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CHAPITRE III

La famille de Rebendart ne le cédait pas à la nôtre en vitalité. Elle avait fourni à la France depuis deux siècles un nombre respectable de hauts fonctionnaires, de présidents du Conseil et de grands bâtonniers. Alors que ma famille se plaisait sur les points magiques où les métaux s’allient, où les nations s’unissent, et prétendait ignorer le mal en dépit de la réalité comme elle ignorait la pluie ou la neige, le jour d’une excursion une fois décidé, les Rebendart, tous avocats, avaient choisi pour atmosphère le criminel et le contentieux de la France. Le même nombre de Rebendart et de Dubardeau étaient dressés en bronze sur les places françaises, le même nombre de rues et de champs de foire étaient baptisés à leur nom. Mais les Dubardeau, bien que liés dans le souvenir des générations au venin qu’ils avaient vaincu, au gaz qu’ils avaient domestiqué, à la doctrine qu’ils avaient libérée, personnifiaient beaucoup moins aux yeux des municipalités et des classes bourgeoises la justice et l’intégrité que les Rebendart, dont le nom évoquait presque uniquement les causes criminelles qu’ils avaient défendues, de Mme Lafargue à Ravachol et à Landru. De chacun de leurs mariages avec le crime ou la banqueroute la plus frauduleuse du siècle, dans ces sacs où ils s’attachaient à des empoisonneuses ou des traîtres, les Rebendart engendraient une vénération sans limites pour leur honnêteté et leur respect des lois. Je connaissais la famille Rebendart. Je l’avais observée tout l’été précédent, dans son berceau même, à Ervy, en Champagne, où j’avais suivi l’oncle Jacques à la recherche d’une musaraigne et où je m’occupais à peindre des fresques dans l’église. Le parc de ma pension n’était séparé que par un buisson vivace du jardin Rebendart et je pus voir à travers chaque floraison, clématite, rose, jasmin, les parents de notre ennemi. Les moissons se firent. Je sus ce qu’étaient les Rebendart dans le jugement des moissonneurs, des faneurs, des betteraviers, et enfin, jugement suprême, des vignerons. La chasse fut ouverte. Je sus ce que pensaient des Rebendart les chasseurs qui ont des permis, puis les braconniers. Ce prisme est nécessaire à la campagne pour bien connaître une famille. Leur maison semblait apportée en bloc du Vésinet : elle ressemblait à notre maison d’Argenton, avec la différence que les enjolivements apportés à la nôtre par des quincailliers ou des bistrots, l’avaient été, avec moins de goût encore, par des présidents de Cour ou des présidents de la Chambre. Dans les massifs encadrés d’iris taillés en brosse, le géranium, le zinnia, le bégonia distillaient en l’air le plus plat des arômes de la Champagne. C’était pour les Rebendart ces fleurs de zinc qui symbolisaient la famille, le repos, même la campagne, et il ne leur venait pas plus à l’esprit d’y ajouter l’héliotrope ou le fuchsia, que de trouver à la virginité et à la gloire un autre emblème que la fleur d’orange et le laurier. Si j’en jugeais par ce que je voyais et entendais, les formes étaient évidemment autrement respectées chez les Rebendart que chez nous. Le rituel de la famille française y régnait dans sa minutie. Il y avait une façon particulière d’aborder chaque Rebendart, des gestes particuliers pour chacun, presque une langue spéciale. Leur tribu semblait composée, au moral comme au physique, d’êtres prodigieusement différents, et, au cours d’un simple déjeuner en plein air, je distinguais un protocole plus délicat que celui d’aucune cour d’Europe. La conversation comportait autant de fausses intonations qu’une représentation de Tartuffe à la Comédie-Française. Il fallait aiguiser sa voix quand on parlait à la cousine Claire, scander ironiquement les mots pour le beau-frère André, si bien que je regardais malgré moi leur assiette ou leur serviette pour voir si elle n’était pas de toile ou de porcelaine différentes. Protocole accepté évidemment depuis de longues années, depuis le jour où l’on avait surpris le père André un peu gris de vin des Riceys et la cousine Claire lisant Nana. Il y avait un ton de génération à génération cadette, des inflexions spéciales pour les ministres qui n’avaient pas eu de prix au collège, pour les vieillards ratés qui avaient obtenu des accessits au concours général. J’avais parfois l’impression qu’ils mangeaient des poulets de carton, du faux pain pour théâtres. Tandis que dans notre famille la vie en commun arrivait à amincir comme jamais elle n’a été amincie la cloison entre ses membres, à presque éteindre la différence d’âge entre les pères et les fils, elle consistait chez les Rebendart à maintenir les distances entre les autres et soi, entre soi et les autres, par des barres de fer. Rien n’était effacé sur le livre de famille des premiers jurons, des premiers écarts, des malentendus. On plongeait par le pied chaque enfant nouveau-né dans la mémoire.

