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CHAPITRE V

Un homme venait d’entrer au Maxim’s et s’était assis en face de nous, de l’autre côté du couloir. Moïse se leva pour le saluer. Ce nouveau venu avait près de soixante ans, une taille superbe, des moustaches blondes et grises à la gauloise, des yeux bleu pur. Il était de ces gens dont on a l’impression de décrire l’âme en décrivant leurs vêtements. Décrivons-la. Il avait un pantalon à petits carreaux noirs et blancs, une cravate noire lavallière, des souliers jaunes et des guêtres, un veston bordé de ganses. Ses ongles étaient soignés, sa raie parfaite. Un mouvement constant l’animait. Il roulait sa chevalière, il plaçait et enlevait son monocle, il enfonçait son épingle de cravate ; il était de ceux qui entretiennent une grande âme avec de petites manies. Une sorte de douceur, un nuage d’enfantillage l’appareillait à chacune des femmes présentes ; avec aucune il n’eût juré, même avec les plus jeunes, même, lui tout habillé, avec les femmes nues des fresques. Mais il était seul. Il déjeuna d’une côtelette, détermina chez le maître d’hôtel en commandant une côtelette la déférence que d’autres obtiennent tout juste avec le homard et le faisan, s’inclina devant nous et sortit.

— C’est le père de la bru de Rebendart, c’est Fontranges, me dit Moïse. Nous ne sortirons pas aujourd’hui de la famille…

C’est ainsi que je connus l’histoire du père de Bella.

Un régime alterné de sécheresse et de tendresse dominait la famille des Fontranges. A une génération de Fontranges qui vivait jusqu’à quatre-vingts ans dans l’avarice, le mépris des voisins, la dureté pour les enfants, succédait toujours une génération passionnée, mais qui mourait vite… de sorte que l’aïeul et le petit-fils secs se retrouvaient seuls en tête à tête de longues années et imposaient un renom unanime de sauvagerie à cette famille dont un membre sur deux mourait d’amour, de désespoir, ou de mélancolie. La seule passion commune aux Fontranges cruels et aux Fontranges tendres était la chasse. Elle était aussi variée dans leurs domaines qu’avant la Révolution ; ils tenaient à avoir toutes les espèces de chiens, de furets, de faucons, d’oiseaux appeleurs, ils veillaient à ce que tout gibier prospérât, à ce qu’aucun animal nuisible, blaireau, loutre, renard, ne fût éliminé. Aucun acte de la Convention, du Directoire, ne libéra chez eux du combat avec l’homme une seule espèce animale, et le père de notre voisin avait été destitué en 1878 de son capitanat de louveterie parce qu’il entretenait dans ses bois des louves. Tous les quarante ou cinquante ans, quand grandissait le petit Fontranges doué d’un cœur, survenait dans le château ce moment pathétique où les chiens, traités de mémoire de chien à coups de pique et de fouet, connaissaient les caresses. Chaque espèce canine, confinée jusque-là dans l’exercice d’une haine spéciale, celle de la perdrix rouge, celle de la fouine, celle du sanglier, devenait en même temps, avec ce Fontranges qui lisait dans leurs yeux, le spécimen d’une tendresse particulière. Puis le jeune maître s’embarquait pour les spahis, délaissant ces bassets et ces setters qui hurlaient à son départ, prêts pour lui à chasser le lion, et ne revenait que pour donner libre cours à son cœur. Car les passions des Fontranges ne les égaraient jamais. Elles n’étaient jamais provoquées par une actrice, par une cousine mariée. Aucun désir qui les menât hors de leur maison et de leur droit, et qui ne fût approuvé par les commandements de Dieu. C’était à leur mère, à leur femme, à leur belle-mère, quelquefois à leur père cruel qu’ils se consacraient. Mais cette passion était si ardente qu’elle prenait aux yeux de tous l’aspect d’une passion défendue. La passion de notre Fontranges avait eu pour objet son fils.

