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CHAPITRE II

Je décidai ce jour-là d’aller à l’inauguration du monument aux élèves de mon lycée morts à la guerre, car j’avais tout mon temps. Ces rendez-vous que les jeunes gens donnent pour cinq ou six heures du soir et qui les absorbent tout le cours du jour, je les avais à sept heures du matin… Mon amie ne trouvait de liberté qu’à l’aurore… Les joies réservées aux amants dans la ville déjà fatiguée et sursaturée, elles nous venaient dans une heure où nous étions seuls, mon amie et moi, à nous aimer dans Paris. J’allais à notre entresol avec les terrassiers qui se rendent au travail, et les billets à demi-tarif ouvrier étaient valables pour cette passion. Chaque orme de square, chaque tilleul de cour, le Bois, le parc Monceau nous avaient, par douze heures d’aspiration et de distillation spéciale, préparé l’air le plus pur dans lequel à Paris deux amants se soient embrassés. Elle, quand je l’accueillais, n’avait encore aucun parfum. C’était en se précipitant de son lit, en ouvrant ses yeux endormis, affolée par le réveille-matin, qu’elle faisait sa toilette pour l’amour. Amour qui exigeait seulement de chacun de nous deux qu’il vît lever le soleil. J’allais par des rues où seuls les laitiers étaient éveillés, où il n’y avait à taquiner que les mamelles de la ville endormie, où tous les appartements qui contiennent des psychologues, des industriels, des actrices, avaient leurs volets fermés, contenaient des morts. Cette marche à crémaillère vers leurs amantes qui mène d’habitude les amants par des boutiques d’antiquaires, de perles ou de livres rares, je l’accomplissais tous les jours par des rues à magasins fermés, tous les jours par un dimanche. C’était la seule heure où l’on entende les cloches sonner dans Paris. Le soleil seul se distribuait sur les devantures closes comme la seule denrée, le seul vêtement, la seule antiquité à vendre. J’achetais tout sans concurrence. Cette force de la première heure que le jockey emploie à monter son cheval le plus rétif, le bûcheron à abattre le plus gros chêne, seul dans Paris j’étais assez heureux pour l’employer à l’amour. Je traversais le pont de la Concorde, j’étais arrivé. Personne n’a eu à franchir un pont plus bref entre le dernier de ses rêves et son amie. Elle débarquait au métro des Champs-Élysées, la station à cette heure aussi la plus select, presque réservée aux maçons et aux plâtriers dont elle portait parfois le plâtre sur sa robe, son seul fard. Je lui pardonnais de s’être laissée effleurer par le travail. Nous nous étreignions non pas dans l’atmosphère de la Bourse, dans les relents du change, des courses, dans les nouvelles d’un jour déjà gâté pour les hommes qu’annoncent le Temps et l’Intransigeant, mais dans les grandes lumières nouvelles qu’apporte le matin, tremblement de terre au Japon, révolution au Brésil, ou naufrages de cuirassés. Une nuit d’une heure se ranimait pour nous, bâtie de tout ce que l’aurore et le soleil pouvaient offrir de plus éclatant. Nous étions à jeun. Nous n’avions vu personne. Nous n’avions parlé qu’à des hommes qui plus qu’employés de Paris et serviteurs du Conseil municipal étaient les fonctionnaires de la terre même, les arroseurs, les jardiniers. Nous tirions les rideaux, nous fermions les yeux, nous plongions de toute notre âme dans cette nuit que nous rattrapions dans le passé !… Neuf heures sonnaient. Il fallait partir. Au lieu de se dissoudre dans les frivolités du soir, dans le sommeil, dans le luxe, l’amour pour nous s’épanouissait sur des êtres travailleurs et vivants, et toute notre journée en était satisfaite. Nous étions les deux seuls humains dans Paris déchargés de son souci, lourds de sa grâce. La liberté morale allait abonder pour nous dans les tramways et les restaurants. Nous redescendions dans cette foule active et jeune née de notre étreinte. Pas une jeune fille avec son cartable, pas un élève partant pour Condorcet qui ne nous en parût le fruit. Nous avions enfanté des pompiers, une bouquetière, un cycliste bossu… Nous nous quittions. Elle me laissait soudain devant la matinée ensoleillée, avec la pudeur et la modestie d’une jeune et tendre appareilleuse, se retirant devant cette journée comme devant la fille qu’elle m’avait amenée. Elle ne se retournait pas, elle ne voulait rien voir. Jamais femme ne comprit mieux le rôle de la femme. Elle m’amenait pour une étreinte solitaire l’amertume dans toute sa complaisance, la joie dans toute sa soumission, et toute la postérité qu’on peut avoir de ces filles, je les avais dans l’heure. On ne lui connaissait pas d’amant. On ne me connaissait pas de maîtresse. Nous échappions à tous les regards, roulés dans l’aurore.

