Analectabiblion, Tome 2 (of 2): ou extraits critiques de divers livres rares, oubliés ou peu connus
LES DEUX CHEVAUCHÉES DE L'ASNE,
SAVOIR:
1o. Recueil faict au vray de la Chevauchée de l'Asne faicte en la ville de Lyon, et commencée le premier jour du moys de septembre mil cinq cens soixante-six, avec tout l'ordre tenu en icelle. A Lyon, par Guillaume Testefort, avec privilége et cette épigraphe: Mulieris bonæ beatus vir. Récit en prose et en vers, formant 40 pages in-8, réimprimé in-8 à Lyon, par J.-M. Barret, à 100 exempl. seulement, en 1829.
2o. Recueil de la Chevauchée de l'Asne faicte en la ville de Lyon le dix-septième de novembre 1578, avec tout l'ordre tenu en icelle. A Lyon, par les Trois Supposts, avec privilége et l'épigraphe précédente. Réimprimé à Lyon, en 1829, chez J.-M. Barret, 100 exempl., in-8, par les soins du même amateur anonyme, qui prend pour initiales les lettres B. D. P. Ces deux recueils sont précédés de préfaces savantes et suivis de glossaires. De nombreuses notes éclaircissent les obscurités du texte et nous fourniront la meilleure part des brèves remarques auxquelles ces deux opuscules rarissimes vont donner lieu.
(1566-78—1829.)
C'était un usage consacré dans nos anciennes mœurs, à la fois grossières et joyeuses, que les maris trompés par leurs femmes avec un certain éclat de scandale subissent la honte publique d'être promenés sur des ânes, la face tournée vers la queue de l'animal; et cela en grand cortége de corporations et de confréries burlesques, telles que celles des moines de l'abbaye de Mal Gouvert, des supposts de la Coquille, des bavards de Confort, etc., etc. Cette promenade, où l'on étalait une sorte de luxe, se criait trois fois par la ville avec pompe; et le spectacle en était donné comme une fête, le plus souvent pour célébrer l'entrée de quelque personnage illustre. La Chevauchée de 1566, par exemple, fut offerte en hommage à la duchesse de Nemours, femme du gouverneur de Lyon, lors de son entrée dans cette ville; et ce n'est pas une des moindres particularités de cette fête. Les drolles, c'est à dire ces animaux monstrueux indignes de porter le nom d'hommes, qui s'étaient laissé battre par leurs femmes, y marchaient devant le seigneur de la Coquille, et endurèrent bon nombre de brocards qui furent ensuite imprimés en huictains. Mais ce qui doit surprendre dans le détail circonstancié d'une telle solennité, c'est que l'ordre le plus parfait y régna, dit l'historien: «Oncques n'y eust querelle ny parolle fascheuse, ny en faicts, ny en dicts, aulcuns scandalles, et ne fut tout ledict jour question que de plaisir, joie, solas et récréation, dont Dieu soit à jamais loué éternellement, amen.» N'oublions pas ce point, que ledit jour, la troupe joyeuse assista au baptême d'un enfant du chevalier Sainct-Romain, lequel fut nommé Roland. Or, pour que rien ne manque au mélange du sacré et du profane, il faut savoir que le nom de Sainct-Romain n'appartenait pas à un vrai chevalier, mais à un des rôles de la farce. Il y avait toujours, à Lyon, un chevalier Sainct-Romain dans les chevauchées de l'asne, comme il y avait une princesse de la Lanterne, un comte de la Fontaine, un abbé du Temple, un gentilhomme de la rue du Boys, un capitaine du Plastre, etc. La coutume de ces chevauchées n'était pas bornée à la France; on la voit en Angleterre, ainsi que le témoigne sir Walter Scott dans son roman des Aventures de Nigel; mais avec cette différence, tout à l'avantage de la raison des Anglais, que la femme coupable y subissait la chevauchée sur le même âne que son mari trompé ou battu. Il y avait là, au moins, une ombre de justice, tandis que, chez nous, on punissait le ridicule et non le crime. Ceci peut offrir aux moralistes un texte de méditation. Au reste, les chevauchées de l'asne ne sont pas nouvelles. Notre savant éditeur en voit des exemples dans Plutarque, à propos des Pisidiens qui, plus équitables encore que les Anglais, s'en servaient exclusivement contre la femme adultère. Mauvaise justice après tout! la bienséance moderne qui voile ces grandes fautes et la charité chrétienne qui les pardonne valent beaucoup mieux.
LA VEDOVA,
Commedia facetissima di M. Nicolo Buonaparte, citadino Florentino, nuovamente data in luce con licenza et privilegio. In Fiorenza, appresso i Giunti M.DLXVIII. 1 vol. pet. in-12 de 96 pages, plus 7 feuillets préliminaires, en 5 actes et en prose.
(1567-68.)
M. Brunet, qui se trompe si peu, a pourtant tort de dire que cette pièce parut pour la première fois en 1592, chez les Giunti, puisque notre édition, dûment revêtue de son privilége, est dédiée, par Jacob Giunti, à la très noble dame Soderina de Nerli, le 30 octobre 1567, et porte, pour l'impression, la date de l'année suivante. Cette comédie, dont la scène est à Venise, devrait s'intituler les Petites et Mauvaises Maisons ouvertes, car elle est aussi folle que cynique, ou tout au moins, la fausse veuve, car ce n'est pas d'une veuve qu'il s'agit dans l'action principale, mais d'une femme mariée crue veuve.
Démétrius, Candiote, jadis marié à la belle madame Hortensia, qu'il croit avoir perdue grosse, il y a dix-huit ans, dans un naufrage, tombe amoureux, à Venise, d'une dame Hortensia, vivante image de sa femme, qui a chez elle sa fille nommée Drusille et sa nièce Livie, deuxième fille de Parion, son frère. Le prétendu veuf s'ouvre de sa nouvelle passion au prêtre Amerigo, lequel se charge de disposer les choses, si faire se peut, en sa faveur. Or, cette dame Hortensia, qui se croit veuve aussi depuis dix-huit ans, par suite du même naufrage, et que Démétrius ne reconnaît pas, est précisément sa femme. Premier nœud de la pièce. D'un autre côté, le jeune Fabricio est épris de Livie et confie ses tribulations au parasite Ingluvio. Il sait que Parion et Hortensia ont résolu de donner Livie en mariage à Emilio, fils cadet du vieux Lionardo Farinati, pour compléter l'alliance entre les deux familles; Cornélie, sœur de Livie, étant déjà mariée à Tiberio, fils aîné de Lionardo. Il charge Ingluvio le parasite d'aller trouver l'entremetteuse Papera, et de lui remettre une lettre pour Livie, dans laquelle il donne, à cette jeune fille, rendez-vous en tel lieu, à telle heure, dans une gondole. Second nœud. D'autre part encore, le vieux Lionardo Farinati a un frère, le vieux Ambrogio. Ce dernier, que l'union des deux fils de Lionardo avec les deux filles de Parion met en goût de mariage, s'avise de vouloir épouser Hortensia, la fausse veuve. Son frère se moque de lui: «N'as-tu pas honte de faire ainsi le jeune homme,» lui dit-il: «Veux-tu donc que ta messe d'épousailles devienne ton extrême onction? L'amour est comme la truffe qui donne la vie aux jeunes gens et des vents aux vieillards.» Ambrogio ne se laisse pas convaincre et charge le parasite Ingluvio de voir l'entremetteuse Papera pour qu'elle décide Hortensia, la fausse veuve, à recevoir ses hommages surannés. Ingluvio s'acquitte de la double commission de Fabricio, amant de Livie, et d'Ambrogio poursuivant de madame Hortensia, auprès de Papera, l'entremetteuse, qu'il rencontre précisément comme elle sort de confesse et n'en est que plus en train de faire son double message. Troisième nœud. Enfin Emilio, second fils de Lionardo Farinati, consent, pour plaire à son père, à demander la main de Livie qui n'aime que Fabricio, et refuse les empressemens de Drusille qui a conçu pour lui des sentiment très vifs, je ne sais pourquoi, car il est bien froid, bien pédant et bien ennuyeux. Papera, dont le rôle est de se mêler de toutes les affaires de ce genre, se mêle d'endoctriner Emilio. Elle perd son temps avec ce cagnaccio qui s'obstine à épouser, à ses risques et périls, une jeune fille dont il n'est pas aimé, au lieu d'une dont il est l'idole, et cela, sans passion aucune, et seulement parce que son papa le souhaite. Quatrième nœud. Maintenant, voyons comment toutes ces intrigues se débrouillent entre les mains de l'entremetteuse, du parasite et du prêtre.
D'abord Papera se rend au logis de la fausse veuve; elle plaide pour Ambrogio; mais quoi! plaider pour un vieillard amoureux, il faut échouer; elle échoue. Madame Hortensia étant sortie, Papera tâche de gagner Santa sa servante, et de mettre celle-ci dans les intérêts de Fabricio près de Livie; elle réussit, après quoi la voilà de nouveau en course. Lionardo Farinati, qui la voit s'esquiver de la maison d'Hortensia, la semonce en termes peu châtiés, et avertit la fausse veuve de se mieux garder à l'avenir. Tous deux conviennent, pour sûreté, d'envoyer Drusille et Livie au couvent jusqu'au retour de Parion, époque des noces projetées. Les jeunes filles iront au couvent, mais on les en sortira bientôt, parce que les parasites et les entremetteuses savent le chemin des couvens tout aussi bien que celui des veuves vraies ou fausses. Papera la ruffiane, ainsi que la désigne effrontément l'auteur, se trouvant en pleine voie publique, s'amuse à des lazzis avec la servante Santa qui se dit grosse, sans savoir de qui, et demande à la Fortune une place de nourrice. Survient une autre bonne pâte de servante nommée Rosa. Celle-ci est aux gages d'une courtisane qui s'appelle aussi Hortensia. Rosa en a fait de belles dans son temps. «Je me souviens, dit-elle, d'un certain meunier, mon galant, grand curieux de poids et de mesures, qui avait si bien l'usage de peser, que sa romaine rencontrait la coche sans qu'il y mît la main.» «Mi recordo, che io stettigia con' un mugnaio, che non faceva altro che pesar mi, et era fatto si praticho nel trovar la mia taccha, che di botto vi metteva il romano, senza haverlo a bilanciar con le dita.» Sur ces entrefaites arrive la courtisane Hortensia, qui, ayant su les projets de Démétrius sur Hortensia, la fausse veuve, et toute l'histoire de ces deux époux, propose à Papera de l'aider dans le dessein qu'elle a d'attraper le prétendu veuf, en se donnant à lui pour Hortensia la fausse veuve, c'est à dire pour la véritable épouse retrouvée de Démétrius. Papera n'a garde de refuser ses services. La fourberie sera profitable, car la dépouille de Démétrius est bonne; la chose est convenue et les deux scélérates sont en action, ce qui forme un cinquième nœud. Démétrius s'offre, de lui-même, aux filets. Hortensia la courtisane, qui ressemble parfaitement à la fausse veuve Hortensia, aborde sa dupe, la questionne, la reconnaît, s'écrie: «Quoi! c'est vous, mon cher mari!» se trouve mal et joue si bien son personnage que voilà Démétrius entraîné au logis de la courtisane, la prenant en tout pour sa femme, et lui donnant la clef de sa cassette de joyaux, afin que Rosa, la servante, aille la chercher dans son auberge où il l'a laissée en dépôt à son valet espagnol Campana.
Cependant, comment vont les amours de Fabricio et de Livie? Ici, de grâce, un peu de mémoire et d'attention. Les deux jeunes filles, Livie et Drusille, ne sont plus ensemble chez madame Hortensia la fausse veuve; vous savez bien que, sur les conseils du vieux Lionardo Farinati, elles ont été conduites au couvent. Elles ne sont même plus au couvent, d'où on les a retirées parce que l'intrigue amoureuse les y avait suivies; elles sont cachées, en attendant le retour de Parion, Livie dans la maison de Lionardo et Drusille seulement, chez la fausse veuve, sa mère. Lionardo et madame Hortensia la fausse veuve croient, pour cette fois, Livie à l'abri. Tiberio, ce fils aîné du vieillard Lionardo et l'époux de Cornélie, sœur de Livie, imagine un moyen court d'en finir avec Fabricio et d'assurer la possession de Livie à son cadet Emilio. «Mon père, dit-il à Lionardo, convenons avec Livie que, cette nuit, elle recevra dans son lit sa sœur Cornélie, ma femme, sous un prétexte quelconque; au lieu de Cornélie, nous y introduirons, sous ses habits, mon frère Emilio, et demain tout sera dit. Le plan est adopté, mais il avorte, grâce au parasite Ingluvio. Le drôle a de bonnes oreilles, il a entendu le dialogue de Tiberio et de son père; il a révélé le complot à Fabricio; celui-ci gagne son rival Emilio de vitesse; il revêt des habits de femme, il se fait passer pour Cornélie; on le met dans le lit de Livie sous le nom de sa sœur, croyant y mettre Emilio, tandis qu'Emilio, par la ruse d'Ingluvio et de son valet Forca, est introduit dans le lit de Drusille, au logis de la fausse veuve, toujours sous le nom de Cornélie, avec des habits de fille; et le bon de l'affaire est que ce cagnaccio d'Emilio, qui ne pouvait souffrir Drusille, n'a pas plutôt couché avec elle, croyant coucher avec Livie, qu'il en est enchanté; de sorte qu'au matin, quand la double méprise sera éclairée par les rayons du jour, le bonheur de Fabricio et de Livie ne surpassera point celui d'Emilio et de Drusille; et ce merveilleux résultat des fourberies d'un parasite et d'une entremetteuse sera plus sage que tous les calculs de Lionardo et de la fausse veuve. Après cela, fiez-vous donc à la prudence des parens pour marier la jeunesse! L'adroit parasite ne s'est pas borné, du reste, à terminer deux romans dans une seule nuit; il s'est encore donné le plaisir d'une farce, en faisant accroire au vieux Ambrogio qu'il lui amenerait madame Hortensia, la fausse veuve, dans son lit, tandis qu'il y introduit une nourrice. Mais comment toutes ces introductions nocturnes peuvent-elles s'opérer et s'opérer par des tiers? c'est le secret des comiques italiens du XVIe siècle. Cela ne se peut, répondrai-je, que par une suite de bourdes, de contes à dormir debout, d'invraisemblances choquantes qu'il est impossible d'analyser, et qui supposent, pour réussir, premièrement, sur la scène, de triples fourbes d'un côté, de triples imbécilles de l'autre; secondement, dans la salle, des spectateurs sans mœurs comme sans goût. Vainement dirait-on, pour excuser de pareilles folies, qu'originairement la comédie des Italiens était une imitation de la comédie latine: les Latins ont, sans doute, nous l'avons reconnu, des parasites, des entremetteuses, des valets fourbes et fripons, des jeunes filles galantes, des jeunes gens libertins, des vieillards ridicules et bernés; ils en ont même beaucoup trop; mais, en général, ils ont, du moins, l'art et le bon-sens de reléguer les invraisemblances de leur fable dans l'avant-scène et au dénouement; du reste, leur action est d'ordinaire habilement conduite, leur dialogue est vrai, les mœurs sont, chez eux, fidèlement reproduites, les caractères bien soutenus et tracés sans grotesque; or, c'est ce qu'on ne trouve guère dans la comédie des Italiens et nullement ici. Achevons de nous en convaincre. Voilà bien, de compte fait, trois des cinq intrigues dénouées; reste à deux, celle de la fausse veuve Hortensia et celle d'Hortensia la courtisane. Nous avons laissé cette dernière en possession de son faux mari Démétrius, et au moment de mettre la main sur les joyaux de sa victime. Tout irait bien pour elle et pour Papera sa complice, sans le prêtre Amerigo qui a découvert que Démétrius est l'époux de la fausse veuve, et s'est pressé de conduire cette dame au logis de son ressuscité. Madame Hortensia trouve sa place occupée par Hortensia la courtisane. Grand débat entre les deux femmes; grande perplexité chez Démétrius. Le pauvre Candiote ne sait laquelle entendre. A la fin, il s'avise d'une espèce de jugement de Salomon, et c'est le meilleur incident de l'ouvrage. «Je donnerai, dit-il, mon trésor à l'une de vous, à l'autre ma personne, choisissez!» La courtisane ne manque pas de choisir la cassette et la fausse veuve le mari. C'en est fait, tout est éclairci. Démétrius garde sa cassette, reprend sa véritable femme. On marie Drusille à Emilio, Fabricio à Livie; la courtisane retourne à ses affaires; Lionardo Farinati est content; Ambrogio se console avec la nourrice. Le parasite, l'entremetteuse, les valets et les servantes s'écrient: Nozze, Nozze, nous allons manger des chapons, des poulets, des oies, des outardes, et boire bien du vin blanc de Milan, et la toile tombe.
Si Molini, en réimprimant, dans l'année 1803, cette pièce folle et ordurière de Nicolo Bonaparte, prétendit faire une malice, c'est une sottise; si c'est une flatterie à cause de la date, sottise plus grande mille fois.