Il l’avait eu jeune, car son père l’avait marié dès son retour des cuirassiers. Il ne l’avait jamais quitté un seul jour, même bébé. Il venait chaque après-midi avec un pliant s’asseoir auprès du berceau et face à lui, comme auprès d’un fleuve. Chaque jour, dès le premier jour, lui semblait apporter à cet enfant des progrès tellement considérables qu’il se demandait comment Jacques pourrait atteindre, sans avoir épuisé depuis des années toutes les ressources de l’enfance, l’âge de raison. Mais l’idée ne lui venait pas d’autre part qu’une époque viendrait où il n’aurait plus à s’asseoir près du berceau, à tendre patiemment ses lignes pour un gazouillement, un regard, un cri, et il fut effrayé de trouver un jour son fils sur ses jambes. Il lui sembla que du jour où l’enfant allait marcher, il allait fuir ; il pouvait se perdre, ne pas revenir. Il ne donna jamais Jacques qu’avec le sentiment d’une séparation éternelle aux divers modes de locomotion, à la voiture à chèvre, au poney, à la bicyclette. Il avait acheté d’avance pour ce fils encore muet les livres de la Bibliothèque rose, des soldats, des constructions ; il avait déjà pris un abonnement au Petit Français illustré, bien que Jacques n’eût que dix-huit mois. Il tenait magazine et jeux en réserve comme un père docteur tient prêts chez lui ses ampoules de sérum, ses tubes de vaccin, comme si la maladie qui nécessite Peau d’Ane ou le sapeur Camembert pouvait éclater soudain et qu’il ne fallait pas être pris au dépourvu. Il ne se consolait pas d’avoir manqué les deux premiers jours de Jacques, car il chassait alors chez des amis espagnols l’un des rares gibiers que Fontranges ne contînt pas. Il avait manqué le premier cri, le premier regard, la première poignée de main. Un izard l’avait stupidement entraîné loin de la source de son bonheur. Ces deux jours de passé, malgré toutes ses questions, se dérobaient. Il ne pouvait arriver à savoir l’heure exacte de la naissance, ni même quel était le temps. A en croire tous ces témoins bornés, il aurait plu et fait beau à la fois, Jacques aurait passé les deux jours endormi à la fois et éveillé. Mauvais précédent dans la famille. Jacques allait-il être absent le jour où Fontranges mourrait ? Fontranges était trop jeune et trop inoccupé pour voir dans son fils une suite, une revanche à la mort. Il lui obéissait comme à un aîné, lui reconnaissait un droit d’aînesse qui rendait respectables ses paroles, ses gestes. C’était un aîné ravissant, avec son unique dent d’ivoire neuf, ses cheveux nouveaux, ses prunelles bleues fraîches. La candeur, l’innocence, la grâce, le rire paraissaient à Fontranges des qualités d’aînés, l’aboutissant de la vie, et non son départ. A côté de cet enfant sans parole et presque sans regard, les hommes lui paraissaient enfantins. C’est devant les hommes qu’il avait envie de faire les marionnettes, aux hommes qu’il était tenté de parler en zézayant. Ce chasseur comprit enfin la chasse quand il eut à défendre son fils contre les fourmis, les abeilles, et contre les moineaux terrifiants. L’extermination des bêtes nuisibles commença dans le parc, on n’y vit plus de rats d’eau, plus de vipères. On combla les trous où vivaient les blaireaux et les fouines. Ce grillage que les parents de Paris appliquent à la fenêtre de la nursery, on le tendit tout le long de la Seine, qui naissait non loin de là et dont le nom évoque pour les Fontranges un ruisseau ombragé de vergnes où les vaches vont boire. Habitué pendant quatre ans à vivre au milieu de cuirassiers, la taille de Jacques le ravissait. Il ne savait trop remercier la Providence que les enfants fussent petits. Sans voir le regard d’entente que le grand-père cruel et le petit-fils égoïste échangeaient déjà par-dessus lui et le berceau, il tenait chaque jour à peser Jacques lui-même, sur un instrument de précision qu’il avait installé au centre du jardin, car c’était l’été. On voyait de là toute la Champagne quand on mettait les poids, toute la Bourgogne quand on mettait Jacques. Il pesait l’enfant nu entre ces deux grasses provinces. Puis Fontranges s’asseyait près du berceau, abattait les moustiques du geste dont les Fontranges tuent le cerf, attirait les papillons par des stratagèmes de famille qui devaient remonter à Berthe aux grands pieds, et toutes ces onomatopées que nous avons appris des femmes, le miaulement, l’aboiement, le meuglement, Jacques les apprit d’un baron de Charlemagne. L’enfant tenait de la génération dure son corps et son teint. Ses organes étaient parfaits. A chaque âge d’ailleurs, que ce fût pour le bain dans la baignoire minuscule, le bain dans la Seine ou le bain à Deauville, il fut le baigneur modèle dont les illustrés demandent la photographie. Les heures du jour avaient pris un sens pour Fontranges depuis qu’elles changeaient le teint de Jacques. Le soleil, la lune l’intéressèrent à nouveau quand il s’arrangeait pour faire passer Jacques sous un de leurs rayons. On se demande s’il éprouva quelque chagrin quand sa femme mourut, en mettant au monde les deux jumelles qu’il appela Bella et Bellita, choisissant inconsciemment pour elles, en grand éleveur qu’il était et comme pour deux pouliches nées la même année, des noms commençant par la même lettre. Jacques avait alors quatre ans. La paternité de Fontranges fut doublée d’une intimité corporelle qu’il n’avait pas osé rechercher, par déférence pour la mère. Il borda chaque soir son fils. Il surveilla sa nourriture. A cet enfant qui ne pensait déjà qu’à tuer et duquel les chiens, flairant un Fontranges de la race méchante, se détournaient, il apprit tendrement le massacre des cailles, l’assassinat des biches. Le petit géant prospérait, écrasant des têtes de moineaux avec des pierres, coupant des queues d’écureuils vivants, tous jeux qui semblaient au père, tant la lutte avec les animaux était la raison de cette famille, des promesses d’amour filial. Cependant, appréhendant chez l’enfant un mépris aussi complet des êtres humains que des animaux, il essaya de lui dire le bien qu’il pensait des hommes, c’est-à-dire le courage des gardes-chasse, l’abnégation et la force des cuirassiers. Il était un peu à court sur ce chapitre quand il eut l’idée de lui parler des grands hommes. Ce fut un mois délicieux. Jacques vit défiler avec ravissement Duguesclin, qui tua un ours, le Grand Ferré, qui tua un loup, Voltaire, qui disséqua un hérisson, et Guillaume Tell qui abattit une pomme sur la tête de son fils. Toute une semaine le fils essaya même, inversant la légende, de placer une pomme sur la tête du père et de l’abattre.

