16px
100%

CHAPITRE IX

Fontranges suivit l’enterrement à côté de Rebendart. Il était intimidé par la présence du ministre, limité dans ses moindres gestes et ses moindres pensées par la présence de la mort, et le peu d’intimité qu’il avait eue avec Bella ne le gênait pas moins. Il était aussi emprunté de donner Bella à la mort, qu’il avait pu l’être le jour où il l’avait donnée à Georges Rebendart, et, de même qu’un père éloigne sa méditation, à force de cérémonie et de maintien, de tout ce qui va suivre après la messe de mariage de sa fille, il se sentait mal autorisé à penser à cette première nuit que Bella allait passer sous la terre. Il constatait qu’il n’était pas le plus triste, il m’avait vu, il voyait Moïse lui-même accablé, il comprenait que c’était justice d’avoir ainsi distribué la douleur puisqu’il connaissait à peine Bella, et ne s’en formalisait pas. Il avait trop souffert de la mort de son fils pour ne pas considérer le deuil, sinon comme un avantage, du moins comme une propriété, et, avec sa loyauté, plus simplement avec sa politesse, il se fût senti indiscret de rapprocher aujourd’hui trop près ce cadavre de son cœur paternel.

— Je les trompe, pensait-il. Ils croient que je suis le convoi de ma fille, et c’est encore le convoi de mon fils…

Il s’aperçut qu’il avait gardé à son chapeau le crêpe de l’enterrement de Jacques, un peu défraîchi, qu’il avait mis à son monocle la ganse qui avait servi ce jour-là. Il s’en voulut. Il aurait vraiment pu, pour Bella, mettre un nouveau crêpe. La cravate blanche aussi datait de cette époque. Il se reprocha jusqu’à cet accablement, qui était son accablement journalier depuis la mort de Jacques, ses yeux distraits, ses épaules voûtées. Cette méticulosité qui chez lui avait été à peu près la seule expression d’un cœur tendre et délicat lui ordonnait, dans cette cérémonie, de se laver de l’ancien deuil, de changer de vêtement. Jusqu’au parfum de son mouchoir, qu’il avait versé trop abondamment, le parfum du temps de Jacques, de la mort de Jacques, qui augmentait son malaise. Bella avait toujours été pour lui obéissante et docile. Jacques ne pouvait vraiment en vouloir à son père de tels scrupules. Ne pouvant changer tout de suite les souliers de la messe de Jacques, les chaussettes, la chemise, il voulut du moins secouer cet aspect douloureux qui n’était depuis quelques années que l’uniforme aux armes de Jacques. Pour Bella, il modifia son attitude. Il se redressa, il releva la tête, il prit un regard vif, il marcha d’un pas dégagé. Un des croque-morts saignait du nez et laissait, ce qui produisait une impression pénible dans le cortège, une trace de sang. Il lui fit porter son mouchoir, heureux de se débarrasser du parfum, et sans songer qu’après tout un mouchoir est l’objet le plus nécessaire à un père en deuil. Sur son visage plus tendu les rides s’atténuèrent. Des amis le trouvèrent de deux ans plus jeune au cimetière qu’à l’église. C’est qu’il avait pris entre temps le deuil de Bella. Le jour aussi, de brumeux au départ, était devenu éclatant. En même temps que le ciel se débarrassait de ses nuages, par les boulevards ensoleillés, par la rue de la Roquette engourdie de bien-être, le cœur de Fontranges se débarrassait, sous prétexte de deuil, de son vernis funèbre. Dans l’après-midi même, Fontranges courut les tailleurs et les chemisiers, commanda, pour faire honneur à Bella, un vêtement, des cravates, des chaussettes. Il y en avait de soie noire, avec une baguette. Il en profita pour acheter une paire de bretelles blanches bordées de noir. Il croyait que c’était le début d’un nouveau deuil… C’était le début d’un nouvel amour.

