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Analectabiblion, Tome 2 (of 2): ou extraits critiques de divers livres rares, oubliés ou peu connus

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MÉDITATIONS CHRÉTIENNES
DU PÈRE MALLEBRANCHE.

(1 vol. in-12 de 364 pages; édition à la Sphère, Cologne, Balthazar d'Eymond.) M.DC.LXXXIII.

(1683.)

Ce livre est composé de vingt Méditations. La première a pour objet de renverser les bases de la raison humaine et d'établir que l'homme ne saurait être, en quoi que ce soit, sa raison et sa lumière. C'est là toute la substance de l'ouvrage. Dans sa seconde Méditation, Mallebranche pose en principe l'insuffisance des anges même à trouver la vérité, sans le Verbe de Dieu, autrement la révélation qui est la raison universelle. Partant de ce point, il se voit arrêté, dès le début, par des obstacles invincibles, et il est obligé de se jeter dans une métaphysique abstruse où il est encore plus difficile de le suivre que dans sa Recherche de la Vérité. La forme dialoguée qu'il adopte n'est pas favorable à la conviction. Il fait parler la Divinité en argumentateur plutôt qu'en moraliste, et les discours de Dieu sont si peu clairs, qu'on se demande à quels esprits la sagesse suprême peut juger utile de parler ainsi. Une seule page de l'Evangile ou des Epîtres de saint Paul est plus capable de soumettre la raison, de subjuguer le cœur que tout ce vain appareil scientifique. Chose singulière, la plupart des théologiens commencent, dans leurs preuves, par saper les fondemens de l'évidence, oubliant que, sans l'évidence humaine, il n'y a de preuves d'aucune espèce, pas même de leurs négations. Ce n'est pas tout: par une étrange contradiction, à peine ont-ils proclamé que la raison de l'homme ne peut rien connaître, qu'ils se mettent à tout lui expliquer, avec des distinctions et des termes de pur caprice, tels que le mode, la substance, la figure, l'espèce, le concours concomitant, etc., etc. Aussi c'est-il chaque jour à recommencer, et leurs syllogismes après dix-huit siècles, n'ont-ils pas avancé d'un pas la démonstration, tandis que d'un mot Jésus-Christ a renouvelé le monde.

Il semblerait que les démonstrateurs dussent procéder contrairement et selon la méthode suivante:

De l'essence première des choses, l'homme n'en peut rien connaître, car Dieu n'en a rien révélé.

De l'existence des choses et des rapports de l'homme avec son auteur, l'homme en peut connaître et doit en rechercher l'étude, en scrutant sa conscience et consultant sa raison; car ici Dieu a révélé.


LES SOUPIRS DE LA FRANCE ESCLAVE,
QUI ASPIRE APRÈS LA LIBERTÉ.

(1 vol. in-4o de 228 pages.) A Amsterdam, fini d'imprimer le 1er octobre M.DC.XC.

(1690.)

Les quinze mémoires qui composent ce recueil important avaient été généralement attribués à Jurieu. Mais M. Barbier, ainsi que plusieurs autres savans, nous semblent mieux fondés quand ils les donnent (au moins les douze premiers) à Le Vassor, l'historien de Louis XIII. Nous sommes surpris, d'ailleurs, de la préférence que MM. Charles Nodier et Brunet accordent sur notre édition à ce qu'ils appellent la première édition de ce livre, datée de 1689, sans nom de ville. N'y aurait-il pas ici quelque erreur? et comment pourrait-il exister une édition de 1689 de ces quinze mémoires, puisque, des quinze, cinq seulement ont été composés en 1689, les dix derniers ayant paru, de mois en mois, en 1690? Probablement, l'édition dite de 1689, parce que le titre principal porte cette date, sans rubrique, et la nôtre, dont le titre principal porte la date de 1690, et la rubrique d'Amsterdam, n'en font qu'une; d'autant plus que les caractères des deux sont également nets et présentent le même type. Au surplus, si l'on veut connaître de curieux détails bibliographiques sur ce livre et sa réimpression en 1788, il faut recourir aux doctes Mélanges tirés d'une petite Bibliothèque de M. Nodier; pour nous, suivant le plan littéraire que nous avons adopté, nous examinerons, sans plus de retard, le contenu de ces mémoires hardis dans ce qui nous paraît devoir les recommander à la postérité.

Premier Mémoire du 1er septembre 1689.—Sur l'oppression de l'Eglise, des Parlemens, de la Noblesse et des Villes.

Après quelques considérations générales sur le despotisme que subit la France comparativement à la modération du gouvernement des autres Etats, l'auteur entre en matière par un exposé des mesures arbitraires de Louis XIV dans les affaires de l'Eglise; principalement en ce qui concerne la controverse du jansénisme, la querelle de la régale et la conversion forcée des calvinistes. Il se montre gallican sur le premier chef, ultramontain sur le second et philosophe sur le troisième, sans déceler, sur ces divers points, des idées arrêtées, ni des connaissances approfondies. Il qualifie l'assemblée du clergé de 1682, dirigée par Bossuet, de réunion de prélats de cour: c'est travestir étrangement la plus mémorable assemblée et la plus favorable aux libertés ecclésiastiques dont l'Histoire de France ait offert l'exemple. Ses plaintes sur l'asservissement des parlemens, sur la juridiction exorbitante des intendans, sur les justices par commissions, sur la vénalité des charges, etc., etc., sont plus raisonnables. Il prétend que la noblesse est tombée dans la misère par l'effet d'une oppression sans égale; que toute faveur est accordée au paysan sur le gentilhomme; que les terres des nobles sont plus chargées que les autres; qu'il y a telle province où la noblesse entière, en se cotisant, ne pourrait pas fournir cent pistoles, etc., etc. Ces assertions, évidemment exagérées, dénotent l'humeur profonde qu'avait inspirée à la noblesse le nouveau système d'administration qui, en la soumettant à des règles centrales, l'avait pour jamais mise dans l'impuissance de résister ou d'attaquer par les armes. A l'égard des franchises des villes, de leurs octrois, de leurs priviléges, confisqués par le pouvoir royal, l'auteur fait voir une grande passion pour les libertés municipales dont un habile homme a prouvé, de nos jours, dans une de nos assemblées délibérantes, que l'excès était plus fatal que l'usage n'en était profitable. Il déplore avec beaucoup de force et de raison le bannissement des réformés qui tarit, pour longtemps, en France, les sources du commerce, et priva l'Etat d'une partie notable des capitaux circulans, les réformés s'étant presque tous adonnés au commerce et à l'industrie dans l'exclusion où ils étaient des emplois publics.

Deuxième Mémoire du 15 septembre 1689.—Sur l'oppression des peuples, les impôts excessifs et le mauvais emploi des finances.

L'auteur s'élève ici contre l'énormité des impôts portés jusqu'à 200 millions (qui en feraient bien 800 en 1834), contre les violences et les excès commis dans la perception de ces tributs; contre le mauvais usage que l'on en fait, d'où résulte la misère des peuples. S'il faut l'en croire, c'est à M. Colbert qu'est due cette extension désastreuse des revenus publics, ou plutôt des revenus du roi. Il a été établi quelque peu de régularité dans la levée de tant de trésors; on a fait rendre gorge aux traitans et maintenu, par des rigueurs souvent injustes et cruelles, cette classe d'hommes dans le devoir; mais les sujets profitent peu de ces réformes entreprises dans l'intérêt du roi, non dans le leur. Croirait-on que la cupidité royale a été poussée jusqu'à ce degré de folie que l'on ait consulté le voyageur Bernier pour avoir ses renseignemens sur les effets du système adopté chez le Turc et au Mogol qui rend le prince seul propriétaire des terres, et ne laisse aux sujets que le fermage de leurs propriétés? et que, sans la courageuse réponse de cet honnête homme qui n'hésita point à rapporter à un tel système l'état de ruine absolu dans lequel l'Orient languit, nous eussions probablement vu passer toutes les terres de France dans le domaine royal? N'oublions jamais, à ce propos, que pareille question fut agitée dans le conseil de l'empereur Napoléon; tant le despotisme est uniforme! Passant de la quotité des impôts à l'usage qu'on en fait, Le Vassor ou Jurieu se répand en blâmes sur les dépenses de Versailles, les plaisirs du roi, les pensions des favoris, la fortune de quelques seigneurs ou parvenus, sur les 80 millions des familles Colbert et Le Tellier (il y a, dans ce dernier reproche, autant d'exagération que d'ingratitude), sur les conquêtes de l'Alsace, de la Lorraine, de la Flandre et de la Franche-Comté, plus ruineuses que profitables (cela n'était pas vrai, même alors), conquêtes qui, par leur iniquité, ont été cause de l'inimitié légitime de l'Europe. Aussi, dit toujours l'auteur, le royaume est-il dépeuplé d'un quart, la richesse des villes est-elle diminuée de moitié et la condition des paysans pire que celle des esclaves d'Afrique.

Troisième Mémoire 1689.—Sur les tristes effets de la puissance arbitraire et despotique de la cour de France. Que cette puissance est tout aussi despotique que celle du grand-seigneur.

D'où viennent tant de maux? De ce que le roi ne reconnaît aucune autre loi que sa volonté; de ce qu'il se regarde comme le maître des hommes et des choses en France par droit divin; de ce que rien ne l'arrête, ni les conciles, ni les canons de l'Eglise qui s'opposent à ce qu'un évêque exerce et administre dans un diocèse, avant d'avoir reçu ses bulles d'institution de Rome, ni les priviléges de la noblesse, ni même ses propres engagemens, semblables à des cordes de laine qu'on croit tenir et qui échappent sous la main: témoins ces créations de charges à finance, supprimées presque aussitôt qu'on en a eu touché le prix, avec des indemnités illusoires; témoins encore ces retranchemens de quartiers sur les rentes de l'hôtel de ville; témoins tant de cruautés exercées au nom du seul caprice contre les réformés, causes de la mort de plus de 40,000 personnes, c'est à dire de quatre fois autant de victimes qu'en fit périr Louis XI; et enfin ces usurpations des franchises des villes et des pays conquis, après et malgré des capitulations solennelles. Que fait de plus le grand seigneur? demande l'auteur du mémoire après cette terrible énumération de griefs trop réels. On pouvait, toutefois, lui répondre par le tableau fidèle et non chargé de la situation de la France sous Louis XIV opposé à celui de la Turquie sous les sultans.

Quatrième Mémoire 1689.—Par quels moyens la cour de France soutient et exerce sa puissance despotique.

Comment a-t-on pu réduire, sous un joug si pesant, une nation aussi impatiente, aussi remuante, aussi amie de la liberté même sans frein, que le fut toujours la nation française? D'abord par trois moyens, 1o on a enseigné dans les écoles de jurisprudence et de théologie, dans les Académies, dans les chaires des prédicateurs et dans les histoires, que le prince est l'image de Dieu sur la terre, et que lui résister, c'est désobéir à Dieu; que la puissance des rois vient de Dieu et non des peuples; que les mauvais princes ne doivent pas être moins soufferts que les bons, attendu qu'ils sont donnés aux peuples par Dieu même comme châtimens des fautes publiques, aussi bien que les bons princes comme récompenses; 2o le roi s'est rendu maître des bénéfices ecclésiastiques, et, les dispensant, selon sa volonté, il s'est ainsi fait des créatures de tous ceux qui agissent sur la conscience des sujets, et c'est le bel ouvrage du chancelier Duprat qui partagea les libertés de notre Eglise entre François Ier et Léon X. Il s'est aussi, par là, rendu maître des nobles dont il rétablit la fortune à volonté, dans la personne des cadets qu'il pourvoit ad libitum des bénéfices; 3o le roi, ayant multiplié les impôts, les a mis en partis et en fermes, et s'est ainsi créé une armée de financiers tout à ses ordres, qui, tenant ses richesses de lui, favorise et perpétue la doctrine et l'exercice de la puissance despotique. Voilà déjà trois principaux moyens de tyrannie; voyons les autres.

Cinquième Mémoire 1689.—Où est expliqué le reste des moyens dont la cour de France se sert pour maintenir sa tyrannie et exercer sa puissance arbitraire.

Un autre moyen dont on s'est servi a été de rendre le peuple et la noblesse surtout généralement pauvres, selon la maxime du cardinal Mazarin: «Que le peuple françois est un bon asne qui marche d'autant mieux que plus on le charge.» Et comme l'âne avait un peu regimbé au temps de la Fronde, on fit renoncer le roi à l'habitation de sa capitale pour appauvrir la tête et par suite le corps de l'Etat. Un cinquième moyen fut la multiplication des emprunts dont les intérêts étaient payés sur les augmentations des impôts. Ce moyen dont on fit abus, puisque le roi emprunta, dans une seule année, en rentes sur les villes, jusqu'à 30 millions, est du reste un expédient sage quand il est ménagé, pour maintenir la paix intérieure d'un Etat, en ce qu'il intéresse les particuliers au repos et les rend ennemis du changement. Ainsi la banque de Venise, celle d'Amsterdam, les actions des compagnies des Indes, sont les meilleurs garans de la durée des républiques vénitienne et hollandaise, comme du paiement exact de leurs plus lourdes charges; car qu'arrivait-il si les particuliers se refusaient à payer 3 ou 400 livres d'impôt? que l'Etat ferait banqueroute et que ces mêmes particuliers perdraient 3 ou 4,000 francs de rente qui leur sont bien servis. Mais ce moyen, bon et légitime dans les Etats libres où l'emploi de l'argent tourne au profit du public, est pernicieux dans les monarchies, en ce qu'il ne sert qu'à augmenter les dilapidations du souverain. Un septième moyen fut la vénalité des charges de judicature, introduite sous François Ier et le pouvoir excessif donné aux intendans, qui datent de Louis XIII. Ces derniers vivent en satrapes dans les provinces, et d'un seul mot font trembler nobles, bourgeois, paysans, chez qui viennent garnisons, huissiers, etc., au moindre sujet de mécontentement. Enfin un huitième, un neuvième et un dixième moyen achevèrent l'opération: ce fut d'éloigner les princes et les grands des affaires, où ils portaient un esprit de patriotisme et d'indépendance gênant, pour les confier exclusivement à des hommes nouveaux et, par conséquent, esclaves des fantaisies du maître, d'entretenir dans l'oisiveté de la chasse l'héritier du trône, après l'avoir élevé dans l'ignorance des affaires, et de tenir sur pied de fortes armées même en temps de paix, de façon qu'en dernière analyse toutes les questions entre le prince et les sujets peuvent se résoudre contre ces derniers par la force. En vérité, dit l'auteur en terminant cet exposé, quand on connaîtra Louis XIV, on verra «qu'il a mérité le surnom d'heureux plutôt que celui de grand; si toutefois, comme le dit Solon, il n'est pas téméraire de déclarer un homme heureux avant sa mort. Il y a aujourd'hui, dans l'Europe, deux étoiles heureuses qui menacent fort celle de Louis XIV. Le temps nous apprendra ce que nous en devons penser.» Il s'agit sans doute, dans cette prophétie trop justifiée plus tard, de l'Angleterre et de la Hollande.

Sixième Mémoire, 2 janvier 1690, Amsterdam.—Que la monarchie française n'a pas été fondée sur le pied de la puissance arbitraire.—Première preuve générale; la couronne était élective.—Vanité de la loi salique.

Bien des gens croient ou feignent de croire qu'il en a toujours été ainsi en France, et que ce pays fut de tout temps soumis au pouvoir despotique; il faut les détromper, ou les confondre. 1o. La couronne fut élective, au moins dans les deux premières races (cette assertion est trop tranchante, le mot race exclut celui d'élection pris dans un sens absolu). Or, l'élection du chef de l'État emporte avec soi la limite de son pouvoir. Que la couronne ait été élective en France durant 7 ou 800 ans, l'auteur l'établit d'abord dans la personne de Pharamond, par des citations d'Aimoin et d'un historien très ancien nommé Humibaldus; dans la personne d'Eudes (d'autres disent un Clotaire) qui fut élu roi, selon Grégoire de Tours, après que les Français eurent déposé Chilpéric; dans la personne de Pepin élu roi après la déposition d'un autre Chilpéric (c'est Childéric qu'il faut lire). Il l'établit, pour la deuxième race par les propres expressions qu'il cite du testament de Charlemagne rapporté dans Nauclerus et Huldric Mutius. Les faits concernant Charles le Simple deux fois mis de côté à cause de son bas âge et enfin déposé à Soissons pour sa faiblesse d'esprit, ceux concernant vingt-sept rois consécutifs, lesquels furent élus, sans parler des élections de Robert, de Raoul et de Hugues-Capet faites en dehors de la race royale; tous ces faits relatés par Aimoin et d'autres illustres contemporains servent, à l'auteur de ces mémoires, d'appui pour son opinion. Il réfute ensuite Pasquier par lui-même, et prouve que, suivant cet écrivain, non moins que suivant la vérité, la couronne de Hugues-Capet fut transmise de père en fils par voie d'élection faite durant la vie des rois titulaires, pendant dix ou douze générations, c'est à dire jusqu'après Philippe-Auguste que le droit d'élection, déjà réduit à une simple forme, tomba tout à fait en désuétude, ainsi que cela s'est vu dans l'empire d'Allemagne. Une citation du plus grand poids prise dans Bernard de Girard, seigneur du Haillan, historien de la France et historiographe de Charles IX, couronne cette suite de témoignages. On y lit ces mots remarquables surtout sous la plume d'un écrivain du XVIe siècle. «N'y a au monde aucune monarchie ou principauté héréditaire qui premièrement n'ait été élective, parce que les peuples sont devant les monarques et les ont faits, choisis et élus, et en après ont rendu leurs Etats héréditaires, ou l'ont souffert par la puissance des princes élus.» Ce mémoire finit par un sentiment hardi contre l'existence de la loi salique, ou tout au moins contre l'application qui en fut faite pour la première fois par les avocats de Philippe de Valois en opposition à ceux d'Edouard III, roi d'Angleterre; et si l'on vient à demander pourquoi, dans l'hypothèse que la loi salique est une chimère, jamais les femmes n'ont régné en France, l'auteur répond plus subtilement que raisonnablement, que c'est une preuve de plus pour lui, et une conséquence du principe de l'éligibilité de la couronne, n'y ayant jamais eu d'exemple, en aucun pays, que l'élection ait couronné une femme.