Les années passèrent. Fontranges ne se sentait pas digne de Jacques. Il se reprochait de n’avoir jamais été qu’un père médiocre. Il n’avait pas eu, quand Jacques avait deux ans, assez de tendresse, ni assez d’imagination quand il en avait six, ni maintenant assez de science. De même que pour l’avenir de Jacques il avait renoué avec les Orange et avec les Hohenzollern, auxquels les Fontranges étaient alliés et desquels il désirait obtenir aussi le vrai loulou poméranien, il tenta de renouer avec l’Histoire, avec les peuples de l’Orient, avec la Géographie. L’étude lui semblait surtout, il ne s’expliquait pas pourquoi, un moyen de préserver dans la vie ce petit corps superbe, ces petites jambes florissantes, ces belles petites épaules. Il voyait mal comment la hauteur des Pyramides, les dates d’avènement de nos rois, la science des cas d’égalité des triangles peuvent donner au regard plus de tendresse, à la peau plus de brillant, au serrement de main plus d’énergie, mais il le constatait sur lui-même. De même qu’il prenait maintenant à son petit déjeuner de la phosphatine, à son goûter du lait frais, de cette nourriture d’enfance, de cette lecture de manuels, ce père se sentait aussi plus vigoureux. Il devint comme Jacques un modèle de santé et de force. C’était la première fois que la génération passionnée et sa passion dépassaient la quarantaine. Il y eut d’ailleurs toute une année où les rapports du père et du fils furent parfaits. Ce fut vers la dixième année de Jacques. C’était l’époque, qui ne devait pas revenir, où ces deux êtres furent naturellement ouverts et dévoués l’un à l’autre. Tout ce que Fontranges avait d’élégance provinciale, sa lavallière, son épingle de cravate en fouet d’or, ses mouchoirs à blason, devait séduire un enfant de dix ans. Tout ce qu’il pouvait obtenir de son imagination, imaginer de déguiser Jacques en jockey, de le faire courir contre la race de chiens la plus lente, satisfaisait pleinement un enfant de dix ans. Il sauva cette année-là un cheval qui se noyait, il éteignit un petit incendie : il était un héros pour enfants de dix ans. Jusqu’à leurs voix dont le timbre, discordant jusque-là, devint harmonieux. Toujours le souvenir de cette année divine plana sur les autres souvenirs de Fontranges, celui de la seule année où les masques entre père et fils étaient tombés. Il toucha et regarda le visage doux du cruel Jacques pour la vie.

