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Analectabiblion, Tome 2 (of 2): ou extraits critiques de divers livres rares, oubliés ou peu connus

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Table

ANALECTABIBLION,
OU
EXTRAITS CRITIQUES
DE
DIVERS LIVRES RARES, OUBLIÉS OU PEU CONNUS,
tirés du cabinet du marquis D. R***.

TOME SECOND.

Non ego ventosæ Plebis suffragia venor
Impensis cœnarum, et tritæ munere vestis.
Non ego nobilium scriptorum auditor, et ultor,
Grammaticas ambire tribus, et Pulpita dignor, etc.

Q. Horat., Epistol. XIX, lib. 1.

PARIS,
TECHENER, PLACE DU LOUVRE,
No 12.

M.DCCC.XXXVII.

TABLE DES MATIÈRES

DU TOME SECOND.

  Pages.
Colloquia. 3
Les deux Chevauchées de l'Asne. 10
La Vedova. 12
Panoplia. 17
Traicté des Peines et Amandes, tant pour les matières criminelles que civiles. 19
Cinq livres de l'Imposture et tromperie des Diables, des enchantements et sorcellerie. 22
La Floresta spagnuola, ou Le plaisant Bocage. 25
Questions diverses, Responses d'icelles. 26
Le Monde à l'Empire, et le Monde démoniacle. 27
La Béatitude des Chrétiens, ou le Fléo de la Foy. 31
De la Puissance légitime du Prince sur le Peuple, et du Peuple sur le Prince. 34
Le Tocsin contre les Massacreurs et auteurs des Confusions en France. 40
Deux Dialogues. 43
L'Examen des Esprits pour les sciences. 49
Le Théâtre des divers cerveaux du monde. 58
L'Enfer de la Mère Cardine. 60
Discours politiques et militaires du seigneur de la Noüe. 62
Sonnet contre les Escrimeurs et les Duellistes. 74
La Vie et Faits notables de Henri de Valois. 76
Les Sorcelleries de Henri de Valois, et les oblations qu'il faisait au diable, dans le bois de Vincennes. 79
Le Martyre des Deux Frères. 81
Prosa Cleri Parisiensis ad ducem de Mena (Mayenne). 83
Le Masque de la Ligue et de l'Hespagnol découuert. 87
L'Excellenza e Trionfo del Porco. 89
Les Facétieuses Rencontres de Verboquet, pour réjouir les Mélancoliques. 90
Les Pensées facétieuses et les bons mots du fameux Bruscambille. 91
Les Trois Vérités. 92
Discours véritable sur le Faict de Marthe Broissier. 95
Histoire prodigieuse et lamentable de Jean Fauste. 97
Breve Suma y Relación. 103
La Sage Folie. 106
Le Tombeau et Testament du feu comte de Permission. 108
État de l'empire et grand-duché de Moscovie. 110
Scaligerana, Thuana, Perroniana, Pithœana et Colomesiana. 117
Le Bravvre del capitano Spavento. 126
Le Mastigophore, ou précurseur du Zodiaque. 128
Question royale et sa Décision. 133
La Messe en françois. 136
Les Œuvres satiriques du sieur de Courval-Sonnet, gentilhomme virois. 138
Pièces rares sur la mort de Henri le Grand. 143
Le Palais des Curieux. 149
Les nouvelles et plaisantes Imaginations de Bruscambille. 152
Les Fantaisies de Bruscambille. 156
Les Plaisantes idées du sieur Mistanguet. 158
La Comédie des Proverbes. 160
L'Adamo. 165
Recueil général des Caquets de l'Accouchée. 170
Nicétas, ou l'Incontinence vaincue. 176
Le Caveçon des Ministres. 179
Aglossostomographie, ou Description d'une bouche sans langue. 181
Les Chansons de Gaultier Garguille. 184
Le Parfait Capitaine, autrement l'abrégé des Commentaires de César. 185
Anatomie de la Messe. 194
La Religion du Médecin. 196
Le Capucin. 201
Lettres de Guy Patin. 203
Codicilles de Louis XIII, roy de France et de Navarre. 213
Le Divorce céleste. 220
Sermons de Piété, pour réveiller l'Ame à son salut. 222
La Monarchie des Solipses. 224
