Caen et Bayeux
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Photo Neurdein.
Tapisserie de Bayeux. — Les travaux des champs dans la bordure.
CHAPITRE III
LA TAPISSERIE ET LE MUSÉE
La tapisserie. — Son importance historique et archéologique. — Elle n’est pas l’œuvre de la reine Mathilde, mais a été brodée par des ouvriers anglo-saxons et exécutée pour l’évêque Odon. — Le musée de peinture.
Est-il besoin de justifier ce chapitre dans un livre tel que celui-ci? Sans doute la tapisserie n’est pas une œuvre qui satisfasse notre goût esthétique, mais elle est néanmoins une œuvre d’art décoratif, puisqu’elle était destinée à être exposée dans la cathédrale. Elle faisait donc partie du mobilier si riche du chapitre. L’objet d’un livre de ce genre n’est-il pas précisément, non de servir de guide, au sens exact et matériel de ce mot, mais de préparer un touriste curieux et intelligent à comprendre, à analyser tout ce qu’il pourra voir dans la ville qu’on lui décrit, et aussi à l’initier sommairement à toutes les questions qui se posent en présence des œuvres qu’il rencontre sur son chemin? Or, la tapisserie précisément a une importance qui s’affirme chaque jour davantage: non seulement elle a été, elle est depuis deux siècles l’objet de très nombreuses études, mais elle a donné lieu depuis quelques années à de nombreuses controverses.
La tapisserie est d’abord un document de premier ordre pour l’histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands qui, à Caen ou à [p. 141] Bayeux, se rappelle à notre attention à propos de tant de monuments. Elle a une valeur capitale, au point de vue archéologique: l’histoire du costume, de l’armement, l’histoire de la civilisation si étudiée en Allemagne et qui commence à l’être aussi en France n’ont pas de base plus précieuse ni plus sûre. On sait que le costume et l’armement ne nous sont connus d’habitude que par des textes insuffisants, peu faciles à interpréter, ou par des figurations sur des sceaux, qu’il ne nous reste guère de peintures murales de cette époque qui ne connaît pas encore l’art du verrier. Et ici, dans une longue série de scènes qui se déroulent sur 70 mètres de longueur, 50 centimètres de hauteur, nous avons 623 personnages complètement habillés ou armés, 202 chevaux, 52 chiens, 505 autres animaux, 37 bâtiments, etc. Cette statistique peut paraître minutieuse; elle est due au grand historien danois Steenstrup qui n’a pas craint d’entrer dans ces détails pour montrer toute l’importance de la tapisserie. Et voilà même, pour le dire en passant, une indication sur l’intérêt qui s’attache à la Tapisserie, puisqu’en dehors de la France qui la possède, de l’Angleterre qui la regarde comme un monument de son histoire, un savant danois, le plus grand historien de ce pays, lui consacre un travail destiné à servir de guide au visiteur dans le musée du château de Frédériksborg où se trouve une reproduction de notre Tapisserie.
C’est en réalité, comme le dit le plus ancien inventaire du chapitre de Bayeux qui le mentionne « une telle à broderie de ymages et escriptaulx ». Très exactement, c’est une broderie qui, par une série de tableaux accompagnés d’inscriptions assez laconiques, mais suffisamment claires, le plus souvent du moins, retrace toute l’histoire de la conquête depuis ses origines jusqu’à la déroute de l’armée anglo-saxonne à Hastings: le départ d’Harold, son voyage en Ponthieu et en Normandie, sa participation à l’expédition de Bretagne; puis viennent son serment, son retour en Angleterre, la mort d’Edouard, le couronnement d’Harold, les préparatifs maritimes et militaires de la conquête par Guillaume, le débarquement à Pevensey et la bataille d’Hastings ou de Senlac; en tout, 79 tableaux se font suite, quelquefois séparés les uns des autres par un détail ornemental, un arbre généralement. Ils sont encadrés par une double bordure qui contient des scènes fantastiques, des représentations de la vie ordinaire: labour, chasse, des illustrations bien sommaires de tables d’Esope, des scènes trop libres pour nos yeux qu’une théorie récente a eu la singulière idée d’attribuer aux archéologues qui ont restauré la Tapisserie au commencement du XIXe siècle! Quand on arrive à la bataille [p. 142] même, le sujet du cadre principal déborde sur la partie inférieure où sont rejetés les tués et les blessés. Cette dernière partie de la broderie paraît effacée. On a quelquefois pensé qu’elle avait été inachevée; il faut se rappeler qu’on a pu la détériorer en la pendant ou la dépendant quand on l’exposait le jour de la Saint-Jean et qu’elle a bien failli être détruite pendant la Révolution, ayant été destinée un instant à servir de bâche pour les vivres. Les inscriptions sont nettes, mais présentent parfois certaines particularités d’orthographe ou de formes de lettres sur lesquelles il faut insister. Disons que caballi pour equi indique évidemment des gens plus au courant du latin populaire que du latin classique, des ouvriers d’église plutôt que des princesses. Ceastra pour castra est une graphie anglo-saxonne, de même le g avec la consonnance hic, Wilgelmus pour Willelmus. Bagias pour Bavias, Gyrd pour Gurth (père de Harold) y = u; enfin on y trouve l’emploi fréquent du « thorn letter » anglo-saxon. Voilà des indications qui laissent deviner des ouvriers anglo-saxons et on sait combien la broderie était en honneur en Angleterre avant la conquête.
