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Caen et Bayeux

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Photo Neurdein.

Le boulevard Saint-Pierre. La fontaine des Trois-Grâces.

CHAPITRE VI

LE XIXe SIÈCLE. — LES MUSÉES.

Les transformations de Caen au XIXe siècle. — Les monuments et les statues. — Les Musées: Musée de peinture; Collection Mancel; Musée des Antiquaires.

Avec la création des cours Caffarelli et Montalivet, on peut dire que s’achevèrent les travaux qui ont donné à la ville sa physionomie et sa beauté. Maintenant il s’agit plutôt de conserver que d’ajouter. Depuis un siècle, là comme partout, le vandalisme a fait ses ravages, moins qu’ailleurs cependant. Il y a à cela quelques raisons; la ville n’ayant pas pris une extension considérable échappait par cela même aux grandes percées, aux grands bouleversements. Le caractère circonspect, étroitement ami des traditions de ses habitants, est fidèle au passé. Enfin, on ne saurait oublier les services rendus par la Société des Antiquaires constituée en 1824, par la Société des Beaux-Arts qui célébrait en 1905 son cinquantenaire. Elles ont obtenu le dégagement des absides de Saint-Pierre et de Saint-Sauveur (de Froide-Rue) déparées [p. 86] par le voisinage de pittoresques, mais ignobles échoppes; elles ont, c’est leur principal titre de gloire, préservé de la destruction le vieux Saint-Etienne encore trop abandonné, empêché la démolition complète du vieux Saint-Gilles, recueilli les restes de l’Hôtel-Dieu, sauvé l’hôtel Marcotte. L’église de la Trinité va être enfin rétablie dans son intégrité.

Mais en regard de ces belles campagnes des Sociétés savantes, que d’actes de vandalisme municipal et bourgeois! Il est de tradition d’incriminer les ravages des protestants — et nous n’avons rien dissimulé des pertes que les sauvages destructions de 1562 ont été causées à l’art, surtout au mobilier des églises — d’accuser le vandalisme révolutionnaire: Caen ne lui peut reprocher que la démolition de la statue de Louis XIV et la fermeture de nombreuses églises qui compromit l’existence de plusieurs d’entre elles; — d’accuser l’ignorance des chapitres, des moines et du clergé; — et si ailleurs ce reproche n’est que trop fondé, il est juste de remarquer que dans cette ville de science et d’archéologie, le clergé, mieux instruit de ses devoirs, a généralement travaillé à restaurer les édifices et leur mobilier; mais qui a fait la statistique des ruines causées par l’esprit de mauvaise économie régnant au temps du roi Louis-Philippe et qui n’a pas été limité à ce régime et à cette période? En 1836, la flèche de Saint-Sauveur-du-Marché avait besoin de réparation; on la fit abattre, il n’eut pas coûté plus cher de la consolider. En 1864, on a démoli le chœur de Saint-Gilles pour dégager la rue des Chanoines — une des rues les plus paisibles de Caen — et ouvrir sur les tours de Saint-Etienne une perspective que l’on a de partout ailleurs. « Les plaies de Saint-Gilles sont encore béantes », disait Ruprich-Robert en 1882, et quelle triste chose quand on vient de contempler le joli portail de Le Prestre, de se trouver en face de cette église éventrée, de cette ruine lépreuse couverte d’affiches! Mais où est l’Hôtel-Dieu, cette belle construction des Plantagenets, encore debout en 1830, dont les derniers vestiges ont disparu; où est la tour des Carmes? et aussi, où est le Châtelet Saint-Pierre? Le pavillon des Sociétés savantes est écrasé par le voisinage d’une Gendarmerie colossale et coûteuse. Disparu le moulin qui, au dire de Barbey d’Aurevilly, signalait si bien l’entrée de la ville, disparu le pont entre les deux cours; disparu le vieux Pont-Saint-Jacques dont une rue nous rappelle encore le nom et où certain soir de 1856, le grand écrivain normand venait rêver et se rappeler les années de sa jeunesse d’étudiant; disparus les Petits Murs. L’abside de Saint-Pierre, au lieu de se mirer dans les eaux de l’Orne, domine une grille et une station de voitures de places. Et voici la plus grande [p. 87] transformation qu’ait subie Caen au cours du XIXe siècle, celle qui a le plus modifié la topographie de la ville, changé l’aspect de quelques-uns de ses monuments et en particulier de sa merveille, l’abside de Saint-Pierre. Depuis les prairies jusqu’au pont de Courtonne, la Petite Orne entourait de ses eaux le pavillon des échevins de la Foire, venait longer les Petits-Murs, passait sous le pont Saint-Pierre veuf de son Hôtel de Ville depuis déjà un siècle, mais encore très pittoresque, et enfin baignait l’abside de Saint-Pierre. Le pont et ses maisons gothiques se reflétaient dans l’eau, comme on peut le voir dans la gravure si connue de Delaunay. Plus loin, se trouvaient la pittoresque rue des Quais et, en face, l’abreuvoir, au pied de la tour Guillaume-le-Roy que nous montrent d’anciennes estampes. Comme l’hygiène le demandait, l’Orne aux eaux basses, les Odons aux eaux fétides, furent couverts en 1862, et le nouveau boulevard, avec ses beaux arbres, la fontaine des Trois-Grâces et les hautes lucarnes de l’hôtel de Than, a un cachet presque parisien.

