Bella
CHAPITRE VIII
La veille de la Toussaint, la gendarmerie de Marly prévint mon oncle Charles et mon père d’avoir à passer vers trois heures de l’après-midi au Ministère de la Justice. Rebendart les convoquait. Pendant le déjeuner, Moïse arriva en automobile et nous apprit que l’ordre d’arrêt était signé.
— Il a trouvé un truc, dit Moïse.
Ce n’était pas pour nous rassurer. Nous savions la haute estime que Moïse avait pour les trucs et la part qu’il leur attribuait dans les réussites de la vie. S’il avait échappé, enfant, à la mort qui avait emporté la plupart de ses frères, c’est qu’il avait su à temps, prétendait-il, le truc pour manger des figues sèches sans attraper d’érysipèle, celui pour guérir le bouton d’Alep, avec un emplâtre découpé dans le papier bleu des pains de sucre, et celui pour rendre le lait de mouflonne inoffensif. Il ne restait pas dix minutes sans vous indiquer, s’il était en confiance, le truc pour grimper seul au faîte des Pyramides, pour respirer au fond de l’eau, pour sortir des labyrinthes, pour réduire Forain au silence. Le jour où je lui eus raconté que les Français, quand il fallait immobiliser les prisonniers allemands, se contentaient de couper leurs boutons de culotte, il ne douta plus de la victoire des Français. Dix trucs de cette force, et la guerre était finie, sans qu’il fût besoin de recourir aux trucs américains. La Banque était aux yeux de Moïse le seul élément avec lequel il ne servît à rien de biaiser ou de truquer à l’aide d’un livre de sagesse et dès qu’il s’agissait d’elle, reparaissaient en lui les simples vertus qui font les matelots, les dompteurs et les pompiers. Il n’avait plus alors aucune superstition, aucune habitude. Il écrivait avec le premier stylographe venu, il parlait n’importe quelle langue, et alors flottaient autour de lui les trucs qui s’appellent l’audace, l’assassinat, le suicide, même l’espérance, truc en émeraude.
— Je me demande vraiment lequel ! disait-il, distrait comme s’il cherchait un mot croisé.
Mon oncle et mon père ne se troublaient pas pour si peu. Après le café, ils firent une dernière promenade dans le parc où l’automne, par un truc cette fois nouveau, au lieu de jaunir les chênes, venait de les cramoisir. Il avait plu la veille. A des cercles et à des rectangles plus humides, ils reconnaissaient les emplacements des bassins détruits, et quelques beaux nuages, immobiles dans le ciel, semblaient occuper eux aussi là-haut des places hier classiques. Les symboles de la fidélité, aujourd’hui, c’étaient l’eau, les fumées. Alors qu’ils longeaient le grillage qui isolait les tirés, deux chevreuils les regardèrent de loin, les suivirent, pleins de pitié pour ces hommes prisonniers. Ils ne l’étaient pas encore. Ils se préparaient en riant. Ce fut mon tour d’apprêter pour eux la valise qu’ils m’avaient faite pendant la guerre, à chacune de mes permissions. Ils connaissaient cette valise, aussi exactement qu’ils connaissaient à cette époque ma capacité même ; ils savaient le maximum de ce qu’elle pouvait recevoir, de ce que je pouvais tenir en bouteilles de rhum, en chocolat, en artichauts. J’allais apprendre maintenant à la mesurer avec des dossiers, des livres. Mon père entra dans la chambre au moment où j’y glissais un tricot de guerre, car il risquait de faire froid à la Santé, et ses cigarettes. Il sourit : je faisais la valise de collège de mon père.
Moïse nous descendit sans hâte vers Paris. Le soleil était derrière nous. Nous avions froid, mais nous voyions le dos du chauffeur ensoleillé. Toutes les femmes, les enfants, jusqu’aux hommes, profitaient de ce beau jour pour porter des chrysanthèmes au cimetière. Les boutiques des horticulteurs étaient seules ouvertes. Tous les négoces faisaient place aujourd’hui au négoce des chrysanthèmes. Marguerites, bégonias, roses d’hiver, se dissimulaient. Ceux qui portaient ces vieilles fleurs semblaient user de vieux remèdes. Le chrysanthème, recette extrême-orientale, était jusque dans la banlieue reconnu maintenant comme le meilleur antidote au chagrin, au deuil. Le regret des morts était remplacé dans toute la France par le souci d’avoir à choisir entre les trois espèces de chrysanthèmes, blancs, fauves et jaunes, qu’on allait leur apporter. Toutes les familles faisaient, en costume coloré et avec des fleurs, le chemin qu’elles parcourraient le lendemain en costume de deuil et les mains vides. C’était le contraire du théâtre, le contraire de l’artifice. Les vraies veuves nous paraissaient presque aujourd’hui les femmes qui ne portaient pas de chrysanthèmes, et les enfants qui jouaient sans fleurs, les orphelins. Aucun signe, aucun rappel de la mort d’ailleurs dans cette brève et belle journée. Les morts aussi se préparaient à leur fête, par une modestie plus grande, une disparition plus complète. C’était le seul jour où l’on circulât dans leur domaine en parlant tout haut, en courant, le seul jour où ils n’y étaient pas. Quand vint Paris, avec sa grille d’entrée, ses gardiens, sa cohue, nous eûmes une impression douce, apaisante, celle d’entrer enfin dans le plus vaste cimetière.
