Bella
CHAPITRE IV
Moïse me convoqua au Maxim’s. C’était le seul jour du mois où il n’allât pas à la piscine. Il le consacrait au souvenir de sa femme. Depuis vingt ans il passait au Père-Lachaise cette matinée anniversaire, à installer des bouquets dans le caveau, ou même à déposer des fleurs sur les tombes des femmes voisines, car il imaginait devoir aussi des égards à cette société de mortes où l’ombre de Sarah Griffith rayonnait de l’amour et de la constance de son époux. Des maris l’avaient fait surveiller, et lui avaient enjoint de ne plus cacher les monuments modestes de leurs femmes sous des gerbes qui laissaient croire aux familles qu’elles avaient eu un amant. Comme un amant il obéissait, et se contentait désormais de placer furtivement sur l’angle de la tombe un bouquet de violettes, mais il souffrait de ne pouvoir, ne fût-ce que pour ennuyer les veufs et surtout les belles-familles, dépitées que les brus dans l’autre monde eussent pu acquérir d’aussi belles relations, offrir des bagues et des bracelets. Il tenait à jour des fiches sur les maris des deux voisines les plus proches de Sarah. Il ruina l’un, qui avait démérité, et qui ne sut jamais que les Gafsa avaient baissé en un jour de quarante points parce qu’il avait chanté l’avant-veille à l’Abbaye de Thélème : « Ma femme est morte. » Les dons rituels achevés, il ouvrait le caveau de Sarah avec le mot qui ouvrait son coffre-fort, et s’y enfermait. Des amis prétendent qu’il racontait tout haut à la morte des aventures du mois écoulé, et des espions avaient tenté, en collant les oreilles aux fleurs ajourées du coffre-fort de marbre, de connaître les destinées du change. Il sortait, muni d’un calme que la piscine ne lui donnait pas toujours, mais l’humilité qu’il avait devant les tombeaux avant sa descente aux Enfers se changeait, pour la descente vers Paris, en orgueil et en mépris. Il semblait que des renseignements particuliers venaient de lui révéler la veulerie des morts, leur hypocrisie, leur esprit profondément antisémite. Il ne suivait même plus les allées. Il n’avait plus sur le Père-Lachaise son pas glissant et serein de tout à l’heure, copié sur le pas de celui qui marche sur les eaux. Tapotant d’une main cavalière la main de Félix Faure, donnant une chiquenaude à la cuisse de la pleureuse de Rothschild, secouant l’arbre sans fruit de Musset, délaissant tous ces morts que Sarah avait cafardés, il ne poussait plus sa promenade que jusqu’à la tombe fraîche, si le cas se présentait, d’un ennemi : aujourd’hui d’Enaldo. Du terre-plein, il regardait Paris d’un œil satisfait, celui dont son illustre parrain eût regardé, mais après y avoir pénétré et gagné de quoi fondre les Tables en or massif, la terre promise, se posait depuis vingt ans le même problème à propos de Saint-Sulpice, qu’il laissait chaque mois de profil et qu’il retrouvait de face. Puis il descendait déjeuner au Maxim’s, à moins qu’il n’aperçût, de la grande allée, un cortège gagner le département où reposait Sarah. Il le suivait alors de loin, s’inquiétait du nom, se réjouissait si c’était pour elle une jeune compagne, et ne partait qu’après avoir contrôlé ce nouveau voisinage.
