nous encore? et cela par centaines. Nous avons enregistré 508 noms précieux de ces illustres dans les trois clefs du Dictionnaire de Suzarion, et Suzarion, qui en a mentionné plus de 700 principaux dans le corps de son livre, prétend n'avoir pas satisfait à la moitié de ses obligations en ce genre et des demandes d'insertion qu'il reçut. Il n'y a pas trop à chicaner sur ces noms généralement. La plupart sont bien appliqués. Par exemple, appeler Louis XIV, Alexandre, la reine, sa mère, la bonne déesse, la reine, sa femme, Olympe, le grand Condé, Scipion, bien; le duc de Montmorency, Montenor le grand, la princesse de Guimené, Gélinte, mademoiselle de la Trimouille, Thessalonice, mademoiselle d'Hautefort, Hermione, la marquise de Rambouillet, Rozelinde, la duchesse de Longueville, Léodamie, mademoiselle de Tournon, Tériane, le maréchal de Grammont, Galérius, madame du Roure-Combalet, duchesse d'Aiguillon, Damoxède, le marquis de Mortemart, Métrobarzane, la duchesse de Saint-Simon, Sinésis, la comtesse de Noailles, Noziane, la marquise de Sévigné, Sophronie, très bien; M. de Corbinelli, Corbulon, mademoiselle Dupin, Philoclée, madame Deshoulières, Dioclée, madame Cornuel, Cléobulie, la Calprenède, Calpurnius, parfaitement; mademoiselle Josse, Iris, M. Pajot, Polixénide, mademoiselle Bobinet, Bertenice, madame André, Argenice, madame Aubry, Almazie, mademoiselle Dupré, Diophanise, à merveille; mais donner à M. Voiture, le prince de la nation précieuse, et son premier chef, le nom tout uni de Valère, tandis que M. Sarrazin, qui n'occupa le trône qu'après la mort de M. Voiture, reçut le nom galant de Sésostris, ce ne peut être que l'effet d'un faux-poids dans la balance des destinées. Ensuite, pourquoi faire de la duchesse de Chevreuse la reine Condace? on ne lui connaissait point d'eunuque. L'abbé Cottin, Clitiphon, l'abbé de Pure, Prospère, M. Chapelain, Chrysanthe, M. Conrad, Cléoxène, Scudéri, Sarraïdès, passe; mais pourquoi nommer la belle Ninon, Nidalie? c'est Aspasie qui lui revenait; il semble également que madame Scarron Stratonice eût bien fait de changer avec mademoiselle de Scudéri Sophie; pourquoi surtout nommer M. Corneille, l'aîné, Cléocrite? Se représente-t-on le bon-homme Pierre Corneille tombant en calotte noire et manteau noir au milieu de ce nid d'amours galans, et tâchant vainement d'y faire agréer son Polyeucte? il avait pourtant logé sa Pauline à tendre sur estime; enfin rien n'y fit. Au demeurant M. Cléocrite, l'aîné, était précieux toutes les fois qu'il n'était pas sublime; aussi était-il aimé des précieuses; il en avait beaucoup reçu et leur rendait beaucoup, comme quand il disait quelque part:

.........On voit un héros magnanime
Témoigner, pour ton nom, une tout autre estime,
Et répandre l'éclat de sa propre bonté
Sur l'endurcissement de ton oisiveté.

Et ailleurs:

Et leur antipathie inspire à leur colère
Des préludes secrets de ce qu'il vous faut faire.

Et ailleurs:

Et comme elle a l'éclat du verre,
Elle en a la fragilité.

On classait les précieuses en jeunes et anciennes, remarquons bien ce mot, anciennes; c'est qu'une précieuse n'était jamais vieille. Les jeunes portaient d'argent semé de pierreries, au chef de gueule, à deux langues affrontées; pour supports deux sirènes, et pour cimier un perroquet becqué d'or. Les anciennes portaient écartelé au 1 et 4 d'azur au cœur armé à crud (signe de rigueur invincible autant qu'invaincue), au 2 et 3 de gueule à deux pieds affrontés; pour cimier un phénix. On devine que tout cela couve du fin et du délicat en allégorie à faire éclore l'admiration.