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Photo Neurdein.

L’Université. — La bibliothèque.

D’autres changements ont eu lieu encore; celui qui a fait le plus de bruit, un bruit qui a retenti jusqu’à Paris ou plus exactement qui a retenti à Paris et s’est ensuite répercuté dans la paisible ville, ce fut la transformation de la Place Royale. Le Louis XIV restauré au XIXe siècle [p. 88] fut relégué il y a quelque trente ans sous les ombres du Parc, devant le Lycée. Avec lui disparurent les tilleuls qui faisaient à la Place un si joli cadre et lui donnaient tout son caractère: un jardin public banal avec un kiosque à musique et la statue de Demolombe les ont remplacés. Disparu aussi le bastion Henri IV qui datait des Jésuites et était devenu une des promenades chères aux vieillards et aux bébés. Les éloquentes protestations de Trébutien n’ont pu rendre à Caen « sa Petite Provence ».

Voyons maintenant ce que le XIXe siècle a fait pour l’embellissement de Caen: une Préfecture dans le style gréco-romain, avec des colonnes rostrales un peu inattendues sur la façade d’un bâtiment administratif; mais les jardins sont idéaux et la disposition intérieure des appartements est heureuse; un Théâtre qui ressemble à tous les théâtres et n’est point laid; une École normale d’instituteurs bien située et spacieuse. On a utilisé mal, pour l’Ecole normale des institutrices, le Palais de Guillaume qu’elles ne prennent pas pour un palais, tant il est peu confortable. Le Palais de l’Université, rebâti sous Foucault au commencement du XVIIIe siècle, a dû être reconstruit, mais on y a ajouté une bibliothèque qui le complète heureusement: elle se présente bien extérieurement et à l’intérieur c’est un modèle d’installation logique et confortable.

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Photo Neurdein.

Le jardin des plantes. — Les serres.

[p. 89] Le XIXe siècle a été un siècle de sculpture et de statuaire. En 1828, sous la Restauration, on éleva sur la place du Lycée un monument au duc de Berry; dépouillé de ses bas-reliefs en 1830, il n’apparaît plus que comme un monolithe ridicule. La cour d’honneur de l’Hôtel de Ville a reçu deux jolis groupes en bronze: les Dénicheurs de M. Lechesne que Théophile Gautier appréciait en termes élogieux, mais quelques peu énigmatiques lorsqu’il disait « qu’ils forment les deux chants d’une idylle ». L’autre groupe d’Arthur Leduc, intitulé Centaure et Bacchante est d’une belle allure.

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Photo Neurdein.

Le monument aux mobiles du Calvados.

Le Jardin des Plantes renfermait, avec la pierre tombale de Desmoueux, l’un de ses fondateurs, une statue de Malherbe représenté en Apollon, la lyre à la main, oeuvre qu’un sculpteur caennais avait composée pour Segrais. Toutes deux sont fort endommagées par les intempéries qui ont détruit une autre œuvre remarquable de Lechesne, l’Amour vainqueur de la férocité.