PANOPLIA,
Omnium illiberalium, mechanicarum aut sedentariarum artium genera continens, quotquot unquam vel a veteribus, aut nostri etiam seculi, celebritate excogitari potuerunt, breviter et dilucide confecta: carminum liber primus, tum mira varietate rerum vocabulorumque, novo more excogitatorum copia perquam utilis, lectuque perjucundus.—Accesserunt etiam venustissimæ imagines omnes omnium artificum negociationes ad virum lectori repræsentantes, antehac nec visæ, nec unquam editæ. Per Hartmannum Schopperum, novo-forens Noricum. Ex typis Georgii Corvini, impensis Sigismundi Feyerabenti. Francofurti ad Mœnum, cum privilegio Cæsareo. (1 vol. in-12 de 147 feuillets non chiffrés, contenant 132 pl. joliment gravées, lesquelles représentent toutes les professions et tous les métiers, depuis le pape et l'empereur jusqu'au barbier et au vendeur d'orviétan. Le livre a des signatures de S 3.) M.D.LXVIII.
(1568.)
Ce volume, peu commun, d'une complète inutilité aujourd'hui, fut dédié par Sigismond Feyerabent à Oswald d'Eck et Wolfeck, maréchal héréditaire du diocèse de Ratisbonne, et grand-maître du palais du comte Palatin. C'était, pour le temps, une Encyclopédie parlante des arts et métiers. Hartman Schopper, que Feyerabent qualifie de poète insigne, en fit une œuvre de bel-esprit, en composant, pour chaque planche, un quatrain latin, qui se voit au dessus, et un sixain au dessous. Quelques unes de ces pièces sont bien tournées: on en jugera par le sixain du faiseur de compas:
Ainsi le compas d'Archimède est une invention de la perdrix, selon le Panoplia.
TRAICTÉ DES PEINES ET AMANDES,
TANT POUR LES MATIÈRES CRIMINELLES QUE CIVILES,
Diligemment extrait des anciennes loix des XII Tables de Solon, de Draco, constitutions canoniques, loix civiles et impériales, accompagné de la pratique françoise, par Jean Duret, advocat du roy et de Mgr. le duc d'Anjou, en la sénéchaussée de Moulins. Lyon, par Benoît Rigaud, 1 vol. in-8.
(1572.)
Le nom de Duret est commun à deux familles qui ont fourni l'une et l'autre plusieurs savans célèbres dans le XVIe siècle. Thémiseuil parle avec éloge du médecin Claude Duret, à propos de son Thrésor de l'histoire des langues de cet univers, gros livre in-4o de 1030 pages, imprimé pour la première fois en 1613, où l'auteur passe en revue cinquante-six langues diverses, en comptant à part les langues d'oiseaux et autres animaux parlans. On voit que M. Dupont de Nemours, qui nous a traduit, il y a trente ans, des dialogues de corbeaux, avait été devancé. On l'est aujourd'hui en tout genre et sur tout sujet. Il est probable que les animaux ont un langage, car on les voit fréquemment se disputer et se battre entre eux; mais il paraît sage de renoncer à connaître leur Grammaire et leur Vocabulaire. Claude Duret était de la famille de Jean Duret, l'avocat, dont il est ici question. Ce dernier naquit à Moulins en 1540, mourut à Paris en 1605, et fut signalé par son bel-esprit et éloquence, ainsi que le rapporte Pierre de l'Estoile. Il y a deux éditions de son Traité des Peines et Amendes postérieures à la nôtre et plus amples. Celle de 1588, également de Lyon, l'une des deux, est marquée rare dans plusieurs catalogues, selon la Biographie universelle. Nous pensons que l'édition originale est la plus rare de toutes et qu'on doit peu regretter aujourd'hui les augmentations qu'on y a faites depuis.
L'ouvrage est composé de 116 chapitres rangés par ordre alphabétique, ce qui en rend l'usage facile aux dépens de la lecture méthodique. L'ordre des matières n'est qu'à demi rétabli par le tableau synoptique mis en tête du premier chapitre intitulé: de la Division des peines criminelles et civiles, où règnent une métaphysique et une analyse confuses. Par exemple, l'auteur, dans ce tableau, met au rang des peines civiles conventionnelles les obligations résultant des pactes ou de stipulations entre parties, telles que l'intérêt de la somme prêtée, etc., etc. C'est une subtilité pour le moins. Il établit les peines arbitraires comme une des trois grandes divisions des peines criminelles, ce qui tend à faire périr le texte sous l'interprétation. Il y a bien d'autres choses à reprendre dans ce tableau: mais le livre, au total, instruit et intéresse par le sage esprit d'humanité dont il est empreint, bien que souvent obscurci par les ténèbres de la routine. Au chapitre des Accusateurs téméraires, Jean Duret s'élève généreusement contre l'édit des empereurs qui accordait un salaire à la délation. Dans le chapitre des Alimens déniés, on trouve ces belles paroles relatives à l'obligation, pour les mères, d'allaiter leurs enfans. «Honni soit de ces follastres qui estiment que les mammelles leur soient seulement plantées sur l'estomach pour un accomplissement de beauté, non pour nourrir.» Le chapitre des Appelans téméraires rappelle une ancienne coutume judiciaire que peut-être il faut regretter, celle qui condamnait l'appelant débouté à payer, outre les dépens, vingt livres d'argent au fisc, en guise d'amende. Le chapitre des Arbres coupés présente le détail de la cruauté des anciennes lois forestières. Celui des Assemblées illicites fait remonter, au temps de la république romaine, les prohibitions dont nos modernes amis du peuple se plaignent si aigrement, et que la raison avoue autant que la vraie liberté. Celui des Blasphémateurs est tout barbare, partant du principe qu'il faut proportionner la peine à la qualité de l'être offensé, tandis que toute peine doit s'établir sur le dommage direct que la société reçoit du délit. Le chapitre des Bougres n'est pas tendre pour ces messieurs, de par Moïse, de par les lois canoniques et de par le préfet Papinien. Nous croyons avec bien d'autres que les non-conformistes doivent être conspués et non mis à mort. Le chapitre des Châtrés interdit, conformément à la loi romaine, la castration, sous des peines sévères. Il est fâcheux que l'intérêt de la musique d'église ait triomphé de cette sage rigueur. L'auteur est trop inflexible pour le Concubinage. Ici, la nature est si impérieuse, que la société doit se montrer indulgente. Même excès dans le bien au sujet des dots. Duret ne veut pas qu'on dote les filles de peur de faire du mariage une simonie; mais les filles, fussent-elles sans dot, seraient épousées pour leur fortune présumée, ce qui serait également simoniaque. Le chapitre des Dixmes est ce qu'il pouvait être, dès l'instant qu'on l'appuyait sur la loi de Moïse et sur les paroles de saint Augustin. Celui des Enfans abortifs, dirigé contre l'avortement et l'infanticide, débute singulièrement. «Qui est-ce qui vid jamais femme sans estre accompagnée de ces trois vertus, de plorer quand il lui plaist, de savoir filer sa quenouille, et de jaser incessamment d'estoc et de taille, sans raison, ni propos, hault et viste comme le tacquet d'un moulin? c'est ce qui est dit communément:
Le chapitre des Hérétiques reproduit l'esprit barbare des édits de François Ier en matière de religion, et pour combler la mesure de la démence, s'autorise de l'Evangile. Celui des Libraires et Imprimeurs, très amer contre l'imprimerie, très favorable à la censure, renferme une étrange expression, car ce ne peut être un anachronisme. Duret cite un édit de Justinien contre les imprimeurs incorrects du Digeste et du Code. Le chapitre des Putains oppose avec avantage l'ordonnance de saint Louis contre les bordeaux, à la loi de Solon, qui les introduisait pour garantir les honnêtes femmes de l'incontinence des jeunes hommes. Le chapitre des Vêtemens, fards et superfluités de meubles défendus, tombe dans le vice de toutes les lois somptuaires qui gênent la marche de la société sans réformer les mœurs. On y voit une expression ingénieuse et pleine d'énergie contre les parures féminines. «On peut, dit l'auteur, dextrement nommer tels afficquets les seconds macquereaux des femmes.» Quant aux lois somptuaires, nous nous en tenons au mot de Tibère qui est admirable: «Que la satiété soit le frein du riche, la nécessité celui du pauvre, et la modération celui du sage.»
CINQ LIVRES DE L'IMPOSTURE
ET TROMPERIE DES DIABLES,
DES ENCHANTEMENS ET SORCELLERIE,
Pris du latin de Jean Uvier, médecin du duc de Clèves, et faits françois par Jacques Grévin, de Clermont en Beauvoisis, médecin à Paris. A Paris, chez Jacques du Puy, 1569. 1 vol. in-8 de 468 feuillets, avec une table des auteurs cités et une autre des noms et choses mémorables.
(1569.)
Jean Uvier, auteur de ce livre, entrepris, dans le dessein d'éclaircir la science des démons et des sorciers, selon la doctrine de l'église chrétienne, est aujourd'hui si peu connu qu'il ne trouve pas de place particulière dans les Biographies et les Dictionnaires historiques, dont pourtant l'accès est assez facile. Il n'en est pas de même de son traducteur Jacques Grévin, médecin de Marguerite de France, duchesse de Savoie, né à Clermont en Beauvoisis en 1540, mort à Turin en 1570, ami, puis ennemi de Ronsard, qui poursuivit en lui le calviniste. Grévin figure, dans la belle Biographie de Michaud, très convenablement. Nous vengerons, autant qu'il est en nous, le médecin Uvier de l'abandon des érudits, en nous occupant plus de lui que de son successeur qui écrit trop pesamment. Cet auteur, aussi docte que chimérique, donne, dans sa préface, le sommaire de ses cinq livres. Nous l'imiterons. Le premier donc est consacré à l'origine du diable, à ses débuts sur la terre au temps du péché originel, à la définition de son pouvoir et des limites que Dieu y assigne. On y voit les noms des différens démons, et quantité de faits diaboliques extraits des auteurs sacrés et profanes. Ce serait un puits d'érudition stérile, si l'annaliste infernal ne faisait pas remarquer avec saint Jérôme que les vrais instrumens du diable sont nos passions que Dieu permet afin de nous donner le mérite de vaincre et de nous ménager le prix de la victoire. Le second livre établit la distinction entre les divers satellites du démon, tels que magiciens, sorciers, enchanteurs, empoisonneurs, devins, négromans, astrologues, ventriloques, etc., etc. Julien l'apostat et Roger Bacon sont classés dans une de ces catégories. Ici encore, l'antiquité comme les temps modernes sont mis à contribution avec une investigation merveilleuse. On peut croire aisément que rien ne manque à ce cours de science démoniale, où se rencontrent des histoires curieuses. Le troisième livre présente un dessein philosophique, celui de prouver que les personnes crues ensorcelées le sont moins par des sorciers que par l'action des passions imaginatives qui sont en elles-mêmes. Mais l'exécution ne répond pas au dessein, et Uvier retombe dans le traitement des possédés par l'exorcisme, et dans le système des possessions réelles dont il annonçait devoir sortir pour entrer dans le domaine de la morale et de la médecine véritable. Suit un autre répertoire de faits vrais ou faux, très curieux. Voir le chapitre 18, page 274, intitulé: Que les parties honteuses ne peuvent être arrachées par charmes; item que le diable peut, par moyens naturels, empescher l'exécution vénérienne. Ce chapitre fait trembler. Du reste, l'auteur devient rassurant au chapitre 20, quand il affirme que le diable ne saurait changer les hommes en bêtes. Le quatrième livre est une belle et bonne action. Le médecin y propose cette fois de traiter les ensorcelés plutôt par l'ascendant de la raison et l'autorité des Ecritures que par anneaux constellés, signes, images, etc., etc. Il ne veut pas davantage qu'on brûle les pauvres sorcières, qu'il appelle de folles victimes du diable, et réserve les rigueurs de la justice humaine pour les empoisonneurs. La philanthropie nous entraîne trop loin aujourd'hui quand nous ne voulons voir que des insensés dans les plus cruels homicides. Une forte pointe de calvinisme se manifeste dans ce livre, et la voici: Tous les papes, depuis Sylvestre II, de l'an 1003, jusqu'à et y compris Grégoire VII, c'est à dire vingt papes, y sont compris parmi les magiciens. Le cinquième livre, développement du précédent, traite des peines dues aux sorciers; l'auteur incline vers l'indulgence pour les personnes, avec toute sévérité pour les écrits. Dans ce dernier livre sont accumulés des exemples de procès de sorcellerie qu'il est bon de consulter pour l'histoire de l'esprit humain et de la législation des temps d'ignorance. L'ouvrage finit par une profession de foi catholique. En résumé, ce traité peut être considéré comme une histoire de l'enfer suffisamment complète. On a cru aux esprits, malins ou non, dans tous les siècles. Les anciens en sont remplis; mais c'est surtout dans le moyen-âge qu'il en faut chercher. Cette période est leur empire. C'est alors qu'on les voit pénétrer les mœurs et la société tout entière, et se reproduire par la guerre même qu'on leur fait. Ils sont encore, à présent, poursuivis en Espagne et en Italie judiciairement. Jusqu'à Louis XIV, ils le furent chez nous. Consultez le tome 7 des intéressans Mémoires de l'abbé d'Artigny, vous y verrez l'interrogatoire du démon qui apparut au monastère des religieuses de Saint-Pierre-de-Lyon, et toute son histoire, publiée avec privilége du roi, par Adrian de Montalembert, aumônier de François Ier. Ouvrez encore les Variétés sérieuses et amusantes de Sablier qui justifient bien leur titre, et vous trouverez, au tome 1er, extraite des papiers de Michel Houmain, lieutenant criminel d'Orléans, l'un des commissaires préposés au jugement d'Urbain Grandier, une liste nominale des diables qui ont possédé les religieuses de Loudun, de l'an 1632 à l'an 1634, avec les qualités d'iceux et aussi les noms de leurs victimes. Que conclure de tout ceci? ce qu'en concluait Voltaire, savoir que le monde est à la fois bien vieux et bien nouveau.
LA FLORESTA SPAGNUOLA,
OU
LE PLAISANT BOCAGE,
Contenant plusieurs contes, gosseries, brocards, cassades et graves sentences de personnes de tous estats. Ensemble: une Table des chapitres et de quelques mots espagnols plus obscurs mis à la fin de l'œuvre, traduit de l'espagnol par Pissevin, et dédié à M. de Langes, seigneur de Laval, président au parlement de Dombes, et siége présidial du Lyonnais. (1 vol. in-16, de 469 pages, plus 4 feuillets de table et une Épître finale au lecteur débonnaire.)
(1570—1600-1617.)
C'est un recueil de bons mots et de lazzis espagnols dans lequel il y a peu à retenir, et dont nous ne parlons ici que parce qu'il est recherché des bibliomanes. Notre exemplaire vient de la bibliothèque de M. Méon.
Une dame castillane demandait, dans un amant, la vertu des quatre S: Sabio, Solo, Secreto, Solicito (sage, seul, secret, soigneux). Un cavalier lui répondit qu'il repoussait dans une maîtresse le vice des quatre F: Fea, Fria, Flaqua, Flexa (laide, froide, maigre, retorte).
Un chevalier, ayant fouetté son jeune page jusqu'au sang, lui dit, après l'opération, de se rhabiller. «Non, lui répondit l'enfant, prenez mes habits: ils reviennent au bourreau.»
QUESTIONS DIVERSES,
RESPONSES D'ICELLES,
A sçavoir: Questions d'amour, Questions naturelles, Questions morales et politiques, divisées en trois Livres, traduites du tuscan en françois, et dédiées, par une Épître du traducteur, à la noblesse françoise et aux esprits généreux. A Rouen, chez Jean Cailloué, dans la cour du Palais. (1 vol. in-12 de 384 pages.)
L'édition originale de ce livre, beaucoup moins piquant que son titre ne l'annonce, est de Lyon, in-16, 1570. La nôtre est sans date: M. Brunet lui assigne, sans dire pourquoi, celle de 1617. Elle se trouvait, chez le duc de la Vallière, rangée au nombre des ouvrages rares et curieux, classe des facéties. Voilà certainement un grand honneur fait à des plaisanteries telles que les suivantes:
«Quand est-ce que les dents font mal aux loups?—Quand les chiens les mordent aux fesses.»
«Qui est le plus traistre arbalestrier qui soit?—Le cul; car il vise aux talons et frappe au nez.»
«Qui est-ce qui ressemble à un chat?—Une chatte.»
«Qui est roi au pays des aveugles?—Le borgne.»
«Qui est plus sujet à l'amour, ou l'homme ou la femme?—C'est une chose évidente que l'homme y est plutôt pris et empestré, etc., etc.»
Tout le recueil est à peu près dans le même goût.
LE MONDE A L'EMPIRE,
ET LE MONDE DÉMONIACLE,
Faict par dialogues, reveu et augmenté par Pierre Viret. L'ordre et les titres des dialogues.
A Genève, par Guillaume de Laimarie. (1 vol. in-8 en deux parties, 524 pages et 8 feuillets préliminaires.) M.D.LXXX.
(1571-80.)