Les précieuses rebaptisaient chaque chose et chaque personne afin de mieux polir le langage, et, dans le fond, elles l'ont poli, et plus que bien des gens payés pour cela. Elles disaient Arnophiliens au lieu de Jansénistes; vestes au lieu de chemises; il ne croît plus de fleurs au jardin de Doride, pour Doride a plus de cinquante ans; avoir des lèvres bien ourlées, pour avoir de jolies lèvres; laisser partout des traces de soi-même, pour avoir des bâtards partout; complice innocent du mensonge, pour bonnet de nuit; chaîne spirituelle, pour chapelet; cheveux d'un blond hardi, pour cheveux roux; s'encanailler, pour voir des gens de mauvaise compagnie. Diophante,—mademoiselle de Fargis, entrant un jour chez un marchand pour acheter des porcelaines, lui dit: «Monsieur, donnez-m'en qui soient moins fragiles que la nature humaine.» Tout ne se bornait pas d'ailleurs aux jeux d'esprit dans la nation précieuse. Les choses s'y poussaient parfois jusqu'au tragique. Dans Argos,—Poitiers, où Briséis tenait alcôve, Bradamire et Dorante se battirent furieusement à son sujet; le pauvre Bradamire même fut tué. A la vérité, de tels accidens n'arrivaient plus souvent, à cette époque, dans Athènes; mais c'est qu'en province on outre tout, et que les modes y tiennent comme glu.

On n'était pas précieuse uniquement pour être belle et avoir de l'esprit, il fallait, de plus, lire des romans, converser journellement d'amour; rien que converser, si cela était possible, et fréquenter les auteurs. On était précieux à meilleur compte, et à qui ne pouvait écrire galamment, il suffisait d'être alcoviste patient et régulier aux ruelles. Les petites difformités naturelles n'empêchaient pas de compter parmi les précieuses, pourvu qu'on se rachetât par quelque tour de phrase agréable, ou quelque petit talent enjoué. Ainsi Aristénie,—mademoiselle Hautefeuille, comptait, quoiqu'elle fût un peu boîteuse, parce qu'elle touchait le théorbe en accompagnant son alcoviste Bitrane. Bélisandre et sa sœur,—mesdemoiselles du Bois, comptaient, parce que, bien qu'âgées l'une de 43, l'autre de 44 ans, et toutes deux d'un extérieur moins qu'engageant, elles voyaient le beau monde, et que les sonnets et les élégies ne sortaient jamais de chez elles comme ils y étaient entrés. Mademoiselle Brisce,—Barsane, comptait, bien qu'elle n'inventât point de mots nouveaux, parce que ceux qui venaient d'être inventés elle les répétait incontinent. Il s'en inventait souvent de bons et de bonnes locutions aussi. Vers 1647, Bélisandre,—Balzac, inventa de dire ame du premier ordre, c'était élever les grandes ames au rang des légions célestes; voilà qui est excellent. Les locutions suivantes ne sont pas non plus à dédaigner: les mots me manquent, pour je ne puis exprimer ce que je pense; revêtir ses pensées d'expressions nobles, pour parler noblement; être pénétré des sentimens d'une personne, pour être de son avis; soulever la délicatesse, pour faire horreur; humeur communicative, pour humeur sociable; n'avoir que le masque de la vertu, pour être moins vertueux qu'on n'affecte de l'être; ameublement bien entendu, pour ameublement convenable; être sobre dans ses discours, pour parler avec réserve, etc., etc. Ce que les précieuses avaient particulièrement en aversion, c'étaient les vieux mots, les tours surannés et la nudité des expressions comme des images, en quoi elles avaient aussi souvent raison que tort; elles ont peut-être amaigri notre langue par là, lui ont enlevé un peu de cette aisance, de cette franchise naïve qui la rendent si aimable dans plusieurs de nos vieux auteurs, et que la pruderie fardée de certains auteurs modernes fait justement regretter; mais, en revanche, elles lui ont donné de la noblesse, et, à tout prendre, la noblesse est un avantage capital pour une langue, parce qu'elle descend directement de la noblesse des sentimens, pour en devenir ensuite le signe à jamais. La qualité de précieuse menait parfois à une grande fortune, témoin Basinaris—madame de la Basinière,—cela s'appelait doubler le cap de Bonne-Espérance: on logeait alors dans la petite Athènes,—le faubourg Saint-Germain, et l'on avait sa place marquée au grand Cirque,—le théâtre de l'hôtel de Bourgogne, ainsi qu'au Lycée,—le théâtre de la Foire.

