Dans la Haute-Gambie : $b Voyage d'exploration scientifique, 1891-1892
CHAPITRE VII
Mac-Carthy. — Situation géographique. — Notice historique. — Description géographique. — Aspect général. — Hydrologie. — Orographie. — Constitution géologique du sol. — Climatologie. — Flore. — Productions du sol ; cultures. — Faune. — Animaux domestiques. — Le Protopterus ou Mudfisch des Anglais, ou Schlammfisch des Allemands, ou poisson de vase. — Ethnographie ; populations. — Organisation politique et administration. — Conclusions.
L’île de Mac-Carthy, que les indigènes désignent sous le nom de « Yan-Yan-M’Bouré », est située au milieu du fleuve « Gambie ». Si, partant de Bathurst, on remonte le fleuve, on la trouve à environ 200 milles de l’embouchure. Sa position serait à peu près par 17° 7′ de longitude ouest et 13° 33′ de latitude Nord. Sa plus grande longueur mesurée de l’Est à l’Ouest est de 10 kilomètres environ et sa plus grande largeur, évaluée du Nord au Sud, est de 6 kilomètres. Sa superficie serait à peu près de 53 kilomètres carrés. Sa forme est à peu de chose près celle d’une ellipse dont le grand axe serait orienté Est-Ouest.
Les deux bras du fleuve qui l’enserrent ont une largeur inégale et le bras Nord est de beaucoup le plus important. Il est aussi plus accessible à la navigation que celui du Sud. C’est, du reste, sur sa rive que se trouvent tous les établissements commerciaux de l’île. Au Nord, Mac-Carthy est voisine du Niani. Au Nord-Est, dans ce même pays, et non loin de la rive droite du fleuve, se trouvent, à une quarantaine de kilomètres environ, les ruines du village de Pisania, point de départ choisi par Mungo-Park, lors de son premier voyage en 1796. Au Sud, nous trouvons, en face, sur la rive gauche du fleuve, le Guimara, et, environ à une centaine de kilomètres à l’est, le Kantora où se trouvait autrefois le fameux marché de Kantor, que certains historiens Portuguais citent comme un centre commercial aussi important que pouvait l’être jadis Tombouctou.
Il y a près de trois siècles que Mac-Carthy est connue des Européens. En 1618, Thompson la visita. Parti de l’embouchure de la Gambie, il remonta le fleuve jusqu’au Tenda, reconnut, par conséquent, cette île et se disposait à poursuivre sa route jusqu’à Tombouctou, lorsqu’il fut massacré par les indigènes. Deux années plus tard, Jobson y aborda de nouveau, et, en 1796, Mungo-Park y séjourna. Depuis cette époque de nombreux voyageurs l’ont visitée ; mais c’est au commencement du siècle seulement que les Anglais comprirent son importance et s’y installèrent définitivement.
Description géographique ; aspect général. — Mac-Carthy, dans sa partie moyenne, a absolument l’aspect que présentent nos rivières du Sud. La végétation y est puissante et les végétaux que l’on y trouve acquièrent des dimensions énormes. Les parties Est et Ouest sont plus tristes. On n’y trouve, en effet, que des marais où croissent de nombreuses plantes aquatiques et des Cypéracées gigantesques. Les arbres y sont rares. On peut cependant encore y remarquer de beaux échantillons de palmiers rôniers. En résumé, on peut dire que Mac-Carthy appartient à cette zone de transition que l’on trouve entre les steppes du Sénégal et du Soudan et les régions tropicales du Sud.
Hydrologie. — On ne rencontre dans l’île ni marigots ni rivières. Pendant l’hivernage, il existe parfois, surtout quand la crue du fleuve est très prononcée, une sorte de petit cours d’eau qui, dirigé du Nord au Sud, fait communiquer les deux bras du fleuve. Il est à peu près situé vers la partie médiane de l’île, et ne coule guère que pendant deux ou trois mois au plus. Dans les parties Est et Ouest sont de grands marais qui les rendent absolument inhabitables.