J’avais distingué d’ailleurs, avec l’aide des voisins, deux espèces de Rebendart, et la famille était moins bourgeoisement sublime ou médiocre que je ne le croyais au début. Au-dessous des Rebendart seuls connus à Paris et dans la vie publique, tous buveurs d’eau, tous intègres, tous intransigeants avec leur santé et leur travail, toujours de noir vêtus, n’arborant jamais aucune de leurs nombreuses décorations, mais portant avec arrogance au-dessus de leur robe, visibles à cent mètres, ces décorations intérieures qui s’appellent le devoir, l’intégrité, grand’croix du devoir, grands cordons du patriotisme, vivait à Ervy une troupe à peu près égale de Rebendart qui arboraient les palmes académiques, mais qui étaient prodigues, ivrognes ou débauchés. Tout est mobilisable dans une famille, jusqu’aux goîtreux, quand il s’agit, comme chez nous et chez pas mal d’autres, d’une marche vers la vérité. Mais chez les Rebendart il s’agissait d’une marche vers l’honneur, et cela comportait des traînards. Dans leur connaissance prodigieuse des procès modernes et antiques, toutes les recettes pour aviver, laver l’honneur d’une famille étaient utilisées par eux, y compris même les trucs de Brutus et de Régulus, et dès qu’un Rebendart de la seconde zone avait volé, déserté, ou violé, le Rebendart ministre venait lui-même au prétoire témoigner contre lui et publiquement le renier. Il est mieux vu d’abandonner un enfant au bagne qu’à l’Assistance. Cette vaniteuse humilité suffisait au jury qui acquittait largement. De sorte qu’une espèce d’impunité était octroyée en fin de compte à tous les Rebendart et que leurs écarts publics, vol, grivèlerie, ou exhibition, restaient des affaires et des fautes de famille. La Champagne s’était habituée à cette situation. Elle la dissimulait hypocritement à tout homme d’État étranger à la province qui venait y visiter les Rebendart, mais aussi les Rebendart vénérés exigeaient-ils des Rebendart parias qu’ils ne sortissent jamais de leur terre maternelle. Il leur était permis de s’enivrer à Troyes, à Châlons, à la rigueur à Vaucouleurs, mais la porte qu’avait utilisée Jeanne d’Arc et la part vierge des Rebendart leur était fermée. Ceux qui avaient voulu partir pour l’Amérique s’étaient vu refuser leur passeport. Il y a de quoi bourlinguer entre Reims et Romilly. De sorte que les Rebendart ministres n’avaient pour leur rappeler leurs vices que la Champagne, et leur splendeur le monde entier. Ce qu’ils exigeaient des membres faibles de leur famille, ils se l’imposaient d’ailleurs à eux-mêmes. En Champagne, ils se dévêtaient de leur toge, ils transigeaient. Athées au Parlement et à Paris, ils priaient à Ervy un abbé de surveiller l’éducation religieuse de leurs fils. Partisans des milices à partir de Provins, ils étaient à Sainte-Menehould pour les trois ans. Démocrates pour l’univers, ne pouvaient les visiter dans leur maison de campagne que les nobles et les bourgeois. Pour que leurs actes gouvernementaux, leur spectre politique parût pur et sans tache, ils acceptaient que la famille fût une garde-robe où ils reléguaient les défauts et les iniquités. Ainsi, au-dessous des nids d’hirondelle. Dès leur enfance, les jeunes Rebendart étaient pris dans cette antinomie hypocrite, cette pureté d’astre à Paris et cette compromission familiale à Ervy. Mais, dès qu’ils paraissaient saisir la situation et l’accepter, ils étaient placés par leurs parents au bas d’une carrière administrative et ils gravissaient les échelons, si hauts fussent-ils, avec la sûreté d’un funiculaire. Fils d’André Rebendart le pochard ou le voleur, de Rebendart le banqueroutier, ils exerçaient avec tyrannie leur rôle de juge ou d’inspecteur des finances, sachant en sûreté dans une Champagne étanche, condensé dans le petit réservoir fleury d’Ervy, salué même par les Ervésiens, tout ce que leur famille et leur caractère contenaient de déshonneur. Habitués à mépriser une partie des leurs, ils méprisaient l’humanité entière, et, par la voie lactée des fonctionnaires français, Lyon, Marseille, Lille et Bordeaux, sans effleurer jamais une ville de moins de deux cent mille habitants, sans effleurer jamais la solitude, directeurs de manufactures de tabacs qui ne fumaient jamais, directeurs de monopoles d’alcool qui ne buvaient pas, directeurs de l’assistance publique qui n’avaient jamais aimé, ils arrivaient à Paris jeunes encore et déjà implacables. La guerre, que l’on ne trompe pas, avait mis le front même entre les Rebendart purs et les Rebendart impurs. Mais elle n’arriva pas à les séparer. Ervy fut occupé par l’ennemi. Tout ce que pouvait mériter sous le joug étranger en injures, affronts, et souffrances, l’intégrité, l’ardeur, le patriotisme des Rebendart purs, tous d’ailleurs réfugiés à Bordeaux, les Rebendart maraudeurs, voleurs, et coureurs, tous en pays envahi, durent le supporter des Allemands. Ils subirent, uniquement à cause de leur nom éclatant, trois ans de prison, deux ans de famine, une heure de torture, qui furent naturellement par la France portés au compte de leurs parents célèbres, et quand le Rebendart ivrogne se rebiffant contre un feldwebel fut fusillé, le monde entier souscrivit, soulevé d’enthousiasme et d’émotion, à la statue de Rebendart le bâtonnier, mort d’hydropisie, que l’on aurait pu fondre en argent massif… Tant il est avantageux de placer ses défauts hors de soi, et de les faire un peu secouer par les armées bavaroises !