Septième Mémoire, Amsterdam, 1er février 1690.—Second moyen général pour prouver que la puissance absolue des rois de France est usurpée.—Les Etats ont toujours été les principaux dépositaires de la souveraineté et sont supérieurs aux rois.

Ce mémoire est plus concluant que le précédent pour le but que l'auteur se propose, car c'est dans les institutions rivales du pouvoir suprême plutôt que dans son origine qu'il convient d'en chercher la limite légale. Or, il est notoire, non seulement par les exemples que le critique rapporte, mais encore par beaucoup d'autres qu'il omet, que les grands, le peuple et le clergé assemblés, soit en placita aux Champs de Mai, sous les première et deuxième races, soit en États Généraux sous la troisième, ont, sous des formes diverses, selon les temps, concurremment avec le chef de l'État, décidé les principales affaires. Les tentatives plus ou moins heureuses, mais, il faut bien l'avouer, constantes de nos rois pour se substituer seuls à l'autorité législative des Etats, prouvent plus évidemment que les tenues mêmes de ces assemblées, qu'elle formait la base de notre droit politique. L'auteur cite justement, à cette occasion, la guerre du bien public entreprise contre Louis XI, le premier despote systématique de notre histoire, afin d'en obtenir une tenue d'Etats. Ce prince parut céder, convoqua les États à Tours, en reçut un conseil de trente-six membres pris, par égal nombre, dans les trois ordres, avec lequel il promit de gouverner désormais; puis, se jouant de sa parole plus tard, il confirma, par son parjure même, le droit qu'il croyait abolir. Depuis ce règne si fatal aux anciennes libertés françaises, les Etats, qui, dans les siècles reculés, se tenaient tous les ans, furent de moins en moins assemblés et finirent en 1616, sous la minorité de Louis XIII, pour se réveiller on sait comment.

Huitième Mémoire, Amsterdam, 1er mars 1690.—Troisième moyen pour ruiner les prétentions de la puissance arbitraire. Histoire de l'origine du Parlement de Paris. Il fut établi pour représenter les Etats Généraux et donner un frein aux entreprises de la cour.

Dans l'origine, les États présidés par le prince jugeaient les procès. Bientôt la multiplicité des causes fit extraire de ces assemblées générales un certain nombre de personnes qui formèrent un grand conseil permanent, dont les titulaires se renouvelaient d'année en année, lequel rendait souverainement la justice avec le roi. L'institution devenant insuffisante par l'extension des juridictions royales, il arriva, sous Philippe le Bel, vers l'an 1300, que ces extraits d'Etats Généraux furent rendus fixes sur divers points du royaume, sous le nom de parlemens: changement mémorable qui en amena un autre, ce fut de transporter au choix du roi la composition des membres de ces assemblées, primitivement élus. Mais d'abord les rois n'effacèrent point les traces de l'ancienne composition, en ce qu'ils prirent les conseillers de leurs parlemens parmi les grands et les évêques. La Chambre des enquêtes, créée par Philippe le Bel, ne jugeait pas et ne faisait qu'instruire les procès, lesquels étaient jugés par la grand'chambre. Philippe le Long commença à exclure les évêques des parlemens. Philippe de Valois, voulant à son tour en exclure les grands qui tous se faisaient immatriculer sur la liste des conseillers et en augmentaient le nombre indéfiniment, donna, pour la première fois, des commissions fixes à un nombre de conseillers limité à trente, mi-parti clercs et laïcs, lesquels reçurent seuls des gages; et c'est à cette époque qu'il faut placer l'anéantissement du droit des Etats Généraux dans l'exercice de la justice. L'établissement des commissions fixes de conseillers, conférant à vie le droit de juger, éloigna les gens d'épée de ces parlemens. Cette importante révolution date de l'an 1380 à l'an 1390. On retrouve encore aujourd'hui des vestiges de la primitive institution de ces parlemens émanés des Etats Généraux, dans le parlement de Paris, où siègent les pairs, qui vérifie les édits du roi, qui fait des remontrances, et qui juge les grands. Ainsi le parlement de Paris, image informe des Etats Généraux, put prétendre, avec quelque fondement, dans l'anéantissement des Etats, à les suppléer et à limiter l'autorité royale. Mais les rois ne l'avaient établi ni composé pour cet objet, et peu à peu ils surent faire disparaître ce dernier obstacle mis à leur souveraineté. La sublime résistance du premier président La Vacquerie aux édits injustes de Louis XI, qui réussit pour cette fois, est un éclatant témoignage de l'ancien droit législatif des Etats, transféré arbitrairement, par nos rois, aux parlemens, pour l'enlever ensuite à ces parlemens mêmes. Comme c'était en rendant les commissions fixes que les rois avaient enlevé aux grands l'intervention dans les parlemens, ce fut en rendant les charges vénales qu'ils réussirent à subjuguer les parlemens à leur tour[17]; et ce funeste ouvrage du despotisme demanda quatre cents ans pour s'accomplir, à partir de Philippe le Bel.

Neuvième Mémoire, Amsterdam, 27 mars 1790.—Nouvelles preuves contre la puissance arbitraire de la cour de France, tirées de l'Histoire des grandes dignités du royaume. Du grand conseil, des maires du palais, des connétables, des pairs de France; forme ancienne de nos tribunaux de justice avant l'établissement des présidiaux.

Les Etats Généraux avaient l'intervention dans les affaires politiques et judiciaires. On vient de voir comment les rois leur enlevèrent l'exercice de la justice par la création des cours de judicature souveraines qui étaient des Etats en raccourci. L'exercice du pouvoir politique et législatif leur fut enlevé également par la création du grand conseil, primitivement composé des grands et des princes, puis tombé entre des mains vulgaires et dépendantes. Charles VII tint son grand conseil politique, sur l'ancien pied, à Vendôme, et c'est un des derniers grands conseils de ce genre. Bientôt Charles VIII et Louis XII les réduisirent aux proportions d'une cour de judicature suprême, chargée des évocations, de la connaissance des indults, des matières bénéficiales, des réglemens de juges et des conflits de juridiction. Alors les grands et les princes s'éloignèrent de ce tribunal, comme ils avaient fait des parlemens judiciaires, lors de l'établissement des commissions fixes et gagées, et le pouvoir du roi fut entier sur les membres du grand conseil comme sur les conseillers des parlemens judiciaires. L'auteur des mémoires, après avoir traité l'importante matière des Etats Généraux, et prouvé, par le travail lent, successif et constant des rois pour les anéantir jusque dans leurs plus faibles images, que la constitution originaire de l'Etat n'était rien moins que despotique en France, passe à l'histoire des grandes charges de la couronne pour y puiser de nouvelles preuves de son sentiment. Il examine ensuite l'institution des pairs du royaume, sur laquelle on a tant disserté sans lucidité avant et depuis le duc de Saint-Simon. Il y trouve un nouvel appui de son opinion que le gouvernement de France était absolument semblable, dans l'origine, à celui d'Angleterre, et que la seule différence qu'il y ait entre les deux pays est que les Anglais ont conservé leurs priviléges, tandis que les Français ont laissé perdre les leurs. Pair signifie égal. Les grands étaient pairs entre eux; les notables étaient pairs entre eux aussi dans chaque fief grand ou petit, et le plus ancien monument de la qualité de pair, dans le sens de seigneur ayant des droits particuliers, ne remonte pas avant Louis le Gros (1216). Encore doit-on reconnaître que ces pairs du roi n'étaient que les notables des fiefs de la couronne, au même titre que les notables des fiefs seigneuriaux étaient les pairs de ces seigneurs. Or, les uns et les autres étaient simplement des juges en vertu de l'ancien droit de souveraineté des Etats Généraux. Les rois anéantirent ces justices seigneuriales par l'établissement de tribunaux inférieurs connus sous le nom de présidiaux, comme ils restreignirent les justices de leurs propres pairs en les absorbant dans le parlement de Paris. Il y avait jadis autant de pairs que de grands (proceres, magnates, optimates), et non pas seulement douze ainsi que l'ont avancé des historiens mal instruits. Ce ne fut que lors de l'établissement des parlemens, sous Philippe le Bel, que les pairs ou grands du roi, en perdant l'exercice de la souveraineté qu'ils tenaient des Etats Généraux, commencèrent à prendre une consistance de cour, telle que nous l'avons vue, et distincte de la noblesse en général. Il y a beaucoup à dire sur cette matière que l'auteur a un peu étranglée.

Dixième Mémoire, Amsterdam, 29 avril 1690.—Nouvelles preuves contre la puissance absolue, tirées de l'Histoire des ducs, comtes, marquis, etc., etc. Les grands du royaume qui sont aujourd'hui esclaves étaient autrefois indépendans du roi et lui étaient égaux, excepté l'hommage.

Ce mémoire est le plus faible et le plus obscur de tous. L'auteur se perd dans l'histoire de la noblesse dont il est difficile, pour ne pas dire impossible, de donner un aperçu tant soit peu satisfaisant en quelques pages. Ses plaintes contre les rois, à l'occasion de la réunion des grands fiefs à la couronne et de la réduction des droits seigneuriaux, sont contraires aux vrais intérêts de la France. Si quelque chose peut légitimer les usurpations incontestables de nos rois dans la législation du royaume, c'est précisément l'art infini, la constance et le courage avec lesquels ils ont formé un tout formidable de tant de parties mal assemblées. On peut assurer que, dans bien des cas, ils ont substitué l'ordre à l'anarchie, et, qu'à tout prendre, la France leur doit son existence homogène d'Etat puissant au dehors et riche au dedans. L'éclat dont ils environnent leur cour servit à polir les mœurs, le langage, la façon de vivre, et nous ne pourrions rien leur reprocher si, après avoir, avec tant d'adresse et de bonheur, fondé une puissance régulière et compacte, ils avaient pris soin de la perpétuer en la limitant par des institutions balancées. Ils firent trop tard cette dernière tentative, et, en quelque sorte, forcément. S'ils l'avaient formée en 1648, sous les auspices des Molé, des Séguier, etc., Louis XIV, trouvant pour accomplir son œuvre cette foule de grands hommes que la nature lui prodigua dans tous les genres, eût ajouté, à l'avantage d'un règne des plus brillans qui furent jamais, celui de laisser à ses successeurs le royaume le plus florissant et la couronne la plus solide.

Onzième Mémoire, Amsterdam, 1er juin 1690.—De l'ancien gouvernement par rapport au peuple. La France n'avait pas de troupes réglées d'abord. La noblesse portait seule le fardeau de la guerre. Les impôts étaient autrefois inconnus. Récapitulation et conclusion de tout le précédent.

Jusqu'à Philippe-Auguste, les rois n'avaient pas même de garde pour leurs personnes. Jusqu'à Charles VII qui entretint, en temps de paix, six mille hommes de guerre, ils n'avaient pas d'armée permanente. La guerre se faisait avec le secours des nobles, qui étaient tenus au service en vertu de leurs fiefs, et les peuples ne payaient que de légers tributs aux possesseurs des fiefs (pas si légers) pour subvenir aux dépenses militaires de leurs seigneurs. Ainsi nul fardeau pour les sujets, dit l'auteur (en quoi il a tort), et nul instrument de tyrannie entre les mains du roi (en quoi il a raison). Le premier impôt annuel levé sur les Français, en argent, fut celui de la taille, et il ne remonte qu'à saint Louis. Philippe le Bel chargea son peuple de l'impôt du cinquantième denier. Les sujets alors se révoltèrent; il céda et se contenta d'obtenir des Etats un subside extraordinaire: exemple imité par ses successeurs. L'impôt sur les marchandises commença en 1300, encore sous Philippe le Bel. L'impôt sur le sel prit naissance sous Philippe de Valois, vers 1342; et les tailles par tête sous Charles V, vers 1376; mais toujours avec le consentement des Etats. En accordant ces subsides, les Etats nommèrent des commissaires pour en régler l'emploi avec injonction de rendre leurs comptes aux Etats mêmes. Charles VII ne leva jamais plus de 1,800,000 livres d'impôts annuels, et Louis XI, si despote, jamais plus de 4,700,000 livres. Il faut entendre Philippe de Comines et Pasquier sur cette matière pour connaître à quel point la nation était jalouse de ses droits financiers, et combien c'était une maxime reçue chez nous que les rois ne pouvaient lever un denier sans le consentement de leurs sujets.

Douzième Mémoire, Amsterdam, 15 juin 1690.—Première raison pourquoi les Français doivent penser à ramener la monarchie à sa forme ancienne: c'est qu'elle court risque d'être ruinée si elle n'est réformée. Digression sur la conduite de la cour de France et celle de Rome à l'égard l'une de l'autre.

Il est nécessaire de réformer l'Etat en France; cela est juste; cela n'est pas impossible. Tel est le thème de l'auteur dans les mémoires suivans; mais, dès le début, une longue et sophistique digression, tout ultramontaine, sur les droits du pape, et contre les libertés gallicanes, détourne l'écrivain de son sujet. Nous croirions volontiers que ces derniers mémoires ne sont pas de la même main que les premiers. On y sent le théologien plus que l'homme d'Etat. Le style d'ailleurs en est lourd et ne va point au fait avec sa fermeté ordinaire. Quoi qu'il en soit, à la suite de la digression sur les affaires ecclésiastiques, on rencontre des conjectures sinistres sur l'avenir de la France, sur l'issue fatale des guerres qu'elle soutient, et le tout finit par une exhortation pressante aux Français de réformer leur gouvernement.

Treizième Mémoire, Amsterdam, 1er août 1690.—Nouvelles preuves de la nécessité qu'il y a de réformer l'Etat. Les dominations violentes ne sauraient être de durée. La gloire et la réputation d'un Etat ne dépendent pas de la puissance arbitraire de son souverain: la réputation de la France est perdue.

Autres digressions. Les gouvernemens absolus ne peuvent durer. Voyez plutôt l'empire de Nabopolassar, celui de Cyrus, celui d'Alexandre; quant à l'empire turc, il ne faut pas le citer, c'est un châtiment que Dieu inflige évidemment aux chrétiens. D'ailleurs, l'empire turc ne subsistera pas long-temps. L'empire romain n'est pas davantage à citer; car il y avait des gouverneurs de provinces qui modéraient la souveraineté des empereurs, etc. Les violences et les manquemens de foi de Louis XIV ont déshonoré la France en Europe. Aujourd'hui Français et cannibales, c'est tout un. Vous prétendez que les princes absolus font seuls de grandes choses; regardez le roi Guillaume d'Orange; ce n'était pourtant qu'un petit stathouder en Hollande et un roi limité en Angleterre!... Remettez donc vitement le pouvoir en France comme il était autrefois, entre les mains des sages de la nation.

Quatorzième Mémoire, Amsterdam, 1er septembre 1690.—Continuation des preuves de la nécessité qu'il y a de penser à réformer le gouvernement. Réflexions sur les batailles de mer et de terre que nous avons gagnées, et sur le Mémoire du roi au sujet des affaires de Savoie.

Pendant que l'auteur dissertait, Louis XIV gagnait des batailles sur terre et sur mer, dans cette guerre universelle qu'il engagea en 1688, et termina dix ans après, par le traité de Risvick. La nouvelle de la victoire de Fleurus semblait contredire les fâcheux pronostics du critique. Aussi consacre-t-il une partie de son quatorzième mémoire à diminuer la gloire de ces exploits, ainsi que la probabilité de leurs heureux effets pour la France... «Ne vous vantez pas de la victoire de Fleurus, dit-il; elle a coûté quatre lieutenans-généraux, six brigadiers, douze colonels, cent capitaines, huit cents officiers de tout rang, et dix à douze mille soldats[18]. Et puis la frontière de Savoie est ouverte, la Provence mécontente, le Languedoc insurgé. Attendez! et vous verrez la belle gloire et le beau profit de votre royauté absolue! etc.» Tout cela n'est plus d'un citoyen ami de son pays, et ami éclairé; c'est la déclamation d'un réfugié de mauvaise humeur qui souhaite, en secret, l'humiliation de ses compatriotes.

Quinzième et dernier Mémoire, Amsterdam, 1er octobre 1690.—Continuation des raisons qui nous doivent porter à la réformation du gouvernement. Suite des réflexions sur le Mémoire du roi au sujet des affaires de Savoie.—Maux qui nous reviendront de la défaite du roi Jacques en Irlande.

On n'a pas fait ce qu'on devait pour assurer le succès de la guerre. Il fallait se tenir en Flandre sur la défensive et tourner tous ses efforts agressifs vers l'Irlande contre le roi Guillaume. En s'y prenant bien et profitant des divisions de l'Angleterre où le roi Jacques a un grand parti, on eût rétabli ce prince infailliblement. Mais que vouliez-vous faire avec des têtes comme celles de Lauzun et de Tirconnel en Irlande? La lâcheté de Jacques à la Boyne achève de tout perdre. Aussi attendez-vous à de dures couleuvres de la part du roi Guillaume, prince ambitieux, inquiet, courageux et plein d'audace. Je vous le prédis, les affaires de France déclinent. Hâtez-vous de réformer le gouvernement! Tel est le refrain de l'auteur, et c'est par là qu'il finit. Nous ne sommes pas surpris qu'on se soit abstenu d'insérer ces derniers mémoires dans la réimpression qui en fut faite à Amsterdam en 1788, sous le titre de Vœux d'un patriote.