J’arrivai en avance, et le trouvai déjà installé. Sa conversation avec Sarah avait été sans doute brève ou tenue en style télégraphique : « Lutte Rebendart-Dubardeau engagée, avait-il dû lui dire. Enaldo hier mort. Lu dans Revue Universelle étude sur enseignement classique par ambassadeur États-Unis. Assez idiot. Temps plutôt agréable. Belles averses la nuit, et jour tout lumineux. » Je pensais qu’il voulait me parler de Rebendart. Je me proposais surtout d’obtenir des nouvelles de Bella, car je l’attendais en vain chaque matin, depuis ce jour où elle avait appris mon nom. Elle ne venait plus, elle ne répondait plus. J’en profitais, le matin, pour lire. Privé de Bella, réveillé tôt, je lisais les livres à la mode, Istrati, Ossendowski. Restait à savoir si l’aventure d’un Polonais autour de l’Ienisseï valait un corps affable se glissant près du vôtre, si les discours sur la tyrannie du baron Ungern, dans sa forteresse d’Ourga, valaient une minute de lutte, puis de repos éternel, le tout suivi d’un chocolat tiède et de toasts ; si les pratiques des élans en Haut-Thibet et leurs courses en biais devant les caravanes valaient deux yeux reconnaissants, mille baisers sincères, sans compter l’inondation d’eau de Cologne en plein milieu des reins. Lassé de cette fusion du regret et de la Mongolie, je rejetais Ossendowski. Je prenais, parmi les livres, le plus terne, le plus triste, le Livre Noir des Soviets. Mais la question restait la même, éternellement la même. Restait à savoir si la certitude que le Matin est soudoyé par la Russie valait une jeune femme se levant, s’habillant, si la mise au pilori de l’Éclair par M. Bojarski valait la séparation au coin de la rue Daunou, si aucune phrase au monde valait cette forme de Bella entrevue dans le miroir du magasin, valait le désespoir quotidien, sans remède, de notre séparation… Tout cela restait à savoir… Du moins le manque d’amour me donnait pour la matinée presque la même liberté que l’amour lui-même.
Moïse ne voulait pas me parler de Bella. Il avait vu Rebendart la veille. Le ministre l’avait reçu dans son cabinet, place Vendôme, les fenêtres ouvertes, entre le jardin d’où venait le bruit d’un jet d’eau, le parfum des roses, et le Conseil des Ministres. Les ministres bavardaient, attendant leur hôte. Rebendart, agacé, avait ouvert toute grande la porte double et crié : « Eh bien, Messieurs ! » Le silence s’était rétabli. Mais le jet d’eau parlait, les roses s’évertuaient. Rebendart avait marché vers le jardin, prêt à les remettre eux aussi à leur place, puis s’était contenté de fermer la fenêtre. Enfin, dans cette écluse poussée sur les fleurs et ouverte sur les ministres, Moïse avait écouté Rebendart.
— Monsieur Moïse, avait demandé Rebendart, êtes-vous pour ou contre moi ?
Car Rebendart ne dédaignait pas l’intimidation. Dès qu’il s’agissait de l’État, il se croyait dégagé de tous les liens, préjugés ou formules, qu’il acceptait pour sa conduite personnelle. Lui, qui mangeait sa fortune dans sa charge, admettait pour les autres les pots-de-vin, les achats de conscience. Intègre avec son marchand de vin, sa marchande de journaux, son régisseur, il avait une double parole avec le président du Sénat, et avec Édouard VII. Jamais personne n’avait acheté son tabac avec plus de loyauté, et applaudi avec plus de félonie Gambetta et Waldeck-Rousseau. Moïse au contraire, assez dénué de principes pour ses affaires personnelles, et qui n’hésitait pas à se débarrasser d’une pièce fausse aux dépens d’un chauffeur, devenait purifié au contact de toutes les entités qui ne vendent et n’achètent pas, la religion, l’État, la France, valeurs que n’affecte aucun change. Tandis que le squelette intègre de Rebendart fondait sous un acide inconnu dans son corps de ministre, dans le corps adipeusement oriental de Moïse s’introduisait, dès qu’il s’agissait du pays, une ossature des grands jours et du moyen âge, et jusqu’à son maintien en était plus droit et plus digne. Ce n’était pas tout. Rebendart traitait l’État comme on traite un homme, par la jurisprudence, le raisonnement, l’autorité. Moïse au contraire appréciait à l’extrême les qualités féminines de la France. Il sentait que changer un pays de royaume en république était en changer le sexe même. Tout ce qui concernait la France, tout ce qu’il lui avait donné, il ne l’avait jamais dit. La puissance que la France avait eue tout à coup un matin, dans une période de ruine financière, en face de la City, on ne saurait jamais que Moïse la lui avait prêtée en sacrifiant le tiers de sa fortune : cela était le chapitre Femme, c’était son secret. S’il adorait la France, ce chœur de la Nef Europe où ses coreligionnaires se sentaient aussi en sûreté morale qu’au moyen-âge derrière un autel, cela était le chapitre Liaisons, cela le regardait, et ne regardait point Rebendart. De sorte que pour le duel ce chrétien champenois et ce juif échangèrent simplement leurs armes, le chrétien prenant l’astuce et l’aveu, le juif la loyauté et le secret. Tous deux se mesurèrent, chacun avec son honneur de bataille, qui était l’honneur quotidien de l’autre.