Ce qui me frappait le plus, dans cette famille dont on pouvait étudier la trace depuis Henri II, c’était le manque d’artistes. La notion du devoir d’État et du travail d’État était si seule à éclairer leur cerveau que ceux pour lesquels elle était éteinte glissaient immédiatement à l’inceste et à la débauche, sans s’arrêter à ces intermédiaires que sont la peinture ou le modelage. Il n’arrive jamais aux Rebendart, comme à tant d’autres notaires ou avoués, de trouver leur nom gravé en signature par un aïeul ferronnier au coq du clocher renversé par l’orage. Même pas, dans le salon, d’aquarelles de famille. Leurs mains ne savaient caresser, ni la glaise, ni la pierre, ni le bronze, même pas leurs propres mains qu’ils portaient séparées comme si chacune appartenait à une des deux parties de la famille. On ne pouvait admirer dans la maison que les présents faits par la République aux divers Rebendart, Barbedienne plus grands que nature, comme à des dentistes surhumains. Les scènes de famille avaient lieu entre des murailles de Sèvres, et, à travers des potiches péniblement équilibrées, le ministre obtenait de son frère braconnier une réserve qu’il croyait due à son prestige et ne l’était qu’à tant de porcelaine. Ainsi, toutes les stations qui ont été placées entre la maison de nos pères et le Conseil d’État, et la Cour des Comptes, et le Conseil supérieur de la Défense Nationale, c’est-à-dire l’École des Beaux-Arts, l’Académie Julian, Bullier, n’existaient pas pour les Rebendart, et chacun n’avait vu qu’une femme nue, sa femme.

La vraie grandeur de la famille Rebendart, celle qui justifiait l’admiration de la Champagne, ce n’étaient d’ailleurs pas ses hommes qui la lui valaient, c’étaient ses femmes. Les Rebendart, parvenus au point culminant de leur carrière, ne choisissaient pas leurs épouses, elles leur étaient imposées par la province reconnaissante. Si la République leur donnait Cornélie en bronze, Didon en porcelaine, la Champagne leur offrait des jeunes filles champenoises. On oublie trop que Domrémy est en Champagne. Le nom des Rebendart était tellement identique aux mots de devoir, de constance, d’honneur, que tous les usiniers ou vignerons se mobilisaient de Vitry à Lunéville, dès qu’un Rebendart manifestait le désir de se marier, pour découvrir et offrir une femme capable de vivre simplement avec d’aussi grands mots. Ce n’était pas toujours la plus laide. Ce n’était pas toujours non plus la cohabitation avec le Devoir, l’Honneur qui paraissait difficile à ces épouses ; elles savaient y trouver des réserves de tendresse, d’indulgence, de lâcheté,… mais bien la vie avec un président au cœur sec. C’était le mari qui était froid comme un symbole, muet en famille comme le seraient les symboles, distant en affection comme eux, et les symboles au contraire s’attendrissaient, tenaient compagnie à l’épouse, devenaient près d’elles humains, lui facilitaient le sommeil et la promenade dans les bois. Pénible vie, qu’elles cherchaient pourtant à prendre sans amertume. Elles étaient heureuses que leurs maris se déclarassent publiquement à la Chambre contre le vote des femmes, ressentant cette injure comme le premier hommage rendu à leur puissance domestique, comme le premier soupçon de jalousie, comme la première caresse. Leur seule et involontaire vengeance était de mettre au jour, sur quatre fils, deux Rebendart romanichels et révoltés. On leur enlevait à douze ans les deux fils sages qu’elles avaient, elles-mêmes, en apprenant le premier manuel ou la première grammaire, lancés sur le chemin du droit constitutionnel, et on leur laissait pour la vie les deux cancres. Elles allaient rarement à Paris. Les Rebendart douairières habitaient une maison isolée au bord du lac, les Rebendart veuves un pavillon de chasse, éloigné de deux cents mètres, entouré d’un ruisseau. Sur leur plateau, dans leur jardin de bégonias, les Rebendart au pouvoir abandonnaient à leurs mères les saules et les eaux, croyant les rendre ainsi à l’oubli et à la solitude, ne les rendant qu’à la tendresse.