[17] Il n'est pas sans intérêt de rapprocher la présente satire de l'ancienne monarchie française de l'éloge qu'en fait Claude Seyssel dans sa Grand'Monarchie. Les extraits que nous donnons de ces deux ouvrages mettront le lecteur à portée de juger facilement du point précis où il convient de placer la vérité.

[18] Ce nombre est probablement exagéré; mais il est sûr que les pertes furent considérables. A cette bataille fut tué le comte du Roure, colonel à 22 ans, et lieutenant-général commandant en Languedoc. Sa famille paya plus d'une fois un pareil tribut à la patrie durant ce siècle. Les archives du ministère de guerre et les gazettes du temps constatent que, de l'an 1620 à 1704, dix membres de la famille du Roure furent tués à la guerre, dont un, en 1635, au siége de Valence, en Italie, à la tête du régiment d'infanterie de son nom. Notons encore que, de 1630 à 1670 environ, il y eut deux régimens du Roure dans l'armée française, un d'infanterie et l'autre de cavalerie, dont les aînés de cette famille furent successivement mestres de camp. M. de Louvois restreignit beaucoup le nombre de ces régimens de propriétaires, en quoi il eut bien raison. Il a fondé l'administration de la guerre en France, comme Richelieu avait fait celle de l'intérieur, et Colbert celles des finances et de la marine. Ces trois grands hommes seront éternellement populaires.


ÉSOPE EN BELLE HUMEUR.

(1 vol. in-12, figures).

(1690-93—1700.)

Il y a deux éditions de ce livre, uniquement recherché pour ses jolies gravures, la première de Michiels, Amsterdam, 1690-93, en un volume in-12; la seconde, beaucoup plus ample et mieux exécutée, renfermant deux tomes en un volume in-12 également, Bruxelles, Foppens, 1700. Cette dernière contient une courte vie d'Esope et une table des fables. L'ouvrage est plutôt une imitation qu'une traduction, tantôt en vers, tantôt en prose, des fables d'Esope, composée par Jean Bruslé de Montplainchamp, chanoine de Sainte-Gudule de Bruxelles, mort vers 1712, biographe médiocre du duc de Mercœur, de don Juan d'Autriche, d'Emmanuel Philibert, duc de Savoie, d'Alexandre Farnèse et de l'archiduc Albert. Jean Bruslé est encore plus mauvais fabuliste que biographe, soit qu'il invente, soit qu'il traduise. On lit, à la fin de la première édition de l'Esope en belle humeur, l'énigme fameuse de Boursault: Je suis un invisible corps, etc., etc., étendue et gâtée. Laquelle des deux est l'originale? c'est un procès à juger entre deux esprits passablement cyniques, dont l'un est très fin et l'autre l'est très peu. Voici un des quatrains de l'énigme de Jean Bruslé que Boursault n'eût pas écrit:

Je n'ay ni lustre ni splendeur;
J'ai des sœurs qui donnent à boire;
Je suis en fort mauvaise odeur;
Pourtant l'on parle de ma gloire.

LES HÉROS DE LA LIGUE,
OU
LA PROCESSION MONACALE,

Conduite par Louis XIV pour la conversion des protestans de son royaume. A Paris, chez Père Peters. (Hollande) à l'enseigne de Louis le Grand. ↀ.ⅮC.LXXXXI.

(1691.)

C'est un volume petit in-4o contenant 24 figures en charge, gravées à la manière noire, qui représentent les bustes des divers personnages accusés de la révocation de l'édit de Nantes. Il n'y a point d'autre texte que les quatrains placés au bas de chaque figure, et un sonnet final où les réfugiés, s'adressant à leurs persécuteurs, menacent Louis XIV du sort de Jacques II. Voici les noms des personnages, figurés en moines ridicules ou atroces:

1o. Louis XIV. A face de soleil, une torche à la main.

2o. Le Père Lachaise.

3o. Le roi Jacques Déloge (Jacques II).

4o. Le Père Peters, jésuite, confesseur de Jacques II.

5o. Guillaume de Furstemberg (Guillaume Egon, prince de Furstemberg, évêque de Strasbourg, après son frère, et comme lui très zélé pour déraciner le protestantisme en Alsace, mort à Paris, en 1704, abbé de Saint-Germain-des-Prés).

6o. L'archevêque de Reims, Asne Mitré (Le Tellier).

7o. L'archevêque de Paris (François de Harlay de Champ-Vallon, prélat éloquent et vigoureux, connu par son ardeur contre les dissidens, protestans et jansénistes).

8o. L'évêque de Meaux (Bossuet). Qui peut se croire à l'abri des caricatures quand la figure d'un tel homme a été parodiée?

9o. L'évêque de Saintes (Guillaume de la Brunetière, fils d'Antoine de la Brunetière, seigneur du Plessis de Gesté, se fit remarquer, particulièrement en l'année 1685, si tristement fameuse, par son activité à poursuivre l'hérésie calviniste. Il mourut en 1702, le 2 mai).

10o. Le Père Maimbourg (jésuite, bel esprit, grand buveur, historien du calvinisme et du luthéranisme, aussi bien que des croisades, ni plus ni moins).

11o. Le chancelier Le Tellier.

12o. Le marquis de Louvois.

13o. Le maréchal de Boufflers, général de la dragonnerie.

14o. Marillac, intendant du Poitou.

15o. La Rapine, le directeur de Valence et d'Acepline.

16o. Bâville (intendant du Languedoc. Il eut de grands talens, mais sa férocité envers les calvinistes des Cévennes lui fit donner le surnom de Néron des montagnes. Il était fils du vertueux Guillaume de Lamoignon, premier président au parlement de Paris).

17o. Pélisson, qui a laissé sa religion pour avancer ses affaires.

18o. Demevin, qui fut cassé de son intendance de Rochefort pour avoir outré la persécution des huguenots.

19o. Beaumier, advocat à La Rochelle, persécuteur perpétuel.

20o. Du Vigier, conseiller au parlement de Bordeaux, qui perdit au jeu ce qu'il avait gagné contre les protestans.

21o. M. Le Camus, lieutenant civil du Châtelet de Paris.

22o. De la Reinie, persécuteur du peuple et des huguenots. (Cette désignation est injuste à l'égard d'un magistrat vigilant, habile et intègre, à qui la capitale doit sa bonne police. Gabriel Nicolas, seigneur de la Reinie, premier lieutenant-général de police qu'ait eu Paris, mourut en 1709 à quatre-vingt-cinq ans.)

23o. Le commissaire de la marine, douce mine et fin renard.

24o. Madame de Maintenon, veuve de Scarron.


DE RATIONE DISCENDI ET DOCENDI

(autore Josepho Jouvancy). Parisiis, Barbou, 1778. (1 vol. in-12.)

ENSEMBLE:
MANIÈRE D'APPRENDRE ET D'ENSEIGNER;

Traduite par M. Jean-François Le Fortier, professeur de belles-lettres à l'Ecole centrale de Fontainebleau. Paris, Le Normant, libraire-imprimeur, an XI (1803). 1 vol. in-12.

(1692-1803.)

Deux parties divisent généralement cet ouvrage, ainsi que son titre l'annonce, l'une consacrée à la manière d'apprendre, l'autre à celle d'enseigner.

La première contient trois chapitres, avoir: De la connaissance des langues, des sciences qu'il faut apprendre et des différens moyens dont on peut s'aider pour s'instruire. Chacun de ces chapitres, subdivisé en plus ou moins d'articles coupés eux-mêmes en plus ou moins de sections, embrasse brièvement le sujet dans des explications claires et élégantes, et tous, réunis, donnent une série des meilleurs préceptes touchant l'étude du grec et du latin, les méthodes grecque et latine, les principaux auteurs de ces langues capitales, le style en général, les qualités et les défauts du style, les différentes natures de style, la manière d'imiter les bons écrivains, la rhétorique proprement dite, les partitions oratoires, les preuves par confirmation et par réfutation, la poétique et ses genres divers depuis l'épopée jusqu'à l'énigme et au rébus, selon le principe puéril d'universalité qu'avait l'école des jésuites; enfin, touchant les notes et les extraits qu'il convient de faire, l'ordre à suivre en étudiant, et les fautes que commettent fréquemment les élèves.

La seconde partie renferme également trois chapitres, séparés aussi en articles et sections, où l'auteur traite de la piété, des moyens d'en imprégner le cœur des élèves, des moyens de favoriser l'instruction, par l'émulation, par les exercices publics et particuliers, des traductions, des lectures raisonnées, et finalement des fautes que commettent le plus souvent les maîtres.

Le tout est suivi, dans la traduction très fidèle et très digne de l'original par son élégante pureté, de deux analyses régulières faites selon les lois de la rhétorique, l'une de la première philippique de Démosthènes, par Jouvancy, l'autre de l'oraison de Cicéron pour Milon, par le Père du Cygne. On voit que, dans cet écrit de 234 pages seulement, le célèbre jésuite n'a pas épargné la matière; mais ce qu'il faut admirer, c'est qu'il ne l'ait pas étranglée, en épargnant singulièrement les développemens et les mots. Le Père Jouvancy a, pour ainsi dire, appliqué à l'instruction et à l'enseignement le système des abrégés d'histoire, et s'est signalé, dans ce dessein, en raison de sa haute et savante expérience, par une lucidité si parfaite et une marche si vive, qu'on peut le surnommer le Paterculus des rhéteurs, comme Diderot a dit que le Père Porée en était le Philopémen. Or, c'est une tâche difficile et ingrate d'abréger un abrégé; toutefois, nous l'entreprendrons, une meilleure occasion de le faire ne pouvant jamais se présenter.

Nous dirons donc, d'après l'auteur et son habile interprète, que le style est, ainsi que l'homme, un composé d'ame et de corps. L'ame du style, c'est la sagesse de la pensée, laquelle consiste dans la vérité, la clarté, l'appropriation au sujet. Le corps du style, c'est l'exposition de la pensée ou l'élocution qui, pour être parfaite, veut, dans les mots, la propriété, l'élégance, la liaison, la convenance ou disposition et l'abondance. Le jeune maître ou l'élève s'exercera premièrement sur le discours simple, sur les dialogues familiers, sur des lettres ou de l'histoire, pour arriver plus tard au genre oratoire dont la diction est plus relevée, et enfin à la poésie plus relevée encore. Le style oratoire, ayant pour objet de persuader et non pas seulement d'exposer comme le style historique ou d'instruire comme le style philosophique, est, de tous, le plus propre à former l'esprit. Ses moyens sont, pour instruire, la science des lieux oratoires, c'est à dire des généralités du sujet, pour émouvoir la science des passions, et, pour plaire, celle des mœurs. Le jeune maître ou l'élève se formera au style en lisant les bons ouvrages avec une attention suivie, en écrivant journellement, en imitant les meilleurs auteurs par des compositions rivales, surtout par des luttes corps à corps, pour la prose, avec Cicéron, pour les vers, avec Virgile. Il s'exercera dans sa langue maternelle, en s'attachant particulièrement à la correction; mais il y donnera moins de temps qu'aux langues savantes dont l'étude plus difficile l'avancera davantage. Le plus grand défaut du style, c'est l'obscurité ou l'ambiguité. L'ordre établi dans les idées corrige ce défaut ou le prévient. Il convient donc, avant tout, de classer ses idées, de les ranger une à une et de les réduire en syllogismes à la manière des philosophes. On se débarrasse, de cette façon, d'une foule d'idées confuses ou superflues qui nuisent à la clarté. Deux autres défauts considérables du style, et le second, plus à fuir que le premier, sont la sécheresse et la prolixité. Les gens qui ne savent pas disent trop; ceux qui savent disent trop peu. Autre défaut notable, l'enflure qui trahit le vide des pensées, l'enflure qui est une véritable hydropisie. Fuyez encore la subtilité. Il en est d'elle comme du sel dont l'assaisonnement n'est bon qu'avec une extrême mesure. A tous ces défauts répondent des qualités contraires dont la recherche fait le travail de l'élève, et l'enseignement celui du maître. La connaissance des tropes ou des figures facilitera ce travail. En tendant toujours à s'élever, on apercevra que le style sublime naît de la dignité du sujet. Voilà pour les langues; mais à l'étude des langues, il faut joindre la rhétorique, qui apprend, avec le secours de la proposition et de la division principalement, à construire un discours; la poétique, qui traite de ce bel art où, pour être utile aux mœurs, les actions des hommes sont imitées soit dans un long récit, soit sur la scène tragique ou comique, soit dans de moindres poèmes de divers genres; l'histoire qui nous fait vivre dans le passé pour guider notre expérience ou éclairer notre prévoyance; la chronologie qui est un des jeux de l'histoire; la géographie qui est l'autre et la philologie qui étend l'esprit par des connaissances variées. Enfin, pour retirer promptement des fruits solides de ses études, le premier de tous les moyens est de se tracer un plan d'extraits et d'analyses méthodiques, et de le remplir fidèlement et constamment. Tel est, au sommaire, ce qui regarde la manière d'apprendre.

Quant à celle d'enseigner, que doit-on enseigner? deux choses, la piété et les lettres. Pour la piété, rien de mieux que l'exemple. De même que les enfans portent, sur leurs traits, l'image de leurs parens, l'élève représente, dans son esprit et dans ses mœurs, l'esprit et les mœurs de son maître. Que la prière et les exercices de religion tiennent donc le premier rang dans l'éducation. Il restera toujours assez de temps pour les humanités s'il est bien employé. De courtes allocutions dans les occasions propices, telles que la lecture des auteurs, la survenance d'un évènement heureux ou triste, appuieront utilement l'exemple et la prière, et aussi le feront utilement des explications convenables de certains passages des Pères de l'Eglise. Pour l'enseignement des lettres qu'il ne suffit pas d'imposer et qu'il faut encore faire aimer, deux moyens se présentent d'abord, la honte et l'émulation. Or, ces deux mobiles puissans reposent sur la publicité et la rivalité. Mettez donc, sans cesse, les élèves aux prises les uns avec les autres, tantôt pour se reprendre mutuellement, tantôt pour se dépasser à l'envi. Faites même assister la classe inférieure aux combats de la classe supérieure; elle en sera souvent très bon juge. Le blâme et la louange doivent de beaucoup l'emporter sur les châtimens corporels. Multipliez les palmes, les couronnes et autres signes de distinction dont la distribution sera confiée, en premier ressort, à un sénat de sujets choisis. Ces sages conseils sont suivis d'autres non moins sages sur la tenue des classes dans les collèges, sur les leçons publiques tirées des auteurs, qu'il faut faire en considérant dans chacune, 1o le sujet; 2o l'interprétation verbale; 3o la grammaire ou la rhétorique suivant les classes; 4o l'histoire ou l'érudition; 5o la latinité. L'auteur finit par un précepte qui embrasse tout dans le gouvernement de la jeunesse et s'applique à toutes les sortes de gouvernement; ayez de l'autorité, et, pour en avoir, faites-vous estimer.

