Analectabiblion, Tome 2 (of 2): ou extraits critiques de divers livres rares, oubliés ou peu connus
LE PALAIS DES CURIEUX,
Auquel sont assemblez plusieurs diversitez pour le plaisir des doctes et le bien de ceux qui desirent sçavoir (dédié à M. Le Vasseur par le sieur Béroalde de Verville). A Paris, chez la veuve M. Guillemot et Saint-Thiboust, au Palais, en la gallerie des Prisonniers. (1 vol. pet. in-12 de 584 pages, plus 8 feuillets préliminaires, y compris le titre et la table des matières.) M.DC.XII.
(1612.)
Ne forçons point notre talent, nous ne ferions rien avec grace; maxime d'une sagesse universelle! Faute de l'avoir mise en pratique, le sieur Béroalde de Verville, doué qu'il était d'un esprit comique, fin, naïf et hardi, et de connaissances variées, s'est montré assez pauvre philologue moraliste dans son Palais des curieux, et le plus froid des romanciers dans ses Aventures de Floride comme dans son Voyage des Princes fortunés, tous ouvrages recherchés des bibliophiles néanmoins, parce qu'ils ne sont pas communs. Cet auteur écrivait péniblement, avec peu de clarté, bien qu'il eût un certain penchant naturel pour la métaphysique du langage, et nous soupçonnons que ce défaut capital a pu contribuer à lui faire choisir le cadre plaisant qui a fait la fortune de sa Satire rabelaisienne du moyen de parvenir, si folle et si amusante. Des gens ivres s'expriment toujours assez bien, pourvu qu'ils fassent rire ou réfléchir, si même la licence et l'incohérence des idées et des expressions ne deviennent chez eux autant d'agrémens: mais, sitôt qu'on se donne pour raisonnable, c'est une nécessité d'être au moins clair et correct, de penser et de conclure avec justesse; or, c'est ce que Béroalde, le protestant converti, l'alchimiste, le gentilhomme sur la hanche, le chanoine de Saint-Gatien de Tours, ne fait pas souvent dans les quatre-vingts objects ou chapitres du Palais des Curieux; il est beaucoup meilleur philosophe dans son Coupe-cul de la mélancolie[7]. On aime à entendre Phidias ou Alexandre-le-Grand raconter le conte des cerises de la paysanne picarde à Nicomède, au roi des rois Agamemnon, au prince des orateurs Démosthènes; mais on passe difficilement à un émule de Michel Montaigne de nous débiter gravement que si les oiseaux s'endorment et se réveillent de bonne heure, c'est qu'ils ne pissent point; que la chaleur du corps humain est si forte qu'une jeune fille, tourmentée de coliques, ayant avalé trois balles de plomb, en rendit deux dans un état de fusion parfaite, et l'autre en lames; que le temps où les fèves fleurissent est mauvais aux cerveaux et les exalte; qu'il a connu certaine villageoise, grasse et accorte, qui n'avait bu ni mangé depuis un an et demi; que la coudée des anciens avait 34 pouces, non 17, comme on l'a souvent pensé, attendu qu'Hippocrate dit que les intestins de l'homme ont 13 coudées, et qu'il est reconnu que ces intestins ont sept fois la longueur du corps, supposé de 5 pieds 4 pouces; que la cuve du temple de Salomon n'était point ovale, ainsi que certain docteur le soutient; qu'à tort le calendrier a été réformé, vu que cela fait mentir le proverbe: A la Sainte-Luce, le jour croît du saut d'une puce, et qu'à tout le moins devait-on commencer par le solstice hivernal; qu'il ne faut pas dire le bon vieux temps, vu que le temps passé est plus jeune que le temps présent, ayant moins d'années, en sorte que les anciens sont les nouveaux, et les nouveaux sont les anciens; qu'il y a d'innombrables hiérarchies d'esprits répandus dans le monde sous toutes les formes; tels que le lilit, le néfés, le zohar et autres, fort bien définis par les rabbins; que les rivières ne coulent point parce qu'elles ont de la pente, mais parce que Dieu veut qu'elles coulent; toutes belles choses moins propres à décorer le Palais des Esprits curieux que ne l'est la peau de lézard garnie de foin d'Arpagon.
Cependant soyons juste, et ne laissons pas de signaler quelques bonnes réflexions et quelques véritables curiosités de ce livre, qui, d'ailleurs, se fait lire sans trop de fatigue, par le ton de sincérité naïve de l'auteur. C'est, par exemple, une pensée forte et juste que celle-ci, prise dans le chapitre de l'Autorité: «Il ne faut point mettre l'autorité au dessus des sens, puisque l'établissement même de l'autorité se fait par la voie des sens.» Observation importante pour nos origines de langage; elle est tirée du chapitre 31: «Les bonnes gens du temps passé ont retenu plusieurs termes des druides, qui sont restés dans notre langue, tels que nievre, chesmer, caymander, etc., et plusieurs doctes les croient venus du grec, d'autant qu'à leur avis les druides parlaient grec.»
La recette suivante contre la peste, et généralement contre les épidémies, n'est pas article de foi; néanmoins il est bon de s'en souvenir: «Mettez du sel bien net dans de bon vin, et laissez-le un peu reposer; le vin ne prendra de sel que ce qu'il en pourra dissoudre; cela étant fait, coulez-le, et le gardez en un vaisseau net: c'est le plus exquis préservatif que l'on puisse imaginer contre ces fléaux.»
Pour le reste, consultez l'ouvrage, si le temps ni les forces ne manquent.
Le sieur Béroalde de Verville avait, au surplus, le cœur haut et bien placé. Il fit, un jour, une bonne réponse à certain gentilhomme du Poitou, fort riche, qui prenait avantage de son argent contre lui, pauvre hère: «Sachez, monsieur, dit-il, que j'ai assez de monnoye pour vous payer dix fois votre valeur, et vous donner ensuite pour rien à qui voudra.» Et là dessus de mettre la main sur la garde de son épée. La suite de cette histoire, qui se voit au chapitre 13, vaut le commencement. Il se trouva donc que le superbe gentilhomme poitevin, fine lame d'ailleurs, eut assez de grandeur d'ame pour avouer son tort aussitôt, pour demander à Béroalde son amitié, lui donner la sienne, et la prouver depuis en mainte occasion. Voilà un beau duel!
[7] C'est un des titres du moyen de parvenir. Il porte aussi, dans une troisième édition, celui de Salmigondis du genre humain. Béroalde a composé un grand nombre d'écrits, outre ceux que nous avons cités, entre autres le Cabinet de Minerve, un poème sur l'Ame, un autre sur les Vers-à-soie, l'Art de la Grande science sensuelle, les Appréhensions spirituelles, et la Recherche de la Pierre philosophale.
LES NOUVELLES
ET
PLAISANTES IMAGINATIONS
DE BRUSCAMBILLE;
En suite de ses Fantaisies, dédiées à Mgr le prince (Henri de Bourbon, prince de Condé), par le S. D. L. Champ, (le sieur Des Lauriers, Champenois). A Paris, de l'imprimerie de François Huby, rue Saint-Jacques, au Soufflet-Vert, devant le collége de Marmoutier, et en sa boutique, au Palais, en la gallerie des Prisonniers, avec privilége du roy. (1 vol. in-12 de 236 pages et 4 feuillets préliminaires.) M.DC.XIII.
(1613.)
Ce volume n'ayant point de table, nous en donnerons une qui, faisant connaître l'ouvrage, nous dispensera des frais d'analyse.
1o. L'ouverture pour le premier. C'est une manière de préface facétieuse où l'éloge du prince de Condé se trouve mêlé à force lazzis.
2o. Les pythagoriciens. Où l'auteur prend son texte des changemens et des métamorphoses que subit la société humaine pour laver la profession de comédien du reproche qu'on lui fait d'infamie.
3o. De l'yvrongnerie. C'est un éloge du vin qui n'est pas plus amusant que neuf.
4o. De la création des femmes. Raillerie dirigée contre le savant Pierre du Puy, garde de la bibliothèque du roy, à qui nous devons l'Histoire des templiers et tant de travaux signalés sur l'histoire de France. Nous ignorons ce que Pierre du Puy avait fait à Bruscambille; mais il est, à tout propos, le but de ses traits les mieux acérés. Ici le savant fait venir la femme d'une statue d'argile animée par le flambeau de Prométhée. Le valet de Pierre du Puy veut tout simplement la faire sortir, avec la Bible, d'une côte de l'homme. Un certain Pygmée lui donne pour origine une charrette métamorphosée, et le seigneur Pantalon décide la question en faveur de Pierre du Puy.
5o. En faveur des dames. Plaidoyer inutile: il y a long-temps qu'elles ont gagné leur cause en France malgré la loi salique.
6o. Des chastrez. Elégie en prose risible sur la triste destinée de ces messieurs.
7o. Des galleux. Où il est prouvé que leur sort est heureux, parce qu'on se range de tout côté pour leur faire place.
8o. Des allumettes. Éloge trop subtil et trop peu gai.
9o. Conculcavimus. Véritable ordure qui a pourtant servi de type à une épigramme latine de Bernard de la Monnoye et à une autre de J.-B. Rousseau.
10o. Du loisir. Défense des comédiens.
11o. Des accidens comiques. Autre plaisanterie en faveur des comédiens.
12o. De la Mexique. Inventaire burlesque des richesses qui s'y rencontrent, telles que quatre chemises de Vénus, le manteau brodé d'Agamemnon, etc.
13o. Des cinq cents (sens). Parodie de la fable des membres et de l'estomac, où l'on voit, par le débat des membres, des sens et du derrière, qu'un derrière qui se ferme obstinément est maître de tout.
14o. De la folie en général. Encore un lardon lancé contre Pierre du Puy, lequel est bien différent des autres hommes, ceux-ci étant fous par bécarre, et lui l'étant par nature.
15o. De la nuict. Éloge de la nuit terminé par cette belle sentence au lecteur: Je vous baise les mains, baisez-moi les fesses.
16o. De la misère de l'homme. Quelle plus grande preuve que cette misère dit sagement Bruscambille, que l'estime singulière portée aux destructeurs de l'humanité! Alexandre et César ont fait périr chacun plus de deux millions d'hommes et n'en ont pu engendrer un seul; et toutefois quel rang n'occupent-ils pas dans l'histoire?
17o. De l'excellence de l'homme. Établie par l'invention des arts et surtout de l'imprimerie. Bruscambille est le philosophe du pour et du contre.
18o. Procez du pou et du morpion. Satire des formes du palais et de l'éloquence du barreau.
19o. A la louange du seigneur fouille-trou. Qui aime à rire n'a qu'à lire le portrait de ce seigneur dans Bruscambille.
20o. Du papier. Son éloge où bien des gens ne le chercheraient pas.
21o. En faveur de la comédie. Nouvelle apologie du théâtre fondée entre autres choses sur ce que saint Grégoire de Naziance composa une tragédie sainte, et sur l'approbation que saint Thomas d'Aquin donne aux histrions qui ne mènent pas une vie scandaleuse.
22o. A la louange des poltrons. Contre-vérité assez plaisante dans laquelle Bruscambille range Achille au nombre des premiers poltrons.
23o. Voyage de Bruscambille, au ciel et aux enfers pour visiter les mânes et les manans et savoir un certain secret naturel qui ne sera jamais connu de personne, pas même de Des Lauriers: uter vir an mulier se magis delectet in copulatione.
24o. Retour de Bruscambille. Récit du festin que lui a donné Jupiter. Il prétend y avoir appris le fameux secret qui donne l'avantage à la femme sur l'homme.
25o. De la colère. Il y a quelques traits d'éloquence dans ce chapitre, comme celui où l'auteur compare la colère à ces grandes ruines qui se brisent sur le sol où elles tombent.
26o. De la médecine. Platitude ordurière.
27o. Des receptes. Ordonnances burlesques pour guérir de la stérilité, comme pour déterminer le sexe des enfans dans la conception.
28o. Des chastrez sérieux. Éloge de la castration qui ne la fera guère goûter.
29o. Des bonnes mœurs des femmes. Suite de sentences graveleuses déjà insérées dans les fantaisies de Bruscambille.
30o. Des puces. Sale sottise.
31o. En faveur des gros nez. Paraphrase de cette sentence: ad formam nasi cognoscitur ad te levavi. Que les grands nez sont le signe des grands... talens.
32o. Prologue à monseigneur le prince; fort louangeur, où il est dit assez maladroitement que la France doit les Condé à l'illustre sang de la Trimouille.
33o. Harangue funèbre en faveur du bonnet de Jean Farine. Satire peu piquante des oraisons funèbres.
34o. De l'honneur. Ce n'est pas la peine d'en parler pour dire que c'est un nihil chez les Latins et un rien chez les Français.
35o. Des naveaux et des choux. Grossière dissertation sur leur vertu médicale.
36o. Des barbes. Où l'on apprend que, dans ce temps, les hommes se taillaient la barbe à la savoyarde, à l'espagnole, à la suisse, à la turque, à la bougrine, à la courtisane, en couenne de lard, à la pédantesque, en sénateur, en queue de canard, en devant de sabot, en garde de poignard, en espoussette, en queue de merlus, etc. L'auteur par ce quatrain:
37o. En faveur de la Scène. Des Lauriers revient toujours à l'Apologie du théâtre. Il nous donne les noms des auteurs célèbres de son temps: Ronsard, Garnier, Desportes, Belleau, du Bellay, du Bartas; passe pour ceux-là; mais Rolland, Brisset, Amadis Jamyn, l'émule de Ronsard et le traducteur de l'Iliade avec Solel, la Péruse, du Breton, Montchrestien le querelleur, chantre de la chaste Suzanne et poète tragique, voilà certainement des célébrités bien aventurées.
38o. De la constance. Dédiée aux dames comme en offrant les plus parfaits modèles.
39o. En faveur des priviléges de Cornouailles. A renvoyer au bon La Fontaine.
40o. Pour pastorales. Que les bergers aiment mieux que les rois. Prologue d'une pastorale représentée.
41o. Des étranges effets de l'amour. Diatribe contre les femmes.
42o. Pour la tragédie de Phalante. Prologue de la pièce.
LES FANTAISIES DE BRUSCAMBILLE,
Contenant plusieurs discours, paradoxes, harangues et prologues facétieux, revues et augmentées de nouveau par l'auteur. A Paris, chez Jean Millot, avec privilége du roi, du 6 juillet 1612, signé Bouhier, et scellé sur simple queue du grand sceau de cire jaune. (1 vol. in-8 de 325 pages, suivies d'une table et précédées d'un frontispice gravé, et de trois feuillets préliminaires.) M.DC.XV.
(1615.)
Cette édition est exactement la même que celle de Paris, in-12, 1668, chez Florentin Lambert, sauf qu'elle ne renferme pas, à la fin, une assez triste plaisanterie de deux pages, ayant pour titre: les bonnes mœurs des Femmes, dans laquelle on lit une suite d'aphorismes tels que ceux-ci: la prudente femme est celle qui n'a le dedans de la main velu. La hardie est celle qui attend deux hommes dans un trou. Les éditions de Paris 1619, in-12, et de Rouen, 1622-23-26-29-35, également in-12, ne sauraient être plus complètes que celle de 1668. L'amateur le plus scrupuleux peut donc se contenter de cette dernière des fantaisies de Bruscambille (Des Lauriers); mais il doit joindre le Mistanguet, plus deux recueils du même genre dont ailleurs nous faisons une mention particulière. Nous oserons dire de ces fantaisies qu'elles nous ont fort amusé. C'est du gros et très gros sel, sans doute, mais d'une saveur naturelle et piquante. La confusion que l'auteur met exprès dans ses discours, à l'imitation de Rabelais et de Béroalde de Verville, ses modèles, est évidemment un voile dont il couvre ses saillies hardies ou même effrontées; voile qu'avec une médiocre intelligence des affaires comme des mœurs du temps le lecteur ne laissera pas de percer facilement. C'est ainsi que, dans les deux harangues de Midas, il est aisé de démêler la parodie des synodes réformés et des assemblées d'États catholiques, où chaque parti couvrait son ambitieuse intrigue de belles maximes de religion et de bien public. Il y a bien de la sagesse dans ce mot de Midas: «La cause des fols et des ignorans est toujours favorable; nous gaignerons la nostre.» Ne peut-on deviner de qui il s'agit dans le procès des grenouilles contre les cuisiniers où les anguilles interviennent, celles-ci voulant être écorchées par la queue et les grenouilles par la tête? Le prologue de la vanité des sciences, appuyé sur l'autorité de Cicéron qui, vers la fin de sa vie, était dégoûté du savoir, aurait pu fournir de chaleureuses sorties à J.-J. Rousseau. Le prologue de la défense du tien et du mien est la raison même sous les habits de la folie. La satire des vaines argumentations n'est, nulle part, plus gaie ni plus concluante que dans les deux paradoxes suprà crepitum, où il est démontré, tantôt crepitum esse quid corporeum, tantôt crepitum esse quid spirituale. Le prologue en faveur du mensonge est d'une hardiesse singulière pour l'époque. Nous savons, pour notre part, un gré infini à Bruscambille de ses deux prologues contre l'avarice; car c'est le vice que nous avons toujours le plus haï et le plus méprisé. Le prologue contre les censeurs fâcheux débute par une comparaison charmante: «Le propre des cantharides, y est-il dit, est de succer le vermeil de la rose et de le convertir en venin.» Il faut remarquer, dans le prologue de la Calomnie, l'histoire du vieillard Titius voyageant sur sa jument avec son jeune fils à pied. C'est la jolie fable du Meunier, son Fils et l'Ane; on la retrouve ailleurs, mais peut-être La Fontaine l'a t-il prise là? Enfin ce livre facétieux et trop souvent ordurier n'est ni aussi frivole ni aussi fou qu'il paraît l'être; et bien des écrits prétentieux renferment moins de bon-sens que les 41 prologues et 15 paradoxes ou galimatias dont les fantaisies de Bruscambille Des Lauriers se composent.
LES PLAISANTES IDÉES
DU SIEUR MISTANGUET,
Docteur à la moderne, parent de Bruscambille; ensemble la Généalogie de Mistanguet et de Bruscambille; nouvellement composées, et non encore veues. A Paris, chez Jean Millot, imprimeur et libraire, demeurant en l'isle du Palais, au coing de la rue de Harlay, vis à vis les Augustins, avec privilége. (1 vol. pet. in-8 de 79 pages.) M.DC.XV.
(1615.)
L'auteur de ces facéties et de toutes celles qui sont connues sous le nom de Bruscambille est toujours le sieur Des Lauriers, comédien de l'hôtel de Bourgogne, lequel vivait encore en 1634. Le volume contient: 1o une courte généalogie du sieur Mistanguet; 2o le prologue des idées du temps qui court; 3o une seconde partie intitulée: des fausses et véritables idées; 4o des bonnes mines de ce temps, autrement de nugis aulicorum; 5o la seconde partie du prologue des bonnes mines; 6o l'abrégé de la généalogie du docteur et capitaine Bruscambille et de son parent et bon amy Mistanguet. Le tout est précédé d'une dédicace du libraire à un ancien ami, et d'une autre de Mistanguet aux esprits joyeux. Mistanguet est spirituel et malin. Il vise souvent plus haut qu'il ne l'annonce. Ses généalogies, par exemple, sont la satire très gaie de nos romans héraldiques. Son prologue des idées du temps qui court offre une raillerie mordante des subtilités scolastiques. «Pour vivre joyeux j'argumente in barbara. Arrige aures:
«Non; je veux que ce soit in celarent:
«Tout beau! n'allons pas là! je veux prendre ma visée in Darii:
»Mon cheval recule. Çà, tout de bon, tremblez, poètes! ma manche, fourny-moi d'argumens, et vous, mes lunettes, ô vera mundi lumina! in darapti! coup d'estoc, coup de taille, poste, riposte, pare. Ondes basses, ondes haultes, chapeau enfoncé, pied devant, à pied, à cheval, j'enfonce la barricade des poètes d'un coup argumental
«Non, en françois:
«S'il n'est bien tiré, j'ay la crotte au cul; tirez-la avec les dents: je ne respecte ny Siague, ny de Arena, etc.» La conclusion de Mistanguet est que tout le monde est fou, et que si le roi faisait un édit à qui se regarderait le plus long-temps sans rire, le Pont-Neuf, à force de rire, se fonderait. Voilà qui n'est pas mal pour une facétie.