Que dire de la statuomanie qui a sévi ici, comme partout ailleurs? L’esprit très normand, très provincial des Caennais nous a préservés des monuments à Thiers, à Gambetta, à Carnot, que chaque citoyen peut admirer, mais autrement qu’en bronze: il nous a valu un Laplace et un Malherbe qui s’ennuient devant l’Université, un Elie de Beaumont [p. 90] qui n’égaie pas la place du Marché, enfin et surtout, un Demolombe émergeant de sa chaire. Ce groupe du XXe siècle a remplacé dans le Jardin public la plus jolie des statues de Caen, celle d’Auber, un marbre dû à l’initiative de la Société des Beaux-Arts et au ciseau de Delaplanche; transportée récemment dans le foyer du théâtre, elle y est mieux à sa place. La guerre de 1870, ici comme en beaucoup d’autres cités, a inspiré le Monument aux mobiles du Calvados qui n’est pas sans mérite et dont les bas-reliefs retracent les campagnes du régiment à l’armée de la Loire. Il se dresse sur les bords de l’Orne, en face des casernes, dans un joli site.

L’Hôtel de Ville qui du Châtelet-Saint-Pierre avait émigré à l’hôtel d’Ecoville s’est installé pendant la Révolution dans les bâtiments des Eudistes. Dans l’église on a trouvé place pour une salle de spectacle, décorée avec goût en 1858, pour la bibliothèque et pour le musée.


Au XIXe siècle, en effet, Caen achève de devenir une ville d’art par la création de ses musées. Le musée de peinture a été l’un des quinze musées constitués le 14 fructidor an VIII pour recevoir le trop-plein des collections du Louvre et de Versailles démesurément accrues par les confiscations de la Révolution et les dépouilles des pays conquis. Comme l’a dit justement M. Engerand: « C’était son renom de ville universitaire et de capitale intellectuelle de la Normandie qui motivait cette faveur gouvernementale et désignait Caen comme l’un des principaux centres artistiques de France. » On réserva aux collections l’aile gauche du séminaire des Eudistes parallèle à l’église. Le Musée n’a point changé de place depuis ce temps; il s’est d’ailleurs installé très lentement par le fait de la négligence des administrations préfectorale et municipale d’alors. Le musée de Caen, comme beaucoup d’autres, eut à subir des réclamations des alliés, pendant l’occupation étrangère de 1815; mais l’habileté et le courage d’Elouis, le conservateur, secondé par la diplomatie du maire de Caen, M. de Vendœuvre, avaient réussi à limiter à peu de chose les pertes réelles. On conserva le Sposalizio du Pérugin réclamé par la ville de Pérouse. A cette époque commencent les envois de l’Etat, notamment une partie de la collection Campana et les dons particuliers: don de la collection de M. Lefrançois, de la collection Montaran, quelque peu surfaite, de M. Pierre-Aimé Lair; enfin, le don « vraiment royal » de M. Mancel, ancien libraire. La déplorable installation matérielle du musée dans un local qui n’est rien moins que propre à cet usage, qui est petit et sombre, n’encourage pas les donations, empêche les acquisitions et paralyse les [p. 91] louables efforts du conservateur, M. Ménégoz. Mais tel qu’il est il fait une bonne figure parmi nos grandes collections provinciales et présente un très réel intérêt. Parcourons-le rapidement en marquant les principales toiles de chaque école et en nous arrêtant devant quelques tableaux fameux soit pour les polémiques qu’ils ont soulevées, soit pour leur valeur artistique.

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Photo Neurdein.

Le Pérugin. — Le mariage de la Vierge.

