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Caen et Bayeux

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HotelThan

Photo Neurdein.

Hôtel de Than.

CHAPITRE IV

L’ART GOTHIQUE ET LA RENAISSANCE (SUITE)


II — LES ÉDIFICES CIVILS

L’habitation privée à Caen. — L’hôtel de Than. — L’hôtel d’Ecoville. — L’hôtel de la Monnaie. — La maison de la rue de Geôle. — Le manoir des Gendarmes.

Il est regrettable qu’il ne se soit pas trouvé quelque antiquaire de loisir, ayant visité beaucoup de vieilles maisons, pénétré dans beaucoup de cours qui ne sont point toutes engageantes, monté beaucoup d’escaliers qui ne sont point tous solides, contemplé le nez en l’air, beaucoup de lucarnes, compulsé, courbé sur des parchemins, beaucoup de titres de propriété qui ne sont pas tous faciles à lire, dépouillé, labeur ingrat, je le sais, les registres du Tabellionnage, pour écrire une histoire de l’habitation privée à Caen. M. de Beaurepaire, dans une notice sur une [p. 53] maison du XVIe siècle à décoration extérieure polychrome, avait donné un très bon modèle de ce genre de monographies, n’a étudié les vieilles maisons qu’au point de vue du blason. L’habitation privée se renouvelle encore plus vite que l’église et, à vrai dire, si même dans cet ordre d’idées nous trouvons quelques constructions anciennes à Caen, ce sont encore des édifices religieux: dans la rue Bicoquet, en face la venelle Saint-Blaise, la porte de l’Aumônerie date du XIIe siècle. Plus tard fut construit rue Neuve-Saint-Jean le manoir épiscopal, enfermé aujourd’hui dans le couvent de Notre-Dame-de-Charité. Ce palais fort ancien doit dater de la fin du XIVe siècle. On y voit les armes de Nicolas du Bosc, évêque de Bayeux à cette époque.

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Photo Neurdein.

Rue Porte-au-Berger.

Si nous passons aux habitations privées, remarquons que beaucoup d’entre elles ont conservé au rez-de-chaussée l’ancienne arcade qui donnait accès dans la boutique. Le XVe et les débuts du XVIe siècle ont vu élever de belles maisons de bois artistement sculptées. On a justement fait remarquer que ce genre de construction se prête admirablement à l’encorbellement des étages les uns sur les autres et sur le rez-de-chaussée. Ainsi, la dimension des pièces est augmentée et le premier étage forme auvent sur un rez-de-chaussée servant de boutique. Cette disposition convient tout à fait à des marchands.

[p. 54] L’une des maisons les plus anciennes est la maison en bois n° 94 de la rue Saint-Jean. La façade de la belle habitation des Quatrans, dans la rue de Geôle, fut élevée avant la domination anglaise, car les Quatrans émigrèrent alors et vendirent leurs biens. C’est encore en bois que l’on construit sous Louis XII les maisons de la rue Saint-Pierre n° 52 et 54, et deux jolies maisons à pignon n° 10 et 12 de la rue Montoir-Poissonnerie que pour quelques traits de leur décoration, on attribue au règne de François Ier.

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Photo Neurdein.

Maison Quatrans. — Façade.

La maison n° 52 de la rue Saint-Pierre, bien connue des touristes, porte les armes des Mabré, bourgeois caennais qui, au cours du XVIe siècle, arrivèrent tous aux fonctions publiques et dont le dernier fut anobli. La place centrale qu’occupe l’archange dans la décoration désigne celui des Mabré pour qui elle a été élevée, Michel, échevin en 1509. Cette maison se compose d’un rez-de-chaussée, de deux étages et d’un pignon superposés avec un léger avancement d’étage en étage sur la rue. Au-dessus des deux portes du rez-de-chaussée, s’étend dans toute la largeur de la façade un poitrail sculpté portant au centre un écusson. Quatre ouvertures donnent la lumière au premier étage. Les montants portent des statuettes au nombre de sept. Saint-Michel terrassant le démon occupe la place centrale; à droite et à gauche des statues de la Vierge, de l’Enfant Jésus, [p. 55] de Saint-Pierre tenant les clefs. Nous sommes encore au règne de Louis XII, la décoration est simplement et naïvement religieuse. Au second étage, il n’y a plus que trois statues. Enfin le pignon, couronné d’un faîtage aigu, laisse apercevoir, plus ou moins ornementées, toutes les pièces de charpente. Ce qui fait la remarquable originalité de cette maison, c’est que sa haute façade paraît revêtue du rez-de-chaussée jusqu’au toit, de carreaux vernissés ou faïences. Ces céramiques pourtant n’étaient pas alors employées à Caen. Ici on a rempli de couches profondes de plâtre les interstices de la bâtisse en bois; on a gravé en creux sur ce plâtre humide les dessins qu’on voulait représenter, puis on a rempli ces creux de pâtes ou de mastics de diverses couleurs. A l’heure [p. 56] actuelle, les rouges et les noirs ont conservé leurs nuances primitives, tandis que les bleus, les verts, les jaunes, ont pris des teintes ternes et passées. Cette décoration polychrome est d’un très joli effet.