Je confiai notre valise au concierge du Ritz, et, me disant leur secrétaire, j’obtins d’entrer dans le Ministère avec mon père et mon oncle. Des huissiers mal renseignés nous guidèrent à la recherche d’une salle vide et finirent par nous arrêter dans le hall où se tenait, quand le Garde des Sceaux était Président du Conseil, la Conférence des Ambassadeurs. C’est là entre autres qu’on avait déchiqueté l’Autriche, amputé l’Allemagne. Avec ses tentures rouges, ses glaces à biseaux, ses tables de marbre, la salle semblait une boucherie les jours d’été où tout est vide. L’Europe était à la resserre. Le sort ne varie guère les effets qui lui ont valu dans l’histoire sa réputation d’intelligence et d’ironie : il forçait mon père, le jour de son arrestation, à repasser par le lieu même qui lui avait donné la gloire. C’était d’un effet facile, et la plaisanterie fut complète, quand, au lieu de Rebendart, nous vîmes trente jeunes gens entrer dans le salon, s’asseoir autour de la table en fer à cheval, — car c’étaient des candidats au Conseil d’État, — et surtout quand l’examinateur, décachetant son enveloppe, leur lut le sujet du concours. Il leur demandait de se reporter à 1919 et de reconstruire chacun l’Europe à sa façon. Ils avaient tout le temps, trois heures.
Ce fut du moins pour mon père une distraction. Cela l’amusa de voir, comme dans ces pays où le sultan cède pour un jour la royauté à l’étudiant élu par ses pairs, la Conférence des Ambassadeurs abandonner pour aujourd’hui l’Europe à des mains juvéniles, à des mains dont beaucoup n’avaient pas encore caressé une femme. Tous ces jeunes gens d’ailleurs parurent se donner à une tâche habituelle, et baissant ensemble les épaules, ils écrivaient à la hâte sur les larges feuilles vides, les seules dans toutes les chancelleries d’Europe qui fussent encore blanches. Ils relevaient de temps à autre leurs têtes, avec des expressions différentes, qui indiquaient à mon père, tant il connaissait le reflet des villes sur le visage des négociateurs, qu’ils s’attaquaient à Memel, ou à Fiume, ou à Temesvar. Un seul s’agitait, taillait un crayon, bref, indiquait par tous ses gestes qu’il ne savait reconstruire l’Europe. Il faut dire à sa décharge qu’il était mal assis, qu’il avait un pied de la table entre les jambes, ce double pied de table lui-même qui avait rendu si difficile au délégué américain de se pencher et de se lever, et qui peut-être écarta les États-Unis de cette conférence. Tout ce qui avait indisposé l’Amérique, le pied mal placé, l’écritoire lointaine, l’embrasse du rideau trop proche à laquelle se cognait la tête, indisposait aussi ce jeune homme. Peut-être encore savait-il seulement reconstruire l’Asie, ou seulement créer une politique moderne des isthmes, ou seulement répartir avec justice les pétroles !… Il renonça, délaissa la salle où ses vingt-neuf camarades, maintenant déchaînés, dégrafaient sans précaution les bandages du continent. Mais, au moment où il passait à notre hauteur, il vint vers mon père, s’inclina, trouvant une excuse à sa nullité ou à sa paresse :
— J’ai eu honte de traiter ce sujet devant vous, dit-il.
Puis il disparut, ayant reconstruit la fierté de mon père.
— Entrez, dit Rebendart.
Nous entrions dans le bureau de Rebendart. Le ministre de la Justice était face à la porte, debout devant sa table, immobile. Bien qu’il fît encore jour, le lustre s’alluma juste au-dessus de nos têtes, tirant de nous une loque noire, essayant de tirer de nous, pour notre confusion, notre ombre la moins humaine. Les quatre femmes nues dans les trumeaux, avec des balances qui nous attendaient au point mort, paraissaient postées pour surprendre je ne sais quel flagrant délit de ces trois hommes habillés. Jamais je n’avais vu autant de balances, sculptées dans les boiseries, moulées dans les stucs. Si bien que le pèse-lettres du bureau de Rebendart, seul instrument de vrai métal, semblait une arme, et évoquait une idée de torture. Larubanon, le sous-secrétaire d’État, de l’air à la fois désœuvré et servile de l’aide-bourreau, l’essayait de l’index.
Rebendart ne nous demanda pas de nous asseoir. L’entrevue, dans son esprit, était sans doute à une hauteur qui ne souffrait ni le canapé, ni même le fauteuil. Son bureau était près de la cheminée, non pas qu’il aimât le feu, mais il détestait écrire près d’une fenêtre et près des arbres. Quand une chenille tombait dans une de ses phrases, quand un éphémère se prenait dans son encrier, faible buvard pour l’encre qui accablait de notes l’Europe, ces atomes et ces indices d’une vie naturelle que ne gouvernaient pas les règlements laïques le dégoûtaient pour dix minutes du pouvoir. Mais aujourd’hui, dos à un bûcher d’énormes bûches il rayonnait comme un vengeur, et songeait seulement à amener sur nos lèvres les paroles qui provoqueraient ses trois réponses, préparées de la veille, sur le bon citoyen, sur le devoir, et sur l’orgueil. Seule la sténographe avait pris une chaise, la seule femme habillée de la pièce, entre tant de statues et de tableaux, rousse, trop parfumée, d’une belle chair, qui réunissait sur elle les odeurs, les ombres, les crins de toutes ces figures nues et épilées éparses autour de nous. Immobile, nous regardant d’yeux violets impartiaux qu’elle ne bougeait pas, appelant dans cette scène par le gonflement de sa gorge, par le croisement de ses jambes, assez dévoilées, un élément qui n’était pas de distraction, mais au contraire de ferveur, indifférente et surchargée d’appâts, comme l’histoire, elle tapait sur son clavier d’où sortait le ruban, comparable au ruban de la Bourse, sur lequel Rebendart comptait bien inscrire avant une heure le vrai cours de l’honneur et le vrai change du pouvoir. Elle n’avait de vivant que le battement de ses paupières, et une imperceptible tension du regard, que provoquait ma présence, la présence d’un jeune homme. Seul témoin qui se souvînt exactement, car elle était au Ministère depuis dix ans, des procès, des scènes, des assauts entre les puissants de la République, la seule aussi qui n’en éprouvât aucune émotion et n’en eût jamais tiré d’enseignement pour sa sortie de six heures avec le sous-chef de gare son amant, elle avait cependant de la dignité de ces duels une conscience qui l’empêchait de toucher ses cheveux quand un courant d’air les dérangeait, de rajuster l’échancrure de son corsage après un faux mouvement, de mouiller la maille de son bas qui craquait, pour l’heure de ces entrevues sans coquetterie et sans fausse pudeur, et elle rentrait à la salle commune des sténos à peu près aussi froissée par l’Histoire que par un chef de bureau entreprenant. Rebendart s’était tourné à demi vers elle, élevant la voix. Mon père, en revanche, se préparait à cause d’elle à amortir ses paroles. Car l’un avait toujours traité l’histoire comme une femme ou un témoin, et l’autre comme un haut parleur.