Commençons par l’école italienne. « Le Mariage de la Vierge par Pietro Vanucci, le Pérugin. A tout seigneur tout honneur. Quand il n’y aurait que ce tableau dans l’Hôtel de Ville de Caen, il constituerait à lui [p. 92] seul un musée. De tels tableaux absorbent tout l’éclat d’une collection et écrasent de leur voisinage d’excellentes œuvres, même des plus excellents maîtres », disait en 1851, un connaisseur des plus délicats et des plus compétents, M. de Chennevières-Pointel. Je ne sais si l’on ne trouverait pas aujourd’hui qu’il y a dans cet enthousiasme quelque exagération, surtout en ce qui concerne cette supériorité écrasante sur toutes les autres toiles du musée que lui attribue le critique. Simplicité classique du cadre, groupement aisé et naturel des personnages, attitude hiératique, presque encore primitive de la Vierge, de saint Joseph, du prêtre, voilà ce que nous voyons à louer dans le Sposalizio. Si Barbey d’Aurevilly a pu écrire que « le Sposalizio est une chose de premier ordre en art chrétien et qui nous montre combien Raphaël est grand puisqu’il a pu planer sur cela et refaire ce tableau superbe », d’autres, des Caennais surtout, préféreront le Sposalizio du maître à celui du disciple et lui trouveront des attitudes plus simples et plus naturelles. Mais qui ne sait [p. 93] aujourd’hui qu’un audacieux critique a entrepris de souffler sur ces enthousiasmes? il mit en cause l’attribution du Sposalizio au Pérugin, essaya de détruire la légende de Raphaël copiant le tableau du Maître et prétendit enfin que la toile du Musée de Caen était l’œuvre d’un autre élève du Pérugin, le Spagna: loin d’avoir été l’inspiratrice du tableau du Sanzio, elle n’en aurait été au contraire qu’une copie maladroite. Ce n’est pas le lieu de discuter ici cette thèse, la compétence nous ferait défaut. L’œuvre paraît bien de la manière du maître. Peut-être les inscriptions trouvées par M. Ménégoz sur les vêtements des personnages donneront- elles la clef du problème? N’y a-t-il pas quelque ressemblance de type entre le saint Joseph du Sposalizio et le Saint-Jérôme qui se trouve en face?

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Le Pérugin. — Saint-Jérôme.

Arrêtons-nous encore devant une superbe esquisse de la Cène et devant la Descente de Croix, du Tintoret. M. de Chennevières en loue [p. 94] le coloris riche, intense et clair, il en trouve la composition dispersée et romantique et n’a d’admiration que pour la Vierge évanouie qui en compose, à son gré, le plus fort intérêt. Il jugeait toute la peinture religieuse à ce critérium... le sentiment religieux, comme si ces Italiens étaient des primitifs, des gens de foi simple et naïve. C’étaient de grands artistes épris de belles formes, de mouvements justes. Delacroix, passant à Caen, en avait fait une copie au pastel. Qui n’admirera, en effet, les raccourcis superbes, la justesse des attitudes, la vigueur, la souplesse des mouvements de ces corps pliant sous le fardeau qu’ils descendent? Pendant que Delacroix copiait la Descente de Croix, son ami, M. Villot, s’attaquait à la Tentation de saint Antoine de Véronèse. Avec le Pérugin pour lequel il a une admiration respectueuse et où on sent un peu la commande, Barbey n’a vu dans le Musée que la Tentation de saint Antoine, elle le tenta visiblement et il lui a consacré une de ses pages les plus chaudes.

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Photo Neurdein.

Le Tintoret. — La Descente de Croix.

La Judith de Véronèse, une des œuvres puissantes que possède le Musée provient des collections du Roi et très probablement avait figuré auparavant dans celle du malheureux Charles Ier. On attribue au Véronèse les Israélites sortant d’Egypte qui forma jadis le dessus de porte du cabinet de la duchesse de Chartres.

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Photo Neurdein.

David Téniers. — La Fumeuse.

Notons encore l’Ecce homo de Tiepolo, le Coriolan du Guerchin et [p. 95] quelques toiles de l’école espagnole, un Couronnement d’épines, de Ribeira: on y retrouve le génie sombre et tourmenté du maître. Un Saint-Pierre d’un inconnu nous offre une tête singulièrement expressive et pittoresque de vieux pécheur: bouche édentée, veines du cou saillantes et regard plein d’extase.

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Photo Neurdein.

Rubens. — Melchissédec offrant le pain et le vin à Abraham.