Peut-être le chagrin provoqué par la mort de Jacques était-il arrivé à son terme, et avait-il suffi, pour effriter dans le cœur de Fontranges le monument du fils, de cette légère peine, de ce relâchement qu’y avait apporté la mort de Bella. Peut-être aussi l’âme tendre de Fontranges, devant laquelle s’ouvrait tout d’un coup la perspective d’un sentiment inconnu, n’avait-elle plus assez de vigueur pour résister à une langueur, à une passion nouvelle. Peu à peu, la pensée de Fontranges ne quitta plus Bella. Le notaire lui remit le testament. C’était une simple feuille à son chiffre où elle priait son père de la faire enterrer à Fontranges sous un arbre du parc qu’elle désignait. Par inadvertance elle avait écrit non seulement la date, mais l’adresse… Pour quelle réponse ? se demanda Fontranges. C’était la première lettre qui lui vînt de son nouvel amour. Elle avait un faible parfum. Les larmes lui vinrent aux yeux, à respirer l’odeur de cette affection inconnue. Il n’avait pas de photographie de Bella. Il alla chez le photographe, qui avait l’ordre de n’en pas vendre. Il lui répugnait de dire à cet indifférent qu’il était le père, il le soudoya comme l’eût fait un amant. Le notaire le forçait de rester à Paris, car il fallait attendre les délais d’exhumation pour ramener Bella à Fontranges. Il plut. L’idée de la pluie le gênait pour cette jeune morte, et il renonça à la solitude. Il vint chez Moïse, chez moi, chez ceux qu’il savait connus ou chéris de Bella, employant des ruses d’enfant pour voir les photographies que j’avais prises d’elle à Ervy et dont chacune devenait pour lui un souvenir. De la Bella brumeuse que lui avait donnée la photographie d’art, il arrivait peu à peu, grâce aux photos d’amateurs, à une jeune femme à traits précis. Ses yeux, son imagination ne tremblotaient plus devant sa fille. Il voulut savoir aussi le nom de ses parfumeurs. Il allait chez eux, cherchait, vieux chasseur à la trace d’un parfum. Il se complaisait dans cette période ambiguë, qui, à cause du second enterrement à venir, tenait à la vie de Bella, et dans laquelle il glanait comme encore de la vie, tout ce qu’il pouvait trouver d’impressions et d’objets avant la mort définitive. La mort de Jacques avait été une disparition. Il ne l’avait pas vu mort. Il avait dû attendre cinq ans avant de voir même sa tombe, en Belgique, où il l’avait laissé, à cause de sa parenté avec les Cobourg, qui l’avaient reçu dans leur caveau. Par sa mort, Jacques s’était retiré brutalement d’un cœur rempli de lui. Mais Bella se donnait, se rapprochait, dans cette douce agonie, postérieure à la mort qui durait, dans cet enterrement ensoleillé et magnifique, et jusque dans ces formalités qui maintenaient Fontranges entre deux tombes ouvertes. A lui que la mort jusque-là avait écrasé, il était révélé qu’il y a des morts féminines, qu’il y a une mort féminine, pleine de douceur. Tout un mois, Bella offrit à son père sa pensée encore tiède. Fontranges dut aller chez le notaire, recevoir des dépôts, choisir un marbre. Il paya les fournisseurs, les quelques dettes laissées par sa fille en ce bas monde. Il tint à les payer de son argent, à lui offrir ses dernières robes, son dernier manteau. Tout un mois, Bella prolongea cette première intimité qu’il avait avec elle. Rebendart partit en voyage : ce second enterrement, cette seconde mort étaient pour Fontranges, pour Fontranges seul. Il était reconnaissant à Bella de ne pas se résorber, comme l’avait fait ce pauvre Jacques, au caveau des Cobourg, dans une crémation familiale, mais de se confier au sol des Fontranges, à un arbre des Fontranges. C’était l’arbre sous lequel il plaçait jadis le berceau de Jacques, le chêne isolé au milieu des pelouses montagneuses qui séparaient le château du parc, et qui servait dans les cartes d’état-major de point trigonométrique. Le voilà qui devenait aussi le repère dans cette dure carte du Tendre qu’était le cœur de Fontranges. S’il n’avait pas tant plu, si le ciel avait été pur, il se fût senti presque heureux. Alors que sa pensée à la recherche de Jacques se heurtait à une vision brutale, un passé chaque jour plus durci, il ne pouvait penser à Bella sans ramener, pas toujours des souvenirs, car il l’avait délaissée des années entières, mais toutes les menues joies que procure à un père une naissance. Que de mécomptes on évite en se mettant à aimer, non plus son enfant vivant, mais son enfant mort ! Au lieu de se poser sur un visage plein de sueur, de turbulence, de cruauté, sa tendresse trouvait offerts à chaque minute une tête charmante, des yeux purs. Au lieu, quand il reçut de Rebendart deux malles d’objets recueillis dans la chambre de Bella, de retirer comme de la cantine de Jacques un revolver, des instruments douteux de toilette, un livre libertin, livre broché, ce qui peina particulièrement Fontranges, qui n’avait lu que dans des reliures, il découvrit des étoffes persanes, les poésies de Vigny reliées en maroquin plein, un loup pour un bal, une poupée. Il se rappelait le visage de cette poupée plus peut-être que celui de Bella. Il la prit,… elle ouvrit lentement les yeux. Ces malles contenaient tout ce que les Égyptiens laissaient à leur morte, il les vida, c’étaient des fouilles dans son cœur paternel. Pour la première fois depuis qu’il y a des Fontranges, un Fontranges essayait de voir clair en soi. Il se demandait pourquoi la mort qui jusqu’à ce jour l’avait durci, maigri, ridé, donnait aujourd’hui à sa pensée une caresse constante, en un mot le bonheur. A changer le deuil de son fils pour le deuil de sa fille, il avait changé ce monde d’égoïsme, de lutte, d’infamie contre un univers de paix à la fois et de luxe. Il sentait que la vie avait trouvé un moyen nouveau de liaison avec les Fontranges. Il flirtait à nouveau avec la vie. Au milieu de la rue, à la vue pourtant banale d’une vitrine de fourrures ou d’une jolie femme, il devait s’arrêter, il se sentait effleuré à de nouvelles places de son cœur. Qu’était-ce, quand une passante avait le parfum de Bella !