LA COMÉDIE DES PROVERBES,
Pièce comique (en trois actes et en prose, par Adrien de Montluc, comte de Cramail). A Troyes, chez la veuve Oudot (cinquième édition). M.DCC.XV. (1 vol. pet. in-8.) Ensemble les Illustres Proverbes historiques, ou Recueil de diverses Questions curieuses pour se divertir, etc., etc., ouvrage tiré des plus célèbres auteurs de ce temps. A Paris, chez Pierre David, au Palais, 1655, avec la Suite. A Paris, chez Popingue, rue de la Huchette, 1665. (Bonne édition avec planche, 2 vol. pet. in-12.)
(1616—1715—1654-55-65.)
La science des proverbes a son prix, non pas que les proverbes soient, comme on l'a dit, la sagesse des nations (ils ne seraient tels, en tout cas, que parce qu'ils disent souvent le pour et le contre); mais cette science est utile à la connaissance des mœurs populaires; mœurs qu'on retrouve dans toutes les classes de la société, qui marquent la physionomie propre des peuples, et ce titre la recommande aux esprits réfléchis, en même temps qu'il explique le goût que le public a toujours montré pour elle. On ne doit donc pas s'étonner que, de 1718 à 1786, il ait été fait cinq éditions du dictionnaire proverbial du sieur Le Roux, Français réfugié en Hollande, homme de beaucoup de mérite comme la plupart de ses compagnons d'infortune, ni que, dernièrement, un philologue aussi éclairé qu'ingénieux, M. de Méry, nous ait donné, en trois volumes in-8o, un abrégé historique, plein de recherches, de tous les proverbes en circulation, grecs, anciens et modernes, latins, français, espagnols, italiens, anglais, écossais, chinois, arabes, danois, flamands, hollandais, turcs, persans, indiens, allemands, sans préjudice de quantité de proverbes généraux et particuliers de toute nature dont les oreilles du monde retentissent journellement.
Le dictionnaire de Le Roux, appuyé d'extraits de nos vieux auteurs, est d'un usage commode et agréable; toutefois il est regrettable qu'étant suffisamment explicatif, il ne soit pas également historique, car l'origine des proverbes ajoute un vif intérêt à leur explication. Nous évaluons à six mille le nombre des proverbes ou façons de parler proverbiales qu'il renferme. L'ouvrage de M. Méry est moins riche quant au nombre et l'est davantage quant à l'histoire. Il se pourrait bien faire que l'auteur eût cédé plutôt à l'attrait de l'érudition qu'à celui de la vérité, en donnant 190 proverbes aux Grecs, 228 aux Latins, et seulement 100 aux Français. Nous devons être le peuple le plus proverbialiste de la terre, puisqu'on nous accorde d'être le plus sociable. Voyons d'ailleurs quel luxe de dictons étale notre langage familier. Il n'y a peut-être pas, chez nous, une épithète qui n'en soit flanquée. Nous disons sourd comme un pot, sot comme un panier, bête comme une oie, franc comme l'or, discret comme un mur, indiscret comme un tambour, bavard comme une pie, muet comme un poisson, menteur comme un arracheur de dents, pauvre comme Job, beau comme un astre, laid comme un pou, étourdi comme un hanneton, gras comme un moine, gros comme un muid, roide comme un bâton, long d'une aune, rouge comme un corail; que savons-nous encore? Aussi l'étude des proverbes a-t-elle commencé de bonne heure en France, et bien avant Sancho Pança. En ne remontant qu'au siècle qui a suivi l'apparition de ce grand proverbialiste, nous remarquons, parmi beaucoup de livres composés sur cette matière, les deux qui sont l'objet de cet article.
La comédie des Proverbes n'est pas précisément amusante; elle est assez bien inventée et bien conduite, sans doute; mais, pour l'auteur dramatique, il n'y a point de salut sans le naturel et l'aisance du dialogue: or, ici, le dialogue entier se trouvant farci de proverbes amenés de près ou de loin, à toute éreinte, adieu l'aisance et le naturel. Lidias, assisté de son valet Alaigre et de quelques amis, enlève de vive force, mais non pas malgré elle, la jeune Florinde, fille de la dame Macée et du docteur Thesaurus, laquelle était promise au capitaine Fierabras. Cet enlèvement a lieu de grand matin, dès la première scène, pendant une promenade aux champs du père et de la mère, en dépit des cris de la servante Alison, en dépit de la résistance du valet Philippin que les ravisseurs emmènent avec eux, et à la barbe des voisins Bertrand et Marin, qui regardent la chose tranquillement de leurs fenêtres. Les ravisseurs s'éloignent en toute hâte, et quand Thesaurus revient à son logis avec la dame Macée, sa femme, il apprend l'évènement par le burlesque récit que lui en fait le voisin Bertrand. Voilà le 1er acte. Au 2e le capitaine Fierabras, instruit du fait, entre en scène et propose son glaive et ses services à Thesaurus. «Seigneur docteur, croyez-moi, je les ferai renoncer à la triomphe, et coucher du cœur sur le carreau.»—«Patience, répond Thesaurus, vous êtes trop chaud pour abreuver. N'allez pas tomber de Charybde en Scylla. Il faut aller au devant par derrière, et vous conserver comme une relique. Croyez-moi, et dites qu'une bête vous l'a dit.» Sur ce, Fierabras, profitant du conseil, conclut qu'il vaut mieux laisser les papillons venir se brûler d'eux-mêmes à la chandelle, et le théâtre reste vide, faute souvent répétée dans la pièce. Arrivent les deux amans et les deux valets, toujours s'enfuyant. La faim les saisit. Ils se mettent à repaître. Après boire, ils se déshabillent et vont dormir un petit. Durant leur sommeil, des bohémiens surviennent qui prennent leurs habits et laissent à la place des haillons de bohémiens. Au réveil des deux amans et des deux valets, les valets se frottent les yeux. «Quelle heure est-il?» dit l'un. L'autre répond: «Si ton nez était entre mes fesses, tu dirais qu'il est entre une et deux. Mais, Aga! on nous a fait grippe-cheville; nous sommes volés des pieds à la tête.» Dans ce désarroi, la compagnie, qui a perdu ses habits, se revêt des haillons bohémiens, et l'on va voir au 3e acte qu'à quelque chose malheur est bon. Une fois vêtus en bohémiens, les deux amans et les deux valets, pour échapper au capitaine Fierabras, n'ont rien de mieux à faire qu'à dire la bonne aventure. Ainsi font-ils. Bien déguisés qu'ils sont, ils se présentent à Thesaurus et à Fierabras, et gagnent tout d'abord leur confiance en devinant l'enlèvement de Florinde, qu'il ne leur est pas difficile de deviner. Fierabras devient amoureux de la fausse bohémienne Florinde, qui le repousse en lui disant qu'à laver la tête d'un âne on perd sa peine. Là dessus, les faux bohémiens laissent Fierabras tout seul. Arrivent des archers avec leur prévôt, qui sont à la poursuite des vrais bohémiens. Fierabras se prend de querelle avec eux, puis leur quitte le terrain, tout Fierabras qu'il est. Il se rencontre que le prévôt est le frère de Lidias. Reconnaissance des deux frères; péripétie. Les archers et le prévôt entrent dans la conspiration des amans. Le prévôt fait croire à Thesaurus que lui et Lidias, après des prodiges de valeur, ont arraché sa fille des mains des ravisseurs. Thesaurus, en reconnaissance, accorde Florinde à son amant Lidias, et Fierabras devient ce qu'il peut; car il a disparu. Tirez le rideau, la farce est jouée. Si l'on en souhaite davantage, on n'a qu'à lire l'analyse détaillée que les frères Parfait ont donnée de cette pièce, au tome 4e de leur estimable Histoire du Théâtre Français. La comédie des Proverbes en contient deux ou trois mille. C'est un tour de force, aussi bien que les comédies et tragédies tout en calembourgs du marquis de Bièvre. Mais encore, les tours de force ne valent rien dans les arts. Ils sont même bien moins difficiles que le simple et le vrai, ce que ne sauront jamais ceux qui n'ont pas essayé d'être vrais et simples, et ce qu'il ne faut point cesser de répéter pour l'honneur du goût.
Croirait-on que cette farce est du petit-fils du terrible maréchal Blaise de Montluc, de cet Adrien de Montluc, comte de Cramail, prince de Chabannais, qui passait pour un si bel et si solide esprit à la cour de Louis XIII, à qui Regnier adressait sa seconde satire commençant par ce vers: «Comte, de qui l'esprit pénètre l'univers, etc.,» laquelle n'est pas de ses meilleures au surplus; de ce seigneur, disons-nous, que l'abbé de Marolles et la Porte élèvent aux nues dans leurs Mémoires; enfin, que la reine Anne d'Autriche, voulait faire gouverneur de ses fils. Ce galant homme fut mis à la Bastille par Richelieu, en 1630, après la Journée des dupes, pour avoir conspiré avec le fameux abbé de Gondy contre la vie du premier ministre, ainsi que cela est raconté dans les Mémoires de Retz. Il fit encore les Jeux de l'inconnu, ouvrage tout en calembourgs, plus deux Enfans naturels: c'eût été un plaisant gouverneur de Louis XIV, il en faut convenir; mais venons à notre recueil des illustres proverbes. Grosley, dans le Journal encyclopédique, l'avait attribué au comte de Cramail (on ne prête qu'aux gens riches); mais M. Nodier le donne plus judicieusement au sieur Fleury de Bellingen. L'ouvrage est un dialogue entre certain manant et certain philosophe, où l'on pense bien que le premier, en débitant force proverbes, ne fait que donner la réplique au second qui les explique tant bien que mal. Ce Recueil ne laisse pas que d'être assez précieux pour l'étymologie de quelques proverbes; il est bon de le consulter pour ne pas citer à faux, et aussi pour ne pas dire des sottises sans le vouloir. Par exemple, si les femmes savaient l'origine de toujours souvient à Robin de sa flûte, elles ne citeraient jamais ce proverbe. Un comédien de Melun, nommé l'Anguille, jouait, dans le Mystère de Saint-Barthélemy, le personnage du martyr, et, maladroitement, il se mit à crier avant que le bourreau approchât de lui pour l'écorcher; d'où le proverbe, faussement appliqué, des anguilles de Melun qui crient avant qu'on les écorche. S'il est vrai que le proverbe j'en mettrais ma main au feu vienne de l'impératrice Cunégonde, femme de l'empereur Henri de Bavière, qui, de plein gré, marcha impunément pieds nus sur treize socs de charrue rougis au feu, pour se justifier d'une accusation d'incontinence, on devrait dire, j'en mettrais mes pieds au feu; on devrait le dire, bien entendu qu'il ne faudrait pas le faire. Il y a plus d'une subtilité dans les explications du philosophe. Par exemple, comment croire que le proverbe boire à tire-larigot vienne de la raillerie que les Goths firent à la tête d'Alaric après l'avoir coupée, lorsqu'ils se mirent à boire, en chantant ti Alaric got? Est-il bien certain que faire une algarade vienne du brigandage des habitans d'Alger? Est-il vrai que fesse-mathieu vienne de saint Mathieu, qui d'abord avait été usurier? Poupée vient-il de l'impératrice Poppée? Mais faire à Dieu barbe de fouarre, ou gerbe de paille, vient évidemment de la tromperie des paysans qui gardent leur plus mauvaise gerbe pour la dîme. Le second volume de ce Recueil, sous la date de 1665, offre une singularité; les 68 premières pages ne sont que la répétition presque textuelle des 68 dernières du premier volume de 1655; le reste est nouveau, mais d'un nouveau bien sérieux et bien plat: voici pourtant une sentence qui peut passer pour une bonne maxime, plutôt que pour un proverbe, et Dieu veuille qu'on ne nous l'applique pas: mieux vaut rester oisif que rien faire; autrement, que faire des riens? Pour finir, s'il est vrai que jeter de la poudre aux yeux dérive des vainqueurs à la course des jeux olympiques, lesquels, en devançant leurs rivaux, leur envoyaient de la poussière au visage, le proverbe est ici détourné de son sens naturel, qui se rapporte aux vrais vainqueurs, tandis que l'usage l'adresse aux escamoteurs de succès.
L'ADAMO,
Sacra rappresentatione di Gio. Battista Andreini Fiorentino, alla Maesta christianissima di Maria de Medici, reina di Francia, dedicata. Con privilegio. (1 vol. in-4, fig.) Ad Instanza de Geronimo Bordoni, in Milano. (Rare.) M.DC.XVII.
(1617.)
Plusieurs autorités imposantes, notamment Voltaire et Ginguené, ont avancé que Milton avait puisé, dans l'Adamo d'Andreini, l'idée première de son poème immortel: nous pensons, après avoir lu l'Adamo, que cette assertion est, au moins, douteuse. L'idée d'un poème sur la création et la chute de l'homme vint probablement, à l'Homère anglais, de la Genèse, et non du drame italien qui défigure la Genèse. Quoi qu'il en soit, comme l'opinion que nous attaquons a rendu l'Adamo célèbre, et très rare sur le continent par le prix que les Anglais y ont attaché, nous en parlerons avec quelque détail.
Cette pièce, en cinq actes, est écrite en vers libres. Les interlocuteurs en sont, le Père éternel, l'archange Michel, Adam, Ève, Chérubin, gardien d'Adam, Lucifer, Satan, Belzébuth, les sept péchés mortels, le Monde, la Chair, la Faim, la Fatigue, le Désespoir, la Mort, la vaine Gloire, le Serpent, Volano messager infernal, un chœur de Séraphins,un chœur d'Esprits follets, un chœur d'Esprits ignés, aériens, aquatiques et infernaux. Voici le sommaire de l'ouvrage:
Acte Ier. Six scènes, précédées d'un Prologue en l'honneur de Dieu, chanté par le chœur des Anges. Le Père éternel anime un peu de limon et crée l'homme. Adam commence la vie par louer le Seigneur qui le plonge aussitôt dans un sommeil extatique. Les Mystères de la Trinité et de l'incarnation du Verbe lui apparaissent. Ève est formée d'une de ses côtes: il se réveille alors, voit sa compagne, l'embrasse: adore, avec elle, l'auteur de tant de biens, et reçoit, en même temps que les bénédictions célestes, la défense de manger le fruit de l'arbre fatal. Lucifer, sorti de l'abîme, contemple avec mépris le Paradis terrestre et tous les ouvrages de la création; il exhorte Satan et Belzébuth à tenter Adam, pour empêcher l'effet des promesses faites au genre humain; il évoque aussi Mélécan et Alurcon, leur ordonnant de souffler l'Orgueil et l'Envie dans le cœur de la femme pour n'avoir pas été créée la première; il charge Ruspican et Arfarat de lui souffler la Colère et l'Avarice. Enfin, pour achever de distribuer les rôles à ces démons tentateurs, il commande à Maltéa d'amollir Ève par la paresse; à Dulciata de la corrompre par la luxure; à Guliar, de l'allécher par la gourmandise.
Acte 2e. Six scènes:—Quinze esprits célestes chantent les louanges du Seigneur à l'envi. Adam les imite et nomme toutes les créatures. Le Serpent dispose son plan d'attaque que Volano expose à Satan, comme ayant été dressé dans le conseil infernal. Vaine Gloire et le Serpent se cachent dans le Paradis, sur l'arbre de la science: Ève aperçoit le Serpent, l'admire, s'en laisse flatter, cueille et mange le fruit défendu, en sort pour en aller offrir à son époux.
Acte 3e. Neuf scènes.—Adam, après force descriptions des beautés du Paradis, succombe à la tentation de manger le fruit qu'Ève lui présente: les deux époux voient aussitôt leur nudité, les maux et la mort, et vont se cacher. Grande joie de Volano: sa trompette résonne; tous les esprits de l'enfer accourent à ce terrible signal; les esprits follets se mettent à danser un branle joyeux; puis, apercevant la lumière divine, se replongent dans l'abîme éternel. Dieu appelle alors l'Homme et la Femme, reçoit leurs aveux et les condamne après avoir maudit le Serpent. Un ange apporte aux coupables des vêtements de peau grossière et les laisse dans la douleur. L'archange Michel les chasse du Paradis et met un Chérubin à la porte pour en fermer l'entrée. Les anges, avant de quitter Adam et Ève, leur prêchent le repentir, leur souhaitent du courage et leur laissent l'espérance.
Acte 4e. Sept scènes.—Lucifer assemble tous les diables par la voix de Volano et leur demande ce qui leur paraît des œuvres de Dieu et de celles d'Adam. Tous les diables ne savent qu'en penser, et Lucifer les instruit. Lucifer, en rivalité avec Dieu, essaie une création; il crée quatre monstres pour la ruine de l'homme, avec un peu de terre, savoir: le Monde, la Chair, la Mort et le Démon, et puis s'en retourne en enfer. Adam se raconte à lui-même comment toutes les choses de la nature ont changé de forme depuis son péché, qu'il pleure amèrement: les animaux commencent à s'entre-tuer. Adam et Ève, saisis d'effroi, se cachent; quatre monstres leur apparaissent, la Faim, la Soif, la Fatigue et le Désespoir, qui leur crient: «Nous ne vous lâcherons plus!» La Mort menace les époux au milieu des éclairs, du tonnerre, des vents, de la grêle et d'une pluie horrible.
Acte 5e. Neuf scènes.—La chair tente l'homme, et, le trouvant rebelle, lui montre comme, dans la nature, tout suit la loi de l'amour: Lucifer vient en aide à la chair pour engager l'homme à s'unir à elle: Adam, soutenu de son Ange gardien, résiste aux deux séducteurs: il est bien temps! Le Monde étale ses pompes et ses parures aux yeux de la Femme et tire, pour elle, du néant, un palais d'or: de ce palais d'or sort un chœur de belles filles, qui veulent parer la Femme de leurs mains. Ève, soutenue de son époux, résiste à ces pompes et à ces parures: il est bien temps! Les Démons, réunis, emploient alors la Violence; mais survient l'archange Michel, qui les combat et les terrasse: il est bien temps! Vive reconnaissance d'Adam et d'Ève pour l'archange Michel; et la pièce finit par les louanges du Seigneur.