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Tapisserie de Bayeux. — Tracé d’un camp à Hastings.
Mais ces remarques vont contre la tradition recueillie au XVIIIe siècle qui voulait que la tapisserie fût l’œuvre de la reine Mathilde et de ses suivantes. Cette tradition est relativement récente; si elle avait eu alors cours à Bayeux, l’inventaire de 1471 n’aurait pas manqué de l’appeler tapisserie de la reine Mathilde; il note seulement qu’elle « fait représentation du conquest d’Angleterre ». D’autres fois elle est mentionnée sous le nom de telle de Guillaume, telle de la Saint-Jean.
[p. 143] Maintenant, qui a commandé la Tapisserie à ces ouvriers? La question est liée à celle de la date même de l’œuvre. Et c’est précisément là ce qui a été le plus discuté et ce qui a le plus d’importance. En effet, si la Tapisserie est contemporaine de Guillaume, elle acquiert comme source narrative ou descriptive une importance décisive; il faut la placer à côté, au-dessus même des meilleurs récits contemporains en prose ou en vers que nous ayons de cet événement.
Résumons la controverse: les uns, s’appuyant sur ce fait que dans la légende se trouve le mot Franci pour désigner l’armée normande, veulent que la Tapisserie soit postérieure à la conquête de la Normandie par le roi de France, Philippe-Auguste en 1204; elle serait donc du XIIIe siècle, mais le mot Franci était employé couramment pour désigner les Normands par les Anglo-Saxons; les autres ont attribué la Tapisserie à l’empress Mathilde, la fille d’Henri Ier, la petite-fille de Guillaume, devenue impératrice d’Allemagne, mais n’ont apporté aucune preuve à l’appui de cette assertion qui n’a aucune espèce de fondement. Cette thèse a été récemment rajeunie par M. Marignan. Il a dit que la Tapisserie, si elle datait du XIe siècle, aurait disparu dans le grand incendie de 1105 qui a détruit une partie des monuments de Bayeux et la cathédrale, mais le récit que nous avons de cet incendie nous montre qu’il n’a été que partiel: donc le mobilier put être sauvé; elle aurait disparu dans l’incendie qui aurait eu lieu en 1160, mais nous avons vu que cet incendie n’était rien moins que certain, rien ne s’oppose à ce qu’elle soit antérieure au XIIe siècle, voire même à l’incendie de 1105.
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Tapisserie de Bayeux. — Le siège de Dinan.
[p. 144] La Tapisserie dit encore M. Marignan aurait eu un modèle littéraire; elle serait la reproduction en images du célèbre Roman de Rou que Wace, clerc de l’abbaye aux Hommes, écrivit vers 1170 à la gloire des ducs de Normandie. Mais il y a de nombreuses différences entre les deux récits; par exemple, l’expédition d’Harold et de Guillaume en Bretagne est décrite par la Tapisserie avec ces épisodes si caractéristiques, si pittoresques, si précis: l’armée s’enlise dans les sables mouvants autour du mont Saint-Michel, les chevaux glissent, Harold porte un camarade sur ses épaules; on assiste aux sièges de Dol, Dinan et Rennes: or tout cela n’est guère connu avec tout ce détail que par la Tapisserie et ne se trouve point dans le Roman de Rou. S’il y a des ressemblances entre les deux sources, ce sont celles qui s’imposent entre deux récits d’un même événement où il y aura toujours des points communs. Wace, dit-on encore, n’a pas cité la Tapisserie de Bayeux, donc il ne l’a pas connue, donc elle n’existait pas de son temps. Mais Wace, qui habitait Caen, a pu ne pas la connaître, et surtout, il a pu la connaître et ne pas la citer; un historien de ce temps-là n’a pas la préoccupation de citer ses sources.