Au nom du Père et du Fils et du Sainct-Esprit. Pensées de Morin, dédiées au Roy. 233
Les Pieuses Récréations du R. P. Angelin Gazée, de la Compagnie de Jésus. 236
Le Politique du temps. 239
Les Nouveaux Oracles divertissans. 243
La Dévotion aisée. 246
L'Evangile nouveau du cardinal Palavicin, Révélé par luy dans son histoire du Concile de Trente; ou Les lumières nouvelles pour le gouvernement politique de l'Église. 248
Recueil de Poésies chrétiennes. 254
Delphi Phœnicizantes. 257
La Stimmimachie, ou le Grand combat des Médecins modernes, touchant l'usage de l'antimoine. 259
L'Art poétique. 263
L'Athéisme convaincu. 269
Le Grand Dictionnaire des Prétieuses. 271
De la Mort, et des Misères de la Vie. Poésies morales. 278
Homélies académiques. 281
Relation du pays de Jansénie. 284
L'Apocalypse de Méliton, ou Révélation des mystères cénobitiques. 285
Lettres choisies de Richard Simon (de l'Oratoire). 289
La Morale pratique des Jésuites. 298
Le comte de Gabalis, ou entretiens sur les sciences secrètes. 304
Le Tombeau de la Messe. 306
La vie de Galeas Caraccioli, marquis de Vico, et l'Histoire tragique de la fin de François Spiere. 308
Traitez singuliers et nouveaux contre le paganisme du Roi Boit. 310
Hexaméron rustique, ou Les six Journées passées à la Campagne, entre des Personnes Studieuses. 312
De Usu flagrorum in re medica et veneria. 316
De la Connoissance des bons livres, ou Examen de plusieurs Auteurs. 321
Advis fidèle aux Hollandais. 326
De l'Abus des nudités de gorge. 328
Oratio Jacobi Gronovii. 331
Joseph, ou l'Esclave fidèle. 335
Relation de l'Accroissement de la papauté et du gouvernement absolu en Angleterre. 337
Réflexions sur la Miséricorde de Dieu. 340
La Foi dévoilée par la Raison. 343
Moyens sûrs et honnestes pour la Conversion de tous les hérétiques. 345
Méditations chrétiennes du Père Mallebranche. 353
Les Soupirs de la France esclave, qui aspire après la Liberté. 354
Ésope en belle humeur. 369
Les Héros de la Ligue, ou La Procession monacale. 370
De Ratione discendi et docendi. 372
La Confession réciproque, ou Dialogues du temps entre Louis XIV et le Père Lachaise, son confesseur. 378
Satiræ Q. Sectani (Ludovici Sergardii). 382
Le Renversement de la Morale chrétienne. 392
Histoire des Amours de Grégoire VII. 395
Evangelium Medici, ou Medicina mystica. 399
Explication des Maximes des saints, sur la Vie intérieure. 405
Dissertation sur la sainte Larme de Vendôme. 408
Le Cochon mitré, dialogue. 412
Le Platonisme dévoilé, ou Essai touchant le Verbe platonicien, divisé en deux parties. 414
Nouveaux caractères de la Famille royale. 418
La Fable des Abeilles, ou les Fripons devenus honnêtes gens. 421
L'Art de plumer la Poule sans crier. 428
Réflexions sur les grands Hommes qui sont morts en plaisantant. 430
État de l'Homme dans le péché originel. 436
Théâtre et Opuscules du Père Bougeant, Jésuite. 439
Traité de la Dissolution du Mariage pour cause d'impuissance. 444
Les Récréations des Capucins, ou Description historique de la vie que mènent les Capucins pendant leurs Récréations. 452
Le Livre jaune. 454
Histoire de Louis Mandrin, depuis sa naissance jusqu'à sa mort. 456
Explication des cérémonies de la Fête-Dieu d'Aix en Provence. 462
L'Espion dévalisé. 464

FIN DE LA TABLE DU SECOND ET DERNIER VOLUME.

ANALECTABIBLION,
OU
EXTRAITS CRITIQUES
DE
DIVERS LIVRES RARES, OUBLIÉS, OU PEU CONNUS,
tirés
du cabinet du marquis D. R.....

ANALECTABIBLION.