Il y avait de beaux emplois dans l'empire précieux, celui notamment qu'occupait Brundésius,—M. l'abbé de Belébat, l'emploi d'introducteur des alcovistes. On ne doit pas se scandaliser ici: introduire un alcoviste dans une ruelle, ce n'était pas former un jeune homme aux mauvaises mœurs, favoriser ses plaisirs, c'était le dresser au bel usage et le présenter à celles qui en étaient les arbitres. D'ordinaire, les précieuses ne passaient guère une certaine limite dans la galanterie, du moins pour le public; plusieurs même d'entre elles faisaient montre d'une véritable cruauté. Peut-on voir, par exemple, rien de plus cruel que le procédé de madame Gouille,—Galiliane, qui demande avec instance à son alcoviste de se faire peindre pour elle? L'alcoviste se fait peindre tout des mieux, et quand vient le portrait, Galiliane,—madame Gouille, fait monter son portier et le lui donne. Galiliane eût mérité que son alcoviste la fît peindre assise sur une certaine chaise.

Enfin veut-on un aperçu des maximes ayant cours chez les précieuses? le voici fidèlement extrait de Suzarion, qui les connaissait et les aimait bien, jusque-là qu'il ne put se détacher de Maximiliane, et s'en alla mourir près d'elle, en Ausonie, quittant sa famille et son pays pour ne la point quitter? Faire plus d'état du présent que du passé et de l'avenir, et considérer l'usage du temps comme la règle première, tout usage sortant naturellement des besoins de la société. Fuir la fausseté et la perfidie, mais honorer cette sage contrainte qui seule permet les communications du monde, les entretient et les embellit; car comment vivre ensemble agréablement et se tout dire? donner à l'esprit le pas sur les sens; et ici c'était plus que de la politesse, c'était de la belle et haute morale; enfin, demeurer fidèle à l'amitié; certes ce sont de bonnes maximes! Ce qui valait mieux encore est que les précieuses les mettaient en pratique. Dans leur gouvernement libre et paisible, où la souveraineté se décernait au mérite (à celui de la galanterie s'entend), on se faisait un devoir des bons offices et d'une bienveillance qui n'excluaient pas la malice innocente. La naissance y jouissait d'une grande faveur, sans doute, mais point sans mesure, point sottement, c'est à dire exclusivement, de sorte que, loin de justifier la vanité ridicule des classifications en première, deuxième et troisième société, qui causent tant de ravages, surtout en province, sitôt que les personnes, dites alors de la roture, s'étaient une fois élevées par les bonnes manières et la culture de l'esprit, elles étaient admises parmi les illustres, et voilà ce qui explique comment l'esprit de madame de Coulanges était une dignité à la cour de Louis le Grand, lequel ne laissait pas que d'être bon gentilhomme. Les preuves, pour entrer dans les salons d'Athènes comme pour monter dans les carrosses des fils d'Alexandre, n'ont commencé que dans ces derniers temps. Chose étrange! plus on approchait de la catastrophe, plus ou prenait à tâche de se rendre haïssable.