C’était Rebendart qui inaugurait le monument. Rebendart, avocat, ancien Ministre des Travaux publics, hier Président de la Chambre, depuis un mois Ministre de la Justice, poursuivait de sa haine mon père, qui avait été avec lui plénipotentiaire au Traité de Versailles. Mais, sans parler même de cette querelle, je souffrais, dès que j’avais à penser à Rebendart. Je l’entendais si souvent dans ses discours répéter qu’il personnifiait la France, je lisais dans tant de journaux que Rebendart était le symbole des Français, que des doutes m’avaient pris sur mon pays. Mon pays était donc cette nation où il n’était d’échos que pour la voix des avocats ! Les avocats de mon pays étaient donc ces hommes au visage toujours tourné vers le passé, au veston plus couvert de pellicules que Loth après qu’il eut étreint sa femme changée en sel gemme, son passé aussi à lui, et qui déplaçaient la nuit, du côté du Rhin et même dans les âmes des Français, les bornes mitoyennes. Le champ de l’hypocrisie, de la mauvaise humeur croissait à Rebendart, dans tous les corps constitués français, dans les Conseils généraux, dans les maisons de passe, dans les cœurs d’enfants à l’école. Tous les dimanches, au-dessous d’un de ces soldats en fonte plus malléable que lui-même, inaugurant son monument hebdomadaire aux morts, feignant de croire que les tués s’étaient simplement retirés à l’écart pour délibérer sur les sommes dues par l’Allemagne, il exerçait son chantage sur ce jury silencieux dont il invoquait le silence. Les morts de mon pays étaient donc rassemblés par communes, pour une conscription d’huissiers, et se chicanaient aux Enfers avec les tués allemands. Il était effroyable de penser comment Rebendart, qui, pendant son passage aux Travaux publics, avait tenu à descendre dans les mines d’Anzin en plein travail, dans les mines de Lens en réparation, dans les mines de Courrières inondées, se représentait les Enfers, et le repos éternel, et l’arrivée au gué des fantômes, et le repêchage par Caron de l’ombre bousculée jetée par-dessus bord. Alors, au nom de ces morts réunis à cette minute même en longs brouillards, ou en massifs ombreux, ou en ruisseaux incolores, il faisait l’éloge de la clarté, de notre système numéraire, du latin, dans une langue faussement précise, adipeuse, acariâtre, qui laissait regretter le langage radical-socialiste dont les termes les plus simples sont le mot sublime et le mot éperdu. Quand le soleil rayonnait, tout ce que le printemps ou l’été pouvaient obtenir de lui, c’était qu’il lâchât dans sa harangue des féminins pluriels. Les Réalités, les Probabilités directrices, les Directives, s’y rencontraient alors avec mille caresses, et ce saphisme des abstractions les plus bureaucratiques le comblait de volupté. Adossé aux marbres de Bartholomé, marbres plus froids que jamais ne l’a été cadavre, porté à sa plus haute température par leur contact, la mort de tous ces Français était pour Rebendart ce qu’était une mort dans une famille, ce qu’avait été pour lui, en dépit de toute sa souffrance, la mort de son père et la mort de son fils : une querelle d’héritage. La guerre ? On n’a pas tous les jours, pour justifier à ses propres yeux le plus détestable des caractères politiques, une pareille excuse ! Mais je n’oubliais pas que même dans la paix, même dans ses discours de jeunesse, le ton était déjà aigre, et quand il inaugurait alors des expositions, des monuments à nos grands hommes, on percevait déjà dans sa harangue un soupçon de réclamation vis-à-vis de l’Europe, comme si l’Europe nous devait des réparations parce que nous avions produit Pasteur, le pont Alexandre, ou Jeanne d’Arc.