Attiré par ces visages toujours souriants où la froideur des Rebendart avait seulement agi comme un décolorant, par leurs silhouettes nerveuses et fières, je m’étais fait présenter par le curé sous un faux nom, et j’étais venu les voir souvent, toujours à la tombée de la nuit, de peur que l’un des fils ou des neveux ne me reconnût. Je pénétrais chez ces vieilles dames par la poutre de l’écluse, ou en franchissant des haies de jasmin, quand le soleil déclinait, comme un amant. Ou bien j’arrivais chez elles par le ruisseau, dans lequel j’avais pêché les écrevisses pieds nus, sans laisser de trace. Tout l’été, elles s’amusèrent à m’attendre ainsi le soir, me croyant un jeune peintre ennemi de la société, avec les égards et la gratitude qu’une femme sait témoigner à l’homme qui vient la voir au milieu des sangliers et en nageant. J’arrivais toujours à point, comme on arrive dans toute vie réelle. Je les trouvais occupées à placer un meuble ou un objet de famille chassé de la demeure déjà comble du ministre par l’arrivée d’un présent officiel. C’était un rouet libéré par une jardinière en verre filé offerte par le roi de Serbie, une console Empire libérée par un Centaure en porcelaine de Bilbao offert par Alphonse XIII. Parfois je devais attendre sur mon écluse ou dans mon ruisseau, car c’était l’angélus, et je restais là, découvert, comme le paysan de Millet, mais les pieds dans l’eau. Elles étaient pieuses, l’une avec un peu d’enfantillage, l’autre plus gravement, chacune vouée depuis l’enfance à un patron, qui avait formé avec le mari le couple spirituel adoré d’elles, Rebendart le Légiste avec saint Antoine de Padoue, Rebendart le ministre du Commerce avec sainte Thérèse. Depuis la mort de leurs maris, elles goûtaient, sans se l’avouer, une paix profonde : c’est que la loi était morte avec ces avocats, c’est qu’aucun de leurs gestes, aucune des aventures de leur journée n’était plus réglée par la jurisprudence. Elles n’avaient plus de procès avec les chasseurs qui tiraient les poules d’eau, elles les menaçaient de leur canne. Quand un avion militaire se posait dans leur verger, elles n’avaient plus de procès avec l’autorité militaire, elles invitaient l’adjudant à dîner. Elles ne se doutaient pas qu’au terme du nombre légal d’années, conformément à ces lois faites par leurs maris morts, de veuves elles étaient devenues divorcées, divorcées de cœur et d’esprit. La preuve en est qu’elles aimaient maintenant tous les hommes. Elles aimaient les jardiniers, avec leurs mains qui prennent dans la terre, les écuyers de Sedan qui franchissaient les haies du parc avec leurs chevaux entiers. C’étaient les humains les plus polis avec les animaux, elles les aimaient. Elles aimaient les chemineaux avec leurs oreilles pointues, et ces plumes ou ces fétus dont sont pleines leurs vestes selon qu’ils viennent de coucher dans une étable ou dans une vraie chambre, les présidents des usines Wendel aux vestons toujours propres, toujours couchés dans la richesse…, et moi. Au début de ces nuits de Champagne si primitives, quand les cerfs brament dans le brouillard ou se taisent par la lune en se regardant au fond de l’étang, quand les fouines, les blaireaux, les renards avancent vers les poulaillers du pas différent de la mort, suivant, car je me guidais sur les saules, une ligne d’humidité qu’avait dédaignée le ruisseau et qui me faisait éternuer, je leur apportais tout ce que l’on peut apporter à des jeunes filles, des revues d’art, Francis Jammes, des cerises chocolatées. Elles m’accueillaient avec un regard sur mes poches, essuyaient sur moi le premier souffle de la rosée, me tiraient vers la cheminée, et faisaient flamber un feu de sarments qui allait évaporer de leur hôte des cartes postales de Vézelay, l’histoire d’Arthur Rimbaud, les mœurs des femmes de l’île Fidji, et un peu d’amour. Puis, toutes pâles malgré la flamme, blanches comme des cœurs de salade trop comprimés, elles goûtaient, croyant que c’était la conséquence et la récompense de leur veuvage, de leur âge extrême, aux premiers fruits de jeunesse. Je sus que Rebendart s’étonnait de voir allumées si tard les lumières de sa tante et de sa belle-sœur. C’est que le fils de ses ennemis arrivait chez elles, porteur de Verlaine, et contaminait d’extase toute la section de la famille Rebendart vouée à une mort prochaine. Quand je repartis pour Paris, je leur donnai, comme à des mannequins, mon adresse poste restante avec de fausses initiales. Elles me répondent fidèlement, à peine inquiètes de ce que je n’aie encore trouvé ni un appartement ni un nom.