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Photo Neurdein.

Maisons de bois de la rue Saint-Pierre.

Pendant la belle époque de la prospérité économique de Caen, au temps de Louis XII et de François Ier, on construisit de belles maisons de pierre. L’une des plus anciennes paraît être celle des Bureau dans la rue Ecuyère, dont la sculpture si remarquable a été malheureusement en partie mutilée.

Vint ensuite l’hôtel de Than. Le plan est celui d’un bel hôtel du XVe siècle: deux corps de logis réunis par un pavillon d’angle. Les fenêtres sont décorées par des salamandres dont l’une se voit aujourd’hui dans la cour du musée des Antiquaires. Ce détail permet de la dater du temps de François Ier.

L’hôtel d’Ecoville a été élevé entre 1535 et 1541 5. Nous nous trouvons ici en présence de l’une des œuvres qui porte le plus profondément le cachet de la Renaissance. Aujourd’hui on ne prête aucune attention à la façade extérieure de l’hôtel. Il faut, pour ainsi dire, être prévenu pour la regarder; mais le tout est morcelé entre quantité de maisons de commerce que la Ville devrait racheter, afin de reconstituer cette merveille d’art dans son ensemble et d’en faire un musée des souvenirs caennais. Pénétrons dans la cour intérieure en passant sous la voûte de la grande porte au tympan de laquelle se trouvait ce que le peuple appelait le Grand Cheval.

Cette belle cour rectangulaire offre la plus pittoresque, la plus variée des décorations. Le pavillon de gauche est d’une construction plus moderne que l’hôtel; dans le pavillon de droite, ce qu’il faut admirer, c’est le parti que l’on a su tirer de l’alternance des ouvertures, des larges baies qui éclairent la salle du logis avec tout un ensemble décoratif qui va du soubassement jusqu’au toit pour s’y terminer par des lucarnes se détachant de la toiture; toute la hauteur de l’édifice, surfaces ou fenêtres, offre matière au génie du sculpteur. Et quelle variété dans cette décoration, variété qui ne tourne pas à la confusion, au-dessus du soubassement, deux grandes niches enfoncées entre des colonnes antiques abritent les statues de David portant la tête de Goliath et de Judith portant celle d’Holopherne; au premier étage, des bas-reliefs reproduisent l’enlèvement d’Europe et Persée délivrant Andromède, sujets [p. 57] mythologiques empruntés peut-être au Songe de Polyphile, traité esthétique et philosophique imprimé à Venise en 1499. Des génies d’une part, des nymphes de l’autre, tiennent les écussons de Nicolas le Valois et de Marie du Val sa seconde femme. Au-dessus de la frise, d’un oculus sort la tête d’un homme qui paraît tenir les bandelettes enroulées autour de ces trophées. Effet saisissant, original, inattendu que cette tête d’homme émergeant de la pierre: on le retrouve au château de Fontaine Henry. Ne trahit-il pas la présence de quelques sculpteurs italiens dans l’atelier des Le Prestre, ou chez ceux-ci une connaissance des édifices de l’Italie du Nord, de la Chartreuse de Pavie par exemple?

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Photo Neurdein.

Hôtel d’Ecoville. — La façade aux statues.