On peut juger, d'après l'exposé de ce livre court et substantiel, qu'il méritait l'honneur dont il jouissait d'être comme le Manuel de l'école des Jésuites, et c'est en faire un grand éloge, quelque opinion que l'on ait d'ailleurs sur l'ensemble de l'éducation que donnait la Compagnie. Ici, nous voilà tout naturellement amené à parler de la judicieuse et docte préface dont M. Le Fortier a fait précéder sa traduction. Cet homme, vraiment lettré, dont le cœur était aussi droit que l'esprit (nous l'avons connu particulièrement et nous déplorons toujours sa fin douloureuse et prématurée); ce professeur, habile et intègre, écrivait à une époque de rénovation où les préjugés contre les anciennes écoles, tant celle des jésuites que celle de l'Université, étaient dans toute leur ardeur. Il occupait, à bon droit, une place distinguée dans le nouveau système d'instruction publique. Son témoignage n'est donc pas suspect, ni d'une autorité médiocre quand il venge, à la fois, la Compagnie et l'Université des reproches violens qu'on leur faisait de retenir les esprits dans les chaînes exclusives du grec et du latin. Sans se refuser aux avantages d'une plus grande extension et d'une direction moins scolastique, données à l'enseignement par rapport à l'histoire, à la philosophie, aux sciences naturelles et aux sciences exactes dont le goût menaçait alors de devenir exclusif, il fait bien voir comment les anciennes écoles développaient en tout sens la jeunesse et la disposaient convenablement à toutes les professions; seul résultat qu'on doive demander à l'instruction générale qui n'est point destinée à créer des hommes spéciaux, mais à les rendre propres à le devenir. Un coup d'œil de maître, jeté comme en passant sur les différens systèmes proposés dans ces derniers temps par les novateurs, donne de la vie et un intérêt élevé à ses réflexions sur un sujet si capital et si controversé, en même temps qu'il fait merveilleusement ressortir la supériorité d'une longue pratique sur les plus brillantes théories. Ainsi les généralités sèches et vagues de la Chalotais, la perfectibilité dogmatique et prétentieuse de Condorcet, les hardiesses de Mirabeau, la pesanteur encyclopédique de M. de Talleyrand, ou plutôt sous son nom, celle de l'abbé Desrenaudes; toutes ces rêveries plus ou moins savantes, qui annoncent, avec un appareil fastueux, dans un siècle très éclairé, des législateurs très ordinaires et dépourvus d'expérience, ne lui imposent pas. Il daigne encore moins regarder les plans chimériques du républicain Saint-Just, et sait avoir, au milieu d'une société placée entre ce qui n'est plus et ce qui n'est pas encore, la raison et le courage d'indiquer, d'une main ferme, ce qui, dans le passé, peut servir à fonder et améliorer l'avenir. Grâce au ciel et à quelques bons esprits comme lui et plus favorisés que lui du côté du rang et de la fortune, l'autorité a suivi la marche qu'il traçait, de sorte qu'aujourd'hui l'Université française, malgré ce qu'en disent les partisans d'une liberté indiscrète et les corporations jalouses, présente, quant à l'enseignement du moins, le spectacle imposant d'un centre lumineux dont les rayons éclairent toutes les parties du royaume. Quant à l'école des jésuites, si prospère autrefois et couronnée de tant de succès éclatans, on peut dire qu'elle est finie; car les efforts qu'elle fait depuis trente années, tantôt avec l'appui des pouvoirs publics, tantôt malgré eux, ne servent qu'à révéler son impuissance, à féconder les esprits; soit que sa haine généreuse contre l'impiété, l'entraînant trop loin en arrière, la rende incompatible avec l'état présent d'une société qui veut penser librement, soit que la semence des grands talens ait été, chez elle, altérée sans retour. C'est une perte, certainement; mais cette perte serait bien plus sensible, osons le dire, si l'éducation eût, en tout, répondu, chez les jésuites, à l'instruction. Sans compter les punitions corporelles dont, en dépit des conseils de Jouvancy, l'usage était plus fréquent chez eux que partout ailleurs, la saine morale avait un grand reproche à leur faire. Cette rivalité vigilante, dont ils retiraient de bons effets pour le progrès des études, ils l'avaient étendue et l'étendent toujours à la conduite générale de leurs élèves, pour le progrès des mœurs, au grand détriment de celles-ci. En effet, l'émulation ou la lutte établie entre les esprits est favorable par l'activité qu'elle leur communique, dût-elle même aller jusqu'à l'innocente hostilité, qui se plaît à découvrir le faible de l'adversaire pour mieux en triompher; mais elle est périlleuse entre les caractères qu'elle fausse ou qu'elle aigrit, qu'elle pousse à la ruse et à la haine. La première produit des rivaux hardis ou adroits; la seconde, des ennemis violens ou perfides. Des élèves, se servant mutuellement de critiques, peuvent devenir promptement des maîtres; des camarades, se servant mutuellement de surveillans et de censeurs, deviennent insensiblement des espions. Aussi la délation, qui dégrade les mœurs, ne s'est-elle pas seulement implantée dans les colléges de la Compagnie, elle y a même reçu des honneurs et des récompenses, non pas, sans doute, de propos délibéré, mais fortuitement, à l'insu des maîtres et des disciples, et par une conséquence forcée des règles fondamentales de l'école, pour ne pas rester seulement, on le sait, dans cette enceinte, les mêmes règles se retrouvant dans l'Institut. Le Père Jouvancy n'a point traité cette matière délicate, et il a sagement fait de s'en abstenir; il eût trop perdu à sortir, en cette occasion, de son sujet, entièrement limité à l'instruction et à l'enseignement. C'était d'ailleurs un homme aussi recommandable par son caractère que par ses talens. Il eut beaucoup à souffrir de nos parlemens pour l'honneur que lui fit la cour de Rome de l'appeler près d'elle, afin de continuer l'histoire des jésuites. Maintenant que le temps a calmé les esprits, on doit reconnaître qu'il a porté autant de modération et d'impartialité dans son apologie de la Compagnie qu'en pouvait admettre un esprit de corps si superbe et si peu tolérant; car, après tout, les jésuites, considérés comme ordre religieux, n'ont point professé le meurtre des rois, et le jésuite Guignard fut odieusement mis à mort, et la pyramide flétrissante pour les jésuites, qui fut un temps sur la place de notre Palais de Justice, à Paris, à propos du crime de Jean Chastel, n'était pas autre chose qu'une calomnie en pierre.

Jouvancy, né en 1643, mourut en 1719. Sou traducteur, né en 1770, est mort professeur de belles-lettres à l'École militaire de Saint-Cyr, en 1823.


LA CONFESSION RÉCIPROQUE,
OU
DIALOGUES DU TEMPS
ENTRE LOUIS XIV ET LE PÈRE LACHAISE, SON CONFESSEUR.

A Cologne, chez P. Marteau, (1 vol. pet. in-12, fig.) M.DC.XCIIII.

(1694.)

Les libellistes font un misérable état, et de pareils auteurs, que la malignité des contemporains favorise trop souvent, ont grand besoin de la bibliomanie et de la rareté pour faire vivre leurs ouvrages. Sans ce double secours, quel prix auraient aujourd'hui ceux de l'inépuisable Pierre le Noble? Cet écrivain s'était attaché sur Louis XIV, comme un vampire. C'était tous les jours une nouvelle morsure, tantôt le Traité d'alliance offensive et défensive du Turc d'Orient et du Turc d'Occident, tantôt l'établissement du sérail de Louis le Grand avec les portraits des dames; d'autres fois le bouleversement de la France prédit par Nostradamus pour l'année 1694, les Amours d'Anne d'Autriche avec le cardinal de Richelieu, véritable père de Louis XIV, l'Entretien dans la barque de liége, la Cassette ouverte de madame de Maintenon, l'Ombre de Louvois, la Cour de sainte Maintenon, l'Horoscope des jésuites, le Pélerinage de Louis XIV à Saint-Cyr, le jour de saint Frape, les postures du père Norois, dédiées à Louis XIV, le Pardon du pape donné à son enfant adultère, l'Histoire du P. de Lachaise, le Cochon mitré, et enfin la présente Confession réciproque, tous écrits qui ne lassaient point la vengeance des Hollandais, ni celle de nos malheureux réfugiés, mais qui finirent par fatiguer le libraire-éditeur, d'autant plus qu'on lui en vendait les manuscrits fort cher; du moins s'en plaint-il dans son catalogue. Nous avons consacré un article de ce recueil au Cochon mitré, parlons encore de la Confession réciproque, et tout sera dit sur Pierre le Noble.

Cette Confession réciproque de Louis XIV et du P. Lachaise consiste donc en trois dialogues entre ces deux personnages, lesquels dialogues, dont voici l'analyse, sont ornés de trois figures satiriques.

PREMIER DIALOGUE.

Je souffre horriblement, mon père.—Eh! de quoi souffrez-vous, sire, victorieux comme vous l'êtes?—Mon père, je suis victorieux, mais ce vieux fou de Luxembourg a fait périr plus de vingt mille braves gens de mes sujets dans ma dernière victoire (de Fleurus), et cela me chiffonne. D'ailleurs, j'ai le pressentiment que je mourrai bientôt.—Quelle chimère! Soyez assuré que vous vivrez encore longtemps, et que Mgr. le dauphin a belle d'attendre la couronne, si toutefois vous ne lui survivez pas, ce que je pense qui adviendra, vu qu'il a été prédit qu'il serait fils de roi, père de roi et jamais roi.—Non, non, mon père, cela ne sera point, mon fils me succédera bientôt; vous le verrez.—Avez-vous donc oublié, sire, la prière qu'un des nôtres vous remit lors de votre départ pour la Flandre? Quelle belle prière c'était!—Mon père, je vous confesse que je ne la lus point, étant pour lors trop occupé.—En ce cas la voici... (suit une prière versifiée toute remplie d'adulation).—La prière est belle, en effet, mon père, mais l'auteur me flatte. Je n'ai plus beaucoup à craindre du roi d'Espagne, il est vrai; et, comme votre ami le dit:

«L'Ibère basané, quoique cent fois vaincu,
»Ranime contre nous sa mourante vertu.»

Mais, pour ce qui regarde la Hollande et le prince d'Orange, ce sont des ennemis qu'il ne fait pas bon d'avoir sur les bras; et puis ces diables de miquelets vaudois, dont le Savoyard a percé mon royaume, ils me font des ravages effroyables. Aussi, je m'en vengerai sitôt que la paix sera faite.—Bien! sire; vengez-vous alors; ne vous dépiquez point; brûlez Turin à l'imprévu; je vous en absous d'avance.—Mon père, je pense que votre prière a tort, en outre, de me féliciter sur l'aise de mes sujets; j'en ai terriblement moissonné avec la milice.—Sire, c'est un mensonge officieux; cela est permis en bonne règle de conscience.—Vous avez raison, cependant votre prière me flatte, car elle me loue des périls que j'ai bravés, pendant que, sur ma foi, je n'ai de ma vie bravé aucun péril. Bon pour le prince d'Orange, et c'est pourquoi je l'envie aussi bien que de ses trois royaumes.—Sire, il vous faut consoler de ses trois royaumes, vous ne les aurez pas; quant à l'article des dangers à braver, oncques ne serez satisfait, sur ce point, si vous menez toujours vos dames à la guerre avec vous.—Ah! mon père, que vous me fâchez! je donnerais, savez-vous, toutes mes conquêtes pour qu'on pût dire que j'ai été blessé dans une occasion, tant seulement.—Châteaux en Espagne que cela, sire! mais achevons vitement, car voici l'heure de vos audiences qui approche.—Eh bien donc! je vous confesserai, mon père, que j'ai grande envie de faire la paix, non pas pour être encore une fois appelé le pacificateur de l'Europe, mais afin de profiter de cette paix pour armer derechef en liberté, puis après tomber brusquement sur la Hollande et le Piémont. Cela se peut-il?—Bagatelle! on n'est point tenu à garder sa foi avec les hérétiques.—Je le sais; mais mon cousin de Savoie est catholique.—Qu'importe s'il favorise les hérétiques? je vous absous de tout péché passé, présent et à venir, et vous donne pour pénitence de dire votre Credo tous les jours, de vous sevrer de vos plaisirs ordinaires deux fois la semaine, et de faire un fonds de 300,000 liv. pour assassiner trois ou quatre grands que je vous nommerai.

SECOND DIALOGUE.

Mon père, quelle divine religion que la nôtre! Si j'eusse été huguenot, je serais bien bourrelé à cette heure, car qui me dirait que je fusse absous? au lieu que vous m'assurez que je le suis. Cependant j'ai une difficulté; pensez-vous que, si je fusse mort hier sur la confession que je vous ai faite, j'eusse été sauvé?—Sans nul doute, sire; je vous trouve aujourd'hui une foi bien vacillante.—En ce cas, vous avez une grande puissance.—Je l'avoue, mais enfin nous l'avons. Dominus tribuit, ainsi que le dit Pierre Lombard, le maître des sentences.—Toutefois, j'ai une difficulté; vous m'avez donné pour pénitence de quitter deux fois la semaine mes plaisirs accoutumés, et ces plaisirs-là m'ont quitté d'eux-mêmes; je n'ai donc point de mérite à cet égard.—Vous en avez, sire, également; l'intention vaut l'acte.—Que vous me donnez de consolations!—Sire, je vous prédis que vous aurez l'empire de l'Europe, pourvu que certaines gens que je connais soient morts.—Mais, mon père, il y a de la lâcheté à empoisonner ou assassiner ceux avec qui l'on est en guerre.—Vains scrupules! nos casuistes sont tous d'accord sur ce point, que l'on peut tuer son adversaire. Nous avons bien fait ce que nous avons pu, nous autres, pour étouffer, dès sa naissance, ce crocodile de prince d'Orange; et il n'a pas tenu à notre volonté que ce roi-là ne finît quasi avant d'avoir commencé.—Vous l'appelez roi, mon père?—C'est machinalement. Du reste, il ne sera jamais le vrai roi de la Grande-Bretagne, aussi vrai qu'il l'est que Jacques II le sera toujours à Saint-Germain.—Vous avez beau dire, j'enragerais si l'on venait à dire, dans mon histoire, que j'ai fait assassiner ou empoisonner le prince d'Orange.—Enragez donc tout votre soûl; car les écrivains ne manqueront pas de dire que vous avez essayé de le faire.—J'en tombe d'accord.—Sire, un roi doit se mettre au dessus de tout.

TROISIÈME DIALOGUE.

Sire, j'ai trouvé une excellente raison que m'a fournie un poète de la société, pour vous faire honneur de votre retour subit à Versailles, au milieu de votre campagne contre le prince d'Orange; car de dire, comme on l'a dit, que ce retour fût le triomphe de la sagesse, c'est une mauvaise raison.—Je l'avoue, mon père, et qu'à ce compte tout serait triomphe dans le monde. Mais quel est votre moyen?—C'est de publier que vous êtes venu vous réjouir avec vos peuples de la prise de Roses en Catalogne.—Mais quel rapport y a-t-il entre la Catalogne et les Pays-Bas?—Ah! sire, quoi que vous en disiez, que cela est bien imaginé, et que l'auteur qui a mis cela en vers est un joli homme!—Mon père, la place de Roses est-elle donc si importante que sa prise puisse autoriser mon retour subit à Versailles en face de l'ennemi? Apprenez-le-moi, car je suis peu familier avec la carte.—Vous vous moquez, sire, Roses est une place qui a cinq bastions: le bastion Saint-Jean, le bastion Saint-George, le bastion Saint-André, le bastion Saint-Jacques et le bastion Sainte-Marie; elle tint 57 jours, en 1645, contre M. du Plessis-Praslin.—Ah! c'est différent; mais nous avons bien perdu du monde au siége.—Seulement trois cents; et quand ce serait au double! Un de nos jésuites a fait un beau distique latin sur cette conquête:

«Flere Rosam Hispano subreptam desine, flora;
»Par erat ut fierant lilia mixta Rosis.»

—Vous savez bien, mon père, que je n'entends pas le latin.—Je vais vous l'expliquer (il l'explique en vers français).—En vérité, mon père, cela est beau, du moins dans la traduction. Depuis quand écrivez-vous si galamment?—L'Amour fut mon maître, sire, puisqu'il nous faut confesser l'un à l'autre.—Je pensais que ce fût pécher que d'avoir une maîtresse.—Point, point: on ne pèche pas quand on ne pense point à Dieu en péchant; or, qui pense à Dieu en embrassant Madelon?—Mon père, la prise de Roses nous a menés bien loin. A propos, d'où vient que l'on parle tant de la prise de Roses, et que l'on ne parle point de celle de Heidelberg?—Qui vous dit, sire, qu'on n'en parle point? il s'est fait quantité de belles devises là dessus à Moulins, grâce à l'intendant Grolier.—Vous voulez rire, mon père; quant à moi je ne vis point, et nous avons tant parlé du prince d'Orange que je tremble la fièvre. Adieu: je m'en vais prendre le quinquina.


SATIRÆ
Q. SECTANI (Ludovici Sergardii),

Numero auctæ, mendis purgatæ, et singulæ locupletiores. (Editio novissima, accedunt argumenta, ac indices rerum, verborum et nominum, nec non commentaria ex notis anonymi, concinnante P. Antoniano Paulo Alexandro Maffei, vel P. Emmanuele Martinez.) 2 vol. in-8 contenant seulement huit satires en deux livres, au lieu de dix-sept et plus que donne l'édition de 1783, publiée à Lucques, en 4 vol. in-8. Amstelodami (Neapoli) apud Elzevirios. M.DCC.

(1694-96—1700-83.)

Louis Sergardi, qui se cache ici sous le nom de Sectanus, naquit à Sienne, en 1660, et mourut à Spolette en 1726. Son talent pour la poésie satirique lui valut d'abord, comme de coutume, une grande réputation, puis lui suscita d'ardens ennemis qui le firent périr de chagrin quand il eut une fois perdu, dans les papes Innocent XI et Alexandre VIII, ses plus puissans protecteurs et ses meilleurs amis. Il eut surtout à souffrir du célèbre jurisconsulte, théologien, littérateur, Gravina, l'un des premiers écrivains que Naples ait fournis, dont l'humeur était aussi difficile que le goût sévère, le même qui fonda l'Académie des Arcades à Rome. S'il faut en croire les biographes, la querelle, entre ces deux personnages, commença dans un dîner chez un ami commun, à grands coups de poing. Sergardi partit de là pour lancer des satires latines contre Gravina (Philodème). Philodème (Gravina) répondit par des iambes et des verrines; mais le public donna l'avantage de la lutte à l'agresseur; inde iræ! Ce sont les meilleurs des dix-sept ou vingt satires du faux Sectanus que reproduit notre édition de 1700, enrichie de savantes et curieuses notes par Alexandre Maffei ou par le Père Martinez (car M. Barbier ni personne n'est bien décisif sur le nom du véritable commentateur). Les amateurs d'œuvres complètes préfèrent avec raison l'édition de 1783; mais, bien que celle de 1700 ne contienne ni l'apologie du poète, ni les index que le typographe avait annoncés dans son titre et promis formellement dans son avis humanissimo lectori (lacune qui, pour le dire en passant, nous fait penser que cette édition n'a jamais été achevée), les bibliophiles la recherchent, parce qu'elle a été faite sous les yeux de l'auteur, parce qu'on doit la considérer comme rare, et que d'ailleurs elle est d'une belle exécution.

Le style de Sectanus est vif, semé de traits spirituels et plein d'une poésie énergique, mais souvent aussi d'expressions cyniques et d'images grossières. Sa première satire offre des beautés de l'ordre le plus élevé, quoique l'invention générale n'en soit pas merveilleuse. Le poète se promène sur le chemin de l'Académie des Arcades; le brutal et impie Philodème, dont il connaît à peine le nom, l'accoste familièrement, le frappe sur l'épaule, l'appelle son cher ami:

Palpare humeros, et clara voce sodalem
Dicere et effusa clunem mihi lambere lingua;

puis, sans préparation ni façon aucune, se met à lui expliquer comment il n'y a pas de Dieu; comment les pauvres mortels ont été dupes des puissans sur le fait de la religion, et comment un homme sensé doit se rire de ces chimères.

«Il y a un Dieu, s'écrie alors éloquemment Sectanus; et quelque perdu que vous soyez, jamais vous ne pourrez l'arracher de votre pensée. Tout ce que vous voyez, tout ce qui se meut autour de vous parle de Dieu, et le monde entier est comme revêtu de sa grande image!»