Le lecteur peut maintenant comparer la structure du drame italien à celle du poème anglais. La comparaison du style des deux poètes est encore moins favorable, s'il se peut, à Andreini. Le mauvais goût de ce dernier se trahit dès les premiers vers du prologue. Les anges chantent que l'arc-en-ciel est l'arc de la lyre céleste, que les sphères en sont les cordes, que les étoiles en sont les notes, que les zéphyrs en sont les soupirs et les pauses, et que le temps bat la mesure. On se rappelle quel charme l'auteur du paradis perdu a versé sur la peinture des premiers amours du monde. Le récit d'Ève à son époux, où elle lui retrace sa joie mêlée de crainte lorsqu'elle aperçut Adam, est d'une beauté surhumaine. Eh bien! dans la pièce d'Andreini, Adam reçoit sa compagne, muette et insensible, des mains de Dieu, à son réveil, sans surprise, sans ravissement, et comme ferait un fiancé à sa fiancée, des mains de ses parens, dans un mariage de raison. Il revient presque aussitôt à s'ébahir des étoiles et de la lumière du jour, comme s'il était question d'étoiles quand on entre en possession de ce qu'on aime. Cette lumière du jour, qui cause, au Satan de Milton, une admiration rendue infernale par le désespoir, et par là même si sublime, n'excite, chez le Lucifer d'Andreini, qu'un stupide mépris. «Vil architecte! s'écrie-t-il, qu'espères-tu de ton œuvre de fange?» La conjuration de Lucifer contre les époux, qui remplit presque tout le premier acte de l'Adamo, présente une idée heureuse, celle de l'attaque formée contre le bonheur de l'innocence par tous les vices personnifiés; mais, sans le génie qui féconde, il n'est point d'idée heureuse dans les arts, et les démons vicieux de l'Adamo sont aussi plats dans leurs discours recherchés que ceux du pandæmonium sont brûlans de haine et d'horreur. Voici pourtant un beau sentiment bien rendu. L'auteur attribue, par la bouche des anges, la pensée de la création à l'excès d'amour qui a besoin de s'épancher du sein du créateur.
La scène du second acte où Adam, devant les démons cachés qui le maudissent, explique, à sa compagne ravie, les grandeurs de Dieu, offre aussi des beautés réelles de pensées et de diction, ainsi que celle de la tentation qui débute très bien par la douce extase de l'être fragile près de succomber.
Mais de pareils traits sont trop rares chez Andreini. Du reste, la chute de la femme par le serpent n'offre qu'une puérile causerie, et celle de l'homme par la femme qu'une affectation sentimentale non moins puérile. C'était là l'écueil du sujet à la vérité; mais il fallait savoir le tourner en le plaçant derrière la scène ou, du moins, près du dénouement, comme l'a fait Milton, heureusement pour sa gloire, car l'intérêt du paradis perdu finit là. Or, non seulement Andreini n'a pas eu cette adresse, loin de là, c'est dans la première moitié de sa pièce qu'il a mis la catastrophe, et l'on sent que tout ce qui suit n'est et ne pouvait être qu'un remplissage dépourvu d'intérêt et de raison. Si donc Milton a imité Andreini, c'est qu'il a voulu ressembler à l'Éternel qui créa l'homme d'un peu de limon. Il faut d'ailleurs, pour que cela soit, qu'il ait eu bonne mémoire, puisque, revenu d'Italie en Angleterre vers 1640, à 32 ans, il ne travailla guère sérieusement qu'en 1664 à son poème qui parut en dix chants pour la première fois dans l'année 1669, pour être obscurément réimprimé en douze chants en 1674, année de sa mort, et enfin une troisième fois, avec des applaudissemens tardifs, en 1678. Quant au comédien Andreini, né à Florence, en 1578, du comédien François Andreini, l'auteur des Bravoures du capitaine Spavente, et d'Isabelle Andreini, aussi comédienne célèbre, il devait être mort quand Milton visita l'Italie. Il vivait encore en 1613, le 12 juin, puisqu'à cette date il écrivait à Milan la dédicace de son Adamo à la reine Marie de Médicis; mais son portrait, qui décore l'édition de 1617, de son ouvrage, et qui lui donne alors 40 ans, ferait croire qu'en 1617 il ne vivait plus.
RECUEIL GÉNÉRAL
DES CAQUETS DE L'ACCOUCHÉE,
Ou Discours facétieux, où se voient les mœurs, actions et façons de faire des grands et petits de ce siècle; le tout discouru par dames, damoiselles, bourgeoises et autres, et mis en ordre en VIII après disnées, quelles ont faict leurs assemblées, par un secrétaire qui a le tout ouï et escrit; avec un Discours du relevement de l'Accouchée, imprimé au temps de ne se plus fascher. (1 vol. pet. in-8 de 200 pages, avec la figure.) M.DC.XXIII.
(1623.)
On réunit quelquefois à ce recueil diverses pièces du même genre qui en augmentent le prix, déjà très élevé, sans accroître beaucoup son mérite. Ce supplément ne fait point partie des Caquets de l'Accouchée, c'est autre chose. L'auteur de ce livre vraiment amusant, d'un excellent comique et curieux pour l'histoire de nos mœurs sous Louis XIII, loin de se nommer, s'est si bien caché, que M. Barbier ne l'a pas découvert. Une certaine conformité de tour d'esprit et d'historiettes nous a persuadé que ce pourrait bien être Bruscambille Des Lauriers. Quoi qu'il en soit, l'anonyme prétend, dans son avis au lecteur curieux, qu'il est colloqué en un rang qui le sépare du vulgaire, ce qu'on serait tenté de croire à la portée de ses malignes censures de la cour et de l'administration en 1623. Cet écrivain fait penser en disant qu'il ne veut que faire rire.
L'analyse suivante fera juger qu'heureusement pour le censeur, son ouvrage n'est point trivial, car la trivialité est une chose plus triste que plaisante. Un convalescent demande à ses deux médecins le moyen de sortir de la langueur que lui a laissée sa maladie. «Allez à votre maison des champs, dit celui-ci, secouez l'oreille de la tulipe et du martigon...» «Allez à la comédie, dit celui-là; ou bien amusez-vous dans quelque ruelle à escouter les jaseries des caillettes au lit d'une accouchée.» Ce dernier conseil est accueilli. Le convalescent s'adresse à une accouchée de ses parentes, demeurant rue Quincampoix, qui le place huit jours de suite dans sa ruelle, rideaux fermés, et les caquets commencent. La mère de l'Accouchée ouvre la scène par lamentations sur la difficulté qu'aura sa fille à établir ses sept enfans, aujourd'hui que la noblesse ne se contente plus de 50 ou 60 mille écus de dot pour épouser la finance, et qu'elle demande jusqu'à 500,000 livres comptant.—N'est-ce pas une diablerie, que d'avoir à donner de telles sommes pour s'appeler comtesse et garantir son père de la recherche des financiers? Ici l'assemblée se divise, et plusieurs débats s'ensuivent. Plaintes contre le luxe et la confusion des classes.—Ne voit-on pas tous les jours des femmes de juge présidiaux vêtues de satin et de velours comme celles des maîtres des comptes et des grands officiers?—Aussi, comme chacun fait sa main dans son office! Voyez MM. les échevins et prévôts des marchands vendre des états de gaigne-deniers, de jurés-racleurs, de porteurs de foin, etc.; acheter à la veuve et à l'orphelin des arrérages de rente sur la ville à six écus pour cent; employer à festoyer et bancqueter l'impôt de cinq sols par écu sur le vin des bourgeois, au lieu d'en réparer, ainsi qu'il était dit, les quais rompus et les fossés de la ville!—Et MM. les juges criminels refusant de poursuivre les voleurs si la partie ne donne point d'argent.—Défunt M. d'Ambray, mon mari, dit une bonne mère, qui a été trois fois prévôt des marchands, était bien différent; il n'a jamais profité à l'hostel de ville que d'un pain de sucre par an aux étrennes.—Et la jeunesse, madame, qu'en dites-vous? Au lieu d'apprendre à servir le roy et la république, elle s'amuse à despendre son bien; puis, quand elle n'a plus sou ne maille, on voit ces muguets de fainéans, accrochés à la bourse d'une vieille, ou faisant des enfans aux filles riches pour être condamnés à les épouser; ou si d'adventure on vient à leur acheter quelque charge en cour du parlement, les voilà bien peignés, ne sachant par quel bout commencer la justice, et logés à l'enseigne de l'asne.—Autrefois la linotte et le chardonneret étaient en diverses cages, mais aujourd'hui le comptable s'allie par mariage au juge des comptes, et les voilà en même volière.—Je vous assure, dit une femme maigre, mélancolique et pleine d'inquiétudes, que les temps ne sont pas si durs. Mon mari, qui est avocat et de la religion, gagne ce qu'il veut à faire les affaires de ses religionnaires. C'est dommage qu'il mange tout, autant vaudrait-il qu'il fût papelard.—Vraiment, madame, c'est grand pitié qu'on souffre votre religion de néant, où l'on enterre les morts dans les jardins au pied d'un saule, ou les sujects contribuent pour faire la guerre à leur roy légitime. Ici l'envie de pisser prend à l'accouchée, et l'assemblée se sépare.
Deuxième journée.—Récit d'un incendie arrivé à l'occasion de la canonisation de sainte Thérèse célébrée aux frais de la reine Anne-Thérèse d'Autriche. La cérémonie et la catastrophe sont racontées par une damoiselle de la paroisse Saint-Victor, témoin oculaire. L'évènement se passa devant les carmes déchaussés. Critique des vaines dépenses de l'Église. Nouvelles de l'armée royale devant Montauban où elle guerroie contre les huguenots.—Cela ne va pas mal, dit la femme d'un courrier, n'était que bien des gens, à l'exemple de feu M. le connétable, (le duc de Luynes) ont fait leur main et mis dix à douze mille hommes dans leur pochette.—C'est ce dont se plaignait l'autre jour M. le prince (Louis de Condé).—Oui: cela lui sied bien à lui, avaricieux comme il est; je l'ai vu à la messe, aux Enfans-Rouges, se faire chanter un salve pour trois sols.—Parlez-moi de M. de Soubise; c'est lui qui est magnifique.—Oui, mais non pas son frère M. de Rohan, qui, de plus, sait mieux escrimer de l'épée à deux jambes que d'une pique. Il a bien fait le poltron à Saint-Jean-d'Angely, et ailleurs. Quant à M. de la Force, il a joué un tour de son métier et s'est bien vendu pour de l'argent.—Ah! il ne l'a pas touché encore. Il n'a que la promesse de M. de Schomberg; et, devant que de la tenir, il devra montrer de ses œuvres.—Le mal est que tous ces voyages du roy et de la noblesse font qu'on ne vend plus rien dans Paris.—Pour moi, j'ay mis bon ordre au commerce et je me suis faite amie d'un prestre qui sent l'évesché. Mes enfans auront de bons bénéfices.—Madame a raison; il n'y a tels que les gens d'Église pour attraper de l'argent. Les pères de l'oratoire me montraient, l'autre jour, le plan de leur édifice; ici le chœur; là une chapelle, et puis une autre, et puis là des oratoires; que sais-je? mais, mon père, ai-je dit à l'un d'eux, cela coûtera gros. Oh! me dit-il, tout est payé, avant les fondemens, par les seigneurs qui veulent des chapelles et des oratoires. Nous ne les vendons que 200 écus pièce. Transition.—Demandez à madame qui sait tout, ayant lu Calvin.—Oui, j'ay lu Calvin. Où est le mal? Vieille sorcière! A ce mot de Calvin, un petit chien se lève, croyant qu'on l'appelle. On le renfonce sous les cottes de sa maîtresse, et la diatribe contre les calvinistes reprend.—Ce sont eux qui causent tous les maux de la France depuis tantôt cent ans. Encore si on les persécutait, mais non, les édits les protègent, et ils n'en font que pis.—Holà, mesdames, ce ne sont point ici matières pour nous à discourir, il y faudrait du Moulin.—Qui? ce du Moulin, vrai moulin à vent, qui a quitté Charenton par couardise pour s'envoller à Sedan? ainsi ne faisaient pas Luther ni Calvin. Survient une nouvelle compagnie qui revient de la foire du Landy. Propos communs.
La deuxième journée finit par un congé donné à l'assemblée sur la prière de la nourrice.
Troisième journée.—Visite de la femme d'un commissaire des guerres et de celle d'un trésorier chez l'Accouchée. Ces deux bavardes disent le secret de la fortune de leurs maris et racontent comment l'un, en mettant dans sa poche deux livres de poudre par coup de canon, et l'autre, en trafiquant de la solde avec les parties prenantes, se sont mis à l'abri de la misère. Il est vrai qu'on peut les rechercher quelque jour; mais la bourse des rechercheurs est déjà faite; ainsi tout est assuré.—Vra-my, mesdames, il faut bien faire le tour du bâton pour gagner l'intérêt des charges.—On me contait il n'y a long-temps, dit la femme d'un conseiller, qu'une place de greffier au châtelet de Paris, qui ne se vendait, il y a 15 ans, que mille écus, venait de se vendre dix mille. Transition. On tombe sur le charlatanisme des médecins et des apothicaires qui font payer chèrement comme marchandises des Indes quantité de drogues faites avec l'herbe de nos jardins.—Aussi vous les voyez acheter pour leurs fils des charges de conseiller en cour du parlement.—Ah! non pas facilement de Paris, madame; ces MM. regimbent quand ils voyent telles choses; mais bien des charges du parlement de Bretagne.—Et les chirurgiens donc! il ne manque à leurs filles que le masque pour être tenues de vrayes damoiselles. Transition. Caquetage sur quelques bons tours joués aux maris. Caquetage sur les faux imprimeurs. On se sépare.
Quatrième journée.—Caquetage sur des aventures galantes du temps, dans lesquelles figurent le comte et la comtesse de Vertus, le premier président (Nicolas de Verdun), amant d'une fille d'honneur de la reine, M. Monsigot et la duchesse de Chevreuse, et force conseillers et maîtres de requêtes. Le fil de ces intrigues d'ambition, de finance et d'amour se trouve aujourd'hui perdu dans une foule de noms propres que deux siècles ont fait oublier.
Cinquième journée.—Caquetage sur la guerre huguenote, sur les fraudes et trahisons faites dans l'armée du roi au siége de Montpellier en 1622, lesquelles ont coûté la vie à quantité de seigneurs, entre autres au duc de Fronsac; nous ajouterons au marquis du Roure Combalet, qui fut tué de sang-froid, étant blessé et prisonnier, parce qu'il était neveu du connétable de Luynes et qu'il avait épousé la nièce de Richelieu, alors évêque de Luçon. Caquetage sur diverses personnes de peu de mérite qui aspirent aux premières faveurs du roi depuis qu'elles ont reconnu, dans ce prince, le besoin du favoritisme. Lardons sur Desplans, Courbezon, le duc de Nemours, etc.—Autre lardon sur Bassompierre fait maréchal de France, pour avoir, l'an passé, mis en déroute, par ruse, une centaine de huguenots qui venaient secourir Montauban.—Vra-my, si cela continue, dit une dame, il y aura bientôt plus de maréchaux que d'asnes à ferrer.—Ce n'est pas tout; ce brave seigneur veut être connétable après M. de Lesdiguières.—Ah! pour le coup, c'est mieux à faire à ce mignard d'épouser mademoiselle d'Antragues que d'être connétable.—Hé! mesdames, soit connétable qui le sera; il n'importe guère d'être mordu d'un chien ou d'un chat. Nous avons perdu un connétable qui ne valait rien; celui d'aujourd'hui ne vaut guère; ce qu'il a de meilleur, c'est le bien des églises du Dauphiné qu'il a volé. Transition. Caquetage de galanteries bourgeoises. Lardons sur le parlement près de qui les femmes gagnent les procès de leurs maris par belle industrie.
Sixième journée.—Les caqueteuses se plaignent de ce que les pauvres femmes sont en butte aux jaseries et aux médisances, de ce que leurs moindres actions servent de jouet au public. Éloge des femmes. Elles sont égales en vertu aux hommes. Écoutez là dessus Plutarque et Tacite. Si l'on se donnait, pour leur éducation, la centième partie des soins qu'on prend de celle des hommes, on verrait bien que leur sexe est égal en mérite à l'autre. Nous remarquerons, dans cette sixième journée, des plaisanteries et des raisonnemens déjà insérés dans les fantaisies de Bruscambille.
Septième journée.—Description grossière de l'arrière-faix de l'Accouchée. Lardon sur messire Pierre, curé de Saint-Médéric (Méry) de Paris, lequel est sujet à dire son bréviaire pour mademoiselle de la Garde. Répétition du conte des deux femmes que leurs maris suivirent en secret à un prétendu pélerinage, à Notre-Dame-des-Vertus, et qu'ils surprirent en action dans un cabaret, avec deux jeunes avocats. Caquetage de galanteries et de vanités bourgeoises avec les noms propres.
Huitième journée.—Caquetage pour défendre les caquets précédens, et l'indiscrétion de celui qui les a écrits. Autres caquetages galans. Le tout finit par une collation en l'honneur des relevailles de l'Accouchée.
NICÉTAS,
OU
L'INCONTINENCE VAINCUE;
Par Hiérémie Drexélius, de la Compagnie de Jésus. A Cologne, chez Corneille Egmondt, traduit du latin. (1 vol. in-24 de 202 pages et 5 feuillets préliminaires, figures.) M.DC.XXIV—XXXI—XXXIV.
(1624-31-34.)
On voit partout que l'auteur latin du Nicétas, recommandable par ses vertus, prédicateur de l'électeur de Bavière, était originaire d'Augsbourg, qu'il mourut à Munich, le 19 avril 1638, à 57 ans; que la Collection de ses œuvres, toutes de piété, forme 2 volumes in-folio, Anvers, 1643, et que ces mêmes œuvres imprimées de 1630 à 1643, en opuscules détachés, occupent 30 volumes in-24; mais ce qu'on ne voit pas partout, c'est l'analyse du Nicétas, que personne ne lit plus probablement depuis cent ans, hors peut-être quelque rhétoricien vertueux de quelque collége de jésuites. Comme il faut toujours que les jésuites, soit en latin, soit en français, allemand, italien, espagnol ou portugais, traitent les hommes en enfans, voici que, dès la dédicace de son traité de l'Incontinence vaincue, adressée à ses confrères de Munich, Dillengen, Augsbourg, etc., etc., le père Drexélius s'excuse de la petite dimension de son œuvre sur la faiblesse de l'esprit humain, trop infirme, dit-il, pour supporter de grosses viandes et ne pouvant soutenir que de petits bouillons. C'est donc un petit bouillon de continence qu'il administre à ses malades, un petit remède réfrigératif qu'il leur fait humer et leur coule insensiblement dans l'ame, après l'avoir toutefois préparé durant neuf ans entiers, selon le précepte d'Horace, à ce qu'il nous assure. Voyons maintenant quel est ce bouillon si bien mitonné! C'est un Dialogue entre Parthénie et Edésime, divisé en deux livres, très méthodiquement: le premier contenant douze chapitres, pour dégoûter de l'incontinence par le tableau des vices qui la causent et des effets qui la suivent; le second, en onze chapitres, où le lecteur apprend comment la continence s'obtient, et le prix qu'elle reçoit. Un jeune Egyptien, enchaîné par un tyran, avec des lis et des roses sur un lit de fin duvet, livré, dans cet état, à la plus charmante et la plus adroite des courtisanes, et qui sort vierge d'une si rude épreuve, après s'être coupé la langue avec ses dents et l'avoir crachée au nez de l'impudique, cet incomparable Nicétas sert de titre au présent opuscule, et devrait en être le héros; mais il n'est guère question de lui que dans le préambule et les deux vignettes du livre; partout ailleurs l'auteur met à contribution, par la bouche de ses interlocuteurs, les PP. de l'Eglise, l'histoire sacrée et profane, ancienne et moderne, voire même les philosophes, pour y trouver des raisons et des exemples favorables à son louable dessein; non sans rencontrer, de temps à autre, des historiettes graveleuses qui ne vont guère directement à leur but. L'aventure si édifiante de l'Egyptien Nicétas est tirée de saint Jérôme; à peine Parthénie l'a-t-il racontée, qu'Edésime s'écrie: «O ciel! ô terre! ô mer! qu'est-ce que j'entends? S'est-il jamais rien vu de pareil?...» Et, sur ce, voilà nos discoureurs partis, sans presque plus songer à Nicétas, pour battre les buissons en tout sens, et dire toutefois, dans le nombre, des choses très justes et fort sages, mais que chacun s'est dites cent fois. L'ouvrage, nous le répétons, ne manque pas de méthode; il roule, en entier, sur le développement de trois distiques latins dont voici le sens: Quelles sources de l'incontinence?—L'oisiveté, la table, les mauvaises lectures, les regards, les discours, les sociétés.—Quels effets de l'incontinence?—La ruine du corps, de l'ame, de l'esprit, des mœurs, de la fortune et de la réputation.—Quels préservatifs de l'incontinence?—Les bons livres, la prière, le travail, la confession, la discipline et l'eau, la garde des sens, et la présence de Dieu. Nous n'excepterons de ces excellens antidotes que la discipline et l'eau, qui, à notre avis, peuvent aussi bien ruiner que garantir la chasteté; sans néanmoins proscrire l'usage de l'eau, tant s'en faut! mais en interdisant, sans rémission, la discipline, avec les plus sages docteurs. Il y a bien de l'érudition dans ce livre; les citations et les anecdotes y pullulent; mais, par malheur, le tout est assaisonné du plus mauvais goût. A quoi revient, par exemple, de définir l'oisiveté, une saulce au beurre et à la poix-résine faite par le diable? de rappeler ce dicton populaire pour éloigner de l'intempérance, après la pance vient la danse? de comparer l'impureté d'un mauvais livre, bien écrit, à une araignée dans une coupe d'or? de qualifier les langues lascives de bouches puantes? d'avancer qu'un bel esprit dans un corps impudique est un corbeau blanc? enfin de figurer l'éternité par l'image d'un oiseau prenant une becquetée d'eau dans l'Océan tous les mille ans, épuisant ainsi les fleuves et les mers avant que l'éternité soit même commencée? Le mot seul d'éternité en dit plus que cette image puérile; mais quoi! les hommes ne sont-ils pas des enfans à qui l'on doit servir de petits bouillons jésuitiques si l'on veut les mener à bien? Non, messieurs, les hommes ne sont pas des têtes à bourrelet, comme vous le dites; parlez à leur imagination avec art si vous leur voulez plaire; parlez à leur raison sérieusement si vous prétendez les instruire; et, pour assurer leur continence, puisque c'est de cela qu'il s'agit, fiez-vous moins à ces contes ridicules de jeunes gens, qui, enchaînés avec des fleurs, sur des lits parfumés entre les bras de la beauté voluptueuse, se coupent la langue avec les dents et la leur crachent au visage, que sur une éducation sévèrement religieuse et sensée, sur l'exercice d'une profession honnête, sur le mariage et la paternité!