Un soir, elles m’attendaient. C’était la fête de l’une d’elles. J’étais en avance, et, mon bouquet à la main, je m’assis au haut de la colline sur le banc de famille. Je m’assis dans le sens qu’aucun Rebendart n’avait pris. J’avais la barre du dossier contre mon ventre. Je n’étais pas tourné vers l’Allemagne, vers le Rhin… Rebendart dans cette position, et cela eût signifié qu’il n’y avait plus d’ennemi héréditaire… Le soleil déclinait. Je suivais le soleil aussi loin vers l’Amérique qu’on le pouvait de ce pays. Je voyais le soleil affaibli se réserver dans son agonie pour tout ce qui est brillant de nature, les prunes violettes, le lac, comme un mourant réserve ses regards pour la petite cuiller, la veilleuse… puis mourir. Déjà la lumière du pavillon était éteinte, celle de la grande maison s’avivait. C’est que la veuve avait rejoint la grand’tante pour m’attendre et qu’on avait ouvert le lustre. Une lanterne contourna l’escalier. C’est qu’elles allaient à la cave. Car elles m’alléchaient comme de jeunes veuves savent allécher un beau jeune homme, en me promettant du Tokay, de la quiche. Sans me laisser une heure même de répit, la lune déjà m’attaquait du côté déjà vaincu par le soleil. Le ruisseau, décapé par places et tout obscur, brillait sous les saules et se plaquait d’argent. Les sapins que l’on plante ici autour des maisons bourgeoises comme autour d’une tombe bruissaient de ce langage également compréhensible aux vivants et aux morts, aux fonctionnaires en retraite et aux ombres. Maintenant, dans la cave, les vieilles dames courbées se penchaient sur les bouteilles, et, comme elles s’étaient courbées dans tous les grands actes de leur vie, auprès des berceaux, des lits de mort, des blessés, graves à cause de ce cœur ainsi suspendu, elles se croyaient graves à cause du Tokay. Je ne me lassais pas de suivre les allées et les venues de l’amitié, marquées dans cette nuit des feux obligatoires. Je pensais à mes vieilles amies avec tendresse. Je sentais sur moi tout l’âge, toute l’expérience dont je les avais déchargées. Ces feux-follets, c’étaient deux belles âmes vivantes, encore vivantes. Tous ces enthousiasmes périmés pour moi depuis le lycée, ce n’était pas sur mon fils que j’allais pour la première fois les raviver, mais sur des existences périmées dont ce serait le jeu suprême. J’apportais ce soir Shakespeare, qu’elles ignoraient. J’allais lâcher ce soir ces démons qui réclament le champ de toute une vie, Desdémone, Hamlet, et les autres, qui réclament égoïstement des âmes jeunes pour les martyriser, dans un tout petit domaine bordé par la mort. La poésie, qu’elles rencontraient pour la première fois, les ravissait. Tous ces gens, qui au lieu de faire des procès aux voisins, aux braconniers, à l’intendance, faisaient des procès en vers à la mer, à la nature, à la fortune, les ravissaient. C’était là la vraie formule de la jurisprudence. Cette attitude intransigeante ou folle des poètes vis-à-vis de ce qu’elles n’avaient pas connu, la pauvreté, la faim, le froid, la souffrance, les ravissait. La poésie venait saluer à leur dernier lustre ces nourrices d’avocats et de lutteurs. Desdémone, Hamlet, venaient jouer autour d’un avenir qui était la mort, et le soir, frissonnantes, sous la forme atténuée de la chouette ou de la hulotte, mes vieilles amies sentaient aussi toute l’escorte du mal et des vampires m’accompagner jusqu’à leur âme pure.