A l’autre façade, il y a encore un grand effet décoratif tiré, cette fois. [p. 58] non des parties pleines, comme à la façade aux statues, mais des ouvertures: à chaque étage, deux larges fenêtres à croisillon sont encadrées par des pilastres. Elles sont surmontées, au second étage, d’une grande lucarne différente de celles de l’autre façade et combien plus belle? A la base des contreforts, deux hommes vêtus à l’antique frappent avec entrain, d’un mouvement rythmique, sur des lamelles; ce sont les Tubalcaïns, inventeurs des sons. Deux pinacles encadrent une petite lucarne placée sur la première, Apollon et Marsyas y concourent. Marsyas joue de la cornemuse; Apollon de la lyre; Marsyas est vaincu: au linteau de la fenêtre, on lit: Marsyas victus obtumescit. Enfin, au sommet de la lucarne, une jeune femme joue du théorbe. Il y a dans [p. 59] toute la décoration de cette fenêtre comme une apothéose de la musique qui fut en grand honneur à l’époque de la Renaissance 6.

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Photo Neurdein.

Hôtel d’Ecoville. — La grande lucarne.

Entre les deux pavillons, une loggia ouverte à deux étages abrite le péristyle et l’escalier. Elle est couronnée d’une double lanterne que l’on compare ambitieusement à celle de Chambord. A la plus grande, un petit temple circulaire abrite un Priape, elle est elle-même surmontée d’une coupole qui est couronnée par un Apollon. L’apollinisme triomphe donc encore ici; mais qui expliquera le Priape et que viennent faire dans cette apothéose de l’apollinisme le cavalier de l’Apocalypse qui se trouvait au-dessus de la porte d’entrée et une scène finement sculptée tirée de la même source que l’on voit au tympan de la jolie porte intérieure du péristyle de l’escalier.

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Photo Neurdein.

Hôtel d’Ecoville. — La lanterne.

Ne simplifions pas trop l’hôtel Ecoville. Nicolle le Valois qui le fit bâtir était un homme d’un esprit ardent, curieux, qui avait beaucoup lu, beaucoup cherché; adepte de la philosophie hermétique, il était en même temps humaniste, alchimiste; administrateur habile d’une colossale fortune, il était fier de sa culture variée, aimait à l’étaler, comme il était fier de ses richesses, de sa noblesse récente. Ses armes brillent aux façades de l’édifice, d’une manière éclatante, bien en vue, bien en [p. 60] lumière. Peut-être aussi y a-t-il dans toute cette décoration un goût pour le symbolisme? il n’est point pour surprendre de la part d’un fervent de l’alchimie, qui est moins une recherche chimique des moyens de faire de l’or, comme le vulgaire se le figure, qu’une recherche profonde de la signification philosophique des choses. Mais avant tout, l’homme, comme son époque, se résume dans ce mot: éclectisme. Et c’est bien aussi ce que l’on retrouve dans le troisième pavillon formant le revers de la façade extérieure. Il n’y a plus là de grands ensembles, mais de jolis détails, des bucrânes, têtes de bœufs décharnées, motif décoratif que l’Italie a mis à la mode, des blasons, des cartouches, des bandelettes.

Éclectisme aussi peut-être dans le choix même des artistes appelés à la décoration de cet édifice. L’œuvre est française et fait honneur à la Renaissance normande et au maître maçon caennais, Blaise Le Prestre qui, certainement, y travailla et en éleva la façade située sur la rue, sinon tout l’édifice 7. Nous avons déjà noté certaines influences italiennes. N’y eut-il pas des Italiens parmi les collaborateurs de Blaise Le Prestre dans son atelier? Le P. Porée a justement rapproché les deux statues de David et de Judith des œuvres d’Antonio Pollajuolo et de Verrochio. Il a fait remarquer l’analogie que présentent les deux socles des statues avec les sarcophages surmontés par des griffes de lion amorties en feuillage que l’on trouve au tombeau des enfants de Charles VIII à Tours, œuvre de Jérôme de Fiesole et de Guillaume Regnault. Le David, avec ses formes allongées, son cou grêle, fait un peu songer au Saint-Georges de Donatello.