Dans la cour du Lycée, la cérémonie commençait. Le censeur, dans le même costume de deuil dont il était revêtu jadis pour les accueillir au lycée et pour les fêtes, dévoilait la plaque où les noms des élèves morts pour la patrie étaient gravés en noir, la gravure d’or restant réservée sur les plaques voisines aux lauréats de dissertation. A part Charles Péguy, Émile Clermont, Pergaud, et quelques aînés, j’avais connu tous ces camarades qui, aujourd’hui, rangés par lettre alphabétique, allaient à la fois à l’oubli et à la gloire dans l’ordre de l’entrée aux concours généraux. Le censeur lisait lentement ces noms qu’il n’avait lus jusqu’ici qu’en les accompagnant d’une note de travail ou de conduite. Il s’appliquait à ne pas prononcer, comme dans sa lecture des places de composition, les derniers noms avec un mépris croissant. Il se disait que c’était la seule composition de sa vie où il n’y eût que des premiers. C’était cent un morts ex-æquo. Il s’étonnait surtout de sentir que ce qui déterminait au nom de certains élèves son émotion, ce n’était pas la mémoire qu’il avait du nombre de leurs prix ou de leurs retenues, mais bien des souvenirs qu’il ne croyait pas contenir, celui de la couleur de leurs yeux, de leurs chevelures, le dessin de leurs lèvres. Tous ces morts lui laissaient soudain, à lui si dédaigneux et si empêtré de ce qui n’était pas les classes et l’étude, leurs apanages humains, celui-là son nez à la Roxelane, celui-là ses oreilles pointues, celui-là cette cravate inusable, bien connue du lycée entier, qu’il avait portée de la quatrième à la philosophie. Toute une chair palpitante et fraîche, des cheveux blonds et bruns naissaient pour lui, pour la première fois, sur ces élèves, ces fantômes. Mais il sut se reprendre. Par bonheur, il avait descendu de sa chambre les prix qu’on n’avait pas eu le temps de distribuer en juillet 1914, il les remit aux familles privilégiées et la hiérarchie des morts se rétablit peu à peu en lui dans le seul ordre admissible, car l’un des tués avait huit prix. Il s’aperçut que la plupart des livres étaient signés d’auteurs vivants. Il en eut honte. Mais déjà on dévoilait la plaque, et je vis là-haut, de la lettre D à la lettre E, ceux qui m’encadraient dans les examens, qui ne m’avaient pas protégé du brave Lintilhac et du terrible Gazier, mais qui m’avaient protégé de la mort. C’est alors que la foule des mères et des pères s’inclina plus encore, comme devant un cadavre suprême, et que parut Rebendart. Il n’y avait ni estrade, ni marche. Il se mit à parler du plancher même. Il semblait vraiment cette fois jailli du caveau. Il parla, dit-il, au nom de ces jeunes hommes… Et il mentit. Car, de ces morts-là, je savais ce que chacun pensait, ce que chacun aurait dit à sa place. J’avais entendu les dernières phrases de plusieurs d’entre eux, tués près de moi. J’avais partagé le dernier menu de quelques autres, le pain, le vin rouge, le saucisson qui avaient été leur cène. Je connaissais leurs dernières lettres, dont chacune d’ailleurs, tant elle éclatait de désir, aurait pu être la première d’une existence étincelante et longue. Je savais ceux qui avaient tué des ennemis, qui s’étaient fait précéder dans la mort par l’ombre d’un uhlan ou d’un chasseur de la garde, ceux qui étaient morts vierges, ceux pour qui la guerre avait été le combat contre un adversaire théorique, qu’ils n’avaient jamais vu, jamais saisi, et qui étaient morts les mains pures un de ces jours où les théories deviennent pesantes et mortelles, où les veines, les crânes, nous semblaient éclater moins sous des obus que sous la pression du sort. Je savais que tous s’étaient précipités dans la guerre, non par un élan de haine, mais avec la joie de se réconcilier avec le devoir, avec la lutte, avec cet idiot de censeur, avec eux-mêmes. Ils s’y étaient jetés, en ce début d’août, comme dans des vacances, non seulement à l’année scolaire, mais vacances aussi au siècle, à la vie. S’ils avaient eu la permission aujourd’hui d’exprimer un regret, cela eût été peut-être de n’avoir pas été délivrés, le mois, la semaine, le jour du moins qui précéda leur mort, du mal aux dents, de l’entérite, et aussi du général Antoine, qui interdisait les cache-nez. S’ils avaient daigné faire une réclamation posthume, c’eût été de n’avoir pas eu pendant la guerre des corps imperméables à la pluie, flottant sur les boues, marchant sur les eaux, frais sous la canicule, fournissant une ombre plus grande qu’eux-mêmes, l’été, dans les plaines sans arbres, et d’avoir eu le général Dollot, qui les forçait à boutonner les cols de capotes en Août. Le créateur et deux généraux, voilà ceux dont ils eussent parlé aujourd’hui à leurs familles, en souriant, en les excusant, et non point ainsi que Rebendart le faisait en leur nom, des ennemis héréditaires… La mort seule est héréditaire, et encore il suffisait, comme eux, pour la narguer, de mourir sans postérité. Pas un seul orphelin devant ce monument aux morts. Que de futures morts n’épargne pas la mort d’un collégien ! Voilà ce que disaient tous ces tués que je connaissais. Ils me disaient aussi, car beaucoup étaient fils de fonctionnaires, qu’ils auraient aimé revoir Rodez, Le Puy, que le Maroc est si beau, son air si pur, et celui qui n’avait jamais eu le temps ou l’occasion de lire la Chartreuse de Parme me demandait de me recueillir et de la lui résumer, autant que possible, en un mot… Pas de phrases avec les morts. Un mot, un mot crié de toute ma force, de tout mon être, dans un paysage sonore, voilà tout ce qu’ils réclamaient, tout ce qu’ils pouvaient entendre ! De sorte que Rebendart me semblait prêcher la haine, la hargne et l’amertume au nom des trois seuls élèves que je n’avais point connus, au nom de Pergaud, qui aimait chez les bêtes jusqu’aux blaireaux et aux martres sanguicruelles, de Clermont, qui aimait jusqu’aux âmes intraitables et aux cœurs homicides, de Péguy, qui aimait tout, exactement tout ; et son discours était un blasphème. Quand, sollicité par le proviseur, il passa serrer les mains des élèves décorés au front, et qu’il me tendit sa main droite, cette main, disait-on, qui allait signer l’ordre d’arrêt de mon père, je mis mes deux mains derrière mon dos. Il me prit pour un mutilé et me salua.