— Monsieur le Président, avait répondu Moïse, je suis un banquier de change. Dans la mesure où vos demandes et les exigences du change s’accorderont, vous me trouverez toujours à vos ordres.
— Je vous exprime mes remerciements, avait dit Rebendart. J’y joins le regret de vous entendre formuler des réserves.
Car la conversation de Rebendart semblait apprise sur un manuel de conversation pratique pour hommes d’État.
— Un pays, même maritime, ne règle point ses marées, avait repris Moïse, qui s’amusait de cette banalité. Mais je suis tout à vous s’il s’agit de les prévoir.
Rebendart s’était levé brusquement, et, filant la métaphore, en vieux parlementaire, il avait dit :
— Ne nous égarons point, Monsieur Moïse. Il ne s’agit pas de la lune. Il s’agit de Dubardeau.
La fenêtre du jardin, mal poussée, s’était ouverte. Un courant d’air en venait, dont le Conseil des Ministres souffrit silencieusement. Moïse attendait. Il était sûr de soi. Depuis son enfance il avait une recette pour être toujours chez Moïse et au centre de sa force. Qu’il fût dans une ville, sur une montagne, il calculait d’un coup d’œil ce que sa fortune lui permettait d’acheter autour de lui, il s’en considérait comme le maître, et ses interlocuteurs se trouvaient tout d’un coup en face du propriétaire. Circonférence d’abord peu extensible qui lui donnait à ses débuts quelques pieds carrés à peine dans le parquet en bois de Carinthie du bureau où il avait débuté chez les Kohn de Trieste. Il suffisait alors que le collègue Hahnensteg retirât son tabouret au moment où il s’asseyait pour que Moïse chût hors de son domaine. Puis juste la mosaïque de la salle d’attente chez les Laberti de Gênes. Puis quelques étroits centiares de vraie herbe à Chaville, quand il y déjeunait le dimanche, vers 1890, avec le frère de Sarah. Mais ce système d’arpentage dès 1912 au centre de la Lozère lui accordait le département, et, en ce moment même, dans le bureau de Rebendart il lui donnait la Concorde entière, la rue Royale, le Sud jusqu’à la rue de Grenelle, tout le bloc de Paris qui peut s’estimer trois milliards or. La Bourse lui avait d’ailleurs été ce matin fructueuse, de sorte qu’il voyait, à mesure que parlait Rebendart, le locataire Rebendart, son cercle magique mordre sur la Madeleine, englober les chevaux de Marly à l’Ouest et le Rhinocéros des Tuileries à l’Est, s’approcher au Midi du tombeau même de Napoléon. Il n’avait le sentiment de sa puissance, dans toute discussion, qu’en construisant autour de lui ce ring d’or. Il s’assit. Il boxait assis…
Rebendart, lui, restait debout, car ce n’était pas du centre de sa circonscription, comme il sied à un parlementaire, qu’il paraissait parler, mais du pied d’un monument. De quel monument ? On ne pouvait hésiter longtemps à le deviner ; c’était au pied de son monument propre. Un Rebendart de bronze le dominait et lui dictait sa parole. Son Égérie, c’était lui-même, lui-même en airain. Il avait édifié dans son imagination un Rebendart obstiné et insensible qui le dispensait de discussion et d’énergie, car il était au fond impressionnable et faible. Sa volonté était en dehors de lui dans cette réplique de fonte. Tout le mouvement qui lui restait, comme à une statue, c’était le mouvement de son ombre, l’ombre de sa résolution, le reflet de sa volonté. Jamais aucune de ses décisions n’était commandée par l’avenir, par des signes venus de l’avenir, mais bien par la dernière décision que ce Commandeur devait avoir prise. Il ne se rendait pas compte que pour avoir ce corps de fonte il avait vendu son âme à toutes les puissances du passé, à toutes les formes périmées de la civilisation, et que c’était justement en leur nom qu’il allait maintenant, hargneux, hérissé, insultant, s’humilier devant Moïse.