Le règne des précieuses commença vers 1640; tout alla bien jusqu'en 1659, où elles eurent de rudes assauts à soutenir au grand Cirque de la façon du contemplateur. Néanmoins elles se relevèrent, et elles brillaient d'un vif éclat en 1661, époque à laquelle Suzarion leur rendit son hommage alphabétique en présence de la postérité. Pour parler sérieusement, Molière n'a point tué les précieuses, il n'avait même jamais voulu le faire; il prétendit seulement corriger en elles une recherche, un abus de délicatesse qui les jetaient dans le faux goût, en quoi il leur rendit service, car il y parvint. Du reste, elles survécurent à leur censeur, matériellement parlant; c'est trop peu dire, elles vivaient encore il y peu d'années; car, nous le répétons, nos salons, nos soupers choisis, la société proprement dite, avec ses égards, sa familiarité décente, ses formes élégantes et nobles, sa finesse ingénieuse, aiguisée de sel épigrammatique, ses causeries variées, piquantes, où souvent la profondeur s'alliait à la légèreté; toutes ces choses, qui firent une part de notre lustre national et répandirent au loin la langue française, n'étaient rien autre que l'empire précieux perpétué. Nous n'en demandons pas davantage aux routs, qui sont des bals masqués à visage découvert, à nos clubs, où les hommes vivent sans femmes, et à nos académies, où les femmes ne parlent pas.


DE LA MORT,
ET DES MISÈRES DE LA VIE.
POÉSIES MORALES.

Par le R. P. Charles le Breton, de la compagnie de Jésus, seconde édition. (1 vol. in-12, rare.) A Paris, chez François Muguet, imprimeur et marchand-libraire du roy, rue de la Harpe, aux Trois Roys. (M.DC.LXIII.)

(1668.)

De quoi sert au nocher qu'il ait vogué sur l'onde,
De l'un à l'autre bout de notre double monde;
Qu'il ait fait tout le tour de l'immense Océan
Avant que le soleil ait fait celui d'un an:
Que mille fois vainqueur au péril du naufrage,
Des vagues et des vents il ait dompté la rage, etc., etc.

Si la prudence, un jour endormie, vient, à la fin, le briser contre un écueil à la vue du port:


Ainsi, puisque du jour où le ciel m'a fait naître,
Je me vois sur la mer de la vie et de l'être,

Il faut que je travaille, et du dernier effort
A surgir sûrement au havre de la mort.

Je sais que d'y penser, ma chair, c'est ton supplice;
Mais aussi c'est un frein aux licences du vice:
Si ce funeste objet te fait frémir d'horreur,
Des voluptés des sens il bride la fureur:
A contempler un corps d'où son ame est sortie,
Il n'est brutale amour qui ne soit amortie.

D'ailleurs, ce qu'a la mort d'horrible en apparence
Se trouve supportable à qui souvent y pense:

Dès lors qu'à la prévoir le sage s'accoutume,
Il adoucit beaucoup ce qu'elle a d'amertume;
Et si, de loin, sur elle il porte son regard,
Il rompt l'effort du coup qu'il reçoit de son dard.
C'est l'arrêt décisif, c'est le sort infaillible
Que puisque j'ai le corps d'essence corruptible,
Je cesse quelque jour d'être ce que je suis,
Et sois contraint d'aller à la mort que je fuis.

Quelque ferme santé que, jeune ou vieux, il porte,
Et lors même qu'il est d'une vigueur plus forte,
Se trouvant tous les jours déchoir et décliner,
L'homme vers son néant travaille à retourner.
Que si, par l'aliment, sa force est réparée,
Par ce même soutien sa vie est altérée;
Et ce suc étranger, qui sert à le nourrir,
Aide, en se consumant, à le faire périr, etc., etc.

Tout nous conduit à la mort, nous l'impose ou nous la rappelle:

Encore à notre vue est-ce une de ses lois
Que les bons, les premiers, soient l'objet de son choix,
Et qu'en leurs jeunes ans elle nous les ravisse
Avant que, par le mal, leur cœur se pervertisse;
Si bien que tous les jours nous disons en nos pleurs
Que ces anges mortels n'ont que l'âge des fleurs,
Et que, de les avoir, le ciel, touché d'envie,
Les arrache à la terre en leur ôtant la vie, etc., etc.