COLLOQUIA,

Meditationes, consolationes, consilia, judicia, sententiæ, narrationes, responsa, facetiæ D. Martini Luther, piæ et sanctæ memoriæ, in mensa prandii et cœnæ, et in peregrinationibus, observata et fideliter transcripta (ex germanico sermone in latinum versa ab Henrico Petro Rebenstock, Eschersheymensis Ecclesiæ ministri, cum præfatione ad illustrem dominum Philippum Ludovicum, comitem de Hanoia et Rineck). 2 vol. in-12, v. f., aux armes du comte d'Hoym. Rarissime. Francofurti ad Mœnum, per Nicolaum Bassum et Hieronymum Feyerabentum. M.D.LXXI.

(1565-71.)

L'abbé Mercier, de Saint-Léger, écrivait à M. Huet de Froberville que les Colloquia mensalia de Luther, en allemand Tisch Reden, dont les biographes ne parlent guère, et que les luthériens discrets suppriment tant qu'ils peuvent, étaient incomparablement plus rares et plus curieux que la Mensa philosophica d'Anguilbert[1], ouvrage toutefois difficile à rencontrer. Le sentiment d'un philologue de ce mérite nous eût seul engagé à parler du présent livre; mais la lecture de ce recueil des pensées et dits familiers de Luther est d'ailleurs indispensable à qui veut bien connaître ce personnage extraordinaire, cet homme légion, mélange de moine fanatique, de soldat débauché, de moraliste, d'orateur et de tribun. Nulle part on ne trouve de détails plus précis sur ses discours et ses gestes. Là, donc, on voit d'abord que, né à Eisleben en 1483, il puisa les premiers élémens des lettres à Magdebourg, en 1497; qu'il alla ensuite étudier à Eisenach en 1498; qu'il se rendit à Erfurt en 1502; qu'il y reçut le magistère en 1503; que, devenu en 1504 moine augustin contre le vœu de son père qui voulait le faire juriste, il se rendit à Wittemberg en 1508, puis à Rome en 1512, où il fut fait docteur; qu'il commença en 1517 à restaurer la religion, comme disent ses disciples; que sa confession devant le cardinal Cajétan, à Ausbourg, eut lieu en 1518, sa fameuse dispute de Leipsick en 1519; qu'il brûla les décrétales des papes et tout le droit-canon en 1520, qu'il confessa audacieusement sa foi à Worms en 1521; que sa fuite en Saxe est de 1522, son mariage de 1525 ainsi que la sédition des paysans d'Allemagne; qu'il fixa sa doctrine, à Ausbourg, en 1530; qu'il eut une maladie cruelle en 1537, à Smalcade, trône de sa grandeur; et qu'enfin il mourut en 1546, le 18 février, au matin, dans le lieu même où il avait reçu le jour 63 ans auparavant.

Le recueil dit des Colloques en contient 115, savoir: de Dieu, de la Trinité, du Christ, de l'Eglise, de l'Excommunication, de la Loi et de l'Evangile, de la Justification, de l'Invocation et de l'Oraison, de la Confession auriculaire, de la Patience, du Libre arbitre, de la Paix, des Légendes, du Jugement dernier, des Maladies, de la Mort et de la Mort de sa fille, de la Résurrection des morts, de la Vie éternelle, de la Damnation et de l'Enfer, de la Messe et du canon de la Messe, des Monastères, de la Vie charnelle des moines, des Vices, des Fureurs et des Apologistes des papistes, de la Mort de quelques papistes, de Rome, du Monde, de son Ingratitude et de sa Malice, de l'Epicuréisme du Monde, de l'Ingratitude civile, des Scandales, des Idolâtries, de la Colère, de l'Arrogance, de la Tristesse et de la Joie, de l'Ivresse, des Prodiges, des Oracles, des Songes, des Complexions, des Spectres, des Diables, des Suppositions d'Enfans, de la haine du Diable pour les Hommes, des Frénétiques, de la Chute de l'Homme, des Enfans, des Femmes, des Parens, de l'Ingratitude des Enfans, du Droit et des Jurisconsultes, de la Police, de la Magistrature, de la Paix du Christ, du Prince, de certains Princes, des Royaumes, des Alliances protestantes, des Langues, de l'Erudition, d'Erasme, des Régions et des Peuples divers; du Vol, de la Vérité, du Mensonge, des Fables, de la Mémoire, des Consolations à divers, de ses Dangers et de ses Maladies, de ses Livres, de ses Adversaires, des Antinomies ou Contradictions, des Anabaptistes, de l'Antechrist, des Papes, des Papistes, des Saints, des Décrétales, des Universités, de l'Adultère, de l'Alchymie, des Anges, des Apôtres, des Eaux, des Secrets, des Arts, de l'Avarice du Monde, des Oiseaux, des Auteurs, de la Cène, des Chrétiens, du Paradis, du Mariage, de la Digamie, de la Polygamie, du Célibat, des Cas matrimoniaux, des Vœux clandestins, des Causes de divorce, des Cérémonies, des Guerres, des Bibles, du Nouveau et de l'Ancien Testament, du Décalogue, des Tentations, des Pères, des Evêques et des Evêques papistes. Nous donnons cette longue nomenclature pour remplacer la table des matières dont l'ouvrage est dépourvu dans toutes les éditions, ouvrage qui, traduit en latin barbare, est, de plus, imprimé en italique très incorrect.