— Messieurs, commença Rebendart… Vous avez fini, Larubanon ?
Larubanon retira de son nez l’index qu’il y avait introduit par ce geste habituel qui le rendait, dans les autobus, objet d’aversion et de scandale pour les mères de famille. Larubanon, myope de l’œil droit et hypermétrope de l’œil gauche, légèrement bancal, délivré par la science à dix ans de deux pieds bots à cause desquels il avait déchiré toutes ses photographies d’enfant, était le fruit des amours cachées mais illustres d’un fondateur de la République et de cette cantatrice que Gambetta appelait, — car elle avait chanté faux sous l’Empire et juste après le 4 septembre — le Rossignol qui ne chante que le jour. Tous les après-midi pendant le semestre où furent votées les lois sur les prétendants et la presse, le président de la Chambre, comme dans les théâtres de villes d’eaux où les entr’actes sont d’une heure pour permettre aux spectateurs de passer à la salle de jeu, faisait d’une heure les suspensions de séance, afin de permettre aux nouvelles lumières politiques de s’unir aux artistes du précédent régime, afin que le premier ministre entre autres, la bouche ruisselante de vérité, bourré de sandwiches, fécond à trente pas, et la cantatrice, dorée par sa jeune gloire et par son automne, de soie au toucher, accablée elle aussi de santé et de soumission néo-républicaine, eussent le temps de se clore entre des faux Boulle, des damas lyonnais et les Gervex naissants, pour produire Larubanon. Orphelin presque à sa naissance, mais déposé sur les marches de l’État, l’avorton avait su jusqu’à ce jour accorder admirablement une demi-intelligence et une demi-ambition. Une demi-chance aussi l’avait servi. Il avait épousé une fille demi-belle, dotée d’un demi-million. Il avait eu au Parlement un demi-succès. Mais il venait de s’apercevoir dans son nouveau poste, pour la première fois, qu’au lieu de n’avoir, comme il le croyait, que taquiné la fortune et cédé à un vent heureux, il avait fait rendre leur maximum à son intelligence et à sa force vitale. Depuis trois mois qu’il était demi-ministre, il essayait en vain de découvrir en soi les motifs qu’aurait eu le sort de le faire ministre entier. Il ratait les affaires, il avait, pour la première fois et terriblement, besoin d’argent. Cette rigidité dans la vertu et dans les convictions qu’il croyait sa force et qui lui eût permis en effet, s’il était resté référendaire, de mourir sans avoir commis de mensonge et sans tromper sa femme, cette confiance en sa mission républicaine qui pendant trente-cinq ans avait écarté de lui les automobiles, lui apparaissaient, ce qu’elles étaient en effet, périmées, ridicules, mais il était impuissant à les remplacer par une vertu et une vocation plus fortes. Chaque belle chose du monde qu’il comprenait tout à coup, les perles, les rubis, l’or, éteignait en lui une petite lumière. Il commençait à y faire sombre. Le mois qui venait de s’éteindre lui avait fait comprendre les gravures en couleurs, les émaux, les phares d’Hispano-Suiza… Il ne voyait plus en lui. Il avait la veille même manqué comprendre Rembrandt, c’est-à-dire la concussion. Au point exact où son honnêteté et sa noblesse d’âme finissaient, il ne trouvait plus à sa disposition que l’intrigue ou la bassesse. L’accroc le plus léger à sa parabole, qu’un autre eût réparé simplement avec de la bonne humeur et de l’esprit, il ne pouvait le réparer qu’avec le parjure ou la calomnie. Chacune de ses croyances pédantes et naïves était submergée par une eau sale : sa dévotion au droit romain cédait au poker, sa passion pour Tocqueville à la débauche. Instruits à la fois de son cynisme et de sa faiblesse, tous les personnages louches qui s’effacent autour des ministres sous de plus corrects émissaires se levaient directement autour de lui. Il ne les décourageait pas. Par timidité, dans cette crise, il préférait avoir affaire au coulissier marron lui-même plutôt qu’au député son garant, au fondateur de tripots en personne plutôt qu’au conseiller municipal son avocat. Tous les vices, les crimes qui, convoqués par Rebendart se rendaient au ministère sous leur forme honnête et parlementaire, entraient chez le sous-secrétaire sans maquillage. Pour sa confusion d’ailleurs, car il se rendait compte, à cette fréquentation, qu’il ne serait jamais capable que d’une demi-habileté et d’une demi-intrigue.