L’école flamande, moins nombreuse que l’école italienne, est représentée par quelques bonnes toiles: un superbe portrait de vieille femme de Frans Floris Franc Flore, admirable de réalisme, une Kermesse de Brughel le Vieux, bon spécimen de la manière du maître, un Saint-Sébastien de Denis Calvaert, qui provient de l’église Saint-Pierre. Un Melchissédec offrant le pain et le vin à Abraham est quelquefois désigné sous le titre: Distribution de pain à des soldats. M. de Chennevières donne de bonnes raisons de penser que cette grande composition est bien de Rubens. Les démarches d’Elouis valurent au musée la superbe tête de Mendiant de Jordaens qui est si bien dans les tons du grand peintre, une des plus belles toiles du Musée. On peut aussi admirer quelques-unes des meilleures œuvres de Snyders, de ces trophées de gibiers, oies, chevreuils, lièvres, faisans, où il excelle; deux bonnes [p. 96] toiles de Van der Meulen, esquisses très soignées, dit M. Engerand, des modèles exécutés par les manufactures des Gobelins. La peinture flamande et la peinture hollandaise ont particulièrement souffert du déplorable incendie de 1905 qui leur a fait perdre d’un seul coup: la Fumeuse attribuée à David Téniers, un Paysage de Salomon Ruysdaël, le Portrait de Médecin de Salomon Koning, une Scène d’intérieur de Richard Brackenburgh.

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Photo Neurdein.

Snyders. — Trophée de gibiers.

Philippe de Champaigne est la transition toute naturelle pour passer de l’école flamande à l’école française. S’il ne compte pas ici des œuvres aussi nombreuses qu’à Lille ou à Bruxelles, trois belles toiles et non des moindres y célèbrent son nom. C’est d’abord le Vœu de Louis XIII provenant de Notre-Dame de Paris et qui au point de vue historique a bien son intérêt pour des Normands restés si longtemps attachés à cette procession du 15 août dite du vœu de Louis XIII. La figure du roi est un des beaux portraits de ce maître. Plus froids paraîtront l’Annonciation et la Samaritaine, bons exemples des toiles de sainteté du plus grand peintre qu’ait produit la Renaissance catholique du XVIIe siècle.

Quittons le peintre mystique et ses bleus si caractéristiques et allons contempler les Français. M. de Chennevières se refuse à attribuer à Lebrun le Daniel dans la fosse aux Lions et l’esquisse du Jugement dernier. Quant au Baptême de Jésus-Christ, il a bien été commandé au célèbre peintre du roi vers 1670 par les marguilliers de Saint-Jean; mais un inventaire de cette église 1707 nous apprend que ce n’est qu’une copie retouchée par lui de l’original qui figurait à Saint-Jean d’Amiens. Le Salomon marchant devant l’Arche qu’il fait transporter au Temple n’est point d’Eustache Lesueur, mais d’un Blaise-Nicolas Lesueur qui remporta avec ce tableau un second Prix de peinture au [p. 97] concours de 1745 pour les prix de Rome; une superbe chasse au sanglier de Oudry, plus exactement Une laie et ses marcassins surpris par une meute est signée et datée. L’école française est surtout remarquable par les portraits. Il y a là de Rigaud des œuvres de premier ordre; un tableau représentant un officier général avec son bâton de commandement qu’on a pris longtemps pour un portrait du maréchal de Villerov. Le bâton de commandement du tableau de Caen ne porte pas les fleurs de lys, ce n’est donc pas le portrait d’un maréchal de France. M. Gaétan Guillot a comparé ce portrait à ceux d’Antoine Ier Grimaldi dont la fille épousa un Goyon Matignon, seigneur de Torigni, et au portrait de Versailles qui représente le comte de Toulouse. Rigaud a sans doute peint d’abord celui-ci, puis a transporté dans les trois autres toiles fonds, accessoires et pose. Si belle que soit cette œuvre, son éclat sera toujours effacé par celui que dégage le portrait d’un personnage beaucoup plus modeste, Marie Cadenne, femme du sculpteur Desjardins. Ici, le peintre a déployé toutes les ressources de sa palette. On n’est pas seulement séduit par une physionomie intelligente, plus expressive que belle, mais par une science consommée de la draperie et des couleurs.

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Philippe de Champaigne. — Jésus et la Samaritaine.