— Je vous ai vu hier à l’Opéra, dit-il en changeant de ton. J’aime Mozart.
Moïse eut quelque espoir d’avoir avec Rebendart une conversation humaine. Jamais Mozart n’avait été joué avec autant de perfection que la veille. Lui, Moïse, en était encore pénétré… Sa haine pour les ennemis, son amour du gain, la rapidité même de sa parole en avaient été relâchés au profit d’un bien-être physique qui l’accablait depuis son lever. Cette rouille dans ses genoux, cet engourdissement de ses oreilles, en effet, il le reconnaissait maintenant, c’était bien la nonchalance divine, l’acide urique suprême, c’était bien Mozart. Il se réjouit d’avoir à parler des Dubardeau avec un homme qui avait entendu Mozart au début de sa nuit. Il ignorait que la musique avait sur Rebendart des effets particuliers, que César Franck incitait Rebendart à la pétulance, Debussy à l’énergie, Leoncavallo au raisonnement, et que ce qui justement le poussait ce matin sur le chemin de la jalousie, du mépris et de la haine, c’était Mozart.
— Monsieur Moïse, dit Rebendart, reprenant son manuel à une leçon supérieure, parlons franc. Les plus fermes soutiens qu’aient trouvés nos rois dans leur lutte contre les féodalités, ce sont les banquiers et ce sont les juifs. Je parle à un portrait composite de ces adjoints. Pas de bavardage. Ce n’est pas une haine personnelle qui m’anime contre les Dubardeau, mais leur exemple est néfaste. Ils sont les féodaux du régime. Laissant entendre qu’ils planent au-dessus des lois divines, qu’ils modifient les lois physiques et chimiques, ils en ont profité pour se soustraire aux lois tout court. Ce sont de malhonnêtes gens. L’honnêteté ne consiste pas à refuser de recevoir les parlementaires et à aimer les cubistes. Dans chacun de leurs domaines, politique, scientifique, financier, ils sont les rabatteurs de l’esprit d’orgueil, d’indépendance, et d’incrédulité. Je serai impitoyable. D’ailleurs vous avez lu mes derniers discours. Je n’ai rien à y ajouter.
— Ah ! fit Moïse.
Car Moïse, malgré le peu d’attrait qu’avait déjà pour lui Rebendart, était déçu par cette dernière phrase. Tout entretien avec un homme d’État lui avait montré jusqu’ici l’orateur différent de ses discours et presque toujours supérieur à eux. Un discours politique en France est une espèce de monologue aussi impersonnel que le récit de la mort d’Hippolyte ou le monologue de Charles-Quint. Tout le monde l’attend, personne ne l’écoute. Un discours politique en France, c’est un geste, un geste quelquefois nouveau, mais les mots, les paragraphes, le sujet, sont mécaniquement choisis et déclamés. Ce sont des uniformes de la parole ou de l’âme que l’on revêt dans les solennités, mais Moïse n’avait jamais prétendu juger plus Rebendart sur ses discours que la vie familiale d’une actrice sur le récitatif d’Athalie. Moïse savait qu’après avoir déposé les discours qu’ils s’opposaient comme des armes de carton, les hommes d’État retrouvaient au pied de la tribune leurs vraies armes, la culture, l’enjouement, l’esprit, la sensibilité, et commençaient avec elles le vrai combat des couloirs. En se référant à ses discours, Rebendart avouait simplement à Moïse qu’il ne pouvait employer, pour le convaincre, ni le rire, ni la cordialité, ni la passion, ni le bon sens.