A dix-neuf ans, Jacques partit pour Paris. Jamais créature ne s’embarqua aussi intacte pour une capitale. Pas un ongle blanc. Pas un durillon. Pas un souffle au cœur. L’amour paternel l’avait protégé des cicatrices, des boutons causés par le faux-col, des veines gonflées par les jarretelles. Les études que le père lui avait imposées, avec un abbé d’abord, puis un agrégé, avaient peu meublé son esprit mais lui avaient, selon la théorie de Fontranges, servi physiquement. L’étude des Romains lui avait donné un thorax sans fêlure et sans cœur, l’étude des Grecs des mains qui jonglaient. Quand ce fils sans myopie, sans arthrite, sans tache de rousseur, lui dit adieu, Fontranges, serrant sur son cœur l’être le plus sain qu’ait produit le monde, défaillait d’admiration et de bonheur. Jacques resta six mois absent. Il revint pour l’ouverture de la pêche, un peu sombre, bientôt égayé. Il prit le soir même un brochet de dix livres. Quelques jours après le docteur de la famille rendit visite à Fontranges et lui annonça, sous le sceau du secret, que Jacques avait eu à Paris une mauvaise aventure, et qu’il était malade.

La désolation de Fontranges fut sans limites. Rien ne servit de lui dire que ce mal n’était plus terrible, qu’il était guérissable, qu’il n’était rien. Jacques continuait à éclater de beauté et de santé, plein de projets déjà, appâté par la guérison prochaine. Fontranges dépérissait. La vue des brochets qui s’entassaient lui serrait le cœur. La vie n’avait plus de sens pour lui. A lui, qui tuait impitoyablement les chiens de chasse atteints d’ophtalmie, les chevaux couronnés, qui insultait en pensée les pommes véreuses, à la place d’un enfant immortel, Paris rendait un fils miné par le fléau le plus pernicieux de l’humanité, et aussi le plus vulgaire. Le fait que Jacques se garait de lui, l’embrassait à peine, évitait de le toucher, surveillait jalousement ses hameçons comme si les brochets étaient malades, le fait qu’il fallait pour aller à la chasse deux gobelets, lui donnait le sentiment que c’était lui le réprouvé. Mais surtout, puni d’avoir trié dans la vie tout ce qui est sain, honorable, beau, il restait seul en faillite dans un entrepôt de richesses, de santés, et d’honneurs inutiles, tandis que son fils se retrouvait pour toujours sur le côté méprisé. Que ne pouvait-il l’y rejoindre ! Il fit dans ce but quelques pas timides. Fontranges, si soigné et si naïvement soigneux et parfumé, qui jamais ne s’était approché à deux mètres d’un métayer, s’asseyait à parler aux ouvriers de ferme, leur offrait des cigares, serrait la main des bergers, embrassait leurs fillettes. Lui, qui évitait les pauvres à cause de leur odeur, dès qu’il voyait un mendiant, tournait maintenant autour de lui jusqu’à ce qu’il trouvât un prétexte pour l’effleurer, pour l’aider à remettre son veston, pour le toucher. Il s’approchait du travail et de la pauvreté comme du vaccin qui allait le rendre l’égal de Jacques. C’était la saison la moins faite pour pareille révélation, c’était le printemps. Chaque feuillage nouveau sur un arbre, chaque rayon de soleil tout jeune, le plongeait dans le désespoir. Il était obligé de sortir du salon quand on y prononçait un de ces mots tellement fréquents en juin, le mot mariage, le mot nid, le mot couvée. Il s’apitoyait, devenait faible. Il maintint dans le chenil trois petits chiens à taches mal placées. Le médecin le consolait, lui citant tous les grands hommes qui ont puisé dans ce mal des inspirations, lui citant les livres, les comédies célèbres, et même les inventions scientifiques qu’on lui doit, l’assurant qu’il protégeait la poitrine, les articulations. Il n’enlevait même pas, selon le médecin, la gaieté. La plupart des vaudevilles modernes ont pour auteurs de tels malades… Fontranges l’écoutait sans jamais répondre. Il avait honte de sa chair saine. Il était prêt à y renoncer. Il était, en somme, à cause d’un seul être, dans cet état de sainteté où Salon de Fontranges en 1120, par amour de l’humanité entière, caressait des lépreux. Tous ces animaux qu’il détestait, les araignées, les crapauds, les têtards, il ne les méprisait plus, il se sentait leur frère par alliance, ou plutôt, c’était triste à dire, par le sang. Il but un peu. Il eut une crise de rhumatismes et il en fut d’abord heureux. Il manda son fils, qui pêchait en Sologne, et se réjouissait de se montrer à lui amoindri. Ses mains étaient devenues un peu noueuses, on lui laissait espérer qu’un de ses genoux resterait gonflé, mais, quand fier de ce mal qui le défigurait et le clouait au lit, il vit arriver Jacques souriant, frais et rose, il comprit son erreur. Ce n’était ni le rhumatisme, ni la typhoïde, ni la vieillesse qui lui rendrait avec son fils une chair commune… Tant pis… Il ne pouvait vivre dans cette injustice abominable. Tant pis. Il se rappela le jour de son enfance, où après avoir couronné son poney, il s’était creusé aux genoux deux plaies. Jacques ne comprenait pas pourquoi le père recherchait son bras, mêlait les couteaux à table. Retranché dans son mal, il en voulait à Fontranges de l’y relancer égoïstement. Un jour vint où, son père l’ayant embrassé, il se retourna furieux, prêt à tout dire… Mais la décision de Fontranges était prise. Cette passion qui avait mené son grand-père au suicide, le grand-père de ce grand-père à la tuberculose, le guidait sans remède… Il partit pour Paris.

