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Caen et Bayeux

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ChateauPorteSecours

Photo Neurdein.

Le Château. — La Porte-de-Secours.

CHAPITRE II

L’ART ROMAN ET LES DÉBUTS DU GOTHIQUE

Les origines. — La ville de Guillaume. — Les murs et le château. — L’abbaye aux Dames: la Trinité et l’Hôtel-Dieu. — L’abbaye aux Hommes: Saint-Etienne et le Lycée. — Saint-Gilles. — Saint-Nicolas. — Saint-Michel de Vaucelles.

Dans la vallée inférieure de l’Orne, au point où se fait sentir la marée, au centre d’une région naturelle, la Basse-Normandie, au point de rencontre de régions diverses par les productions agricoles, Bessin, Plaine de Caen, Bocage et Cinglais, une ville devait naître, port et marché. Les escarpements du calcaire de Caen qui dominent les tourbes où se rencontrent l’Odon et l’Orne se prêtaient à l’établissement de l’homme: peut-être leurs cavernes lui fournirent-elles un premier abri avant qu’il tirât les éléments de sa demeure des carrières qui ont fait la fortune de la ville. Aux époques préhistoriques, tout autour de l’endroit où Caen devait s’élever, on retrouve des traces de l’habitat humain qui correspondent aux diverses phases de la croissance de l’humanité.

[p. 10] La ville gallo-romaine de la région fut Vieux, la cité des Viducasses. S’il faut rejeter impitoyablement, au nom de la critique, toutes les prétendues mentions de Caen dans l’histoire avant le premier quart du XIe siècle, en pleine époque normande, ce n’est pas à dire que Caen n’existât pas auparavant. On lui attribue même, aujourd’hui, une antiquité très reculée, puisqu’on admet l’étymologie celtique proposée par M. Joret, qui fait dériver Caen de Catumagos, par les étapes Catomus, Cadomus, analogues à celles par lesquelles Rouen dérive de Rotomagos; mais nous ne trouvons pied sur le terrain solide de l’histoire qu’au début du XIe siècle. Dans quatre chartes des ducs Richard II et Richard III, entre 1020 et 1027, Caen apparaît comme une ville de quelque étendue, avec des églises, des moulins, une foire, un port, des vignobles, des prés. C’est, sans doute, une agglomération de hameaux juxtaposés: à l’est, Calix, encore aujourd’hui faubourg de Caen; au centre, Darnétal, quartier de Saint-Pierre et Gémare, avec leurs moulins; enfin, à l’ouest de la ville, Villers.

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Photo Neurdein.

Les Petits Murs, tableau de M. Tesnière au musée de Caen.

Il ne reste aucune trace à l’heure actuelle des édifices de ce temps. Les plus anciens monuments qui aient subsisté ont été élevés à l’époque de Guillaume, au moment où se créait et où fleurissait l’art roman. C’est ce duc qui de l’agglomération rurale a dégagé la ville; par des [p. 11] murailles tracées autour du grand Bourg il le sépara des quartiers où allaient se fonder l’Abbaye aux Hommes et l’Abbaye aux Dames. De ces murailles, il ne reste rien aujourd’hui; la partie que l’on montre sous le nom de murs de Guillaume, près de Saint-Etienne le Vieux, a été reconstruite après la prise de Caen par Edouard III, en 1346; alors les guerres ont forcé à modifier le tracé de cette enceinte, on l’a rapprochée de la ville en même temps qu’on la renforçait. Ces murailles, le XVIIIe siècle en a commencé la démolition, et sur leurs fossés, il a créé des boulevards; on en peut relever quelques fragments le long des avenues Saint-Julien, Saint-Manvieu. Il y a cinquante ans, les petits murs existaient encore le long de la petite Orne couverte aujourd’hui par le boulevard Saint-Pierre. Le pinceau de M. Tesnière nous en a conservé le souvenir dans une toile du musée de Caen. La tour Le Roy, récemment restaurée, qui se dresse aujourd’hui sur le même boulevard rappelle seule cette deuxième enceinte du grand bourg.

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Photo Neurdein.