… C’est que son deuil, sa douleur changeaient de sexe. C’est que Fontranges, qui s’était cru toute la vie réservé à son fils, cédait sur le déclin à sa nature androgyne. Ame de Fontranges. Pauvre fleur double ! Tout l’automatisme des gestes, de tristesses amassé sur lui par son premier malheur fut peu à peu éliminé pendant ces vingt et un jours que réclamait l’exhumation comme par une saison à Vittel. L’anniversaire de Jacques revint entre temps, un mercredi. Ce fut un jour triste. Il remit les vêtements anciens, ils le gênèrent, il avait engraissé. Privé pour la journée de ces pensées heureuses qui le menaient à grands pas satisfaits au cimetière, il erra péniblement dans Paris, alla au bois, au café. Tout le passé de Jacques vint jalousement heurter les quelques souvenirs que Fontranges avait déjà de sa fille. La vie entière, la misère de son fils s’engouffra par ce mercredi, hublot soudain ouvert sur le passé, et parut dans l’après-midi devoir emporter pour toujours poupée, reliure et étoffes persanes. Elles résistèrent. Il les retrouva le soir dans sa chambre, sans une souillure. Le lendemain, pour la première fois, il n’attendit pas pour se rendre au cimetière l’après-midi. Il alla, pour la première fois, avec son bouquet de violettes de Parme qui le faisait prendre dans le tramway pour quelque amoureux, surprendre sous la rosée, au milieu du ménage que faisaient les arroseurs et balayeurs, le cimetière, la tombe de Bella. Il était accompagné du petit terrier irlandais de Bella, Gilbert, que Rebendart venait de lui donner. C’était une bête jeune et intelligente, affligée d’une mauvaise dentition et qui se déhanchait, mais pour la première fois des imperfections chez un chien paraissaient à Fontranges des avantages. Près de la tombe, le chien qui sentait des rats voulut creuser. Il vint à l’idée de Fontranges que Gilbert paraissait chercher sa maîtresse. C’était la première métaphore qui jamais eût traversé le front d’un Fontranges. C’était le mouvement le plus facile de l’imagination, mais Fontranges en frémit comme d’un changement de nature. Que se passait-il ? Allait-il devenir poète maintenant ? Il éprouvait un peu de vanité, il se sentait plus léger. Bella le soulevait au-dessus de ce monde où il avait passé cinquante-sept ans sans faire une comparaison. Gilbert retirant de son trou des cailloux plats, Fontranges pensa que Bella, dans ce sol pierreux de Paris, faisait une retraite avant d’entrer dans la terre profonde… Il n’y avait pas de doute, c’était encore là une comparaison. — Qu’est-ce que je peux bien avoir ? se demandait-il. Tout le jour, il eut ainsi de petits accès d’imagination. Il s’arrêtait chaque fois, comme un cardiaque pendant l’arrêt de son pouls. Un dieu inconnu illustrait la vie de Fontranges. Au retour, Gilbert sentit le parfum de Bella dans la trousse laissée ouverte, et aboya devant le flacon. Rien de plus naturel et fréquent qu’un chien attiré par l’odeur de son maître. Mais Fontranges ressentit encore ces aboiements comme une métaphore. Il ne pouvait la préciser, mais qu’elle était exacte ! Que ne peut-on pas comparer dans la vie ? De chacun de ses meubles, de chacun de ses gestes, de chacun des jeux de lumière du jour ou des lampes, il sentait maintenant qu’il lui eût suffi d’un peu d’intelligence et d’un peu d’invention pour dégager et délivrer un génie scintillant. Qu’il allait être consolant de vivre, si le monde réel se cousait ainsi à un monde imaginaire ! Il se confia au sommeil comme à il ne savait quelle comparaison. Bien lui en prit. Au milieu de la nuit, il se réveilla en sursaut. On l’avait reporté dans le lit de sa jeunesse. C’était le même grain de drap, la même fraîcheur quand il bougeait. Il le reconnaissait à sa température, à un courant caressant, comme l’italien revenant d’Amérique reconnaît la Méditerranée où des camarades le plongent de nuit par farce. Tout ce qui depuis longtemps l’avait trouvé sourd, le cri de ce train qui demande éternellement l’entrée de la gare, ces chants de gens avinés, il l’entendait à nouveau. C’était sa jeunesse que Bella redonnait dans les ténèbres à caresser à ce vieillard. Il hésitait seulement à se croiser les mains, tant il avait peur que son corps, moins fidèle que le drap, n’eût plus le même grain ; il se retenait de tousser, pour ne pas entendre sa voix. Mais ainsi, les yeux ouverts dans le silence et dans la nuit, rien ne démentait sa jeunesse. C’était la même ombre que dans la jeune nuit, la même cécité… En fait, une de ces passions, licites mais funestes, qui ravageaient périodiquement l’âme des Fontranges, était née.