Pierre Viret, célèbre ministre calviniste à Lausanne, l'un de ceux qui chassèrent, en 1536, les catholiques de Genève, mourut, comme on sait, à Pau, en Béarn, à 60 ans, dans l'année 1571. Il était en réputation d'excellent orateur chez les siens, et publia nombre d'écrits sur la théologie et la morale que la postérité a jugés plus sévèrement que ses contemporains. Parmi ses écrits, on doit remarquer la Physique papale dont nous avons parlé, et le Monde à l'Empire. Le lecteur croit d'abord, sur le titre de Monde à l'Empire, que l'auteur, dans ce dernier ouvrage, va traiter des empires ou de l'empire; rien moins. Il n'est ici question que du monde allant pire, du monde empirant de jour en jour. C'est là tout le mystère. Le dessein de Viret n'est autre que de peindre en noir les hommes et les choses de son temps. Pour ce faire, il introduit quatre personnages qui bavarderont à donner des syncopes, savoir: Théophraste, le bon théologien, l'homme craignant Dieu, l'homme sage, en un mot Pierre Viret; Hierosme, l'homme sociable et instruit, habile à lancer des questions et à renvoyer la balle belle au théologien; Eustache, pauvre superstitieux, bon diable de papiste, plus ignorant que malin, et idolâtre seulement par simplicité; enfin Tobie qui est entre deux, et ne demande qu'à connaître la vérité: ce dernier sera, si l'on veut, le lecteur; du moins telle paraît être l'idée de Viret à son égard. Ces quatre personnages une fois campés les uns vis à vis des autres, la partie carrée commence.
Le premier dialogue roule sur le luxe pernicieux du clergé, sur les somptuosités du culte, opposées à la modeste gravité des anciennes cérémonies du christianisme. Il faudrait nourrir les pauvres; tel est l'objet véritable, tel est le luxe qui convient à l'Eglise. L'or et l'argent perdent les religions comme les États; ils ont perdu les Romains, etc., etc. Voilà, sans doute, de belles sentences; mais laquelle des deux religions, catholique ou calviniste, a le mieux nourri ses pauvres? Viret prêche en vain; nos riches hôpitaux et les tristes souscriptions des dissidens ou leurs impôts de secours plus tristes encore parlent plus haut que lui, et s'élèvent contre cette morale sèche qui confie le sort des pauvres au calcul plutôt qu'à la charité.
Le second dialogue appelle la réforme des lois civiles par l'application des sages principes du Droit romain. Il attaque les abus de la justice, l'avarice des juges, la vénalité des charges, la prévarication simoniaque des avocats qui se font payer par la partie adverse pour ne rien dire, en même temps que par leur partie pour parler. Il foudroie l'intempérance et finit par une dissertation sur les gouvernemens monarchique, aristocratique et démocratique, dont il montre les inconvéniens sans conclure.
Le troisième dialogue est remarquable en ceci, qu'il signale, chez les réformés, autant de désordres que chez les catholiques, en quoi Viret fait preuve de bonne foi. Diatribes sur l'avarice des chrétiens de toute secte. Passages violens sur le vol et les confiscations dont l'administration et la cité sont infectées.
Le quatrième dialogue s'étend sur l'orgueil des grands et la sotte vanité des petits qui les veulent imiter, plus insupportable encore. Nombreuses citations de poètes latins et grecs, traduites en vers français, utiles à consulter pour l'histoire de notre poésie. Sorties contre les athées, les hypocrites et les superstitieux. Tableau de la décadence des mœurs. Les hommes du XVIe siècle sont efféminés, moins vigoureux et moins disposés à 30 ans que leurs pères ne l'étaient à 60, 70 ou même 80. Plusieurs logent aujourd'hui la goutte, dont les auteurs logeaient l'araignée. Nous répondrons à Viret qu'il ne faut loger ni l'une ni l'autre. A ce propos, question du bon-homme Eustache. Fable de la Goutte et de l'Araignée, racontée à la manière de Viret, c'est à dire devenant une assommante histoire de cinq grandes pages, petit texte. Sortie contre l'ignorance des nobles, telle qu'à peine savent-ils signer leurs noms, et ils s'en font gloire. Hommage rendu à François Ier pour avoir donné l'essor aux esprits par son amour des lettres. Censure des impôts. Menace de séditions populaires. Charles VI, grand dissipateur. Tout cela est surabondamment assaisonné de citations prises de l'histoire sacrée et profane. Fin du Monde à l'Empire.
LE MONDE DÉMONIACLE.
C'est une continuation du même sujet, une lamentation de Jérémie, à la poésie près, sur la caducité précoce du monde, arrivée par le luxe et la corruption des grands, et surtout par l'exemple des médecins. L'auteur, qui aime les calembourgs, et a fait tout son livre sur un calembourg, entend ici par médecins les deux papes Médicis, Léon X et Clément VII. A ces mille déclamations sinistres de Théophraste, l'interlocuteur Hierosme, à notre avis, plus sage que lui, sans être moins ennuyeux, répond que cela le fait souvenir d'un certain personnage cité par Gallien, lequel, ayant ouï parler de la fable d'Atlas portant le monde sur ses épaules, était tombé dans une crainte perpétuelle de choir qui le faisait mourir à petit feu; vu qu'Atlas pouvait se fatiguer d'un instant à l'autre, et laisser dévaler le monde. Ce qu'il y a de plus fâcheux dans ce livre, c'est qu'après avoir signalé, enflé, déploré les maux de l'univers, Viret n'y trouve aucun remède. Il désespère même de la réforme: c'est un tombeau ouvert et rien de plus. Il fait, dit-il, état des différens expédiens qui se présentent, comme du pélerinage à Saint-Mathurin, où l'on mène les fous, qui en reviennent enragés. Il faut absolument, selon lui, que Jésus-Christ revienne fondre au creuset ce malheureux globe. Cette philosophie sépulcrale n'est pas d'une tête bien faite. Aussi ne faut-il pas s'étonner de la voir associée aux croyances les plus absurdes sur l'existence matérielle des diables et leurs tours de passe-passe ici bas, comme elle l'est dans cette seconde production, aussi mauvaise que la première. Du reste, il paraît superflu d'exposer avec détail la théorie de Viret sur les diables noirs, c'est à dire furieux et athéistes; blancs, c'est à dire hypocrites et couverts d'un voile sacré; familiers, lunatiques et conjurateurs. Il y aurait de quoi se perdre sans nul profit pour la science, la religion, ni les mœurs. Ce n'est pas la peine, en vérité, d'être réformateur, pour admettre et débiter de telles choses si pesamment. Comment Pierre Viret a-t-il pu jouir d'une si grande réputation? on peut se l'expliquer ainsi: ce ministre était convaincu. Il parlait avec une extrême facilité, ce qu'on devine bien à son style si riche de paroles, si pauvre d'idées. Or, la faconde impose beaucoup au commun des hommes. Il parle en public aussi long-temps qu'il veut, donc c'est un génie! ainsi raisonne la foule. Erreur maxime. Peut-être même n'est-ce pas un orateur; un grand orateur probablement pas; un grand penseur, un grand écrivain, non certainement. Il y aurait ici beaucoup de développemens à donner, mais ce n'est pas le lieu de le faire.
LA BÉATITUDE DES CHRÉTIENS,
OU
LE FLÉO DE LA FOY[2],
Par Geoffroy Vallée, natif d'Orléans, filz de feu Geoffroy Vallée et de Girarde le Berruyer, ausquelz noms de pere et mere assemblez, il s'y treuve: Lerre Geru, vray fléo de la foy bygarée, et au nom de Filz: va Fléo, règle Foy; autrement, Guere la Fole Foy; heureux qui sçait, au sçavoir repos. 1 petit vol. in-12, de 8 feuillets, imprimé en 1572. (Rarissime.)
(1572-73.)
Il est certainement aussi insensé de supplicier un homme pour un pareil livre que de composer ce livre même, et l'odieux demeure en plus à la puissance qui condamne et met à mort. Qu'était-ce que ce malheureux Orléanais, Geoffroy Vallée, ou du Val, qui fut brûlé en place de Grève à Paris, le 9 février 1573, d'autres disent en 1571, d'autres en 1574, par arrêt du Parlement confirmatif d'une sentence du Châtelet? Un esprit rêveur, un Mallebranche avorté, ou peut-être une ame candide, scandalisée du hideux spectacle que présentait, de son temps, la société religieuse, qui, dans sa bonne foi dépourvue de lumières, essayait de ramener ses contemporains à la raison, qu'il entrevoyait sans avoir la force de s'y tenir. Il mourut repentant, cognoissant sa faute publiquement, dit la chronique. Repentant de quoi? bonté divine! est-ce d'avoir dit, dans un moment lucide, au premier chapitre de son livre, intitulé le Catholique universel: «J'ay ma volupté en Dieu, en Dieu n'ay que repos... L'homme n'a aise, béatitude, consolation et félicité qu'en sçavoir, lequel est engendré d'intelligence, et, lors, le croire lui en demeure, veuille ou non, car il est engendré du sçavoir, et jamais n'en peult estre vaincu; mais celluy qui croit par foy ou par craincte et peur qu'on lui faict, ce peult estre diverti, changé, et destourné quand il juge chose meilleure... Ce croire-là est très meschant et très misérable, et en viennent tous les maulx que nous avons eus jamais, et ont été cy devant et seront source de toute abomination, et l'homme, par ce croire-là, est toujours entretenu en ignorance, et rendu grosse bête; et vaicut-il mil ans logé sur le grand et petit Credo, ne sçaura jamais rien.»
Mais de quoi encore Geoffroy Vallée fut-il repentant? est-ce d'avoir, dans son second chapitre du Papiste, flétri cette croyance bestiale, uniquement fondée sur la peur du diable et du bourreau, qui faisoit paroller le Papiste du XVIe siècle comme pourroit faire un perroquet? est-ce d'avoir, dans son troisième chapitre intitulé le Huguenot, attaqué, en termes trop absolus, il est vrai, cette foi sur parole que les réformés ne laissent pas de professer à leur manière, malgré leurs prétentions au raisonnement? est-ce, dans son quatrième chapitre, d'avoir donné la préséance à l'anabaptiste, lequel, selon lui, procéderait à la connaissance de Dieu par la pratique des vertus, seule bonne voye de sapience? Il est sûr qu'au cinquième chapitre, dans lequel le libertin est fulminé, on lit de cruels blasphèmes contre le papiste proprement dit; mais Geoffroy Vallée partait du point de vue de 1572, année de la Saint-Barthélemy: le jugement se troublerait à moins. Que ne lui fit-on grâce en faveur de cette belle pensée qui se trouve là même? «L'homme ne peult jamais estre athéiste, et est ainsi créé de Dieu.» Il nous semble encore qu'un tribunal, tant soit peu clément, pouvait épargner l'auteur, pour s'être exprimé de la façon suivante dans son sixième et dernier chapitre, sur l'athéiste: «L'athéiste, ou celluy qui se dit tel (car il n'est pas possible à l'homme d'estre sans Dieu) n'a que tourment et affliction, d'autant qu'il a quitté Dieu pour la volupté du corps.»
Ce qu'on aperçoit dans ce fatal opuscule, de 16 pages, très mal écrit d'ailleurs, c'est, à côté d'une trop grande confiance dans le libre examen, et d'une méfiance excessive de l'autorité en matière de religion, une très juste, très sainte et très utile indignation contre ceux qui, au lieu de méditer et contempler nuit et jour que c'est de l'Éternel et de l'homme, n'ont les mots de justice, charité, religion qu'en leur bouche et en leur bourse.
Le pauvre Vallée était grand-oncle du poète Desbarreaux. Son livre du Fléo de la foy bygarée est plus que rare, s'il est aussi vrai que probable que Bernard de la Monnoye ait été fondé à considérer comme unique l'exemplaire qu'il donna au cardinal d'Estrées en 1714, exemplaire commissionné à 1200 fr., qui passa, en 1740, chez M. de Boze, puis, en 1753, chez M. de Cotte, et dont nous avons la copie figurée, faite sur celle de M. Falconet, médecin du roi, laquelle est parfaitement conforme à une troisième copie également figurée que possède la bibliothèque royale.
M. Peignot, qui s'étend beaucoup sur cet opuscule dans son Dictionnaire des Livres condamnés au feu, dit que la réimpression qui en fut faite in-8 a été vendue 18 fr. chez le duc de la Vallière.
[2] Sallengre, au tom. Ier de ses Mémoires, 2e partie, donne quelques détails précis touchant Geoffroy Vallée, dit le Beau Vallée, selon Bayle. On y voit qu'il était qualifié de sieur de la Planchette, que son père, sieur de Chenailles, était contrôleur du domaine, à Orléans; que sa mère était fille d'un avocat fiscal de la même ville, et que de la descendance masculine de son frère vint Jacques Vallée, sieur des Barreaux, intendant des finances, qui fut successivement maître des requêtes, et conseiller au parlement. Cette famille des Vallée était malheureuse. Guy-Patin rapporte, dans ses lettres, qu'en 1657, un sieur Vallée de Chenailles, réformé, conseiller au parlement de Paris, fut dégradé et condamné au bannissement, pour avoir tenté de livrer Saint-Quentin au prince de Condé.
DE LA PUISSANCE LÉGITIME
DU PRINCE SUR LE PEUPLE, ET DU PEUPLE SUR LE PRINCE;
Traité très utile et digne de lecture en ce temps, escrit en latin (sous le titre de Vindiciæ contra tyrannos), par Estienne Junius Brutus, (Hubert Languet), et nouvellement traduit en françois (par François Estienne, selon M. Barbier, et par l'auteur lui-même, suivant M. J. Chénier), 1581. 1 vol. in-8 de 364 pages, plus recherché que l'original, au rapport de M. Brunet.
(1er janvier 1577-81)
Hubert Languet, gentilhomme bourguignon, né en 1518, de catholique devenu luthérien, puis conseiller d'Auguste, électeur de Saxe, devrait être sauvé de l'oubli quand il n'aurait en sa faveur que le mérite d'avoir dit des vérités dures à Charles IX, dans une harangue publique, et justifié l'éloge qu'a fait de lui Duplessis Mornay qui lui dut la vie à la Saint-Barthélemy, éloge rapporté dans tous les dictionnaires historiques: «Il fut ce que bien des gens veulent paraître, et vécut comme les meilleurs désirent mourir.» Is fuit quales multi videri volunt; is vixit qualiter optimi mori cupiunt. Mais son livre ou pamphlet politique, contre la tyrannie, sur la nature du contrat qui lie réciproquement le prince et le sujet (car c'est bien lui qui a composé le Vindiciæ contra tyrannos[3] et non d'autres, ainsi que Bayle l'a démontré), le recommande d'ailleurs à la postérité, sinon pour le style qui, en latin comme en français, est lourd, diffus, écrasé de citations de l'histoire hébraïque, en un mot d'une lecture pénible; du moins pour le fond des idées, où la profondeur et la hardiesse s'allient à l'amour de la justice et de la vérité. Ce livre est spécialement dirigé contre le traité du Prince de Machiavel, et cette politique de perfidie et de ténèbres que les Borgia, les Rovère et les Médicis avaient, en ce temps-là, vomie de l'Italie sur le reste de l'Europe, avec l'athéisme et la débauche. L'époque était remarquable en France, en Allemagne et en Angleterre, par l'ardeur que les esprits montraient pour les nouveautés en tout genre. Tant que l'émancipation n'eut pour objet que les croyances et les lois de la conscience intime, les princes parurent moins soulevés contre elle que le clergé romain; mais ils ne tardèrent pas à reconnaître qu'une fois l'esprit d'examen introduit et popularisé dans le monde, les principes qui fondent leur pouvoir et y assignent des bornes seraient incessamment recherchés, au grand péril de leur domination, alors si pesante et si extrême, et la guerre commença; guerre terrible qui n'est point encore finie aujourd'hui, mais dont le terme approche, pour ouvrir une période opposée! qui elle-même aura son terme.
Quatre questions expliquées composent tout ce traité:
La première, de savoir si les sujets sont tenus d'obéir au prince en ce qui blesse la loi de Dieu, est résolue par l'essence même des choses et l'exemple des martyrs qui ont préféré la mort au sacrilège que leur commandaient les empereurs; il ne s'agit que de bien savoir quelle est la loi divine; or, on la trouve écrite dans la conscience de l'homme, comme sur les deux tables de Moïse, et elle se résume ainsi: piété, justice, charité, d'où il suit que nous refuserons d'obéir au prince s'il nous ordonne de blasphémer, de renier Dieu, de tuer l'innocent, de haïr nos semblables, etc., etc.
Dans la deuxième question, l'auteur examine s'il est loisible de résister par la force au prince qui enfreint la loi divine; à qui, comment et jusqu'où cela est loisible. Hubert Languet, accumulant, à ce propos, des traits de l'Histoire sainte, selon la coutume des écrivains du XVIe siècle, qui n'auraient pas distingué leur droite de leur gauche sans recourir à Israël, établit que la résistance est ici de droit, et qu'elle appartient à la communauté, c'est à dire au peuple; en sorte que s'il est assailli de paroles, il résistera de paroles; si par armes, il prendra les armes, combattant de la langue et de la main; voire même par embûches et contre-mines. Embûches et contre-mines semble un peu fort; mais passons, puisque cela se voit dans Israël. Maintenant, qui représentera la communauté? sera-ce cette multitude aveugle et grossière dont l'action n'est que désordre? non: ce seront les magistrats ou délégués du peuple, comme étaient les Septante au royaume d'Israël; et la résistance sera aussi légitime de la part de la plus petite fraction de la communauté que de la communauté entière; exemples: Lobna s'arrachant au joug de l'impie Joram, roi de Juda; Zabulon, Nephtali et Issachar se soulevant à la voix de la prophétesse Débora, contre Jabin, roi de Chanaan. Mais si le prince passe outre et se présente sous les murs de sa ville insurgée, lui fermera-t-on les portes? oui; car ce n'est point sa ville. Royauté signifie domination et non patrimoine; et domination dépend de justice.—Objection: de la sorte, toute rébellion a libre carrière, et l'Etat peut, à chaque instant, changer de maître.—Réponse: non; car résister et se révolter sont deux choses distinctes. Le rebelle prend les armes par haine et ne les dépose point; le résistant les prend pour sa défense et les dépose sitôt qu'il n'est plus attaqué. Que le prince injuste cède et le résistant redeviendra sujet!—Voilà qui est très bien raisonné, dirons-nous à Junius; mais la guerre, une fois engagée, raisonne trop souvent autrement, et presque toujours par nécessité: il ne faut donc y recourir que dans les cas extrêmes.