— Messieurs, reprit Rebendart, laissant Larubanon promener distraitement les yeux sur celle des quatre femmes nues à balance pour laquelle sa mère, disait-on, avait posé…, j’assume une mission pénible. Je suis dans la nécessité de vous inculper du crime de forfaiture.
Larubanon, toujours mobile, qui était venu tirer un rideau derrière nous, regagna prudemment le côté des innocents. Puis, de son double binocle, dont un verre rapprochait et un verre éloignait, il regarda les fesses maternelles, superbement égales, symbole suprême de la justice.
— De forfaiture seulement ? demanda l’oncle Charles.
C’était le moment de placer le monologue sur l’orgueil. Rebendart hésita, et le laissa passer pour toujours.
— Le document dont M. Larubanon va vous donner lecture ne laissera aucune espèce de doute sur ce point, déclara-t-il avec rage.
Larubanon ouvrit un dossier, se prépara à lire, puis, hésitant, le passa à Rebendart.
— Celui-là ?
Rebendart s’impatientait.
— Vous savez bien que non. Celui des Dessaline, avec le reçu signé Dubardeau.
Je vis pâlir mon père. Alors qu’il était député, il avait obtenu pour les Dessaline une adjudication. Quelques mois après, Dessaline lui avait remis, au bénéfice d’un ami commun, tombé dans la misère, un chèque de cinquante mille francs, que l’oncle Charles et lui avaient signé. Quelque banquier ami de Rebendart avait dû les trahir. Pas de témoin. L’obligé était au Mexique. Dessaline était mort. L’action généreuse, en s’évanouissant, laissait en effet un cadavre de mauvaise action.
Larubanon ne trouvait toujours pas le bon dossier. Pourtant les deux pièces étaient là, il y a une heure encore. Il s’était même piqué avec l’épingle qui les attachait. Il montra le sang de son mouchoir, pour preuve de sa véracité. Il en avait d’ailleurs marqué son nez. Il essaya sans succès d’arracher une goutte neuve à sa blessure. Rebendart sonna.
— Mademoiselle Vergne, commanda-t-il.
Mlle Vergne entra, de teint laiteux, mais ne le cédant point à la sténographe en épanouissement. Elle avait pris à chacun des magasins de luxe qui entouraient le ministère sa spécialité la moins coûteuse, à Coty le parfum réclame, à Orsay le dernier rouge, à Rigaud la poudre à 3,25. C’était ce qu’il y avait de meilleur marché en masque féminin dans cette région centrale de Paris. Mais, sous ce teint slave et ces apprêts faciles, coulait au lieu de sang rien moins que le bonheur. Femme créée pour les voluptés du week-end, à la veille de ce jour des morts, week-end suprême, elle rayonnait, les yeux bien mouillés par des sucs de premier ordre, la bouche tapissée de muqueuses de luxe. Le dossier qu’elle portait manqua s’ouvrir, elle en retint les pages contre sa gorge comme une nichée de colombes. Les arrêtés se becquetaient, les notes verbales se caressaient des ailes. Quand elle eut avoué son ignorance, elle fut remplacée par Mlle Larbit, plus connue dans le ministère sous le nom de Pan-Pan, dodue et vêtue de paillettes. Toute cette scène de dissensions entre cœurs masculins se livra ainsi parmi une horde de femmes qui souriaient également aux deux parties, tout comme si les Rebendart et les Dubardeau se battaient pour elles, sur un fond de plaisir, de santé et de nature qui lui enlevait presque son acuité. Ces belles filles avaient d’ailleurs la carrure et le rable particuliers aux femmes d’athlète qui servent de piédestal aux exercices de leur mari. Quand l’une s’approchait de Rebendart, baissant la nuque, on s’attendait à le voir bondir… Aucune n’avait vu le dossier. Larubanon se rappela soudain l’avoir laissé sur sa table et courut le reprendre.
