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CHAPITRE VI

Ma brouille avec Bella ne satisfaisait point Jérôme et Pierre d’Orgalesse.

Je rencontrais souvent, dans la salle à manger de l’Automobile-Club, ces deux quadragénaires géants. Toujours assis à la même table près d’une fenêtre, tous deux penchés en sens inverse sur la place de la Concorde, ils suivaient de leurs regards croisés les voitures, les autobus, les piétons, surveillaient la Tour Eiffel, la porte des Tuileries, et ils en tiraient des indications précises sur ce qui se passait au fond des cœurs dans Paris. Tous deux, et aussi Gontran leur aîné, semblaient avoir toutes les passions. Ils faisaient courir, ils jouaient, ils avaient des collections de porcelaines et de mauvaises habitudes. En fait, ils n’avaient qu’un vice : la curiosité. Eux-mêmes étaient sans mystère, car leur passion était si vive qu’ils avaient accepté de passer aux yeux au monde d’abord pour des indiscrets, puis pour des espions, puis pour des névrosés. Ils n’inquiétaient plus, on leur pardonnait maintenant comme on pardonne aux perversions. Leurs amis timides les disaient psychologues. C’était faux, car ils ne se contentaient pas d’observer un être, une famille, une race, ils observaient, au microscope, au microphone, tous les Parisiens. Ils étaient les espions de Paris pour un dernier jugement laïque et mondain. Mais ils n’avaient, à part leur vice, rien de déplaisant, de brutal, et même de faux. Très grands, d’une beauté latine courante, mais dont la banalité ne suffisait plus à les dissimuler, ils étaient doués tous trois de qualités qui voisinent rarement avec l’indiscrétion, de tact, de générosité, et leur nez fort, leurs paupières fendues jusqu’à entamer la base du nez, leurs oreilles admirablement pourvues de tous les perfectionnements de la coquille et du labyrinthe, abritaient des sens aigus, qu’ils exerçaient constamment à la chasse ou aux sports. Pas un de leurs chevaux ou de leurs chiens qu’ils n’eussent d’ailleurs acheté d’un particulier, le jour où cet achat leur permettait de pénétrer pour la première fois dans une maison et dans une existence, ou de vérifier quel mouvement la vue de l’argent provoquait chez le vendeur. Leurs automobiles elles-mêmes n’étaient acquises que d’occasion, ou, neuves, à des constructeurs qu’une grande passion agitait. Par naissance, par souci d’éducation classique, ils étaient seulement préoccupés des secrets de cet amalgame soumis aux lois civiles mais dégagé des lois morales qu’on appelle le monde. La vie secrète d’un Chevreuse les intriguait plus que celle d’un Potin, celle d’un académicien plus que celle d’un jockey, — à moins que Potin et jockey, par l’amplitude ou l’élévation de leur folie, ne franchissent cette barrière qui sépare la tragédie de la comédie larmoyante. Ils étaient les Racine de notre époque. Ils amassaient, sans les divulguer, car ils bavardaient rarement si ce n’est pour amener les confidences, des albums de mouvements généreux, surhumains, trop terrestres, bas, qui sans eux se seraient dilués en ne laissant pas plus de trace que les forces de la houille bleue. Le résidu le plus palpable de la vie mondaine, de tant d’amours, de haines, d’infamies et d’abandons, de disputes de préséance et de querelles de plagiats, de même que toute la houille bleue ne sert en ce début de siècle qu’à alimenter une petite usine et occuper une famille en Oranie, servait seulement à unir dans leur affection les trois frères. Souvent celui qui voyageait aux Indes ou au Japon pour y obtenir quelque révélation sur Lord Curzon ou sur une ambassadrice à la mode recevait un télégramme chiffré ainsi conçu : Liaison Annibal confirmée. Enlèvement Rachilda prochain. Car ils aimaient plutôt prévoir un événement du cœur que le comprendre une fois périmé. Ce qu’ils appelaient le secret n’était pas en retard sur la marche de l’univers ; ils n’avaient rien du détective, ou du savant ; ils n’ouvraient pas les tombes. Mais ils voulaient être en avance de quelques heures ou de quelques matinées sur les catastrophes sentimentales de notre époque, sur ses couronnements moraux. Exercés par trente ans de recherches, ils savaient distinguer dans les intrigues en apparence les plus banales celles qui conduisaient à la mort. La chronique mondaine du Gaulois et du Figaro avec ses comptes rendus, ses enterrements et ses mariages, leur fournissait la plus dramatique de leurs lectures. Ils lisaient même l’Humanité pour sa nécrologie. Parfois, quand ils croyaient leur science du vieux continent à peu près à jour et que les drames y étaient encore en bas âge, ils laissaient une sentinelle unique et partaient à deux pour une nouvelle terre. Mais les cœurs des Argentins et des rajahs n’étaient pour eux qu’un alphabet, ceux des Américains du Nord un transparent, et ils revenaient avec joie en Europe, en France surtout, où déjà la vague d’amour et de haine avait pris ses volutes de l’année. L’été, ils partaient selon la mode pour Deauville ou pour La Baule, étendaient leurs trois beaux corps nus sur la plage, dans une fausse indifférence, qui intriguait et aiguillonnait les liaisons sur leur déclin ou sur leur orient, et, dans leur dos cette foule comprise et connue d’eux, devant eux ce gouffre, ils discutaient métaphysique, toujours d’accord sur les hommes et discors sur les éléments, se contredisant non sans humeur sur la sensation et sur la matière, jusqu’à l’heure où le flux montant daignait les prendre. Ils nageaient loin, épousant chacun un secret différent des vagues de fond, des sables, se laissant prendre quelquefois à titre personnel par un courant ou par une algue. Autant ils se trouvaient unis face aux vivants, autant chacun dérivait vers une nage propre ou un désir particulier de mort ou de survie. Du rivage, on voyait le faisceau fraternel, secoué par la force primitive, flotter à trois exemplaires, dissocié pour la première fois. Ils sortaient de la mer presque brouillés, presque distraits, comme de la mort.