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Tapisserie de Bayeux. — Avant la bataille.
Enfin, tous les détails de costume et d’armement qui se trouvent dans la Tapisserie sont du XIIe et non du XIIIe siècle. Il est incontestable en effet, qu’un artiste du moyen âge qui représente des scènes d’un événement historique ne fait pas de couleur locale. Toute représentation médiévale des épisodes de la vie du Christ nous montre les personnages en costumes de bourgeois du temps. Donc le costume, les détails de l’armement permettront de dater le monument. Mais précisément, en [p. 145] appliquant cette méthode, M. Steenstrup et M. Travers ont daté la Tapisserie du XIe siècle. Le haubert, cette longue cotte de mailles qui enferme le chevalier normand jusqu’au genou est du XIe siècle, et de même le casque à nasal. Les Normands de la Tapisserie ont tous le visage glabre, les cheveux ras, la nuque dégagée, alors qu’Harold et les Anglo-Saxons portent la moustache. Nous savons précisément qu’à Hastings, le visage rasé des Normands étonna les Anglo-Saxons, à ce point qu’un de leurs éclaireurs vint annoncer l’arrivée en Angleterre d’une armée de prêtres. Cette coutume normande de ne porter ni barbe, ni moustache, ni cheveux longs, est bien du XIe siècle et contemporaine du temps de Guillaume; elle disparaissait même avant la fin du siècle, puisque le chroniqueur Orderic Vital, par exemple, fait un crime à Guillaume le Roux, fils et successeur du Conquérant, d’avoir introduit à sa cour l’usage de la barbe et des cheveux longs. La cotte de mailles dont sont armés les chevaliers normands se voit sur des sceaux de Guillaume le Conquérant et de Guillaume le Roux, conservés au British Museum et aux Archives Nationales. Enfin, les monuments représentés sur la Tapisserie sont bien des monuments du XIe siècle. L’église de Westminster nous apparaît avec tous les caractères du roman: arcades à plein cintre, tour sur la croix du transept; or, nous savons précisément qu’Edouard le Confesseur avait fait venir des artistes de Normandie pour bâtir cette église où il fut inhumé. Ainsi architecture, costume, art militaire, tout concorde à dater la Tapisserie, non du XIIe siècle, mais du XIe.
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Tapisserie de Bayeux. — Le repas et le conseil avant la bataille.
Maintenant que nous en savons la date, qui la fit exécuter? L’examen des caractères nous a révélé une main-d’œuvre anglo-saxonne, on y voit [p. 146] figurer certains personnages que les sources narratives ne mentionnent point, tels que Wadard, que Vital; Guillaume interroge celui-ci avant la bataille pour lui demander s’il aperçoit l’armée anglaise. Ce sont là des personnages qu’un contemporain qui les avait connus pouvait seul avoir intérêt à désigner, à représenter, car ils ne sont pas célèbres. Ils ne sont pas inventés néanmoins. Wadard apparaît dans le Doomsday book comme un homme de l’évêque de Bayeux; Vital, dans le Livre Noir de l’église de Bayeux comme possédant à Caen des maisons du domaine épiscopal. Ce sont là des gens de l’évêque. Et Odon lui-même bénit le repas pris sur le sol anglais avant la bataille. C’est lui qui se tient à la droite de Guillaume pendant le conseil qui la précède, lui que l’on voit dans la mêlée avec le bâton de commandement à la main. Rien d’étonnant qu’il ait fait travailler des ouvriers anglo-saxons, puisque son frère le récompensa des grands services qu’il lui avait rendus pendant la conquête en lui donnant le comté de Kent où fleurissait l’art de la broderie.