La tour Le Roy et le clocher de Saint-Pierre.

Guillaume, pour défendre la ville, éleva sur la falaise qui la domine le château que devait achever son fils Henri Ier. Le château actuel qui renferme les casernes n’est plus guère connu du public que par la Porte-de-Secours ou Porte-aux-Champs qui a conservé ses mâchicoulis, mais dont les quatre tours formant avant-corps ont été rasées. Avec son [p. 12] enceinte flanquée de tours pittoresques qui dominent la rue de Geôle, le quartier Saint-Pierre, le Vaugueux et la campagne, il donne l’impression de ce qu’étaient ces immenses places de guerre de l’époque normande. Il étonne encore aujourd’hui par ses dimensions considérables, et on comprend que le vieil annaliste caennais De Bras ait pu affirmer qu’il y a « plusieurs villes en France qui sont moindres que ce château comme Corbeil et Montferrand ». Cette immense cour, où selon le même témoignage, cinq mille hommes pouvaient manœuvrer à l’aise, contenait tout un quartier de la ville: nombre de maisons, une église paroissiale, des chapelles, des bâtiments qui eurent une haute importance historique. L’église Saint-Georges a conservé de l’époque romane un mur couronné de modillons bizarres, comme on en voit dans beaucoup d’églises rurales de la plaine de Caen, à Saint-Contest, par exemple, à Thury-Harcourt. Sa porte appartient au gothique flamboyant. A l’intérieur, on saisit le passage du gothique à l’art de la Renaissance et on remarque certaines dispositions propres aux charpentiers anglais; elle a été achevée au commencement du XVIe siècle sous les Silly, baillis de Caen et gouverneurs du château dont les armes se voient à une clef de voûte.

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Photo Neurdein.

Le château. — Vue d’ensemble.

Dans la même cour, près de l’enceinte, un autre bâtiment plus modeste encore passera inaperçu aux yeux de tout visiteur non prévenu. Cet édifice servait de lieu de réunion à l’Echiquier de Normandie, il date des premiers temps du roman, ainsi que le montrent son pignon plat et sa porte surmontée d’un arc en plein cintre à bâtons brisés.

[p. 13] Il faut bien convenir que le château a perdu une grande partie de son intérêt depuis qu’a été abattu pendant la Révolution le donjon colossal d’Henri Ier. Il se composait d’une tour carrée, comme on les élevait aux premiers temps de l’architecture féodale, « d’une admirable grosseur et hauteur, dit De Bras, circuye de fortes murailles, et aux coings quatre grosses et hautes tours rondes à plate-forme à plusieurs estages que l’on a nommées l’une le Cheval blanc, l’autre le Cheval noir, la tierce le Cheval rouge et la quarte le Cheval grix ». Les vieux plans de Caen, une gravure du XVIIIe siècle, nous donnent le « portrait » de ce donjon qui devait avoir grand air et compléter heureusement au point de vue pittoresque, les tours de la Trinité et celles de Saint-Etienne.

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Photo Neurdein.

L’Echiquier.

C’était aussi une forteresse que l’abbaye aux Dames: elle en avait, elle en a encore le robuste aspect. On pénétrait dans les bâtiments abbatiaux par une porte fortifiée à mâchicoulis qui a disparu au XIXe siècle, laissant vide une immense place sans caractère. Les gravures de Jolimont, du Caen démoli de M. Lavalley nous en ont seules gardé l’image. La Trinité eut ses défenseurs, son capitaine: ce ne fut rien moins au XIVe siècle que Du Guesclin. Les hommes du faubourg étaient tenus d’y [p. 14] faire le guet. Longtemps l’abbesse conserva certains privilèges militaires; ne donnait-elle pas au XVIIIe siècle, à certain jour, le mot d’ordre au major du château.