Je vis alors que deux personnes de son entourage avaient remarqué mon geste, Madame Georges Rebendart et Emmanuel Moïse.

Mme Georges Rebendart était la veuve du fils de Rebendart, avocat général, mort de phtisie. Elle habitait avec son beau-père. C’était une femme de vingt-cinq ans, grande, fine, qui avait sous la lumière la plus ingrate ce masque de velours et d’ombre que les photographes, à force de lampes voilées, de rideaux et de poudre spéciale, amènent pour un quart de seconde sur le visage des actrices et des Américaines. Des bras d’une belle envergure, qu’elle aimait écarter, dans une sorte de bâillement de son âme. C’était le gibet idéal pour crucifier des hérons, des cygnes. Des traits fins, mais qui semblaient avoir réclamé chacun un ouvrier immense, les sourcils, arqués et emmêlés dans un de ces dessins parfaits qu’ont les algues minuscules après la tempête, sourcils pour lesquels il avait fallu l’océan. Mariée au sortir de la pension qui l’avait lâchée en robe noire et montante, elle ne supportait plus le soir, par une transsubstantiation exempte d’ailleurs de toute coquetterie, que deux couleurs, l’argent et l’or, et se couvrait de bijoux. A table, devant elle, sur une nappe intacte, au lieu d’égrener des miettes, elle avait distribué en dix minutes des barrettes, des boîtes en or, des perles. Chacun de ses gestes était la simplicité même, mais déposait un diamant. Que dire de ses regards, de ses inclinaisons de tête ? Rien des femmes du monde politique, qui n’ont d’autre rançon au nez retroussé que l’embonpoint et les larges oreilles. Tous ses traits étaient arrondis par une pierre ponce divine, l’ensemble en était une sorte de signe de l’infini, une coccinelle n’eût pas trouvé le moyen de s’élever de ce visage. Cette tête que toute femme aperçoit de très loin dans son miroir, les jours de passion ou d’orage, c’était celle de Mme Georges Rebendart vue de près, par un beau soleil. A toutes les femmes elle donnait l’impression qu’il leur suffisait de vouloir pour que le drame ou l’angoisse passât dans leur propre vie. Les Ministresses de l’Agriculture ou des Colonies éprouvaient près d’elle de l’exaltation, celles des Postes et Télégraphes tressaillaient. Elle s’appelait Bella de Fontranges et venait de Bar-sur-Seine, où son père possédait, clos de murs, deux ou trois mille hectares. La Seine l’avait prise à sa plus haute pente, là où l’on flotte le bois, et débarquée doucement aux environs du Palais-Bourbon. Sa jumelle, Bellita, mariée elle aussi, la même année, à un député du parti de Rebendart, était quelque peu écartée de la maison depuis le soir où Bella, un jour de migraine, avait prié Rebendart de conduire sa sœur à sa place au dîner des avocats. Toutes ces plaisanteries de jumelles qui avaient doublé et égayé leur jeunesse, Rebendart les avait écartées de Bella, et — il avait ce talent d’ailleurs envers tous les humains, — il l’avait séparée de cette seconde image, de ce reflet. Assez indifférente à l’activité des hommes, Bella ne chercha d’ailleurs jamais à comprendre ce qu’était le métier d’avocat, ni les occupations de son mari. Longtemps elle crut, quand Georges Rebendart lui disait qu’il allait au Palais, qu’il partait pour Versailles, voir les jardins.

Emmanuel Moïse me rattrapa et tint à me présenter.