La troisième question devient ardue. Est-il loisible de résister au prince qui opprime ou ruine l'Etat? à qui, jusqu'où et comment cela est-il loisible?—«Ce qui suit va déplaire aux mauvais princes», dit Junius en débutant; «mais les bons princes l'auront pour agréable, vu qu'ils savent que le magistrat le plus élevé n'est autre chose qu'une loi animée et parlante.» Au fait: c'est le peuple, après Dieu, qui établit les rois. Dieu l'a voulu ainsi pour que les rois ne s'imaginassent pas que les peuples sont des troupeaux dont, eux rois, sont les maîtres, en raison de leur mérite propre; témoin Israël. Donc le peuple est au dessus du prince. Que le peuple s'éloigne du prince, celui-ci trébuschera incontinent tout à plat.....; lui qui triomphait en toute magnificence en un instant sera comme la poussière des champs; brief, au lieu que chacun l'adoroit, il sera contraint de devenir pédant en une école comme il avint au jeune Denys, tyran de Sicile. Aussi voit-on partout, excepté en Turquie et semblables lieux où l'on peut dire qu'il n'y a point royauté, ains brigandage, que certains corps de magistrats ou d'Etats réunis décident souverainement, avec le prince, des choses que le prince ne pourrait résoudre sans eux. Voire même, arrive-t-il souvent, ainsi que cela s'est rencontré en France, réputée la meilleure monarchie, que le prince est déposé et fait moine par eux. En Arragon, la justice est plus forte encore à l'encontre du prince qui faillit. Est-ce à dire que les ailes de la royauté soient, par là, trop rognées? non: ceux qui contiennent la royauté sont les amis du roi; ceux qui secondent ses caprices sont amis pernicieux de la personne royale. Les premiers sont vrais officiers du royaume; les autres sont les valets de François. Qu'on n'objecte pas, en faveur du pouvoir absolu, la prescription! Le temps ne retranche rien des droits du peuple; il ne fait qu'aggraver les outrages du prince qui a usurpé sur le peuple. Le prince est soumis à la loi; il ne peut, seul, changer la loi, il ne peut se dispenser d'exécuter la loi, et même, quand il fait grâce, il ne dispense pas de la loi; il ne fait que l'interpréter, le cas étant douteux, selon l'équité, base de toute loi; ou bien il excède les limites du droit de grâce. Comme il n'est pas propriétaire, ains qu'il est magistrat du royaume, il ne peut lever argent sur ses peuples sans leur consentement. Lisez la harangue de Samuel aux Juifs qui demandaient un roi, pour apprendre à quel titre les rois règnent, et comment ils doivent régner. Ces principes posés, Junius les applique aux cas de tyrannie. Il y a deux espèces de tyrans: 1o les tyrans sans titre, tels que les conquérans par rapport aux pays conquis, ou les usurpateurs par fraude, violence ou feintise; 2o les tyrans d'exercice, c'est à dire les princes légitimes qui abusent. Belle description de cette sorte de tyrannie. Quant au droit de répression, il est évident pour tout le monde à l'égard du tyran sans titre. Chacun peut crier après ce mal comme au feu et y courir avec crochets et engins, sans attendre le capitaine du guet. Il n'en va pas de même avec le tyran d'exercice; ici la matière veut être traitée dextrement. Les rois sont hommes et par ainsi tous peccables. Il ne convient donc les poursuivre comme tyrans, parce qu'il leur est arrivé de faillir; autrement ce serait ne pas vouloir de rois. On ne doit les poursuivre, comme tyrans, que s'ils ruinent les lois et l'Etat par la base. Encore est-il souventes fois plus expédient au peuple de ne pas courir trop vite au remède en ce cas, vu que le remède peut être plus dangereux que la maladie même. Ici l'auteur parle en penseur et en sage accompli. Cependant, que doit-on faire à l'égard du tyran d'exercice, alors que son joug est devenu intolérable? le peuple doit se plaindre; les Etats et officiers du royaume doivent remontrer. Si le tyran n'écoute rien, on peut prendre les armes, ainsi que le disent Bartole et saint Thomas d'Aquin; le droit sera du parti des lois, et le prince pourra être déposé, comme cela s'est vu plus d'une fois, en France, en Danemarck, en Suède, en Pologne, en Hongrie, en Espagne et Portugal, ou même à Rome à l'égard des papes dont plusieurs ont été déposés par les conciles. Mais qui appellera aux armes? les magistrats en corps, ou seulement plusieurs d'entre eux, ou même l'un d'eux; mais non jamais le particulier, lequel n'a point le glaive en sa main, ne peut être juge en sa cause et ne doit agir que par ses délégués; ainsi que dans la tempête il est loisible à tout matelot, et non au passager, d'aider ou de suppléer, au besoin, le pilote. Le colonel Silas Titus alla bien plus loin qu'Hubert Languet, en 1657, lorsque dans le traité politique, intitulé Killing No Murder, qu'il donna sous le nom de William Allen, il prétendit établir par les faits de l'Histoire sainte, que tuer un tyran sans titre ou d'exercice n'était pas un crime; proposition révoltante, eût-elle pour objet, comme on l'a dit, quoique dédiée à Cromwell, de désigner Cromwell au poignard et non Charles Ier à l'échafaud.
Quatrième question. Les princes voisins peuvent-ils secourir les sujets opprimés d'un autre Etat? sont-ils tenus de le faire?—Oui, en cas de péril de la religion du Christ; oui, même encore dans le cas de simple oppression et aussi pour se préserver, mais non avec la secrète pensée de s'agrandir.
Tel est, en substance, ce traité célèbre, auquel nos publicistes actuels ne sauraient guère ajouter, et qui, avec les écrits de Buchanan et ceux des ligueurs, dont il n'égale pourtant ni la témérité, ni la violence, à beaucoup près, fut comme le signal de l'insurrection des esprits, dans l'Europe moderne, contre la puissance absolue des princes. La détestable catastrophe de 1648, en Angleterre, peut être considérée comme un corollaire sanglant de tous ces livres; non sans doute qu'elle en découle par une déduction rigoureusement logique (à Dieu ne plaise que nous le pensions), mais parce que, dans les Etats despotiques, les passions populaires ne sont pas plutôt éveillées, que les principes de la plus sage liberté sont emportés dans les conséquences extrêmes qu'en tirent l'ambition, la cupidité, la fureur et la vengeance. Il faut rendre grâce, sans doute, à ceux qui, de nos jours, ont introduit dans le droit public le dogme tutélaire, capable de remédier à tout, de l'inviolabilité des princes et de la responsabilité de leurs agens; mais il faudra dresser des autels à ceux qui, dans l'occasion, le feront respecter.
[3] Bayle, dans sa Dissertation sur Junius, ne prenant parti ni pour ni contre, suivant sa coutume, dit simplement que le Vindiciæ contra tyrannos est un ouvrage plein d'ordre et de méthode, et qu'on y trouve ce qu'il y a de plus solide à dire sur le droit au moins problématique des peuples: il ajoute que les politiques changent de thèse, à ce sujet, suivant les circonstances, témoins les catholiques, qui soutenaient le droit des rois au temps de Charles IX, et qui soutinrent le droit des peuples, contre Henri IV, au temps de Henri III.
L'original latin, édition de Francfort, pet. in-12, 1608, est suivi d'un autre traité, De jure magistratuum in subditos, et officio subditorum erga magistratus, tractatus brevis et perspicuus, his temporibus utrique ordini apprime necessarius. Cet écrit, de 89 pages, contenant dix questions résolues, ne porte aucun nom d'auteur. Il est conçu dans le même esprit que le traité précédent, avec moins de hardiesse, et fait à la fois la leçon aux peuples et aux princes. Deux index qui se trouvent à la fin, l'un pour les questions favorables aux sujets, l'autre pour les objections favorables aux princes, en rendent l'usage très commode.
On joint quelquefois à la traduction de l'ouvrage de Hubert Languet celle d'un Traité de la Puissance et de l'Autorité des Rois, composé en latin par Claude Gousté, prévôt de Sens, 1551. Ce dernier écrit, dédié à Charles IX, qui paraît l'avoir commandé à l'auteur, se compose de six chapitres, ayant pour objet de consacrer l'autorité suprême des rois, soit dans la convocation des conciles, soit dans la tenue des états généraux, et d'établir cette suprématie absolue sur la base de la volonté divine. Cet ouvrage, qui porte bien le caractère de son origine, ne creuse pas assez la matière pour devoir être opposé à celui de Hubert Languet. Il est, d'ailleurs, d'une mince érudition et d'une grande longueur dans sa brièveté.
LE TOCSIN
CONTRE LES MASSACREURS
ET AUTEURS DES CONFUSIONS EN FRANCE,
Par lequel la source et l'origine de tous les maux, qui de long-temps travaillent la France, est descouverte, afin d'inciter et esmouvoir tous les princes fidelles de s'employer pour le retranchement d'icelle, adressé à tous les princes chrétiens.
A Reims, de l'imprimerie de Jean Martin, M.D.LXXIX. 1 vol. in-8 de 251 pages.
(28 juin 1577-79.)
De tous les écrits contemporains que le désespoir et la fureur ont inspirés aux réformés à l'occasion du massacre de la Saint-Barthélemy (24 août 1572), celui-ci, dont l'auteur est inconnu, même à M. Barbier et au P. Lelong, me semble un des plus faits pour exciter l'intérêt par les circonstances et l'exactitude du récit, l'élévation des vues et le ton général du style. Ce n'est pas de l'histoire, sans doute, il y règne trop d'emportement et d'indignation pour qu'on lui accorde cet honneur; mais ce n'est pas davantage un libelle; on y trouve trop de noblesse dans les sentimens et de justice dans la plainte, pour qu'il soit permis de le flétrir par cette qualification. Il est dédié aux très illustres princes chrétiens, républiques et magistrats, faisant profession de l'Evangile, et son début, aussi simple que majestueux, offre, par parenthèse, un modèle de période pour notre langue, qu'aucun de nos meilleurs écrivains n'a peut-être surpassé; le voici:
«Encore que nous n'ignorions point, très illustres princes et seigneurs, que c'est principalement à Dieu à qui nous devons avoir recours en l'affliction qui nous est naguères advenue en France, comme estant le seul et unique appuy de ceux qui sont oppressez par les tyrans; et que c'est aussy à lui de faire vengeance des excès et cruautez commises à l'encontre de nous: si est-ce que s'estant bien souvent servi du moyen des hommes, surtout ceux auxquels il a donné sa cognoissance, et mis le glaive en main pour la délivrance des siens, nous estimons, pour ne mespriser telles aides, qu'après l'invocation de son nom, nostre devoir a esté de nous adresser icy à vous et vous faire plainte, non pas de quelque outrage qui soit ou léger en son effet, ou incogneu par la distance des lieux: ains du plus cruel et barbare qui ait jamais esté ouï, et que vous sçavez avoir esté commis quasi en vos portes: afin que le vous représentant devant les yeux avec ses circonstances, vous y apportiez, par votre prudence et authorité, le prompt remède, que l'importance du fait, la nécessité des affaires de France et la conservation de vos Estats le requièrent: vous ayant les auteurs, par cet eschantillon de perfidie et cruauté, assez ouvertement descouvert la bonne volonté qu'ils portent à tous ceux qui font, comme vous, profession du pur service de Dieu.»
Suit une narration oratoire des évènemens principaux de ces temps désastreux, en remontant à la conspiration d'Amboise, ou même à Henri II et François Ier, pour descendre jusqu'à l'année 1577, aurore de la ligue; narration un peu diffuse, surchargée de citations de l'histoire sacrée et profane suivant le goût de l'époque, mais où brillent, par intervalles, des sentences aussi vraies que frappantes, telles que celle-ci, prise de Fulgosius: «Il vaut mieux, pour un Etat, que le prince soit mauvais et que ses conseillers soient bons, qu'à l'opposite il soit bon et qu'il ait de mauvais conseillers.» Nulle part je n'ai vu les véritables causes et les principaux agens de la Saint-Barthélemy plus nettement exposés. Le coup partit de Rome et de Madrid. Grégoire XIII (Buoncompagno) et Philippe II le conçurent les premiers pour empêcher la France d'aider l'insurrection des Pays-Bas, et les succès de la nouvelle religion sur ce point. Leur intermédiaire auprès de Catherine de Médicis fut le comte de Retz (Gondy), qui était secrètement aux gages de l'Espagne. La reine-mère s'y laissa engager par l'idée que la perte de tant de gens de tête et de cœur lui assurerait une domination facile, sa passion favorite. Le duc d'Anjou embrassa le dessein avec ardeur par jalousie du duc d'Alençon, son frère, qui soutenait les réformés et la révolte flamande. Le roi Charles IX hésita quelque temps, parce qu'avec beaucoup d'esprit, dont il était pourvu, il entrevoyait les avantages que sa couronne pouvait retirer de l'affranchissement des Provinces-Unies, sous la conduite de Coligny; mais il céda par faiblesse et aussi par un penchant naturel de cruauté et de perfidie. Il était né monstre, et, comme tel, digne fils de sa mère. Une fois sa décision arrêtée, il fut passé maître en fait de dissimulation et de férocité; toutefois, il ne mit pas les mains au massacre (page 137), se contentant, du fond de son Louvre, de se faire donner, au fur et à mesure, les noms des victimes et ceux des prisonniers, dont il ordonnait tantôt la mort, tantôt la captivité. Le duc d'Alençon, seul entre les princes de la famille royale, fut innocent du forfait, qu'il repoussa même avec horreur; cependant il garda le secret qui lui fut imposé d'avance par la reine, sa mère et son ennemie, sous peine de la vie.
Ce malheureux prince, trop maltraité par l'histoire, obtient de notre anonyme une apostrophe honorable dans son éloquente péroraison: «... Et vous, prince débonnaire, qui n'avez point souillé vos mains au sein des innocens, comme vos deux frères, ains au contraire..., souffrirez-vous, etc., etc.»
Terminons cette courte analyse par la réponse de l'amiral à ceux de ses amis, qui, plusieurs jours avant la catastrophe, l'avertissaient du danger et lui conseillaient de fuir, réponse que je n'ai vue rendue nulle part dans la même sublimité. «Non; je veux, dit-il, expérimenter, au péril de ma vie, la fidélité, la loyauté de mon roi, et je m'efforcerai de mettre tout le monde en repos, dussé-je demeurer le premier! Je sais bien que c'est principalement à moi qu'on en veut; cependant, quel malheur sera-ce pour la France si, pour ma conservation particulière, il faut qu'elle soit toujours en alarme et rentre, à tout propos, en nouveaux troubles! ou bien quel pour moi si je vis ainsi en continuelle défiance du roi! Et, de fait, s'il a délibéré d'avoir ma vie, je n'ai ni maison forte ni pouvoir en apparence de m'en garantir. Quant à moi, fuir chez les étrangers sera toujours jugé acte de témérité, et si ne semble expédient ni pour moi ni pour mes amis, etc., etc.»
DEUX DIALOGUES
Du nouveau langage françois italianizé, et autrement desguizé, principalement entre les courtisans de ce temps; de plusieurs nouueautez qui ont accompagné ceste nouueauté de langage; de quelques courtisanismes modernes, et de quelques singularitez courtisanesques (par Henri Estienne, sans date). Rare.
1 vol. pet. in-8 de 628 pages, plus 16 feuillets préliminaires, contenant, 1o, au verso du premier titre, des vers du livre au lecteur, et un quatrain de Celtophile; 2o une Épistre en prose de Jean Franchet, dit Philausone, gentilhomme courtisanopolitois, aux lecteurs tutti quanti; 3o une Condoléance versifiée aux courtisans amateurs du naïf langage françoys; 4o deux remontrances versifiées aux autres courtisans amateurs du françoys italianizé; 5o une Épistre en vers de M. Celtophile aux Ausoniens; 6o un Advertissement au lecteur. M. Brunet signale trois éditions de ces dialogues; la première de Paris, Mamert-Patisson, 1579, et les deux autres d'Anvers, 1579-83, in-16, Guillaume Niergue. La nôtre, sans date, serait-elle une édition originale, antérieure à celle de Mamert-Patisson, ou serait-elle la même?
(1579.)
Il fut un temps, à la cour de nos rois, où les gens de bon goût, ambitieux de faveur, au lieu d'être étonnés, étaient sbigottits; où, non pas après le dîner, mais après le past, ils allaient, non pas se promener par la rue, mais spaceger par la strade; où, pour mieux étaler, je ne dis pas leur gentillesse, mais leur garbe, et ne point paraître goffes, c'est à dire lourds, ils affectaient, sinon des manières stranes, du moins un langage étranger, un jargon italien qu'ils nommaient le parler courtisanesque. Tout ce qui, dans le discours, s'éloignait de cette mode florentine semblait scortese, pour ne pas dire incivil, et rompait, sans miséricorde, toute familiarité, que disons-nous? toute domestichesse avec les grands; de sorte qu'un pauvre seigneur qui se serait pris à parler bonnement français eût sans induge été risospint, autrement repoussé sans retard, ce qui bien fort l'eût inganné, autrement trompé.