Vivit io Deus! et quanquam sis perditus, amens,
Non tamen ex animo poteris divellere nomen
Cognatum. Quodcumque vides, quodcumque movetur
Est Deus, et grandi vestitur imagine mundus!

C'est être bien inspiré que de briser ainsi brusquement sur une telle matière. L'existence de Dieu est une vérité qu'il est à la fois poétique et raisonnable de prouver comme le philosophe grec prouvait le mouvement, en marchant. Repoussé sur ce point, Philodème entreprend son cher ami sur ce qu'il convient de faire pour se bien comporter dans la vie civile; et ses conseils éhontés ne sont pas autre chose que le tableau des vilaines mœurs de Rome... Faites-vous nombre d'amis opulens que vous puissiez ronger, dit-il; quand vous n'aurez plus rien à gagner avec ceux-ci, allons, preste! passez à d'autres... Brouillez les ménages, tantôt par un silence malin, tantôt par des rapports indiscrets; puis glissez-vous à la faveur de la discorde... Avez-vous lié partie avec un jeune homme riche? flattez-le, devancez ses désirs, soyez-lui souple et commode jusqu'à:

Dum ventrem exonerat, molli emunctoria charta
Aptaque finge manu; sed non sit scripta papyrus
Ne ferrugineo crispetur pulvere podex
Ingenuus...................................

Faites-vous messager d'amours adultères et rendez les entrevues d'amans rares et périlleuses pour vous mieux faire valoir... Mais attendez un petit, que j'aille pisser; je reviens. Sur ce, Sectanus feint aussi d'aller pisser et court encore.

Deuxième satire.—Philodème a tiré vanité de la satire précédente, prétendant qu'elle est un témoignage de son importance, vu que la méchanceté s'attaque surtout aux grands personnages. Attends, reprend le poète, je vais te montrer comme tu es un grand personnage:

....... Faciam ut sale multo
Insulsum caput aspergam, calamoque revellam
Quæ tibi de medio jecore exierat caprificum.

D'abord laisse là les neuf sœurs; elles te sont peu propices. Tes vers ont moins de douceur que le poivre, le gingembre, la murène et le maquereau... Écris plutôt sur les mœurs du peuple et des grands et va te faire imprimer en Hollande à tant la feuille... Desserre les volumes sans compter; la plume suffit à mille en un jour... Prodigue les mensonges pourvu qu'ils soient nouveaux, et l'on t'achètera dans cet heureux pays... C'est une belle chose, n'est-ce pas? que d'être bien nourri, bien vêtu, que d'aller dans un char par la ville, le tout avec l'argent des dupes?... A Rome, il pourrait t'en mal advenir sous un saint pontife tel qu'Innocent... J'en ai vu qui ont payé ces gentillesses de leurs têtes... Peut-être aurais-tu plus de chances à faire ici le quiétiste? allant aux églises, la bouche close, les yeux baissés, la tête rase, habillé salement. Cela procure parfois du crédit à cette secte hypocrite...; mais alors prends ton temps! que le public te voie! que les matrones te désignent du doigt, en murmurant de loin: le voici!... Ainsi te viendront, possible, mitres, crosses, bâton pastoral, gâteaux confits par de jeunes vierges cloîtrées, et jolies moinesses pénitentes qui, d'une bouche ingénue, te diront: Mon père, je brûle.—Parlez, parlez, ma fille!—Mon père, je n'ose.—Filiola, apta tuæ dabitur medicina saluti. Suivent des détails par trop naturels, après lesquels Sectanus donne encore à Philodème des conseils qui sont la censure de ses mœurs et de son charlatanisme; puis il le congédie avec une grosse sottise qu'on ne saurait rapporter.

Troisième satire.—Philodème a changé de batterie: il ne tire plus vanité d'être en butte aux satires de Sectanus; il impute son accident à l'esprit d'envie et de rivalité.—Tu excites l'envie, Philodème? et pourquoi l'exciterais-tu? serait-ce à cause des statues de tes aïeux, de tes autels domestiques, de tes titres de gloire? Mais, si la renommée en est crue, ta mère tondait les troupeaux sur les bords de ton fleuve natal quand elle se déchargea d'un grand poids en te mettant au jour, et ses chèvres, à ta naissance, poussèrent de lugubres gémissemens. Serait-ce à cause de tes grands biens? Mais, notre ami, secoue un peu ta crumène, rien n'y sonne, et c'est une vessie pleine de vent. A peine ferais-tu envie à ce Maculo:

..... Quem fornice nata suburræ
Enixa est meretrix ultro vulgata pudorem,
Quique locat nasum purgandis sæpe latrinis.

C'est ta vertu, c'est ton génie, c'est ta science qui soulèvent, dis-tu, contre toi les passions du vulgaire? Pauvre esprit, quelle est ton illusion! Mais les leçons du pédagogue Amillus, mais les églogues de Rullus sur la barbe des boucs méritent d'être gravées sur l'airain au prix de tes ouvrages. Mais...

Nocte domos subisse soles, corrumpere servos
Velatumque stola quartillæ lambere c.....

Oh! la belle vertu! les belles mœurs! et qu'en vérité tu aurais dû naître de l'argile pure des premiers hommes! Cependant arrêtons-nous, car voilà que tu te fâches et que tu lances contre nous l'anathème de l'exil. L'exil! encore si j'avais pour compagnon Bacon de Vérulam, je supporterais le séjour des syrtes et des plages les plus inhospitalières!... Toi, m'exiler? toi, te faire mon juge? va plutôt faire la cuisine, cribler de l'avoine ou vendre aux enfans des châtaignes bouillies; tu n'es bon qu'à cela!

Quatrième satire.—Sectanus continue en ces termes: Un certain élégant de Rome, nommé Lupus, est venu, l'autre jour, me surprendre au lit pour me conjurer d'épargner désormais Philodème. «Il ne mérite plus de châtiment, disait Lupus, c'est un homme converti radicalement. Il ne blasphème plus; il ne calomnie plus; il ne poursuit plus les petits garçons; il va aux églises; il observe les fêtes; il fait maigre les jours d'abstinence et pleure aux offices pendant qu'on chante les sept psaumes pénitentiaux. De vrai, il y porte Euripide et Xénophon; mais on prend ces livres pour des bréviaires; du reste, il ne fréquente plus Quartilla; il ne vante plus les poésies de Rullus et s'est donné tout entier à la lecture du Digeste, à l'étude de ces sages lois qui enseignent à bien vivre... Tu ris, Sectanus! il n'y a pas là de quoi rire, je l'ai vu. J'ai vu Philodème prendre en main le droit des malheureux, défendre une vieille veuve à qui l'on avait volé une poule, et sauver du bûcher le jeune Basile, accusé du crime antiphysique... Ce n'est pas tout: il a quitté la cour et a fui les grands. Ce n'est pas tout: il s'est fait humble et confesse, à qui veut, qu'il est homme de rien, un pauvre diable sans sou ni maille... Cesse donc, ô Sectanus! de censurer Philodème; il n'y a point de gloire à censurer qui se repent.» Ainsi parlait Lupus: je me pris à rire de nouveau, et je répondis: Mon cher Lupus, je crains bien que ta jeunesse ne soit abusée. Il faut se défier de la force de l'habitude chez un homme tel que Philodème... Ne vois-tu pas qu'il est partout, qu'il se mêle de tout, qu'il ne cesse de lire à chacun ses écrits, de se vanter, de faire le paon et la chenille?... Non, non, point de grâce ni de répit...; que je meure si je ne persiste à frotter la tête, sans savon, à cet âne débâté, jusqu'à ce que le sang vienne à fumer sur sa tête pelée!... D'ailleurs, voici le chœur des muses qui m'y convie. Les vois-tu? les entends-tu? Apollon les conduit... Elles commandent, j'obéirai, etc., etc.

Cette fin de satire est très noble, et toute la pièce est remplie de verve et d'esprit.

Cinquième satire.—Ulpidius, où me mènes-tu donc?—Dans une taverne voisine où des jeunes gens de qualité discourent librement, inter pocula, de la guerre et des affaires publiques. Les uns sont pour César, les autres pour la France. Ceux-ci invoquent le jeune duc de Savoie qui tient la clef des Alpes et lui commandent de fermer les portes de l'Italie; ceux-là s'embarquent et vont menacer les destins de l'Angleterre. Pendant qu'ils jouent ainsi aux échecs, blâmant tel général de ne s'être pas assez fortifié, tel autre de n'avoir pas assez couru la campagne; qu'ils campent, qu'ils bâtissent des citadelles et enseignent aux Sicambres à monter à cheval, entrons: peut-être y trouverons-nous du plaisir.—Volontiers.—J'entre donc avec Ulpidius, et je vois Cocceïus, Novius, le docte Fabullus, et Tigellinus, et Pansa, les deux Talpa, Barrus avec Malthinus, prenant le café brûlant et soufflant dessus pour le refroidir... Dans un coin, Crispinus rassasiait son nez de tabac et se faisait des amis avec sa tabatière d'ivoire, oubliant que cette poudre infecte, qu'on enferme dans des boîtes d'or ciselé, souvent est mélangée, par le vendeur, de bien sales matières séchées au soleil et pulvérisées... Usez de tabac, messieurs, pour alimenter vos discours; mais usez-en sobrement si vous ne voulez dégoûter vos épouses!... Cependant j'entends qu'on rit aux éclats. Qu'est-ce? ces mots me frappent: «Allons, Ligurinus, récite-nous ces vers en l'honneur de Philodème!» A ce nom, je m'approche. Ligurinus tenait déjà son cahier. Je me taisais, quand Barrus se mit à fulminer contre la satire, à moins, dit-il, qu'elle ne fasse la guerre aux vices en général, pour corriger les mœurs publiques. Ici, Barrus passe en revue les sujets que la satire doit traiter, ce qui fournit à Sectanus une manière ingénieuse de critiquer les mœurs de son temps. Quant à Philodème, dit Barrus en finissant, il faut le laisser tranquille. C'est un bon-homme qui n'est pas justiciable de la loi Scatinia contre les libertins, à telles enseignes que:

.................. Pellice læva
Utitur, ut fugiat stantes in fornice mœchas.

Grand merci de l'éloge! s'écrie alors Sulcius, l'œil en feu... Que l'enfer engloutisse Philodème dont l'éternel bavardage fait pisser les nymphes d'ennui!... A l'entendre croasser, on dirait qu'il a dérobé une trompette marine... Quelle grace il a quand il ouvre sa bouche en podex de bœuf pour louer son livre de Bion que Rullus met au dessus d'Homère, etc., etc.

La conversation continue quelque temps sur ce ton, après quoi l'horloge venant à sonner minuit, chacun sort de la taverne et regagne son logis.

Sixième satire.—Encore un peu de patience, Philodème; ma colère n'est pas éteinte. Il me reste quelque chose à te dire. Tu ne dois pas t'en plaindre; car, grâce à moi, ton nom vivra dans la postérité, au lieu que, sans moi, ta célébrité n'eût duré qu'un jour. Mais c'est la dernière fois que je te parlerai latin...:

Juvat patrios labris attingere fontes
Et mea verba loqui, puero quæ sedula nutrix
Et soror et mater docuit cum poscere mammam,
Cum poma et vini cyathum suxisse volebam.

Cependant voici Pétus qui frappe à la porte de son maître Cratinus. Sur le nom de Philodème, il vient s'enquérir de cet inconnu personnage. Cratinus lui répond: «Mon enfant, lorsque le vertueux Innocent faisait resplendir la tiare dans Rome, survint un certain pédant, des bords parthénopiens, sordide dans ses mœurs comme dans sa personne, qui prit insolemment la toge, courut baiser le seuil des grands, et se mit à conspuer, par envie, le mérite partout où il le rencontrait. Un homme parut alors qui, indigné, aspergea le front de Philodème de vinaigre castalien.—Mais comment ce vil pédant trouva-t-il tant d'amis puissans?—Avec le secours de ses débauches et de ses basses flatteries. D'ailleurs il eut moins d'appuis que la satire ne lui en suppose: la poésie a ses licences. Puis, veux-tu savoir la vie des amis de Philodème? la voici.» Suit une revue satirique, sous des noms anciens, de divers individus fameux dans le temps par leurs vices, revue qui n'a plus d'intérêt aujourd'hui. Cratinus finit par conseiller à Pétus de fuir les muses et de s'adonner exclusivement à l'étude des lois et à la vie laborieuse des procès...:

..... Astutæ plus conferet una rubricæ
Regula quam centum Flacci, doctique Marones.

Mais il est tard, à demain!

Septième satire.—Mais je n'ai pas dit mon dernier mot; je reviens sur mon serment de ne plus écrire de satires latines. Philodème, ton arrogance et ton front proterve me réveillent. Pardonnez, muses, il faut que je frotte encore mon vilain. Tu as paru devant le prêteur, ô Philodème! tu t'es écrié que les mœurs étaient perdues si Sectanus n'était puni de mort. Tu as donné le signal au licteur, incertain du véritable nom de ce Sectanus, auteur des satires qui te blessent, et tu l'as dénoncé comme si tu le connaissais. Maintenant, sorti du tribunal, te voici au théâtre où tu viens récréer ton humeur de Caton. Là tu n'arrêtes pas seulement tes regards libidineux sur les femmes du cinquième et du sixième ordre, tu les adresses impudemment à la noble jeunesse de Rome. Ah! si les anciennes lois n'avaient pas péri, comme on te ferait quitter ces hauts rangs où tu te places! Hors d'ici, Calabrois! hors d'ici!—Mais, où irai-je?—Au dernier rang, notre ami! Mais ton insolence ne doute de rien. On t'entend partout élever la voix, rire, insulter au ciel si la scène te déplaît, si quelques accords ou quelques vers semblent durs à ton oreille. Tu craches, tu te mouches, tu cries bis! Au sortir du théâtre, on te voit aux courses publiques, et là faire l'agréable; on t'y montre au doigt en te faisant les cornes. On t'avertit d'aller plutôt à l'Académie ou au plaids. Tu persistes... Voici des enfans qui jettent des pommes au nez d'un mime... Prends garde, Philodème! que ton front pudibond n'en soit atteint, et que, par suite, les croque-morts ne viennent te couvrir du drap funéraire!

Huitième satire.—Maintenant que mon esprit repose exempt de soucis, apprends-moi, mon cher Lupus, ce qu'on dit, ce qu'on fait dans l'école de Philodème. Je voudrais savoir des nouvelles de cette phalange invincible de lettrés.—Volontiers, répond Lupus; et il commence son récit—«J'étais donc entré, au jour tombant, dans cette enceinte remplie d'une foule de disciples crédules, rangés en statues de marbre devant l'oracle. Philodème y siégeait au dessus de tous, les mains ouvertes. Il s'écria d'un ton solennel: Courage! studieuse cohorte, la pourpre attend la vertu et l'occasion ne présente pas sa chevelure par derrière... Nous sommes à Rome, ce séjour de la puissance. Vous en boirez à pleine coupe si vous retenez mes discours... D'abord, paraissez savans et jurez de vous louer les uns les autres sans réserve ni pudeur... Tel d'entre vous est libertin, louez-le. Tel a passé sept nuits au jeu, dites qu'il s'est enfermé avec ses livres... On vous demande ce que devient Plotin; répondez qu'il se tue à scruter la nature cachée des choses et qu'il en perd le sens amoureux... Il faut ensuite vous former au grand art de la parole. Cet art, le voici: soyez inintelligibles et déclamateurs!... En médecine, dissertez avec Harvey sur la circulation du sang et méprisez Galien... Parlez avec assurance du ciel et des planètes. Saisissez la queue des comètes pour interpréter ce signe si redouté du vulgaire... Le quart de cercle en main, tracez des angles, des tétraèdres, des scalènes comme si vous saviez la géométrie... Donnez-vous pour connaisseurs en médailles et distinguez d'un œil ferme les oreilles de Galba, le nez de Sévère et ce bardache Antinoüs... Quand vous verrez écrit sur quelque marbre le mot inachevé lib..., achevez le mot sans vous soucier que ce soit libertas, ou libertis, ou liberis, ou liber qu'il faille lire... N'estimez que les Grecs et faites fi des Latins... Cicéron? quel est cet homme?... Avancez hardiment que vous savez quelqu'un qui lui aurait soufflé son rang d'orateur s'il eût vécu de son temps; et ce quelqu'un, dites que c'est moi...—Mais Lupus, cela n'est pas croyable. Comment Philodème parlait ainsi à ses disciples? Un marchand d'œufs durs ne ferait pas mieux.—Cela est pourtant vrai, j'en suis témoin. Cependant, écoutez: il disait bien d'autres choses. Par exemple, tombé sur l'art d'écrire, il disait, après avoir déchiré Virgile et Ovide, que le grand secret consistait à noircir beaucoup de papier... Enflez-vous, remuez-vous! continuait-il; pour décrire une rive ombragée au retour du printemps, dites que cette rive se coiffait de feuillage et qu'elle souriait tendrement en ouvrant les lèvres d'émeraude de la prairie... Que les fleurs soient la joie de la terre; et les astres, les fleurs empourprées du ciel!... Pour peindre les premiers travaux de l'agriculture, ne commencez pas ainsi:

.......... Terram versabat aratro
Principio mortale genus, viridique sub ulmo
Dulcia securæ carpebat gaudia vitæ.

«Écrivez:

......... Communis viscera matris
Rusticus insonti ferro lacerabat Orestes,
Ederet ut dulces prægnanti corpore fœtus,
Et circum patulas frondosa palatia quercus.
Pendula flammiferæ ridebat suffura dextræ, etc.