Depuis quelques mois Jérôme et Pierre étaient tristes. Leur aîné allait mourir. Une chute de cheval lui avait causé au foie une lésion maintenant sans remède. Humilié de mourir frappé au seul organe dont le nom ne puisse être pris, du moins à notre époque, dans un sens spirituel, non au cœur, non aux entrailles, mais au foie, il allait rapidement vers ce que Jérôme appelait l’au-delà, Pierre le mot-croisé, et lui le néant. Tous trois évitaient d’ailleurs de discuter sur ce point. Les médecins donnaient encore six mois à Gontran. Il mourrait tout au début de 1926. Il le savait. Pour distinguer mieux sur les humains les empreintes des passions et des maux, il avait tenu à faire autrefois sa médecine, son stage à la Salpêtrière. Il n’y a pas d’empreinte plus simple à déchiffrer que celle de la mort. Il savait d’ailleurs aussi lire dans la main. Il lisait dans les siennes : il allait mourir. Il y aurait, gravées sur sa tombe, deux dates côte à côte, 1876-1926, séparées par un tiret. Ce tiret était sa vie. — Tiens, dirait-on, Gontran avait cinquante ans juste ! C’était faux, car il mourrait en janvier et il était né en décembre. La vie lui prenait injustement presque toute une année, elle travaillait avec lui, comme avec tous les autres, en gros… Il ne sortait plus de son appartement. Il s’irritait d’être nommé Gontran, nom si peu fait pour un mort. Il n’y avait plus chez lui ce déballage de caisses de tableaux, d’objets modernes qu’il ouvrait avec la même angoisse qu’une lettre. Plus de lettres de la civilisation, du siècle. Parfois il désirait mourir. Mourir au besoin avant la fin de l’année, pour embêter le sort. Puis l’idée de ces chiffres qui se répondraient harmonieusement sur le marbre, de ce demi-siècle plein, le caressait, et il immolait sur sa tombe, à cette belle rime de ses chiffres, les trois saisons perdues.

Sa curiosité n’avait pas diminué. Des amis douteux avaient même dit à ses frères : — Pauvre Gontran, qu’il doit bien prendre cela, comme cela va être intéressant pour lui ! Non. Cela, ceci plutôt, ne l’intéressait pas… Il s’acharnait plus encore sur les pistes de l’année. En vain ses frères essayaient-ils parfois de lui donner l’idée d’une Europe où les adultères étaient fidèles, les jeunes époux sans ressentiment, les douairières sans folie. Gontran au contraire sentait que cette année 1926 allait être fertile en cheminements des vertus, en affleurements du vice. Il devinait que de belles proies qu’il avait suivies depuis des années allaient justement dans cette année fatale se déchaîner, livrer leur raison ou leur secret. Des joueurs, l’honnêteté même, — qu’il guettait depuis longtemps, — allaient tricher. Il souffrait de ne pas savoir quelle conclusion aurait l’affaire Dubardeau-Rebendart ; de ne pas savoir comment tournerait ma brouille avec Bella. Il s’irritait de la lenteur de Rebendart, de ma lenteur. Voilà que, du fait de cette lenteur inutile, la vie des moindres hommes autour de lui devenait un problème dont il ne connaîtrait pas plus la solution que celle de la lutte des anglo-saxons et des latins, ou de la ruine des falaises de Dieppe. Que les gens vivaient au ralenti cet été ! Ce qui lui restait de force s’usait à l’immortalité de son concierge ou du facteur. Que le rythme de la vie lui semblait faux, à cette distance de la mort ! De vraies passions devraient se loger entières dans des après-midi, tous les mouvements épars à travers une année dans une semaine, au plus. Quelle hypocrisie, au fond, que cette lenteur ! En huit jours, un Dubardeau sincère aurait reconquis Bella, l’aurait quittée… Mais, pour presser ces tortues, il aurait été nécessaire que toutes fussent condamnées à une mort prochaine, et que Gontran d’Orgalesse fût bien portant.

Ses frères partageaient son impatience. Pour la première fois ils usaient du crédit et de la force mondaine que leur donnaient tant de secrets pour hâter la marche de telle liaison ou de telle rupture. Jusqu’à ce jour, ils ne s’étaient pas crus plus qualifiés pour intervenir dans une aventure qu’un jardinier pour hâter la maturité de ses légumes ou de ses fruits. Par amour de Gontran, ils renoncèrent à ce détachement. Pour Gontran mourant, ils firent des primeurs. Eux, qui attendaient avec la sérénité et l’apathie de Dieu que Chatillon-Luçay prît sa femme en flagrant délit, que lord Bastle présentât enfin à la cour sa femme américaine, que la vérité sur Barbette fût connue, pour Gontran ils avancèrent par une lettre anonyme, par leur action sur le prince de Galles, et par une forte prime, ces trois révélations. Quand ils entendaient dans un salon un mot d’esprit, une comparaison, ils la téléphonaient aussitôt à la maison pour être sûrs qu’elle arrivât avant la mort. « Frère chéri, télégraphiaient-ils, nuit admirable. Yvonne a comparé firmament haussé d’un cran à machine à écrire haussée pour majuscules… » Tant les métaphores neuves paraissaient de vraies nouvelles à Gontran ! Le jour où ils m’invitèrent, je sus donc qu’ils intervenaient dans mon amour.