D’abord, elle fut calme. De retour au château, Fontranges eut la surprise de retrouver partout les traces de Bella. Des chiens portaient encore des colliers à son nom. Il ouvrit ses tiroirs. Il lut un journal où Bella parlait de lui. L’avait-elle aimé ? Il chercha dans les liasses de lettres, et jusque dans la bibliothèque, suivant la méthode de ce professeur qui était venu y vérifier si Laure de Fontranges avait aimé Chateaubriand. Laure n’avait pas aimé Chateaubriand, peu de témoignages laissaient croire que Bella eût aimé son père : mais s’il était pour le premier cas besoin de vraies preuves, Fontranges se contentait pour le second de preuves négatives. Il était vraisemblable qu’une fille aimante aimât son père, qu’une fille qui n’est que tendresse aimât celui auquel elle doit la vie. Dans aucune lettre, aucun carnet, il ne découvrait qu’elle l’avait haï, qu’elle l’avait méprisé. Il en arrivait, pour deviner les sentiments que Bella avait pu avoir pour lui, à s’étudier, à se voir, et même dans la glace, à se voir presque comme il était réellement, un être sans méchanceté, sans vigueur, — à se connaître. Il regardait ses propres photographies pour deviner ce qu’une enfant ou une jeune fille avait pu trouver sur lui d’attachant. Il en arrivait, après tout, grâce à Bella, à s’aimer un peu lui-même, alors que Jacques l’avait finalement conduit au dégoût de soi et de tous. De même qu’après l’accident de son fils, il avait cherché par les métayers les plus sales, par la boue, un itinéraire qui l’avilît, il découvrait la route qu’avait suivie Bella par les arbres les plus ombreux, les chiennes les plus caressantes, les visages les plus purs. Par des signatures, des marques, il était arrivé à retrouver aussi dans la bibliothèque le chemin de ses lectures. Jamais une désillusion. Toujours des reliures magnifiques. Qu’il est plus doux de se frotter à la grâce qu’au vice ! Sa santé, sa chair si saine, ses viscères parfaits ne lui paraissaient plus un privilège ravi à son enfant, car Bella, dans la mort, avait un corps d’une essence plus légère, plus fluide. Quelle satisfaction de se sentir d’une densité plus lourde que celle que l’on aime ! Il lisait le Vigny relié, sur les bancs où il se rappelait avoir vu Bella avec un livre. La Mort du Loup le ravissait. Il regrettait de n’avoir plus à chasser, à tuer un aussi digne adversaire. Il s’asseyait auprès de la tombe sur le pliant qui servait pour le berceau de Jacques, car à la différence des objets de deuil, les objets de bonheur étaient valables pour les deux enfants. Parfois une de ces inspirations qui l’avaient visité grâce à Gilbert, le matin du cimetière, le surprenait. Des corbeaux voletant lui paraissaient du papier brûlé dans le vent. La vigne vierge lui paraissait couleur de vin. Il avait chaque fois le sentiment que du fait de Bella une grâce l’inondait… Il sortait maintenant, visitait les familles où fréquentait Bella et où il y avait des amies de son âge, s’attaquait poliment à la douairière, mais par étapes rapides, par la grand’tante, par la mère, liquidant en cinq minutes chaque génération, il rejoignait la plus jeune femme, et il était bien rare qu’il ne revînt pas avec un de ces renseignements qui lui tenaient lieu de passé paternel. Les trois souvenirs les plus nets qu’il eût de Bella étaient ceux des jours de fête où le devoir l’obligeait à se relâcher de sa passion pour Jacques et où il présidait la cérémonie ou le banquet, celui du baptême de Bella, celui de sa première communion, celui de son mariage. Entre ces trois souvenirs qui correspondaient à des sacrements, il glissait tout le butin de ces visites, et jusqu’à des objets. Parfois de vrais souvenirs reparaissaient. Il eut un jour une heureuse surprise. Il se souvint que le matin de la naissance de Bella, il l’avait tenue une heure dans ses bras. Le berceau n’avait été préparé que pour une seule fille, et soudain le docteur en avait annoncé une seconde. Au bout de vingt minutes, Bellita était née et avait été traitée aussitôt en préférée. Elle avait eu le berceau. On avait installé pour Bella un petit lit de Jacques, mais pendant le déménagement, Fontranges avait tenu Bella, la plus maladroite des nourrices, mais la première. Ce souvenir le consola de bien des regrets. Certes, il n’avait pas eu les jours où sa fille avait noué avec le monde ses premières passions. Il n’avait pas eu le soir où Bella, qui montrait dès son enfance un penchant pour l’astronomie, avait compris que les étoiles ne sont pas attachées, il n’avait pas eu celui où il avait été révélé à Bella que la terre est ovale, mais il avait eu sa première heure en ce bas monde. Cette enfant qu’il n’avait vue en somme que sous des voiles de communion ou de mariée, excepté le jour de sa naissance, où elle était nue avec de gros plis, et le jour de sa mort où il avait vu sa poitrine, ses hanches dévêtues, cette fille qu’il n’avait vue de chair que pour son entrée dans la vie et son entrée dans la mort, il lui semblait la porter maintenant dans ses bras à chacun de ses âges, il sentait la douce charge qu’elle avait été pour les fauteuils, les balançoires, les gazons, et enfin pour la vie même. Certes il avait été passionnant de voir la petite forme masculine de Jacques lutter contre la nature, de suivre ses réactions de petit mâle envers les chiens, le gibier, les aliments, les saisons, mais cette lutte d’un cœur féminin contre l’amitié, l’amour, d’un corps féminin contre le froid, les coussins, et aussi le corps des hommes, elle émouvait Fontranges jusqu’au fond de l’âme. Il regardait respirer Mme Bardini. Il regardait les chambrières puiser de l’eau. Il lisait la vie, non plus des chasseurs, mais des chasseresses célèbres. Comme Jacques s’était mué en Bella, saint Hubert se mua en Diane. Cette forme que le cœur peu perspicace de Fontranges avait poursuivie depuis sa jeunesse se débarrassait soudain d’un travesti et apparaissait en femme.