Du reste, que les hommes vicieux, que les scélérats fortunés ne se reposent point sur leurs succès d'un moment:

Ces pécheurs élevés sur de pompeux théâtres,
De leur fortune, un temps, nous rendent idolâtres;
Le diadême en tête, et le sceptre à la main,
Ils engagent le monde à leur joug inhumain;
Mille lâches flatteurs leur chantent aux oreilles
Qu'ils sont de l'univers les vivantes merveilles;
Ne faisant qu'enflammer, avec ce vain encens,
Leurs funestes ardeurs aux plaisirs de leurs sens:
Pendant qu'en leurs palais inconnus aux tempêtes,
Les crimes les plus noirs sont d'éternelles fêtes
Parmi les jeux, les ris, les festins, les amours,
Où s'en vont sans retour et leurs nuits et leurs jours;
Mais, lorsque leur puissance est au haut de la roue,
Notre implacable parque en un instant s'en joue;
Et, sans considérer s'ils sont jeunes ou vieux,
Elle les fait passer au rang de leurs aïeux;
Soit que, dans leurs réduits, parfois elle se glisse
En ombre qui, sans bruit, dans le lit les saisisse,
Et sans daigner alors d'assaut les attaquer,
D'un catarrhe subit les fasse suffoquer;
Soit qu'empruntant parfois la taille et la figure
D'un ennemi qui cherche à venger une injure,
Lorsqu'ils craignent le moins un semblable dessein,
Elle leur plonge, à table, un poignard dans le sein.
Nous alors, spectateurs de leur chute tragique,
Que leur sert, disons-nous, leur grandeur tyrannique? etc.
................. Hélas! choses humaines,
Que vous me paraissez ridicules et vaines!
O palais, ô trésors, ô grandeurs, ô plaisirs!
Que vous présumez mal d'occuper mes désirs!

Retirez-vous de moi, trompeuses rêveries,
Vos beautés, pour mon cœur, n'ont point de flatteries!
L'image de la mort me fait trop concevoir
Que jamais un long temps on ne peut vous avoir.

Félicités des sens dont l'éclat nous amuse,
Que l'aspect d'un tombeau de vous nous désabuse;
Et que sous vos appas et sous votre grandeur,
Il nous fait voir en vous de vide et de laideur!
Si vous nous faites fous avec vos faux visages,
En vous les arrachant, de fous il nous fait sages;
Si de vos vins fumeux nous sommes enivrés,
D'ivresse, en le voyant, nous sommes délivrés.

Plus l'ombre vient à croître, et moindre est sa durée.

Belle nuit de la mort qui m'attends au tombeau,
Quand de mes tristes jours s'éteindra le flambeau,
Amène-moi le jour des clartés éternelles! etc., etc.

On peut juger, par ces vers, que le Père le Breton n'était pas un rimeur vulgaire, et qu'il ne méritait pas de voir son nom banni de toutes les biographies ainsi que cela lui est arrivé. Il y a donc aussi une fatalité pour les auteurs jésuites. Nous sommes heureux de la rompre ici autant qu'il est en nous de le faire. Sans doute, les trois discours sur la mort du Père le Breton ne sont autre chose qu'un lieu commun étendu outre mesure; mais ils présentent des pensées solides, des images vraies et touchantes, des tableaux variés, un style naturel, ce qu'il faut considérer particulièrement chez un poète de cette école, souvent même trop naturel, car il descend jusqu'au prosaïsme; enfin une versification singulièrement correcte; or, ce sont là des mérites peu communs. L'auteur est moins heureux dans la seconde partie de son recueil où le même sujet se reproduit dans des odes, des stances, des paraphrases de psaumes d'un froid mortel. Il ne conçoit rien à l'harmonie lyrique. L'alexandrin seulement lui sied, et le ton de l'épître noble; mais, pour l'inspiration pindarique, il ne l'a décidément pas plus qu'un maître de mathématiques. C'est à Young de chanter la mort, le Breton ne sait que méditer sur ce sujet d'éternelle, salutaire et inépuisable méditation.