L’été était venu. C’était l’été de 1914. Entre des souverains de l’essence de Jacques le sort de l’Europe se jouait. Mais Fontranges ne lisait guère les journaux. Du train il passa l’après-midi à regarder la Seine, la vit enfant jusqu’à Bar, jeune fille jusqu’à Romilly, puis, après on ne sait quel accident, dont il souffrit, large et maculée. Le soir tombait quand il arriva à l’hôtel. Son cœur se serra, et il se contint pour ne pas pleurer, en ouvrant ses valises, qui lui donnèrent sa garde-robe soignée, parfumée, dernière pureté de sa vie, son nécessaire d’argent avec son contenu naïf, de benjoin, d’eau de Botot, sa trousse que l’expérience de cinquante ans avait tout juste compliquée d’un fil de soie pour les dents et d’un vernis pour les ongles. Il se donna quelques jours. Ce furent des jours d’été magnifiques. Le soleil était fondu dans le ciel, et n’y apparaissait que le soir, comme une ventouse, amassant autour de l’Arc de Triomphe des hectares de sang. C’était trop peu pour les chancelleries. C’était trop pour Fontranges, qui en avait les yeux pleins de larmes. Le sol des jardins, la terre de Paris, résonnait sourdement en terre demi-saine. Fontranges se promenait, voyant les monuments et les environs dont il avait jusque-là remis la visite, comme s’il allait mourir. Il vit un à un les tableaux historiques de Versailles, retrouva dans la prise de la Smalah le Fontranges qui était aide de camp du roi, et auquel le peintre avait donné un pur-sang hongre, alors qu’il montait ce jour-là le fameux Majordome, une gloire des haras. Il ne croyait pas que la peinture vécût d’éléments aussi faux. Tout est faux dans ce monde, même la couleur ! Il voulut revoir le Louvre, il s’arrêta devant le Régent. Les larmes lui vinrent encore aux yeux à la vue de ce diamant gigantesque. Un fils en diamant serait une chose si précieuse ! Puis, après avoir visité quelque bel édifice, repentant, il gagnait les quartiers pauvres, il se laissait coudoyer par une foule assez sale. Les ménagères se moquaient de ce grand diable à guêtres, mais si français dans son allure que personne dans le 20e arrondissement n’eut l’idée, malgré la crise et malgré son monocle, de l’appeler espion. Mais on l’appela Vercingétorix. C’était Vercingétorix rendant ses armes au mal. Un jour de fête, dans le tram de Belleville, un apache l’insulta, une fille le défendit. Il souriait, il montait à son calvaire par le funiculaire. Il vit les Buttes-Chaumont, riches en petits enfants hâves, le parc Monceau, peuplé de mille Jacques. Dès qu’il arrivait au pied d’une tour, il la gravissait, colonne de la Bastille ou Tour Eiffel. Il s’accoudait, regardait couler cette Seine qui ne contenait plus une goutte de l’eau pure des sources Fontranges. Il avait, insecte prisonnier, être sans but, les réflexes des coccinelles, des suicidés. Puis il rentrait à l’hôtel. C’était la vue de son nécessaire qui le maintenait encore à cette station de sa vie, le blaireau d’argent fin, les rasoirs d’écaille jamais flambés, cet acier, cet or que seul des mains saines avaient touchés. L’odeur du benjoin surtout lui semblait l’odeur même de son existence passée, de son bonheur. Il le vida un jour dans sa cuvette, le remplaça par une lotion prise au hasard. Toute la chambre sentit pendant deux jours le benjoin. Il avait beau laisser les fenêtres ouvertes, son existence passée ne sortait pas. Il remplaça son savon spécial par un Gibbs. Ah ! que n’eût-il payé pour que l’incarnation s’opérât en modifiant simplement la forme de ses flacons, le contenu de ses tubes ! Il se donnait jusqu’au milieu d’août, tant il était heureux, le soir, d’ouvrir ce coffret du passé. Un jour même, chez le coiffeur, il accepta la manucure. Elle lui prit la main. Il avait l’impression de donner pour la dernière fois la main à la pureté. Mais un après-midi, il trouva une lettre de son fils. Jacques se plaignait de souffrir atrocement de la tête. Il souffrait, souffrait, comme ce jour, ajoutait-il, où, à dix ans, il était tombé de cheval. Il croyait flatter son père en faisant allusion à leur année de flirt. Alors Fontranges sortit.