Pour les usages domestiques, on ne fait guère emploi que de l’eau du fleuve, qui, bien filtrée, est loin d’être mauvaise. On trouve aussi, dans les deux villages qui s’y sont construits, quelques puits ; mais l’eau qu’on en retire contient une grande quantité de matières terreuses, qui, surtout pendant l’hivernage, la rendent impropre à la consommation. La masse d’eau souterraine est peu profonde, ce qui se comprend aisément, l’île étant peu élevée au-dessus du fleuve. On la trouve à environ 3m50 de profondeur.
Orographie. — Il n’y a pas trace de collines, le terrain est absolument plat, sauf dans la partie moyenne, où la ville est construite sur une sorte de croupe élevée de 1m50 au plus au-dessus des terrains environnants.
Constitution géologique du sol. — Le sous-sol de l’île de Mac-Carthy appartient tout entier aux terrains de formation secondaire. Les roches qu’on y rencontre, grès, quartz simples ou ferrugineux, conglomérats à gangue silico-argileuse ne permettent pas d’en douter. Cette ossature est recouverte dans les parties Est et Ouest, d’une épaisse couche d’argiles compactes qui forment le fond des marais. Dans la partie centrale et aux environs de Boraba, c’est de la latérite formée par la désagrégation des roches cristallines. Aux environs de la ville commerciale, la roche se montre à nu et l’on peut y remarquer de beaux échantillons de grès, quartz et quelques schistes lamelleux. Cette dernière roche est cependant assez rare. Les rives de l’île sont couvertes d’alluvions anciennes et récentes qui s’étendent à environ 150 mètres vers l’intérieur. Elles sont bien plus abondantes sur la rive Nord et sur la rive Sud. Il résulte, du reste, des observations qui ont été faites, que, chaque année, cette rive empiète sur le fleuve, tandis qu’au Sud c’est, au contraire, la Gambie qui s’avance de plus en plus dans les terres.
Climatologie. — De ce que nous venons de dire de la situation géographique, de l’hydrologie et de la constitution géologique du sol de l’île de Mac-Carthy, nous pouvons aisément conclure ce que doit être son climat. Sa longitude et sa latitude la placent naturellement dans les climats chauds par excellence. La température y est naturellement élevée, surtout pendant la saison chaude. Pendant l’hivernage, au contraire, le thermomètre n’y monte jamais bien haut. Il ne dépasse guère trente à trente-deux degrés centigrades. Mais l’atmosphère y est absolument saturée d’humidité et d’électricité. Aussi cette saison y est-elle des plus pénibles à supporter, et c’est à cette époque de l’année que les Européens y sont le plus éprouvés. L’hivernage y est précoce et les premières pluies apparaissent au commencement de mai. Elles sont toujours très abondantes et durent jusqu’au mois de novembre. Les vents de Sud-Ouest règnent pendant toute cette saison. Durant la période sèche, au contraire, de novembre à mai, soufflent les vents brûlants d’Est et de Nord-Est. A cette époque, le rayonnement nocturne est tel que, pendant les mois de novembre, décembre et janvier, il n’est pas rare de voir le thermomètre descendre parfois jusqu’à dix degrés et même au-dessous. On comprend combien de semblables variations sont pernicieuses à la santé. De plus la constitution géologique du sol contribue puissamment à augmenter l’insalubrité de l’île. Les marais des parties Est et Ouest, l’imperméabilité du sous-sol qui ne permet pas aux eaux de s’écouler en font un des coins les plus malsains du globe. C’est ce que dans sa sollicitude pour ses employés, la Compagnie française a bien compris. Aussi a-t-elle décidé que ses agents de Mac-Carthy iraient chaque année se retremper à Bathurst et éliminer au bord de la mer le poison qu’ils y absorbent. Grâce à cette mesure et à un grand confortable, ils peuvent sans trop souffrir y résider plusieurs années.