LE CAVEÇON DES MINISTRES,
Essayé pour la deuxième fois en la personne de Jean la Faye, ministre de Gignac, avec la réplique au libelle dudit Jean la Faye, intitulé: Beau moyen de discerner la vraye Eglise d'avec la fausse, tiré d'une conférence entre Jean la Faye, ministre, et Alexandre Regourd, jésuite, à MM. les catholiques du diocèse de Béziers. A Béziers, par Jean Pech, imprimeur du roy: Avec privilége. (Pet. in-8 de 158 pages et 4 feuillets préliminaires.) M.DC.XXVI.
(1626.)
Avec les jésuites, presque toujours des gentillesses jusque sur le titre des écrits. Rarement veulent-ils de la simplicité et de la gravité. Pourquoi, lorsqu'on se dispose à réfuter les gens, ne pas annoncer bonnement qu'on va les réfuter, et dire qu'on leur va mettre un caveçon dans la bouche? C'est les autoriser à ruer. Mais non; il leur faut, à toute force, avoir de l'esprit, faire les gracieux et amuser le monde qu'aujourd'hui même encore ils traitent en imberbe, ici comme au Paraguay, dans leurs cantiques, dans leurs sermons, dans leurs traités de religion et de morale, aussi bien que dans leurs livres d'enseignement, malgré les grands modèles que leur ont laissés les Bourdaloue, les Jouvency et autres hommes supérieurs de leur compagnie. Un si faux goût est indigne d'eux, de leur mission, de leurs talens, de leurs vertus auxquels nous rendons d'ailleurs entier hommage partout où ils se trouvent. Pour en venir au père Alexandre Regourd, nous dirons qu'il a d'abord le tort immense d'être souverainement lourd et ennuyeux. Il écrit mal et raisonne lâchement et communément. On le voit s'enferrer lui-même dès son début, lorsque, voulant caveçonner la Faye et les réformés sur leur prétention à ne reconnaître pour règles de la foi que les textes purs des livres saints, il établit, dans toute sa force, le doute philosophique sur les originaux des Écritures sacrées, sur le nombre et le choix de ces écritures, sur la valeur des textes divers, et qu'il avoue que la science et la raison ne fournissent, à cet égard, aucun moyen certain de discerner le vrai d'avec le faux. Il veut arriver par là, on le sait bien, à la nécessité et à l'infaillibilité des jugemens de l'Église; mais il pouvait atteindre son but sans aller si loin, et le devait faire, dans son intérêt comme dans plus d'un autre, au lieu de s'amuser à nommer la Faye imposteur en cramoisy, vipère, etc., ou de s'étendre sur les altérations, les suppressions, les interpolations auxquelles les livres saints ont été en proie dans les anciens temps; car c'est là tout le fonds du Caveçon des ministres. On remarque pourtant, il faut être juste, beaucoup d'érudition dans cet écrit, et notamment des raisonnemens fort sages sur le prix qu'on doit attacher à la fameuse version des Septante, laquelle, pouvant avoir été connue de Jésus-Christ et des apôtres, et ayant servi de règle à l'Eglise des quatre premiers siècles dans ses jugemens contre les hérétiques, mérite la plus grande créance. Le caveçonneur réfute aussi très bien le ministre au sujet de ces paroles: Eli, eli, lamma sabachtani! qui sont du syriaque, autrement de l'hébreu corrompu, paroles dont la Faye s'appuie pour avancer que Jésus-Christ parlait syriaque, et que, par conséquent, il n'avait pu connaître la version des Septante, conclusion absurde. Nous ne suivrons pas le P. Regourd dans ses réponses à la Faye, touchant les prophéties de Baruch, les livres de Tobie, de Judith, de l'Ecclésiastique, de la Sagesse, des Machabées, etc., rejetés par les réformés comme apocryphes, réponses où il ne déploie que trop de science. Ce sont des sujets de disputes interminables qu'il faut laisser aux théologiens et dont la décision, quelle qu'elle soit, ne saurait infirmer ni soumettre sur l'ensemble de la croyance la raison du genre humain, et nous terminerons cette courte analyse par un dernier reproche fait au caveçonneur, celui d'avoir intitulé deux de ses chapitres ainsi: Mirouer des fautes honteuses du ministre la Faye.—Des impostures noires et menteries énormes de la Faye. Il est à la fois plus digne et plus habile de prouver aux menteurs qu'ils sont tels que de le leur dire. A la vérité, les controverses n'étaient guère polies dans ce temps. On voit, en 1554, un Artus Désiré, en 1561, un Antoine du Val lancer, l'un contre les disciples de Luther, son Mirouer des francs taulpins ou anti-chrétiens luthériens, l'autre contre les sectateurs de Calvin son Mirouer des calvinistes pour rembarrer les évangélistes. Ce qu'il faut pour convaincre, c'est le miroir de la vérité, et pour plaire, c'est le miroir des graces.
AGLOSSOSTOMOGRAPHIE,
OU
DESCRIPTION D'UNE BOUCHE SANS LANGUE;
Laquelle parle et faict naturellement toutes ses autres fonctions, par maistre Jacques Roland, sieur de Belébat, chirurgien de monseigneur le prince, lieutenant du premier barbier-chirurgien du roi, commis de son premier médecin, et juré à Saumur. (1 vol. pet. in-12 de 79 pages et 12 feuillets préliminaires.) A Saumur, pour Claude Girard et Daniel de l'Erpinière. M.DC.XXX.
(1630.)
Il faut être anatomiste pour bien juger de l'exactitude de cette description et de la justesse des déductions que suggère à l'auteur le singulier phénomène qu'il expose; mais chacun peut aisément apprécier le mérite de sa méthode. C'est déjà la véritable, celle qui fonde l'art de guérir sur la comparaison des faits de l'état pathologique avec ceux de l'état normal. On voit que les médecins et surtout les chirurgiens sont sortis de bonne heure, en France, des routines de l'empirisme et du merveilleux de l'art occulte. La chirurgie est toute française: c'est un véritable honneur pour nous. Son premier triomphe éclatant remonte au règne de Louis XI, par la découverte de la lithotomie, mais c'est réellement au temps de Charles IX qu'elle ouvre sa glorieuse carrière sous les auspices et par les talens d'Ambroise Paré, grand praticien, grand observateur et chef de l'école médicale d'où sont sortis les Duncan, les Riolan, les Duret et ce Roland de Belébat dont il est ici question. Son Aglossostomographie eut un succès prodigieux, comme le témoigne la quantité de poètes latins et français qu'elle a inspirés et dont les vers sont imprimés en tête du petit volume qui la contient. Au dire de l'un:
Au dire d'un autre:
Enfin c'est une salve d'éloges alambiqués, un cliquetis de calembourgs à n'en plus finir. Venons au fait, lequel seul nous importe aujourd'hui, constaté d'ailleurs comme il dut l'être par tout ce que la chirurgie comptait alors de plus habile et de plus consciencieux.
Un garçon, nommé Pierre Durand, fils d'un laboureur de la Rangezière, paroisse Saint-George, près Montaigu, dans le Bas-Poitou, à l'âge de six ans, avait perdu entièrement la langue par suite d'une petite-vérole dont le venin présenta une si horrible malignité que cette malheureuse langue était tombée pièce à pièce en état de complète dissolution. Selon toute apparence, il n'y avait plus désormais, pour le pauvre enfant, moyen de parler, de goûter, d'avaler ni de cracher, et la mort devait s'ensuivre. Point du tout: la nature, si ingénieuse toujours, et particulièrement si souple dans l'enfance, fit tant et si bien, soit en rétrécissant le conduit de l'air et en alongeant la luette, soit en gonflant la partie charnue qui servait de racine à l'organe détruit, en assouplissant les muscles buccinateurs, en aplatissant la voûte du palais et en grossissant les amygdales, que l'usage et l'imitation suffirent ensuite pour rendre au sujet le son, l'articulation et enfin la parole. C'était là le plus difficile sans doute, car on conçoit tout ce que la nécessité ajoutait de ressources à celles ci-dessus indiquées, quand il s'agissait de favoriser la mastication. Ici les joues et les mâchelières faisaient leur office avec une agilité surprenante, et la main de l'enfant suppléait à leurs efforts, en plaçant chaque bouchée en son lieu, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, selon que tel ou tel muscle le demandait. Mais il faut voir tous ces ébats dans le sieur de Belébat. Ce n'est pas la seule merveille qu'il raconte. N'a-t-il pas connu aussi un homme de 25 ans, appelé la Flâme, natif de Rillé, pays d'Anjou, lequel n'avait point de palais, en sorte que sa langue sautait jusqu'aux fosses nasales dès qu'il voulait parler? Eh bien, ce la Flâme ne laissait pas que de parler (assez confusément à la vérité) sans palais, et sans palais d'être l'excellent cuisinier du marquis de Lassay. Autre exemple du travail de la nature pour conserver la vie. Un maître de Salette (autant vaut dire un chantre), de Chinon, en Touraine, âgé de 60 ans, malade au lit depuis huit mois, avait, depuis quatre, absolument perdu le ventre inférieur, par l'effet d'un dessèchement progressif du foie, de la rate, des intestins et des rognons, lesquels, comme collés aux vertèbres, donnaient, à cette partie du corps affligé, l'aspect d'un vrai squelette. Eh bien! dans cette situation, le malade avait encore des jambes et des bras assez dispos; il marchait de son lit à sa chaise, prenait quelques alimens liquides et surtout du vin qu'il aimait fort; en un mot il vivait. O altitudo!
LES CHANSONS
DE
GAULTIER GARGUILLE;
Nouvelle édition, suivant la copie imprimée à Paris avec privilége, à Londres (Paris) 1658-1758. (1 vol. pet. in-12 de 123 pages, une table, 7 feuillets préliminaires, et la figure de Gaultier Garguille.)
(1631-58—1758.)
Ces chansons, d'un cynisme grossier et quelquefois très plaisant, sont du comédien Hugues Guéru, dit Fléchelles; du moins le privilége du roi est-il accordé à nostre cher et bien amé Hugues Guéru, dit Fléchelles, l'un de nos comédiens ordinaires, de peur, y est-il dit, que des contrefacteurs ne viennent adjouster quelques autres chansons plus dissolues; et véritablement il faut admirer cette précaution du conseil pour la garde des mœurs, quand on lit, dans le présent Recueil, des chansons telles que les suivantes: Mon compère en a une, etc., etc. L'autre jour, un gentil galant, etc., etc. J'ai veu Guillot en chemise, etc., etc. Bastiane est bien malade, etc., etc. Je resve en ma mémoire, etc., etc.
Au surplus, Gaultier Garguille est fort respectueux pour le public; car, dans sa dédicace aux curieux qui chérissent la scène françoise, il leur baise tout ce qui peut se baiser, sans préjudice de l'odorat.
Dirait-on que ce petit volume s'est vendu, en 1831, 36 fr. Nous en sommes certain, car c'est nous qui l'avons acheté à ce prix; mais ce qui nous excuse, c'est que nous ne l'eussions pas eu pour 35.
LE PARFAIT CAPITAINE,
AUTREMENT
L'ABRÉGÉ DES GUERRES DES COMMENTAIRES DE CÉSAR,
Augmenté d'un traicté de l'interest des princes et estats de la chrestienté, par Henri de Rohan, dernière édition, jouxte la copie imprimée à Paris. (1 vol. in-12.) M.DC.XXXIX et M.DC.LXXXXII.
(1632-39-92.)
Henri II, duc de Rohan, écrivain de génie et grand capitaine, était digne de juger César. Il en parle, dans ce livre, avec une éloquence réfléchie, simple et rapide, qui fait souvenir des Commentaires. Nous extrairons, tant de ses réflexions sur les dix guerres des Gaules, les guerres civiles, alexandrine et africaine, que de ses traités de l'ordre et de la discipline militaire des Grecs et des Romains, et de la guerre en général, quelques uns des traits qui nous ont paru les plus marquans, puisqu'il est trop vrai que le Parfait Capitaine, tout bien écrit et pensé qu'il est, a encouru le triple oubli des gens du monde, des gens de lettres et des gens de guerre, même celui des bibliographes, qui daignent à peine le mentionner. Nous n'étendrons pas ces extraits au traité de l'intérêt des Princes, non plus qu'à l'importante préface dont Silhon, le judicieux auteur du Ministre d'Etat, l'a fait précéder dans les éditions postérieures à 1640, parce que la politique européenne a trop changé depuis Rohan.
Une des principales sources des prospérités militaires de César fut de bien camper partout en assurant ses vivres, et de se retrancher aussitôt, de manière à ne combattre jamais que de son gré (nous oserons ajouter qu'on entrevoit, dans la conduite de César, un grand principe, celui de se tenir sur la défensive chez soi, n'attaquant guère l'ennemi qu'en retraite, et de prendre l'offensive chez les autres. Qu'on ne dise pas qu'il plaçait ainsi l'ennemi dans son système; car, de sa part, c'était un système, tandis que, de la part de son ennemi, c'était une nécessité).
Les Romains n'étaient point vainqueurs par le nombre ni la vaillance, mais par l'ordre et la discipline.
Ne pas se lasser de la douceur envers les populations est un excellent moyen de conquête que César se ménageait; par ce moyen il n'avait, d'ordinaire, affaire qu'aux armées adverses; il ne châtiait rudement que la violation du droit des gens. Cette clémence extrême rendait, il est vrai, les révoltes plus fréquentes, mais elle les rendait aussi moins dangereuses, et les apaisait souvent d'un coup, sinon d'un mot. Le duc d'Albe avait une autre pratique; aussi a-t-il fait perdre à l'Espagne une bonne partie des Provinces-Unies, pendant que César a subjugué toutes les Gaules.
César supposait toujours son ennemi redoutable; de la sorte, il n'était jamais trompé qu'à son avantage.
Il ne logeait jamais ses gens dans les villes et les tenait sans cesse campés, pour les avoir sous sa main, bien disciplinés; mais ses camps étaient bien munis de toutes choses nécessaires ou simplement utiles.
Sa première descente en Angleterre, au milieu de l'automne, toute heureuse qu'elle fut, était une faute; il s'est ainsi quelquefois confié à sa fortune, mais rarement; et même alors il secondait cette fortune par un surcroît de prudence dans l'exécution.
Dans les expéditions vives, il marchait presque sans bagages et laissait tous les empêchemens sous bonne garde.
Il parlait souvent, à son armée et aux divers peuples, de ce qui se passait, pour raffermir les timides et calmer l'inquiétude qui naît de la curiosité non satisfaite: par là tombaient mille de ces faux bruits propres à l'embarrasser, dont on est sans cesse étourdi à la guerre.
Il a constamment passé les rivières, où et comme il a voulu, trompant l'ennemi sur le point du passage par de fausses marches; comme aussi n'y a-t-il rien de si difficile à défendre, contre un ennemi habile, que le passage d'une rivière: il n'est point de barrière moins sûre.
Il n'épargnait rien pour avoir de bons espions; cet instrument, dans la main d'un chef sage, est comme la providence d'une armée.
La vraie cause de la guerre civile entre Pompée et César, a dit le duc de Rohan avant le grand Corneille, est que l'un ne voulait pas de compagnon, et l'autre point de maître.
Quand on voit l'ennemi garder mal ses rangs, il ne faut pas hésiter à l'attaquer malgré sa supériorité de nombre, car c'est un signe qu'il combattra mal. J'ai vu Henri le Grand, poursuivant 800 chevaux avec moins de 200, juger qu'ils ne rendraient point de combat, parce qu'il n'observaient pas leurs distances; ce qui arriva comme il l'avait prévu.
Un grand courage sans expérience est plus capable de faire de grandes fautes à la guerre qu'un courage médiocre soutenu de savoir.
Plus on regarde la conduite de César, plus on voit qu'il dut autant ses succès à sa clémence qu'à son génie guerrier. Dès le début de sa guerre contre Pompée, on le voit renoncer au parti des représailles, et non seulement accorder la vie et la liberté aux prisonniers qui tombaient entre ses mains, mais encore leur faire des libéralités d'argent, même de préférence à ses propres troupes, tandis qu'on lui tuait les siens. Les représailles, en effet, ne sont bonnes que pour arriver à faire respecter ses droits; mais il convient d'en faire le sacrifice quand on veut obtenir davantage, quand on prétend faire aimer et désirer son joug: or, c'est ce que voulait César.