[p. 98] S’il y a jamais eu en pointure une école normande, c’est celle des peintres de portraits du XVIIIe siècle. Tournières (1669-1752) ne fait pas mauvaise figure auprès de Rigaud. Un portrait en buste d’une effrayante vérité représente le chancelier Pontchartrain; un portrait du graveur Audran, jolie bouche aux lèvres minces, nous montre une de ces belles têtes d’homme dont la moustache et la barbe ne cachaient point l’expression et que ne déparait point la perruque. Voici maintenant tout une famille de peintres, les Jouvenet et les Restout: de François Jouvenet un portrait du Romain, moine dominicain et architecte célèbre; et de Jean Jouvenet lui-même Apollon et Thètys; d’Eustache Restout une copie d’après le Poussin du Repas chez Simon le Pharisien. Un autre peintre caennais, Blin de Fontenay, a excellé dans les fleurs, comme en témoignent plusieurs tableaux du Musée; mais il était fort capable de peindre un portrait et c’est ce qui permet de lui attribuer la Jeune femme encadrée [p. 99] dans une guirlande de fleurs. Ce tableau est signé de Fontenay. On ne sait trop pourquoi on a voulu lui enlever le portrait de femme pour l’attribuer à Coypel et voir là la maîtresse du Régent, Mme de Parabère. Un peintre caennais, M. Ravenel, croit que ce portrait pourrait bien être celui de Mme de Fontenay elle-même, fille d’un autre peintre de fleurs, Monnoyer. De Robert Lefèvre, peintre bayeusain du XIXe siècle, le Musée possède les Trois Grâces, des portraits, un Christ qui serait mieux à sa place dans une église.

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Rigaud. — Un officier général.

L’école française du XIXe siècle nous offre aussi de très jolies œuvres. Barbey d’Aurevilly a célébré avec enthousiasme Achille jurant de venger la mort de Patrocle, une des plus belles toiles de Gérard, offerte par son neveu, le baron Gérard. Notons le joli Marché du XVIIIe siècle de Ph. Rousseau, une Vache au pâturage de Brascassat, un taureau, esquisse du bon peintre des vaches normandes, Voisard Margerie. Les paysages de la province ont inspiré de belles toiles de Motelay, un clos, les bords de l’Orne; Rame et ses moutons sont devenus populaires. Enfin, un don de Mme Tillaux, femme du fameux médecin, une des gloires du Lycée, a récemment enrichi le Musée d’un beau portrait de Bonnat, œuvre magistrale de ce maître, qui attire déjà vers le Musée de nouveaux visiteurs.

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Blin de Fontenay. — Fleurs et jeune femme.

Il faut faire un sort à des toiles qui n’ont pas une grande valeur artistique, mais qui ont eu le mérite d’être très regardées: le Guillaume le Conquérant et la Bataille d’Hastings de Debon. Ces compositions historiques du genre romantique, sans aucune valeur documentaire et sans grande valeur picturale, sont des pages de notre histoire provinciale, [p. 100] de notre histoire nationale et surtout de l’histoire nationale d’Angleterre. Entre un pèlerinage au tombeau de Guillaume ou au tombeau de Mathilde, une excursion à l’église de Dives. les Anglais viennent contempler la Bataille d’Hastings. Le Guillaume le Conquérant a été transporté dans l’escalier de l’Hôtel de Ville et la Bataille d’Hastings, victime de l’incendie de 1905, pourrait être restaurée d’après une copie de l’excellent peintre caennais, Tesnière. Celui-ci peut être admiré dans les deux genres qu’il a cultivés: une reproduction des sites pittoresques du vieux Caen, l’Abreuvoir des petits murs, et dans ses études marines: Les rochers de Lion. On trouvera encore quelques coins normands, un Boucher et un Vigée-Lebrun récemment authentiqués dans la salle consacrée à la collection Montaran.

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Rousseau. — Un marche au XVIIIe siècle.

La collection donnée par M. Mancel, ouverte le mardi et le dimanche, a son autonomie; elle figure dans une salle spéciale à côté du Musée. Lorsqu’elle se trouvait encore chez son possesseur, elle avait provoqué l’admiration enthousiaste, d’ailleurs légitime, de Barbey d’Aurevilly. Il n’avait pas assez de louanges pour la Vierge attribuée à Van Eyck, qu’il trouvait plus intéressant de donner à Memling dont il rappelait la romanesque et d’ailleurs inexacte légende, pour un portrait d’évêque par le Guide et pour l’esquisse du Martyre de saint Sébastien par Van Dyck. La collection compte des estampes par milliers, des livres d art, des manuscrits du plus haut intérêt. Jamais don plus royal n’a été fait à une cité.