Pourtant, la vieille abbaye, fièrement campée sur la colline, avait toute autre destination, dans la pensée de sa fondatrice, que d’être forteresse; c’est à des jeunes filles de la noblesse normande qu’elle devait servir de refuge et d’abri. On sait à quel événement il faut attribuer la création des deux abbayes: Guillaume et Mathilde les ont élevées dans un sentiment de pénitence pour se réconcilier avec l’Église et la cour de Rome qui avait interdit leur mariage. A l’abbaye aux Dames les travaux commencés peut-être vers 1059, étaient assez avancés en 1066 pour que l’on pût procéder à la consécration, quelques semaines avant le départ de Guillaume et la conquête de l’Angleterre. Quand Mathilde mourut en 1083, elle fut inhumée dans le chœur: l’édifice était alors à peu près achevé au moins dans sa première forme.

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Photo Neurdein.

Les remparts du château et le clocher de Saint-Pierre.

Quel en fut l’architecte? Aucun texte ne permet de le nommer avec certitude, mais n’est-il pas légitime de supposer que ce fut Gondulf, ce moine du Vexin que Lanfranc avait amené avec lui de l’abbaye du Bec; devenu plus tard évêque de Rochester, il a reconstruit la cathédrale de cette ville, élevé le plus ancien donjon que possède l’Angleterre, celui de [p. 15] West-Malling, contribué peut-être aux travaux de la Tour de Londres. N’aura-t-il pas été le conducteur de l’œuvre de la Trinité pendant son séjour à Caen? Hypothèse plausible, si on songe qu’il y fit entrer sa mère comme religieuse.

Le plan de l’église de la Trinité est bien simple: une façade flanquée de deux tours, une nef avec deux collatéraux, un transept nettement marqué avec deux absidioles, un chœur qui se termine par une abside en hémicycle surmontant une crypte. A première vue, l’édifice a, en outre, ce mérite, rare en tout pays, rare surtout à Caen, d’offrir une grande homogénéité: c’est une belle basilique romane. Qu’on y regarde de plus près, on se rendra compte que la nef a reçu des voûtes sexpartites qui ne lui étaient pas primitivement destinées, que le chœur est postérieur à l’abside, qu’au XIIIe siècle enfin, on a ajouté au croisillon sud du transept une chapelle gothique, que les absidioles du pavillon nord ont été refaites à l’époque moderne.

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Photo Neurdein.

L’abbaye aux Dames. — Vue d’ensemble.

On entre aujourd’hui à la Trinité par un grand portail flanqué de deux portails latéraux qui s’ouvrent sous les tours. Primitivement, on y avait accès par un porche latéral sous le clocher sud dont on peut encore du dehors reconnaître la disposition. Par deux grands arcs en plein cintre [p. 16] décorés extérieurement d’ornements géométriques. les clochers communiquent avec la travée d’avant-nef. Deux faits semblent bien montrer les remaniements qu’a subis de bonne heure l’édifice: les murs des collatéraux ne sont pas parallèles à la direction des piliers, les ouvertures ménagées dans les collatéraux ne correspondent pas avec le tracé des arcs de la nef. Les collatéraux ont encore leurs voûtes d’arêtes qui accentuent l’air antique de l’édifice. Le transept a un caractère sévère que ne parvient pas à égayer la jolie chapelle du XIIIe siècle du croisillon nord.

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Photo Neurdein.

Façade de la Trinité.

Le chœur a été élevé postérieurement à la crypte, il repose sur les solides assises qu’elle lui fournit. Séparé en deux travées, il est éclairé par des fenêtres en plein cintre, larges et hautes.