Flore. — Productions du sol. — Cultures. — La flore de Mac-Carthy est peu variée ; mais, par contre, les essences botaniques que l’on y rencontre, s’y développent rapidement et y acquièrent des dimensions que, seuls, peuvent atteindre les végétaux propres aux régions tropicales. Les végétaux les plus communs sont : le caïl-cédrat (Khaya Senegalensis A. de Juss.), le tamarinier (Tamarindus indica Lin.), le baobab (Adansonia digitata Lin.), le fromager (Bombax ceiba Lin.), le rônier (Borassus flabelliformis Lin.), le n’taba (Sterculia cordifolia Cav.), enfin une grande variété de ficus et de légumineuses. Mais, nous le répétons, ces végétaux, vu l’exiguité de l’île, y sont en minime quantité. On ne les trouve guère que dans la partie centrale. A l’Est et à l’Ouest, à part le rônier, ils sont relativement rares.
Il y a peu de champs cultivés. Le sol se prête peu à la culture. On ne trouve des lougans qu’aux environs des villages, encore sont-ils de peu d’étendue. Un peu de mil et de maïs, et voilà tout. Par contre, chaque habitant possède autour de son habitation de petits jardinets où sont cultivés avec grand succès, tabac, courges, calebasses, tomates indigènes, patates douces, manioc. Les papayers, citronniers, goyaviers, bananiers s’y sont très bien acclimatés et y sont cultivés avec grand succès. Dans les régions Est et Ouest se trouvent de belles rizières. Enfin, chaque factorerie, ainsi que les fonctionnaires, possèdent de beaux jardins où l’on récolte quelques légumes d’Europe, choux, salades, radis, oignons, etc., qui font les délices de ceux que leurs affaires ou leurs fonctions forcent à résider dans le pays.
Faune, animaux domestiques. — La faune est des plus pauvres. Quelques rares singes, venus là on ne sait pourquoi, quelques pigeons, tourterelles, bécassines et perdrix grises, une grande variété d’oiseaux de toutes sortes, au plumage varié. Pas d’animaux nuisibles ; mais, par contre, une quantité énorme de moustiques, surtout pendant l’hivernage. Quelques rares serpents non venimeux et une grande variété de lézards. Le fleuve est très riche en poissons dont les espèces sont excessivement nombreuses. Quelques-unes sont excellentes et constituent une ressource précieuse pour la table. Mais, par contre, il est absolument infesté de caïmans. Il en est qui sont réellement énormes et qui deviennent un véritable danger pour les baigneurs. Aussi ne s’y plonge-t-on jamais. Les hippopotames s’y montrent aussi fréquemment ; mais ils habitent de préférence les marigots voisins.
Parmi les animaux domestiques nous citerons particulièrement les chiens, chèvres, moutons, poulets, canards. Les bœufs viennent surtout de la terre ferme, selon les besoins de l’alimentation. Les chevaux y vivent difficilement. Pendant le séjour que nous y avons fait, nous n’en avons vu que trois, celui du gouverneur et deux autres qui appartenaient à la Compagnie française.
Le Protopterus annectens, ou Mudfisch des Anglais, ou Schlammfisch des Allemands, ou poisson de vase. — Nous serions incomplets si nous ne mentionnions pas ici cette espèce de poisson si bizarre, qui se niche dans la vase du fleuve et des marigots avoisinants et qui peut pendant plusieurs mois vivre en dehors de tout liquide, à l’air libre. C’est le Protopterus ou poisson de vase que les Anglais désignent sous le nom de Mudfisch, les Allemands Schlammfisch. Par sa constitution et ses mœurs, il se distingue des poissons proprement dits et forme pour ainsi dire un ordre particulier intermédiaire entre les poissons et les batraciens. Nous verrons plus loin qu’il a en effet des caractères communs à ces deux classes.