Je m’étais amusé à leur rendez-vous place de l’Opéra, sur le refuge central, pour brouiller toute piste. C’était mettre deux bassets au rond-point où se croisent tous les gibiers de la forêt. Une odeur plus commune que celle de leurs chasses habituelles les désorientait, un mouvement plus rapide que ceux de la vie mondaine les affolait. Autour des numéros d’autobus, les mains leur semblaient se tendre pour des numéros de flirt, de passion. Ils virent débuter, s’ébaucher des connaissances qui devaient fournir dans les huit jours aux faits-divers des suicides ou des entôlages, ils virent un premier baiser, ils virent une rupture. Pour contenter Gontran mourant, il eût fallu que le monde aimât, oubliât à ce rythme vulgaire. Ils me suivirent avec un regret, d’ailleurs bientôt dissipé, car ils aperçurent dans une confiserie des Boulevards une amie, et Jérôme entra sous un prétexte pour voir la qualité des bonbons qu’elle offrait. Le ciel était tout bleu, Paris tout vernissé. Je marchais à leur droite, pour ne pas sembler un voleur entre deux gendarmes, et mon côté droit tout seul baignait dans du soleil et dans du libre choix. Le côté du cœur était sous leur contrôle. Je sentais qu’ils me menaient vers une brouille définitive ou une réconciliation, et je les suivis au Jockey.

C’était l’inauguration du nouvel hôtel du Jockey, une date. La perte de l’ancien Jockey avait paru aux Orgalesse une disparition aussi terrible que celle de la bibliothèque de Louvain. Les cercles, les restaurants célèbres étaient pour eux des lieux chargés d’histoire, étaient les coulisses du vrai théâtre, les points les plus sensibles de Paris, mais aussi les plus tranquilles et ceux où, dans un noble et pacifique automatisme, dans une chaleur surveillée au thermomètre par les maîtres d’hôtel comme la plus favorable à la race humaine, les passions, les haines, les indifférences s’entretenaient et se transmettaient. C’étaient leurs cathédrales. Que le Jockey eût quitté la rue Auber, que l’aristocratie française en veine d’amour ou de jeux n’eût plus, pour venir au Jockey, à passer devant le coiffeur du rez-de-chaussée à boutique régence, à traverser par le Grand Hôtel quand il commençait à pleuvoir, à se heurter à des Américains du Sud dans toute la rue, et uniquement aux Soubise et aux Gramont à partir de l’escalier, tout cela leur semblait inconcevable et troublait leur sens même de l’orientation. Que les propriétaires de courses d’obstacles n’eussent plus à prendre une ou deux fois par jour l’ascenseur pomponné, que disparût sur tant de chefs de famille illustres ou milliardaires l’odeur de ce savon de lavabo immuable depuis cinquante ans, ils en étaient amoindris, comme si les bases de leur art ou les bases des passions dans Paris en étaient ruinées. Aussi se hâtaient-ils vers le nouvel hôtel, anxieux de voir quelle rose des vents, quel carrefour des cœurs le nouveau Jockey allait signifier désormais.

Passés de la peluche au plâtre frais, les vieux larbins s’accordaient des éternuements, déploraient, quand leurs yeux s’égaraient sur les fenêtres, cette disparition des chambres du Grand Hôtel où s’apercevaient tant de scènes distrayantes, s’énervaient de ces apparitions de moineaux, de merles, maudissaient les cris d’enfants qui leur parvenaient du jardin au lieu de la rumeur bien adulte de la rue Auber, et se précipitaient vers les pardessus râpés de l’aristocratie française comme vers la fidélité. C’était tout ce qu’ils avaient pu sauver des faux cuirs de Cordoue, du velours, de la panne, et des cordons terminés par des glands à franges. Rien n’était au point pour eux. Les glaces, au lieu d’apporter l’obscurité, scintillaient. Au lieu d’apercevoir dans les glaces un reflet de famille, on s’apercevait dans tous ses détails, et répercuté personnellement de miroir en miroir. Si un membre commandait des toasts, il n’y avait plus à téléphoner à la concierge qui les grillait dans l’arrière-boutique du coiffeur. Si un membre s’arrachait un bouton de culotte ou se déchirait, il n’y avait plus pour le recoudre la gouvernante du vieux médecin du quatrième. Évanouies, ces secondes entières passées entre deux portes-soufflets avec des plats odorants. On ne savait même plus les spécialités du Jockey, qui étaient avant le déménagement les épinards et la compote de pruneaux. Au lieu d’arriver dans leurs habitudes les plus invétérées, tous ces messieurs avaient l’air d’arriver à l’hôtel.