Ce soir-là, j’étais en jaquette. Comme elles étaient passionnées d’étoffes et de vêtements, autre révélation, je m’amusais à m’habiller pour elles. Sans avoir jamais dans l’après-midi une occupation qui réclamât d’autre habit que mon sarrau de peintre, je leur montrai toute la garde-robe d’un jeune homme moderne en invoquant de faux prétextes. Je leur disais que j’avais joué au tennis, et elles admiraient mon costume de flanelle, mes chemises blanches faites pour le soleil et qui n’avaient sur elles que de la lune et de la rosée. Comme elles auraient aimé couvrir de ces couleurs leurs fils, auxquels les Rebendart n’avaient dès le baptême accordé que le noir ! Je leur disais que j’avais eu un dîner à Troyes et j’arrivais en habit, impeccable devant ces vergers de pruniers, en habit pour les saules. Elles apprenaient que l’habit comporte une pochette, les Rebendart n’avaient pas de pochette. Tout geste qui rapproche la main du cœur, même pour prendre un mouchoir, ne leur était pas familier. Il fallait aussi expliquer le mécanisme qui relie les perles du plastron, la chaînette pour la montre, et jusqu’au bouton à bascule du col. Elles essayaient le secret. Cette science de la toilette masculine qu’ont si naturellement les mauvaises femmes, je la leur apportai enfin. Elles voyaient enfin sur un homme du linge souple, de la soie, il leur semblait que la vie s’était assouplie pour les hommes. Il leur semblait que la douceur s’était enfin posée sur les hommes. Elles caressaient mes cravates, mes cheveux. Je vins en costume d’atelier, je leur montrai sur moi les couleurs même, car mon sarrau était devenu une vraie palette. Elles y trouvaient la couleur des yeux de Rebendart, le président. Elles en étaient émues ; il y avait donc eu de la couleur, la couleur des bleuets dans ce corps présidentiel !… Ainsi, rat d’hôtel multicolore, je poussais la barrière de leur domaine. Les chiens enfoncés dans ce premier sommeil qui vainc aussi les concierges, aboyaient peu. J’arrivais sans être aperçu ou deviné jusqu’au salon vitré où elles m’attendaient. Elles discutaient. J’entendais leurs voix. La tante morigénait la belle-sœur : — Non ! le symbole de la fantaisie était Ariel et pas Caliban ! Pourquoi ? Parce qu’il en était ainsi. Non, le Bateau Ivre n’était pas de Fernand Gregh. Pourquoi ? Parce que Fernand Gregh n’avait pas corrompu sa jeunesse à Paris, parce qu’il n’était pas mort en Abyssinie ! Comment, ce n’était pas exact ?… Alors je poussais la porte et j’entrais, juge des mots, je retirais à Caliban cette royauté d’une minute sur la beauté et l’esprit, à Fernand Gregh les Illuminations… Mais, ce soir, une troisième voix s’insinuait entre leurs deux voix, une voix de femme aussi, mais un peu rauque, voilée jusqu’à l’étranglement, quelque amie d’enfance arrivée à l’improviste ou qu’elles avaient attirée dans ce guet-apens tendu aux environs de Reims aux vieilles âmes poétiques. Préparé à affronter une nouvelle incarnation de la vieillesse, avec l’attrait d’un nouveau cœur âgé et pathétique, je frappai…

Vous devinez maintenant la raison de ce prologue, la justification de ces heures où je venais faire le mannequin de Doucet et de Shakespeare devant les dames Rebendart. Entre elles deux, assise sur ces sièges bas de peluche capitonnée qui isolent en France la bourgeoisie de la mort, assise à même la terre, les jambes demi-croisées, était une jeune femme. Il faisait chaud cette nuit-là. Cette femme avait les bras nus, une robe légère. Le Tokay qu’elle venait de déboucher était à côté d’elle. Elle était dorée par l’été, elle semblait sortie du flacon. Moi, qui avais prétexté une visite au président de la Cour de Nancy pour révéler la jaquette en drap pelucheux, je m’inclinai, avec mon chapeau de soie. C’est en tenue de mariage, un jonc d’or à la main gauche, que je lui tendis la main droite pour l’aider à se relever, comme pour lui faire passer un gué, et l’élan qu’elle prit fut si fort qu’elle tomba un peu sur moi, qu’elle tomba dans ma vie. Je crus d’abord que les deux vieilles dames n’avaient pu, comme tous ceux qui trouvent un trésor et le montrent justement au plus avare et au connaisseur, résister au désir de montrer à une jeune femme le consul spécial envoyé cet été auprès d’elles par les puissances de la littérature et de la mode. Je me trompais. C’était