L’abside est rarement visitée, et c’est dommage; c’est la partie la plus remarquable de l’édifice, une des plus jolies choses, une des plus originales que possède Caen, tant par sa disposition générale que par sa décoration sculpturale. Divisée en cinq travées, elle présente d’abord une arcature, puis les fenêtres du rez-de-chaussée et un deuxième rang de fenêtres. A l’intérieur, deux étages de colonnes isolées correspondent avec les fenêtres, laissant entre les murs deux passages ou galeries formant ainsi un faux déambulatoire des plus singuliers. C’est dans cette partie de l’édifice que la sculpture romane a fait des merveilles; elle est en général assez peu développée dans l’art normand, mais à la [p. 17] Trinité, on en peut saisir, pour ainsi dire, révolution et les progrès. Dans les parties basses de la nef, les plus anciennes, nous avons un chapiteau à volutes séparées par une sorte de console; dans les parties hautes, apparaît quelquefois le chapiteau à godron si caractéristique de la Normandie, quelques entrelacs, des têtes d’animaux; dans l’abside et le chœur, de très riches chapiteaux sculptés représentent ici deux chimères ailées s’affrontant, là, des cigognes becquetant une grenouille. L’éléphant même a pénétré jusqu’ici, mais il a perdu sa [p. 18] trompe, preuve que le sculpteur n’avait jamais vu cet animal et copiait peut-être de mémoire quelque ivoire oriental. C’est l’Orient en effet qui a inspiré toute cette décoration si fantaisiste. Comment s’est fait cet apport? Il n’est pas aisé de le déterminer, mais le fait est certain. Oui ne sait aujourd’hui que les relations du Levant avec l’Occident sont bien antérieures aux croisades. Ne datent-elles pas de Charlemagne et d’Haroun-al-Raschid? On a quelquefois établi des rapprochements entre les sculptures romanes de Caen et de Bayeux et l’art indou, on a même dit chinois ou cambodgien. Des rapports entre des faits si lointains surprennent à première vue l’esprit qui ne voit pas les étapes intermédiaires; mais certaines étoffes des Perses Sassanides figurent constamment, et c’est tout naturel dans ce pays, les deux principes du bien et du mal et les symbolisent sous la forme de deux oiseaux affrontés à l’arbre de vie. Les Musulmans d’Asie et d’Afrique ont copié ces représentations sans les comprendre et ont supprimé l’arbre de vie, comme l’ont fait après eux les sculpteurs de la Trinité, et M. de Jolimont n’était pas si loin de la vérité lorsqu’il voyait dans les chapiteaux de l’abbaye aux Dames toute une figuration morale: ce sont bien des symboles dont le sens s’est perdu en route. Rappelons en passant que Robert Courte-Heuse, fils de Guillaume, revenant de la première croisade, rapporta à sa sœur Cécile, alors abbesse, des objets du plus haut prix, tel l’étendard du fameux émir de Mossoul, Kerbogha. Ceci se passait vers 1100: or, c’est précisément l’époque que les archéologues assignent à la reconstruction du chœur et de l’abside.

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Photo Neurdein.

La Trinité. — La nef et le chœur.

Ne quittons point le chœur sans parler du tombeau de Mathilde, fondatrice de l’abbaye. Ce tombeau a une histoire; il a été démoli par les protestants en 1562. L’abbesse Anne de Montmorency recueillit les restes de Mathilde et, au XVIIIe siècle une autre abbesse, Gabrielle de Froulay de Tessé, fit réédifier le monument qui fut de nouveau détruit en 1793 et enfin restauré en 1819. Une inscription placée à l’est relate cette restauration; treize vers latins que De Bras avait copiés se développent sur les quatre côtés du marbre.

La crypte est antérieure au chœur: seize piliers disposés sur quatre rangs supportent la maçonnerie: les chapiteaux ont des volutes et des consoles comme ceux de la nef, l’un d’eux présente trois figures grossièrement ébauchées sur chacune de ses faces de façon à donner en tout huit personnages, dont l’un a des ailes et porte la croix.

L’église, malheureusement coupée aujourd’hui en deux ou trois tronçons à l’intérieur, et dont la perspective ne peut plus être saisie que de [p. 19] l’abside a conservé au dehors une fière apparence; elle dresse au-dessus de la ville sa courte abside demi-circulaire, son transept à pans droits dont les colonnettes très simples encadrent les ouvertures et que surmonte une tour carrée, massive, qui ne mérite point cependant l’épithète bizarre et grotesque que lui décerne un conteur du XVIe siècle; sa nef romane peu élevée, ses bas côtés renforcés de contreforts et enfin les deux tours de son portail terminées par deux plates-formes. Furent-elles autrefois couronnées, elles aussi, de flèches telles que l’éminent architecte restaurateur de l’abbaye, Ruprich Robert les a restituées dans son grand ouvrage sur l’architecture normande?