Jérôme et Pierre d’Orgalesse buvaient des yeux ce que ce spectacle avait de vierge. Sur ces murs vides encore en secrets, en pathétique, en souvenirs, ils posaient déjà, premier apprêt, le futur souvenir de ce déjeuner inaugural avec l’ami de Bella Rebendart, et de leur frère malade. Cette suppression des divans ronds au centre des salons, qui permettaient jadis à cinq ducs de se parler sans se voir, seule survivance des tables rondes des forêts, cette disparition des andouillers dans l’escalier, qui mettait un terme aux débauches d’esprit que se livrait à leur vue la haute agriculture française, leur paraissaient des changements d’habitudes morales. Ce quart d’heure de retard pour le déjeuner inaugurait un nouvel horaire des sentiments. Seuls le Punch et les London Illustrated reliaient l’ancien club et le nouveau dans l’esprit du personnel et des maîtres. On se les arrachait comme une preuve d’identité. L’Angleterre a vraiment du bon. Mais la vieille odeur de pipe et de dent cariée chère aux ambassadeurs retour d’Orient, ou au banquier qui venait de quitter le boudoir de sa danseuse, était remplacée par un parfum réclame. C’était la première odeur de cet être multiple, Jérôme et Pierre l’aspirèrent avec délices. Ils m’accablaient de mots aimables. Ils me présentaient à tous. Je sentais qu’ils m’avaient apporté là, m’emmurant dans les présentations, comme on emmure un chat ou une pièce d’or dans la première pièce d’un édifice. Soudain ils se turent, regardèrent un groupe qui entrait, se firent signe, c’était le premier croisement de gibier, c’était Bella et Rebendart.

La seule table vide était près de la nôtre. Bella eut une hésitation dans sa marche ; je sentais qu’elle se demandait si elle aurait le courage de se placer face à moi, pour m’éviter la vue de son beau-père. Mais Rebendart déjà s’installait, et je la voyais de dos. Elle était ployée, elle m’offrait le fermoir de son collier, le laçage de sa robe, le nœud de ses cheveux, les boutons de sa tunique, car elle aimait être boutonnée par derrière, jamais par devant ou par côté. Elle sentait mes regards sur elle, elle sentait que tous ses sentiments, toute sa résistance avaient leur fermoir derrière elle, j’avais sous les yeux tout ce qui pouvait la rendre nue et défaillante. Rien de plus lourd que le chagrin sur des épaules de femme ; cet affaissement de champion qui lève cent vingt kilos, l’idée de ma présence le provoquait sur Bella. Ah ! comme le record en poids de la mélancolie était battu ! Ah ! que les épinards renommés furent les bienvenus ! Elle se laissa aller dès qu’ils furent servis, elle se courba sur eux comme sur une prairie. Par devant elle bavardait, elle riait, mais ses épaules et ses reins succombaient. Parfois d’une main qui semblait venir d’une amie, elle tâtait le fermoir du collier, le premier bouton de la blouse, le peigne. Puis la main, sentant mon regard, disparaissait. On eût dit une main de voleuse, mais elle partait toujours vide. Que la peine est belle sur un être beau ! Bella était plus forte, plus épanouie que lorsqu’elle m’avait quitté. Notre rupture lui avait valu ce que cause aux autres femmes un enfant. Le souci avait arrondi ses épaules, donné à son dos ce beau volume, gonflé un peu ses bras, chassé les muscles de son cou, la renfermant toute dans une gaîne. Jamais plus je n’étreindrais ce corps léger et remuant, il était cousu dans une peau plus charnue et veloutée. Je ne pourrais plus que le sentir se débattre au sein de cette autre femme, qui le retenait par une couture sans marque, que la main surgissant à nouveau semblait chercher. Elle était à peu près immobile. Elle savait que si elle s’inclinait d’un côté ou de l’autre, elle me dévoilait la tête de Rebendart. Je comprenais le martyre de tous ces héros de la Bible ou de l’antiquité qui n’ont pu se retourner vers l’humain, leur seul souci, qu’ils abandonnaient ou qu’ils ramenaient de la mort. Penchée comme une proue, comme ma proue, Bella tout ce repas fendit le fleuve de mes maux, cependant que Rebendart, nouvelle sirène, tentait de l’attirer dans la jurisprudence et l’histoire par de fines attaques contre Tacite. Les frères d’Orgalesse jouissaient de ce supplice. Le Jockey n’était plus un dolmen sans victime. L’un d’eux se leva, sous un prétexte, pour téléphoner à Gontran qu’ils nous avaient pris, Bella et moi, dans le filet tout neuf tissé par les maîtres d’hôtel qui passaient de notre table à la sienne, dans une promiscuité pour elle douloureuse, la moutarde, le sel, ou même le pain. Rebendart mangeait mon reste de pruneaux. On prit à Bella les fruits pour nous les apporter. Il me vint de Bella ce que les amoureux s’offraient jadis, des gâteaux, des pommes. Dès que l’une des tables réclamait un objet, l’autre table le lui fournissait. Elle accepta du café. Jamais, je crois, elle n’en avait pris. J’en demandai aussi à voix très haute. Je la vis tressaillir. Elle savait qu’il m’était interdit, nuisible. Je venais de porter la main sur un de ses plus sensibles fermoirs. Nous sortions des aliments pour entrer dans le domaine des filtres. Ce café à la fin du repas, qui pour elle était un des derniers bonds vers la liberté, vers l’indifférence, pour moi un léger, si léger sacrifice de ma vie, nous éleva une minute au-dessus de ce réfectoire, avec des sens aigus. On nous servit en même temps. Je m’arrangeai pour porter ma tasse en même temps qu’elle à mes lèvres, à chaque bruit de sa cuiller la mienne répondait. Quand elle reposa sa tasse vide, elle entendit la mienne se poser à la même exacte seconde sur la table. Ce café appliqua exactement pendant un instant nos deux existences l’une contre l’autre, nous força à un même geste. Elle ne pouvait pas ne pas penser à l’amour. J’en demandai tout haut une seconde tasse. Je le réclamai plus chaud et plus noir. Elle courba la tête, s’affaissa plus encore, si bien que j’aperçus au-dessus de sa toque le front de Rebendart. Contrainte par surprise à me retrouver dans le jeu du café, elle refusa de me suivre jusqu’à ce second palier de notre entente secrète. Le premier maître d’hôtel et le majordome étaient accourus eux-mêmes, honteux de mes reproches, pour voir si cette fois mon café serait assez fort. Des tables voisines s’intéressaient à ma cafetière. Le prince de Clermont prenait le majordome à partie et l’invitait à profiter du déménagement pour servir enfin autre chose que du gland grillé. Devant ces préparatifs, je plaisantais, j’affectais de rire, comme celui auquel on prépare le trapèze volant ou le chlorure d’éthyl, puis, je bus, sous l’œil anxieux de dix vieillards qui auraient constitué sous Louis XV le conseil de régence, la mixture qui allait accélérer la lutte de mon sang contre mon cœur trop faible. Elle avait goût de bouchon. C’était le premier café de ma vie qui eût goût de bouchon. Je l’avalai d’un trait et, bonheur, en portant à nouveau mes regards sur la table de Bella, je vis que Rebendart, puissance du filtre, avait disparu.