L’automne était le plus beau qu’eût vu Fontranges. Du matin au soir, il cheminait dans du mordoré. On prit des blaireaux. Il épargna une petite femelle en l’honneur de Bella. Elle courut vers son terrier, près du grand arbre, pour rejoindre, — répétant la métaphore de Gilbert, mais qui donc est original ? — celle qui l’avait protégée. Une qualité de Bella se glissait dans toutes les femelles, rates, perdrix hases, et amollissait ses bras. Une fouine le regarda avec le regard de Bella. Devant des poules d’eau, des renardes, il releva son fusil. Mais il y avait plus. Une vertu féminine gagnait la nature entière. Le parc et les bois devenaient la forêt, les prés devenaient la prairie, jusqu’au château qui s’humiliait, souriait, se simplifiait et dans le cœur de Fontranges devenait la maison. Cet univers qui l’avait jusqu’à ce jour séduit par ses attributs mâles, par ses rochers, ses larges ruisseaux, où ses yeux distinguaient de préférence les clochers, les pins, les pics, les attributs masculins, changeait peu à peu de sexe, le séduisant par ses roches, ses rivières, et, comme à un collégien, lui offrait des collines semblables à des gorges, et des ravines d’ombre. L’élément masculin se raréfiait dans le monde. Les hommes, les mâles, lui paraissaient des raretés, des exceptions, épars qu’ils étaient à si faible densité sur tout cet amas féminin de plaines et de montagnes. Jusqu’aux arbres qui lui paraissaient aussi avoir changé… Il apprit du curé qu’ils étaient du féminin en latin, les Latins sont aussi fondés que nous à connaître le genre réel des choses. Cet homme à son déclin se trouvait heureux d’avoir vécu, non dans un astre mâle, mais sur une planète féminine, d’être enterré dans une terre femme. Il laissait dans la forêt les branches le toucher, l’arrêter…, la pluie inonder son visage… Les caresses féminines sont douces… Toutes les caresses… Même cette Indiana !