la bru du vieux Président Rebendart, absent pour quelques jours, qui descendait veiller chez ses tantes. Elle aussi fut surprise, car mes deux amies n’avaient même pas songé à lui dire que j’étais jeune. La soirée fut lourde, d’un sérieux que les vieilles dames attribuèrent l’une à la névralgie, l’autre à l’orage, et qui venait de la présence, simplement, de la jeunesse. Elles ne comprirent pas pourquoi je refusai, ce soir-là, d’être leur lecteur, et de leur expliquer Platon et Théocrite, ainsi que je devais le faire en une heure. Toutes ces fables, ces héros et héroïnes, ces écrivains qui se prêtaient complaisamment à moi quand j’étais seul avec elles pour un jeu anodin, se dérobèrent devant Bella. A sa vue je sentais toutes les fictions que d’habitude je lâchais sans danger dans cette salle, reprendre leur venin, leur vertu ; et Bella d’ailleurs ne faisait rien qui pût animer la soirée. Elle ne dit pas un mot. L’homme le plus disert de France avait pour bru la femme la plus muette. Cette évaporation qu’est la parole n’arrivait pas à se produire sur elle, tant souterraine ou éloignée d’elle-même était sa pensée. Les bergers de Théocrite amorcés par mes vieilles amies fuyaient de toutes leurs sandales vers l’antiquité à la vue de ce beau visage moderne comme à la vue de la Méduse. Je me sentais, en plus de mon haut de forme, chargé ridiculement de leurs houlettes. Toute une cavalerie de Centaures ou d’Amazones que je m’étais habitué depuis un mois à rendre innocente, se trouvait soudain devant une vraie guerre, et ruait… Enfin, minuit sonna. J’accompagnai avec Bella la tante, puis j’accompagnai Bella elle-même jusqu’à la demeure sur la colline. Les quelques étoiles dont je sais le nom étaient derrière moi, la voie lactée allait de ma droite à ma gauche, nous prenions de toute évidence le ciel de biais. Ces habitudes que j’avais inconsciemment depuis mon enfance dans la nuit, qui m’orientaient toujours dans le même sens dès que paraissait la Grande Ourse, elles étaient détruites ou contrariées par cette marche. J’avais l’avenir dans mon dos, la ferveur sur ma droite, l’inconnu devant moi. Bella avait pris mon bras. Tout ce vocabulaire préparé sur mes lèvres pour la soirée de Théocrite, le cythise, le romarin, les peupliers légers, s’évanouissait à la vue de ces géraniums, de ces bégonias et je redescendais dans un domaine lourd. C’est ainsi que chaque fois que Rebendart allait parler chez les morts sa bru allait se taire chez les vivants.

Rebendart s’absenta pour un voyage et je la revis chaque soir. Nous avions repris le langage à son commencement, nous nous disions maintenant bonjour, bonsoir. Nous désignions les bêtes par leur nom. Je crois que je l’aimais. S’il est des coups de foudre entre animaux, entre êtres qui ne savent ni se parler ni se toucher, c’est l’un d’eux qui s’était égaré sur nous, trompé par notre silence. Son corps, sa chair semblaient endormis, et il n’en venait que ces mots, ces soupirs, ces demi-chants qui échappent dans le sommeil. Il n’était pas un de ses mouvements qu’elle n’eût pu faire dans son lit. Elle semblait neuve, ne pas avoir eu d’enfance, être nouvellement créée, et tout l’artifice de notre vie sur cette terre était dénoncé à sa vue, les ennuis à la gravitation, la complication de la respiration humaine. Que Bella se tînt debout auprès de l’écluse semblait une opération merveilleusement dangereuse. Je ne me hasardais point à la toucher. Il faut vraiment ne pas savoir ce qu’est la rate, le foie, pour presser carrément contre soi une créature humaine. Je la sentais plongée dans une mer d’acides, de bases vénéneuses, dont il fallait notre chance pour nous tirer. Et encore, nous n’en avions pas pour si longtemps ! Il est doux de revivre avec une femme les affres du premier homme, et de craindre sa résorption subite, sa cassure en deux, une fêlure soudaine de son front à son orteil. Pas d’épisode, pas de révélations dans notre amitié. Il ne nous arrivait jamais ces incidents qui marquent pour les âmes plus civilisées le début et la croissance des liaisons. Nous ne rencontrions jamais un mendiant qui discutait avec nous de l’existence de Dieu. Nous ne sauvions point une fillette de sa marâtre. Nous ne découvrions point au centre d’une ruine ogivale un lièvre blessé. La même cerise ne se trouva jamais