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Photo Neurdein.

Crypte de la Trinité.

Au portail, un bas-relief moderne de style roman dont le modèle supérieur à la copie se trouve au musée des Antiquaires, figure la Trinité.

Lors de sa fondation, les deux souverains donnèrent à l’abbaye de grands biens situés à Caen même, à Gémare, dans le faubourg de Calix et à Ouistreham et aussi dans le Cotentin; plus tard, elle reçut des domaines situés en Angleterre. Mais ils firent davantage: une de leurs filles, Cécile, devint religieuse de cette abbaye et elle succéda à la première abbesse, Mathilde, que l’on avait appelée du monastère de Préaux. L’exemple donné par les fondateurs fut suivi; d’autres seigneurs y envoyèrent leurs filles; ce fut de tout temps un très aristocratique [p. 20] couvent; les plus grands noms de France se relèvent dans la liste de ses abbesses; au moyen âge, une Mathilde d’Angleterre, fille d’Henri III, une Adèle, fille d’Edouard Ier; au XVIe siècle, deux des filles du connétable de Montmorency, une sœur du roi de Navarre; plus tard, une Belzunce. L’abbaye semble avoir été un véritable centre littéraire; on y faisait des vers latins: l’existence n’y fut jamais triste. Les bâtiments dominant la ville étaient dans un site riant; n’est-ce pas du labyrinthe situé dans le parc, que l’on a la plus belle vue sur Caen? Les religieuses, d’ailleurs, n’y étaient pas confinées. Ouistreham était une sorte de demeure de plaisance pour les abbesses; quelquefois aussi, au moyen âge, elles partaient de ce port pour aller visiter leurs possessions d’Angleterre. Le sévère archevêque Eudes Rigaud y trouvait au XIIIe siècle soixante-quinze religieuses et peu de discipline; l’esprit de la Réforme y pénétra au XVIe siècle, celui des philosophes au XVIIIe. Charlotte Corday, si peu chrétienne, y avait fait ses études. Tel fut ce célèbre monastère. Il inspire aujourd’hui des pensées plus graves; les bâtiments abbatiaux, reconstruits au XVIIIe siècle, sur le plan du P. de la Tremblaye, religieux de l’ordre de saint Benoit, sont devenus l’Hôtel-Dieu. Il y a encore un parc magnifique dont la voûte abritait cette année même le cortège et l’immense foule venus pour assister à l’inauguration du nouvel hôpital.

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Photo Neurdein.

La Trinité. — Vue d’ensemble.

[p. 21] L’église de l’abbaye aux Hommes dédiée à Saint-Etienne présente un plan tout aussi simple que celui de l’abbaye aux Dames, mais elle n’a pas le même caractère d’homogénéité, d’ailleurs relative: ici comme là, l’art gothique a achevé ce qu’avait commencé l’art roman, mais il y est entré pour une part beaucoup plus considérable. La durée des travaux semble avoir été extrêmement longue, comme il arrive toujours pour des édifices de grande étendue: or, la basilique de Saint-Etienne est un des plus grands monuments religieux de France, dépassant en longueur et la cathédrale de Bayeux et celle de Paris. Nous n’avons pas de textes pouvant fournir des dates exactes ou nous n’en avons que bien peu; l’examen archéologique ne peut permettre que des approximations, surtout dans un édifice qui offre autant de problèmes et d’aussi difficiles que celui-là. C’est en 1063 et non en 1066 que Guillaume appela Lanfranc de l’abbaye du Bec à Caen, ce n’est donc qu’à partir de ce moment que les travaux ont pu commencer; en 1077, ils étaient assez avancés pour que le même Lanfranc devenu archevêque de Canterbury pût, en présence [p. 22] du roi, de la reine Mathilde, d’un grand concours d’évêques, procéder à la consécration de la basilique. En 1087, Guillaume était enterré dans le chœur; mais au XIIIe siècle toute cette partie de l’édifice fut refaite. Le chœur actuel a été attribué par un des historiens de Caen à Simon de Trévières qui fut abbé de 1316 à 1344, on le date généralement de la première moitié du XIIIe siècle; au XIVe appartient la grande chapelle qui s’ouvre sur le collatéral sud. Les tours du portail sont du XIIe siècle, les flèches du XIIIe. En 1562, l’église fut pillée par les protestants; en 1503, Montgomery, commandant à Caen pour Coligny, enleva tous les plombs qui la recouvraient et la laissa ainsi ouverte à tous vents; en 1566, une mesure maladroite ordonnée par le sénéchal de l’abbaye, Jean le Goullu, amena la chute de la tour du transept. L’église était à peu près ruinée, et tout culte y fut suspendu jusqu’aux premières années du XVIIe siècle. En 1601, la destruction du rond-point des chapelles avait été ordonnée; les démarches actives du prieur Jean de Baillache empêchèrent ce désastre. C’est à son talent qu’on doit la restauration de l’édifice qu’il mena avec une intelligence, rare alors, de l’art du passé.