L’automne n’en finissait pas. Il semblait résolu pour une fois à atteindre vivant sa limite officielle, ce vingt décembre enseveli d’habitude sous l’hiver. Tout ce qu’il y a de plus périssable dans l’année vivait encore. Aux arbres, les feuilles atteignaient la plus haute vieillesse que feuilles aient jamais atteinte. C’était le centenaire des brins d’herbe, des araignées, des mouches. Fontranges, venu pour quelques jours à Paris, s’asseyait aux terrasses des cafés, car les musées ne l’intéressaient plus… Il était tellement étranger au mouvement de Paris, à l’allure même de la vie, qu’on lui offrait, comme à un étranger de race, des cartes transparentes et des guides. Parfois, surgie si subitement qu’il la croyait surgie de son cerveau, une ronde de jeunes filles coiffées de chapeaux de papier l’entourait ; c’était la Sainte-Catherine. Elles s’attaquaient à cet homme inoffensif de toutes les armes les plus cruelles, de leurs dents blanches, de leurs yeux jeunes. Mais elles étaient trop gaies, trop bruyantes. Il n’avait pas envie d’elles. Elles lui faisaient l’effet de petits êtres à peu près masculins. Quand on a trouvé le sexe de la terre, de l’automne, celui des ouvrières de Patou importe vraiment peu. Le soir il allait au cinéma. Il n’avait vu jusqu’à ce jour que des films de guerre, des bombardements, des cadavres. Il fut étonné de voir la paix rétablie dans le royaume des reflets. Les reflets de vigoureux garçons enlaçaient des filles. Le reflet de l’Océan prenait dix belles baigneuses san-franciscaines et les rendait nues. Des reflets de gorilles sauvaient des fillettes. Cette tendresse universelle pour les femmes l’alanguissait. Un jour, sortant d’une de ces salles, il se trouva devant le bar où il avait connu Indiana. Il poussa la porte.