Avant de quitter l’hôtel d’Ecoville, pénétrons dans une petite cour voisine qui se trouve à gauche. Au fronton des fenêtres sont sculptées trois têtes de femme, moins remarquables que la sculpture de l’hôtel Le Valois, mais qui témoignent déjà d’une bonne facture. Il y a là comme une première ébauche de l’idée décorative tirée de la tête faisant saillie au-dessus de la lucarne.

L’ensemble des bâtiments qui constituaient l’habitation et on peut dire les magasins de ce grand marchand de blé qu’était Duval de Mondrainville se trouve compris entre les bâtiments qui entourent la cour Le Sens dans la Froide-Rue, le Tripot à blé (café du grand Balcon) et la rue Gémare. La rue de la Monnaie traverse aujourd’hui ces terrains, et on a quelque peine à se représenter l’ensemble des constructions groupées autour d’une [p. 61] cour intérieure qui devait s’étendre largement, entourée de toutes parts de magasins et greniers et dominer des jardins en contre-bas dont on peut encore vers le nord reconnaître la trace.

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Photo Neurdein.

Hôtel d’Ecoville. — Le péristyle.

Duval de Mondrainville a d’abord fait élever ce que l’on appelle l’hôtel de la Monnaie, ce fut véritablement sa demeure d’habitation qu’il commença après la mort de son père en 1531 et termina en 1534. En face, un autre bâtiment moins important que l’on a daté, tantôt de l’époque de Louis XIII, tantôt du XVe siècle, mais que l’on sait être de 1560; les greniers près de la halle au blé furent bâtis en 1561, 1562; enfin une porte près de la halle au blé porte la date de 1534; le casino fut construit en 1549.

L’hôtel de la Monnaie n’est en somme qu’une jolie maison du XVe siècle où ne triomphe pas encore dans toute sa splendeur décorative le style de la Renaissance. C’est la maison d’un marchand cossu, mais modeste, qui ne s’éloigne pas des traditions de simplicité du XVe siècle. Duval avait gardé dans son costume l’austérité des temps de Louis XII louée par le bon De Bras. Il en va ainsi de sa maison. A l’angle, deux tourelles rondes accolées, de dimension inégale; au milieu de la façade, une troisième tourelle à trois pans, surmontée d’une coupole couronnée d’un petit temple comme ceux que l’on éleva plus tard à la lanterne de l’hôtel d’Ecoville. Le temple porte une statuette; un enfant nu s’appuie [p. 62] sur un bouclier. Sur deux des trois faces de cette tourelle, se trouvent à droite et à gauche, deux médaillons représentant une tête d’homme et une tête de femme; sur la face médiane, entre les deux médaillons, cette inscription: Ne vitam silentio praetereant. N’est-il pas permis de voir là les portraits de Duval de Mondrainville et de sa femme Louise de Malherbe? Sur le support de cette tourelle, on pouvait lire autrefois cette pensée très spiritualiste, Cœlum non solum, et qui, coïncidence non remarquée jusqu’alors, est l’épigraphe d’un sonnet italien dans une édition du songe de Polyphile. La toiture est ornée de fenêtres terminées par un fronton dans le centre duquel s’épanouit une large coquille caractéristique du temps. Une longue légende en grandes capitales régnait sur la frise de la corniche de la grosse tourelle, mais il y a soixante ans, elle était déjà trop dégradée pour qu’on pût la lire. A la tourelle du centre, remarquons encore des arabesques, des rinceaux et des vases en ciboire.