Il erra dans Montmartre, s’arrêta devant les bars, se heurtant à leurs portes différentes avec le même marchand de poupées et les mêmes musiciens, dont il suivait inconsciemment l’itinéraire, l’itinéraire de quémandeur. A chaque porte une lumière lui donnait une couleur nouvelle. Fontranges fut rose, puis bleu, puis violet. Il essayait la couleur de ce corps qui allait changer de substance. Puis il repartait. Les filles n’osaient aborder ce seigneur âgé, triste, et bien vêtu. Un gué de pureté s’ouvrait devant lui dans la place Pigalle. Fontranges avait peu de pratique de ces lieux. Quand il venait à Paris, il n’allait guère qu’à l’Union, et tout tournant de rue qui n’était pas la rue Royale lui était difficile à prendre. Soudain, place de l’Opéra, car il était redescendu par l’effet seul de la pente, il aperçut un bar dont son fils lui avait parlé. Il poussa la porte. Ce n’était pas ce qu’il avait imaginé. Peu de tables étaient garnies. Des écrivains discutaient dans un coin sur les fautes d’orthographe au XVIIIe siècle. En face d’eux, quelque juriste à favoris cachetait une lettre. C’était dans ce quartier une heure de repos, les écrivains parlaient, les avocats écrivaient. Mais pas de femmes. Le barman avait devant lui un nécessaire d’argent qui fit penser Fontranges à ses propres flacons, à son lit encore intact là-bas à l’hôtel du Louvre, à l’ancien bonheur. De temps à autre, un jeune homme entrait boire au comptoir et questionnait le barman sur la venue de Jeanne, sur celle de la guerre. Les deux semblaient assez certaines… Enfin une jeune femme entra.