— Philippe Dubardeau, dit-il à Bella.

Bella me regarda. Je soutins son regard. Elle salua en baissant les yeux. Je vis d’elle le seul coin de chair qui fût fatigué, qui portât trace de la vie, ses paupières. Elle devina ma pensée, ouvrit grands les yeux, me montra par vengeance deux prunelles dont l’éclat faisait paraître meurtri le jour lui-même et partit, me laissant avec Moïse. Elle était pâle, je l’étais aussi. Moïse nous regardait avec étonnement, se demandant à quelle sorte de scène, à quel coup de foudre il assistait.

Je voyais souvent Moïse, directeur de la Banque de change la plus puissante de l’Europe, mais je le voyais d’habitude tout nu. Chaque matin, vers dix heures, à la piscine du Sporting, j’étais à peu près sûr de le trouver la pointe de ses pieds réunis, les bras mollement écartés. Il attendait parfois une minute entière ainsi planté sur cette croix invisible qui reste pour moi la toise de ceux de sa race, avant un plongeon qu’au fond il détestait. Le baigneur voulait lui lever et tendre les bras. Il résistait à ces suggestions jansénistes. C’était un crucifié gras, nourri de ce que notre cuisine a de plus riche en carbone et en azote. Un crucifié fumant, sur cette croix même, un cigare de géant auquel il pensait soudain et qu’il faisait cueillir de sa bouche par le baigneur. Enfin, d’un élan qu’il croyait vigoureux, mais qui n’était que désespéré, au lieu de plonger, il se laissait choir en rasant la paroi, se trouvait pris juste entre l’eau et le ciment de la piscine, et désormais s’abandonnait sans plus lutter non à ce sport, mais à cet accident. Du banquier le plus arrogant de la terre reparaissait seulement, au-dessus d’un corps irréel que se disputaient les reflets et les biseaux, une tête étonnamment précise, mais contractée d’épouvante, la tête qu’il n’avait pas encore eu l’occasion dans sa carrière heureuse de hisser pour les pogroms, la prison ou la banqueroute. Respectant l’échange réglé par Dieu et en vertu duquel les crocodiles, à cette première heure ensoleillée, quittaient les fleuves pour la terre, un quart d’heure Moïse restait là, fumant par bouffées son cigare que le baigneur accroupi se fatiguait à donner et à reprendre, et que les plus illustres représentants de l’aristocratie et de la banque françaises tentaient d’éteindre en quittant brusquement à sa hauteur le crawl pour la nage en caniche. Mais c’est placidement, à ce pilori, qu’il recevait les lazzi et les injures des Montmorency, des Mirabaud et des Murat. Autant, dès qu’il avait repris pied sur la porcelaine, il redevenait brutal et sarcastique, autant il employait alors à leur répondre de douceur, de politesse. Tout ce qu’il a eu à exprimer d’aimable au cours de sa vie, c’est dans la piscine qu’il s’y sentit contraint, dans ce fragment de déluge conservé entre des dalles art nouveau, où la superstition le plongeait chaque jour. Jamais le vrai petit Moïse, au sortir du Nil, ne délia les bras des suivantes de la Pharaonne avec plus de douceur qu’Emmanuel Moïse dans l’eau amenée pour lui de l’Avre à la Concorde, l’étreinte impromptue de Maginot ou de Trévise. Mon père était le seul être dont il prononçât le nom dans les deux éléments avec la même crainte et la même sympathie… Je dois dire que l’épreuve du feu n’avait jamais été tentée.