La guerre, qui ruine tout, avait couvert le bar d’acajou et de bronze. De la guerre, qui détruit toute civilisation, le bar sortait en style directoire, et doré à la pompéienne. C’était le même barman. La guerre, qui a tout massacré, ne lui avait pas pris un cheveu. Fontranges entrait dans l’éternel. C’est d’un pas d’habitué qu’il se dirigea vers la place jadis occupée une fois, et qu’il s’assit. Pourquoi tremblait-il, quand la porte s’ouvrait ? Pourquoi ce cœur alerté, dans une opération aussi banale que la confection d’une citronnade ? Des gens passaient avec des drapeaux. Il s’informa. C’était l’enterrement de Jaurès. Celui que l’on avait assassiné la dernière fois où il avait vu Indiana, on l’enterrait aujourd’hui. Il n’était ni surpris ni mécontent d’être lié à cette fille par la volonté du sort. Quand Jaurès ressusciterait, ou quand des communistes répandraient au vent les cendres de Jaurès, il serait là dans ce bar appelé vers Indiana par quelque troisième deuil. Le désir lui venait presque de voir Indiana elle-même, de toucher la borne de cette course de dix ans, de toucher Indiana… Une femme vint s’installer près de lui, le harcela gentiment, l’attaqua par tous ces boucliers de métal qui sont les points sensibles des hommes dans les bars, son porte-cigarette, son briquet, sa montre. Elle était plus fine qu’Indiana. Sur la bague, elle lut correctement le blason des Fontranges, sourit, mais sans insister, à Ferreum ubique, appela par leur terme consacré les merlettes, le sinople. Le barman, un moment inquiet, se gardait d’intervenir dans une discussion de blasons. Mais détenteur pour un soir de cette intuition qui révèle aux écrivains de génie ce que les écrivains médiocres appellent l’éternel féminin, le gentilhomme campagnard n’était pas attiré par elle. Cette femme se virilisait sous ses yeux… Elle était pourtant habile. Elle dirigeait Fontranges sur les sujets les plus propres à le séduire, la chasse, les chevaux. Elle jouait cette soirée, sa liaison de la nuit, avec douceur et constance, comme une femme joue sa carrière, comme un vrai mariage. Elle promettait pour cette nuit tout ce qui fait les unions longues et heureuses, un bon caractère, de l’affabilité ; elle savait coudre, elle ne se froissait jamais. Jamais fiancée qui croit son fiancé décidé à rompre n’employa plus de tact, plus de douce dignité : elle n’était pas teinte, elle n’avait pas les cheveux courts. Têtu, Fontranges répondait sans plaisir. Il ne lui demanda même pas son nom. Elle pouvait s’appeler Auguste ou Georges, si cela lui plaisait. Il eut même le courage de la questionner sur une femme blonde, avec de grands yeux bleus, avec une peau très blanche, qui s’appelait Indiana. Il était étonné lui-même de trouver pour dépeindre Indiana tant de détails ; il aurait pu dire qu’elle avait des cils doubles, l’ouverture des narines imperceptibles, l’oreille rose, une seule des oreilles percée. La femme connaissait Indiana. Indiana ne venait plus au bar, depuis que le barman lui avait donné une paire de gifles et lui avait fait perdre un demi-litre de sang par ces narines imperceptibles. Elle écrivit l’adresse de ce nouveau bar. Elle n’y ajouta pas la sienne. Puis elle partit aussitôt, mais dignement, refusant qu’il payât sa consommation, lui envoyant de la porte un demi-sourire digne et triste, comme si ce départ était la rupture de vingt ans d’existence commune. Dès qu’elle eut disparu, il se leva et chercha le bar d’Indiana.