Il ne rougissait pas, quoi qu'on pût dire, de se retirer de nuit et secrètement, et tenait les retraites ouvertes à la vue de l'ennemi, pour des bravades vaines tout au moins. (Cette remarque de Rohan est bien judicieuse. On ne se retire en effet, le plus souvent, que parce qu'on est ou qu'on se croit le plus faible. Quelle folie alors d'agir comme si l'on était le plus fort? Il faut se pénétrer d'une chose, quand on commande, c'est qu'en fin de compte, c'est le succès qui attire le plus d'honneur. Laissez crier ceux qu'une ardeur indiscrète pousse en toute occasion à l'ennemi, et sachez éviter l'engagement quand il le faut, en faisant taire ces braves discoureurs, qui ne sont pas toujours les plus constans soldats, l'instant de souffrir ou d'affronter la mort pour vaincre étant venu. Mais ajoutons que ce principe en commande un autre, celui de ne confier la conduite des armées qu'à des chefs dont la vaillance soit dès longtemps reconnue, afin que leur prudence ne puisse être imputée à lâcheté; autrement tout serait perdu.)
Où César triomphe surtout, c'est dans l'art de profiter de la victoire. Observez comme il poursuit son ennemi vaincu, sans relâche ni répit, sans désormais s'empêcher de prudence, car il n'y a point de témérités pour un vainqueur. Le héros de Pharsale, poussant Pompée en avant, nuit et jour, arriva, suivi d'à peine 4,000 soldats, quasi aussitôt que lui en Egypte, où il le trouva mort, n'ayant donc plus à faire qu'à le venger.
Rien à conserver sur la guerre alexandrine, si ce n'est que ce fut une faute capitale à César de s'amuser à une guerre étrangère pour deux beaux yeux, quand il avait d'autres et plus importantes affaires ailleurs; il en sortit néanmoins avec une gloire nouvelle et bien méritée par les prodiges de courage et de sang-froid qu'il y déploya; cependant il reste cette fois qu'il tenta la fortune plus qu'il n'est donné aux mortels de la tenter, et qu'en pareille conjoncture il faudrait ne l'imiter point.
De la phalange des Grecs. C'était un corps composé de 4,096 soldats et de 307 chefs de tout rang, y compris le stratego, ou général; tout se divisait par 16 dans cette masse compacte, c'est à dire qu'elle était formée de 16 corps de 16 rangs de 16 files, nommés syntagmes, et juxta-placés. Quatre phalanges de front, sur la même ligne, faisant 16,384 soldats sur 16 de hauteur, avec une couverture de moitié de troupes légères en avant, et deux corps de cavalerie aux deux ailes, composaient une armée: telle était à peu près celle qu'Alexandre conduisit à la conquête du monde. Des intervalles ménagés entre les quatre phalanges permettaient aux troupes légères de venir, au moment du grand choc, se ranger derrière et les soutenir. Voilà l'ordre principal, auquel on ajoutait, suivant les circonstances, mais toujours d'après les mêmes principes de formation, divers ordres particuliers, tels que l'ordre circulaire des phalanges, et alors les troupes légères se plaçaient au centre des cercles; l'ordre triangulaire, pour mieux entrer dans la ligne ennemie par le sommet des triangles, et l'ordre semi-circulaire, ou en demi-lune, pour enfermer l'ennemi par les côtés sur le centre. Du reste, à l'opposé de l'usage romain, peu ou point d'ouvrages pour retrancher les camps grecs, nommés aplecto, qui n'étaient guère fortifiés que par la nature du sol où ils étaient assis.
De la légion romaine. Elle se composait, terme moyen, de 4,200 fantassins et de 300 cavaliers. Dans les derniers temps, on l'a vue de 10,000 hommes; mais, en traitant de la légion ordinaire, il faut s'en tenir à la légion de 4,700 soldats. Or, celle-ci, dont deux réunies formaient, au temps de la république, le commandement d'un consul, se divisait en cinq corps principaux, savoir: quatre d'infanterie nommés 1o vélites ou légers, qui étaient les plus jeunes et les plus pauvres, et se répartissaient entre les trois autres grands corps d'infanterie; 2o hastaires de fortune et d'âge moyen; 3o princes, qui étaient les plus vigoureux et les plus riches; 4o triaires, qui étaient les plus vieux, l'âge militaire allant de 17 à 45 ans. Le cinquième corps principal formait la cavalerie. Chacun de ces cinq corps se divisait en dix troupes ou cohortes de 120 soldats pour les vélites, les hastaires et les princes, de 60 soldats seulement pour les triaires, et de 30 soldats pour les 300 de la cavalerie. Chaque troupe ou cohorte de 120 soldats faisait dix rangs de douze files et les dix cohortes de chaque arme, couvertes de leurs vélites, se rangeaient les unes derrière les autres, en sorte que les hastaires occupaient le premier front, les princes le second, et les triaires le troisième, la cavalerie sur les flancs. Ainsi, trois différences essentielles se faisaient remarquer entre la légion et la phalange: 1o dans la profondeur de l'ordre qui, d'un quart moins grande, chez la légion, la rendait plus agile; 2o dans le fractionnement des corps de la légion, qui était triple de celui de la phalange; 3o dans le mélange des armes, lequel, n'existant pas chez la phalange, constituait, au contraire, la légion de manière à en faire une petite armée complète (ces détails en comportent beaucoup d'autres qu'il faut chercher dans Polybe, Végèce, Frontin, Ælien, Arrien, Ænas Poliocerticus et leurs nombreux commentateurs, plutôt que dans le Parfait Capitaine, ouvrage à hautes vues, mais très succinct, comme la plupart des livres exécutés par les praticiens de génie. Il est inutile de rappeler que de tels documens, qui sont toujours utiles pour diriger les réflexions et soutenir l'expérience des hommes de l'art, ne peuvent que bien rarement recevoir d'application aujourd'hui, ainsi que l'ont si solidement démontré nos meilleurs guides militaires contemporains, notamment le général Bardin dans ses divers écrits, et le général Marbot, dans sa réponse à une partie du livre, d'ailleurs très remarquable, du lieutenant-général Rogniat sur l'art de la guerre. L'état de la société, non moins peut-être que l'invention perfectionnée des armes à feu, a comme renouvelé la constitution et l'action des armées chez les modernes. Maintenant, pour ne parler que de la tactique spéciale, en partant de l'ordre naturel de bataille, qui est tout en étendue sur deux ou trois files de profondeur pour chaque ligne, nous réunissons, par le fractionnement en bataillons ou escadrons, divisions et pelotons, sections et demi-sections, et par la séparation absolue des armes différentes, ainsi que par le triple classement des fantassins selon leur conformation particulière, nous réunissons, disons-nous, les avantages d'une extrême agilité, soit dans les formations, soit dans les changemens de front, à la puissance des masses, tant pour le choc d'impulsion que pour le choc de résistance; tout le jeu des évolutions pouvant se réduire à ces deux termes simples, le ploiement et le déploiement).
Quand une armée passe 40 ou 50,000 hommes, le surplus ne sert qu'à la faire mourir de faim. (On attribue généralement cette sentence de Rohan à Turenne. Elle peut appartenir à tous les deux, car la vérité appartient à tous les esprits nés pour la connaître. Nous qualifions cette sentence de vérité qui n'est point contredite par l'exemple des grandes guerres de l'empire français. En effet, ici tout dépend du front d'opérations dont on parle. Rohan et Turenne, vivant à une époque où les routes étaient rares, où la culture était restreinte, où la guerre ne s'étendait pas sur un front de plus de 20 ou 30 lieues pour chaque armée, avaient raison de limiter à 50,000 hommes leur armée exemplaire; tandis que l'empereur Napoléon, dans un temps de riche culture, où les routes étaient multipliées, opérant d'ordinaire sur un front de triple ou quadruple dimension, pouvait y porter des armées de 2 à 300,000 hommes; et quand il s'aventurait dans des pays où ces rapports étaient changés, ses armées, victorieuses ou en retraite, se détruisaient. Ne pourrait-on pas extraire un principe des divers écrits théoriques et historiques sur la matière? c'est que trois habitans agricoles peuvent, à force, nourrir temporairement deux soldats, le leur et celui de l'ennemi; de façon que, si l'on opère sur un front comportant 600,000 habitans agricoles, l'intendance y fera vivre temporairement deux armées de 200,000 hommes chacune. Ce rapport étant changé par plus de soldats, l'intendance fera mal vivre ceux-ci, tout en foulant le pays; et ce rapport étant changé par plus de soldats que d'habitans, l'intendance cessera son service, et le pays, comme les armées, sera ruiné; ceci entendu d'ailleurs en laissant de côté le système des magasins chez l'ennemi, qui est un mauvais système, quoiqu'il fût jadis usité. En pays ennemi les magasins sont partout où se trouvent des vivres, d'un côté, et de l'argent, de l'autre, pour les payer, ou de la force pour les ravir).
Du traité de la guerre. Rohan semble avoir dicté nos lois de conscription militaire, d'avancement et de retraites, dans cet admirable traité en 23 chapitres très courts, dont le premier, entre autres, celui de l'élection des soldats, est un chef-d'œuvre.
Il veut, dans les pays ouverts, que la proportion entre l'infanterie et la cavalerie soit de 3 à 1, et, dans les pays serrés, de 5 à 1.
Il veut, pour maintenir la discipline, qu'on tienne toujours les soldats occupés, soit en guerre, soit en paix, et qu'on les emploie à remuer de la terre à défaut d'autre exercice; vingt ou trente mille hommes, exercés à ces travaux, pouvant, en huit jours, se faire des forteresses imprenables.
Il veut que le chef marche à la tête de ses troupes, et qu'il n'étanche pas sa soif quand il n'y a pas de l'eau à boire pour tout le monde.
Les camps retranchés valent mieux, selon lui, que la dispersion des quartiers, quelque vigilant que soit le service d'avant-garde.
Maintenant, dit-il, on fait la guerre plus en renard qu'en lion, et elle est plutôt fondée sur les siéges que sur les combats; toutefois, les batailles sont les actions les plus glorieuses et les plus importantes de la guerre.
Pour les batailles, sept choses sont principalement à considérer, au rapport de ce maître: 1o de ne combattre jamais que de son gré; 2o de choisir son terrain suivant le nombre et la nature de ses troupes, en ayant attention de couvrir pour le moins un de ses flancs d'une rivière ou d'un bois; 3o de ranger son armée de façon que l'arme la plus forte couvre la plus faible, et de garder de fortes réserves, car la victoire appartient à celui qui a su conserver, pour la fin du choc, le plus de troupes n'ayant point combattu; 4o d'avoir plusieurs bons chefs sous soi, le chef premier ne pouvant être partout; 5o d'observer, entre les corps, de justes intervalles, et, entre les lignes, de justes distances, pour qu'une troupe rompue ne porte point la confusion chez la troupe rangée; 6o de mettre les plus vaillans soldats aux ailes, et de commencer par engager son côté le plus fort; 7o de ne permettre la poursuite et le pillage que l'ennemi rompu de tous les côtés, et, même alors, de retenir certains corps en bon ordre pour les évènemens.
Ensuite Rohan s'étend, avec son jugement accoutumé, sur l'attaque et la défense des places, et on peut, on doit le méditer encore aujourd'hui où, pourtant, l'art des siéges a fait de grands pas.
Il en est de même de son chapitre de l'artillerie. L'artillerie est devenue aussi mobile que la cavalerie. Au temps de Rohan, elle pouvait, quoique nécessaire, compter parmi les empêchemens d'une armée, à cause de sa lourdeur et de son attirail. Néanmoins les conseils qu'il donne pour l'emploi du canon et pour la connaissance des infinis détails de cette arme capitale sont, encore à présent, de secours.
Quant au bagage, c'est, dit-il, une grande honte de le perdre, mais c'est aussi une grande peine de le conserver: qu'il ne soit donc que le moindre possible, moyennant des revues fréquemment et sévèrement passées.
A l'égard du commandement, Rohan exige qu'il soit unique et permanent, et ne trouve rien de pire que des commandans de jour, de semaine, ou de mois. Le surplus de ce qu'il veut, d'ailleurs, sur ce sujet ne s'applique plus, la composition de nos armées ayant changé.
Vers la fin de ce beau traité, voici des vues qui révèlent encore mieux un grand et profond penseur:
Le prince qui se met sur l'offensive doit être le plus fort, ou voir de la brouillerie dans l'état qu'il attaque; autrement ce serait une entreprise téméraire...; il doit débuter par une action hardie pour fonder la crainte de ses armes et sa réputation...; s'il est appelé par une faction, il faut que, dès l'abord, il lui fasse faire des fautes irrémissibles, sans quoi le concours des factieux peut tourner à sa ruine par suite d'une réconciliation avec le souverain naturel...; que sa parole soit toujours sacrée dans la sévérité comme dans la clémence.
La défensive repose sur une juste proportion établie entre les forteresses, sans lesquelles les armées en campagne n'ont point d'appui, et les armées en campagne, sans lesquelles les forteresses tombent...; si vous multipliez trop les forteresses, votre ennemi vous forcera inévitablement de vous rendre la corde au col, sitôt que vous aurez mangé vos vivres. Si vous n'avez point de forteresses, une bataille peut vous perdre.
Il vaut mieux offenser tout de suite le voisin que l'on craint que de le laisser accroître de peur de l'offenser, étant une chose véritable qu'on ne garde pas sa liberté par des complimens, mais par la seule force.
Les grands États doivent aimer et saisir aux cheveux la guerre étrangère, qui chasse l'oisiveté, qui bannit le luxe, qui satisfait aux esprits ambitieux et remuans, prévenant ainsi la cruelle guerre civile, et qui rend arbitres de ses voisins.... Les petits Etats doivent redouter toute sorte de guerres.
Les princes souverains, par position, secrets dans leurs conseils, hardis dans leurs résolutions et point contredits dans leurs volontés, sont plus capables de conquérir que les républiques, où tout se divulgue avant le temps, où l'autorité est sans cesse bridée...; mais les républiques, où le pouvoir ne meurt pas et n'est point sujet aux hasards de la naissance, gardent mieux leurs conquêtes que les princes souverains, tantôt vertueux, tantôt fainéans.... Si l'on veut des règles générales pour conserver une conquête, il en est surtout trois. Première: la voie douce qui assure aux peuples conquis leurs vies et leurs biens; et le soin de l'honneur des femmes que l'homme, doué de raison, préfère souvent à sa propre vie.... Seconde: le maintien des anciennes lois et des anciennes formes de gouvernement qui flatte les habitudes.... Troisième: les transplantations d'habitans; moyen rude, il est vrai, mais qui, pourtant, l'est bien moins qu'un joug dur qui ôte à l'homme toute espérance d'améliorer son sort; car il n'y a rien qui distingue tant l'homme de la bête, ni même l'homme régénéré de l'homme sensuel, que l'espérance.
Un prince doit-il enfin commander lui-même ses armées, ou les confier à ses lieutenans?... «Les gens de robe longue qui ne sont jamais mieux autorisés que dans la paix, les flatteurs, les maquereaux et toutes les pestes des princes... leur diront... que leur personne est trop sacrée pour la risquer dans les combats..., que s'ils reçoivent échec, les mépris et les séditions suivront..., que s'ils sont tués, l'État peut périr avec eux..., etc. D'autres gens répondront que le plus sûr garant de l'autorité des princes est le respect qu'ils inspirent...; que de nobles revers ne feront rien qu'ajouter une ardente pitié à l'affection qu'on leur porte...; que la guerre, en leur présence, a plus d'unité, plus d'action, plus de constance..., et donne moins de prise aux fatales rivalités des généraux...; c'est à eux de choisir. S'ils sont de ces fainéans qui se contentent d'être admirés de leurs valets..., ils se tiendront loin de leurs armées, dans les voluptés et les festins...; s'ils sont de ces princes généreux qui se piquent de la gloire...; s'ils veulent imiter ces grands hommes qui vivent encore deux mille ans après leur mort, et dont les noms vénérables honorent encore aujourd'hui ceux qui les portent..., ils choisiront, sans doute, pour leur principal métier, celui de la guerre..., en tâchant d'abord de s'y rendre experts...; car, comme le métier de la guerre est celui de tous qui apporte le plus d'honneur à un homme qui s'en acquitte bien, aussi acquiert-il le plus d'infamie à qui s'en acquitte mal.»
ANATOMIE DE LA MESSE,
Où est montré, par l'Escriture Sainte, et par les témoignages de l'ancienne Eglise, que la Messe est contraire à la parole de Dieu, et éloignée du chemin du salut; par Pierre du Moulin, ministre de la parole de Dieu, en l'église de Sedan, et professeur en théologie; troisième édition, reveüe et augmentée. A Leyde, chez Bonaventure et Abraham Elzevier (1 vol. in-12 de 324 pages et 6 feuillets préliminaires.) ↀ.ⅮC.XXXVIII.
(1636-38.)
La première édition de ce livre, imprimée à Sedan, en 1636, plus complète que celle-ci de toute la seconde partie, dit M. Brunet, attire pourtant bien moins l'attention des amateurs parce qu'elle est loin d'atteindre à la beauté des types elzéviriens, et qu'on la trouve communément, tandis que l'édition de Leyde est une des plus rares de la collection des vrais elzévirs. N'ayant point confronté les deux, nous nous en rapportons à ce que les maîtres ont avancé, en remarquant toutefois, dans l'édition de Leyde, une véritable seconde partie sous le titre de livre second, laquelle intitulée: De la Manducation du Corps du Christ, contient 12 chapitres complémentaires des 35 du livre premier, et nous semble devoir achever l'ouvrage ou même épuiser la matière, si la controverse a ses limites. Ce sujet avait déjà été traité sous le même titre, en italien, par Antoine Adamo, selon les uns, selon Gessner par un certain Augustin Mainard, et au rapport de Jean Lefèvre, docteur de Moulins, par Théodore de Bèze; mais cette première anatomie de la messe, qui parut à Genève, en 1555, n'est guère qu'une satire virulente qui tire toute sa force de l'ironie. Il n'en est pas de même de celle de Pierre du Moulin. Cette dernière est un livre grave que l'auteur prétend fonder sur le raisonnement, sur le texte des Écritures sacrées, des Saints Pères, des anciens canons de l'Eglise et sur la réfutation de divers passages des plus célèbres théologiens orthodoxes, tels que Bellarmin, Vasquez, etc., etc. La plaisanterie n'y a point de part, comme aussi n'est-ce pas là sa place. On y trouve peu d'invectives, et il faut s'en étonner dans une dispute qui les provoque naturellement. Enfin, le style en est d'une clarté, d'une précision élégante et d'une force qui ne font pas peu d'honneur à l'esprit de l'écrivain. On est forcé de convenir, à ce propos, que les auteurs de la religion, d'ailleurs si téméraires, ont, plus que leurs adversaires, contribué aux progrès de la langue française. Il en devait être ainsi, par la nécessité où furent ces novateurs de se faire comprendre et goûter; mais enfin cela est sans contestation. Déjà l'institution chrétienne de Calvin, traduite par lui-même, avait fourni le modèle d'une prose claire, ingénieuse et véhémente, que le génie des lettres provinciales n'eût pas désavouée. Du Moulin, avec plus de respect pour les bienséances et moins d'âpreté de caractère, n'est pas inférieur à Calvin, et nous sommes surpris de ne le voir pas nommé parmi nos prosateurs classiques. J.-J. Rousseau reproduit quelques uns de ses traits les plus forts dans ses lettres de la Montagne. Quant au fond même du livre, nous n'avons pas le dessein d'en faire l'analyse, encore moins de nous en constituer les juges, respectant trop sincèrement le culte de nos pères pour l'exposer à de nouvelles censures plus ou moins dangereuses. Il nous suffira de dire que Voltaire, d'Alembert, Diderot, Radicati, Meslier, etc., etc., n'ont pas eu de grands frais de dialectique à faire après les théologiens de la réforme. Le seul et triste mérite qui leur soit propre est celui d'avoir été cyniques et impies, là où ces derniers étaient, la plupart du temps, religieux et sincères. Ceux-ci d'ailleurs écrivaient sous le bûcher, et les autres dans les salons du beau monde, chargés souvent des bienfaits de l'Église et de la cour. Pierre du Moulin mourut en 1658, à 90 ans. Il était de la même famille d'ancienne noblesse de Bretagne que le fameux légiste du Moulin.