Elle était habillée avec audace, et de toutes ces couleurs qui s’étaient, tout à l’heure, essayées sur Fontranges, mais elle semblait pénétrer dans un lieu à la fois familier et peu sûr. Fontranges s’était installé tout au fond, sur la banquette, et la femme vint s’asseoir dans son voisinage. Elle n’osa lui parler. Mais elle commanda le même alcool, les mêmes cigarettes. Cette flatterie modeste toucha Fontranges. Il lui offrit une allumette. Il approcha l’allumette enflammée de son visage, vit nettement cette mèche plongée dans du rouge, du khol et de la poudre de riz, fit effort sur lui-même, eut l’impression d’avoir à allumer sa drogue fatale, sa pipe dernière, l’alluma. Le barman n’aimait pas la nouvelle venue. Elle le dit à Fontranges, toujours sans se rapprocher, par peur du barman, et continua à parler face au comptoir, dans un monologue que Fontranges se croyait parfois tenu d’interrompre par politesse, et dont le motif était qu’aucune femme au monde n’était mieux armée qu’Indiana pour combattre les hommes. Car elle s’appelait Indiana, et était de Melun. Les hommes, dès l’enfance, elle avait appris à se méfier d’eux, car la maison de son père était la plus rapprochée de la prison pour jeunes gens, et c’était à elle que tous les libérés, tous les évadés aussi, venaient dire leur première parole de liberté. Oui, Indiana était son vrai nom. Du moins maintenant. Auparavant elle s’appelait Germaine… Aucun jeune homme ne pouvait donc se vanter de lui en avoir fait accroire. Elle refusait, et comment, de l’eau aux libérés, elle indiquait le mauvais chemin aux évadés. Des vieux d’ailleurs elle se défiait tout autant. Quand ils arrivaient sur elle, dans la rue ou même dans le bar, l’abordant, ces vieux notaires, ces vieux juges, avec les mêmes exactes phrases que prononçaient les évadés, — eh bien, la belle, comment cela va-t-il ? elle les remettait proprement à leur place… Elle continuait à parler sans se tourner vers Fontranges, sans s’incliner, dans la crainte de ce barman, ni vieux, ni jeune, doté de cet âge intermédiaire contre lequel peut-être elle n’avait pas d’armes et auquel elle devait ses malheurs. Elle poursuivait le récit de sa vie avec orgueil, comme si c’était une victoire perpétuelle sur les hommes, son passage à seize ans au phalanstère mixte de Sampuis, où le Dr Robin, entre autres leçons, apprenait aux pensionnaires jeunes gens les instruments à corde et aux filles les instruments à vent. Elle avait appris le cor. — La trompe de chasse ? demanda Fontranges. Non, le cor anglais, le bugle. Elle s’arrangeait pour que l’orifice se trouvât devant l’oreille du Dr Robin, un homme, lui aussi, après tout. Il en était empoisonné. A trois heures du matin, en plein hiver, elle se payait le luxe de réveiller tous les garçons en tirant d’un coup la couverture. Ils grelottaient. Ils éternuaient. C’était rudement bien fait pour eux. Quand Robin l’avait mise à la porte, elle n’avait regretté que le chien de l’établissement, un grand fox jaune à longs poils. — Un setter irlandais, corrigea Fontranges. Il écoutait le cœur serré ce récitatif de Walkyrie. C’était une Walkyrie qui oubliait ses quatre hôpitaux, ses douze avortements, ses deux suicides, le premier en l’honneur du fils Veil-Picard, le second, un mois après, en l’honneur d’un lad, tous deux sur le même champ de course, où on l’avait prise pour une parieuse ruinée et ramenée dans la voiture d’ambulance des jockeys. Des gens du turf saluaient au hasard : c’était Indiana de Melun désarçonnée par la vie. Avec un diamant qu’elle avait à cette époque, elle avait gravé sur la vitre de l’ambulance, pour se venger des hommes, du mal des chevaux.

Le barman vint demander à Fontranges si elle le gênait. Ne parlait-elle pas un peu fort ? Elle resta immobile, regardant son ennemi d’yeux soudain morts. On la supportait ici à cause d’un client peintre dont elle était le modèle, mais un mot, et on la ficherait à la porte. Elle resta immobile : comme modèle, elle était là ! Fontranges fit signe qu’on la laissât. Mais elle ne parla plus. Si les hommes croyaient l’avoir ainsi, ils se trompaient, elle n’allait plus dire une syllabe. Elle s’amusa, pour se venger, à sonner sous la table. Le barman ne pouvait deviner qui sonnait et allait d’une table à l’autre. La vengeance est douce qu’on prend grâce aux sonnettes sur ces hommes qui vous ont condamnée à l’alcool, à la morphine, à la cocaïne ! Fontranges pensait à son fils, qui à cinq ans s’amusait à sonner la grande cloche, et tout le monde feignait de croire que le curé ou les La Rochefoucauld arrivaient. Mais aujourd’hui aussi La Rochefoucauld et curé s’abstenaient de répondre à l’appel d’Indiana. Elle ne parlait plus à Fontranges que par signes, par gestes, mais ces pauvres gestes désignaient cette fois sa vie réelle, sa boîte de drogues, ses bleus au bras, son porte-monnaie vide, témoins enfin sincères. Puis sa jarretière craqua, et elle devint toute rouge, car il fallait la raccrocher sans que le barman se doutât de rien, ou elle serait expulsée pour toujours. Elle commença sur elle-même un lent travail, celui du serpent qui avale un animal encore doué de défense, ou de l’acrobate qui casse sur soi des chaînes, ou de l’ambassadeur dont les bretelles ont sauté juste à la minute où il présente ses lettres de créance. Fontranges, habitué à découvrir l’âge d’êtres sur lequel il est peu lisible, les chevaux, les perdrix, les biches, voyait qu’elle avait vingt ans.