Le silence régna. L’antipathie entre ces êtres était si grande que la parole ne pouvait vivre dans pareille atmosphère. Mon père était triste. Il songeait à cet homme auquel il avait apporté les cinquante mille francs de Dessaline, à Saint-Nazaire, sur le quai. L’homme était nerveux. C’était le second bateau qu’il prenait dans ce port, le premier l’avait mené à Cayenne. Cinq ans auparavant, il avait, disait le jugement, violenté et étranglé une bergère. On peut imaginer quels souvenirs étaient pour lui les mouettes, la sirène, la cloche, la mer elle-même, base de toute injustice, qui rapportait au flanc du quai en une vague les crachats dont les forçats tenaient à la marquer tout le long du trajet. Mon père avait connu le voyageur avant son premier voyage. C’était alors un de ces jeunes hommes qui soudain, projetés sur Paris d’une famille médiocre de fonctionnaires provinciaux, conquièrent par toutes les qualités et tous les charmes. Pendant deux ans, il ne s’était point passé une semaine où le succès ne lui fût venu sous une forme concrète, argent, pouvoir ou amour. Il restait modeste. Mais, ce jour-là, dans ce pré, à la fin de ces vacances, à la veille de son retour à Paris qui tenait en réserve pour lui un haut poste et douze femmes, il s’était trompé. Il s’était trompé sur le jeu même de la vie. Jamais il ne s’était senti aussi débordant d’éternité, de générosité. C’était Pan en veston. Les verdiers qui partaient sous ses pas partaient de lui. Chaque nuage nouveau dans ce beau ciel dégageait d’une pelure son cerveau. A cause de cette chance qu’il avait eue dans le monde, généreusement, il se sentait en retard avec cette campagne, avec ce ciel simple, ces collines bourrues. Dans un paysage italien ou simplement agenais, sous un ciel gâté déjà par le génie, chéri déjà par des grands hommes, il se fût contenu. Mais il était en Bas-Limousin. C’était vraiment une concession qu’il avait faite à ce climat avide et sevré de caresses, à cette province reculée et peu gâtée par les voluptés, en s’approchant de la bergère, qui, elle, était tout juste bien. C’était pour s’humilier vis-à-vis de son avenir et de ses invites, pour une communion aimable avec le sol, l’herbe, qu’il avait accepté l’aventure. C’était par condescendance, par reconnaissance envers tous ces intermédiaires doux et nuls, sa famille y comprise, qui l’avaient mené à la fortune par leur pauvreté, à la gloire par leur obscurité. Le cadre le séduisait plus que la bergère, qui avait des yeux gris, des pommettes rouges d’un rouge qui subsista comme un fard dans sa mort, et des dents usées. Mais que le cormier sous lequel elle était assise était beau, puissant ! Il violait cette terre rétive. Une source coulait, dont il serait bon tout à l’heure de toucher l’eau. Des alouettes se poursuivaient d’un vol parallèle, revenaient à la terre sans s’être effleurées ; mais surtout le chien de la bergère l’avait séduit. Au lieu d’aboyer, ce chien était accouru vers lui, remuant la queue et léchant ses mains. C’était vraiment à cause du chien, pour le chien, qu’il n’était point passé outre. Il avait déjà donné la meilleure place à ce chien dans le futur souvenir qu’il allait avoir de cet après-midi. Le vent des grandes entreprises soufflait sur lui, ses oreilles en bruissaient ; mais par modestie, par simplicité, il avait tenu bon, il avait accepté dans sa vie ce petit épisode. Il avait l’impression de commettre une bonne action. Il s’était approché de la bergère, guidé par ce chien qui délaissait pour lui le troupeau, ce chien à poils et à moustaches boueuses, qui, devant l’inconnu à mains blanches, au complet le mieux taillé de France, avait ressenti sa vraie vocation de chien pour salon et pour tendresse. Lui, que courtisaient pas mal de belles femmes et qui se refusait, se gardant pour une seule amie, il vint s’asseoir, décidé, près de la bergère. Il lui demanda le nom du chien, qui s’appelait Bas-Rouges. Elle aussi avait des bas rouges. Il remarqua que comme ceux du chien ses yeux gris étaient un peu vairons. Une telle relation entre ces espèces campagnardes aiguisait encore la conscience, qu’il avait cet après-midi-là, de se heurter à la nature elle-même. J’oubliais de dire qu’il avait été universitaire. Il la plaisanta en l’appelant Bas-Rouges. Elle souriait niaisement. Chaque fois que le chien entendait ce nom, il sautait, il aboyait de joie. Elle consentit à montrer le haut des bas rouges. Lui hésitait encore. Mais des perdrix, disséminées par des coups de feu lointains passaient au-dessus d’eux, au ras de l’horizon des battoirs résonnaient, un chariot là-bas grinçait ; tous ces bruits de crépuscule qui lui parvenaient en pleine chaleur et en plein soleil le portaient à d’immenses espoirs, mais le butaient à ce petit acte sans importance. C’est ainsi que le renard prend un piège pour la porte de sa vie, et y pénètre par condescendance. Il sentait que ce court moment avec cette femme simple allait lui ouvrir la soirée, lui ouvrir la nuit, qui s’annonçait étincelante, et jusqu’à sa vie entière. Il prit la bergère dans ses bras. Bas-Rouges du nez s’introduisait dans leur étreinte, réclamant sa part de caresse. Il lui dit que Bas-Rouges était superbe, qu’il aimait Bas-Rouges, elle céda, mais à la même minute, deux chasseurs qu’il ne vit pas débouchèrent dans la prairie. Elle eut honte, cria, se débattit. Un coup de feu le tira de la lutte. Le premier chasseur le tenait en joue, et l’autre venait de tuer Bas-Rouges, qui s’était précipité contre eux pour le défendre. Le lendemain, son nom propre, son prénom presque, dans toute la France était devenu l’insulte à la mode… Avouer la destination des cinquante mille francs de Dessaline eût provoqué plus de scandale que les avoir gardés. A cause de Bas-Rouges, à cause d’une âme presque humaine dans un chien de berger, à cause d’un Beauceron qui avait approuvé tous les élans humains, même de second ordre, Rebendart l’emportait sur les Dubardeau.