«Il continua, sur ce ton, à nous débiter des sottises, puis s'écria: Jeunes gens! dans le sein de qui coule un sang libre et généreux, et qui ne connaissez pas les chaînes de l'esprit, apprenez à ne pas respecter le passé! La rouille ennoblit-elle le fer? et la sagesse doit-elle son prix à de vieux parchemins? Croyez-moi, voulez-vous être quelque chose? méprisez les anciens. O honte de notre âge, de ne pouvoir penser qu'avec le secours de nos aïeux!... Ce siècle est grand, plus grand mille fois que ses devanciers... Je pourrais vous citer des arts qui lui doivent la naissance. Je me sens échauffé, et une docte salive s'échappe ici de ma bouche.» A ces mots, moi Sectanus, j'arrêtai Lupus, en lui disant: C'est assez. Par Castor! silence! ou Jupiter va nous écraser de sa foudre. Quoi! cette cucurbite a osé lever son front jusqu'aux astres pour les insulter! De l'ellébore! de l'ellébore! etc.

Cette satire, par laquelle se termine notre édition, est la plus belle des huit et peut passer pour un chef-d'œuvre. En tout Sergardi a beaucoup de verve, de raison et d'imagination. Son mérite particulier est de n'être point verbeux, de se hâter vers l'évènement; mérite bien rare chez les modernes et surtout chez ceux de sa nation. Pour de l'esprit, il en est pourvu avec profusion, même en considérant ses compatriotes qui en ont infiniment.


LE RENVERSEMENT
DE LA MORALE CHRÉTIENNE,

Par les désordres du monachisme; enrichi de figures. Deux parties. On les vend en Hollande, chez les marchands libraires et imagers, avec privilége d'Innocent XI. (1 vol. pet. in-4, s. d.)

(1695—1700.)

On voit, par la Préface de ce livre satirique hollandais, qu'il fut imprimé après 1693, c'est à dire de 1695 à 1700. Son titre annonce que c'est une parodie de l'écrit d'Antoine Arnaud, qui parut en 1672, in-4, intitulé Le Renversement de la Morale de J.-C., par les erreurs du calvinisme. On le trouve difficilement de cette édition sans date, dont les figures grotesques, gravées à la manière noire, sont très bien faites dans leur genre. L'ouvrage est dirigé spécialement contre les jésuites, instigateurs de la révocation de l'Édit de Nantes, et généralement contre tous les moines. La préface en est écrite du style le plus amer. L'auteur anonyme fait découler l'institution des moines de certains usages du paganisme, notamment des prêtres dits de la Grand'Mère des Dieux; et cite, à ce sujet, Polydore Vergile, de inventoribus rerum. Chaque figure, qui représente un buste de moine, est suivie d'un quatrain. Nous donnerons la liste de ces figures avec quelques échantillons des quatrains. Le frontispice, ayant pour suscription ces mots: l'Abrégé du clergé romain, montre J.-C. debout au milieu d'une foule d'ecclésiastiques de tout rang et de moines de toute forme, qui tendent les mains, les chapeaux, les capuchons pour avoir de l'argent. Le volume contient deux parties, dont la première, accompagnée d'un double texte français et hollandais, et précédée d'une préface française, ainsi que d'un avis au lecteur en hollandais, a 104 pages et 26 figures; et la seconde, 25 figures sans texte, suivies d'une table hollandaise:

1re fig. Le Roy du Carnaval.—C'est Louis XIV.

2e —— Le père Jacques, roy de l'année passée.—C'est Jacques II d'Angleterre.

3e —— Le père prieur,—qui joue le rôle de fou.

4e —— Le père Dominique,—le verre en main.

5e —— Le père François,—aussi avec son verre.

6e —— Le père Victoire.—Il a l'air tout penaud.

7e —— Le père Ignace,—avec une pincette au collier; pour quatrain:

Je tire les marrons du feu
Et les ames du purgatoire.

8e —— Le père Thomas,—avec une pipe à l'oreille.

Parlez-moi de l'enfer, je m'en soucie peu,
Si j'ay de la santé et du bon vin à boire.

9e —— Le père Antoine,—portant un drapeau à son chapeau, et cette devise: les Délices de la vie.

10e —— Le père Robinet,—avec un robinet sur la poitrine.

11e —— Le père Xavier,—avec l'as de carreau et le valet de trèfle brodés sur son surplis.

12e —— La Luxure,—représentée par une belle dame de la cour, et son confesseur, jésuite, portant pour médaille le monogramme de la compagnie.

13e —— La Gueule;—c'est le frère Boudin mangeant un boudin goulument.

14e —— La Colère;—c'est le père général portant un couteau en aigrette et un sabre à la main, dont il menace les huguenots.

15e —— Le Maistre des cérémonies,—ou l'Orgueil avec une toque ornée de perles et une croix de diamans.

16e —— L'Avarice,—ou le Père sacristain.

17e —— La Paresse,—ou le Frère Morphée.

18e —— L'envie, coiffé d'un capuchon de serpens, avec ce quatrain:

J'enrage; j'ay manqué d'avoir un testament
De quatre mille écus: peste du purgatoire
Qui m'a rompu mon coup! Un autre finement,
En promettant le ciel, a gagné la victoire.

19e —— L'inquisiteur,—portant un couteau en sautoir.

20e —— L'Espion de l'inquisition,—avec un hibou et une boîte; pour quatrain:

Si l'on me voit garny de la boîte à perrette,
C'est pour espionner et surprendre les sots.
Je sçay les attraper avecques mes bons mots,
Et fais ainsy toujours quelque sainte conquête.

21e —— Le Charlatan,—ou la Médisance tirant la langue.

22e —— Le Procureur de l'inquisition,—avec cette légende: les Saintes confiscations.

23e —— Le Trésorier de l'inquisition,—avec un collier de monnaies aux armes de France.

24e —— La Pénitence,—avec une discipline en main.

25e —— Le Moine défroqué,—déchirant lui-même son froc, et renonçant à ce qu'il appelle la Politique des Dévots.

26e —— Le Cordelier devenu évêque,—soufflant dans un cor de chasse, et ne voulant plus que chasser.

27e —— La Finesse,—avec un renard et un serpent sur sa soutane.

28e —— L'Adroit,—ou Frère coupe-bourse.

29e —— L'Insatiable,—représenté par un missionnaire des Indes. Voilà qui est bien injuste; car rien n'est plus beau que les missions des Indes: il y a de quoi, ou peu s'en faut, réconcilier la raison avec les moines.

30e —— Le Délicat,—tenant un dindon d'une main et des poissons de l'autre.

31e —— Le Fourbe,—regardant un masque.

32e —— La Simonie,—avec sa tire-lire.

33e —— L'impie,—rejetant la sainte Bible.

34e —— Le Recéleur,—empochant un collier volé.

35e —— Le père Portugais,—tenant un petit saint Antoine de Padoue, et pour quatrain:

Il faut le fouetter, mais à l'écorche-cu
S'il ne retourne pas nous faire des miracles, etc., etc.

36e —— Le Maquereau,—ou le Marieur de Filles, un maquereau à la main.

37e —— Le Fluteur.

38e —— La Confession,—ou le Vieux Moine et la Jeune Nonne.

39e —— Le père Pierre, avec d'énormes clefs.

40e —— Le père Ange,—entouré d'anges.

41e —— Le père Michel,—entouré de diables.

42e —— Le père Apothicaire,—avec ses drogues.

43e —— Le Séditieux,—le fer et la flamme à la main.

44e —— L'Inexorable,—ou le Moine et le Prisonnier en larmes avec la corde au cou.

45e —— L'Idolatrie,—avec une petite sainte en cire.

46e —— L'Ignorance,—ou le Moine chauve coiffé d'une chauve-souris.

47e —— Le Béat,—au nez camard et à l'œil retourné.

48e —— La Superstition,—se flagellant son vilain dos nu.

49e —— Le Désespéré,—se faisant moine pour vivre.

50e et dernière.—La Révérende mère,—maîtresse d'un cardinal.


HISTOIRE
DES AMOURS DE GRÉGOIRE VII,

Du Cardinal de Richelieu, de la Princesse de Condé, de la marquise d'Urfé, etc.; par M. D. (mademoiselle Durand). Cologne, Pierre le jeune. M.DCC. (1 vol. pet. in-12 de 240 pag., non rogné.)

LES
GALANTERIES DE MONSEIGNEUR LE DAUPHIN,
ET DE LA COMTESSE DU ROURE.

Cologne, 1696, 1 vol. in-8, lavé, réglé, non rogné, fig. par Bussy-Rabutin.

LA CHASSE AU LOUP DE MONSEIGNEUR LE DAUPHIN,
OU LA RENCONTRE DU COMTE DU ROURE,
dans les plaines d'Anet.

Cologne, P. Marteau, 1695. (1 vol. pet. in-12, fig.)

(1695-96—1700.)

Dans le temps que la presse était esclave en France, c'est à dire entre 1625 et 1774 (car avant l'année 1625 l'administration du royaume n'offrant ni régularité, ni unité, la presse y était singulièrement libre de fait, sinon de droit[19], tantôt à Paris, tantôt dans telle ou telle province), alors, dis-je, que faisaient les philosophes téméraires, les politiques frondeurs, les satiriques violens et ces pauvres libellistes éhontés qui n'ont rien pour vivre que la calomnie? Ils allaient vendre leur bagage en Flandre, en Hollande, dans le pays de Liége ou dans la Germanie rhénane, les communications se trouvant faciles sur presque toute notre frontière orientale; et de là nous revenaient, grâce aux soins de Pierre Marteau, de Cologne, de Louis Réfort, de Liége, de Foppens, de Bruxelles, de quantité d'habiles imprimeurs, dits Elzéviriens, répandus dans les Provinces-Unies et les Pays-Bas, et plus tard de Neaulme et de Marc-Michel Rey, d'Amsterdam, bon nombre de traités hardis sur la cour, la politique, la religion, d'histoires galantes, contes, libelles, pamphlets, obscénités rimées, etc., etc., etc., très jolis à l'œil, généralement pleins de fautes, toujours d'autant mieux accueillis qu'ils méritaient moins de l'être, et rendus de jour en jour plus précieux par le caprice du lecteur malin et la rareté relative des ouvrages. A présent l'opération est simplifiée: sitôt qu'un écrivain a quelque injure à dire, quelque calomnie à répandre sur le compte du prochain, depuis le roi jusqu'au berger, ou bien seulement à déclamer contre Dieu, contre l'action des gouvernemens, contre la propriété, contre la famille, contre le droit qu'a la société de se défendre, pour la force brutale, pour l'égalité indéfinie des conditions, pour la communauté des femmes, et autres inventions pareilles, il conclut marché patent avec son libraire, signe son manuscrit, fait lithographier sa figure, et paraît hardiment aux étalages. Le scandale est grand d'abord; mais le temps marche, et tout est oublié. Quelques personnes ont osé le prévoir, et maintenant je pense qu'elles oseront l'affirmer; encore une dizaine d'années, et la licence de la presse aura perdu tout empire en France; soit que les effets, tirés du dévergondage de style, s'usant comme tout ce qui est extrême, les auteurs soient ramenés d'eux-mêmes, par la nécessité de plaire, aux sources inépuisables du bon goût; soit, qu'à défaut de répression légale, la police de la presse venant à passer dans les mœurs, le public, enfin éclairé, impose à ses organes un langage digne de lui, sous des peines que lui seul peut infliger. Dans tous les cas, la multiplicité même des libelles d'aujourd'hui les rendra moins viables que ceux d'autrefois; mais, chose étrange et pourtant véritable, quand ils le seraient autant, les familles auraient encore moins à se plaindre de la presse après son affranchissement que dans le temps de sa servitude. Oui, quels que soient les excès diffamatoires qui la déshonorent de nos jours, elle ne fournit à la malignité rien d'aussi impudent, d'aussi grossier que les Dames illustres de Brantôme, les Amours des Gaules, de Bussy-Rabutin, la France galante, et tant d'autres écrits du XVIIe siècle, sans compter ceux dont je vais dire un mot avec plus de droit qu'un autre de ne les pas ménager.

Je laisse de côté Grégoire VII, et sa confiance dans son ministre Brazut, qui l'avait aidé à empoisonner sept ou huit papes ses prédécesseurs, et ses emportemens amoureux avec la comtesse Mathilde, et ses tendresses céladoniennes pour la belle Théodorine d'Est, et son goût pour les fêtes et les débauches qui avaient fait de Rome, au XIe siècle, une nouvelle Babylone, toutes choses que mademoiselle Durand raconte, que personne ne connaissait avant elle et ne croira sur sa parole; mais vit-on rien de plus platement scandaleux que ces prétendues amours du cardinal de Richelieu avec madame du Roure Combalet, sa nièce, femme qui fut l'ornement de son sexe pendant tout le cours d'une longue et illustre vie, qu'honorait saint Vincent de Paul, et qu'a célébrée Fléchier? Quoi de plus ridiculement odieux encore que ces diatribes sans fin contre le marquis du Roure Combalet, son mari, neveu du connétable de Luynes, courtisan un peu rude, il est vrai, mais brave gentilhomme, qui se fit tuer l'année d'après son mariage, à la tête du régiment de Normandie, au siége de Montpellier, dans une de ces ardeurs de gloire familières aux jeunes courages, ainsi que le dit l'éloquent évêque de Nîmes, dans l'oraison funèbre de sa veuve? Ce jeune homme, quoique cadet de sa maison, entrait dans le monde sous les plus brillans auspices, puisque son alliance, sollicitée par Richelieu, formait le gage de la paix d'Angers, entre la reine-mère et le roi son fils, qu'elle fondait la fortune de l'évêque de Luçon, à qui elle procurait le chapeau, et perpétuait la toute-puissance du connétable. Tant d'espérances s'évanouirent, en un jour, sous les murs d'une ville rebelle; il y a là matière à plaindre la victime et non à l'injurier. La source de ces calomnies, je le sais, vient de la fureur de Marie de Médicis et de Vittorio Siri, son historien à gages. Elle s'est épanchée depuis chez les réfugiés de Hollande, où mademoiselle Durand et le comte de Caylus l'ont recueillie pour en vivifier leurs sottes fictions; mais de si lourds mensonges ne vivifient rien.

Quant aux galanteries du grand Dauphin et de mademoiselle de la Force, comtesse du Roure, si elles sont vraies, je me bornerai à les déplorer, en ajoutant, pour le comte du Roure, qui fut tué, à vingt-deux ans, à la bataille de Fleurus de 1690, que sa mémoire doit recevoir moins d'atteinte des infidélités de sa femme, en dépit des lazzis de la chasse au loup, que du lustre de sa fin glorieuse et prématurée. Une noble mort couvre bien des accidens de ménage et peut consoler les héritiers du nom. MM. de Montespan et de Rohan-Soubise se sont consolés à moins.

[19] En 1834, peu après la composition de cet article, encore manuscrit, M. Leber fit paraître, chez le libraire Techener, une brochure pleine d'érudition, de sens et d'agrément, sous le titre de l'État réel de la Presse et des Pamphlets, depuis François Ier jusqu'à Louis XIV; écrit dans lequel la liberté de fait, et non de droit, de la presse française, pendant cette période, se trouve constatée, mais où l'on voit en même temps très bien réfutée l'assertion émise sans distinction par M. Ch. Nodier, dans un de ses piquans opuscules, que la Presse fut entièrement libre en France avant Louis XIV. Ces deux écrits méritent d'être lus et conservés, tant pour le sel dont ils sont assaisonnés que pour les détails intéressans qu'ils donnent sur quantité d'anciens libelles ou pamphlets.


EVANGELIUM MEDICI,
OU
MEDICINA MYSTICA.

De suspensis naturæ legibus, sive Miraculis, reliquisque ἔν τοῖς βῖβλῖοῖς memoratis, quæ medicinæ indagini subjici possunt, ubi perpensis prius corporum natura, sano et morboso corporis humani statu, nec non motus legibus, rerum status super naturam, præcipuæ qui corpus humanum et animam spectant, juxta medicinæ principia explicantur.—A. Bernard Connor, medicus doctor è regia societate londinensi, etc. Londini, ex sumptibus bibliopolarum Richardi Wellington, etc., etc. (1 vol. in-8 de 200 pages, plus 38 pages de pièces diverses, 5 feuillets de table et 8 feuillets préliminaires, avec le titre.) M.DC.XC.VII.

(1697.)

Les biographies nous apprennent que cet ouvrage, dans lequel le médecin Bernard Connor, catholique et anglican suspect, mort à trente-trois ans en 1698, cherche à expliquer naturellement certains miracles rapportés dans les livres sacrés, que cet ouvrage, disons-nous, fit beaucoup de bruit lorsqu'il parut. Aujourd'hui il n'en fait guère, bien que le paradoxe y soit traité doctement et ingénieusement. Il est dédié au chancelier de l'échiquier, Charles Montague. La dédicace est suivie d'une lettre de l'auteur, en forme de préface, adressée à un de ses amis. On remarque, en tête du livre, une permission d'imprimer, délivrée par les censeurs de Londres Thomas Millington, Thomas Burwel, Richard Torless, Guillaume Dawes, et Thomas Gill, dans le comité de censure, le 9 avril 1697. La liberté de la presse, en Angleterre, n'existait donc pas même pour les livres, neuf ans après la fameuse révolution de liberté, opérée en 1688. Londres pas plus que Paris ne s'est fait en un jour.

Bernard Connor construit son ouvrage sur un sophisme. Il prétend que l'explication naturelle des faits merveilleux relatifs au corps humain que rapportent les Ecritures est capable de ramener les sceptiques et les déistes, en réconciliant la raison avec la doctrine des miracles. Mais comment ne voit-il pas, au contraire, que rien n'est plus propre à ruiner la doctrine des miracles, puisque, s'il réussit dans son dessein, il suivra que les miracles ne sont pas des miracles? Peut-être le voyait-il mieux que nous? Alors il était sceptique lui-même; cependant il est mort en catholique, et rien d'ailleurs n'autorise à soupçonner sa bonne foi.