HOMÉLIES ACADÉMIQUES.

A Paris, chez Thomas Jolly, au Palais, en la petite salle, à la Palme et aux armes de Hollande. (1 vol. pet. in-12 de 272 pages.) M.DC.LXIV.

(1664.)

Le nom de Furetière se trouve écrit à la main au dessous du titre de notre exemplaire de ces neuf Homélies anonymes; serait-ce à dire que Furetière en fût l'auteur? Cependant le privilége du roi est donné au sieur la Mothe le Vayer. Il semble que, dans le silence de M. Barbier, on doive attribuer ce petit livre à l'auteur des dialogues d'Orasius Tubero plutôt qu'au malheureux usurpateur des travaux lexicologiques de l'Académie française. Au surplus, ici comme ailleurs, nous rapportons la question; que le publie seul la juge! A des motifs extérieurs de crédibilité, on en pourrait joindre d'intimes et de littéraires en faveur de notre conjecture. Premièrement, l'oreille du sceptique se montre passablement dans ces Homélies; or, on ne voit pas que Furetière ait été sceptique, au lieu que la Mothe le Vayer l'était pour le moins, et cela notoirement. Secondement, c'est bien ici le style pesant, embarrassé, chargé de citations pédantesques du précepteur de Monsieur, frère de Louis XIV; et aussi, disons-le par opposition, sa modération philosophique, sa morale tolérante, son jugement toujours réfléchi s'il n'est pas toujours sûr, et son humeur tant soit peu cynique. Il fait d'abord l'éloge du doute et va même jusqu'à justifier, en son honneur, les changemens de systèmes, les inconstances d'opinions. De là, passant brusquement au chapitre du mariage, il cite, d'après une relation d'Oléarius, une fille du Mogol qui, nubile à l'âge de trois ans, se maria et accoucha dans sa septième année. Il cite encore, et d'après saint Jérôme, une femme qui enterra vingt-deux maris; d'après Castro, un Catalan qui avoua, sur procès, à la reine d'Arragon, qu'il forçait sa femme à souffrir son approche dix fois par jour, sur quoi la reine le réduisit de quatre: reste à six par décret royal. Ici, dit-il, on ne veut pas de vierges pour épouses; là on pousse l'estime de la virginité jusqu'à ce point que les parens en portent le deuil à la barbe du mari. D'où il conclut, à l'imitation de Montaigne, qu'il n'y a rien de plus variable que la morale; conclusion très fausse et très pernicieuse quand elle est ainsi tranchée sans distinction des principes universels et des principes secondaires sur lesquels toute l'éthique repose. Aujourd'hui, continue-t-il, un prêtre marié fait horreur, et saint Clément d'Alexandrie observe, au troisième livre des Tapisseries, que la moitié des apôtres étaient mariés. A peine a-t-il prêché le mariage, que le voilà tout d'un coup considérant les ennuis et les traverses de ce lien éternel, et, rapportant une vilaine définition de l'amour par Marc-Antonin, traduite en latin comme il suit: Intestini parvi affrictio et non sine convulsione muci excretio: il y aurait presque de quoi en guérir. Mais la Mothe le Vayer, selon son métier de douteur, se plaît à retourner les choses en tout sens; exercice qu'il est souvent dangereux d'apprendre à la jeunesse, ainsi que le fait ici le précepteur de Monsieur. Les troisième et quatrième Homélies donnent des préceptes sages sur le soin qu'il convient d'avoir de faire succéder le repos au travail de l'esprit et du corps dans une exacte mesure, et sur les dangers honteux que la passion du jeu traîne à sa suite. Puis viennent, dans autant d'Homélies différentes, des conseils sensés, sur divers points de morale pratique. Ainsi, la modération doit présider aux plaisirs de la table, nos ventres n'étant pas comme ceux des habitans