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Photo Neurdein.

L’abbaye aux Hommes. — L’abside de Saint-Etienne.

Quel a été le premier architecte? Nous ne savons. On a contesté le goût pour les constructions du premier abbé de l’abbaye aux Hommes, Lanfranc; mais c’est par suite d’un contre-sens sur les textes qui le concernent; il est certain que partout où il a passé, au Bec, à Caen, à Canterbury, son administration a été signalée par de grands travaux; ce qui ne veut pas dire cependant qu’il ait eu des talents d’architecte; peut-être eut-il recours ici aux connaissances de ce moine Gondulph qu’il avait amené du Bec et dont nous avons parlé à propos de la Trinité.

Faut-il expliquer par une imitation du plan lombard certaines particularités de cette église? : « Il n’est pas du tout certain que le plan de l’abbaye aux Hommes, ait été emprunté, comme le croyait Ruprich-Robert, aux églises lombardes de Saint-Ambroise de Milan ou à Saint-Michel de Pavie. » Ces édifices sont vraisemblablement postérieurs à la basilique de Caen 1. Le nom de l’architecte du chœur nous a été conservé par une inscription gravée en lettres gothiques à l’extérieur du chevet, sur le mur de la chapelle de la Vierge. à l’extérieur du chevet, sur le mur de la chapelle de la Vierge.

GVILLELMVS | JACET : HIC | PETRARVM | SVMMVS | IN | ARTE

ISTE | NOVVM | PERFECIT | OPVS | DET | PRIEMIA | CHRISTVS : AMEN

[p. 23] L’édifice donne une impression grandiose que Trébutien a bien exprimée et rendue. « L’architecte, dédaignant l’ornement, n’a visé qu’à la grandeur, et il a fait une œuvre sublime dans sa nudité. On admire une heureuse disposition des lignes, une savante combinaison des vides et des masses; les proportions du vaisseau sont vastes, les voûtes ont de l’élévation. » L’œil et l’esprit ne sont nullement choqués par ce chœur gothique venant terminer et comme éclairer cette église romane. S’il y a contraste, il n’y a point heurt, d’abord parce que la nef elle-même n’est [p. 24] romane qu’en partie, ensuite parce que la décoration du chœur ne comporte pas toute l’exubérance des époques postérieures.

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Photo Magron.

Saint-Etienne. — La nef et le chœur.

L’avant-travée est aujourd’hui garnie par de belles orgues: la nef avec ses huit travées est surtout remarquable par l’alternance des piliers, l’un faible, l’autre fort: ce dernier porte une colonne appliquée contre un pilastre plus large formant saillie de chaque côté. Les voûtes sexpartites qui recouvrent aujourd’hui la nef de la basilique avaient-elles été conçues dès le plan primitif? Il y a là matière à discussion pour les archéologues et à l’heure actuelle, le problème paraît insoluble.