Si nous traversons la rue de la Monnaie, c’est-à-dire la cour intérieure de Duval de Mondrainville. que nous déblayions tout cet espace des bâtiments modernes et qu’à la place de l’édifice ruiné, dégradé, lavé par la pluie, nous ressuscitions par la pensée, en attendant une restauration qu’il serait si intéressant d’entreprendre, le casino de Duval de Mondrainville, nous nous trouvons en présence d’un édifice d’un tout autre caractère. Quinze ans ont passé. Duval a été anobli en 1549, il est au faîte de la puissance et au comble de la richesse. Il affirme sa noblesse récente et la prospérité de ses affaires, la faveur royale et la protection divine à laquelle il croit en bon catholique. Il élève « en salut d’envie» à ses contemporains jaloux et ennemis ce pavillon de plaisance. Trois grandes arcades, celle du milieu plus vaste que ses sœurs, séparées par quatre colonnes d’ordre composite, forment le rez-de-chaussée. Au-dessus de ces trois arcades se trouve un attique percé de petites fenêtres jumelles. A l’extrémité de cette façade une tour carrée en saillie contient l’escalier qui monte à l’attique. Une lanterne encore surmonte cet escalier. Une riche lucarne couronne le monument, elle se détache sur un toit énorme, dans le goût du temps. qui donne un caractère français à cette œuvre, mais ne s’accorde guère avec l’aspect antique, italien du casino, avec les larges baies et les pilastres du rez-de-chaussée; l’alliance des deux styles est ici moins heureuse qu’à l’hôtel d’Ecoville. Au milieu du fronton de la lucarne est sculpté l’écusson de Duval de Mondrainville. Dans toute cette bâtisse, il y a comme un rappel des arcs de triomphe. Ce rapprochement que suggère l’édifice, l’une des [p. 63] inscriptions même le souligne: DE SVDORE QVIES ET DE MOERORE VOLUPTAS. Il faut connaître toute la vie si agitée du grand négociant caennais pour comprendre tout le sens d’une autre inscription qui contient cette pensée plus philosophique: QUID OPTES AVT QVID FUGIAS? Au soubassement des quatre pilastres du grand pavillon, on pouvait distinguer jadis les quatre cavaliers de l’Apocalypse que décrit ainsi la légende d’une tapisserie de la cathédrale d’Angers: « Le seigneur sur un cheval blanc, un arc à la main droite; le diable monté sur un cheval noir et armé d’un grand glaive; le seigneur sur un cheval noir avec des balances; la mort sur un cheval pâle. » Ils nous font songer au Grand Cheval qui ornait le tympan de la grande porte de l’hôtel d’Ecoville, et c’est [p. 64] peut-être un argument de plus pour ceux qui rapprochent les deux hôtels, si divers d’ailleurs, et les attribuent à un même architecte, Sohier pour les uns, l’architecte inconnu pour Palustre, et qui serait pour nous Blaise Le Prestre, mais ici il faut reconnaître qu’il n’y a point de texte qui permette d’attribuer formellement aux Le Prestre l’hôtel de Duval de Mondrainville.

HotelMonnaie

Photo Neurdein.

Hôtel de la Monnaie.

C’est encore aux Le Prestre, mais cette fois-ci avec certitude, à Abel Le Prestre, le fils, qu’est due une construction de la rue de Geôle (n° 17) qui paraît à première vue de modeste apparence. La porte et les fenêtres de ses deux étages offrent, ainsi que la maison même, la marque incontestable de la Renaissance caennaise: un encadrement formé de losanges et de ronds alternés. De chaque côté des fenêtres se font face, deux à deux, quatre médaillons: deux têtes d’homme, deux têtes de femme, celles-ci mieux conservées; elles ont dû être finement ciselées. Chaque médaillon est accompagné d’une inscription empruntée aux Triomphes de Pétrarque, que le sculpteur commenta si éloquemment à l’hôtel Bourgtheroulde de Rouen.

PVDICICIA VINCIT AMOREM.
AMOR VINCIT MONDUM.
AMOR VINCIT PUDICIAM.
FAMA VINCIT MORTEM.



Au linteau de la porte, une jolie frise qu’admirait Remy Rosel, architecte de Paris; un singe y joue avec un dauphin, au milieu d’enroulements d’un dessin aussi ferme que ceux qui ornent les balustrades de Saint-Pierre. Cette maison, une tradition l’a appelée la maison des quatre fils Aymon. Elle a aussi passé pour être la demeure de Jean Marot le poète, père de Clément. Elle fut en réalité construite pour le médecin Pierre de Cahaignes, père de l’humaniste et médecin Jacques de Cahaignes qui l’avait acquise vers 1548.