Cette mode ridicule est, avec la fraise à triple rang, les cheveux dressés en raquette depuis la racine, les paniers grotesques, les canons plissés, le libertinage à deux faces, les astrologues, les devins, les poisons parfumés, la fourbe, la bigoterie et la cruauté, ce que les Français d'alors durent à la funeste alliance de Catherine de Médicis, la tant vertueuse et honneste princesse, comme dit Brantôme: car il ne faut point d'ailleurs attribuer, à l'arrivée de cette femme en France, le triomphe des beaux-arts parmi nous, lequel ne lui est point dû, et dont tout l'honneur appartient à nos rois Charles VIII, Louis XII et François Ier, ainsi qu'à nos expéditions d'Italie.
Le travers que nous venons de signaler, d'après Jean Franchet, fait le sujet des deux dialogues susénoncés entre trois interlocuteurs, savoir: Celtophile, partisan du français pur; Philausone, partisan du français italianisé; et Philalèthe, partisan du vrai. L'idée de cette satire docte et plaisante, quoiqu'un peu diffuse, convenait au savant et malin Henri Estienne, dont le génie hardi ne faisait grâce à personne. Il pouvait déjà prétendre au patronage de notre langue par son beau traité de la conformité du françois avec le grec; il y acquit de nouveaux droits par le présent ouvrage qui fut incessamment suivi du traité de la précellence du françois sur l'italien, tous écrits aujourd'hui trop peu communs et trop peu lus.
Les courtisans auxquels s'attaque notre auteur n'avaient pas seulement introduit, dans le français, force mots italiens, ils avaient encore changé la prononciation des mots indigènes, et disaient la guarre, la place Maubart, frère Piarre, pour la guerre, la place Maubert, frère Pierre; le dret, l'endret, pour le droit, l'endroit (usage qui, par parenthèse, s'est perpétué chez eux jusque sous Louis XV); chouse, cousté, pour chose, côté, et ainsi du reste, que c'était une pitié de les entendre. Ils disaient aussi j'allions, j'venions; mais ceci n'était plus de l'italien, c'était tout simplement du rustique; car nous avons été long-temps rustiques, puis imitateurs des Italiens et des Espagnols, ayant d'être purement français et polis, ce qui ne s'est bien manifesté que vers la fin du règne de Louis XIII.
Ce n'est pas qu'on doive repousser tout emprunt fait aux langues contemporaines; il en est, dans le nombre, de très heureux. Par exemple, le mot bastant est de bonne prise pour nous, étant plus spécial que le mot suffisant, et n'ayant pas d'équivalent dans le français. Il en est de même du mot désappointement dérobé aux Anglais, lequel, signifiant une contrariété mêlée de surprise, ne saurait se rendre dans notre idiome sans périphrase: mais ce qui est juste et ce que Henri Estienne veut seulement dire, de tels emprunts ne doivent être faits qu'avec discrétion, dans le seul cas de la nécessité, jamais par air, ni par affectation, bien moins par engouement sot et adulateur.
Tout le sel du premier dialogue consiste dans l'emploi immodéré du français italianisé de Philausone, que Celtophile reprend vigoureusement, et quelquefois avec une ironie très fine qui nous en apprend beaucoup sur les usages et les mœurs du temps.—Quoi! vous vous attaquez au langage de la cour, dit Philausone; jamais on n'y parla plus sadement, plus songneusement, plus ornément, plus gayement.—Ou plutôt, reprend Celtophile, plus salement, plus maussadement, plus galeusement, plus puamment.—Cependant le roi parle ce langage.—Laissons le roi, s'il vous plaît; ce grand prince, n'entendant plus d'autre langage que votre français italianisé, est excusable de s'en contenter; mais son esprit m'est garant que s'il entendait parler le pur français de son glorieux aïeul François Ier, il enverrait nos courtisanesques à sa cuisine après les avoir fait fouetter. Du reste, souvenez-vous bien que si les rois ont tout pouvoir sur les hommes, ils n'en ont aucun sur les mots. N'est-il pas beau, dites-moi, d'ouïr prononcer reine au lieu de rayne, comme s'il s'agissait d'une grenouille, d'autant qu'on nomme, chez nous, la grenouille reine, de rana. Bientôt on prononcera rey au lieu de roi.—Accordez-nous du moins les mots italianisés de charlatan, de bouffon, puisqu'ils manquaient au français.—Ah! pour ceux-là, je vous les concède, comme exprimant deux professions qu'on ne vit jamais en France et qui sont la propriété de l'Italie.—Accordez-moi encore que vous avez adopté, sans scrupule, divers termes allemands, tels que buk, livre, her, monsieur, ross, cheval.—Oui, mais seulement par dérision; d'où nos mots bouquin, pauvre livre; hère, pauvre sire; rosse, pauvre cheval; et revenant à l'italien, je vous passerai aussi le mot assassinateur, puisque les assassins se sont rencontrés à foison en Italie, avant d'être de mode en France.—Vous vous fâchez.—Je m'en rapporte à ce qui en est.
Après un long échange de propos dans ce goût, les deux interlocuteurs, en attendant Philalèthe, qu'ils sont allés chercher pour le faire juge de la querelle, s'entretiennent, par forme de digression, des usages modernes de la cour, et notamment du vêtement des hommes et des femmes du grand monde, où l'on voit qu'à cette époque les belles dames mettaient déjà du rouge et du blanc, qu'elles portaient déjà de faux culs; qu'elles avaient des miroirs à leur ceinture; coutume adoptée par les hommes élégans en même temps que les chausses à la bougrine; qu'elles se grandissaient, à la vénitienne, avec des souliers à talons d'un pied, nommés soccoli; que les révérences étaient si obséquieuses, qu'en s'entr'abordant on se baisait la cuisse ou le genou, et peu s'en fallait le pied; que les bas de soie, venus d'Espagne ou de Naples, étaient taxés à sept écus de France; que le vert, jadis la couleur des fous, était devenu la couleur favorite des gens de cour; qu'on se servait déjà du mot de majesté pour le roi et la reine, et ceci conduit nos discoureurs à des détails fort étendus sur les différentes appellations employées à l'égard des princes et princesses du sang royal. N'omettons pas ici la recette que donne Celtophile aux courtisans qui veulent réussir. Récipé trois livres d'impudence recueillies dans le creux d'un rocher nommé Front d'Airain, deux livres d'hypocrisie, une livre de dissimulation, trois livres de science de flatter, deux de bonne mine, le tout cuit au jus de bonne grâce. Passer la décoction par une étamine de large conscience; laisser refroidir; y mettre six cuillerées d'eau de patience, et trois d'eau de bonne espérance; puis avaler le tout en une fois. Le premier dialogue finit par une discussion prolongée sur les nouveaux termes de guerre opposés aux anciens; après quoi l'entretien est remis au lendemain.
Au second dialogue, la dispute continue entre Celtophile et Philausone, toujours en attendant Philalèthe chez lequel ils n'arrivent que fort tard, et qui n'intervient qu'à la fin de l'ouvrage, ainsi que nous l'allons voir:
Philausone, comment vous portez-vous?—Celtophile, voici le reste.—Que veut dire voici le reste?—Cela signifie, dans le parler courtisanesque, vous voyez ce qui reste de ma santé.—Mais cela est fort ridicule.—Non, cela est courtisanesque.—Passons, et revenons aux nouveaux termes de guerre.
Ici, l'entretien tombe dans des chicanes minutieuses plus ou moins dignes d'intérêt, qu'il faut aller chercher où elles sont, car l'analyse en serait fastidieuse. Censure des somptuosités de la vie actuelle, amenée avec effort au sujet de diverses façons de parler, fraîchement introduites. Digression sur l'amour du roi Edouard d'Angleterre pour la comtesse de Salisbury, d'après le récit de Froissard. Nous ne cesserons de répéter que nos vieux Français parlaient de tout à propos de tout, et que cela seulement les empêchait de faire d'excellens livres, car du reste ils avaient autant d'esprit que de savoir, et, de plus que nous, beaucoup de franchise. Digression contre les buscs dont les femmes se servent pour emprisonner ce qui devrait rester libre pour leur santé comme pour leur pudeur. Divagations. Etymologie du mot marmaille, qui viendrait du grec myrmaxes, fourmilière. Censure de la coutume d'embrasser les femmes pour les saluer. Par transaction, on se borna depuis à leur baiser la main jusqu'au temps de Louis XV. Maintenant on leur secoue cette main cavalièrement. Il y a progrès, mais, remarquons-le, toujours attouchement: la nature se trahit et se trahira sans cesse dans les usages sociaux qui la déguisent le plus. Celtophile, d'après Plutarque, excuse les anciens de leur usage d'embrasser les femmes sur la bouche, to stomati, sur ce que c'était simplement pour voir si elles avaient bu du vin. Nous disons que c'était un prétexte.
Branle du bouquet, danse à la mode à la cour de Catherine de Médicis. Elle consistait à danser en rond; et à chaque tour, un cavalier, puis une dame, se détachait du cercle et s'en allait baiser chacun, puis chacune, et ainsi de suite jusqu'à ce que la chose eût été générale; en sorte que, dans un Branle du bouquet de douze couples, chacun et chacune se trouvaient baisés cent quarante-quatre fois. Tous ces baisemens nous venaient encore des Italiens, ou des Romipètes, pour parler comme Celtophile. Divagations sur les baisers. Baiser de Judas, baiser de paix, baiser des Agapes. De par Xénophon, Henri Estienne ne veut pas que les petits hommes épousent de grandes femmes, pour n'avoir point, en voulant les embrasser, à sauter après elles comme des petits chiens. Sage critique de l'abus des métaphores et du langage métaphorique venu d'Italie en France. Juste censure de l'expression divinement appliquée à toutes choses que repousse l'idée de la divinité. N'est-il pas scandaleux de dire qu'on a divinement digéré, qu'on a soupé comme un ange, que telle viande est divine, qu'on a baptisé son vin, etc., etc. Nous conviendrons encore, avec Celtophile, que c'est une impiété, pour le moins autant qu'une vanterie, de dire, à tout propos, qu'on a le diable au corps. Il faut aussi laisser aux Italiens ces termes excessifs d'humilissime serviteur, de sacrée majesté, qui ne disent plus rien, pour vouloir trop dire. Coup de patte contre les croyances italiennes. Éloge de l'expression si bien placée en Italie non e vero, cela n'est pas vrai. Selon Celtophile, on ne doit point se battre pour la repousser. Philausone soutient qu'au contraire il se faut battre pour un démenti ainsi donné; et ceci est encore une digression.
Enfin nos discoureurs sont arrivés au logis de Philalèthe. La question lui est soumise double, ainsi qu'il suit: Laquelle des deux langues est préférable, de l'italienne ou de la française? le français gagne-t-il à être italianisé? Philalèthe établit d'abord que les vrais juges ici ne sont point les gens de cour, d'ordinaire fort ignorans; mais les hommes lettrés qui savent le grec et le latin, dont le français est en partie formé; que bien moins encore doit être juge en cette matière une cour à demi composée d'Italiens. Censure amère des courtisanesques. On devine que Philalèthe donnera toute raison à Celtophile, comme aussi le lui donne-t-il, et nous aussi, et l'évènement aussi, grâce à Pascal et aux grands écrivains de cette école.
L'EXAMEN DES ESPRITS
POUR LES SCIENCES,
Où se montrent les différences des esprits qui se trouvent parmi les hommes, et à quel genre de science un chascun est propre; composé par Juan Huarte, médecin espagnol, traduit par François-Savinien Alquié. (1 vol. in-12. Amsterdam, Ravestein, 1672.)
(1580-1672.)
Huarte, né dans la Navarre française, à Saint-Jean-Pied-de-Port, vers le milieu du XVIe siècle, publia, en 1580, son livre de l'Examen de los ingenios para las sciencias, ouvrage qui fut admiré pour la méthode et pour la hardiesse des idées, mais auquel on reproche certaines théories hasardées, telles qu'un système de génération qui a frayé la voie du paradoxe absurde touchant l'art de créer les sexes et les grands hommes à volonté. Cet ouvrage, traduit en italien et en latin, le fut trois fois en français, 1o par Chappuis, en 1580; 2o par Vion Dalibray, en 1658-75; 3o par Savinien Alquié, en 1672. Cette dernière traduction est la préférée.
L'auteur dédie son livre à Philippe II, roi d'Espagne, et le divise en quinze chapitres précédés d'un préambule sous forme d'additions, lequel contient deux paragraphes. Dans le premier paragraphe, destiné à définir l'esprit et à nombrer les différentes sortes d'esprit, Huarte fait dériver les mots esprit, génie, entendement, du verbe gigno, ingenero, d'où il conclut que l'esprit est un enfantement; puis, attribuant à la nature des choses qui sont hors de nous une force active et génératrice, il rapporte l'enfantement de l'esprit humain à sa docilité envers les leçons naturelles, en quoi il s'appuie de Cicéron qui définit l'esprit de cette sorte: docilité et mémoire. Il distingue deux espèces de docilité; l'une d'entendement, laquelle puise ses leçons dans la nature même, l'autre d'acquiescement aux enseignemens du maître; la première forme les génies, la seconde les bons disciples; celle-ci est mère de l'invention, celle-là du sens commun. Il convient d'admettre, avec Platon, une troisième espèce d'esprit qui tient de la divination et que le philosophe grec nomme esprit excellent mêlé de fureur; c'est la source des poètes.
Descendant de ces sommités obscures à la médecine et à Galien, le docteur navarrois cherche les rapports matériels qui lient les facultés de l'intelligence à la conformation des cerveaux, et trouve que la mémoire veut un cerveau de grosse et humide substance, tandis que l'entendement, proprement dit, veut un cerveau sec, composé de parties subtiles et délicates.
Dans le second paragraphe, consacré aux différentes sortes d'inhabileté ou de sottise, il croit aussi en voir trois: 1o l'inhabileté résultant de la grande froideur du cerveau qui retient l'ame dans les liens de la matière et fait de l'homme un véritable eunuque d'intelligence; 2o l'inhabileté provenant de l'excessive humidité du cerveau et de l'absence de tout principe huileux ou visqueux propre à raccrocher les espèces, de façon que la science passe à travers l'entendement comme à travers un crible; c'est une organisation très commune; 3o l'inhabileté produite par l'inégalité de la substance cérébrale, laquelle, formée de parties délicates et de parties grossières, engendre la confusion des idées, des images et des discours. Ceci bien établi (comprenne qui pourra), Huarte entre en matière.
Premier chapitre.—Les enfans nés sans aptitude peuvent fermer les livres, ils ne feront jamais rien. Mais il ne faut pas juger légèrement des dispositions de l'enfance. Tel enfant semble lourd et inepte qui, se développant lentement, deviendra Démosthène; tel autre paraît vif et avisé qui avortera tout net. Exercez d'abord la mémoire des enfans, puis sa dialectique; puis au troisième âge ouvrez-leur la philosophie, et commencez alors par le dépayser, envoyant ceux d'Alcala de Henares à Salamanque, et ceux de Salamanque à Alcala.
Choisissez-leur des maîtres à facile élocution, à génie méthodique, et ne leur faites apprendre qu'une chose à la fois, en procédant du commencement au milieu et du milieu à la fin.
Veut-on savoir quelle est la période du plus grand développement de l'esprit? c'est de 33 à 50 ans. C'est pendant cette période qu'il faut écrire, si l'on ne veut pas se rétracter. Les esprits qui se développent à 12 ans sont caducs à 40 et meurent à 48. Ceux qui sortent de page à 18 ans sont encore jeunes à 40, virils à 60, et ne finissent qu'à 80.
Deuxième chapitre. La nature donne seule la capacité; l'art donne la facilité, et l'usage la puissance, ainsi que le dit l'antique axiome: natura facit habilem, ars vero facilem, ususque potentem. Mais il faut s'entendre sur ce mot nature. Dire que c'est la volonté de Dieu, c'est ne rien dire du tout; car, sans doute, Dieu fait tout par sa volonté; mais, généralement, toutes les fois qu'il n'a pas recours aux miracles, il laisse agir les lois immédiates selon lesquelles il a constitué l'univers, et c'est à bien connaître ces lois que consiste toute la science humaine. Par le mot nature, nous devons donc entendre un certain rapport de causes et d'effets physiques. C'est ce que nous révèle la diversité incroyable de génies, de mœurs, de tempéramens, de formes, qui se fait remarquer entre les peuples, entre les individus d'un même pays, d'une même province, d'une même bourgade, d'une même famille, selon les conditions du sol, du climat et autres circonstances, en partant du principe que les quatre grandes causes naturelles de ces variétés infinies sont la chaleur, la froideur, l'humidité, la sécheresse, comme le déclare fort bien Aristote, et comme Galien le montre plus en détail dans le livre où il rapporte les inclinations de l'ame au tempérament, livre qui est le fondement de celui-ci.