Rebendart était parti de mauvaise humeur pour la Chambre, où il avait appris qu’on l’interpellait sur le monopole des allumettes. Ce n’est pas qu’il détestât être interpellé, mais l’interpellateur était un jeune radical-socialiste qui n’avait pu trouver de fauteuil dans les travées de gauche et qui l’attaquait de la droite. Bien que ses opinions se fussent quelque peu modifiées au cours de sa carrière, Rebendart détestait avoir à proférer vers la droite des opinions de gauche, et réciproquement. Depuis quinze jours ce Pujolet l’obligeait, par ses questions constantes sur les chemins de fer de l’État, sur un préfet royaliste, sur les agissements des congrégations, à se tourner vers ses collègues de l’institut ou du Jockey pour proclamer sa libre-pensée et son amour de la république. Il voyait toutes ces faces où le reproche muet éclatait d’autant plus qu’elles n’étaient assombries par aucune barbe noire et aucun cheveu, se détourner avec gêne de ses regards. Tandis que Pujolet, plus excité encore de tremper dans ce bain de réaction, se démenait et poussait Rebendart aux derniers aveux de républicain, toute la droite se désintéressait du spectacle, désapprouvant cette parade forcée et se taisait. Pujolet insistait, désirant savoir de Rebendart s’il était résolu à faire observer l’interdiction des processions. Il fallait s’y engager face à Barrès, à Denys Cochin. C’était vraiment de mauvais goût. Il semblait à Rebendart que l’acoustique de la Chambre, c’est-à-dire celle de son cœur même, avait changé. Il ne reconnaissait plus le clavier de cette machine à parler, si semblable dans sa forme à une machine à écrire. Ah ! de quel demi-tour soulagé il se rejetait vers l’extrême-gauche, si par chance un communiste intervenait dans le débat, puis avec le même élan vers la droite, si un incident de séance ramenait à l’éloge de notre armée, et éprouvait ainsi, mais successivement, toutes les joies de sa double franchise. Moi, je bénissais Pujolet, grâce auquel ce soir Bella était maintenant seule au milieu du Jockey, à quatre pas que rien ne pouvait combler, mais cependant incertaine dans sa fuite immobile, car ses bagues, ses boîtes d’or, ses agrafes, toutes ses miettes habituelles étaient encore éparses autour de sa soucoupe.

Il faisait un grand soleil. Il était deux heures tout juste, car nous étions au jour le plus long de l’année. Le vent s’était calmé. Le beau temps gagnait dans le club jusqu’à l’eau des carafes et de la piscine. Le mois se terminait. C’était la fin d’un chapitre dans l’histoire du vent, de la pluie ou des nuages, mais chacun croyait qu’il s’agissait d’un repos dans son existence et freinait ses pensées. Seuls mes deux hôtes n’oubliaient pas leur frère mourant et entendaient ne pas revenir à lui sans nouvelles. S’ils n’avaient pas été là, Bella serait sans doute partie de son côté, moi du mien, mais les deux frères d’Orgalesse, devant ce joint entre nos destinées, se précipitèrent pour la soudure. Ils allèrent saluer Bella, lui rappelèrent qu’elle avait promis de les accompagner aux Jeux Olympiques et, avant qu’elle eût pu savoir si je venais, nous étions dans le taxi.