— Laissez-vous convaincre, dit Rebendart. L’autre jour vous avez invoqué contre moi le personnel des ministères que les Dubardeau ont dirigés. Vous prétendez qu’ils y étaient populaires, qu’ils y sont regrettés, que chaque fonctionnaire est un témoin de leur honneur. En ce qui concerne le Ministère de la Justice, vous allez voir.
Il sonna Crapuce.
Moïse eut envie de se lever, de partir. Il comprenait le projet de Rebendart. Il s’agissait de faire renier mon père par ses collaborateurs, par ceux surtout qui lui devaient tout. Dans son mépris des hommes, Rebendart aimait les amener ainsi à des carrefours humiliants. Par bonheur, dans le jardin, Moïse vit soudain le soleil illuminer deux statues de Flore et de Pomone que mon père avait découvertes dans un grenier du garde-meuble. Il ne fallait pas compter sur Flore et Pomone pour renier mon père. Leurs seins étaient éclairés, leurs secrets. Elles semblaient sacrifier leur pudeur de statue à la reconnaissance. Peu importait donc le parjure de Crapuce, et Moïse attendit.
Crapuce, secrétaire général de Rebendart au Ministère de la Justice, l’avait été de ses cinq prédécesseurs. Il est encore quelques mots antiques qui couvrent complètement des cœurs ou des opérations modernes : Crapuce était un affranchi. Il possédait les caractéristiques classiques de l’affranchi, la salacité, la servilité, la méticulosité. Il n’était pas une de ses bassesses et même de ses tics que Tacite n’eût décrit, son aspect minable évoquait un beau terme classique, son regard piteux un de ces beaux et nobles mots latins qui expriment en deux syllabes que vous êtes premièrement impitoyable pour les inférieurs, doué vis-à-vis d’eux d’une voix tonitruante, d’une stature, et deuxièmement que vous êtes vis-à-vis des puissants, fluet, bossu et à voix de fausset. Le soufflet qui séparait son bureau du salon du ministre était la chambre d’accessoires où en une seconde Crapuce échangeait le masque de l’extrême tyrannie contre celui de la servilité. Chaque fois que résonnait comme un cri de cigale la crécelle d’appel de Rebendart, à ce cri de cigale qui fait vibrer tout cœur libre et l’incite à la liberté, Crapuce était pris du délire de l’esclavage. Il cessait de couvrir ses huissiers d’injures, saisissait les dossiers qu’il portait horizontaux comme des coussins avec des clefs de ville, et c’était toujours en effet la reddition totale du ministère, du personnel, du budget, des assassins, de tout ce qu’il était chargé de défendre, à laquelle il se rendait ainsi. Je m’amusais à observer pour des raisons archéologiques la vie de cet affranchi, comme je m’étais arrêté tout un matin à suivre près de Rome les courses dans un lac d’un poisson qu’on m’avait dit être la murène. Murène à dents gâtées. L’existence de Crapuce était une course le long de la vie du ministre. Il s’agissait pour lui de se lever avant son maître et de se coucher après lui. Ne trouvant jamais un papier sale, une plume usée, un buvard avec taches, les ministres acceptaient d’avoir leur journée ainsi bordée par Crapuce. Ils pouvaient dormir sans crainte qu’une écritoire fût renversée sur le bureau de d’Aguesseau, et parfois ils retrouvaient au matin cent sous que Crapuce avait ramassés sur leur tapis. D’ailleurs, méfiants, ils l’employaient surtout à écarter les visiteurs indésirables. C’est Crapuce qui recevait les hommes d’État dont l’haleine était forte, les académiciens sans beauté, les évêques sans charme. C’était un purificateur à l’entrée de leur cabinet. Il remettait