Sa Médecine mystique embrasse seize articles qui reposent tous sur cette idée fondamentale que l'on peut accorder la réalité des miracles avec la raison, puisqu'il suffit, pour les expliquer, d'admettre une simple suspension des lois du mouvement. Cette assertion, qu'il développe avec beaucoup de science et d'effort, n'est au fond qu'un jeu d'esprit. Qu'importe, en effet, lui répondra le premier logicien venu, que les enfans puissent naître sans pères, les corps combustibles résister à l'action du feu, les corps privés de la vie ressusciter, sans contredire les lois de la génération, celles de la combustion, celles de l'organisation animale, si ces effets ont besoin, pour se produire, de l'hypothèse que les lois du mouvement soient un instant suspendues. Je n'ai point à examiner si vous êtes fondé à dire que tous les effets naturels résultent des simples lois du mouvement; si l'appareil de science dont vous entourez votre système n'est pas seulement bon à en déguiser le vide et la fausseté; si les faits que vous relatez sont constans; si les conséquences que vous en déduisez sont justes; en un mot, si vous êtes bon physicien, bon naturaliste, bon anatomiste, bon médecin; c'est assez que la suspension de ce que vous nommez la grande loi de la nature soit nécessaire à votre explication naturelle des miracles, pour que votre explication cesse d'être naturelle. Les miracles restent miracles avant comme après votre explication, ni plus ni moins. Vous en convenez vous-mêmes implicitement, dès lors que vous concédez que celui-là seul peut suspendre les lois du mouvement qui les a établies. Or, ce moteur suprême, vous reconnaissez, avec tout l'univers, que c'est Dieu. Que gagnez-vous donc à simplifier les moyens dont Dieu se serait servi pour opérer des miracles, sinon à rendre ces derniers moins éclatans, moins dignes de leur auteur, moins utiles à leur objet, en les rendant moins merveilleux? Mais il est temps de considérer de quelle façon l'auteur procède, en lui payant d'abord un juste tribut d'hommages pour la méthode et la science qui règnent dans son livre, et qu'il faut surtout admirer chez un écrivain s'exerçant, sur ces matières difficiles, dans une langue morte.

Bernard Connor pose en principe que la nature humaine est régie par deux lois générales et complexes, celle du mouvement et celle des mœurs; ce qui suppose, dans l'homme, deux substances, l'une matérielle, l'autre immatérielle, ou solide et impénétrable; d'où résultent les corps organiques et les corps inorganiques. Il distingue, dans le corps humain, trois états: l'état de santé, l'état morbide et l'état nommé surnaturel, qui fait l'objet principal de son ouvrage. Avant de s'enfoncer dans les ténèbres de l'état surnaturel, il observe la constitution naturelle de l'homme, qu'il trouve formée d'esprit, de substance animée et de substance corporelle. C'est la substance animée qui, par le ministère des sens, met en jeu l'esprit ou l'intelligence, source de la volonté libre ou réfléchie. La substance corporelle produit le mouvement involontaire du cœur et de la respiration. Remarquons ici en passant le germe de la pensée du célèbre médecin moderne Bichat, sur la distinction de la vie animale et de la vie organique, dans le fameux Traité de la vie et de la mort.

L'organisation du corps humain proprement dit, poursuit Bernard Connor, se divise en parties intégrantes ou palpables, et en particules élémentaires qu'on ne saurait saisir qu'à l'aide de l'analyse chimique. Ces dernières donnent pour principes la terre, l'eau, le sel et le soufre. De la combinaison variée et de la proportion de ces principes, sortent la structure du corps humain, ses fluides et ses solides, la sanguification, les trois mouvemens du sang, savoir: le flux, la fermentation et la circulation, et enfin la sécrétion animale et le mouvement musculaire. A l'état de santé ou naturel, il existe un parfait accord entre les solides et les fluides par leurs services réciproques. Si de cet état naturel on vient à observer l'état morbide ou de nature forcée, qu'y voit-on? que l'harmonie est troublée soit par les solides, soit par les fluides, soit par tous les deux, quel que soit d'ailleurs le siége des maladies, dont les unes suspendent momentanément l'usage de certaines parties du corps, comme l'ophthalmie, la surdité, etc., etc., et les autres le détruisent, comme la goutte, la paralysie, etc.

L'examen approfondi de ces deux états et des moyens de conserver l'un et de corriger l'autre, par la connaissance des causes secondes, faisant plutôt l'objet de la médecine corporelle que de la médecine mystique, l'auteur se hâte d'arriver au troisième état du corps humain, faussement appelé surnaturel, selon lui. Il dit faussement surnaturel, parce qu'il n'admet de fait vraiment surnaturel que dans la supposition de l'anéantissement des particules élémentaires servant à la structure des corps organisés, et que le simple déplacement, le changement de forme de ces corps n'altèrent nullement leurs particules constituantes. Or, aucun des miracles rapportés ne suppose l'anéantissement de ces particules; comme aussi ne saurait-on concevoir qu'un tel phénomène pût avoir lieu, d'après la définition donnée universellement de la matière. Restent donc, pour faits prétendus surnaturels, relativement au corps humain, des changemens de forme, des déplacemens, tous faits, ainsi qu'on va le voir, qui, s'expliquant par la simple suspension des lois du mouvement, suspension émanée de Dieu qui a établi ces lois, ne changent rien à la nature essentielle du corps humain soumis à ces faits prétendus surnaturels.

Maintenant qu'est-ce que le mouvement? Est-ce une entité? est-ce une substance? Non, sans doute; car un corps immobile pèse autant que le même corps mu. (L'auteur donne ici une mauvaise raison d'une chose vraie ou du moins très plausible, car la masse multipliée par la vitesse augmente le poids du corps en mouvement.) Mais suivons-le. Un corps n'acquiert ni ne perd rien, et par conséquent ne communique rien par le mouvement, bien qu'il se meuve suivant de certaines lois, et que les divers phénomènes que nous observons dans la formation du corps humain, dans sa dissolution, dans l'action de ses solides et de ses fluides, etc., soient des effets de ces lois mêmes. Le mouvement n'est donc rien autre chose que la volonté de Dieu.

Autre question: Qu'est-ce qu'un miracle? les uns répondront que c'est quelque effet surprenant qui dépasse les bornes de notre compréhension; à ce compte, la germination d'un grain de blé serait un miracle!... les autres vous diront que le miracle est un effet surnaturel produit par un ordre exprès de la divinité, sans se mettre en peine de définir le surnaturel, et sans songer que tout effet vient de l'ordre de Dieu.

Moi, dit à son tour Bernard Connor, je me bornerai à vous montrer comment, par la seule suspension de ses lois du mouvement, Dieu a pu produire très naturellement ces effets qui vous semblent renverser l'ordre de la nature. Puisque le monde matière ne saurait rien acquérir ni rien perdre, tous les phénomènes qu'on y remarque ne sont ni des créations ni des destructions; ce sont de simples mutations de lieux et de figures. Supposez que Dieu suspende celle de ses lois du mouvement qui place un tel corps en tel lieu, sous telle forme; à l'instant tel homme va soudainement mourir, tel autre ressusciter.

Supposez que Dieu suspende celle de ses lois du mouvement par laquelle un corps mu, venant à en rencontrer un moindre immobile, le déplace; et vous allez voir ce faible mur résister à tout l'effort de la bombe et du boulet.

Supposez encore que Dieu suspende celle de ses lois du mouvement par laquelle la liqueur virile va solliciter le germe du corps humain dans la matrice de la femme, et qu'il ne suspende pas cette autre loi qui meut ce germe où il réside, la femme concevra d'elle-même, etc., etc. Tout ce dixième article, relatif à la génération, qui, par parenthèse, donne de beaucoup la plus belle part aux femmes dans l'action génératrice, n'est pas un des moins curieux à lire.

Viennent ensuite une analyse chimique du corps humain, des observations sur l'état de mort, sur les conditions nécessaires de la résurrection, sur l'état de ressuscité, qui dispensera l'homme de respirer, de manger, etc., et cela toujours en vertu des lois du mouvement. Mais nous en avons dit au moins assez pour faire connaître cet ouvrage systématique où brillent un savoir peu commun et un génie élevé. Il nous reste à justifier par une citation ce que nous avons avancé du talent d'écrire en bon latin qu'avait Bernard Connor; nous la prendrons dans ce dixième chapitre où le sexe est traité si favorablement:

«Ex his inferre datur quantas sibi prærogativas vindicare possunt fœminæ, præ maritis, quantoque cultu et honore liberi matres suas prosequi deberent. Mulier enim sola totum fere generationis opus perficit: ipsa sola semen, seu rudimenta corporis, ante viri consortium continet; multis ærumnis obnoxia est gravida mulier; multis torminibus in partu cruciatur; ipsa pascit fovetque in utero fœtum, et post partum, mammarum lacte alit; unde intentior est ut plurimum matris quam patris in liberos amor. Vir autem post unius momenti voluptatem nihil amplius de partu cogitat, et in ipso libidinis æstu tam parum generando fœtui suppeditat, ut vix parentis nomen mereatur.»

«Ce qui précède fait voir quelles hautes prérogatives les femmes peuvent revendiquer sur les hommes, et quels religieux honneurs les enfans doivent rendre à leur mère. C'est, en effet, la femme qui, presque seule, accomplit l'œuvre de la génération; elle, toute seule, avant d'être unie à l'homme, contient le germe et comme les rudimens du corps humain; de pénibles épreuves l'attendent dans sa grossesse, et mille tourmens la déchirent dans l'enfantement; l'embryon puise la vie et la chaleur dans son sein; l'enfant nouveau-né se nourrit du lait de ses mamelles; et de là cette tendresse maternelle si supérieure à celle des pères pour leurs rejetons; mais l'homme, après l'instant du plaisir de l'amour, ne songe point à ce qu'il fera naître, et dans le feu même de ses transports il contribue si peu au mystère générateur, que c'est à peine s'il mérite le nom de père.»


EXPLICATION
DES MAXIMES DES SAINTS,
SUR LA VIE INTÉRIEURE;

Par messire François de Salignac Fénelon, archevêque duc de Cambrai, précepteur de messeigneurs les ducs de Bourgogne, d'Anjou et de Berry. A Paris, chez Pierre Aubouin, libraire de messeigneurs les enfans de France, quai des Augustins, près l'hôtel de Luynes, avec privilége du roi. M.DC.XCVII. (25 janvier). 1 vol. in-12 de 272 pages, plus 17 feuillets préliminaires pour l'avertissement de l'auteur et l'extrait du privilége.

(1697.)

Le voilà donc ce livre de l'amour pur, destiné par son auteur à devenir le code du vrai mysticisme, composé avec tant de bonne foi, appuyé d'une suite d'autorités si imposantes, depuis les apôtres jusqu'à saint François de Sales, écrit avec tant de grace et d'onction, puis tout d'un coup changé, à la voix d'un pontife intimidé, sur les instances d'un génie austère, ombrageux et inflexible, en une source infecte de corruption pour les ames, que tout chrétien devra fuir, et près de laquelle devra veiller, afin d'en défendre les approches, celui-là même qui s'était flatté, dans la sainte ardeur de son zèle, d'en faire comme un breuvage d'initiation aux tranquilles délices de la vie intérieure et contemplative! Certes, en lisant aujourd'hui l'Explication des maximes des saints, le lecteur superficiel peut s'étonner du bruit qu'a fait ce livre, non moins que du scandale qu'il a causé; mais il faut percer plus avant, ne pas se croire si sage, si cuirassé de raison, et reconnaître deux choses incontestables: l'une, que les questions de métaphysique auront, dans tous les temps, la puissance d'agiter la société humaine, lorsqu'elles seront traitées avec à-propos par des esprits supérieurs; l'autre que, dans ces matières difficiles où les plus fortes intelligences touchent, sans cesse, leurs bornes, si elles ne les dépassent, le champ de l'erreur et celui de la vérité risquant perpétuellement d'être confondus, les disputes sont nécessairement violentes et interminables. Les langues les plus logiques et les mieux faites ne suffisent point à rendre la pensée lorsqu'elle se subtilise à un certain point, et sitôt que les termes cessent de pouvoir être définis, la mêlée devient générale et terrible. Que d'efforts ingénieux et patiens, que de force et de dextérité tout ensemble l'archevêque de Cambrai déploie vainement ici pour échapper à la confusion qu'il prévoit et redoute? Il faut peu parler sur le mysticisme, dit-il en commençant cette controverse qui l'a fait tant parler, de peur de servir de risée aux gens du monde, trop éloignés des voies intérieures, et aussi pour ne point ouvrir, aux ames tendres et exaltées, la carrière des illusions et des pieuses folies. Aussi n'entreprend-il son livre que pour résumer la doctrine avouée des saints sur ce sujet glissant, et non pour faire un livre. Il prétend guider les bons mystiques par la main, entre des écueils sans nombre, armé d'un fil et d'un flambeau sacrés; rien de plus. C'est ainsi que, non content d'exposer dans quarante-cinq propositions, qu'il nomme vraies, toute la chaîne des idées orthodoxes sur les cinq degrés d'amour de Dieu de plus en plus épurés par le désintéressement, depuis l'amour judaïque uniquement attaché aux biens charnels jusqu'à cette parfaite charité où la créature s'anéantit en Dieu; sur la juste distinction à établir entre l'objet de l'amour de Dieu, qui est la béatitude éternelle, et les motifs de cet amour, lesquels peuvent se nourrir de Dieu seul sans aucune idée de béatitude; sur la prudence avec laquelle le bon mystique doit s'avancer d'un degré moindre au degré supérieur, en suivant plutôt la grâce qu'en la provoquant; sur la manière de considérer et de supporter les épreuves intérieures, épreuves extrêmes (et c'est ici la clef de tout le mysticisme) dans lesquelles une ame peut faire à Dieu le sacrifice d'elle-même sans l'outrager; sur la façon dont se concilie, avec l'activité qui tend sans cesse à la perfection dans les actes, l'état d'abandon et de sainte indifférence d'une ame bercée par la confiance et l'amour; enfin sur ces sublimités de la contemplation passive où le mystique, parvenu à la cime de son ame, à la pointe de son esprit, dit l'évêque de Genève, s'épanche et se perd en quelque façon dans la Divinité, faisant oraison sans savoir qu'il fait oraison; c'est ainsi, dis-je, qu'après avoir exprimé avec une clarté surprenante et un charme indicible la doctrine complète des bons mystiques, dans un petit nombre d'articles distincts et progressifs, l'archevêque de Cambrai place, en regard de chacun de ces articles, autant de propositions fausses qu'il tire des premières, afin de montrer à la fois la profondeur de l'abîme et la facilité, pour tous, d'y tomber. Plan vraiment digne de Fénelon, par la pureté de sentiment et la précision d'idées qu'il suppose. On ne saurait assez déplorer qu'un ouvrage si bien conçu, exécuté si habilement, surtout à l'égard du style, qui est merveilleux, n'ait servi qu'à précipiter son auteur dans la disgrace, à compromettre, dans son adversaire, le caractère du premier évêque de France, et à porter le trouble au sein de l'Eglise pendant plusieurs années. MM. de Saint-Sulpice, dans l'édition qu'ils ont donnée dernièrement des œuvres de l'archevêque de Cambrai, seule édition complète qui ait paru jusqu'ici de ce grand écrivain, ont retranché ce livre de leur collection. Cette scrupuleuse réserve peut se concevoir, mais elle ne devra pas enchaîner d'autres éditeurs dont les devoirs seront moins sévères; car, il ne faut pas le dissimuler, si l'Explication des maximes des saints est un mauvais livre, selon la décision canonique, c'en est un admirable sous le rapport de la science et du talent, et les ames tendres, qui cherchent leur consolation dans l'effusion des affections religieuses, s'y exciteront toujours mieux à la charité parfaite que dans la Dévotion aisée du père Le Moine, ou les Allumettes du feu divin, de Pierre Doré. Ce livre mériterait d'ailleurs d'être réimprimé, ne fût-ce que parce qu'on ne le trouve plus communément.


DISSERTATION
SUR
LA SAINTE LARME DE VENDOME.

(Falsitas tolerari non debet sub velamine pietatis.)

(Innocent III.)

Par J.-B. Thiers, docteur en théologie et curé de Vilbraye, avec sa réponse à la lettre du P. Mabillon à l'évêque de Blois, en faveur de la prétendue sainte Larme, et la lettre même du P. Mabillon. A Amsterdam, 1751, 2 vol. in-12. Dédié à Mgr. de la Vergne Monténard, de Tressan, évêque du Mans.

(1699-1751.)