La voiture était petite et nous étions empilés. Assis sur le strapontin vis-à-vis de Bella, car les Orgalesse avaient tenu à nous mettre aussitôt face à face, le moindre mouvement des quatre grandes jambes fraternelles me repoussait sur mon amie, et, quand ils le jugeaient bon, nos voisins accentuaient par une pression physique la pression morale déjà si forte qui régnait dans l’auto. Bella, ne sachant si j’étais leur complice, gardait pur le haut de son corps, sa conscience, sa vie, et ne m’abandonnait que des jambes insensibles. Son menton était haussé d’un centimètre, ses prunelles élevées dans son œil, ses narines tendues, elle était au point le plus haut de dignité qu’ait jamais atteint une camarade de taxi. Dans l’étau de mes genoux prise plus subitement qu’au piège à loup, ne pouvant changer de conversation, elle avait changé de silence, et entre les quelques paroles que les Orgalesse lui arrachaient, je sentais un mutisme de martyre. Eux contenaient à peine leur joie de posséder dans cette chambre étroite une passion si dense et si peu frelatée. Jamais ils n’avaient encore réussi à accoler aussi étroitement et aussi près d’eux des amants brouillés et les deux descendants de familles ennemies. C’était pour eux Rodrigue et Chimène, Roméo et Juliette, liés par les jambes, et promenés dans ce territoire magnétique bordé par la Grande Ceinture où tout le pathétique que l’air trop lourd de Paris comprime sur vous-même pétille et flamboie dès que l’oxygène de Nanterre ou de Saint-Denis l’a touché. C’était à dessein et par raffinement que les Orgalesse nous menaient aux Jeux Olympiques. Ils savaient que tous les remèdes, tous les dénouements aux crises sentimentales nées dans Paris, de même qu’il faut chercher parfois les foyers en dehors de l’ellipse, c’était à Chantilly, à Orsay qu’on risquait de mieux les trouver. Nous faisions en ce moment sous leur commandement une de ces sorties désespérées vers Champigny si chères aux cœurs parisiens assiégés, et ils bondirent de volupté quand nous fîmes lever le corbeau le plus rapproché de Paris.

Bella se taisait. Je sentais son corps pris dans le mien comme s’il venait d’en naître, et aussi distinct et ennemi que l’est déjà du corps de sa mère le corps du nouveau-né. Son sang suivait une tout autre carrière que mon sang. Elle se taisait d’ailleurs dans ses joies comme dans son indifférence. La parole était pour Bella un téléphone auquel elle ne recourait que forcée. Ses monologues étaient des hochements de tête, ses dialogues de la langueur. Des cris, des soupirs, des onomatopées, le langage mondain de Bella était le même que le langage de ses étreintes. Ce n’était pas que la vie physique eût quelque privilège en Bella. Au contraire. La parole était pour elle trop brutale. Ce bruit de la pensée, obtenu à force de trucs dont chacun en éliminait ou la vérité ou la chaleur ou le vertige, elle le négligeait. Elle ne se plaçait jamais vis-à-vis de nous comme le font les autres, de façon à nous entendre, de façon à voir notre bouche. Elle avait des positions d’objet, des attitudes d’être sans oreilles, toute une vie inhumaine qui l’unissait à vous par d’autres liens que les sens reconnus ou légitimes. Il fallait la rejoindre dans la contemplation, la conscience, dans une tiédeur d’âme inestimablement éloignée de la température et du siècle courants. Je me demandais en effet pourquoi elle eût parlé, pourquoi elle eût rapproché, en parlant, de la réalité, cette bouche, ces dents aussi lointaines dans mon imagination que des yeux, des regards. J’avais parfois l’impression que seuls ses sens n’étaient pas sensibles. Pour la première fois je trouvais une âme féminine d’un maniement original. J’avais, à nouveau, sur les qualités des femmes, sur la forme de l’âme des femmes cette même incertitude que j’avais au lycée sur leur forme corporelle. Bella me redonnait l’ignorance, la jeunesse. Je l’aimais avec des aptitudes de jeune homme, avec du dévouement pour son corps, de la sensualité pour sa pensée. J’ignorais tout des raisons qu’elle avait eues de me quitter, mais j’acceptai de débattre silencieusement avec elle, dans cette dernière rencontre, premier match du spectacle olympique, le drame qui nous séparait. Elle, je la sentais pleine de haine, dans les yeux, un regard homicide. C’est ce moment que le chauffeur choisit pour écraser un basset. Quelle peine, au moment où l’on tuerait volontiers des hommes, de voir soudain couler le sang d’un chien !

C’était un chien peu fait pour intéresser les Orgalesse, un chien de campagne, sans race, sans collier, sans pièce d’identité qui puisse le rattacher de près ou de loin à une intrigue mondaine, un chien d’instituteur certainement non adultère, d’agent-voyer non joueur. Bella était descendue, malgré nos compagnons qui n’admettaient pas le pathétique animal. Cette délégation de souffrance humaine donnée aux singes, aux chiens, les impressionnait sans bénéfice. La souffrance, dès qu’elle n’était plus le bien personnel d’un humain, ne les intéressait pas plus que l’électricité, la vapeur et le mouvement des volcans. Ce passage chez l’animal du néant de la pensée au néant de la vie, par la mort, par cette opération qu’ils considéraient comme divine, les froissait. De plus ils détestaient les chiens à cause des puces, et ils essayaient d’effrayer Bella.

— Laissez-le, chère amie, il a tout l’air d’être enragé. D’ailleurs il n’a rien.

Bella caressait le chien. Il était sur le flanc. Le sort lui avait appris à faire le mort et à donner la patte à la façon des dresseurs, en lui écrasant les côtes et le tibia. Nos mouchoirs servirent à son premier pansement. La patte aux initiales des Rebendart, le corps aux initiales de Dubardeau, il sembla se calmer. Mais il fallait un vétérinaire. C’était la première fois que les Orgalesse avaient à s’occuper d’un vétérinaire. Leur mauvaise humeur s’accrut. Des tondeurs, des hongreurs, ils n’avaient rien à apprendre. Mais il est difficile de réparer un basset avec une masseuse et un pédicure chinois. Une idée leur vint :

— Dites-nous, Philippe. Le nouveau pavillon de votre oncle est à cinq minutes. Charles Dubardeau doit y être. C’est bien lui qui a greffé à un lévrier noir une patte de setter blanc ?