LA RELIGION DU MÉDECIN,
C'est à dire Description nécessaire, par Thomas Brown, médecin renommé, à Norwich, touchant son opinion accordante avec le pur service divin d'Angleterre. Imprimé à la Haye. (2 parties en 1 vol. in-12 de 360 pages et 12 feuillets préliminaires. Traduit de l'anglais en latin par Jean Merrywater, et en français par Nicolas Lefebvre.) M.DC.LXVIII.
(1640-68.)
La première partie de cet ouvrage, qui fit grand bruit dans son temps (en 1640) et suscita beaucoup d'ennemis à Thomas Brown parmi les théologiens, soit orthodoxes, soit réformés, est principalement dogmatique. Elle contient soixante sections ou articles. La seconde est toute morale et n'a que quinze sections. Une table fort bien faite indique les matières contenues dans chaque article. L'auteur et le traducteur commencent par se prémunir, avec amertume, contre la calomnie. Je n'ignore pas, dit en substance Thomas Brown, l'infamie universelle dont on poursuit ceux de mon état d'après le dicton: Ubi tres medici, duo athei; mais je ne m'honore pas moins du nom de chrétien, non seulement par le respect que je porte à mes pères et au pays qui m'a vu naître (l'Irlande), mais encore par un examen soigneux et attentif de la loi d'entendement, et un commencement de la grâce, sans toutefois porter nulle haine aux Turcs, aux Juifs, non plus qu'au reste des infidèles. Je suis, continue-t-il, de la religion réformée, c'est à dire de celle du Sauveur et des apôtres, que les sinistres conseils des princes, l'ambition et l'avarice des évêques ont corrompue et tant agitée. Encore que mon humeur soit aigre et déplaisante, et que je m'accommode peu de saluer un crucifix ou une image de saint, si ne laissé-je pas d'être ému d'une pensée religieuse au son de la cloche qui sonne l'Ave, Maria. Je ne crois pas une chose parce qu'elle plaît à Luther; je n'en rejette pas une autre parce qu'elle déplaît à Calvin; je ne repousse ni n'adopte tout ce que veulent soit le concile de Trente, soit le synode de Dort. Ma religion, je ne la vais chercher ni à Rome, ni à Genève, mais dans les textes sacrés quand ils s'expriment et quand ils se taisent, dans le dictamen de ma conscience et de mon propre jugement, tout en rappelant à nos adversaires que notre religion prend sa source plus purement et plus anciennement qu'à Henri huitième.
Ce n'est pas que je n'aie bronché dans le début de ma carrière. Trois hérésies ont d'abord souillé mon cœur: premièrement, celle d'Arabie qui fait l'ame corruptible comme le corps pour ressusciter au jour du jugement; secondement, celle d'Origène qui, rejetant l'éternité des peines, me paraissait plus conforme à l'infinie bonté de Dieu; enfin le culte de la prière rendu à Dieu en l'honneur des morts, que ma raison n'a pourtant jamais si bien repoussé que je n'y aie souvent rendu, par un sentiment naturel, hommage involontairement. Les mystères relevés de la théologie, les obscures subtilités de la religion qui ont renversé plus d'une forte cervelle, n'ont jamais échauffé la mienne. Loin que ces emblêmes cachés de la trinité, de l'incarnation, de la résurrection m'épouvantent, je me plais quelquefois à m'y plonger courageusement, jusqu'à m'écrier avec Tertullien: Il est véritable, parce qu'il est impossible! car ce que nous savons n'est rien. Aussi bien, si le mérite de la foi est nécessaire, faut-il que nous ayons à croire des choses non palpables; croire sur preuves et par conviction serait croire sans mérite. Le terrible, l'épouvantable mot de prédestination lui-même ne m'arrête pas; car je considère qu'il n'y a point de temps pour Dieu, et que ses jugemens sont nés accomplis.
Jamais les moqueries des scolastiques ne me retireront de la sage opinion d'Hermès, que ce monde visible n'est qu'une réverbération de l'invisible, qu'un portrait sans réalité d'objet. La sagesse de Dieu me touche, me confond, et je m'y confie. J'observe les fins de la nature, et toutes me révèlent une cause première. En voyant que cette nature ordonnée ne fait rien en vain, que tout a sa raison, son but, ses moyens, je reconnais que la nature est l'art de Dieu. Sans sortir de nous-mêmes, quelle immensité de rapports merveilleux qui ne s'expliquent point si l'on refuse d'admettre une main suprême! Cette main se fait voir dans les astres, les mers, les terres fertiles, les déserts et jusque dans les monstres; monstres qui ne sont tels qu'à nos faibles yeux, car la grande loi les gouverne aussi bien que ce que nous appelons les plus belles créatures. Il faut constamment lire dans ce livre majestueux de l'univers; il faut étudier toujours ces relations entre les causes secondes et les effets. Nous apprendrons ainsi la science qui charmait tant les anciens par des prédictions fabuleuses, non, mais la prudence qui soumet en quelque façon l'avenir à nos recherches. Cette étude constante, par laquelle nous saurons que tout est régi dans le monde, nous garantira d'ailleurs des vœux indiscrets. Nous ne demanderons plus à la fortune ce qu'il n'est pas en son pouvoir de nous donner, sachant que tout est réglé pour nous comme pour le reste, et nous admettrons, sans peine, les miracles par l'idée que nous aurons prise de la toute-puissance du grand maître. Je sais que les légendes, les livres canoniques, les saintes Écritures renferment bien des passages absurdes; mais ces passages empêchent-ils les autres d'être tout divins? et puis la faiblesse de notre entendement ne nous fait-elle pas trouver l'absurdité où elle n'est pas?
Ici, Brown se livre à une longue énumération des choses incompréhensibles de la Bible, telles que le déluge, l'arche de Noé, etc., etc., après laquelle il renouvelle sa profession de foi, et poursuit à peu près ainsi:
Dieu peut, sans aucun doute, faire des miracles et les permettre à ses délégués. Créateur des lois de l'univers, comment ne les pourrait-il pas changer ou suspendre pour un dessein? mais je demande qu'on me montre ce dessein et qu'on me justifie le miracle avant d'y croire. Par exemple, je ne doute pas de l'existence des esprits, de celle des sorciers, de celle des enchanteurs, et il faut être athée pour en douter; mais je n'appellerai pas sorciers tous ceux qui se donnent pour tels. Ici, dissertation incidente sur la nature probable des esprits et des anges; puis l'auteur reprend le cours un peu capricieux de ses méditations tantôt chimériques, tantôt pleines de sens. Je ne désire pas vivre long-temps. J'ai trente ans, et je pense avoir déjà bien assez vécu. Le retour du soleil commence à m'ennuyer. Je ne voudrais pas revoir le temps de ma jeunesse; je sens que je me conduirais encore plus mal que je n'ai fait, mes défauts n'ayant fait que croître, par cela seul qu'ils ont duré. Notre humide radical se dessèche dès l'âge de trente ans; il faut la main de Dieu pour que l'homme devienne sexagénaire. (Brown avait donc bien peu d'humide radical.) Le fil de notre vie se file la nuit. (Peut-être eût-il rencontré plus juste en disant qu'ainsi que le tissu de Pénélope, la toile de notre existence tramée le jour retournait charger la quenouille dans le repos nocturne.)
J'aime bien, dit-il encore, ces vers de Lucain:
«Les dieux cachent aux mortels le temps qu'ils ont à vivre pour qu'ils aient la patience de vivre.» La mort n'est rien. A le bien prendre, nous ne sommes que des morts puisque nous devons mourir. L'important est de songer aux quatre fins de l'homme, la mort, le jugement, le ciel et l'enfer; et de mourir au monde en vue de Jésus-Christ avant de terminer notre vie corporelle. Le ciel promis à l'homme n'est pas un certain lieu, c'est une pleine satisfaction de l'ame qui ne désirera plus rien. L'enfer, c'est le désespoir. Les corps peuvent ressusciter dans leur forme première; ne voyons-nous pas les plantes renaître de leurs cendres mortes? Je ne bannis personne du ciel, ni les philosophes anciens qui ont pratiqué la vertu, ni les habitans de ces contrées lointaines où le christianisme est ignoré. Je crois enfin que je serai sauvé sans cependant l'oser garantir. Voilà ma foi! Voyons à présent la morale de Brown. Il nous apprend que la charité, cette vertu sans laquelle la foi n'est rien, lui est naturelle; qu'il n'a d'aversion pour personne ni pour rien; qu'il consentirait à manger des grenouilles comme les Français et des sauterelles comme les Juifs; qu'il s'accommode de tout pays et de tout climat, de la mer et des orages; qu'il ne considère pas celui-là comme charitable qui fait seulement l'aumône, mais celui qui fait aussi part libéralement de son temps, de ses soins, de ses conseils et de sa science; qui couvre les torts d'autrui et enseigne les ignorans. L'auteur part de là pour gourmander l'acharnement des grammairiens disputeurs; autrement il bat la campagne, et nous le soupçonnons, en cela, de vouloir imiter l'auteur des Essais; mais il n'a pas la grace de Michel Montaigne, ni sa vivacité, ni sa justesse, ni son étendue d'esprit à beaucoup près. C'est avec raison qu'il repousse les qualifications injurieuses dont le vulgaire national essaie de flétrir les peuples étrangers, et ne veut pas qu'on appelle, ici, là ou ailleurs, les Anglais mutins, les Écossais bravaches, les Italiens sodomites, les Français fous, les Romains poltrons, les Gascons larrons, les Espagnols superbes, ni les Allemands ivrognes. Il juge également insensé de rire, avec Démocrite, des vices de l'humanité, et de s'en lamenter avec Héraclite.
Les vices des hommes servent comme d'exercice à leurs vertus. Ne nous pressons pas, dit-il, de condamner les hommes, car nous ne les connaissons jamais bien. Son mépris pour ses propres maux est entier, et sa pitié pour ceux d'autrui extrême. Nous l'en félicitons. Ce serait là une vertu parfaite; mais il ne faudrait pas s'en vanter pour y faire croire. Il aime passionnément ses amis, mais jusqu'ici jamais il ne s'est attaché à aucune femme. On doit en ce cas le plaindre et puis le blâmer. Il s'accorde plus avec qui que ce soit qu'avec lui-même. C'est là un terrible aveu. Il est surtout exempt du péché qui a causé la chute d'Adam, l'orgueil. Tout ce qu'il sait (et il sait six langues, plus l'astronomie, la géographie, la botanique, la médecine, etc., etc.) n'a fait que le convaincre de son ignorance essentielle, à l'imitation de Socrate. Il répugne au mariage, n'estime la femme que pour la douzième partie de l'homme au plus (c'est bien loin de la moitié), et regrette que l'espèce humaine ne sache pas se reproduire sans l'union des sexes, qui lui paraît l'action la plus lâche et la plus indigne qu'on puisse commettre. Il aime pourtant à voir un beau visage, mais simplement comme une chose harmonieuse. C'est, en quelque sorte, une musique pour ses yeux. En sa qualité de médecin, il use des meilleurs remèdes, mais il n'en a jamais rencontré qu'un bon; c'est la mort. Thomas Brown, une fois lancé, dit encore beaucoup de folies, à son sujet, pour conclure qu'il n'y a point de félicité sur la terre, et qu'il faut s'abandonner à la volonté de Dieu.
Quand on réfléchit que sur tant de matières capitales, traitées dans son livre, Brown a toutes les idées qui sont en circulation, ou peu s'en faut, il y a de quoi rendre modeste. En somme, c'est un rêveur plutôt qu'un sage, et son ouvrage est un chaos dans lequel se mêlent les chimères et les profondes pensées, les bons et les mauvais sentimens: autant vaut un philosophe grec.
N'oublions pas, en finissant, de mentionner la réfutation qui fut faite de cet ouvrage par le chevalier Digby, gentilhomme anglais, zélé catholique.
LE CAPUCIN,
Traitté auquel est descrite l'origine des Capucins, et leurs vœux, reigles et disciplines examinées par Pierre du Moulin, ministre de la parole de Dieu, à Sedan, par Pierre Jannon, imprimeur de l'Académie, avec approbation du Conseil des modérateurs. (Pet. in-8 de 80 pages et 4 feuillets préliminaires.) M.DC.XLI.
(1641.)
Ce petit traité, docte et ironique, est comme un appendice de l'Alcoran des cordeliers, de l'Apologie pour Hérodote, de la Légende dorée, des Aventures de la Madone et autres écrits satiriques hétérodoxes. Il est dirigé contre les enfans de saint François d'Assise en général, et spécialement contre le fameux père Joseph, confesseur et ami du cardinal de Richelieu, ainsi que le témoigne la préface où se lit, entre autres passages, ce qui suit: «Combien que le P. Joseph, en son livre contre mes trois sermons, m'appelle fol, fourbe et imposteur; si est-ce que la reigle de charité nous oblige à rendre le bien pour le mal, joint qu'il ne faut pas juger des personnes par une seule action; et ne faut pas, sous ombre, que ce révérend père a des émotions de colère, dissimuler ses vertus; notamment cette bonté capucine par laquelle, en son presche patibulaire, pour consoler une putain qu'on exécutait, il l'appeloit sa sœur, par une débonnaireté singulière; car pourquoy n'appeleroit-il les putains ses sœurs, puisque le vénérable François, patron des capucins, appeloit ses sœurs les pies, les cigales et les arondelles? etc., etc.» Suivent d'autres railleries amères, terminées par ces mots: «Dieu leur vueille ouvrir les yeux (aux capucins) pour recognoistre que c'est chose dangereuse de se jouer avec luy, et qu'ils ont à faire à un juge terrible qui ne peut estre trompé, qui sonde les cœurs et à qui rien n'est caché.» L'ouvrage renferme 25 chapitres. L'auteur s'élève d'abord contre cette idée fondamentale des ordres religieux que les austérités de la règle donnent lieu à des actes de vertu superérogatoire qui placent les moines au dessus des bons chrétiens ordinaires. Il distingue ensuite fort bien la différence qui existe entre l'institut des jésuites, dont l'obéissance est passive, qui présuppose que toujours le commandement est juste, et l'institut des quatre sortes de moines mendians, savoir: des frères mineurs ou cordeliers, des frères prêcheurs ou dominicains, en France nommés jacobins, des carmes et des augustins, lequel institut ne demande l'obéissance au supérieur qu'en tant que le commandement est sans péché. Il attaque, au 3e chapitre, les prérogatives indulgentielles des divers ordres, et vient enfin, dans le 4e, aux capucins, qui sont des cordeliers réformés. Les 5e, 6e et 7e chapitres contiennent des détails satiriques, probablement exagérés, sur la règle et les austérités des capucins; on y dit, par exemple, que les capucins se fouettent mutuellement sur le derrière trois fois par semaine. Du Moulin prétend, au chapitre 8e, que, par humilité, les capucins sont obligés, en mendiant, de prendre des noms vulgaires et bas, tels que ceux de frère Linotte, frère Triboulet, frère Gribouille, etc. Bien d'autres faits extravagans sont imputés aux capucins dans les chapitres 9e et 10e. Les suivans, jusqu'au 16e, sont consacrés à la facile réprobation des faits énoncés précédemment. Arrive alors le plaisant procès intenté par les capucins aux récolets sur la pointe du capuchon, que ces derniers avaient orgueilleusement alongée, et que le pape, autrefois capucin, fit raccourcir. Suit une vie ridicule de saint François d'Assise. Mais c'est assez loin pousser l'analyse, il ne serait pas généreux, aujourd'hui, de se complaire à ces railleries; du temps de Henri Estienne, d'Erasme Albère, de Barthélemy de Pise, de Conrad Badius, de Nicolas Vignier et de Renould, c'était autre chose.
LETTRES DE GUI PATIN.
Paris, Jean Petit, 1692-95. La Haye, Pierre Gosse, 1718. (7 vol. in-12.)
(1642-71-92-95—1718.)