Puis on ferma le bar, et ils sortirent. On criait des journaux malgré l’heure tardive, car c’était le 31 juillet 1914, et tous les passants parlaient de l’Allemagne. Indiana était allée en Allemagne. Un ami allemand, rentré de Paris à Munich l’année dernière lui avait écrit de venir. Au milieu de la nuit, seule dans le train, elle avait cru comprendre le nom de Munich, et était descendue sur le quai. C’était la gare d’un village de Franconie. Sans un sou, incapable de se rappeler le nom de l’ami de Munich, elle était restée là un mois. Ce qu’avait pu être l’existence d’Indiana à Frankenthal-unter-Main, — car c’est le nom que son oreille avait pris pour Munich, — où elle ne connaissait âme qui vive, et ne pouvait dire un mot, restait un mystère. Mais, avec un dédain implacable pour les hommes, on se tire d’affaire toujours. Elle y avait mangé un gibier excellent, des espèces de dindons qui se réunissent à minuit, les imbéciles, et luttent pour leurs femelles au clair de la lune. — Des coqs de bruyère, ou tétras, indiqua Fontranges.

Dans une débauche de lumière, qu’une nuit de quatre ans allait suivre, Paris se consumait. Les boutiquiers avaient laissé leurs boutiques ouvertes et allumées. Fontranges, venu pour un obscur sacrifice, escortait Indiana dans la route la plus étincelante que vainqueur ait suivie, corrigeant seulement les termes toujours inexacts dont elle appelait les chiens et les chevaux qui passaient. Les concierges d’Indiana n’étaient pas couchés. Ils attendaient chaque locataire pour avoir des nouvelles d’Allemagne. Ils questionnèrent longuement Fontranges, qui les rassura. Aucun certes ne se douta qu’Indiana ramenait un cousin du Kaiser ! Dans un coin de la loge, une petite fille le regardait de son berceau. Indiana la caressa. Rien ne rassure comme un vêtement bien coupé, bien repassé, un linge méticuleusement propre ! A chaque étage, une tête apparaissait et interrogeait ce monsieur si bien mis. Il rassurait tout le monde, surtout les enfants, qu’il caressait du côté non caressé par sa compagne. Ce fut la seule maison de Paris où l’on dormit tranquille cette nuit. Enfin l’on parvint à l’étage d’Indiana, à l’étage sans enfants. Il n’y avait pas de chaises chez elle. C’était la première pièce au monde que Fontranges vit sans aucune chaise. Il était emprunté et ému comme un chrétien dans une mosquée. Lui, qui avait l’habitude de ranger soigneusement ses habits, de tendre son pantalon, de déposer sa lavallière, obligé de les laisser ainsi à l’aventure, avait l’impression de se donner à une vie nouvelle qui jamais n’exigerait plus de vêtements…, de plonger, pour toujours… Cependant toute l’Europe l’imitait et, cette nuit-là, se donnait à la guerre.

Il venait de rentrer à l’hôtel du Louvre quand Jacques arriva. Dans un accès d’égoïsme qu’il croyait être l’enthousiasme, Jacques couvrit son père de baisers. Le père les rendait. — Comme la guerre efface tout ! pensait Jacques. — Ah ! qu’auprès d’un pareil chambardement, pensait Jacques, mon accroc est peu de chose !… Tant de gens allaient mourir, une vieillesse si soudaine rongeait chacun de ses camarades, qu’il se sentait purifié. Il avait raison. Il fut tué dès 1914. La balle entra par l’épaule, et chemina jusqu’au cœur, comme un ver… Pour Indiana, elle était saine.


Cependant Bella et Bellita de Fontranges, qui avaient reçu au printemps, sous je ne sais quel prétexte d’épidémie, défense d’embrasser personne, commençaient à trouver le temps long et jouaient, tant leur ressemblance était grande, à s’embrasser l’une l’autre en s’embrassant chacune dans la glace.

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