La nef comporte trois étages; des arcades élevées s’ouvrent sur les tribunes. Au-dessus, il y a par demi-travée une grande baie cintrée, flanquée alternativement à droite ou à gauche d’une petite baie qui donne sur la galerie de circulation. Les collatéraux sont voûtés d’ogive et portent des tribunes d’où on peut étudier le problème de la construction des voûtes. Les croisillons du transept sont également couverts de deux croisées d’ogives: une tribune qui était nécessaire pour aborder le deuxième étage des absidioles s’ouvrant sur le transept dans l’ancien plan, joint aujourd’hui les tribunes du déambulatoire à celles des collatéraux et permet ainsi de faire le tour de la basilique; de saisissantes perspectives s’offrent ici au visiteur.

Le chœur de Saint-Etienne très vaste est éminemment propre à la majesté des offices du culte dans une grande abbaye ayant un nombreux personnel. Il présente une baie en tiers-point; au-dessus une baie en plein-cintre, s’ouvrant sur les tribunes, abrite deux fenêtres en lancette éclairées en arrière par une rosace.

Sur le déambulatoire donnent quinze chapelles qui ont conservé leurs anciens autels; l’une de ces chapelles, la première à droite, sert de sacristie; on y trouve trois tableaux anciens: le Denier de César, l’Education de la Vierge, le Martyre de saint Laurent et un portrait de Guillaume le Conquérant, copié en 1708 sur une peinture murale qui avait été faite lors de l’exhumation de Guillaume en 1522. La date de la peinture primitive explique que le roi soit représenté avec le costume d’Henri VIII.

Le chœur a un mobilier très artistique qui date de la fin du XVIe siècle et du XVIIIe et qui remplace les trésors pillés par les protestants: ce sont d’abord de fort jolies stalles, au nombre de cinquante-huit, dues à un menuisier caennais Lefebvre, elles représentent surtout des enfants dans les attitudes les plus variées. Au XVIIIe siècle, le fameux Coysevox fournit les anges adorateurs du maître-autel et Michel Fréville, [p. 25] fondé de pouvoirs de l’abbaye, acheta du maître orfèvre parisien Hervieu la garniture de ce maître-autel, la plaque, six chandeliers, le tabernacle et la croix; l’administration révolutionnaire considérant que c’étaient là des chefs-d’œuvre les employa fort ingénieusement pour le culte de l’Être suprême.

Le chœur de l’abbaye aux Hommes renferme les restes de Guillaume: malgré les protestations d’un bourgeois de Caen nommé Asselin, qui réclamait l’emplacement de la sépulture, il reposa en paix jusqu’en 1522; l’abbé eut alors la fantaisie de l’exhumer; en 1562, son tombeau fut profané et ses ossements dispersés. Dom Bailhache le fit réédifier en 1642, mais un siècle après, les religieux eux-mêmes, pour la commodité de leurs offices, reléguèrent le tombeau au pied de la première marche du chœur. La dalle de marbre qui recouvrait les ossements de Guillaume fut détruite en 1793 et restaurée en 1802, sous l’administration du général Dugua, préfet du Calvados. Les Martigny qui ont été au XVIe siècle évêques de Castres et abbés de Saint-Etienne avaient fait élever leurs tombeaux dans la basilique. Ces œuvres, qui étaient très [p. 26] probablement italiennes, ont été détruites par les protestants. Dans le transept la magnifique horloge qui date de 1735 occupe toute la tribune du croisillon nord, ses boiseries richement sculptées sont dues à Poche; la chaire est une œuvre du XVIIe siècle, les orgues du XVIIIe siècle dues à trois facteurs de Rouen nommés Lefebvre, sont supportées par deux figures colossales, copies des cariatides de Puget, qui ornent l’Hôtel de Ville de Toulon. Si l’église a de belles orgues récentes, inaugurées par Guilmant en 1885, ses tours renferment des cloches de fabrication moderne d’une grande puissance; les jours de fête, la voix ample et grave de Saint-Etienne se fait entendre, comme c’est justice, au-dessus des carillons de toutes les autres églises.

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Photo Magron.

Saint-Etienne. — Les tribunes.

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Photo Magron.

L’abbaye aux Hommes. — Le cloître. Cour d’honneur du Lycée.