On le trouve dans la plupart des cours d’eau de l’Afrique occidentale, surtout dans la région comprise entre les 5e et 13e degrés de latitude nord. Il affectionne particulièrement les marigots dans lesquels le courant est peu prononcé. On le rencontre également dans les grands fleuves, principalement dans les parties où le courant se fait peu sentir. La Mellacorée, la Casamance et la Gambie, ainsi que les marigots qui en dépendent, sont les fleuves qui en renferment le plus. Il est très commun aux environs de Mac-Carthy et à l’embouchure du Sandougou et du marigot de Countiao.
Grâce à l’obligeance de MM. les agents de la Compagnie française, j’ai pu en expédier en France plusieurs caisses et examiner attentivement ce curieux animal. Mon excellent ami, M. le lieutenant Tête, de l’infanterie de marine, et M. le Dr Bonnefoy, médecin de 2e classe de la marine, ont pu également l’observer. Ils ont bien voulu me communiquer leurs notes à son sujet. Elles m’ont été d’un précieux secours pour rédiger ce qui suit et pour compléter l’étude rapide que j’en avais faite[17].
Les Protopterus appartiennent à l’ordre des Dipneustes dipneumones. La peau est écailleuse, — cinq branchies tripinnatifides — deux poumons aréolaires, dilatés en avant, rétrécis en arrière, où ils atteignent le cloaque ; ils communiquent par une courte trachée membraneuse, avec le dehors, au moyen d’une glotte s’ouvrant dans le plancher du pharynx ; cœur à ventricule simple, oreillette simple ; appareil génital femelle plus semblable à celui des batraciens qu’à celui des poissons. Au lieu de nageoires, quatre extrémités irrégulièrement cylindriques, longues de cinq à dix centimètres ; les deux antérieures prennent naissance à l’extrémité postérieure de la tête ; les deux postérieures s’étendent à la naissance d’une queue lancéolée. — La couleur de la peau est gris brun, sale. Elle est semée de taches sombres. Le squelette est cartilagineux, sauf la tête, qui est seule ossifiée. La colonne vertébrale est formée d’une tige cylindrique, subcartilagineuse, revêtue d’une gaîne fibreuse et d’une série de pièces neurales disposées en toit au-dessus de la moelle épinière. Ces pièces sont soudées entre elles, sur la ligne médiane, où elles portent une apophyse épineuse styliforme. L’articulation de la tête est effectuée par un seul condyle.
Pendant l’hivernage, ces sortes de poissons vivent dans la vase, au fond des marais, des marigots et du fleuve. Ils se nourrissent de petits poissons et autres animaux aquatiques. Quand les marais commencent à se dessécher, ils font un trou dans la vase molle et y fixent leur demeure. Là, le poisson de vase se replie en deux par une demi-révolution sur lui-même, et la queue vient recouvrir la tête comme un bonnet. A ce moment, les glandes de la peau sécrètent un liquide gluant qui se dessèche et forme une enveloppe imperméable, membraneuse, couleur feuille-morte, et laissant seulement à nu l’ouverture de la bouche. L’animal tombe alors dans une sorte de léthargie qui va durer pendant toute la saison sèche. Il n’en sortira que pendant l’hivernage suivant, lorsque les pluies auront détrempé le sol.
Le moment propice pour s’en emparer est l’époque pendant laquelle il est plongé dans son sommeil léthargique, c’est-à-dire du mois de novembre au mois de juin. Il faut alors découper autour de son nid une motte de vase de la grosseur d’un beau melon, en ayant bien soin de ne pas toucher à ses parois. Cette motte de terre sèche rapidement, devient compacte et très dure. On peut la conserver ainsi pendant sept ou huit mois à l’air libre sans que l’animal en souffre. Il est facile de s’en assurer en examinant de temps en temps la petite ouverture qui y est ménagée pour la bouche. Tant qu’on y constatera la présence de cette partie du corps, le poisson sera vivant. Si elle manque et si le trou apparaît béant, il sera mort. En effet, dès qu’il a cessé de vivre, la tête retombe au bord du nid et l’orifice buccal n’est plus apparent. Il suffit de plonger la motte de vase en entier dans l’eau pendant quarante-huit heures environ pour voir l’animal reprendre toute sa vitalité.