Nous nous taisions tous. Mon père reconnaissait sur son ancien bureau, à la couleur des dossiers, quelles affaires criminelles Rebendart avait étudiées aujourd’hui. Un parricide, deux assassinats simples. C’était le jour de la semaine où le ministre décide de gracier ou de guillotiner. Le paraphe au crayon rouge ou au crayon bleu qui indique le pardon ou l’exécution n’était pas encore tracé. Mais, dans la place même que Rebendart avait donnée à ces dossiers de misère et de mort, les reléguant sans précaution au bord extrême de la table, en pleine évidence, avec les noms et les prénoms visibles, on devinait la clef de ses actions : cet homme était insensible. Cette culture classique dont il se vantait, ces études latines, grecques, qu’il poursuivait encore, lui avaient donné un certain amour pour le monde, mais dans le temps, non dans l’espace. Tout ce qui concernait la France l’atteignait, et les pays aînés de la France, et les pays aînés de Rome ou d’Athènes : il souffrait des injustices commises envers les tribuns, de l’indemnité de résidence dérisoire accordée aux magistrats phéniciens, mais dès que sa pensée, au lieu de plonger, dépassait seulement les frontières de ce champ classique marquées exactement par les limites de la France moderne, aucun malaise, aucune inquiétude n’était plus à craindre pour lui. Il souffrait du raz de marée qui abîmait un phare à Biarritz, mais il était insensible à la peste, à la famine, aux maux de l’Asie. Quand il voyait, après cet incendie, cette électrocution, cette inondation de l’Europe, toutes les nations en procès avec je ne sais quelle assurance humaine qui refusait de les payer, divine qui refusait de les consoler, Rebendart, tout ému encore du mauvais partage des terres de Charlemagne, ne souffrait pas. Quand il voyait dans l’univers entier, besogne lamentable, les ingénieurs s’efforcer, par les modifications les moins coûteuses à leur conseil d’administration, de faire livrer aux machines à canons, à obus, à fils barbelés, des pâtes alimentaires, des images morales, des baignoires, frémissant de l’affront reçu par notre royauté à Péronne, Rebendart ne souffrait pas. Quand il voyait les directeurs d’usine philanthropes, embarrassés de leurs stocks, chercher l’objet nouveau qui rendrait heureux les enfants européens, surtout en fonte et en acier trempé, heureuses les femmes européennes, surtout en aluminium d’avion, et soucieux d’adapter les fils de la guerre, le wolfram, le gaz oseille, à la vie de famille, indigné de la condition des bâtonniers de province sous Louis XIV, il ne souffrait pas. Il voyait qu’aucune des vertus des nations du vieux continent n’agissait plus, que l’honneur, l’humeur, le sang de certaines avait changé, il voyait l’Allemagne posée inerte et soufflante sur l’Europe comme une bougie encrassée, il voyait tous ces beaux métiers européens plongés dans la guerre devenus tous uniformes, les États-Unis d’Europe établis hélas désormais en ce qui concernait les ingénieurs, les ébénistes, les mécaniciens, il n’était pas assuré qu’on pût jamais décaper chacun, lui rendre son sens et sa nationalité, il voyait que c’en était fini des moulures spéciales dans les tables, des bielles et des ressorts de montre signés, des carafes à un exemplaire, — mais Rebendart n’en souffrait pas, n’en pleurait pas, accablé qu’il était encore par les malheurs de Théodose. Thermomètre des revenants, sismographe des catastrophes passées, on pouvait être sûr, quand la voix de Rebendart s’échauffait, quand son œil s’adoucissait, que les derniers effluves de Sylla ou de Cujas venaient d’arriver dans la salle, et la suprême onde émise de Babylone, le jour de son effondrement.
— Messieurs, dit enfin Rebendart, je crois que nous avons à nous expliquer.
Mon père a toujours eu des gestes, des impulsions d’enfant. Il est doux de voir sur un père âgé ces signes, non pas de sa jeunesse, mais de la jeunesse des hommes. Il dit :
— Je ne discute pas avec un homme insensible.
— Il ne s’agit pas de discussion, reprit Rebendart, mais de dates, qui n’en souffrent aucune. Il s’agit du 12 mai 1917, où vous avez pris l’initiative d’envoyer sans ordre un émissaire à l’Autriche, et celle du 1er décembre 1913, date du chèque Dessaline.
Rebendart, pour être tout à fait sincère, aurait dû ajouter le 28 juin 1919, date du traité de Versailles, qu’il ne pardonnait pas à mon père, le 5 février 1915, jour où le secrétaire de mon oncle Charles l’avait qualifié dans un salon de pisse-vinaigre, et le 3 septembre 1892, — souvenir lointain, mais le plus vif, — où mon père avait à la Chambre remarqué que la citation de Pascal faite par Rebendart dans son discours d’ouverture du Parlement était erronée. — A quoi pense le monde ? A jouer du luth, avait dit Pascal. A jouer de la harpe, avait cité Rebendart. Il s’était retrouvé toute une séance, une séance où l’on discutait le monopole des allumettes, avec cette harpe ridicule sur les bras…
Mais une autre secrétaire entrait. Elle venait chercher les dossiers des condamnés. Elle réclama le visa. Rebendart prit le crayon bleu, signe de mort. Tant est grande la discipline, le respect humain, au Ministère de la Justice, que cette jolie fille ne supplia pas, ne se roula pas à terre, ne se promit pas à Rebendart, pour sauver la vie de trois hommes. Il ne vint pas non plus à l’idée de Rebendart, exaspéré pourtant par sa réputation d’insensibilité, que pardonner à trois assassins, c’est être sensible. Il signa. La belle enfant repartit avec ses trois dossiers, légers comme des urnes, si légère elle-même.
Larubanon la bouscula dans la porte, consterné. Les papiers n’étaient pas chez lui. Aucun doute. On les avait volés. Il avait pris un responsable, le classeur de service, il l’amenait. C’était Brody-Larondet, le malheureux qui devant Moïse avait pris jadis, comme il le pouvait, la défense de mon père. Brody était courbé de ce quart d’heure de recherche, il avait cherché jusque dans son propre bureau, où il avait même retrouvé son testament de juillet 1914.
— Vous voulez votre révocation, lui cria Larubanon, vous l’aurez !
Brody-Larondet aperçut mon père, se redressa, eut le courage de nous sourire, et disparut. Sa sœur et ses trois nièces l’attendirent jusqu’au matin. Un ami le retrouva dans un cabaret des Halles, où il avait toute la nuit essayé d’adapter à la paix son testament de guerre avant de se jeter à la Seine. La troisième fillette était née depuis 1914. Aucune clause n’allait plus, car il était méthodique, et avait légué à ses nièces chaque objet, chaque meuble. Il aurait fallu tout refaire, acheter un troisième vase de Galley, une troisième gravure en couleurs de Scott. Il rentra chez lui.