A mettre sur le compte de Luther tout ce que son compilateur anonyme lui fait dire, dès l'entrée il fait mal juger de sa théologie. Il parle de Dieu sans dignité ni sentiment, et se montre même peu digne d'en parler, puisqu'il ne le reconnaît pas dans le spectacle de l'univers et qu'il ne l'aperçoit que par la révélation, ce à quoi la doctrine révélée n'oblige pas.

Ses preuves de la Trinité sont puériles: il les tire de ce qu'il y a trois choses dans le soleil, la substance, la lumière et la chaleur; trois choses dans les fleuves, la substance, la fluidité et la puissance; trois choses dans les lettres, la grammaire, la dialectique et la rhétorique; dans l'astronomie, le mouvement, la lumière et l'influence; dans la musique, trois notes, ré, mi, fa; dans la géométrie, trois dimensions, etc., etc.

Sa définition de l'Eglise est fausse. L'Eglise, selon lui, est la réunion des peuples dans les choses non apparentes. A ce compte, les Musulmans feraient partie de l'Eglise.

Il avait retenu de son premier état l'usage immodéré de donner des mots pour des explications, en quoi l'idiome de son pays, où la chair s'est faite verbe, le servait merveilleusement. Ses prières sont sèches, contournées, mêlées de mauvaise métaphysique et d'anathèmes contre ses adversaires. Il prêche la paix et la demande au ciel en soufflant la guerre dans les conseils des princes et dans l'esprit des peuples. N'est-ce pas une parole bien conciliante que celle-ci? «Entre la semence de la femme et le serpent, entre nous et les papistes, il ne saurait exister ni paix ni trève.»

Il annonçait la fin du monde comme prochaine, à l'exemple de tous les novateurs religieux qui crient: Venez vite, le temps presse! ces gens-là perdraient leur peine avec nous, car nous leur répondrions: Si le monde va finir, à quoi bon le réformer?

Sa grossièreté était grande, si l'on en juge par le conte suivant qu'il se plaisait à faire: «Un gentilhomme, à qui sa femme demandait comment il l'aimait, lui répondit: «Je vous aime quasi autant qu'une bonne digestion;» ce dont la dame s'étant tenue offensée, le mari, pour se justifier, fit monter sa femme sur son cheval en croupe avec lui, et la tint un jour entier ainsi en voyage, sans lui permettre de descendre. La dame, à la fin pressée, s'écria: «Ah! je vois maintenant que vous m'aimez bien, car je ne désire rien tant que de descendre un moment de cheval.»

Ses réflexions sur la mort sentent plutôt la philosophie païenne que celle des chrétiens, à force de sécurité. Madeleine, sa fille chérie, se trouvant au lit de mort à 14 ans, il l'exhortait en ces termes: «Madeleine, ma fille, lequel préfères-tu, de rester ici avec ton père, ou d'aller habiter avec ton père céleste?—Comme il plaira au Seigneur, répondit l'enfant.—Bien, reprit-il, ta chair est infirme, mais ton esprit est ferme.» Ceci est beau sans doute, mais les pleurs et les gémissemens de la mère de Madeleine touchent davantage. Il en faut pourtant convenir, tout ce passage sur la mort de la fille de Luther est rempli de vrai pathétique. C'est, par exemple, un élan du cœur admirable que celui-ci: «Grand Dieu! que ton amour pour le genre humain est fort, s'il égale celui des parens pour leurs enfans!» Sa prophétie sur la messe et le célibat des prêtres est d'une énergie effrayante: «Sunt duæ columnæ papatus, quas Samson-Christus movet; ruent cum magna jactura mundi.»