Il était tout voisin. Indiana en dix ans n’était jamais allée à la campagne, n’avait jamais circulé en auto, n’avait même pas atteint la limite des théâtres. Les bars qui l’avaient successivement abritée des obus, des bombes, de la police, avaient des numéros différents, mais étaient dans la même rue. Elle avait échangé le 27 pour le 15, puis pour le 9, changé de cases, dans un jeu qui durerait sa vie. L’achèvement du boulevard Haussmann avait rétréci son domaine, mais il ne lui venait pas à l’idée de franchir cette nouvelle zone. Il faut se réduire, dans l’époque où nous vivons. Aussi pour elle les ennuis qu’elle avait avec chacun des barmen, des bargirls ou des agents étaient-ils centuples, comme dans une île, Paris pour elle n’avait que trois barmen, six agents. Vous pensez s’ils la reconnaissaient ! Fontranges était dans le bar depuis quelques instants quand Indiana entra.

Elle était seule. Indiana était d’ailleurs toujours seule. Elle n’avait jamais été vue donnant le bras à un homme, se promenant avec un homme… On pouvait exercer ce métier sans se compromettre. Les compromissions à ses yeux c’était l’amitié, la camaraderie. Elle n’avait pas changé ; le même teint laiteux sans poudre, les mêmes lèvres rouges sans rouge, les mêmes yeux bleus à iris si larges qu’ils semblaient dévorés par une cataracte, ses sourcils noirs, ses cheveux blonds tirés en arrière, offrant avec indifférence son visage sans vie comme une table d’expérience sur laquelle les couleurs se différenciaient à l’extrême. Entre ce rose, ce bleu, ce blanc, il y avait des différences de siècle, de climat, de matière… Le bar était à peu près vide. Machinalement, comme en hypnose, elle se dirigea vers Fontranges, s’assit près de lui, et tout recommença. Fontranges considérait ce beau front sans pensée, ces beaux yeux sans regard, ce corps lourd et dense à poignets et à chevilles délicats, que la paresse plus que la mode enveloppait de vêtements faciles, presque de vêtements d’enfant. Quel mal, quelle faiblesse humaine, par amour de Bella, venait-il cette fois prendre de cette femme ? Elle ne l’avait pas reconnu. Elle ne reconnaissait pas les objets que Fontranges sortit pour éveiller sa mémoire, le porte-cigare que le cheval en écume, la boîte d’allumettes que des hures de sangliers rendaient pourtant caractéristiques. Mais elle ne reconnaissait jamais rien, à peine l’Opéra. Elle parla. Il apprit ce qui s’était passé en ces dix ans. La revanche de Bella sur les hommes s’était poursuivie. Elle leur volait la cocaïne, l’héroïne. Un phénomène avait voulu l’épouser, très riche. Il la croyait sans amant. Ce qu’elle s’était vengée de lui ! Elle s’était arrangée pour se faire surprendre. Il avait voulu lui pardonner, il lui avait apporté trois bagues à choisir, elle avait choisi la plus chère et la lui avait renvoyée dans un pot de moutarde, le rubis scié en deux. Elle parlait sans accent, droit devant elle, assise comme une souffleuse, comme le souffleur indolore d’un personnage forcené que Fontranges voyait par moments à sa vraie taille… Le bar ferma, ils sortirent. Il l’accompagna, sans qu’elle eût dit un mot d’offre ou de refus, comme si depuis dix ans c’était lui qu’elle venait chaque soir attendre vers minuit. Elle habitait la même maison, la même chambre. Fontranges se rappelait chacune des têtes effarées qui étaient sorties voilà dix ans des portes de chaque palier pour se renseigner sur la guerre. Il regretta ces arrêts à chaque étage, ces enfants à chaque étage à rassurer. C’était eux surtout qui l’avaient rassuré lui-même. Dans la chambre, toujours pas de chaise. Il fallait plonger dans cette nuit affreuse et douce toujours comme un nageur d’un promontoire. Quand il fut couché, la lampe éteinte, elle se promena longtemps nue, garnit nue son fourneau d’essence. C’était son remède pour éviter les incendies, qu’elle craignait. Ce fut une bête tachetée de glace et de feu qui se glissa près de Fontranges.

Au milieu de la nuit, elle se réveilla. Fontranges sanglotait. Jacques, Bella, unis soudain dans un amour parfait, s’étaient penchés sur lui. — Je suis ta fille, disait Jacques. — Je suis ton fils, disait Bella… et ils s’embrassaient… Indiana n’avait jamais entendu pleurer un homme. Mais elle avait eu assez d’autres expériences pour essayer de deviner ce bruit. Elle prêta l’oreille… Ce n’était pas l’éternuement. On n’éternue pas cent fois de suite… Ce n’était pas, comme voilà trois semaines, l’angine de poitrine. Dans l’angine, on se débat, on appelle au secours… Il était trop vieux aussi pour avoir eu les gaz… Peut-être tout bonnement une attaque… Et encore non, l’attaque dure une seconde, et celui-là n’avait vraiment pas l’air d’avoir fini !… Il n’y avait pas de doute. Cet homme près d’elle pleurait. A Indiana seule arrivaient ces aventures ! Pour la première fois, la maladie d’un homme lui arracha une parole.

— Eh bien, papa, demanda-t-elle, dans ce langage incestueux qui était sa seule tendresse ; tu pleures ?

Il se contint, mal…

— Ça ne passe pas, mon oncle ? Tu veux de l’aspirine ?

Une minute s’écoula… Un sanglot revint…

— Ah, frère, sûrement, l’amour n’est pas drôle ! dit-elle.

FIN

Chargement de la publicité...