Troisième chapitre.—Quelle partie du corps doit être bien tempérée chez l'enfant pour qu'il ait un bon esprit (car il est force d'attribuer la faculté de penser à quelque organe spécial, ni plus ni moins que toute autre faculté, et de reconnaître que nous ne voyons pas avec le nez, que nous n'entendons pas avec les yeux, etc., etc.). Avant Hippocrate et Platon, les philosophes naturels plaçaient les hautes facultés de l'homme dans le cœur; mais ces deux grands esprits les ont mises, à bon droit, dans le cerveau, contre l'opinion d'Aristote qui revint à la doctrine du cœur par une secrète démangeaison de contredire Platon. Or, pour que le cerveau soit bien conditionné, il convient que ses parties soient fortement unies; que la chaleur, la froideur, la sécheresse et l'humidité s'y balancent; enfin que sa substance soit formée de parties délicates et subtiles.
Quatre autres conditions sont, de plus, requises: 1o la figure, laquelle, indiquée par la forme de la tête, doit, selon Galien, représenter une boule aplatie sur les côtés, de manière à faire protubérer le devant ou front, et le derrière ou occiput; 2o la quantité, qui doit être considérable, et, par conséquent, s'annoncer par une grosse tête, ou du moins par une tête peu chargée d'os et de chair si elle est petite. L'homme bien conformé a plus de cervelle que deux chevaux et que deux bœufs. Ajoutons que la quantité de cervelle répartie entre les quatre ventricules du cerveau doit rendre ces ventricules cohérens par de nombreuses circonvolutions; 3o la température, toujours modérée dans l'état normal; 4o la qualité des molécules cérébrales, laquelle est d'autant meilleure qu'elle est plus légère et plus médullaire. Ces conditions étant remplies par la nature, restent encore à désirer l'abondance, la saine qualité et l'équilibre des esprits vitaux et du sang artériel; car c'est par là que le cœur influe sur la pensée.
Quatrième chapitre.—L'auteur traite ici de l'ame végétative, de l'ame sensitive et de l'ame raisonnable, comme s'il supposait trois sources distinctes de la faculté de vivre, de sentir et de penser, tandis que l'ame paraît d'abord végétative, puis sensitive, puis raisonnable sui generis. C'est le tort de tous ceux qui veulent disserter a priori sur la nature de nos facultés intellectuelles, de donner leurs formes d'observation pour des modifications réelles. Locke et Condillac ont déployé bien plus de science véritable en laissant à Dieu la nature de l'ame, son siége, son essence, pour étudier, par l'expérience, comment nos connaissances se forment et s'accroissent.
Huarte ne laisse pas d'être un esprit profond. On ne conçoit guère qu'avec son dessein annoncé d'expliquer le travail de la pensée par la structure et le jeu des organes, il n'ait pas éveillé les soupçons des théologiens espagnols, si inquiets et si vigilans. Il va trop loin, ce nous semble, en avançant que des organes réguliers suffisent, sans le concours de l'éducation, à faire un savant, un poète, un artiste, opinion qu'il appuie de l'exemple des idiots et des frénétiques rendus habiles par la maladie ou les accidens. Les faits par lui cités à cette occasion ne seraient pas concluans quand ils seraient authentiques. Du reste, il fait preuve de saine philosophie quand il explique les inspirations, les pressentimens, les oracles, par l'exaltation des organes plutôt que par l'intervention de la divinité ou des démons.
Cinquième chapitre.—Recherches oiseuses pour savoir dans quels des quatre ventricules du cerveau se logent l'entendement, la mémoire, l'imagination, et si ces trois facultés ne se trouvent pas dans chaque ventricule, ce qu'il soupçonne, la paralysie de l'un d'eux ne faisant qu'affaiblir et non cesser ses facultés. On ne s'attendait guère à rencontrer le docteur Gall en Espagne au XVIe siècle; le voici toutefois; rien de nouveau sous le soleil. Huarte pense, comme Aristote, que la froideur est favorable à l'entendement et la chaleur à la force corporelle. La sécheresse rend l'esprit subtil; l'humidité le rend lourd. La sécheresse et la froideur sont grandes chez les mélancoliques, et l'on voit que les plus savans hommes ont été mélancoliques. L'humidité du cerveau le rend propre à recevoir; d'où la mémoire plus active dans la jeunesse que dans la vieillesse, et, au contraire, le jugement plus solide chez les vieillards que chez les jeunes gens. Si la mémoire est meilleure le matin que le soir, c'est que le sommeil humecte le cerveau. La chaleur est le principe de l'imagination; d'où l'impossibilité de réunir une forte imagination à une forte mémoire. La sécheresse, l'humidité et la chaleur présidant, la première à l'entendement, la deuxième à la mémoire et la troisième à l'imagination, il n'y a que trois grandes sortes d'esprit qui se subdivisent selon la combinaison de ces trois élémens.
Au sixième chapitre, l'auteur se perd dans le développement de ses idées et devient difficile à suivre, cela se conçoit. On entrevoit qu'à l'opposé d'Aristote, qui soustrait l'ame à l'action du corps et la croit immatérielle et éternelle, il la soumet aux organes, si même il ne la confond pas avec eux. Poursuivant toujours son système des trois élémens, il prétend reconnaître un grand jugement ou une grande imagination aux cheveux gros, noirs et rudes, produits nécessaires de la sécheresse ou de la chaleur, et une grande mémoire aux cheveux blonds et soyeux, résultats de l'humidité. Il avance que celui qui rit beaucoup a plus d'imagination que de mémoire ou de jugement, parce que le rire vient du sang, foyer de la chaleur.
Le septième chapitre est conçu dans le dessein plus qu'aventuré d'éloigner des principes et des applications précédentes le reproche de matérialisme. Notre médecin y prétend que sa doctrine ne contredit pas le dogme de l'immortalité de l'ame qui nous est enseigné par Dieu même; du reste, il pense avec Galien que l'immatérialité de l'ame ne saurait être fondée sur la seule raison, sans révélation, en quoi il s'écarte de Platon et des autres spiritualistes. Après avoir fait une belle profession de foi, il s'aventure de nouveau et laisse échapper ces paroles qui pourraient bien être le fond de sa philosophie: l'ame n'est autre chose qu'un acte et une forme substantielle du corps humain. Après ce grand trait lancé contre la pensée du monde, il se presse de lui faire plus de sacrifices qu'elle n'en demande, en admettant des esprits immatériels errant dans l'univers. Il parle des démons succubes et incubes qui aiment les maisons obscures, sales et infectes, et fuient celles qu'habitent le jour, la propreté, la musique. Il explique ensuite pourquoi Dieu s'est communiqué aux hommes sous la forme d'une colombe et non sous celle d'un aigle ou d'un paon; par où l'on aperçoit que Huarte s'est souvent moqué du public, afin de prendre impunément plus de libertés avec le lecteur qu'il s'est choisi. Il pousse les choses si loin dans ce chapitre, qu'on peut hardiment le proclamer passé maître en fait d'ironie. Heureux fut-il d'avoir été pris alors au sérieux! Pour moi, si j'eusse été grand inquisiteur, j'aurais fait brûler mon plaisant tout nu; il est vrai que je n'aurais jamais voulu être grand inquisiteur. Voir, page 163 et suivantes, le colloque de l'ame du mauvais riche avec l'ame d'Abraham et les curieux commentaires sur ce colloque.
Le huitième chapitre est à la fois ingénieux et judicieux. L'auteur y examine les rapports des différentes sciences avec les différens genres d'esprit. Ainsi, de la mémoire dépendent, selon lui, l'étude des langues, la théorie de la jurisprudence, la théologie positive ou la science des canons, la cosmographie, l'arithmétique, etc., etc. L'entendement préside à la théologie scolastique, à la théorie médicale, à la dialectique, à la philosophie naturelle et morale, etc., etc.; et c'est de l'imagination que sortent, comme d'une source vive, la poésie, l'éloquence, la musique, en un mot tous les arts. Il soutient ses assertions par des raisonnemens fort spécieux et des observations très fines, telles que la facilité des enfans à savoir les langues, la difficulté qu'ont au contraire les scolastiques à parler les langues correctement, le défaut absolu de goût poétique des philosophes, l'extravagance des poètes en matière d'argumentation, etc., etc. Les jeux, dit-il, dépendent de l'imagination, et aussi l'ordre dans les habitudes domestiques, l'élégance, la parure, et aussi l'irritabilité, la violence, mais par dessus tout le génie de la poésie. Les grammairiens sont arrogans; c'est qu'ils ont moins de jugement que de mémoire; car rien de si contraire au jugement que l'arrogance. Les Allemands, et généralement les peuples du Nord, ayant le cerveau humide, se ressouviennent mieux qu'ils ne raisonnent, tandis que les Espagnols, dont le cerveau est sec, oublient aisément et pensent avec justesse.
Neuvième chapitre. Intéressantes déductions des principes posés. Ainsi, c'est peine perdue d'attendre un jugement sûr des mieux disans; car, s'ils parlent bien, c'est qu'ils ont le cerveau chaud et humide, et, pour bien juger, ils devraient l'avoir sec et froid. Saint Paul, dont le sens était si profond, avoue qu'il ne savait point parler.
Le dixième chapitre est une continuation du même sujet, appliquée à l'art de la chaire et aux autres genres d'oraison, dans laquelle il est montré pourquoi ceux qui ont le plus d'éloquence excellent le moins dans l'art d'écrire, et vice versa.
Le onzième chapitre étend ces applications à la jurisprudence, par où l'on voit comment le meilleur avocat est souvent très médiocre jurisconsulte à charge de revanche.
Le douzième chapitre est relatif à la médecine. L'auteur en sépare la théorie, qu'il donne à la mémoire pour une part et pour l'autre à l'entendement, de la pratique, qu'il fait découler de l'imagination. Suivent des anecdotes piquantes et de bonnes observations.
Au treizième chapitre, Huarte, cherchant à quelle disposition d'humeurs, d'organes et d'esprit se rapporte le talent militaire, croit le rencontrer dans l'imagination, source de la malice, qui se lie à la tromperie, laquelle, aussi bien que la vaillance, dirige la guerre, et vient d'un cerveau chaud. L'entendement et la mémoire, produits du froid et de l'humide, ne sont pas générateurs des guerriers. Un général aura la tête chauve, la chaleur ayant dû dessécher ses pores. Ici trouve sa place une grande et philosophique digression sur la noblesse, où les fiers Castillans apprendront que le vrai noble est fils de ses œuvres.
Quatorzième chapitre.—Quelle sorte d'esprit, et par conséquent d'organisation, convient au métier de roi? c'est d'abord la haute prudence qui, supposant l'équilibre parfait de l'imagination, de la mémoire et du jugement, indique l'exquise température du cerveau, et la juste pondération des solides et des fluides. Un bon roi est blond, beau, de bonne grace, joyeux d'humeur, de taille moyenne; il a le cœur et les testicules chauds; enfin il ressemble... à Henri IV, dirions-nous?... non; à Jésus-Christ, dit Huarte, à Jésus-Christ tel que le dépeint le proconsul Lentulus dans sa lettre au sénat romain (laquelle lettre, par parenthèse, est une fiction grossière des moines du moyen-âge): n'y aurait-il pas là encore quelque malice?
Mais nous voici au quinzième et dernier chapitre, qui est le chapitre capital: il s'agit d'enseigner aux pères comment ils se doivent comporter pour engendrer des enfans sages et de grand esprit, des garçons et des filles. Quatre divisions coupent cet enseignement. Dans la première, l'auteur énonce les qualités générales qui favorisent la génération; la seconde traite des soins particuliers nécessaires à la procréation de tel ou tel sexe; la troisième, des moyens d'infiltrer la sagesse et la science; enfin, la quatrième, de la façon dont on doit nourrir les enfans pour leur conserver l'esprit qu'on a fait naître avec eux. La matière est délicate; il faut bien l'aborder franchement avec Huarte, mais nous sommes obligé de prévenir que ce n'est pas ici une lecture de femme. Ce serait manquer au sexe entier que de lui offrir cette analyse sans avertissement. Cela dit, passons.
La femme, pour engendrer, doit avoir un ventre tempéré, c'est à dire combiné, dans une juste mesure, de froideur, de chaleur, de sécheresse et d'humidité, en sorte, toutefois, que le froid et l'humide dominent dans la matrice. Or, la femme est froide et humide à trois degrés différens, qui se connaissent, d'abord, à son esprit et à son habileté; puis, successivement, à sa complexion et à ses mœurs, à la grosseur ou à la délicatesse de sa voix, à sa maigreur ou à son embonpoint, à son teint noir ou blanc, à son poil; enfin, à sa beauté ou à sa laideur.
Elle est humide et froide au premier degré, par conséquent très féconde, si elle est hargneuse, chagrine, charnue, blanche et riche en poil. Elle l'est au deuxième degré si, avec les conditions extérieures précitées, elle est médiocrement bonne et sans souci. Elle l'est au troisième, seulement, si, avec les mêmes conditions apparentes, ou peu s'en faut, elle est très bonne: moins elle a de beauté et de bonté, plus elle est pourvue de cette froideur et de cette humidité d'où naît la fécondité. Voilà qui expliquerait pourquoi il y a tant de vauriens au monde.
La femme est chaude et sèche, autrement de nature stérile, si elle a une voix sonore, si elle est généreuse, sensible, belle, bien formée, etc., etc. Pauvres bréhaignes, dirait-on que vous êtes si aimables!
Au demeurant, une femme veut-elle savoir la mesure de sa fécondité, Hippocrate lui ordonne de se coucher avec une gousse d'ail dans la matrice; et, pour peu que, le lendemain, elle ait un goût d'ail dans la bouche, c'est une preuve que, ses voies de communications internes étant bien libres, elle est disposée à la génération.
Pressons-nous d'ajouter, avec Huarte, que la souveraine beauté, quand, du reste, sa complexion est mixte et tempérée, peut devenir très féconde.
L'homme, pour être capable, à son tour, comme pour devenir savant, doit être chaud et sec, c'est à dire de haut entendement, et très oublieux, souvenons-nous-en bien, brun, poilu de la cuisse au nombril, et laid.
Les conditions réciproques de fécondité obtenues chez l'homme et la femme ne suffisent pas; il faut encore qu'elles soient en rapport les unes avec les autres, de l'homme à la femme; en sorte que le chaud soit opposé au froid, et le sec à l'humide. C'est alors que ce rapport est parfait, qu'il vient des enfans très sages. On sait des procédés artificiels pour établir plus ou moins ce rapport, comme de corriger l'excès de sécheresse par des bains, et le trop d'humidité par une nourriture forte, avant l'acte vénérien, et surtout de s'abstenir, dans l'acte, de penser à autre chose: prescription bien nécessaire, en vérité.
La semence froide et humide produit les filles; la chaude et sèche donne les garçons. Or, il est bon de savoir que le testicule droit, dans les deux sexes, contient une semence chaude et sèche; et le testicule gauche, une froide et humide. L'homme qui veut un garçon doit donc, après avoir mangé sec et dirigé sa pensée, semer de droite à droite. Veut-il des enfans d'esprit, qu'il boive du vin blanc, et en petite quantité; qu'il se nourrisse, ainsi que sa seconde, d'alimens froids et secs, tels que pain blanc pétri avec du sel, perdrix, framolin, chevreaux, etc., etc., et qu'il ne sème pas plus tôt ni plus tard que sept jours avant les menstrues.
Pour des enfans de grande mémoire, mangez chaud et humide, comme truites, saumons, anguilles, etc., etc.; pour des enfans d'imagination, chaud et sec, comme pigeon, ail, ciboule, oignons, poivre, miel, épices, etc., etc.
Les poules, les chapons, le veau, le mouton, etc., etc., feront des enfans tempérés, ayant mémoire, jugement, imagination dans un degré médiocre.
Mais en voilà bien assez. Hâtons-nous de terminer le détail de ces recettes, en disant que la fin du livre de Huarte renferme d'excellens préceptes hygiéniques, pris d'Hippocrate et de Gallien, pour l'éducation physique et intellectuelle des enfans. Nous avons remarqué la suivante, de laver le corps des enfans fréquemment avec de l'eau chaude et du sel.
LE THÉATRE
DES DIVERS CERVEAUX DU MONDE,
Auquel tiennent place, selon leur degré, toutes les manières d'esprits et humeurs des hommes, tant louables que vicieuses, déduites par discours doctes et agréables; traduict de l'italien par G. C. D. T. (Gabriel Chappuis de Tours). A Paris, pour Jean Houzé, au Palais, en la gallerie des prisonniers, près la Chancellerie, avec privilége. (1 vol. in-16 de 268 feuillets.) M.D.LXXXVI.
(1583-86.)
L'original de ce théâtre, qui veut être un traité pratique de physiologie morale, parut à Venise en 1583. L'auteur, Thomaso Garzoni, chanoine régulier de Latran, mort à 40 ans, en 1589, le composa environ sept ans avant de mourir et de donner aux maris malheureux son Merveilleux Cocu consolateur, qui fera rire, mais ne consolera jamais personne; c'est à son traducteur impitoyable, Gabriel Chappuis, que les amateurs de romans de chevalerie doivent principalement les 24 livres de l'Amadis des Gaules. Chappuis se montre zélé ligueur dans sa dédicace à très noble et très vertueux Pierre Habert, conseiller du roi, secrétaire de sa chambre et de ses finances, bailli de l'artillerie et garde du scel. Il est assez curieux de voir un ligueur français et un chanoine italien, dans le XVIe siècle, poser, de leurs mains grossières, les fondemens de la doctrine du docteur Gall touchant l'organisation extérieure de nos facultés morales et intellectuelles. Thomas Garzoni, sur la foi de Galien, considérant le cerveau humain comme le siége premier de la vie de l'homme, la maison de l'ame raisonnable, l'instrument premier des vertus animales, et rapportant nos diverses facultés à la nature, à la forme et à la quantité de cervelle dont nos têtes sont pourvues, range les divers cerveaux dans l'ordre que nous allons dire:
1o. Les cerveaux complets, lesquels se distinguent en cerveaux tranquilles, belliqueux, facétieux, gaillards, arguts, fins, vifs, subtils, savans et nobles. Total, dix espèces signalées en autant de discours avec les exemples à l'appui.