Il ne vit que dans l’eau douce, à une température de 12 à 25 degrés, au plus. L’eau saumâtre lui est funeste, surtout quand elle est très chargée de chlorure de sodium. On ne le trouve, pour ainsi dire jamais dans les marais salants et à l’embouchure des fleuves. Il est inconnu dans le Sénégal, la Falémé, le Niger et le Tankisso.
Le meilleur procédé pour l’expédition en Europe, est d’emballer les mottes dans de la paille bien sèche, paille de riz ou de Fonio, ou à défaut dans des feuilles exemptes de toute humidité. La caisse où on les mettra doit être solide, à couvercle grillagé et percée partout de trous nombreux, de façon à laisser librement circuler l’air. Les Protopterus ainsi expédiés sont arrivés en parfait état en France. M. le professeur Vaillant, au Muséum d’Histoire Naturelle, à Paris, et M. le Dr Heckel, professeur à la Faculté des Sciences de Marseille, ont pu réussir à les conserver. J’ai appris dernièrement que M. le Dr Burckhardt, de Berlin, était en train de faire également des essais d’élevage à l’aquarium de cette ville. Jusqu’à présent, je ne connais pas encore les résultats obtenus dans ce sens.
Ethnographie ; populations. — Relativement à son étendue, Mac-Carthy est peu peuplée. Il n’y a pas plus de quinze cents habitants, soit environ vingt-cinq par kilomètre carré. On n’y trouve que deux centres de population : George-Town et Boraba.
George-Town (1,200 habitants), est située vers la partie centrale de l’île, sur sa côte Nord. Sa population se compose d’éléments les plus divers ; un seul Européen, deux au plus, agents de la Compagnie française, des mulâtres anglais venus de Bathurst et de Sierra-Leone, des Ouolofs, des Malinkés, des Akous de Sierra-Leone et quelques Toucouleurs. De tous ces peuples, les Malinkés ou Mandingues sont indigènes ; les autres n’y sont qu’importés et n’y sont venus qu’à la suite des commerçants qui les emploient, ou pour y faire eux-mêmes du commerce à leurs risques et périls.
La ville par elle-même se compose de deux parties, l’une construite en pierres ; c’est la ville commerciale ; l’autre construite à la mode indigène, c’est la ville noire.
Les constructions sont peu nombreuses dans la ville commerciale. On n’y trouve guère que la factorerie française, la factorerie anglaise, l’église protestante, quelques magasins et enfin la demeure du gouverneur. De toutes ces constructions, la factorerie française est de beaucoup la mieux comprise et la plus confortable. C’est une vaste maison construite avec galeries et vérandahs, appropriée aux pays chauds et où l’on reçoit un accueil charmant et une large hospitalité. D’immenses magasins en dépendent, et l’on y trouve toutes les installations que nécessite le commerce tout particulier de ces régions. La factorerie anglaise est moins confortable. La résidence du gouverneur est un pavillon carré, construit en pierres avec rez-de-chaussée et étage. Il est à galeries et à arcades. Jusqu’à ce jour, il était assez mal entretenu. Le gouverneur actuel, M. Syrett, y faisait faire de grandes et utiles réparations pendant le séjour que nous avons fait à Mac-Carthy.
George-Town a dû être autrefois un centre de population et de commerce bien plus important qu’il ne l’est aujourd’hui. On peut s’en faire une idée par les ruines que l’on y rencontre à chaque pas : ruines de l’ancien palais de justice, de l’hôpital, de casernes, de maisons particulières, toutes constructions faites à grands frais avec la pierre ferrugineuse du pays, qu’il faut aller chercher au loin sur la terre ferme, et avec ciment et chaux, soit importés d’Europe, soit fabriqués avec des coquilles d’huîtres que les côtres apportent de Bathurst. C’est encore le mode de construction employé aujourd’hui.