Ce fut justement de mon père qu’il me parla.

— Cher Philippe, dit-il, en me tendant cette main qu’il avait toujours mouillée excepté juste au sortir de l’eau, vous ne verrez plus Enaldo me chasser tous les matins de la piscine. Il est mort. On le descend à cette heure dans un solide élément. Voilà morts mes deux derniers ennemis mortels, Porto-Pereire l’an dernier, Enaldo hier, tous deux de notre section portugaise, les descendants, vous savez, de ceux qui n’ont pas voté la mort du Christ. Ils avaient voté la mienne. Vous me voyez tout joyeux. Je ne peux donc vous blâmer d’avoir refusé de serrer la main de Rebendart. D’autant qu’il est résolu, je le sais, à continuer ses attaques contre votre père…

Nous étions place des Pyramides. D’un taxi qu’elle arrêta soudain, une jeune femme fit signe à un second taxi, descendit du premier à la hâte, paya sans réclamer sa monnaie, sauta dans le second, et disparut. Nous venions d’assister au relais d’une âme agitée, d’une kleptomane poursuivie, d’une adultère surveillée. C’était le dernier changement de pied de la biche, avant qu’elle soit atteinte et verse d’abondantes larmes. Moïse, qui aimait les femmes, fut pris d’une tendresse dont mon père profita.

— J’aime votre père, me dit-il. Sur le marbre de votre aïeul, au Panthéon, j’ai lu gravé le vers de Dante : Lumière intellectuelle pleine d’amour ! Chaque membre de votre famille m’inspire une variante à cette phrase, votre père : lumière politique pleine d’affection ! votre oncle le botaniste : lumière physiologique pleine de caresse ! et jusqu’à votre cousin le géologue : lumière minérale pleine d’humanité ! J’adore cette lampe humaine que porte chaque membre de votre famille, et qui dore et éclaire la lumière du jour, cette lampe de mineur avec laquelle ils descendent dans la vérité et son éclat. Lorsqu’un des vôtres arrive au pouvoir, c’est signe de richesse, c’est signe que la France a son plein d’huile, d’amitié et de raison. Dites à votre père qu’il compte sur moi contre Rebendart. Car Rebendart s’entêtera dans son idée de lutte. Le pouvoir le flatte moins que le commandement et sa publicité. Il est de ces généraux qui lisent leur victoire, non la veille dans les étoiles, mais le lendemain dans les journaux. Il veut une sentence accolée à votre nom, un acte judiciaire, pour que tous apprennent qu’il peut y avoir faillite dans la maison qui tient en gros la science, la raison et l’humanité. Votre grand-père, votre aïeul sont au Panthéon ? Rebendart est homme à tirer vengeance des grands hommes. J’ai eu la semaine dernière l’idée d’écrire un parallèle entre votre père et Rebendart. Le parallèle est un exercice de style que j’ai pratiqué dès l’enfance dans tous les pays, et qui m’a singulièrement aiguisé les idées ou facilité le travail. Vous ne sauriez croire, autant la prosopopée est inutile pour le commerce, les finances, et même pour le raffinement de la culture, combien le parallèle, vous usant également l’âme et le jugement des deux côtés, arrive à rendre sensibles ces deux appareils. Essayez. Écrivez le parallèle, puisqu’il est de votre âge, entre une femme brune et une femme blonde, et vous me direz si vous n’arrivez pas à une décision pour l’emploi de votre journée, ou même de votre vie. En ce qui me concerne, aussitôt après avoir écrit sur le paquebot qui m’amenait à Casablanca, le parallèle entre Abd el Aziz et Moulai Hafid, j’ai conçu mon plan et obtenu la concession des phosphates. Le soir du jour où, en Palestine, j’ai fait le parallèle du commissaire français et de lord Allenby, j’ai vendu pour mon bonheur ma banque de Jaffa. A Marseille, l’inspiration en affaires ne m’a pas quitté du jour où j’ai comparé en deux pages les Vlasto et les Charles-Roux. Depuis le jour où Kabbine, mon rabbin, me dicta le parallèle du Dieu des Juifs et du Dieu des chrétiens, ainsi j’ai fait lutter, pour chaque triomphe de ma firme, un ange noir et un ange d’argent.