Il disait du monde que, pareil à un homme ivre, à peine était-il couché d'un côté qu'il se retournait de l'autre. Il ajoutait que, par l'artifice de Satan, le monde corrompait tout, changeant la parole de Dieu en hérésie, l'œuvre de la foi en hypocrisie, le culte en idolâtrie, la guerre en témérité, l'empire en folie, la prudence en sottise et la science en ânerie.

Sa fureur contre le monde avait un côté comique, le voici: à force d'émanciper les gens, il avait mis les paysans d'Allemagne en humeur de ne plus rien payer aux ministres de la religion; et, là dessus, le réformateur de s'écrier que les hommes étaient ingrats, qu'ils donnaient jadis cent florins à un moine et refusaient de donner quatre écus au prêche. Bonne leçon pour ces meneurs d'hommes qui feraient bien, avant de s'avancer, de méditer sur la logique du peuple, car elle est d'une rigueur aristotélicienne.

Il tombait souvent dans de profonds accès de tristesse, qu'il appelait des tentations de Satan; alors il recourait avec succès à la simple conversation de sa servante, ce qui lui faisait conclure justement que l'homme n'était pas né pour vivre seul. Il rejetait avec mépris les songes et les apparitions: ceci est sage, mais il fallait pousser la philosophie plus loin, ne pas raconter que le marquis de Brandebourg fut transformé en diable, que le diable, ayant pris la forme d'une certaine dame noble, morte récemment, alla trouver le veuf dans son lit, vécut avec lui, en eut trois enfans, puis disparut; ni raconter tant de folies sur la nature, la puissance, les ruses et la figure du diable; comment une femme de Magdebourg chassa le diable crepitu ventris; ni dire, enfin, que le diable habite par goût la Prusse ducale, les bords du lac de Lucerne, et le mont Procknesberg, en Saxe.

Au milieu de ces chimères, il fit paraître un grand sens, en répondant à quelqu'un qui l'interrogeait sur la figure du diable: «Prenez le Décalogue à rebours, et vous verrez le diable; vous verrez sa tête dans le contraire du premier précepte, sa langue dans le contraire du second, et ainsi de suite.»

Sa réponse à celui qui lui demandait pourquoi Dieu avait créé l'homme, puisqu'il prévoyait sa chute, n'est pas aussi bonne à beaucoup près: «Ne fallait-il pas, dit-il, que Dieu eût des privés dans sa maison?»

Il aimait les enfans, se plaisait à leurs jeux naïfs, à leurs pensées candides: leur simplicité dans la foi lui semblait une image de la vie des élus: «Que ne suis-je mort à l'âge qu'a mon fils Martin?» disait-il un jour, en voyant cet enfant se jouer dans les bras de sa mère. Ce trait seul fait voir que du moins Luther était de bonne foi. Néanmoins, son caractère violent se trahit jusque dans la paternité, puisqu'il ne sut point pardonner, à son fils Jean, les torts d'une jeunesse turbulente, malgré l'intercession de sa femme et les soumissions du coupable.

Ses définitions du droit naturel et du droit positif sont fort belles: «Le premier vient de Dieu, dit-il; c'est le principe-pratique en vertu duquel le bien est ordonné, et le mal est défendu; le second vient des magistrats: c'est l'application probable du premier à des circonstances prévues; d'où il suit que, pour être justes, les lois du droit positif ne doivent pas, comme les lois de Dracon, comme la loi qui inflige la même peine au larcin et à l'homicide, manquer de corrélation avec celles du droit naturel.» On ne comprend pas, néanmoins, comment, à son avis, le droit canonique n'était rien qu'une chimère; car si l'Église est admise, c'est une institution qui doit se régler par son droit aussi bien que toute autre. Ne suffisait-il pas de réprouver les abus du droit canonique en montrant de quelle façon il s'était faussé par la prétention de soumettre le droit naturel et le droit positif? Le droit canonique, qui brûlait les hérétiques, pouvait être faux, sans l'être alors qu'il interdisait au moine Luther de se marier. Faute de faire cette distinction, les réformés tombèrent dans de graves erreurs. O le grand art que celui des distinctions! il en faut en logique, et il n'en faut pas trop; or la plupart des raisonneurs pèchent ici par défaut ou par excès. Erasme était un maître dans cet art, et c'est peut-être pour cette raison que Luther l'excommunia, autant que pour son génie railleur, génie antipathique, du reste, à tous les réformateurs, attendu que le rire tue l'enthousiasme.