C’est donc bien à tous égards la Tapisserie du Conquest d’Angleterre, comme disait l’inventaire de 1476. Son étude est inséparable de celle de l’histoire de Guillaume, inséparable aussi de Bayeux et de sa cathédrale. Elle s’impose à l’attention des touristes normands et anglais, réunis aujourd’hui par l’entente cordiale, qui peuvent se rappeler avec intérêt, qu’oubliée pendant des siècles, retrouvée au XVIIIe siècle à la suite de recherches demandées par l’intendant Foucault, menacée de disparaître sous la Révolution, elle joua un rôle politique en 1804, lorsque Napoléon la fit venir à Paris au moment où il préparait le débarquement en Angleterre, pour montrer au peuple la possibilité d’une telle conquête.
Elle n’a plus heureusement aujourd’hui qu’un intérêt historique et archéologique que nous nous sommes efforcé de préciser. La bibliothèque où elle est exposée renferme aussi de remarquables spécimens de la dentelle de Bayeux.
Dans l’ancien palais de l’évêque, en face le tribunal, se trouve le musée de peinture. Le nombre de ses toiles est restreint, même en y joignant la collection Gérard qui lui a été récemment léguée par le petit-neveu de l’illustre peintre du premier Empire. Encore y a-t-il, soit dans cette collection, soit dans l’ancien fonds du musée, quelques toiles remarquables. Citons un peu au hasard dans la collection Gérard, une marine, un retour de pêche à Concarneau du bon peintre normand Legoult-Gérard, un superbe Brascassat, un taureau dans l’herbage; du même peintre, un joli paysage. Le musée est surtout consacré aux œuvres [p. 147] locales, notamment à un peintre de l’Empire, Robert Lefèvre, qui eut l’honneur de peindre Napoléon en costume impérial. De M. Tesnière qui s’est si vivement inspiré des anciens aspects du vieux Caen, notons une vue du port prise il y a un demi-siècle.
Le musée renferme aussi quelques classiques; on est surpris autant que charmé d’y trouver un portrait d’Anne de Montmorency attribué à Clouet, avec les trois couleurs qui forment le fonds de sa palette, le noir du costume, le blanc de la collerette, le rouge brique du visage; le connétable apparaît dans cette petite toile telle que l’histoire se le représente: dur, entêté et médiocrement intelligent. On attribue à Philippe de Champaigne le curieux portrait d’un inconnu, simple bourgeois ou petit gentilhomme. Le sujet, à vrai dire, est encore religieux par la physionomie du modèle, un vieillard aux traits creusés, au visage ascétique, chagrin, sombre, d’un homme préoccupé de l’au-delà, vraie figure contemporaine de la contre-réforme catholique, sœur de la Réforme, qui fit de ces bons vivants du XVIe siècle de dévots membres de quelque tiers-ordre, ou de quelque confrérie du Saint-Sacrement.
Pour ces quelques toiles, le musée de Bayeux mérite véritablement d’être visité et n’est pas indigne d’une ville d’art.
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La Bibliothèque où est conservée la Tapisserie.
NOTES
1 H. Prentout. Introduction à l’histoire de Caen. 1903.
2 Pour plus de détails sur ces maîtres ignorés jusqu’alors et dont l’histoire avait été défigurée par Palustre, voir H. Prentout. Les Le Prestre, maçons caennais et les monmuents de la Renaissance. Bulletin de la Société des Beaux-Arts de Caen, années 1905 et 1908.
3 Notes et études sur les églises de Saint-Pierre de Caen et de Notre-Dame-de-Froide-Rue. Caen, 1875, in-8°.
4 Voir H. Prentout. Le reliquaire de Notre-Dame-de-Froide-Rue à Caen et quelques notes sur cette église. Caen, 1909, in-8°.
5 Voir H. Prentout. L’hôtel d’Ecoville. — Musées et Monuments de France, 1907, n° 1.
6 Sur cette fenêtre et le débat entre Apollon et Marsyas, voir R. Schneider dans Musées et Monuments de France, 1917, n° 2.
7 Voir sur cette question H. Prentout. Les Le Prestre, maçons caennais et les monuments de la Renaissance. Bulletin de la Société des Beaux-Arts de Caen, 1905 et 1908 et Congrès archéologique de Caen.