Le ville indigène est bien tracée. Les rues sont larges et bien entretenues devant les habitations, mais le milieu est sale et les herbes y poussent à discrétion. Elle se compose de huttes indigènes construites à la mode du pays, en chaume et en bambous. Entre les cases, les habitants font de petits jardinets où ils cultivent du tabac, des courges, calebasses, etc. ; mais avec ce même manque de soin dont le noir fait toujours preuve partout.
Nous avons dit plus haut de quels éléments se composait la population de George-Town. Tout ce monde-là parle anglais, et dans les relations journalières ne se sert absolument que de cette langue. La plupart des habitants sont protestants, et le dimanche est observé comme dans la ville la plus puritaine d’Angleterre. Le pasteur est un noir qui fait partie de la Mission de Bathurst.
Boraba (300 hab.). — A 3 kilomètres environ à l’Est de George-Town se trouve le petit village de Boraba. Il est habité par des Mandingues uniquement. Ils vivent là paisiblement et se livrent à la culture de leurs lougans de mil, patates, riz, arachides. Ils ne viennent guère à George-Town que pour y chercher ce dont ils peuvent avoir besoin.
Les aborigènes de Mac-Carthy sont, avons-nous dit plus haut, les Mandingues. D’où sont-ils venus ? Sans nul doute directement du Manding. La légende nous apprend, en effet, que Moussa-Mansa, fils de Soun-Djatta, le héros mandingue, à son retour du pèlerinage qu’il fit à La Mecque, s’avança jusqu’à Yan-Yan M’Bouré (c’est le nom que les indigènes donnent à Mac-Carthy), après avoir ravagé le Gamon, le Tenda, le Ouli et le Niani. Mais nous croyons aussi qu’à ces premiers colons, compagnons de Moussa-Mansa, vinrent dans la suite se joindre d’autres familles venues du Ghabou et du Ouli. Ce qui nous le ferait supposer avec juste raison, c’est qu’à Yan-Yan M’Bouré, on ne trouve pas seulement des Keitas, mais aussi des Camaras, des Niabalis et des Dabos. Or, toute famille dont un ancêtre a fait partie à un titre quelconque des colonnes de Soun-Djatta ou de ses descendants, ne manque pas d’ajouter à son nom celui de Keita et souvent même de substituer ce dernier au premier. On peut donc affirmer que les familles qui ont conservé leurs Diamous primitifs (nom de famille) ne sont pas venues à la suite des conquérants Mandingues issus du sang de Soun-Djatta. Quoi qu’il en soit, les Mandingues de Mac-Carthy se sont conservés purs de tout mélange. Musulmans farouches, ils vivent renfermés dans leur petit village de Boraba et n’ont que de rares relations avec leurs voisins.
Industrie, Commerce. — Il n’y a à Mac-Carthy aucune industrie. Nous n’y avons trouvé que quelques forgerons indigènes et quelques charpentiers attachés aux maisons de commerce.
Par contre, les transactions commerciales qui s’y font ont une réelle importance, et tout permet d’espérer qu’elles ne feront que prendre chaque année une extension plus considérable. Nous avons été heureux de constater que la plus grande partie du commerce actuel était entre des mains françaises. Grâce à son influence dans ces régions et aux procédés qu’elle emploie, la Compagnie française de la côte occidentale d’Afrique a su monopoliser presque toutes les affaires qui s’y font. Nous avons pu nous procurer des chiffres exacts, que nous tenons à rapporter ici et qui ne permettront pas de douter un instant de l’extension du commerce français dans ces régions. Ce commerce se compose presque uniquement d’échanges de produits du pays contre des étoffes, du sel, tabac, poudre, verroterie, etc., etc. Les principaux produits achetés sont exportés en Europe. Ce sont des arachides, peaux, cire, caoutchouc, ivoire.
En 1890, les quantités traitées ont été environ :
- Arachides : 3,000 tonnes, à 170 fr. la tonne environ.
- Peaux : 10,000, à 2 fr. 50 ou 3 fr. la peau.
- Caoutchouc : 4,500 kilog., à environ 1 fr. 25 le kilog.