à la fois sur nos lèvres. Au contraire, le monde s’aplanissait, se lissait autour de nous, et jamais une granulation dans nos pensées. Ignorants des secrets de ce pays, inconnus de lui, tout nous en était simplifié ; nos promenades dans des champs célèbres cependant depuis Clovis ou Attila, n’étaient pour nous que des promenades dans la luzerne ; au lieu de lever des sangliers ou des outardes, pourtant abondants, nous ne faisions partir sous nos pas que des moineaux et des poules. Nous avions une divination infaillible pour trouver des routes sans pittoresque, toutes celles qui sur la carte Michelin ne sont pas bordées de vert. Un instinct nous menait aux prairies plates, aux plaines de betteraves. La Champagne abdiquait devant Bella son pittoresque, sa sécheresse, son passé. Une sorte de Beauce fleurissait sous nos pas, prospère en après-midi vides, en soirées sans histoire. Pas d’averses brusques, plus d’orages. Jamais rien dans la nature ne se heurtait et ne nous provoquait. Nous avions nous-mêmes le moins possible de gestes, et tous ces contacts amenés électriquement entre des corps amoureux par un loup-cervier qui crache aux yeux de la jeune fille, par la corneille qui casse une noix, par le ramier saisi par la buse, nous n’avions pas à les subir. Aussi, les lendemains de nos promenades étaient sans regret, sans remords, sans malaise, une Beauce de satisfaction et de souvenirs. Je trouvais Bella toujours prête, n’accordant jamais une minute à sa toilette, élégante, mais portant des robes mises depuis mille ans, et si une ronce déchirait son bas, si une goutte tombait sur le foulard, elle ne s’en souciait pas plus que si le temps allait tout recoudre ou détacher. Elle voulut voir la fresque que je peignais à l’église, et s’appuya par mégarde au pilier que je peignais aussi. Autour de son corsage blanc resta marqué un sautoir rouge, le manteau entier de saint Martin, cette fois doublement généreux, mais elle ne dit rien. Elle revint avec cette fourragère de sang, évitant de la toucher comme une égratignure, guérie quand elle fut sèche. Nous nous arrêtions à des auberges. Je commandais sans la consulter du Byrrh cassis, du Picon grenadine, du Chambéry fraisette. Elle les buvait d’un trait, sans jamais questionner. Elle croyait que c’était le même liquide. Elle s’étonnait de trouver à chaque verre un goût différent. L’amitié d’habitude donne le même goût aux boissons. Elle avait par contre une mémoire de fourmi. Je lui fixais à la dernière minute des rendez-vous que je choisissais à la hâte et au hasard, le troisième noyer du champ, la cinquième écluse. Je me reprochais le lendemain d’avoir si vite indiqué le lieu de notre rencontre, je n’en étais plus sûr moi-même. Mais je trouvais toujours Bella au pied du vrai arbre ou au centre de la vraie écluse, en avance toujours sur l’heure, car elle n’avait pas de coquetterie, ne se trompant jamais sur l’essence des arbres ou sur le courant des ruisseaux, avertie par un sens particulier, par un don accordé aux femmes d’écureuil, mais rarement aux brus de présidents, de la différence entre vernis du Japon, catalpas, et châtaigniers. De sorte, quand je dus partir pour Paris, que nous n’avions d’autres souvenirs de ces quinze jours, aucun autre souvenir, que celui d’un temps infini, d’un horizon sans obstacle, d’un langage sans paroles, que nous n’avions obtenu l’un de l’autre aucun gage, si ce n’est que deux existences s’étaient rapprochées aussi près qu’il est possible, mais sans cesser d’être parallèles, et que nous avions éprouvé seulement la caresse d’une vie totalement différente, totalement étrangère, mais toute proche. Je crois que le premier jour où je la vis de face fut celui de mon départ, au passage à niveau d’Ervy. J’étais triste, car je lui avais indiqué par erreur le passage à niveau de Raas, où mon train ne passait pas, mais elle avait corrigé d’elle-même avec sûreté ce qu’aucun indicateur n’avait pu m’apprendre. Toute en gris pâle, accoudée à un portillon qui me parut lui aussi d’ailleurs être fraîchement peint, elle me cria une phrase que je ne pus naturellement entendre, et qui devait être un secret de son être, une recette de son cœur, car elle rougit et se tait quand je veux obtenir maintenant qu’elle la redise ou l’écrive.

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