aussi les pots-de-vin. On devine quelle fatuité avait prise Crapuce de ce contact, le seul suivi qu’il eût dans le monde, avec des actrices uniquement laides, des généraux uniquement courtisans, et des savants uniquement quémandeurs. Il s’en estimait beau, indépendant et intègre. Au téléphone, Rebendart lui passait également les bègues, les menteurs, et ceux qui ont l’accent étranger. Si bien qu’il se croyait seul détenteur du beau langage. Aux dîners officiels, c’est Crapuce que l’on plaçait près du grand duc idiot, du maréchal sourd, de la princesse coureuse. Si bien qu’il avait le mépris des grands. De la politique, des affaires, de la guerre même, il n’avait ainsi connu, par sa fonction et sa nature, que le côté honteux ou ridicule. Des livres il ne lisait que les passages obscènes, pour en avertir le ministre, des journaux que les scandales. Il ne signait lui-même que les lettres de réprimande ou de congédiement, le ministre pour sa publicité se réservant les autres. Il n’avait donc aucune raison de croire à la beauté de cette vie, où il circulait avec les gestes furtifs, les moustaches, et jusqu’aux yeux d’un rat d’égout. En fait, il ne connaissait pas sa vraie nature, qui était, non de nommer en disgrâce à Barcelonnette le substitut de Riom, mais de crever les yeux d’un rossignol, non d’empêcher la naturalisation d’un auteur grec fêté aux Nouveautés, mais de couper les pattes d’une tortue, non pas de révoquer le procureur réactionnaire d’Aix qui réclamait ses frais de voyages, mais d’enfoncer des aiguilles à tricoter dans les joues de ses huissiers quand ils riaient. Car ce qu’il détestait le plus au monde, et c’est en cela que les affranchis ne connaîtront jamais la liberté, c’était le rire.
— Crapuce, lui demanda à brûle-pourpoint Rebendart, ne me répondez que par un mot, un seul. Dubardeau a-t-il fait du mal ou du bien à ce pays ?
Crapuce devait tout à mon père, ses grades, sa situation. Menacé de révocation quand il était sous-préfet de Compiègne, mon père l’avait sauvé. Un jour où il avait été pris dans une rafle, car il aimait les filles, mon père lui avait évité le poste. Il était présent quand mon père avait obtenu de Wilson l’alliance, de Kitchener l’armée d’Égypte. Il n’hésita pas…
— Plutôt du mal, Monsieur le Ministre.
— Vous tenez à votre plutôt ?
— Du mal, si vous le voulez, Monsieur le Ministre.
— Je ne veux rien du tout. Je vous demande votre avis.
— Du mal.
A cette parole, un coup de soleil inonda le jardin. Les cuisses de Pomone s’illuminèrent. Le jet d’eau que mon père avait fait nettoyer monta. Les merles, indivis entre le Ritz et le Ministère, entre les belles américaines et la justice, sifflèrent. Les oiseaux ont le secret de deviner les instants où l’on renie. A défaut du coq, l’un d’eux vint se poser sur la fenêtre… Trois petits cris de moineau… Mais personne ne s’y trompa, le moineau avait chanté ! Rebendart prolongea le supplice de Crapuce.
— Je ne vous demande pas une affirmation de complaisance, Crapuce. Je sais que vos rapports passés avec Dubardeau vous rendent la franchise difficile. Répondez ce que vous pensez et non ce que je pense. A votre avis, un Dubardeau, quelles que soient ses qualités, est-il utile ou néfaste ?
— Certaines personnes le jugent néfaste.
— Je le sais pardieu bien. Je suis de ces personnes. Il s’agit de vous.
Crapuce était pâle. Il essayait de deviner quel piège lui tendait Rebendart. Enfin il dit :
— Néfaste.
— Vous dites ? C’est insensé, on n’entend rien avec cette fenêtre ouverte !