Les personnes qui ne connaissent point la correspondance de Gui Patin (et nous croyons qu'il en est beaucoup de ce nombre aujourd'hui) se donneront, en le lisant, un des plaisirs les plus vifs et les plus utiles que la lecture puisse offrir. Né en 1601, à Houdan, près Beauvais, non loin de la patrie de ce Calvin, dont il admirait le génie avec trop de passion, Gui Patin, tout délaissé qu'il est maintenant, ne représente pas moins, dans nos annales savantes, comme lettré, comme philosophe et comme médecin, un homme du premier ordre, plein de franchise et de probité; c'était, par dessus tout, un esprit juste, fort caustique, il est vrai, très railleur; mais il faut des esprits de cette trempe: Dieu les a créés exprès pour balancer l'énorme puissance des innombrables charlatans de mœurs, de religion, de politique, de sciences et d'arts, sans quoi le monde intellectuel et moral serait emporté; ajoutons que les grands désordres qui régnaient dans la société publique de son temps ne justifiaient que trop bien sa misanthropie rabelaisienne. En lui appliquant d'ailleurs la sage maxime de juger des hommes par leurs amis, ne suffit-il pas de nommer les siens pour faire son éloge? Sans parler du plus intime de tous, de ce Gabriel Naudé qui, bien que plus célèbre que lui, ne le valait pas à beaucoup près, Gassendi le maître de Molière, le premier président de Lamoignon, la Mothe le Vayer, Olivier Patru, M. Talon le procureur général, les Pères Mersenne et Pétau, les savans médecins Charles Spon, Riolan, Falconet, et beaucoup d'autres hommes supérieurs s'honoraient de son amitié. La contre-épreuve ne lui est pas moins favorable, puisqu'il n'eut pour ennemis que des personnages tels que les deux Renaudot, le médecin et le gazetier, les docteurs Guénaud, Courtaut, et surtout le premier médecin du roi, Valot, tous gens que le savoir-faire avait plutôt destinés à la fortune qu'à la solide réputation; en quoi ils ne lui ressemblaient guère. Dans son indignation des voleries de Mazarin, il fut sans doute trop partisan des frondeurs, et cela pour avoir eu, malgré sa pénétration, la simplicité de croire, avec Mathieu Molé, que la fronde avait pour but des réformes utiles au public; avouons-le encore, son aversion pour le charlatanisme, qui le rendit exclusif en faveur des anciens contre les novateurs, l'entraîna trop loin dans sa guerre contre les barbiers-chirurgiens, contre l'antimoine, le bézoard, la thériaque, la poudre de perles fines, l'or potable, et généralement contre la médecine occulte. Peut-être lui pardonnera-t-on sa fureur contre-antimoniale, le vin émétique de cette époque était une cruelle chose; mais il eut décidément tort avec le quinquina, qu'il appelait dédaigneusement le quina des jésuites de Rome, et auquel il appliquait ce vers connu: Barbarus ipse jacet, sine vero nomine pulvis; après tout, il faut lui savoir gré de son hygiène, toute fondée sur la modération, et de sa pratique naturelle et consciencieuse, laquelle, consistant principalement dans l'emploi de la divine saignée, pour nous servir de ses expressions, et des purgatifs simples, tels que le séné, la casse et le sirop de roses pâles, devait guérir, et guérissait souvent. Ses trois saints en médecine étaient, après Hippocrate, Galien, Fernel, qui fleurissait sous François 1er, et Simon Piètre, le digne émule du précédent, sous Louis XIII. Il disait de Fernel, en le surnommant toujours le grand, que jamais prince n'avait fait tant de bien au monde, et qu'il aimerait mieux descendre de lui que des empereurs de Constantinople. On ne peut s'empêcher d'admirer comment une érudition vaste et profonde, telle que Gui Patin l'avait acquise, au milieu des travaux cliniques les plus assidus, s'alliait, chez lui, à un goût sûr dans les lettres, à la connaissance parfaite du monde et des affaires de son temps, soit politiques, soit religieuses, et au génie comique le plus mordant. Non seulement il écrivait en français avec un naturel et une vigueur que l'école des Arnaud, des Pascal, des le Maître n'eût pas désavoués, mais, dans sa chaire latine, il savait donner aux développemens de la science l'éclat de l'éloquence oratoire, et tout ce qu'il y avait à Paris de gens lettrés, d'étrangers illustres, se pressait à ses leçons du collége royal. Il vécut long-temps heureux, mais il mourut trop tôt, en 1672, du regret qu'il ressentit, dit-on, de voir son second fils, le docteur Charles Patin, son enfant de prédilection, banni de France, sous le prétexte bien léger d'une certaine hardiesse de pensée mêlée d'un peu d'indiscrétion en public. Une sensibilité paternelle si active lui fait honneur. Que la terre lui soit légère et le ciel propice! Sa vie a été écrite par Thomas-Bernard Bertrand, professeur de chirurgie, en 1724, mort en 1751; il a donné lui-même, dans ses premières lettres à Charles Spon, un précis historique sur son origine et sur quarante et un ans de cette vie laborieuse, lequel précis est un morceau achevé, dont ses biographes auraient pu mieux profiter qu'ils ne l'ont fait; mais il suffit, pour le bien connaître, de lire sa correspondance, qui est le vrai miroir de son esprit et de son caractère. Ses lettres, remplies de traits, de réflexions judicieuses, de doctes souvenirs et d'anecdotes que l'on s'est trop pressé, nous semble-t-il, de déclarer suspectes, sont écrites sans aucun art et si familièrement, que l'auteur se mit à rougir, un jour que, dans une compagnie, le père Ménestrier lui avoua qu'il en avait connu quelques unes par leur ami commun Falconet à qui la plupart sont adressées. Un tel abandon est un mérite de plus. Aussi lit-on, de suite, les sept volumes, petit-texte, des lettres de Gui Patin, sans la moindre fatigue, ou même avec un goût et une curiosité qui ne se relâchent point, depuis la première, datée de novembre 1642 jusqu'à la dernière de décembre 1671. Après avoir cherché comment nous pourrions donner un aperçu de cette longue correspondance, nous avons pensé qu'une lettre supposée écrite en 1650, et toute composée d'extraits textuels pris du commencement à la fin du recueil, remplirait mieux notre objet que toute autre méthode d'analyse, et nous allons donner cette lettre pour ce qu'elle est, c'est à dire pour un mensonge très fidèle, pour un pastiche du maître lui-même, où les transitions seulement sont de nous, aussi bien que les anachronismes inévitables: or, on sent qu'ici les anachronismes sont de peu d'importance, et quant aux transitions, nous en avons été si sobre, à l'exemple de l'écrivain original qui n'en use presque jamais, que le lecteur nous pardonnera facilement cette fraude pieuse pour peu qu'il ait d'indulgence. Disons, en finissant, que les éditions de ce précieux recueil, sans en excepter la meilleure, sont fort défectueuses. Il serait à désirer qu'un philologue habile en donnât une nouvelle avec des notes du genre de celles qui enrichissent les excellentes éditions modernes des lettres de madame de Sévigné, entreprise difficile, à la vérité, mais qui procurerait d'autant plus d'honneur.
A M. F. D. M. De Paris, le 1er mars 1650.
Monsieur,
1651 J'ai reçu la vôtre des mains de M. Paquet, pour laquelle je vous remercie. Ledit sieur se porte assez bien, grâce à Dieu. 1655 Nous parlons très souvent de vous; il vous aime cordialement, comme je fais et m'honore de le faire pour les obligations que je vous ai de longue date, et pour les grands mérites que vous possédez. 1658 Je ferai à M. votre fils tout ce que je pourrai, à cause de vous. Je n'ai jamais voulu prendre personne en pension, bien que j'en aie été plusieurs fois prié; mais je ne puis rien vous refuser. Vous me parlez du prix d'une pension; je ne sais ce que c'est, je ne vous demande rien. Dites-moi seulement si vous voulez qu'il fasse son cours de philosophie, et quel vin vous voulez qu'il boive. Du reste, il sera nourri à notre ordinaire, et pour son étude, j'en aurai soin et vous en rendrai bon compte. J'ai grand regret du genou malade de mademoiselle Falconet; 1643 mais que veut dire son nouvel Hippocrate avec ce tartre coagulé qu'il prétend être la cause du mal? tout cela n'est que babil et galimatias; il promet la guérison, et ne doute de rien, parce qu'il ne sait rien. 1659 J'ai vu bon nombre de gens de sa sorte, qui, de même que le fanfaron du bon-homme Plaute, avaient remis la jambe à Esculape. Cet homme est asinus inter simios, comme disoit Joseph Scaliger de monseigneur du Perron, lequel, dix ans devant qu'il fût cardinal, pour paroître savant auprès des dames de la cour de Henri III, les entretenoit de œstu maris, de levi et gravi et de ente metaphysico. 1669 Au surplus, je ne saurois rien vous dire: c'est à vous d'ordonner puisque vous êtes président; il y a autant de différence entre un médecin qui écrit de loin pour le salut d'un malade et celui qui l'a entre les mains, comme d'Alexandre qui force les Perses au passage du Granique et le prince qui fait la guerre par ses lieutenans. La médecine est la science des occasions dans la maladie. Nous ne sommes que les avocats du malade, et la mort ou la nature en sont les juges. 1659 Vous verrez qu'après tout ce monsieur gagnera de l'argent; ce sont les impudens qui gouvernent le monde: cela n'est pas d'aujourd'hui, quelqu'un l'a dit dans Hérodote. 1651 Un certain continuateur de la chronologie de Gautier a mis M. Meyssonnier au rang des hommes illustres: non equidem invideo, miror magis. 1655 J'ai peur que d'oresnavant le papier ne serve plus que comme les maquereaux, à la prostitution des renommées. Je vous dirai que M. Courtaut ne paroît pas bien sage; il ne me lâche point et me chante des injures de fripier indignes d'un homme de lettres: je crois que cette controverse ne s'apaisera que par sa mort. 1649 Lui et ses pareils ont beau s'envelopper des grands mystères de polypharmacie, se faire prôner par les apothicaires, à charge de retour, et empoisonner leur monde avec le vin émétique au soulagement des maris qui veulent changer de femmes, comme des femmes qui convoitent de jeunes maris; ils n'empêcheront pas que la médecine ne soit rien autre chose que l'art de guérir, et que l'art de guérir ne consiste point dans les recettes occultes de ces cuisiniers arabesques, nommés apothicaires, monstrueux colosses de volerie, bons uniquement à dérober les pauvres dupes en les tuant; mais exclusivement dans une méthode facile et familière, telle que l'emploi de la saignée, du séné joint au sirop de roses pâles, et d'autres remèdes semblables. Je ne suis pas le seul à penser ainsi; outre nos anciens médecins, MM. Marescot, Simon Piètre, son gendre, Jean Duret, les deux Cousinot, Nicolas Piètre, Jean Hautin, Bouvard, du Chemin, Brayer, la Vigne, Merlet, Michel Séguin, Baralis, Alain, Moreau, Baujonier, Charpentier, Launay, Guillemeau, ont introduit, dans les familles de Paris, cette bonne et naturelle pratique. Il n'y a point de remède au monde qui fasse tant de miracles que la saignée. 1645 Nos Parisiens font peu d'exercice, boivent et mangent beaucoup, et deviennent fort pléthoriques; en cet état, ils ne sont presque jamais soulagés si la saignée ne marche devant, puissamment et copieusement. 1650 L'âge n'y fait rien. J'ai saigné avec succès, deux ou trois fois de suite, des enfans de 20 à 30 mois; et, tout à l'heure, voilà mon beau-père qui a pensé mourir: c'est un homme gras et replet; il avait une inflammation du poumon avec délire; outre cela, il a la pierre dans les reins et dans la vessie. En cette dernière attaque, je l'ai saigné huit fois du bras, de neuf onces de sang à chaque fois, quoiqu'il ait 80 ans; après les saignées, je l'ai purgé quatre bonnes fois avec du séné et du sirop de roses pâles; il a été si bien soulagé que cela tient du miracle, et qu'il en semble rajeuni, de quoi il est fort content, et pourtant il ne me donne rien, non plus qu'une statue, tout opulent qu'il est; 1659 la vieillesse et l'avarice sont toujours de bonne intelligence: ces gens-là ressemblent à des cochons qui laissent tout en mourant et ne sont bons qu'alors. Le bon-homme seroit bien avec le comte de Rébé: tous deux fricasseraient bien le chausse-pied, 1643 et mangeroient bien, sans scrupule, le petit cochon qui seroit cuit dans le lait de sa mère. Je sais à quoi je m'expose en bridant les veaux qui se croient médecins et ne sont que des coupeurs de bourse. Ils ont déjà publié contre moi un libelle intitulé: Putinus verberatus, titre qui est une plate et odieuse injure; mais je ne m'en soucie. Vera loqui si vis, discite scœva pati. Tant que je vivrai, je soutiendrai la vraie doctrine, celle de la médecine facile et familière qui est la seule bonne. 1665 Pour ce qui est des eaux minérales, je vous dirai que je n'y crois guères et n'y ai jamais cru davantage. Maître Nicolas Piètre m'en a détrompé il y a quarante ans. Fallope les appelle un remède empirique. 1648 Elles font bien plus de cocus qu'elles ne guérissent de malades. Le livre de M. Hoffman, de Medicamentis officinalibus, est fort bon. 1649 Il y a, là dedans, cinquante chapitres qui ne se peuvent payer. Tout le premier volume vaut de l'or, hormis quand il dit que le séné est venteux. C'est un abrégé de toutes les botanniques et de toutes les antidotaires qui ont été imprimés depuis cent ans. Notre doyen, mon ami M. Riolan, qui est l'ennemi de l'auteur, ne laisse pas de dire que la préface vaut seule cent écus. Il faut en croire cet excellent homme, car il a bien du sens, encore qu'il vieillisse à faire peine et pitié. Il nous faut ainsi disposer tous à faire le grand voyage d'où nul ne revient. Cela est triste, et qu'il soit d'un homme savant comme d'un sac, lequel, tout plein qu'il est, s'épuise enfin et demeure vuide à force d'en tirer. Je suis en train de déménager: ce me sera 1651 une peine pour mes livres, et, quand j'y pense, les cheveux me dressent sur la tête. Tous mes in-folio sont portés et rangés en leur place: il y en a déjà plus de 1,600 en ordre. Nous commençons à porter les in-quarto auxquels succéderont les in-octavo, et, ainsi de suite, jusqu'à la fin de la procession qui durera un mois, après quoi mes 10,000 volumes seront fort en honneur. 1645 C'est beaucoup de livres; il n'est pas nécessaire de tant. On pourrait presque se tenir à l'histoire de Pline, qui est un des plus beaux livres du monde: c'est pourquoi il a été nommé la Bibliothèque des pauvres. Si l'on met Aristote avec lui, c'est une bibliothèque presque complète. Si l'on ajoute Plutarque et Senèque, toute la famille des bons livres y sera, père, mère, aîné et cadet. 1660 Ne confondez point le Père Labbé, mon bon ami, qui a fait la vie de Galien, avec un Père Labbé de Lyon, qui fait du latin de pain d'épices, tout en pointes; c'est fort différent. 1659 Il y a eu ici une grande cérémonie aux Augustins pour un certain saint espagnol de leur ordre, nommé Frère Thomas de Villeneuve, que le pape canonisa l'hyver passé! Ils en ont fait un feu de réjouissance au bout du Pont-Neuf, où ce nouveau saint était représenté comme un faquin de Quintaine. Il y courut une foule de monde qui ne peut se nombrer, et le peuple disoit qu'il y avait apparence que la paix se dût faire, sans quoi l'on n'eût pas reçu, en France, un saint espagnol. 1659 Des Fougerais, le plus violent de nos confrères antimoniaux, se meurt. La continue l'emportera, et c'est bien alors qu'il vous sera permis de dire: Belle ame devant Dieu, s'il y croyoit! 1656 Notre bon-homme Gassendi est mort le dimanche 24 octobre à trois heures après midi, âgé de soixante-cinq ans, et muni des sacremens ex more. Voilà une grande perte pour la république des lettres. J'aimerais mieux que dix des Fougerais et dix cardinaux de Rome fussent morts, il n'y auroit pas tant de perte pour le public. 1650 Pour répondre à vos questions, je vous dirai qu'un honnête homme de mes amis m'a remis un vieux registre de nos écoles, en lettres abrégées et gothiques, de l'année 1390; je l'ai prêté à M. Riolan qui a trouvé qu'il y étoit fait mention d'un testateur, lequel légua, dans l'an 1009, à l'École de médecine de Paris, un manuscrit de Galien, de usu partium; ainsi nous sommes de beaucoup les aînés de MM. de Montpellier, qui s'en font bien accroire, tant du côté du savoir que de celui de l'ancienneté. 1665 Autre chose: il ne s'agit pas seulement de Zacutus; Fabius Pacius, en son Traité de la vérole, a pensé comme lui, et cela d'après certains passages de Xénophon, de Cicéron et d'Apulée, que ce mal n'étoit pas moderne. Feu Simon Piètre, frère aîné de Nicolas Piètre, deux hommes incomparables, disoit que, devant Charles VIII, en France, les vérolés étoient confondus avec les ladres, d'où provenoient tant de ladreries, de léproseries ou maladreries qui sont aujourd'hui la plupart vuides. Ce n'est pas tout, Bolduc, capucin, a écrit, 1660 aussi bien que Pineda, jésuite espagnol, que Job avoit la vérole. Je croirois volontiers que David et Salomon l'avoient aussi. Troisième réponse: M. Naudé, qui n'étoit pas menteur, m'a dit que Lucas Holstenius de Hambourg, qui est, à Rome, chanoine de Saint-Jean-de-Latran, l'avoit assuré qu'il pouvait montrer huit mille faussetés dans Baronius, et les prouver par les manuscrits mêmes de la Bibliothèque vaticane dont il est gardien. 1656 Je suis bien aise que ma description de la reine Christine de Suède vous ait plu. On dit qu'elle a passé à Turin et Casal, et qu'elle s'en va à Venise, si elle n'y est déjà. Je ne connais rien au dessein de cette princesse, ni quelle fin auront ses aventures; mais je pense qu'elle voyage d'esprit aussi bien que de corps. Bien des gens voyagent ainsi, qui feroient mieux de s'arrêter et d'apprendre plusieurs bonnes choses qu'ils ignorent. Qu'est-ce que l'esprit de pérégrination? une inquiétude de l'ame et du corps sans aucun fruit. Ces pieds levés peuvent bien ainsi voir nombre de clochers dont ils n'ont point l'offrande. 1650 La reine régente, poussée par sa tête rouge, a fait arrêter, dans le palais Cardinal, le prince de Condé, le prince de Conti et le duc de Longueville, et les a fait conduire à Vincennes. Paris ne s'en est du tout point remué; au contraire, quelques uns ont fait des feux de joie. Il est à craindre que les prisonniers ne mangent, dans leur prison, ce que Néron appelle, dans Suétone, la viande des dieux; savoir des champignons de l'empereur Claude. M. de Longueville est fort triste et ne dit mot; M. le prince de Conti pleure et ne bouge presque du lit; M. le prince de Condé chante, jure, entend la messe, lit des livres italiens ou français, dîne et joue au volant. Depuis deux jours, comme le prince de Conti prioit quelqu'un de lui envoyer l'Imitation de Jésus-Christ, le prince de Condé dit en même temps: «Et moi, monsieur, je vous prie de m'envoyer l'Imitation de M. de Beaufort, afin que je me puisse sauver d'ici comme il fit, il y a tantôt deux ans.» Où tout cela va-t-il? Le Mazarin dépouille les gens, les partisans les écorchent, les Pères passefins les trompent, Condæus les tue, et peu y compatissent. 1663 Notre jeune roi est pourtant de belle et bonne mine; on dit qu'il a de bonnes intentions: attendons les effets. 1665-6-8 Jusqu'ici on ne parle que des apprêts qui se font à Versailles pour le Carrousel et le festin des dames de la cour. Cela sera tout à fait magnifique. On prépare des ballets, on bâtit au Louvre qui sera aussi fort beau; mais M. Talon vient d'être remercié de sa charge et renvoyé au Parlement, et toujours point de fortes réductions de taille, ni de soulagement pour le pauvre peuple qui meurt de faim; 1657 point de secours pour les soldats congédiés qui demandent l'aumône dans les villes et pillent dans les campagnes; il n'est quête que de bel argent rond à prendre où il est. On dit qu'il y aura pour 110 millions de taxes signifiées aux partisans. Il y en a déjà pour 89 millions, dont 8 millions dans l'isle Nostre-Dame seulement, et plusieurs à d'illustres personnages. Il faut que ces sangsues du public aient bien sucé pour rendre tout cela et avoir encore du beau reste. 1670 Dieu fasse la grâce au roi de diminuer les impôts et de vivre quatre-vingts ans au delà en ce bon état! Depuis Hugues Capet, qui a été le chef de sa race, il n'y en a qu'un qui ait atteint l'an soixantième de son âge, lequel véritablement était un habile homme, mais dangereux et méchant: c'était Louis XI, par la faute de qui nous avons perdu les Pays-Bas. S'il n'eût fait, par son maudit caprice, cette signalée faute de laisser échapper la main de Marie de Bourgogne pour un des siens, il aurait épargné la vie à plusieurs millions d'hommes, et la maison d'Autriche, que N*** nommait la maison d'Autrui-riche, à cause que les grands biens lui sont venus par ses alliances, ne seroit pas si difficile à rabaisser qu'elle est....
.......... Quæ tam dissita terris Barbaries, Francæ ludibria nesciat aulæ!