Comme il quittait le bureau de Rebendart, juste en face de nous, la tapisserie où d’après Rubens les anges soulevaient de terre une douzaine d’énormes filles nues, s’ouvrit, et Bella apparut, souriante, éclatante entre ces corps de reine soudain plissés et fanés par cet accouchement :
— J’ai brûlé les papiers, dit-elle.
Rebendart regardait avec haine Bella. Il avait passé toute sa vie à esquiver le tragique. Toutes les occasions où la rencontre entre deux êtres, agités de passions, ou deux chefs d’affaires, ou deux chefs d’armée, aurait pu ou dû se faire de façon solennelle, il les avait escamotées. Durant ces dix dernières années où la destinée avait couru le monde, il avait toujours tâché de remplacer sur la voie qu’elle prenait les passages à niveau par des ponts. Grâce à lui, il n’y avait pas eu d’entrevue entre Ludendorff et Foch, entre Guillaume II et Viviani, entre Clemenceau et le Pape. S’il avait été chimiste, comme mon oncle, il eût consacré sa vie à empêcher l’azote de rencontrer l’hydrogène, et tous les drames imaginables entre carbone et oxygène eussent été éliminés. Un manque d’imagination, la peur aussi des réactions humaines, le poussait à amortir par des papiers tous les points de fusion entre politiques ou philosophies. Il n’y avait plus de scènes, dans sa famille et dans son Gouvernement, que celles provoquées par son mauvais caractère. La colère chez Rebendart était tout ce qui restait du destin, et de son aveuglement. Par un décalage hypocrite, imperceptible à ses secrétaires même, mais calculé d’après le Chaix ou le guide des Transatlantiques, il avait évité toute sa vie les confrontations entre hommes d’État, il avait fait retarder des trains pour ne pas débarquer dans certaines villes au moment où l’attente qu’on avait de lui, l’heure ensoleillée, l’atmosphère générale de la province ou de la France ce jour-là, devait faire de son arrivée une minute trop sensible. Il eût suffi de l’introduire dans l’Odyssée ou dans la Bible, pour enlever à la légende toutes les rencontres justement obtenues par les héros à force de politesses envers le sort et de respect pour l’horaire humain du sublime. Avec Rebendart, plus d’épisode de Nausicaa et d’Ulysse, de Salomé et de Jonathan. Il détestait la Passion, il y voyait une accumulation de gestes emphatiques qu’un dieu de bon goût eût dû éviter. Il détestait voir mourir. Cette exactitude de l’âme qui répond à la mort, cette exactitude de la mort à ce faux rendez-vous, cette froideur de la mort qui durcit tous les vêtements des assistants comme un gel, cette heure où le mouvement exact de la vie se retire chez les personnages les plus conventionnels, chez les tantes solennelles, les nièces à principes, chez les mauvais Rebendart, dans sa fausse liberté, il la détestait… Une fausse vie en effet n’a pas à se terminer par la mort… Aussi, son irritation contre Bella n’avait pas de limites. Qu’elle l’ait trahi, passe encore ! Mais elle aurait pu du moins, après avoir brûlé les lettres, voyager, disparaître, écrire… au lieu d’attendre derrière la portière, et d’apparaître avec cette robe vert pâle, ces bijoux, ces bras nus qui avivaient de mode cette minute de tragédie. Elle donnait une couleur moderne, un tissu nouveau, une coiffure, jusqu’à un parfum, à une explication administrative. Que venait-elle faire sur ce trouble ? C’était de mauvais goût. C’était Ophélie sur du pétrole, sur du naphte. Rebendart savait qu’il cesserait d’avoir pour lui le droit et la raison, si, au lieu des conseils de discipline, des sanctions juridiques, quelqu’un déchaînait dans le conflit Rebendart-Dubardeau les entités et les allégories. Les Dubardeau n’étaient que trop aptes à trafiquer avec le double astral des lois, l’ectoplasme des codes. Toutes ces écluses par lesquelles Rebendart, dans un travail plus obstiné que celui des Hollandais, était parvenu à se faire un champ de travail desséché au milieu de la guerre, des luttes civiles, Bella aujourd’hui les ouvrait. A ce niveau si bas, au fond de cette impasse où il nous avait attirés de nos montagnes de Meudon, un dénouement de Crébillon le père nous libérait soudain, solution artificielle, enfantine, mais qui annihilait provisoirement sa vengeance.
— Que dites-vous ? Quelle est cette folie ?