On a justement remarqué l’analogie que présentent ces médaillons avec ceux du manoir des Nollent, plus connu sous le nom de Tour des Gendarmes. Ce sont mêmes inscriptions, mêmes physionomies. Bourgeois du quartier Saint-Pierre où ils ont leur hôtel, les Nollent ont ici leur manoir. C’en est bien un, au sens anglais du mot: une exploitation rurale. Quel en était l’aspect général? Un plan de Caen du XVIIe siècle, aujourd’hui fort rare, accompagné de petits dessins, nous le montre avec quatre tours d’angle, au lieu que l’édifice actuel n’en a que deux. Mais des vestiges de constructions assez importantes se trouvent encore dans la cour du [p. 65] manoir. Avec sa fenêtre grillagée, la grosse tour a un aspect guerrier; deux gendarmes de pierre — ils étaient plus nombreux autrefois — surveillent l’arrivée des navires qui remontent le fleuve. L’Orne venait en effet dans un de ses méandres passer près de la tour. Vauquelin de la Fresnaye errant dans les prairies qui appartenaient à la Trinité s’amusait à les contempler.

Me pourmenant par la belle prairie

Je voy souvent cette gendarmerie

Qui fait la garde en votre beau Calis

Où les soldats ne sont point défaillis

Depuis le temps que les Nolents donnèrent

Charge à ceux-là qui le guet ordonnèrent.


MaisonCahaignesRueGeole

Photo Magron.

Maison de Pierre de Cahaignes. — Rue de Geôle.

[p. 66] Ce qui donne son cachet artistique à cette construction, ce sont les médaillons dont elle est ornée: quinze médaillons à la grosse tour, quatorze sur la courtine, quatre autres encore sur la petite tour et deux sur la maison d’habitation. Ils ont exercé la curiosité des archéologues. Les uns ont cru reconnaître des figures d’empereurs, de personnages historiques. D’autres ont vu là le long développement d’une allégorie amoureuse, commentée par les inscriptions empruntées aux Triomphes de Pétrarque. Aurions-nous ici une série de portraits de famille? Rappelons que des médaillons de ce genre se trouvent au manoir de Saint-Contest qui appartenait aux Nollent, à un tombeau situé dans une des chapelles de Saint-Pierre où les Nollent, paroissiens de cette église, avaient leur sépulture. Il est aussi possible que quelques médaillons soient des reproductions ou des imitations de modèles italiens. Un médaillon beaucoup plus grand que les autres nous présente une tête de femme vue de face; deux hommes vus de profil et un peu plus bas allongent le cou... pour l’embrasser. [p. 67] Autour de ce singulier médaillon, cette inscription plus singulière encore:

C’EST MA
NORICHE ET AMIE

ManoirGensArmes

Photo Neurdein.

Manoir des Gens d’armes.

L’archéologue anglais Ducarel qui avait d’honnêtes explications, voyait là deux hommes saluant poliment une dame. M. Rêver qui avait de l’érudition lut DORICHE pour NORICHE, retrouva sous ce nom une célèbre courtisane de l’antiquité... et s’exclama sur le pédantisme des gens du XVIe siècle. Veut-on une autre explication presque aussi honnête que celle de Ducarel? La dame, qui a l’air bien revêche pour une courtisane, serait la science, la philosophie, l’Alumna, la Mère nourricière, peut-être [p. 68] l’Université, celle de Caen. Girard de Nollent s’y fit immatriculer en l’an 1498, son fils Jean en 1539, un Louis de Nollent en 1547, un Gilles en 1554.


Et des médaillons, des médaillons toujours, nous en trouvons sur la façade d’une maison de la rue Saint-Jean, n° 133. Ce sont deux femmes, l’une de face, l’autre de profil. Les fenêtres étaient jadis ornées d’accolades et de feuillages frisés.

Plus d’une construction de l’époque antérieure a été terminée par la Renaissance. La maison de la rue Segrais dite des Templiers a les caractères du XVe siècle avec sa tourelle d’angle, mais sa grande lucarne à fronton triangulaire avec deux petites lucarnes à couronnement cintré annoncent une date déjà avancée du XVIe siècle. Le manoir Quatrans présente à l’intérieur une belle tour octogonale en pierre. Les fenêtres que l’on aperçoit de la venelle Quatrans portent le caractère de la Renaissance; la date de 1541 se lit sur la tour avec ces mots: Sapientia nostra ab altissimo Fondamentum non est aliud.

Cette inscription religieuse et sentencieuse annonce déjà l’esprit de la Réforme: ceci devait tuer cela.

MaisonQuatransTour

Photo Neurdein.

Maison Quatrans. — La tour.


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