Quasi tous les autres rois ont été malheureux ou débauchés. Louis XII et François Ier ont mérité d'être loués par la postérité. Pour Henri IV, il a sauvé la France des mains des huguenots et des ligueurs qui étoient devenus furieux, inebriati poculo et zelo cruentæ religionis, à quoi ils étaient portés par l'ambition du pape et les pistoles d'Espagne qui ont misérablement trompé les peuples. 1664 La famille des oiseaux niais étoit grand alors. Il n'y en a plus tant aujourd'hui; le monde est bien débêté, Dieu merci, et grâce aux moines qui ont raffiné bien des gens. Eût-on dit, au temps des apôtres, que la piété nous meneroit là? C'est que la piété engendre la richesse, et la fille étouffe la mère. 1660 M. Benoît de Saumur me dit, il y a quatorze ans, qu'en 1664 il y auroit, en France, un grand changement de religion, et que nous irions tous au prêche, qu'il en avoit eu la vision. Je n'ai point foi à ces chimères de visions; mais il pourra y avoir du changement dans le gouvernement politique de l'Europe: cela est à prévoir, vu le grand nombre de méchans, d'hypocrites, de Nébulons, d'Ardellions, de loyolites et de Pères passefins qui méritent punition. Cependant donnez-moi un sou, vous aurez des contes. 1666 Hier, au matin, rue Barbette, il y eut grand carnage de laquais qui s'y battirent en duel, dont il y eut plusieurs blessés et sept de tués sur la place. Le soir, furent rompus vifs cinq grands laquais d'une bande de quatorze, qui étoient entrés chez une veuve, en plein jour, au milieu de Paris, l'avoient étranglée et sa servante, puis avoient emporté un peu d'argent qu'elle venoit de recevoir. Deux frères ont aussi fait un gros vol: l'un a été pris, et sera bientôt pendu; l'autre fera bien de se sauver en Amérique, et d'y devenir roi. Il n'y a guère de jour qui ne donne de l'occupation à MM. de la Grève. Je crois que la fin du monde approche, à voir de telles choses et tant de partisans, d'exacteurs, de sangsues du peuple, de têtes rouges insatiables, avec tant de moineries et de prêcheries. 1657 Le duc d'Orléans arriva hier à Paris, et s'en alla souper chez le Mazarin. Cum canibus timidi venient ad pocula damæ. 1654 Le curé de Saint-Paul avait été exilé par le Mazarin, pour donner satisfaction aux Pères de la Société; bientôt après il fut rappelé; mais, tandis qu'il étoit exilé, on afficha, à la porte de son église, un papier contenant ces mots: Louis XIV, roi de France et de Navarre, archevêque de Paris, curé de Saint-Paul. 1665 La petite rivière des Gobelins a bien fait des ravages dans le faubourg Saint-Marceau; elle a débordé en une nuit, et y a bien noyé de pauvres gens; on en comptoit hier 42 corps, sans ceux que l'on ne sait pas. 1658 Plusieurs disent qu'il faudrait faire un grand fossé, devant Saint-Maur, qui passât au travers la plaine Saint-Denis et se vînt décharger dans la Seine, entre Saint-Ouen et Saint-Denis, vu que c'est la rivière de Marne qui nous fournit tant d'eau. 1645 Il y a ici un Anglais, fils d'un Français, qui médite de faire des carrosses qui iront et reviendront de Paris à Fontainebleau en un même jour, sans chevaux, par une machine admirable: cette nouvelle machine se prépare dans le Temple. On parle beaucoup de la langueur de M. le chancelier (Séguier); 1670 si cette place vient à vaquer, il y en a qui la désignent à M. Colbert, à M. Pussort, son oncle, à MM. d'Haligre ou le Tellier. Pour moi je la souhaite au plus digne; c'est le solstice d'honneur de nos hommes d'Etat, de nos politiques et savans jurisconsultes. 1666 Est-il vrai que la jeune femme de l'incomparable M. de Lorme soit morte subitement? Si cela étoit, je le plains: quand un homme est jeune, il a besoin d'une femme; quand il est vieux, il en a besoin de deux. 1665 J'ai eu l'ame bien troublée du naufrage du pauvre et excellent M. de Campigny; ces choses-là font que je me perds dans l'abîme de la Providence, qui est toute pleine d'obscurités pour nous, tant pour les affaires humaines que pour les divines. Dieu gouverne le monde; mais c'est à sa mode; la prédestination est un étrange mystère; quand je pense au malheur de tous les gens de bien, sollitor nullos esse putare deos, mais pourtant je ne le dis point, ma raison retient ma passion.
Adieu, monsieur, je vous baise les mains, et suis, du fond du cœur, tout vôtre.
CODICILLES DE LOUIS XIII,
ROY DE FRANCE ET DE NAVARRE,
A son très cher fils aisné et successeur, en ses royaumes de France et de Navarre, Canada, Mexique, et en ses monarchies d'Allemagne et d'Italie, et en son exarchat de Ravenne, Pentapole, Rome et Romagne et Romagnole, etc., etc., pour devenir le plus puissant roy, plus impérieux que Charlemagne, plus débonnaire que saint Louis, plus aimé de ses peuples que Louis XII, plus caressé de sa noblesse que les Charles, plus chéri des ecclésiastiques que les Henris, etc., etc. (4 parties in-24; achevé d'imprimer le 7e d'août.) M.DC.XLIII.
(1643.)
Voici assurément un des plus singuliers livres qui aient été composés sur notre histoire et notre gouvernement, et des plus faits pour être recherchés, quand même il ne serait pas aussi difficile qu'il l'est à rencontrer. Le P. le Long, qui en parle sous le no 27,257, nous apprend qu'il tomba dans le mépris à sa naissance, mais que, suivant M. de Bure, il s'en releva sur la recommandation d'un homme de distinction, initié aux affaires, qu'il ne nomme pas. Cet inconnu fit preuve, selon nous, d'une grande patience pour avoir lu l'ouvrage jusqu'au bout, et aussi de beaucoup de discernement pour y avoir signalé d'excellentes choses dans un océan d'extravagances. Mais pourquoi a-t-il qualifié l'auteur d'ardent protestant? Il fallait le marquer tout à la fois au coin de la folie, de la science et du génie, car l'écrivain apocryphe des Codicilles de Louis XIII se montre tour à tour profond penseur, savant et vertueux homme et lunatique insensé, très orthodoxe d'ailleurs dans ses momens lucides. MM. Lenglet-Dufresnoy et de Foncemagne, pas plus que le P. le Long, MM. de Bure et Brunet, n'ont jeté de lumière sur son nom. Il est surprenant que M. Barbier n'ait pas même essayé de lever ce pseudonyme. Nous regrettons de l'avoir fait infructueusement; d'autres seront peut-être plus heureux. Ces Codicilles, assez fautivement imprimés, ne laissent pas de former deux petits volumes agréables à l'œil par la netteté des caractères et leur finesse. Le prix s'en était élevé très haut il y a cinquante ans, et se soutient encore assez bien. On peut lire, en tête de notre exemplaire qui nous vient de la bibliothèque de M. Morel de Vindé, qu'il fut payé 240 francs en 1782. Ce prix exorbitant nous justifierait seul de faire connaître avec quelque détail un livre que personne ne lit plus.
La première partie traite des matières générales, presque toutes de morale et de piété. C'est comme un préliminaire contenant 35 chapitres coupés de leçons, de prières et de paraphrases de l'Écriture sainte.
La deuxième partie, sous le titre de Prudence royale, composée de 78 chapitres souvent mêlés d'oraisons comme la première, entre dans les hautes affaires de gouvernement, d'administration et de justice civile, criminelle et ecclésiastique.
La troisième partie a 134 chapitres et aussi ses oraisons. Elle est entièrement consacrée à la Prudence guerrière, et descend jusqu'aux plus petits détails de l'état militaire de France.
Enfin la quatrième partie, la Prudence mesnagère, traite des tribunaux, des médecins, des colléges et des devoirs domestiques, en 38 chapitres, où les prières ne manquent pas plus qu'ailleurs et où elles sont mieux placées que dans les deuxième et troisième parties. La prière finale est adressée au roi des siècles, immortel, invisible, etc., et couronne l'œuvre par un ainsi soit-il. Certainement l'Etat serait bien à plaindre si toutes les idées du testateur étaient suivies; mais il ne le serait pas moins si elles étaient toutes rejetées: il ne faut donc dire ni ainsi soit-il, ni qu'ainsi ne soit.
PREMIÈRE PARTIE.
Avis préalable du roi Louis XIII au Dauphin. Cet avis fait voir d'abord que la date du livre est fausse; car il y est parlé de la contenance grave du jeune prince, de son inclination précoce pour les lettres, de son épée, etc., etc. Or, Louis XIV, en 1643, n'ayant que cinq ans, n'avait ni épée, ni gravité, ni inclination pour les lettres; toutes ces bonnes choses ne lui vinrent au plus tôt que vers 1654. Venons aux conseils paternels. Faites de bonne heure le majeur.—Réformez votre maison;—purgez-la de fainéans, d'azyges (d'oisifs).—Congédiez vos valets de passe-temps, les machinistes de vos plaisirs.—Videz vos écuries de chevaux, vos étables de chiens, vos volières d'oiseaux inutiles.—Obligez les ecclésiastiques à résider;—chassez-les de votre cour et de vos ministères.—Fondez, en chaque province parlementale, un collége théologal, et qu'il faille y avoir été reçu docteur pour prendre les ordres sacrés, ou du moins pour exercer, dans vos États, une fonction publique sacrée.—Ne laissez aucun membre de votre noblesse dans l'oisiveté, ni même aucun roturier possesseur de fief; que tous travaillent pour vous et pour l'honneur.—Que, dans toutes vos villes présidiales, il y ait un collége de milice où l'on enseigne la vertu et le métier de la guerre.—Supprimez les trésoriers de France et les officiers surnuméraire de vos cours souveraines.—Réglez les dots des filles en sorte que des parens ambitieux ne donnent pas tout à l'une pour mettre les autres en religion, où elles font des abominations, qui retomberont sur vous dans l'autre monde.—Poursuivez la maltôte et armez la justice.—Gardez ponctuellement la loi salique.
Le testateur entre ensuite plus précisément en matière par divers chapitres sur la vertu, le vice, l'ignorance, l'imprudence, la malice, la connaissance de soi-même, Dieu, l'unité de Dieu, l'essence divine, les attributs divins, positifs, négatifs et relatifs, les trois personnes en Dieu et la prière. A l'occasion des prières, il en compose une pour chacun des jours de la semaine, que le roi devra réciter, et y joint des leçons et des commentaires explicatifs. On trouve dans ce chaos des sentimens purs et élevés, des pensées justes, hardies, et souvent d'une métaphysique profonde. Le style est généralement noble et convenable à la dignité du sujet. Il est bon de dire aux jeunes princes des choses telles que celles-ci: «La royauté ne doit point vous donner une haute idée de vous-mêmes. Ce n'est qu'une pure imagination comme les autres dignités humaines, qui n'ont leur être que dans l'esprit des hommes. La sagesse nous apprend qu'il y a un Dieu. Ouvrez les yeux, vous dit-elle, et vous verrez ses vertus gravées en chaque parcelle de l'univers.
«Tenez-vous à cette vérité que Dieu est, et que votre foi ne soit point ébranlée par ce qu'on vous enseigne de son essence philosophiquement. Car tout ce que la philosophie vous dit sur cela, que Dieu est ce qui est, que c'est un être indépendant, incorporel, nécessaire, simple, etc., c'est ne rien dire du tout. Vaut mieux s'en taire et, avec un silence respectueux, adorer sa majesté ineffable, en suivant humblement, d'esprit et de cœur, ce que la religion chrétienne nous révèle, etc., etc.»
Nous ne craignons pas d'avancer qu'il y a dans ces leçons, dans les dissertations, dans les prières qui les accompagnent, un fonds de raison supérieure et des passages d'une haute éloquence. A ne considérer dans cet ouvrage que ce qu'il renferme de bon, on ne s'étonnerait pas qu'il fût de Mathieu Molé; pour le reste, il est de l'Angely.
DEUXIÈME PARTIE.
La Prudence est la seconde déesse que j'emploie pour vous rendre digne de vos destinées.—Elle vous fera philosopher en roi et régner en philosophe;—elle vous fera bannir les étrangers de l'administration de vos États.—Un étranger (ceci paraît écrit contre Mazarin), un étranger à votre service n'est communément qu'un mercenaire.—Vous ne dépendez ni du pape, ni de l'empereur. Les honneurs que vous faites à l'empereur dans les cérémonies ne sont qu'un hommage de déférence rendu à la dignité impériale; et quant à votre soumission au pape, elle est purement spirituelle comme sa souveraineté qui, hors des États romains, n'a rien de temporel.—Une excommunication employée dans les affaires de ce monde n'est rien.—Le pape ne peut jamais délier vos sujets du serment de fidélité.—Il n'y a que les trois États de votre royaume assemblés qui le puissent faire, si vous les voulez contraindre à devenir idolâtres, si vous êtes leur tyran au lieu d'être leur père, si vous violez les lois fondamentales de votre pays.—Réunissez les immenses domaines ecclésiastiques à votre domaine royal, et chargez-vous, suivant de certaines règles de justice et de contenance, de l'entretènement des prêtres, moines, etc.—Conservez votre grand conseil, mais supprimez les charges surnuméraires.—Confiez la justice à l'ordre démocratique.—Bannissez de vos parlemens les ecclésiastiques et les seigneurs.—Remplacez les trésoriers de France par des élus et multipliez les siéges d'élection.—Abrégez la forme des procès.—Imposez les professions, les dignités, les États, les écoles, les bois, le sel, etc.—Connaissez l'état de toutes choses et de toutes personnes en fonction dans votre royaume.—Donnez vos emplois d'ambassadeurs aristocratiquement, et démocratiquement ceux de justice et d'administration.—Soyez magnifique en édifices publics utiles.—Finissez le Louvre.—Soyez libéral.—Mariez les filles de vos officiers militaires pauvres.—Ne dépensez rien en bagatelles somptueuses.—Ne soyez avare que du sang des hommes.—Faites la guerre aux fainéans et aux célibataires, tant agynes qu'anandres, c'est à dire sans femmes ou sans hommes, etc.
TROISIÈME PARTIE.
La Prudence guerrière, qui donne les moyens de vaincre, interdit aux princes de combattre pour faire du mal à leurs voisins, pour acquérir des richesses, pour flatter leur orgueil, pour satisfaire leurs caprices.—La guerre une fois venue, cette même prudence leur fera chercher à bien connaître le caractère, les forces, les inclinations, les intérêts de l'ennemi; à pacifier l'intérieur de leurs États avant de rien entreprendre à l'extérieur; à bien sonder leurs propres moyens; à bien choisir leurs officiers; à les nommer aristocratiquement; à ne point engager d'affaires sans avoir reconnu ou fait bien reconnaître le terrain et l'ennemi; à tenir toujours une forte réserve pour soutenir les corps au besoin; à passer de fréquentes revues et sévères; à établir des surintendans de milice pour punir tous délits et maintenir une discipline rigoureuse; à nommer aristocratiquement les commissaires généraux préposés à l'entretien des troupes et aux munitions; à créer des contrôleurs généraux pour toutes les armes, destinés à vérifier les services des commissaires généraux, et à les nommer aristocratiquement; à établir, dans chaque généralité, des munitionnaires, etc., etc.; à ne pas licencier les armées entièrement à la paix; à n'être point téméraire; mais aussi à ne pas se défier de ses forces, car cette défiance les diminue.
QUATRIÈME PARTIE.
Vivez simplement et de ménage comme mon père, votre à jamais illustre aïeul.—Soyez tempérant.—Vêtez-vous de vertus plus que de riches étoffes.—N'usez que de vêtemens faits avec les étoffes de votre pays.—Fuyez le jeu.—Changez souvent d'aumônier et de confesseur.—Mariez-vous de bonne heure et détestez l'adultère.—Examinez vos comptes de dépense par le menu et n'ayez pas plus de honte d'agir ainsi que n'en avait Charlemagne.—Sachez ce qui se dit et fait dans votre maison.—Tenez votre conseil.—Connaissez vos revenus.—Payez les gages exactement.—(Suit un détail des gages qui n'en finit pas, d'où il conste qu'un généralissime des troupes de terre doit avoir 15,000 francs et une servante 100 francs par an).—Ne tenez pas la reine, votre femme, dans la servitude ni l'abaissement;—qu'elle soit votre compagne.—Il n'y a que les esprits faibles qui craignent de consulter leurs femmes, et que des ames faibles qui les laissent dominer.—Usez, avec la reine, de raison plus que d'autorité.—Instruisez vos enfans et formez-les aux affaires.—Établissez des colléges de sacerdoce, de milice, de jurisprudence, de médecine et de manufactures.—Respectez la hiérarchie des offices de tout genre, et qu'on n'arrive au second degré que par le premier, et ainsi de suite.—Défiez-vous, c'est à dire souvenez-vous que, malgré tous vos soins, il se peut faire que votre prédicateur vous cache la vérité; que votre aumônier vole les pauvres; que votre confesseur vous laisse dormir dans le péché; que vos ministres d'État vous traitent en enfant; que vos généraux vous trahissent; que vos amis vous tuent, que vos enfans et votre femme vous versent du poison; et qu'ainsi vous ne devez vous abandonner, sans y regarder, qu'à Dieu seul dans le calme de votre conscience purgée de passions.—Tâchez d'ôter aux moines le plus possible la confession, la prédication et l'instruction de la jeunesse, pour confier ces grands et périlleux ministères aux prêtres diocésains; ne tenez pour noble que celui qui tient fief titré ou fief noble, ou celui qui est gradé dans la milice.—Visitez souvent les pauvres et les malades.—Que votre journée soit réglée et laborieuse.—Poursuivez les vagabonds et les maltôtiers, et vivez heureusement et saintement.
A lire ces choses, nous le répétons, on dirait de la Sagesse elle-même rendant ses oracles; mais qu'il faut dévorer de chimères et de folles imaginations pour les découvrir où elles sont dans ces Codicilles, pour les rapprocher les unes des autres, et en former un ensemble raisonnable! Le même homme qui conçoit des idées si justes et qui les exprime si bien prétend que la Castille appartient au roi de France, parce qu'Henri, roi de Castille, qui n'avait pour héritier que ses deux sœurs Blanche, mère de notre saint Louis, et Berenguela, voulait tester en faveur de saint Louis; que Blanche, par une jalousie castillane, calomnia son frère dans l'esprit de son fils, et fit en sorte que ce dernier répudia la succession; en sorte que Berenguela s'empara du trône des Castilles et le remit à son fils Ferdinand. Il veut encore que l'Arragon soit à la France par la succession des comtes de Boulogne, dont la vertueuse dame Catherine de Médicis était héritière; que l'Allemagne soit à la France par Charlemagne, etc., etc. Il veut établir, en France, un patriarche catholique; il règle la célébration des fêtes de l'année; il exige qu'on fasse commémoration de saint Thomas au premier dimanche d'après Pasques, pour remercier Dieu de la victoire de Clovis à Tolbiac; il réunit l'Eglise gallicane et l'Eglise réformée à l'aide de conférences de bonne foi où les voix se prendront, et dont les décisions feront loi pour la minorité, à peine de 1,000 écus d'amende; il trace l'itinéraire, le train et l'entretien des évêques dans leurs visites diocésaines, voulant que leur déjeuner, chez les curés de première classe, soit composé d'une demi-livre de beurre, de six œufs, de deux livres de pain blanc, d'une livre de lard et de deux pintes de vin. Au chapitre 26, de la Prudence royale, tout en restant bon catholique, il marie les curés et les évêques, parce que, selon saint Jérôme, l'évêque Carterius était marié, que Simplicius, archevêque de Bourges, prit femme en la race des Pollédiens, et que saint Paul, écrivant à Timothée, recommande aux femmes des diacres la chasteté. Il nous donne trois cent dix chefs ou articles de loi salique, dans l'un desquels les gages du premier président de la Chambre des Tournelles sont portés à 210 francs; où l'on voit de longs détails sur les colléges des nourrices de Pallas, des filles de Mercure et des hospitalières de Faustine. Il veut encore que le roi, pour reconquérir ses domaines volés, jette à la fois douze armées sur l'Europe et l'Amérique, dont l'une prendra son chemin par le duché de Clèves, l'autre par le Guipuscoa, l'autre par le Pérou, etc., etc. Il crée 946 mestres de camp, 946 officiers des trompettes, 8,800 lieutenans d'infanterie, etc., etc. Enfin il donne une liste exacte des officiers, cavaliers et fantassins du régiment du Pont-de-l'Arche en Normandie, qui suivirent Charlemagne dans toutes ses guerres et dont les noms se lisent gravés en lettres d'or autour du tombeau dudit empereur à Aix-la-Chapelle. Sur cette liste figurent le vicomte d'Amfreville, le comte de Valdreuil, le baron de Crevecœur, etc., etc. L'esprit de l'homme est ainsi fait, et nous avons de l'orgueil!