2o. Les cerveaux de peu de poids, divisés en cerveaux vains, inconstans ou lunatiques, curieux, dédaigneux et passionnés. Total, cinq espèces et cinq discours, toujours avec exemples sur table.
3o. Les cerveaux de petite consistance, comprenant les cerveaux paresseux, lourdeaux, goffes ou sans goût ni grace, timides et irrésolus, débiles, sans mémoire, simples, de prime face, ou rieurs à propos de bottes, enfin les cerveaux vides. Total, neuf espèces et neuf discours.
4o. Les cerveaux de petit volume, savoir: les causeurs, les pédantesques, les glorieux et les solennels, c'est à dire qui font les paons, qui s'estiment fils de Jupiter, comme les Gratian de Bologne, qui tranchent du Bartole. Total, quatre espèces et quatre discours.
5o. Les grands cerveaux, savoir: les pratiques, les stables, les libres, les résolus, les se ressentans, autrement ressentant l'injure, les industrieux, les graves et les cabalistiques. Huit espèces et huit discours.
6o. Les têtes sans cervelle, savoir: les niais et incivils, les ignorans, les doubles, les bouffons, les dissolus et gourmands, les avares, et généralement les immodérés, les vicieux, les fantastiques, les contentieux, les pervers et parjures, les fâcheux, cruels et ingrats, les mélancoliques et sauvages, les alchimiques, les étourdis, les fous et furieux, les terribles et endiablés, les volontaires à tout caprice, enfin les têtes dont le diable même ne se veut empêcher, parce qu'elles sont autant que lui, telles que Xantippe, femme de Socrate, la maudite vieille Gabrine, dans l'Arioste, etc., etc. Total, dix-neuf espèces et dix-neuf discours.
Ce petit livre, dans lequel 195 auteurs sont cités, depuis Moïse jusqu'à Louis Transillo, depuis Homère jusqu'au poète Alexis, depuis saint Augustin jusqu'au grand Albert, manifeste un cerveau de la classe lunatique se rattachant, par la satire, à la classe des gaillards. Cependant Thomas Garzoni a une idée très belle et très juste qui nous le ferait presque ranger dans la première classe, parmi les cerveaux nobles, et cette idée, la voici: il attribue toutes les vertus à la grande division des têtes bien faites ou des cerveaux complets, et tous les vices à celle des têtes sans cervelle. Quant au traducteur Chappuis, il fait, sans nulle doute, partie de la classe des cerveaux goffes ou sans goût ni grace.
L'ENFER DE LA MÈRE CARDINE,
Traitant de la cruelle et terrible bataille qui fut aux enfers, entre les diables et les m..... de Paris, aux nopces du portier Cerberus et de Cardine, qu'elles vouloyent faire royne d'enfer, et qui fut celle d'entre elles qui donna le conseil de la trahison, etc.; outre plus est adjoustée une chanson de certaines bourgeoises de Paris, qui, feignant d'aller en voyage, furent surprinses au logis d'une m....., à Saint-Germain-des-Prez (1 vol. in-8, 1583-97, réimprimé à 108 exempl., dont 8 sur gr. pap. vélin in-8. A Paris, chez Pierre Didot, 1793).
(1583-97—1793.)
Quoique le nouvel éditeur de cette virulente satire contre les célèbres courtisanes de Paris ait mis la chose en doute, il paraît certain, d'après une note de M. Barbier, que l'auteur en est le seigneur Flaminio de Birague, gentilhomme ordinaire de la chambre de François Ier, et petit-neveu du cardinal de Birague. On ne connaissait que deux exemplaires de cet opuscule cynique, tant de l'édition de 1583 que de celle de 1597, avant la réimpression de 1793, qui elle-même n'est pas commune. Sans doute la mère Cardine est une femme dont le seigneur Flaminio voulait se venger; le début suivant le fait assez présumer:
La fable du poème est toute simple: Cardine épouse Cerberus, et au festin de noces paraissent les principales filles de Paris, Marguerite Remy, surnommée les Gros yeux; la Picarde, cresmière; Anne au petit bonnet; la Normande, bragarde; la Lyonnoise, douteuse, etc., etc. Cupidon, l'ennemi juré de Pluton, paraît à ces noces pour exciter les dames à combattre l'enfer, voire même à étrangler Cerberus. Cardine n'est pas si tendre épouse que de se refuser à cet exploit contre son cher époux, et le combat s'engage. L'enfer est, tout d'abord, si mal mené, qu'il se refuse à continuer la lutte:
C'est là tout le trait de l'ouvrage, qu'on peut résumer en ces deux mots: «Des filles sont pires que tous les diables ensemble.» Du reste, la versification n'en est pas aussi grossière que celle de beaucoup d'autres poèmes du même temps, et le récit ne manque pas de gaîté. A l'égard de la déploration de la mère Cardine et de la chanson des bourgeoises, ce sont des pièces remplies d'une verve trop libre pour qu'il soit permis de les analyser.
DISCOURS
POLITIQUES ET MILITAIRES
DU SEIGNEUR LA NOÜE,
Nouuellement recueillis et mis en lumière. A Basle, de l'imprimerie de François Forest.(1 vol. in-8.) M.D.LXXXVII.
(1587.)
François La Noüe, dit Bras-de-Fer, gentilhomme breton[4], né en 1531, mort au siége de Mercœur, en Bretagne, en 1591, est un des guerriers qui honorent le plus l'humanité, et la France particulièrement. Il a illustré son pays par ses actions et par ses écrits. Calviniste sincère, il s'est fait respecter des catholiques mêmes par sa loyauté. Michel Montaigne admirait en lui la douceur singulière des mœurs, jointe à l'intrépidité du caractère. C'est une justice de l'avoir rangé, pour ses discours politiques et militaires, parmi les premiers modèles de prose française, comme l'a fait M. François de Neufchâteau dans son judicieux Essai sur les meilleurs prosateurs de notre langue, antérieurs à Pascal; mais c'est une injustice au public de l'avoir négligé et oublié, depuis 1638 qu'il a cessé d'être réimprimé. Réparons cet oubli de notre mieux, en payant d'abord un tribut d'hommage à Moïse Admirault, qui, du moins, a écrit la vie du brave La Noüe de manière à rendre à jamais sa mémoire chère et vénérable.
Le sieur de Fresne, Français réfugié, s'étant trouvé, en pays étranger, dans l'intimité de La Noüe, avisa un jour, dans un coin de sa chambre, des liasses de papiers écrits gisant à l'aventure, sans ordre et sans honneur, comme des choses délaissées. Les ayant regardées de près, il trouva les présens discours et observations. Frappé qu'il fut du mérite de divers passages, il supplia son ami de lui confier d'abord un manuscrit, puis un autre; et, moitié de gré, moitié de ruse, il s'empara du tout, le rangea, et fit si bien que d'être en état d'offrir au roi de Navarre (depuis Henri IV) le fruit précieux des loisirs de La Noüe, dont probablement la postérité eût été privée sans lui. C'est du moins ce que nous voyons dans l'épître dédicatoire qu'il écrivit de Lausanne, au roi, le 1er jour d'avril 1587, et qu'il mit en tête de la première édition de ce beau livre, composé de 26 discours, dont 17 se rapportent à des sujets généraux de politique, de guerre, de morale et de religion; 8 regardent particulièrement l'art militaire, et le dernier, divisé en autant de parties principales qu'il y eut de prises d'armes entre le massacre de Vassy, où commencèrent nos guerres religieuses, et la mort de Henri III, c'est à dire en trois parties, présente un récit raisonné des évènemens de ces années lamentables. Resserrer dans quelques lignes la matière contenue dans les 847 pages de ce volume n'est pas possible; mais reproduire brièvement quelques unes des pensées capitales de l'auteur, pour le faire mieux connaître, aimer et rechercher, est une tâche très douce et très facile que nous allons entreprendre.
La première source des malheurs de ce temps est l'athéisme. Nos guerres de religion nous ont fait oublier la religion... Bien des gens, dans les deux partis, fuient Dieu et le méprisent, tant leurs sens sont devenus brutaux. Ceux-là ont besoin qu'on ait pitié d'eux: pour ce qu'entre ceux qui se perdent, ils sont les plus perdus.
Les altérations et mutations dans les États sont, il est vrai, inévitables; et, comme Bodin l'a dit, il est malaisé qu'il n'en survienne dans un État, après 494 ans, qui est le nombre parfait de durée pour les établissemens politiques.
Comment deux religions ne pourraient-elles vivre en paix sur le même sol, alors que nous y voyons vivre, dans un certain ordre et conciliation, les bons et les méchans?
Il y a ressource aux maux de notre pays, et j'estime qu'en six années le royaume se peut demi rétablir, et en dix du tout; mais c'est aux grands et aux princes à commencer l'œuvre en se réglant eux-mêmes. Ne point vendre les offices de justice, châtier les crimes, modérer le luxe et diminuer les impôts des campagnes, voilà le chemin. (On dirait, à entendre La Noüe parler ainsi, qu'il prophétisait Henri IV et Sully.)
Deux monstres se sont formés en nos divisions, qui ont fait tout notre mal: l'un se nomme massacre, et l'autre picorée.
Il ne convient pas de s'autoriser des exemples de l'Ancien Testament pour persécuter les gens que nous estimons en fausse voie de religion, d'autant que ce sont actions particulières qui ont procédé de mouvemens intérieurs, ou de commandemens exprès; mais il faut suivre la loi de charité, qui est perpétuelle.
Cettui-là est de la religion: c'est donc un méchant. Un tel est papiste: il ne vaut donc rien. Préjugés iniques! médecin, qui juges ton prochain être malade, et au lieu de t'efforcer à le guérir, veux qu'on l'assomme, considère-toi un petit, et tu verras que c'est toi-même qui as abondance de maladies très dangereuses. Pense donc trois fois, premier, que dire à autrui: Tu es un hérétique.
Et quand il serait hérétique, est-il tant barbare qu'il ne porte en son ame l'image de Dieu empreinte, bien qu'elle soit quasi effacée? Pour ce regard, considère toujours la marque excellente que Dieu y a apposée.
Si vous avez soif de haine, vous avez assez de champ sans vous ruer sur vos frères. Détestez les diables, détestez les vices.
Le relâchement dans l'éducation de la noblesse est une grande cause des souffrances présentes, à quoi faut remédier par un retour prudent à l'ancienne discipline... Le savoir et le bien-vivre sont les seuls biens qui ne vieillissent point. Stilpon le Mégarien fit une belle réponse à Démétrius, qui avait pris sa ville de Mégare, et lui demandait s'il n'avait rien perdu du sien dans l'assaut: «Non, dit-il, car la guerre ne saurait piller la vertu...» Il y a des pères qui sont assez contens quand leurs fils sont grands chasseurs au bois, ou grands bragards en la maison, ou adonnés aux procès avec leurs voisins; d'autres mettent les leurs pages auprès des princes, et les envoient ainsi en cour ou aux pays étranges, d'où pensant qu'ils rapporteront miel, ils rapportent fiel... Il est meilleur de placer ses enfans pages près d'un seigneur du voisinage que chez des princes fastueux, et c'est assez de les y laisser quatre ou cinq ans... Il ne faut envoyer ses enfans aux compagnies de gendarmes, seuls, ains les joindre plusieurs ensemble de même province, afin qu'ils soient retenus par l'exemple mutuel... Il sera bon d'envoyer premier les jeunes gentilshommes en Allemagne, où la simplicité est plus grande, puis après, quand ils seront affermis, en Italie, où la civilité et les arts abondent, mais avec force vices et voluptés, et ne les y laisser pas plus de deux ans... On devrait établir, pour la nourriture et enseignement des jeunes gentilshommes, quatre académies dans quatre maisons royales, aux ressorts de Paris, Lyon, Bordeaux et Angers.
La lecture des livres d'Amadis n'est moins pernicieuse aux jeunes gens que celle des livres de Machiavel aux vieux... Du temps du roi Henri second, si quelqu'un eût voulu blâmer les livres d'Amadis, on lui eût craché au visage...; et, si ces livres ne dressent la jeunesse qu'à honorer la magie et suivre les voluptés déshonnêtes..., ils ont une propriété occulte à la génération des cornes; ils incitent à de folles vengeances et favorisent ainsi les duels outre mesure... En fondant la fausse maxime qu'un chevalier doit désobéir à père et mère, dans les ordres les plus licites, plutôt que manquer à sa promesse envers quelqu'une de ces pélerines qui marchent toujours avec les chevaliers, ils donnent de nouvelles lois qui, par forme de galanterie, tendent à effacer, des entendemens des hommes, celles que nature y a engravées, et qu'elle leur a rendues si recommandables... Sur le point de la piété chrétienne, ils nous proposent une religion sauvage et farouche qui n'habite qu'ès-déserts et ermitages, laquelle ils eussent dû représenter plus civile et domestique... Enfin, en étalant ces grands coups qui fendent un homme jusqu'à la ceinture, et coupent un brassard et un bras tout net, ils ne forment point la noblesse au métier des armes, mais à des vaillantises imaginaires; et quand un gentilhomme aurait, toute sa vie, lu les livres d'Amadis, il ne serait bon soldat, ni bon gendarme, d'autant que, pour être l'un et l'autre, il ne faut rien faire de ce qui est là dedans.
Un grand mal des hommes de notre temps et mêmement de la noblesse de France est de ne se pas contenter de ses biens tout grands qu'ils sont, Dieu l'ayant plantée dans un des plus beaux jardins de l'univers, plus tempéré que les îles fortunées des anciens, et de mettre ces biens au rang des péchés oubliés, pour toujours courir en avant à la recherche de plus grande puissance et richesse, au détriment de son repos, de ses mœurs et de sa fortune; sans penser que si elle n'a tant de richesse que la noblesse d'Espagne qui suce les mamelles dorées des deux Indes, si elle n'a tant de priviléges que celle de Pologne qui élit ses princes, elle ne laisse d'avoir assez de force pour se conserver et assez de biens pour s'entretenir. ... Je dirai au gentilhomme qui possède seulement 1,200 écus de rente et une belle maison bien meublée où son père, avec la moitié moins, a vécu honnêtement...: Pourquoi allez-vous ainsi rongeant votre ame de mille soins entre tous les espaces de vos divers âges, pour les fantaisies que vous avez que votre condition est défectueuse et imparfaite?... J'estime qu'en votre entendement il y a pour le moins six onces de folie; vu qu'ayant beaucoup de commodités, votre maison ne se trouve jamais que vide..... Cependant, ne pleurez point; car il y a, en ce royaume, quatre millions de personnes qui n'ont pas la dixième partie de votre bien, et qui, pour cela, n'en jettent pas une seule larme... O homme misérable!... j'ai assez dit..., c'est à vous d'y penser. (Oui, sans doute, sage La Noüe! il y faut penser, et vous considérer ici, dans ce septième et grave discours, le digne organe de la prudence humaine et de la volonté divine!)
Les gentilshommes français sont bien déchus de cette ancienne richesse dont leurs maisons étaient ornées sous les règnes de nos bons rois Louis XII et François Ier. Que la guerre, contre l'empereur Charles et le roi Philippe, survenue en 1552, laquelle dura sept années et fut suivie de nos guerres civiles, ait été une cause de cette ruine, je ne le nie pas; mais ce n'est pas la seule, car les libéralités des rois amendaient les pertes de la noblesse, joint que la France est si fertile et si peuplée, que ce que la guerre a gâté en un an se rhabille en deux de paix. La cause première et plus notable gît dans de folles et superflues dépenses, et oserai affirmer qu'où les guerres nous ont apporté quatre onces de pauvreté, nos excès nous en ont acquis douze.—Premier, le luxe de nos habits, chacun voulant être doré comme un calice, le changement perpétuel des modes, le luxe désordonné des femmes en pierreries des Indes et toiles d'or d'Italie; et pourtant ne veux nier qu'il y ait mesure à garder en ceci, et que nos jeunes gens aient de quoi rire, allant à Venise, à voir la noblesse avec un bonnet en forme de croûte de pâté sur la tête, et une large ceinture de cuir autour du corps.—Second, le goût des bâtimens magnifiques et de la riche architecture, venu avec cet art il y a soixante ans, et qui a fait que les plus petits oiseaux ont voulu avoir grandes cages, ce qui les a menés à faire petits pains, et à se curer les dents à jeun à la néapolitaine, dans de superbes châteaux; de quoi disait frère Jean des Entomeures: «Par la digne pantoufle du pape, j'aimerais mieux habiter sous petit toit, et ouir l'harmonie des broches.»—En troisième, la singulière richesse des meubles, tapisseries de Flandre et lits de Milan. M. le maréchal de Saint-André a été, sur ce point, de pernicieux exemple.—En quatrième et dernier lieu, la goinfrerie et superflue dépense de bouche, laquelle a introduit quinze serviteurs où il n'y en avait que cinq au plus... Songeons que le bon roi Henri second ne porta oncques bas de chausse de soie.