Je le priai de me lire sa comparaison de Rebendart et de mon père.

— Non, dit-il, vous vous moqueriez. J’ai malheureusement gardé de l’Orient, quand j’écris, un style fleuri. J’ai dû renoncer à rédiger les comptes rendus des conseils d’administration, car il y courait, sous ma plume, un murmure de peupliers et d’eaux douces qui les rendait ridicules. D’ailleurs ce parallèle-là est vraiment trop facile. Votre père croit aimer les forts et il aime les faibles. Il est rude aux positions établies. S’il aime César, Napoléon, Jules Ferry, c’est par pitié pour les imperfections que comportait leur génie. Il aime le passe-droit qui venge un être condamné pour la vie à la médiocrité. Il traite les hommes comme les milliardaires aiment traiter les femmes, en leur permettant par faveur spéciale de s’élever au-dessus de la vie. Là où il commande fleurit une cinquième saison qui donne des prunes au pommier, des framboises au chêne… Voilà que je m’égare… Rebendart, lui, croit mépriser les forts et il méprise les faibles.

— Qui l’emportera ? demandais-je.

— Le plus fort, dit-il. Mais quel est-il ? Sur ce point, les avis diffèrent.

Nous étions arrivés à sa banque. C’était place Vendôme, centre du monde. Des femmes poudrées avec la poudre du matin, avec la jeunesse du fard, passaient dans des taxis dont aucune ne changeait. C’était une abondance de femmes fidèles, de femmes non voleuses, d’épouses non poursuivies. Moïse disparut dans sa porte cochère, seul visiteur que le portier eût ordre de ne pas saluer et parût ne pas reconnaître. Je savourais ces boutiques ouvertes, ce ciel gris-bleu, ce cœur de Paris qui n’est vraiment comestible qu’après la première gelée. Il me semblait enfin que l’hiver écoulé avait dans Paris dissocié cette armée de débauche où s’étaient inscrites, pour cinq ans, durée aussi de la guerre, les classes les plus jeunes du sexe fort et toutes les classes, même les plus anciennes, du sexe faible. Toutes ces jolies femmes qui circulaient seules me paraissaient libérées de cet engagement global. Tout ce qui était jeune et hardi revenait enfin à un amour ou à un vice individuel — et ne l’exerçaient plus en commun que ceux qui gagnaient à la communauté. C’était enfin la Classe, pour pas mal de vertus ou de péchés ! De même que chaque homme était maintenant courageux pour son propre compte, pour son seul compte, chacune de ces Parisiennes était belle, depuis quelques jours, à ses risques et périls. L’honneur ancien se réinstallait dans les foyers sous la forme de l’affection ou du classique adultère.

Je pensais à Bella Rebendart, à son sursaut quand elle avait appris qui j’étais. Car cette amie de l’aurore, c’était elle, et je lui avais caché jusqu’ici mon véritable nom.

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