Je sus plus tard que la scène était plus parfaite encore que je ne le croyais, car Larubanon, qui songeait à divorcer pour épouser Bella, lui avait confié son projet le matin même… Bella rayonnait, comme le jour où elle avait obtenu de Clemenceau qu’il allât, dans son dernier voyage aux États-Unis, rendre visite à Wilson. La vision de Clemenceau sonnant à la porte de la petite maison du paralytique, par un soir d’orage étouffant, avait nourri son esprit plusieurs semaines. Comme le jour où elle avait, en les attirant non par des subterfuges, mais des raisons officielles ou mondaines, mis d’Annunzio en présence de la Duse… Je la regardais avec admiration et non sans un peu de remords. Je comprenais enfin sa résistance, sa fuite : c’étaient des invitations à la tragédie. Je me reprochais presque de l’avoir, malgré la rivalité de nos familles, aimée sans autres scrupules. La bru de celui qui nous persécutait venait me trouver dans mon lit à l’aurore. A l’aurore, quand les mouettes qui ont suivi un saumon de l’embouchure de la Seine à Paris, aperçoivent la place de la Concorde, et crient, j’enlaçais la fille du tyran. Mais aujourd’hui seulement il me venait à l’idée que Bella et moi aurions pu, même dans ce monde veule, même dans cette époque où les passions ne se conjuguent plus et ne se mêlent plus à l’intérieur des êtres tant leur trajectoire est égoïste et tendue, et s’exercent chacune séparément, presque comme une fonction physique, dans cette ville où les avares ne sont plus amoureux, où les jaloux n’ont plus d’ambition, nous aurions pu jouer quelque réplique d’une assez belle légende. Les amantes de notre époque ne laissent pas plus germer en elles les conflits que les fils. J’estimais Bella d’avoir laissé celui-là grandir, arriver à son terme. Moi, insouciant, j’étais l’heureux père d’un bel esclandre, d’un drame ! J’admirais ce corps si mince dans sa grossesse ardente, ce visage si pur et si intact dans son masque. Pour une fois, je n’éprouvais aucun malaise devant un acte de théâtre. Je savais un gré infini à Bella de cette attente derrière les reines nues, de cette apparition, de cette ponctualité, que je sentais la ponctualité de ce que le monde contient de loyal et de beau envers mon père innocent. Ce qu’il y avait même de prévu dans son entrée m’enchantait. Cette emphase était la frange de la simplicité suprême, du devoir. Les quelques miracles que j’avais vus dans ma vie, la bataille de la Marne, par exemple, m’avaient paru en effet si mal réglés, si confus à l’œil ! J’étais ému de ce petit miracle bien net, et enfin à l’heure.
Rebendart s’était avancé, hors de lui.
— Quelle folie vous a prise ? quelle est cette trahison ?
Bella lui sourit, leva la main, me désigna. Que l’éducation de son pensionnat de Charlieu était soignée ! J’étais certainement la première personne que Bella montrât du doigt. Son bras était levé presque verticalement, sa main toute ouverte, un vrai serment.
— J’aime Philippe, dit-elle.
Mais, déjà détournée de moi, elle avait saisi d’une main la main de mon père, de l’autre la main de Rebendart, et elle essayait de les joindre. Une minute elle lutta contre le sort. Mon père par compassion, obéissait, mais Rebendart se défendait brutalement. Le sourire de Bella devenait une grimace d’effort. Déjà elle ne cherchait plus, comme elle l’avait imaginé, à faire que ces deux mains s’unissent, que les dix doigts de Rebendart pénétrassent les dix doigts de Dubardeau. Il semblait qu’elle n’eût plus d’autre espoir que d’arriver à effleurer l’une par l’autre, d’obtenir non plus un courant, mais une étincelle de conciliation. Elle sentait l’une docile et fraîche, l’autre ennemie et brûlante. Dix secondes elle tenta encore, maintenant désespérée, d’agrafer les deux honneurs, les deux courages, les deux générosités du caractère français. Tâche impossible. Je la vis soudain pâlir, fermer les yeux, tomber à genoux, puis en arrière, puis glisser, encore un peu inhabile de ces gestes suprêmes, décomposant sa chute, l’inscrivant au ralenti dans nos yeux.
Tel est le truc que trouva Bella pour libérer mon père de la prison : se rompre une artère.
Un jour j’aurai le courage de vous dire ce que fut la mort de Bella.
Je la portai dans sa chambre. La mort mettait la même densité à chaque partie de son corps. Toute ma vie je sentirai sur moi cette surcharge égale au poids de mon amie. Elle se cramponnait à ma main, elle la croyait la main de Rebendart. Elle avait la force d’un cadavre, je ne pouvais me dégager. Le médecin, la femme de chambre, Rebendart lui-même, durent nous traiter comme un groupe indissoluble. Toute une nuit, le rayon de ma liberté fut le bras d’une mourante. J’avais cette amertume d’être la partie vivante d’une agonie. On avait oublié de tirer les rideaux. Le soir du jour des Morts entrait déjà. Des lumières s’allumaient en face, au Ritz. Le petit Argentin qui, chaque matin, à la jumelle tâchait de la voir sortir du bain, pouvait regarder Bella, décolletée, mourir. Elle maintenait mes mains unies. Elle exigeait de mes mains une réconciliation absolue. Elle exigeait que chaque partie de moi-même pardonnât enfin à l’autre, qu’il n’y eût pas, à l’intérieur de moi, de Rebendart et de Dubardeau, que toutes ces choses qui sont dans un être hostiles l’une à l’autre, l’adolescence et l’enfance, la force et la faiblesse, le courage et le désespoir fissent enfin leur paix. Il n’y eut plus rien en moi bientôt qui fût division et brouille. Pour la première fois je sentais fermé en moi, grâce à elle, un circuit, le circuit de ma vie… Aucune plainte. Aucune parole. C’était son même silence, plus articulé, plus direct que n’importe quel langage… C’était son dernier silence… Chaque geste par lequel l’un de nous voulait arranger l’oreiller ou le drap faisait tomber du lit ou y révélait un objet de fillette, une poupée derrière le traversin, une médaille de pension, un collier de chien. Dans son visage aussi, si on la forçait à boire, à respirer, se formaient des traits puérils. Toute son enfance sortait d’elle, au moindre heurt. Jamais on ne verra un être humain s’approcher avec plus de modestie de la mort.
Vers minuit, comme je m’étais assoupi, je fus réveillé par une impression de bien-être, de liberté. Bella avait lâché ma main. La famille déjà s’engouffrait dans ce passage, et m’écarta.