Les armes ont toujours été, parmi la nation française, en singulière recommandation; même la noblesse, qui est sortie en abondance de cette innumérable fourmilière du peuple, n'a prisé aucun renom tant que celui qui était provenu de l'épée... Aux premiers temps, la force fut mise en usage pour repousser les injures; mais aujourd'hui elle sert beaucoup plus à les faire qu'à en garantir...; les uns sont affriandés par le pillage, les autres par les soldes étrangères, de telle façon que la guerre, qui doit être une profession extraordinaire, est devenue une vocation perpétuelle qui entretient les discordes civiles...; n'est-ce pas d'un mauvais juge d'entretenir procès pour avoir procès? et pourtant, pour un qui s'élève par la guerre, combien y font naufrage!... Les pirateries du Pérou engloutissent tous les ans plus de 500 soldats français qui se sont allés vendre à cet effet... Cet usage constant et inconsidéré des armes maintient nos gentilshommes dans une ignorance honteuse, telle que peu savent lire et écrire...; il affaiblit l'État.... Nos troubles civils ont vu périr plus de la moitié de la noblesse de France... Aussi, malgré nos vanteries, le royaume est-il peu capable de force maintenant, et lui faut, pour le moins, six années pour se réparer.
Le diamant est précieux, mais il ne doit point faire mépriser les autres pierres précieuses. La vaillance est une vertu suprême; mais ce n'est pas à dire qu'elle soit la seule, et c'est une fausse idée de notre noblesse que de se loger cela dans l'esprit... Il faut plus d'une ancre à un vaisseau pour le tenir ferme... Nos gentilshommes font aujourd'hui plus de prouesses contre leurs amis que contre les ennemis de l'Etat... Ils bravent la mort et ne supportent point les labeurs... Il ne faut que deux jours de pluie et vingt-quatre heures de disette pour mettre un régiment en murmure... La vaillance, fondée sur l'espoir des récompenses, sur la crainte de punition, sur l'expérience du succès, sur l'ire, sur l'ignorance des périls, est la vaillance commune, et ne mérite pas ce nom. La vraie vaillance se propose une fin juste, mesure le danger, et à nécessité l'affronte de sang-froid..... Aucuns sont poussés dehors de chez eux par curiosité et dégoût de la vie champêtre. Ils nomment cela généreux esprit, c'est folie et vanité.... Tel vertueux et viril gentilhomme de campagne se forme mieux le cœur au noble exercice des armes dans sa demeure que tous ces aventuriers et coureurs de hasards. Aucuns se persuadent, dans la fréquentation des princes et des grands, que, de la part du maître, tout ordre est licite, et qu'il faut y obéir..... Autre erreur préjudiciable et qui amollit les courages. Sans doute mieux vaut souffrir surcroît d'impôts, encore qu'injuste, que se rebeller; mais il convient aux ames généreuses de braver la mort plutôt que de souscrire à de certains commandemens, comme ceux qui violentent la conscience, s'ils ne veulent mériter d'avoir tels maîtres qu'Alexandre VI et César Borgia.
Nos voisins ne dorment pas: il ne faut donc nous endormir. Cette grosse et redoutée gendarmerie, qui était la principale force du royaume du temps du roi François Ier, n'est plus la même, comme aussi les gens de pied ne sont plus en la même bonté qu'ils étaient au règne de Henri second..... Depuis Charles septième, l'arrière-ban s'en va dépérissant, et vaudrait mieux le rétablir et réagencer que recourir, comme on fait, à l'exemple de Louis onzième, aux étrangers, lesquels on n'obtient qu'avec force argent. Or, peut-on rajeunir ces vieilles institutions? je le pense. Premier, il faudrait créer général de tous les arrière-bans de France un prince ou maréchal, et, dans chaque gouvernement, un chef respecté qui commanderait aux hommes de son ressort. Ensuite on devrait convertir le service des fiefs en nature, en service d'argent, avec quoi serait aisé d'enrôler des hommes propres au métier, les monter, les équiper et solder. Ces hommes marcheraient trois à trois en escadrons, armés de bonnes et longues pistoles et d'épées, sans casaques, ne devant être du tout que fer et feu.
Un grand mal est encore la fréquence des duels entre gentilshommes, voire entre amis... Ceux qui sont jeunes pensent, par aventure, qu'on ait toujours vécu ainsi en ce royaume. En quoi ils sont fort abusés; car il n'y a pas quarante ans que les querelles étaient rares, et quand quelqu'un était noté d'être querelleur, on le fuyait comme on fuit un cheval qui rue: et ce mal est venu de la licence des mœurs principalement... C'est aux rois à mettre un frein à ce faux-honneur, en punissant gaillardement les délinquans, et n'y aura sédition pour ce.
Ce serait une sage précaution au roi d'entretenir en tout temps quatre régimens d'infanterie de 600 hommes chacun et 4,000 lances. Au besoin viendraient bientôt se joindre à ce noyau d'exercice 2,000 corselets et 6,000 arquebusiers, lesquels, avec une partie d'hommes d'armes, soutiendraient un bon choc; et 15,000 écus par mois suffiraient pour cette dépense, qui est une somme que nos rois donnent souvent, en un jour, à un seul homme... Faut se souvenir que l'arquebuserie sans piques pour la soutenir, ce sont des bras et jambes sans corps.
Le grand roi François voulait former, sur l'avis de M. de Langey, dans chaque province, une légion qui devait être de 6,000 hommes. Quand Sa Majesté n'en voudrait que quatre, ce serait trop, vu la dépense qui monterait bien à 250,000 francs pour ces 24,000 hommes, à ne les pas tenir toute l'année..... Poco y Bueno. Je n'en voudrais donc que trois, une en Champagne, l'autre en Picardie, l'autre en Bourgogne, de 2,000 hommes chacune, composées ainsi: 4,500 corselets et 1,500 arquebusiers...; on leur donnerait de bons et braves colonels, et neuf capitaines à l'avenant, et 150 gentilshommes qui seraient mis aux trois premiers rangs...; les capitaines auraient 500 livres de solde; les lieutenans 300; les enseignes 200, et les soldats d'élite 100..., et ne souffrirais de train à cette troupe bien ordonnée, comme j'en ai vu aux guerres civiles... Exemple, un simple soldat, un argoulet, qui avait si bien ménagé son petit fait qu'il avait huit chevaux, une charrette à trois colliers, douze serviteurs et six chiens, en tout trente bouches, lui qui n'était pas trop bon pour porter une arquebuse et n'avoir qu'un goujat... Je ne tiendrais, en temps de paix, ces légions réunies que dix jours par an, et bien employant ces monstres ce serait assez... Il serait meilleur de les tenir toute l'année; mais cela coûterait 900,000 livres au lieu de 16,800 écus qui ne sont, pour un roi, que quatre parties perdues à la paume.
C'est une bravacherie sotte de ranger la cavalerie en haie ou en une seule file pour que chacun ait également l'honneur de combattre, d'autant que le fort emporte le faible.....; il la faut ranger en profondeur à plusieurs rangs, afin que son choc renverse tout devant elle... Nous l'avons éprouvé à notre préjudice à Saint-Quentin et à Gravelines, tandis qu'à Moncontour la gendarmerie du roi, rangée par escadrons de lances, renversa aisément ceux de la religion qui étaient ordonnés en haie... Je formerai l'escadron d'une compagnie de 50 hommes d'armes complète, faisant 110 chevaux; et qui en voudra faire sept rangs, le front sera pour le moins de quinze lances... Pour moi, j'estime que 100 valets rangés ainsi rompront 100 gentilshommes rangés en haie.
C'est un bel et utile usage dont l'infanterie espagnole fournit de notables modèles, que celui des amitiés militaires et camarades de chambrée. La familiarité qui s'engendre par la communauté de table, de lit et de toutes choses, est une merveilleuse incitation à se secourir mutuellement, et à bien faire à l'envi les uns des autres, comme aussi un moyen d'épargner la paie, de multiplier les ressources et de prévenir les querelles. Nos Français auraient grand besoin d'adopter un tel usage.
Je ne suis pas de l'opinion de quelques uns qui, pour flatter les princes, maintiennent que les récompenses qui se distribuent aux gens de guerre procèdent de leur pure libéralité et ne sont point dues: c'est faire la part trop inégale, et tiens pour bonne la règle qui veut que, comme la solde précède le service, aussi la récompense suive le mérite..... C'était la pratique de l'empereur Charles... J'ai honte de voir que, sur 100 de nos pauvres soldats estropiés, les dix qui obtiennent rémunération sont placés dans des abbayes comme moines laïcs, et deviennent le jouet de la plupart des moines, si bien qu'ils sont bientôt contraints de composer, à 50 ou 60 francs pour leur pension, et de chercher asile ailleurs... Je voudrais que, pour un régiment de dix enseignes, on assignât seulement 4,000 écus par chacun an pour subvenir à ces avantages... L'abandon où nous laissons nos soldats est cause qu'ils sont mal disciplinés, que souvent ils combattent mal, et que les étrangers en font peu d'estime.
Depuis l'invention diabolique des armes à feu, c'est le feu qui doit l'emporter, d'où je tiens qu'un bon escadron de pistoliers doit battre un bon escadron de lances.
J'estime que 2,500 corselets et 1,500 arquebusiers, divisés en deux bataillons, s'entre-flanquant l'un derrière l'autre à 80 pas, peuvent se retirer en rase campagne, trois lieues françaises, devant 2,000 lances. (Aujourd'hui que la force de l'infanterie est plus que doublée par l'énergie de son feu soutenu de la baïonnette, on peut penser que La Noüe dit trop peu, et que sa thèse est soutenable même en retournant ses chiffres, c'est à dire que 2,000 fantassins peuvent se retirer avec avantage devant 4,000 lances. Dans la mémorable expédition de l'empereur Napoléon en Russie, un régiment d'infanterie française a glorieusement prouvé cette proposition en repoussant une nuée de cavalerie russe dont il fut entouré en rase campagne.)
Un bon chef de guerre tire toujours profit d'avoir reçu quelque verte leçon de l'ennemi; cela le corrige des mauvais effets de la flatterie, mère de présomption, et dissipe les vapeurs d'orgueil dont il est d'abord enivré.
Les Italiens ont trouvé de nouvelles manières de fortifier les places qui sont belles et ingénieuses; mais il convient aux princes, en les suivant, de ne pas se jeter dans de folles dépenses..... La citadelle d'Anvers a coûté 1,400,000 florins, et n'eût pas mieux résisté que celles d'Ostende ou de Maëstricht, dont les ouvrages sont en terre..... La citadelle de Metz a coûté plus d'un million de francs, celle de Turin 30O,000 écus... A ce compte, les princes et les Etats seraient bientôt ruinés..... Il se faut, à cet égard, défier des ingénieurs qui mettront de la maçonnerie où la terre remuée eût suffi... Je voudrais des remparts peu élevés et des fossés pleins d'eau.
Éloquente sortie contre les guerres civiles dans le dix-neuvième discours: «O chrétiens qui vous entre-dévorez plus cruellement que bêtes échauffées! jusques à quand durera votre rage?... Quelles causes si violentes sont celles qui vous excitent? Si c'est pour la gloire de Dieu, considérez qu'il n'a point agréables les sacrifices de sang humain: au contraire, il les déteste, aimant miséricorde et vérité. Si c'est pour le service des rois, vous devez penser qu'ils sont mal servis en vous entre-tuant, pour ce que c'est diminuer et arracher les nerfs principaux de leur royaume... Donc ne cherchez plus d'excuse pour allonger vos maux. Abrégez-les plutôt sans alléguer des nécessités qui imposent d'autres nécessités..... Mais quand je m'avise, comment pourriez-vous, vous autres guerriers, accomplir cela, qui avez oublié l'art de rendre, et ne savez que l'art de prendre?... Vos ennemis haïssent votre cruauté; vos amis craignent vos saccagemens, et les peuples fuient devant vous comme devant les inondations..... Qui est-ce qui croira votre cause juste si vos comportemens sont si injustes?... Et quand bien même elle le serait, ne l'exposez-vous pas à toute calomnie et diffame?..... En somme, apprenez à mieux vivre ou ne trouvez pas étrange si on ne croit rien de ce que vous dites, et si on crie contre ce que vous faites...»
Un roi de France est assez grand sans convoiter, ni pourchasser autre grandeur que celle qui est dans son royaume... Aucuns diront qu'enfermer les cœurs de nos rois dans les bornes accoutumées, c'est attiédir leurs courages et les priver des trophées et conquêtes qui sont de beaux héritages de leurs ancêtres..... Ce sont là de hauts propos semblables aux furieux vents d'aquilon qui émeuvent les grosses tempêtes..... La grandeur du royaume suffit à ses rois. Sa fertilité est telle, qu'en contre-échange de ses produits, il y entre annuellement plus de 12 millions de livres... Avant ces derniers orages, sa population fourmillait partout comme au comté de Flandre...... Sa noblesse est nombreuse, vaillante et courtoise... Son clergé possède 20 millions de rente et de très bonnes cuisines... La justice y est stable plus qu'ailleurs, et quand les corruptions qui l'ont nouvellement infectée seront repurgées, elle resplendira encore... Sur le fait des finances, bien qu'une partie d'icelles reflue à Rome, par une certaine cabale occulte, et en la Germanie, par des attractions violentes, la richesse publique est telle que, du temps du roi Henri second, il levait sur son peuple, par voye ordinaire, 15 millions de francs par chacun an... Le Saint-Père, qui vit si magnifiquement, ne possède que 1,500,000 écus de rente..... Pour le militaire, encore que la discipline soit gisante, si est-ce que notre roi, s'il sentait qu'un voisin voulût venir mugueter sa frontière, pourrait aisément composer une armée de 60 compagnies de gendarmes, 20 cornettes de chevau-légers et 5 compagnies d'arquebusiers à cheval, faisant en tout 10,000 chevaux, à quoi ajoutant 3 ou 4,000 reitres, plus 100 enseignes d'infanterie française, et 40 de ses bons amis les Suisses, il y aurait difficulté d'aller brûler les moulins de Paris.
La Noüe n'est pas l'ami des Turcs. Il consacre ses vingt et unième et vingt-deuxième discours à démontrer: 1o qu'il n'est pas licite aux chrétiens de s'allier avec de telles gens; 2o que ces sortes d'alliances leur ont toujours mal réussi; 3o qu'en se réunissant ils pourraient aisément chasser les Turcs de l'Europe, dans l'espace de quatre années; et, là dessus, il dresse un beau plan fort détaillé de quatre campagnes contre ces infidèles. La politique étrangère a bien changé depuis le temps où Soliman menaçait d'envahir toute la chrétienté.
Le vingt-troisième discours s'étend démesurément contre les alchimistes, contre la recherche de la pierre philosophale, et enfin contre la trop grande estime qu'on fait de l'or et de l'argent.
Le vingt-quatrième discours est un traité de morale complet où l'auteur fait très bien ressortir et goûter les charmes solides de la vraie piété, par opposition aux jouissances fugitives et trompeuses de la vie épicurienne du monde et des cours.
Le vingt-cinquième discours a pour objet d'énumérer les douceurs et les avantages de la vie contemplative, et de montrer que, loin d'être exclusivement réservée aux moines, chacun peut en jouir et en profiter selon sa vocation. C'est là terminer dignement son œuvre. Ainsi les esprits supérieurs ramènent tous les sujets à la philosophie, qui ramène, tout à son tour, au sentiment religieux. Mais qu'il est beau de voir parcourir cette carrière intellectuelle à un guerrier comme La Noüe, Bras-de-Fer, au sein des plus affreuses calamités qui aient jamais été enfantées par la guerre! Nous ne le suivrons pas plus loin dans les observations que lui suggèrent les trois prises d'armes des religionnaires, qui font la matière de son vingt-sixième et dernier discours. Ce n'est pas que ces observations ne contiennent une foule de choses d'un grand sens, mêlées de quantité de détails historiques très dignes d'attention, mais l'analyse des simples faits ne saurait présenter que des sommaires sans couleur: il vaut donc mieux nous borner à inspirer au lecteur le goût de recourir au discours même qui les contient, et finir cet extrait d'un livre excellent, quoiqu'un peu verbeux dans sa bonhomie, par le sonnet que le sieur de Fresne a mis à la tête de son édition:
[4] La Noüe, Bras-de-Fer, portait d'argent, fretté de dix bâtons de sable, au chef de gueule, chargé de trois têtes de loup arrachées d'or. On lit, au tome II des Mémoires de Castelnau, annotés par Le Laboureur, pag. 580-81, que la maison de La Noüe, dite La Noüe-Briort, était fort ancienne en Bretagne, que François La Noüe épousa Madeleine de Téligny, dont il eut deux fils, Odet et Théophile, et enfin qu'Odet seul eut postérité masculine dans Claude La Noüe. Nous ajouterons à ces renseignemens que la maison de La Noüe s'est éteinte vers la fin du XVIIe siècle dans celle de Saint-Simon Courtomer, de Normandie; et cette dernière, en 1835, dans la maison très ancienne de Le Clerc de Juigné, de la province du Maine.