Le colonel Langlois a légué, lui aussi, à la Ville, une importante collection qui a son local distinct au rez-de-chaussée du Pavillon des sociétés savantes.

[p. 101] La sculpture du moyen âge, on ira l’admirer rue de Caumont, au Musée des Antiquaires, situé dans l’ancien collège de l’Université, le collège du Mont qui a été de 1609 à 1762 le collège des Jésuites. Il a recueilli le portail de l’Hôtel-Dieu, quelques façades de maisons du XVIe siècle. Dans l’intérieur nous pouvons contempler, posé sur le sol, le dessus de la porte d’une maison du Vaugueux, une niche qui contenait une Cléopâtre, méconnaissable aujourd’hui, et au-dessus un petit temple rond. Niche et petit temple rappellent tout à fait les lanternons de l’hôtel d’Ecoville. La légende veut que nous ayons ici la maison d’Hector Sohier, c’est bien plutôt celle des Le Prestre qui habitaient au Vaugueux. Dans la même salle, une magnifique cheminée provient d’une maison de la rue Saint-Jean; des cariatides l’encadrent; des cadres successifs, trop compliqués, trop chargés, entourent un bas-relief. Un cavalier d’un beau [p. 102] mouvement perce de sa lance le dragon; dans le lointain on aperçoit les tours d’une ville; une jeune fille s’avance sur un rocher. Il y a de l’allure dans le cheval, de la perspective dans l’ensemble de cette composition. Saint-Georges est un des sujets familiers de la Renaissance. A Florence, Donatello le traite avec l’aisance gracieuse du génie et Michel Colombe, non sans quelque lourdeur, le représente au château de Gaillon.

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Photo Neurdein.

Musée des Antiquaires. — Cheminée du XVIe siècle.

Aux belles pièces que nous venons de signaler, il faut ajouter la célèbre coupe dite de Guillaume le Conquérant qui est en réalité un travail italien du XVe siècle. L’histoire de Caen est encore représentée aux Antiquaires par une toile qui provient du Musée. C’est un souvenir de la soumission de la ville à Louis XIII en 1620: un joli fond nous montre [p. 103] la ville de Caen, telle qu’elle se présentait alors, un peu romantisée peut-être. Le jeune roi porte la robe aux fleurs de lys. A droite, se tiennent le prince de Condé, Gaston d’Orléans, frère du Roy, le duc de Luynes, le comte de la Rochefoucauld, grand aumônier de France, archevêque de Paris, le maréchal de Praslin; à gauche, les députés de la ville de Caen et à leur tête le lieutenant général du bailli, le fils du poète Vauquelin de la Fresnaye, Blondel d’Ungy, Malherbe de Bouillon, procureur du roi, un des parents du poète, le recteur de l’Université, reconnaissable aux massiers qui le précèdent. Notons encore, dans la collection des sceaux, le sceau de l’Université avec la Vierge et de jolis échantillons d’un art industriel local, celui de la dentelle.

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Photo Neurdein.

Lucarne du Musée des Antiquaires.

Voilà pour Caen, mais que d’autres belles choses normandes renferme le musée: l’époque gauloise est représentée par les bracelets du cimetière de Mondeville; l’époque gallo-romaine, par des débris des monuments de Vieux et du temple de Bayeux; l’époque mérovingienne par le merveilleux écrin qui renferme les bijoux d’Airan; la sculpture gothique par des pierres tumulaires, des statuettes, une belle pierre peinte, si curieuse, si naïve, le rétable de Corfontain.

Le musée ne s’est pas borné à l’archéologie normande, il a reçu de M. Lottin de Laval des inscriptions et des bas-reliefs relevés à Babylone et à Persépolis.

Ajoutons que le vieux Saint-Etienne est, lui aussi, une sorte de Musée, puisqu’il renferme quantité de débris intéressants de la sculpture des églises de Caen; là encore on formule le vœu que toutes ces choses soient classées et étiquetées au rez-de-chaussée d’un musée qui renfermerait toutes les collections caennaises et mettrait définitivement à l’abri et en valeur tant de trésors qui contribuent, avec ses monuments, à faire de Caen une ville d’art.


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