Cette Dissertation est le plus rare des ouvrages de l'abbé Jean-Baptiste Thiers, curé de Vibraye, diocèse du Mans, qui, né en 1636 et mort en 1703, passa la meilleure partie du temps que lui laissèrent les travaux de son ministère et les soins de sa charité, à controverser sur toute sorte de questions de théologie ou d'histoire ecclésiastique. Son goût était naturellement tourné aux joûtes, aux luttes et aux tournois de l'esprit. Beaucoup d'études, un certain talent dialectique, un style mordant et clair, quoique trop prolixe, le tenaient toujours prêt à combattre. Aussi ne voyons-nous guère de querelles contemporaines entre théologiens, où son nom ne se trouve mêlé, ce qui lui suscita plusieurs tracasseries désagréables. Tantôt c'était le savant docteur Gallican, de Launoy, qu'il entreprenait sur l'abus de l'argument négatif, c'est à dire sur l'inconvénient de s'autoriser du silence des auteurs pour nier ou affirmer un fait historique; comme quand on raisonne ainsi, par exemple: l'Evangile ne dit point que Jésus-Christ n'ait pas été maçon à Reims et qu'il n'y ait pas bâti le portail de la cathédrale; donc Jésus-Christ a été maçon à Reims et il y a bâti le portail. Tantôt il s'attaquait aux cordeliers de cette ville, sur le faste ridicule de leur inscription à Dieu et à saint François, tous deux crucifiés. Une autre fois, sous le titre gaillard de Sauce-Robert, il soutenait vigoureusement, contre l'abbé Robert, grand archidiacre de Chartres, le droit des curés de porter l'étole, dans leurs visites, en présence des archidiacres. Un jour, il bataillait, avec autant d'agrément que d'érudition, contre les perruques des prêtres. Le lendemain, il défendait, contre le Père Mabillon, l'abbé de Rancé et sa thèse en faveur de l'ignorance des moines, par opposition à la science des bénédictins. Nous parlons, dans ce recueil, à propos de l'Histoire des Flagellans de l'abbé Boileau, de la réfutation violente et peu sensée qu'il fit de cet estimable ouvrage. L'usage des cloches, le droit d'absolution qu'ont les évêques en matière d'hérésie, la clôture des religieuses, l'immunité des porches des Eglises, le prétendu droit des archidiacres sur la succession mobilière des curés, mais surtout les étranges superstitions introduites dans l'Eglise, exercèrent, tour à tour, la chaleur de sa verve polémique avec des succès balancés. L'abbé Granet, qui avait donné, en 10 volumes in-folio, les Œuvres de Launoy, voulait rendre le même honneur à son adversaire et son émule, l'abbé Thiers, et faire un tout coordonné des 34 ou 38 volumes in-12 qu'il a laissés; je pense qu'il est heureux, pour la gloire de l'auteur, que ce projet n'ait pas reçu d'exécution. Par là, certains écrits de l'abbé Thiers, séparés, surnageront; au lieu que, réunis, ils eussent fort bien pu s'engloutir tous. J'aurais regretté, pour ma part, la Dissertation sur la sainte Larme de Vendôme, qui ruine de fond en comble l'authenticité de cette relique. Est-il croyable que, depuis l'an 1040, au temps de Geoffroy Martel, jusqu'à nos jours, le peuple ait honoré et l'Eglise de Vendôme fait honorer une certaine larme versée par Jésus-Christ sur le corps de saint Lazare, laquelle, recueillie par un ange, qui la donna à la Madeleine, qui la remit, in extremis, lors de son voyage en Provence (voyage parfaitement controuvé), à saint Maximin, évêque d'Aix, aurait été portée à Constantinople, puis accordée, par l'empereur Michel Paphlagon, à Geoffroy Martel, en récompense des secours qu'il lui aurait amenés contre les Sarrasins, de par Henri Ier? Voilà pourtant ce que l'abbé Thiers prétendit renverser, en 1751, et ce que le Père Mabillon prétendit soutenir au nom des bénédictins, parce que la relique était bénédictine. L'agresseur n'eut pas de peine à démontrer que la Madeleine ou l'une des trois Madeleines n'était point venue en France; que Geoffroy Martel n'était point allé à Constantinople; que la tradition de la sainte Larme est purement populaire aussi bien que celle des miracles qu'elle a opérés; en un mot, que c'est une fraude pieuse, inventée, comme tant d'autres, pour illustrer certains lieux et y faire affluer l'argent des fidèles; et, quoi que le Père Mabillon, qui n'aimait pas la dispute, mais que ses confrères aiguillonnaient, pût dire en faveur de la sainte Larme, il ne la réhabilita point aux yeux du sens commun; toutefois, ce dont l'abbé Thiers ne se douta pas, son adversaire eut, sur lui, un terrible avantage; ce fut de lier le sort de la sainte Larme à celui de presque toutes les autres reliques, celles-ci n'ayant guère plus d'appui que la première; en quoi je soupçonne que le Père Mabillon était plus malin, sur ce sujet, qu'il ne paraissait l'être. Quoi qu'il en soit, c'est une chose qui n'est pas médiocrement digne de méditation que le chemin fait vers la raison universelle par le clergé séculier français depuis les fameux Traités des Reliques[20] de Calvin et de Chemnitius. Voici, en preuve, trois passages fidèlement extraits, qui semblent de la même main et qui sont pourtant de mains diverses:

Premier passage.—«Cette tradition n'a pour fondement que l'intérêt particulier des anciens moines, qui ne l'ont établie qu'afin d'achalander leur église...; joli établissement! admirable pour des gens qui s'imaginent assez souvent que la piété leur doit servir de moyen pour s'enrichir (ainsi que parle le saint apôtre), et dont on peut dire: quid non monachalia pectora cogis—auri sacra fames.» (Thiers, Diss. sur la sainte Larme de Vendôme.)

Deuxième passage.—«Il n'y a presque point d'église que l'on ne puisse taxer de superstition, n'y en ayant presque aucune qui n'honore des reliques dont on ne peut prouver la possession par la tradition ecclésiastique.» (Lettre du P. Mabillon contre M. Thiers.)

Troisième passage.—Saint Augustin, dans son livre du Labeur des Moines, se plaignant de quelques porteurs de rogatons qui, déjà de son temps, faisaient marché des reliques des martyrs, ajoute: Si tant est que ce fussent des reliques de martyrs...., la racine de ce mal a été qu'au lieu de chercher J.-C. dans sa parole, dans ses sacremens et ses graces spirituelles, le monde, selon sa coutume, s'est amusé à ses robes, chemises et autres signes extérieurs, laissant ainsi le principal poursuivre l'accessoire.» (Calvin, Traité des Reliques.)

On pousserait aisément plus loin ces curieux parallèles. Il ne faut en tirer aucune induction fâcheuse contre l'Eglise moderne; au contraire. C'est ainsi qu'elle tend, par sa modération pleine de sagesse et sa prudente réserve sur les matières délicates, à se rapprocher, de plus en plus, de la simplicité vraiment philosophique des premiers âges du christianisme. Encore un peu de temps, et le dogme populaire le plus dégagé de superstition qu'il y ait jamais eu au monde (on peut l'espérer du moins) sera, comme au premier siècle de notre ère, celui que les apôtres ont prêché.

[20] Traité des Reliques, ou advertissement très utile du grand proufit qui revient à la chrestienté, s'il se faisoit inventaires de tous les corps saincts et reliques, qui sont en divers païs, trad. du latin de J. Calvin. Autre traicté des reliques contre le décret du concile de Trente, trad. du latin de M. Chemnitius. Inventaire des reliques de Rome, mis d'italien en françois.—Response aux allégations de Robert Bellarmin, jésuite pour les reliques. A Genève, par Pierre de la Roviére. M.DC.I. (1 vol. in-16 de 282 pages, plus 7 feuillets préliminaires. (Peu commun.)


LE COCHON MITRÉ,
DIALOGUE.

A Paris, chez le Cochon, s. d. (1700 environ), 1 vol. in-12 de 32 pages, avec la fig. du Cochon.

(1700.)

On connaît une autre édition, in-12, contenant 28 pages, de ce libelle infame et calomnieux, mais recherché pour sa rareté, attribué, selon M. Barbier, à François de la Bretonnière, bénédictin de Saint-Denis, réfugié en Hollande sous le nom de Lafond. Les deux éditions, probablement imprimées à Cologne ou Amsterdam, le sont également sans correction aucune: l'ouvrage n'en méritait pas. L'auteur, dans cette satire sous la forme d'un dialogue entre Scarron et Furetière, poursuit, sans goût, sans esprit ni mesure, Louis XIV, madame de Maintenon, le cardinal d'Estrées et Le Tellier de Louvois, archevêque de Reims. Dès le début, Scarron apprend à Furetière que la belle Scarron était une coquine qui avait vécu avec le maréchal d'Albret, et lui donnait, dans ce temps-là, à lui pauvre c..., pour tout profit, des garnisons importunes, de celles qu'on chasse avec l'onguent gris (unguentum grisum); que le jésuite, confesseur du roi, justifiait bien, par sa conduite, le proverbe: Jacobin en chaire, cordelier en chœur, carme en cuisine, jésuite en..... mauvais lieu; que tous les évêques de France imitaient ce bel exemple, etc. Furetière ne demeure pas en reste de révélations avec Scarron. Il lui raconte, entre autres turpitudes, que le cardinal d'Estrées surprit un jour sa nièce, la marquise de Cœuvres et madame de Lionne, mère de cette dame, couchées ensemble avec le duc de Saux; qu'il s'empressa de rendre son neveu témoin de l'aventure et se fit ensuite payer son silence des faveurs de sa propre nièce, ladite marquise de Cœuvres. Suit un récit des fredaines de l'archevêque de Reims avec la duchesse d'Aumont, femme de son beau-frère, le marquis de Créquy. Furetière finit par cette sentence: «On pourra nommer l'histoire des évêques l'histoire cochonne, comme on dit l'Histoire auguste en parlant de celle des empereurs.» Certes il fallait être bien maladroit et bien aveuglé par la vengeance, pour se donner des torts envers le méprisable auteur d'une telle satire; et pourtant on s'en donna d'impardonnables. La justice française, se ravalant jusqu'au guet-apens, ourdit une trame à l'aide de laquelle le libelliste, trahi par un juif, fut saisi sur terre étrangère, puis transporté au mont Saint-Michel où il mourut. C'était là le seul moyen d'appeler la pitié sur un tel misérable qui, du reste, n'a pu et ne pourra jamais porter atteinte au clergé de France, clergé, malgré de grands scandales (et quelle profession n'en fournit pas?), le plus vénérable peut-être et le plus savant qui ait paru dans le monde, depuis les Hilaire de Poitiers, les Martin de Tours, les Suger, les Bernard, jusqu'aux Bossuet, aux Fénelon, aux Juigné, aux Gallard et aux Cheverus.


LE PLATONISME DÉVOILÉ,
OU
ESSAI TOUCHANT LE VERBE PLATONICIEN,
DIVISÉ EN DEUX PARTIES.

A Cologne, chez Pierre Marteau. (1 vol. in-12.) M.DCC.

(1700.)

Le sieur Souverain, auteur du Platonisme dévoilé, était un ministre de Poitou qui fut déposé par les siens trois ans avant la révocation de l'édit de Nantes pour fait d'arminianisme. N'oublions pas ici que l'hérésiarque Arminius, né en 1560, mort en 1609, bien qu'il fût ami de Théodore de Bèze, refusait tout à la grâce et accordait tout au libre arbitre, qu'il alliait avec la prédestination par le moyen des mots, ainsi que font messieurs les docteurs qui expliquent ce qu'ils n'entendent pas. Cet hérésiarque eut un grand nombre de disciples fanatiques dont le synode de Dordrecht eut la charité de faire mourir plusieurs pour l'honneur de la réforme, à l'exemple de Calvin qui fit mourir Servet pour le même honneur. O que les dogmatisans de profession sont souvent une vilaine peste!

Or, le sieur Souverain, s'étant réfugié en Hollande, fut, à l'instant, rejeté des Hollandais qui portaient alors, dans leur christianisme épuré, un esprit de fanatisme et d'intolérance égal à celui qu'ils reprochaient aux catholiques; tant les sectaires sont équitables! De guerre las, le malheureux passa en Angleterre, où il embrassa la religion épiscopale, et y mourut vers l'année 1700, non sans s'être fait beaucoup d'ennemis dangereux par son livre, mais aussi quelques amis dévoués, à cause de sa bonne foi, de la douceur de ses mœurs et de la simplicité de son caractère, car c'était un excellent homme, et, dans le fond, un homme très religieux.

Maintenant qu'est-ce que son fameux livre du Platonisme dévoilé? S'il en faut croire le père Baltus, jésuite, qui l'a réfuté, c'est une folie détestable qui tend à faire des premiers Pères de l'Eglise de vrais plagiaires de la philosophie platonicienne. Mais laissons là Baltus, le réfutateur universel, qui a réfuté le lourd historien des oracles Vandale, le malin historien des oracles Fontenelle, qui fut réfuté à son tour par Leclerc, puis qui réfuta Leclerc, et qui eût réfuté cent ans durant, si cent ans il avait vécu, et suivons rapidement le fil des idées du sieur Souverain, autant que notre faible compréhension nous le permettra, en déclarant d'avance que nous n'entendons nullement répondre des pensées de l'auteur dans ce sujet scabreux, où l'hérésie est imminente, vu qu'à nos yeux il n'y a rien de plus fou, ni de plus condamnable qu'une hérésie.

Le verbe n'est point une personne ou hypostase de la Divinité, mais une simple manifestation de la Divinité aux hommes. Par conséquent, dire que le verbe est égal au père, c'est proférer des mots qui n'ont pas de sens et tenir la doctrine de la préexistence du verbe, c'est embrasser une ombre. Cette manifestation s'est incorporée à la chair de Jésus-Christ, en sorte que le verbe est réellement corporel. L'esprit de Dieu ou le Saint-Esprit n'est autre chose qu'une communication intérieure de la Divinité à ceux qu'elle choisit pour ministres de ses volontés; d'où il suit qu'il peut y avoir, de sa part, communication sans manifestation, et vice versa.

Dieu s'est fait connaître à nous sous des images grossières pour se proportionner à la faiblesse de nos esprits. Ne craignons donc point de le rabaisser en lui prêtant des formes humaines, comme quand nous disons que la terre lui sert de marchepied. Nous le concevons mieux en procédant ainsi, à son exemple, qu'en nous servant, pour le désigner, d'expressions chimériques, telles que verbe, trine unité, et autres semblables; car ces expressions ne représentent que des êtres de raison, c'est à dire des idées et rien de plus. Les plus grands philosophes, Pythagore, Socrate, Platon, qui ont employé des termes abstrus et métaphysiques, en philosophant sur les principes du monde, en sont toujours venus à dire, après bien des obscurités, qu'il était la production ou d'une raison universelle, ou d'un esprit infus qui l'animait; et quand Platon, notamment, s'est élevé jusqu'à la connaissance d'une sorte de Trinité, en considérant Dieu comme bon, comme sage et comme puissant, il n'a fait que reconnaître, dans les merveilles de l'univers, le fruit de la bonté, de la sagesse, de la puissance d'un être unique. Qu'on ne parle plus du prétendu démon de Socrate! Socrate n'avait point d'autre démon que son propre génie très raisonnable. La raison bien consultée et bien entendue est les oracles des sages. Diogène disait: «Ceux qui ont de l'esprit se peuvent fort bien passer des oracles.»

Nous prenons pour des hypostases de pures allégories dont Platon s'enveloppait, par prudence, aux yeux du vulgaire païen qui faisait périr ceux qui niaient la pluralité des dieux. C'est ainsi que sa cosmogonie s'est changée en théogonie. Bien des Pères de notre primitive Eglise, tels que Tatien, Théophile d'Antioche et autres que je ne nommerai pas par respect, voulant relever le christianisme de la simplicité populaire de l'Evangile, ont adopté ces interprétations allégoriques des platoniciens, à peu près comme nos chimistes prétendent trouver leur art dans la Genèse: cabale partout. Aussi M. Le Vassor, dans son Traité de l'examen, confesse-t-il qu'Origène, en Orient, et saint Augustin, en Occident, ont tellement embarrassé la théologie en tâchant d'ajuster le christianisme avec la philosophie, qu'à peine peut-on distinguer leurs sentimens sur plusieurs points importans de la religion. Ce sont de vrais gnostiques, quoiqu'ils n'admettent pas trente Eons ou trente personnes distinctes dans l'essence divine, ainsi que le faisaient les gnostiques proprement appelés, ces disciples de Simon et de Basilides, ces Œdipes du mysticisme érudit.

Philon doit être rangé parmi les rêveurs platoniciens ou plutôt parmi ces allégoriciens qui donnaient leurs considérations pour des hypostases, autrement pour des êtres réels. Le temps a comme revêtu d'un corps ces allégories fantastiques, en quoi il a fait le contraire de nos alchimistes qui changent la plus grossière matière en or, car il a changé l'or en matière grossière. Socrate avait réduit la philosophie à la morale; ainsi fit l'Evangile. Platon alla plus loin et la porta jusqu'à la théologie; ainsi ont fait les Pères.

Les interprètes de l'Ecriture ont souvent cherché un sens caché où il n'y avait à éclaircir que des formes grammaticales. C'est toujours l'erreur qui enfante le mystère. L'antiquité chrétienne était si engouée du platonisme, qu'elle a fait disparaître tous les livres des Pères judaïques, c'est à dire des chrétiens de la circoncision, pour ne laisser vivre que les Pères platoniciens, tels que Justin, Athénagore, Théophile, Tatien, Irénée, Clément Alexandrin, Origène, Tertullien, Arnobe, Lactance et autres de la même espèce. Or, nul ne sera jamais bon platonicien, dit judicieusement le grand Cœlius Rhodigiamus, s'il ne fait son compte qu'il faut entendre Platon allégoriquement; par conséquent, il faut entendre allégoriquement les premières paroles de l'évangile saint Jean touchant le verbe.

Telle est, en substance, la première partie du platonisme dévoilé! La seconde partie traite un sujet trop délicat en style trop cru. Nous n'en dirons rien pour cette raison, nous bornant à énoncer que le sieur Souverain nous paraît inconséquent, puisqu'il prétend n'être ni arien, ni socinien.

Pour finir, si nous voulions caractériser cet auteur philosophiquement, nous dirions qu'il écrivait avec sincérité dans le sens d'un pur déisme révélé, et sous l'inspiration de sa raison propre, soutenue de lectures profondes et savantes. Que si nous voulions le faire honnir, nous dirions simplement qu'il était unitaire, autrement qu'il ne voyait, dans Jésus-Christ, que la manifestation vivante d'un Dieu bon, sage et puissant; et là dessus, les gens de crier: Ah! l'unitaire, l'unitaire! Quant à nous, qui croyons fermement en un seul Dieu, souverainement bon, sage et puissant, nous ne sommes, n'avons été, ni ne serons jamais unitaires; et si quelqu'un nous appelle unitaires, nous lui répondrons qu'il en a menti.


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