Le Jugement de Luther sur les princes d'Allemagne, ses contemporains, est en général fort rigoureux. A leur égard, nous nous en rapportons à ce qui est: Luther les connaissait mieux que nous. Luther faisait parfois des vers; mais il eût mieux fait de s'en abstenir, s'il n'en pouvait produire de meilleurs que les suivans contre le poète Læmmichen, qui avait chanté une très vilaine chose.

Quam bene conveniunt tibi res et, carmina Læmmichem!
Merda tibi res est, carmina merda tibi.
Dignus erat lechemerdosus, carmina merdæ,
Nam vatem merdæ non nisi merda decet.
Infelix princeps, quem laudas carmine merdæ,
Merdosum merda quem facis ipse tua.
Ventre urges merdam vellesque cacare libenter
Ingentem, faciat merdi poeta nihil.
At meritis si digna tuis te pœna sequitur,
Tu miserum corvis merda cadaver eris.

Luther, dont le propre était l'excès en toute chose, avait débuté par être un ardent ami du pape, et un moine singulièrement austère. Lorsqu'il prit les armes, pour la première fois, ce fut contre Tzellius, qui avait abusé de la doctrine de la justification. «Je défendais alors le pape et ses canons contre ce misérable ignorant, dit-il; mais Dieu, ayant permis que le pape prît parti contre ses propres canons, pour mon adversaire, je fus éclairé, et l'Évangile triompha.» Ses amis lui parlaient un jour de ses écrits avec sollicitude. «Plût au ciel que tous mes livres fussent détruits, leur répondit-il, et que la seule Bible restât! Tout est là. L'Église n'a que trop de livres. La plupart de ceux d'Augustin ne sont rien. Il n'y a presque rien dans Jérôme, hors quelques pages d'histoire. J'espère, et c'est ce qui me console d'avoir écrit, que mes livres seront bientôt oubliés, et que la Bible, seule, restera.» Il parlait en toute occasion contre l'orgueil, et faisait, à ce sujet, de sages réflexions, qu'il aurait dû s'appliquer. Écoutons-le: «De toutes les superbes, celle des théologiens est la pire; il ne faut qu'un procès perdu pour humilier le juriste, qu'une maladie pour rendre la beauté modeste; mais comment refréner un homme qui croit parler de Dieu au nom de Dieu?» Il avait Cicéron en grand honneur, et le mettait fort au dessus d'Aristote, lequel n'était, à ses yeux, qu'un habile dialecticien. «J'espère que Dieu sera propice à Cicéron, disait-il; ce n'est pas à nous de rien décider en ce genre; mais l'autre terre, qui nous est promise, est assez vaste pour que chacun y reçoive sa place selon ses mérites.» Sublimes paroles qui dépassent de mille coudées toutes les controverses du monde! N'oublions pas non plus ce qui suit, relatif aux effets temporels du lien conjugal: «In conjugio non debent locum habere tuum et meum, sed talis communicatio bonorum omnium constituatur, ut vere agnosci non possit, quid cujusque sit proprium.»

Luther fulmine contre le célibat des prêtres, et affirme que ce pernicieux usage remonte seulement au temps de Cyprien, 250 ans après Jésus-Christ.

Nous ne dirons rien de ses Cas matrimoniaux, qui, pour la plupart, fournissent trop au scandale, et nous finirons par une pensée que nous suggère l'excessive tolérance que Luther montre pour la digamie et la polygamie. Quand un homme a brisé ses liens monastiques, il devient incapable de régler les mœurs. L'esclave qui s'est affranchi est un mauvais maître. Martin Luther ne vivra dans la mémoire des hommes que comme destructeur et non comme fondateur. Il a porté à l'absolue puissance des papes des coups dont elle ne se relevera point; mais quant au luthéranisme, qui n'était déjà guère du temps de Bossuet, il n'est plus rien aujourd'hui.

[1] Ne faut-il pas plutôt lire Angilbert, ce gendre de Charlemagne, devenu moine de Centule en Ponthieu, le même dont Duchesne nous a donné des poésies?


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