[p. 27] Au dehors, les clochetons de l’abside forment une première couronne autour du chœur. La tour centrale du transept est maintenant décapitée; au XVIe siècle elle lançait sa flèche au-dessus de celles des deux tours qui encadrent le portail.

On a récemment satisfait au vœu depuis longtemps émis par les archéologues: une percée a permis de pénétrer jusqu’au palais de Guillaume et, d’autre part, dégagé le portail de Saint-Etienne qu’il est enfin possible de contempler avec le recul nécessaire. Ce portail est nu, ses trois portes sont simplement ornées de ces lacs géométriques caractéristiques du roman; d’étroites fenêtres en plein cintre rompent seules la monotonie de la façade.

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Photo Neurdein.

L’École normale d’institutrices.

Les deux tours jumelles, qui dominent si bien le sévère édifice, sont romanes à la base, les flèches qui les surmontent, dissemblables par la disposition de leurs huit fillettes, se dressent audacieusement à une hauteur de 67 mètres et s’aperçoivent de toute la plaine de Caen. Avec l’abside de Saint-Pierre, mais dans un genre bien différent, elles constituent peut-être les deux chefs-d’œuvre artistiques de la ville.

Comme l’abbaye aux Dames, l’abbaye aux Hommes fut aussi une forteresse. Close de murailles sans doute dès les premiers temps de son histoire, elle s’entoura, après la prise de Caen en 1346, d’une véritable [p. 28] enceinte fortifiée avec des tours basses que représente fort bien le plan gravé par Etienne à la fin du XVIIe siècle. On en peut voir encore une partie vers l’Odon.

Le palais de Guillaume est devenu l’École normale; c’est un édifice gothique, bien postérieur à Guillaume par conséquent. La Salle des Gardes du duc, qui date du XIVe siècle, a servi de lieu de réunion à l’Echiquier de cette époque; elle est surtout célèbre par son carrelage.

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Photo des Monuments historiques.

Saint-Nicolas. — Le porche.


Dès le XIe siècle, les abbayes elles-mêmes ont fondé pour les paroissiens qui venaient se grouper dans leurs bourgs, Bourg-l’Abbé autour de l’abbaye aux Hommes, Bourg-l’Abbesse autour de l’abbaye aux Dames, [p. 29] deux églises paroissiales. Celle du Bourg-l’Abbesse, Saint-Gilles, commencée en 1082, ne conserve à peu près rien aujourd’hui de l’édifice primitif; sa nef même date du XIIIe siècle. Saint-Nicolas au contraire a eu cette rare bonne fortune d’être terminée en quelques années et de nous être parvenue à peu près sous son ancien aspect. Saint-Nicolas est surtout remarquable par sa façade qui a été comparée à celle de Saint-Etienne et Saint-Nicolas de Bari par son joli porche roman, un des modèles du genre, par son chevet si singulièrement coiffé, ainsi que les absidioles qui donnaient sur le transept comme dans les primitives absidioles de la Trinité ou de l’abbaye aux Hommes, d’un bonnet conique qui est aujourd’hui beaucoup plus élevé que le toit primitif.

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Photo Neurdein.

Saint-Michel-de-Vaucelles.

[p. 30] Enfin, de l’époque romane, date également l’église primitive de Saint-Michel de Vaucelles. On peut relever dans le chœur certaines traces de l’église ancienne, un beau clocher roman du XVIIe siècle à trois étages avec flèche de pierre est le plus ancien des clochers caennais.

Une petite chapelle dite église Sainte-Paix fut élevée probablement après 1061, époque à laquelle le duc Guillaume avait réuni tous les barons à Vaucelles pour leur faire jurer sur les reliques qu’il avait pu rassembler la Paix ou Trêve de Dieu. Ce petit édifice roman a été dévasté par les protestants en 1562; une partie de l’abside subsiste encore derrière l’usine à gaz. M. de Jolimont en avait fait faire une esquisse dans le goût romantique du temps. Enfin les planches de Ducarel nous montrent un autre bâtiment roman, aujourd’hui disparu, l’hôpital de Saint-Thomas l’Abattu, élevé sans doute à une époque postérieure.


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