L’oncle Charles y était.

— En route, le chien meurt !

Délirants d’introduire Bella chez les Dubardeau, ils découvrirent même dans une poche un vieux morceau de sucre que le chien lécha, puis refusa tristement, la gueule amère, se demandant pourquoi les hommes s’amusent à offrir aux chiens blessés des morceaux de sel.


Bella était toute pâle. Rebendart, pendant le déjeuner, lui avait confié que les Dubardeau organisaient cet après-midi quelque complot dans leur nouveau domaine de Marly. Il savait de source sûre que le maréchal Bauer, Emmanuel Moïse, et le directeur du plus grand journal du soir devaient s’y retrouver vers quatre heures. Complot étrange, auquel osaient participer l’ambassadeur d’Espagne, Antoine, le directeur de l’Odéon, et Blavène, revenu de la veille, rappelé de Jersey par l’amnistie après cinq ans d’exil que lui avait valu sa condamnation en Haute-Cour. Bella tenta de s’échapper, de confier le chien aux Orgalesse. Ils se méfiaient, descendirent les premiers, prirent les devants. Elle dut les suivre, fermant à demi les yeux, tirée comme une aveugle par ce basset meurtri dans la maison des adversaires.

Il lui sembla, dès que le pavillon fut en vue, que mes oncles avaient adopté un costume bien particulier de conspirateurs. Ils portaient ces sarraux de toile qu’on achète pour dix francs rue de l’École-de-Médecine, ces combinaisons pour les rendez-vous avec l’anatomie ou le calcul logarithmique, mais salis de plâtras et de suie. Le maréchal Bauer et Antoine, en salopette, qui venaient d’enfoncer les vasistas du grenier avec les plus grands efforts qu’ait jamais faits Antoine, habitué aux maisons de toile, aux fenêtres de carton, se détachaient sur la mansarde en guetteurs. C’est que le complot en effet avait une réalité, plus de réalité certes que ne le croyait Rebendart. L’entrepreneur qui devait réparer le pavillon inhabitable avait fait faux-bond, à cause de grèves, et décidée à s’installer dès le premier jour de l’été, ma famille, sous cette nécessité des premiers âges, s’était décomposée naturellement, comme celle de Noé au sortir de l’arche, en équipes de plâtriers, de menuisiers et de badigeonneurs. La première nuit avait été pluvieuse, les plafonds étaient crevés. Il n’était pas un de mes oncles qui n’eût reçu des gouttes dans sa couche, et recouru pour s’en protéger, selon ses préférences historiques, à la tente, la hutte, la voûte, ou au parapluie cloué à même le bois de lit. Ils avaient décidé au réveil un appel aux amis, aux amis les plus forts, à ceux des amis qui peuvent marcher sur le rebord des toits, plier des barres de fer, porter des soliveaux, et, si la police de Rebendart avait été perspicace, elle aurait dû mal augurer d’une conspiration qui ne réunissait que des géants comme Bauer ou des haltérophiles réputés comme l’ambassadeur d’Espagne. Il ne manquait à l’appel que l’oncle Jules, qui, dans une furie inverse, s’acharnait depuis six semaines à décomposer l’ion. Il pensait réussir aujourd’hui. Chaque fois que la grille grinçait, les conspirateurs croyaient que c’était lui, que c’était fait, et qu’ils construisaient de cette heure sur un monde à atomes soudain dédoublés. Le vent soufflait. Une tempête était à craindre pour la nuit, et dans cette dernière heure du printemps, embauchant par pneu ou téléphone la politique, l’art dramatique, la stratégie, les Dubardeau consolidaient avec leur aide charpentes et volets. Antoine prenait parfois du champ, s’écartait de la maison, la jugeait comme on juge les décors, avertissait dès qu’il voyait un peu du jour filtrer à travers les planches ou les murs, et tous alors s’empressaient, comme des castors, comme pour un barrage. C’était un jour électrique et sauvage, qui semblait envoyé à mes oncles par exception, par les pylônes de fer de Sainte-Assise, un dernier jour de printemps primitif reconstitué, avec des couleurs nettes dont les premiers hommes devaient mal distinguer leurs sentiments, un bleu rebelle, un chrome sincère, un rouge fourbe. Dans leur tenue de laboratoire, armés de scie, de vilebrequins, ils avaient vraiment l’air de se livrer à quelque gigantesque expérience. C’en était une. C’était celle qui donne aux hommes, quand elle réussit, une maison.