— Néfaste.
Rebendart le congédia de la main et sonna Basquettot, le directeur des affaires civiles.
Je ne connais pas dans l’histoire littéraire, non seulement de la France mais de tous les âges, un écrivain assez superficiel pour que je lui confie la description du baron Basquettot. Quand je songe à lui, la plume d’André Theuriet me paraît un burin effroyable. La moindre indication en profondeur ou en relief eût dénaturé son caractère. Non pas qu’il ne fût aussi hypocrite, aussi vaniteux, aussi ambitieux qu’un fonctionnaire peut l’être, mais ces défauts, par lesquels généralement les âmes sont étoffées, amincissaient encore la sienne, et les mots même d’hypocrisie et d’ambition se dérobaient, dédaigneux, à la vue de Basquettot. Il eût suffi de dire que Basquettot était vicieux, traître, ou lâche, pour que lâcheté et traîtrise et vice parussent les défauts d’êtres secondaires tels que les étourneaux et les huîtres. On pouvait d’ailleurs faire la preuve par l’absurde, et accoupler le mot Basquettot au mot amour, au mot noblesse, ou simplement au mot justice, puisqu’il avait été juge : cela eût provoqué le rire. Le krach de la Société Générale, l’affaire Dreyfus, la baisse du franc, se muaient dès qu’on passait la porte de son cabinet en jeux de mots. Les caractéristiques de Basquettot étaient une inconséquence absolue doublée de mémoire, une incompréhension totale doublée d’assiduité, et un déficit incalculable d’imagination doublé de la passion des calembours. Il ignorait tout même du monde. Il suffisait qu’il acceptât un dîner pour apprendre le lendemain que l’hôte se trouvait inscrit sur la liste des indésirables, des insoumis, ou de la police secrète. Il soupait dans les ménages la veille du divorce, chez les financiers le matin de leur faillite, chez Mme Steinheil la veille du crime, mais sa personnalité était à ce point futile qu’il ne venait à personne l’idée de soupçonner les mœurs ou l’honnêteté de Basquettot, dont les principales relations avaient été jusqu’à ce jour Adelsward, Lenoir, Rochette et Mme de Tessancourt. Son flair n’était pas moins heureux en ce qui concerne les animaux ou les plantes. Les chiens qualifiés par lui de race qu’il promenait chaque matin au Bois étaient des lévriers à patte courte, des dackel sans queue. Le sort semblait pourtant l’avoir eu à l’œil entre les autres mortels, et l’avait mis à même de jouer les grands rôles de l’humanité : celui de Robinson Crusoé, car après un naufrage il s’était trouvé seul dans une île, mais il n’y avait découvert qu’un remède contre le ver solitaire ; celui d’Œdipe, car, séparé à sa naissance de sa mère qui avait dix-huit ans, il l’avait rencontrée au cours d’un voyage et manqué séduire, mais il n’avait tiré de cette aventure qu’un monologue en vers qu’il récitait volontiers ; le rôle même de Prométhée, car dans une caravane en Asie Centrale où tous les instruments à obtenir le feu avaient été perdus, il se trouva le seul à posséder des boîtes d’allumettes, et la convoitise et le crime avaient rôdé autour de lui, mais il gâcha le stock en un soir à vouloir flamber une omelette au rhum. Sa carrière néanmoins avait été facile. Chaque fois qu’un des postes importants du ministère venait d’être confié à un jurisconsulte de talent ou simplement à un sage, comme il ne fallait auprès de cette lumière qu’un comparse, Basquettot s’imposait. Mais la lumière un jour était soufflée, l’homme remarquable partait, et le coadjuteur Basquettot restait en titre. Il avait ainsi gravi les six échelons suprêmes, et le fait que Basquettot y était maintenant le premier signifiait simplement que le ministère s’était amputé de six intelligences.
— Basquettot, dit le Ministre. Un mot. Quelle est la situation de Dubardeau en Europe ?