de la lune, dont Lucien dit qu'ils se ferment à boutons. Comment d'ailleurs satisfaire les caprices du goût? ils sont innombrables. Il en est de peu attrayans. Les Tapuyes, par exemple, se régalent de cheveux hachés dans du miel. Le gourmand Pythyllus enfermait sa langue dans un étui pour lui conserver toute sa délicatesse au moment des repas. Gardez-vous surtout de la flatterie si vous êtes prince. Il est trop reçu chez les plus honnêtes gens de louer les princes à tort et à raison, sans que cela tire à conséquence, suivant l'excuse qu'Aristippe donnait à l'occasion de ses éloges de Denys le tyran; que les princes avaient les oreilles aux genoux. De là ces folles oraisons funèbres qui font tressaillir les auditeurs philosophes. Le comble du ridicule est de se louer soi-même. Cardan disait fort bien, au troisième livre de son Traité de la Sagesse, qu'il fallait imiter Jésus-Christ, qui a laissé dire aux autres qu'il était Dieu. Quelque mérite qu'on ait, on se voit bientôt effacé. Nul n'est longtemps le premier en quoi que ce soit. Malherbe a détrôné Ronsard et ainsi des autres. Labérius a raison: Cecidi ego; cadet qui sequitur; laus est publica. «Je suis tombé; mon successeur tombera; la vogue est à tout le monde.» C'est encore une règle capitale de prudence de dédaigner l'injure, soit pour la faire, soit pour la venger. Tibère et Néron eux-mêmes se laissaient tranquillement injurier par des paroles et par des écrits, au rapport de Suétone. Ils pensaient en cela ce que saint Grégoire a dit depuis, si justement, que les injures tombent contre le mépris comme la pierre lancée contre le rocher. Belle sentence d'un Persan: rendons honneur à Dieu, dit-il, sur la grâce qu'il nous a faite d'être meilleurs qu'on ne nous croit; un caillou jeté dans la mer n'y cause pas de tempête; ainsi des injures faites à une grande ame. Les Spartiates se vengeaient, pensant que l'injure supportée en attirait une nouvelle. Ils se trompaient. Ce n'est pas de dédaigner l'injure qui excite l'injure, mais bien de la souffrir par lâcheté tout en souhaitant de la punir. Si ce qui précède est vrai, l'offense est un grand travers. Or, l'histoire autant que la religion nous enseignent que cela est vrai. Quant à l'injure envers Dieu, elle est encore plus absurde qu'odieuse s'il est possible. Cependant la paix perpétuelle n'est pas l'état naturel de l'homme; il semble que la guerre entre aussi dans les desseins éternels; mais, n'en déplaise aux gens de guerre, on doit favoriser la paix le plus possible et ne faire dans la guerre que le moins de mal possible. Il se fera toujours bien assez de mal dans la guerre pour compromettre la justice des chefs et des soldats. «Quo modo tot millia hominum insatiabilia, satiabuntur, dit Senèque; quid habebunt si suum quisque habuerit

«Comment tant de milliers d'hommes insatiables seront-ils rassasiés? et qu'auront-ils si chacun garde le sien?»

L'anonyme termine ses Homélies académiques ainsi qu'il les a commencées, par un éloge du doute dans toutes les matières qui ne sont pas de foi, et se fonde, de nouveau, pour cette philosophie, sur le tableau des diverses coutumes des hommes suivant les temps et les pays. La conclusion définitive de cet opuscule plus substantiel qu'agréable est celle-ci: Contentons-nous d'avoir le vraisemblable pour objet, le vrai et l'indubitable n'étant pas de notre portée. Ces derniers mots rendent raison de la qualification d'Académiques donnée à ces neuf Homélies. On sait que la secte grecque académique était, dans sa troisième période surtout, celle des douteurs.


Chargement de la publicité...