C’est ainsi que Bella surprit ces modèles d’ambition, d’égoïsme et de négation, conspirant à l’extérieur contre le vent, la pluie, cependant qu’à l’intérieur le complot contre les cloisons du salon se dévoilait. Seul Blavène avait gardé ses vêtements, son costume acheté tout fait à Jersey, l’après-midi où l’agence Reuter lui avait appris son amnistie, et où, dans son vertige, il n’arrivait pas à entrer dans le bon magasin, prenant le photographe pour le tailleur, la boulangerie pour la chemiserie, se heurtant à toutes ces vitres, de la tête aussi, comme un oiseau qui aperçoit sa liberté. Mes oncles l’avaient invité, malgré sa maigreur, sa faiblesse, désirant l’unir dès le premier jour, dans cette collaboration toute manuelle, sans l’obliger à passer par des intermédiaires, à nos gloires et à nos héros. Par respect aussi pour ce costume neuf, mes oncles lui épargnaient les lourdes tâches. Ils l’avaient d’abord chargé d’effacer du parc et du pavillon les traces laissées par les précédents locataires. La mission lui avait paru pénible, car le pavillon servait d’orphelinat à la Ville de Paris. Blavène n’effaçait qu’avec regret ces empreintes puériles ; il s’en voulait de trouver dans les fourrés, au lieu de nids, des cachettes d’enfants où restaient l’escabeau et le plumier, leur seule famille sensible. Il ne pouvait s’empêcher de lire les manuels qui traînaient desquels un philanthrope anonyme avait extirpé toutes allusions aux pères, aux mères, au père de Bayard, à la mère de saint Louis, et où toutes les actions illustres semblaient avoir pour auteur des enfants trouvés ou naturels. Il était préparé, rentrant en France après quatre ans d’exil, à trouver une patrie de faible natalité, voire un pays d’adultes, mais non certes un pays d’orphelins. Aussi, en dépit de ses hôtes, qui le traitaient en convalescent, ou, par délicatesse afin de marquer leur confiance, qui le dirigeaient sur les besognes aristocratiques du chantier, le nettoyage des trumeaux ou la peinture des rechampis, il n’était pas à l’aise. Sortir d’exil, presque de prison, et passer du bleu de roi ou du carmin sur les angles d’un salon Louis XV, cela lui déplaisait. Ce n’était pas des traces ainsi colorées qu’il avait à laisser aujourd’hui sur la France. Il ne sentait plus ces belles couleurs en soi. On ne s’amuse pas non plus à farder soi-même la femme qui nous a trompé la veille. Il laissa errer ses regards sur ce paysage au terme duquel son regard ne se heurtait plus enfin à l’océan mais aux nuages, sur l’Ile-de-France, île dans le ciel. Il essaya ensuite de nettoyer les cuivres au Miror, les glaces à l’Ozor, mais ce travail qui aboutissait seulement à donner de lui un reflet plus net, à rappeler peu à peu d’exil son reflet, il ne put le supporter davantage, et laissant ses pots de ripolin, de mélusande, comme des pots de fard quand on songe au bain, il quitta son veston et s’attaqua aux fardeaux. Il ne fit plus que porter des poutres, il souleva la margelle du puits. De même que ce matin, chez lui, il n’avait employé que le gros langage, et n’avait pas eu d’esprit ni de pointes, et avait repris la langue familiale par ses expressions quotidiennes, il profitait de l’occasion fournie par mes oncles pour saisir la terre française par ce qu’elle avait de plus pesant et de plus matériel. C’est le mot pain, le mot vin, le mot bonne nuit, qu’il avait prononcés avec le plus de joie en revenant en France. Il se sentait purifié à toucher les moellons même, le bois même, le cœur des carrières et des forêts. Si bien que mes oncles, le comprenant, n’hésitaient plus à lui faire monter le mortier sur ses épaules. Nous l’entendîmes rire sur l’échelle. Il retrouva enfin le rire dans ces travaux forcés de bonheur, ce bagne d’amitié, goujat de son pays…

Tant était grande l’occupation des invités et des hôtes qu’aucun ne vous avait vu venir. Des clous dans les lèvres, les mains noircies, mon père m’accueillit en me touchant de l’épaule. Ce coup qu’ont les charpentiers pour rentrer les pointes à l’intérieur de la bouche, il n’avait pu encore l’attraper. Il essaya de m’embrasser, il effleura ma joue, baiser martien, avec ces tiges de fer. Le chien s’était calmé. Bella contemplait avec surprise mes oncles au travail. L’imagination, l’inspiration éclairaient sur ces échelles et ces toits leur visage de la même lueur que dans leur laboratoire. Il n’y avait en plus que la sueur, qui marque les opérations purement humaines. Ils avaient découvert au cours de la journée de nouvelles façons d’enfoncer les vis, de comprendre les espagnolettes, de vider les réservoirs. Tout un flot d’invention géniale avait passé aujourd’hui sur les petits métiers et les habitudes d’artisans. Quatre paires d’yeux créateurs avaient regardé les marteaux, les pincettes, la colle à pâte. Maintenant, au milieu de l’orage qui éclatait, l’oncle Charles, malgré un éclair et malgré l’ambassadeur d’Espagne qui n’aimait pas les imprudences, et disait avoir vu un haltérophile foudroyé en levant ses haltères, hissait comme premier pavillon, pavillon peut-être de la famille, le premier paratonnerre de Franklin.

Nous étions d’ailleurs à peine dans le salon, autour du chien, que mes oncles opéraient et soignaient, à défaut d’autre matériel, avec des équerres, des cordages, un sécateur, avec les instruments qui servent à opérer et à soigner les maisons, que la foudre, dédaignant le paratonnerre de l’Américain, dédaignant les Dubardeau, dédaignant la science, tomba sur un petit if de la cour et l’abattit. Ce fut du travail pour Blavène qui le rentra sur son dos dans le bûcher. La pluie tombait. L’arbre était lourd. Mais il aurait, aujourd’hui, de joie, porté de vrais morts.


— Bella toute songeuse, télégraphièrent les Orgalesse à Gontran pendant notre dîner de retour à Versailles… Elle et Philippe reprennent du café.

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