Basquettot avait entendu le roi d’Angleterre tutoyer en français mon père, mais il ne l’avait jamais rencontré chez Mata Hari, il avait vu le roi de Belgique lui donner l’accolade, mais il ne l’avait pas vu chez Bolo. Il n’y avait pas eu ces dix dernières années un monarque ou un chef socialiste qui n’eût serré mon père dans ses bras. Mais mon père n’avait pas baisé la main de Mme Comarin-Buchenfeld.
— Nulle, dit Basquettot.
Moïse s’était levé.
— Eh bien, dit Rebendart, l’expérience est-elle suffisante ? Êtes-vous convaincu ?
— Je réclame une troisième preuve, dit Moïse, qui commençait à s’amuser.
— Voulez-vous que j’appelle le directeur des affaires criminelles ?
— Non, dit Moïse. Prenons au hasard. Prenons l’attaché de service, par exemple.
— Qui est-ce ? demanda Rebendart.
— C’est un nommé Brody-Larondet, rédacteur de troisième, dit Basquettot. Garçon remarquable. Le meilleur classeur du département. C’est lui qui a renouvelé le numérotage des fiches en remplaçant l’O par l’Y, et en supprimant les doubles lettres. Cela nous a permis de retrouver tous les précédents des graciés de mort, que nous avions égarés depuis dix ans.
— Qu’il entre, dit le Président.
Brody-Larondet, celui qui avait retrouvé le passé de Cayenne, entra. C’était un homme de quarante ans, myope, voûté, rhumatisant, avec un gros pouce, des yeux faux, et qui accumulait sur lui tous ces défauts physiques dont la race des juges passe pour être déchargée aux dépens des criminels. Il n’avait pas eu, lui, de passé, si ce n’est que rue Cujas, quand sa mère lui envoyait de Cahors des pâtés de foie gras, il invitait à les manger les autres étudiants et qu’on le forçait vers minuit à épouser en public une des femmes, cependant que l’assemblée tapait autour du lit sur les boîtes de conserve vides et les casseroles. Il n’avait pas d’avenir, si ce n’est que prochainement il allait épouser pour de vrai une cousine du Périgord, pauvre, laide, et se coucher silencieusement auprès d’elle pour la vie. Il frémissait déjà de crainte, pensant qu’il était bien imprudent en effet de remplacer l’O par l’Y, s’imaginant que le ministre était partisan acharné des doubles lettres, et il s’inclinait, prêt à toutes les rétractations.
— Brody-Larondet, dit Basquettot, le Ministre désire savoir ce que vous pensez de M. Dubardeau, son prédécesseur en cette maison.
Brody-Larondet respira. Ainsi le Ministre adoptait son système ! Il se trouva comble envers Rebendart d’une reconnaissance qui se trompa d’expression.
— C’est un grand homme, Monsieur le Ministre, un très grand homme !
— Expliquez-vous, dit Rebendart, glacial.
Brody-Larondet comprit alors. Il n’était pas homme à mentir, mais il entrevit sa disgrâce. Il essaya, pour amortir le ressentiment de Rebendart, de détourner son éloge sur un Dubardeau dont Rebendart ne pouvait être jaloux. Il se rappela avoir parlé un jour avec mon père de Vincent d’Indy. Jamais la musique moderne ne lui avait été expliquée aussi clairement. Il avait immédiatement envoyé Fervaal à la fanfare du village de la cousine du Périgord.
— C’est un grand musicien, dit-il, un grand musicien !
Rebendart prenait mal l’aventure. Brody le sentait. Il tenta un dernier effort. Il se rappela avoir rencontré mon père au marché aux puces. Mon père avait expliqué doucement pourquoi un tableau que Brody venait d’acheter assez cher n’était pas de Vinci, ni de Rembrandt, comme Brody en était sûr, mais d’un nommé Durand, qui en inondait actuellement toutes les boutiques d’antiquaires.
— C’est surtout un grand peintre, dit-il, un très grand peintre !
— Vous êtes un grand imbécile, dit Basquettot, sortez !