- Cire : 8,000 kilog., à environ 1 fr. le kilog.
- Ivoire : Quelques défenses seulement, à des prix variables.
Si nous ajoutons à cela un certain chiffre d’affaires au comptant, consistant dans la vente de riz, mil, verroteries, alcools, sel, étoffes, etc., etc., chiffre qui peut s’élever environ à 3,500 ou 4,000 francs par mois, on verra que Mac-Carthy est un centre de commerce assez important. De ce fait, elle mériterait que l’administration anglaise s’en occupât un peu plus et donnât aux commerçants une protection plus efficace.
Ce n’est assurément pas dans l’île que le commerce peut trouver assez de produits pour s’alimenter. Mais de partout on y apporte des denrées en notable quantité, et, de plus, les maisons de commerce envoient dans tous les pays voisins des représentants qui y drainent tout ce qui peut être l’objet d’un trafic quelconque.
Par eau, les communications se font aisément, et, pendant toute l’année, les grands vapeurs y peuvent venir charger. Cela ne contribue pas peu au développement des affaires.
Outre les produits que nous venons de mentionner, les factoreries en achètent encore d’autres qu’elles revendent sur place. Parmi ceux-là, nous citerons particulièrement les Kolas, le beurre de Karité, les étoffes du pays, le mil et le maïs. Le chiffre d’affaires ainsi obtenu est relativement élevé et vient s’ajouter à ceux que nous avons cités plus haut.
Organisation politique et administration. — Les Anglais ont appliqué à Mac-Carthy le système politique qu’ils ont adopté dans la plupart de leurs colonies africaines. Ils ne se mêlent en rien des affaires des indigènes ; mais aussi, dès qu’un conflit éclate, ils savent bien prendre toutes leurs précautions pour que les intérêts de leurs nationaux, de quelque nature qu’ils soient, restent sauvegardés.
Les habitants de l’île de Mac-Carthy sont sujets anglais, de quelque couleur et de quelque nationalité qu’ils soient. Ceci ne s’applique, bien entendu, qu’aux indigènes. L’esclavage, sous quelque forme que ce soit et de quelque nom qu’on le désigne, y est totalement inconnu. Tout captif évadé qui se réfugie à Mac-Carthy est considéré comme un homme libre et est assuré de la protection efficace des autorités anglaises.
On reconnaîtra que cette ligne de conduite, que les Anglais ont adoptée en Gambie à l’égard des indigènes, est bien faite pour leur attirer toutes les sympathies des noirs. Aussi, il faut voir comme les habitants de George-Town se sont, pour ainsi dire identifiés avec leurs gouvernants. Ils ne leur ont pas pris seulement leur langue, mais aussi leurs mœurs, leurs coutumes, et je dirai presque aussi leurs sympathies et leurs antipathies. Rien d’intéressant et d’instructif comme de voir, le dimanche, cette population de Noirs, de races diverses, se rendre en costume Européen au temple protestant. Enfin la meilleure preuve que nous pourrions apporter à l’appui de ce que nous venons de dire, est le respect qu’ils ont su leur inculquer pour la reine Victoria. Le jour de sa fête est jour férié et l’hymne national y est chanté par toute la population indistinctement.
Au point de vue administratif comme au point de vue politique, Mac-Carthy dépend entièrement de Bathurst. L’autorité anglaise y est représentée par un gouverneur qui relève de celui de Bathurst. Il est nommé par le pouvoir métropolitain sur la proposition de ce dernier. Lorsqu’il s’absente, il est remplacé dans ses fonctions par un intérimaire nommé par le gouverneur de Bathurst. Cet intérimaire est généralement un habitant notable anglais de la ville.
Le gouverneur est un fonctionnaire absolument civil, qui tient entre ses mains tous les rouages administratifs et tous les pouvoirs. C’est la seule autorité de l’île. Il est assisté, pour la justice, par une sorte de greffier-secrétaire. Sa juridiction est fort peu étendue et ses pouvoirs très restreints. Au criminel, il ne peut condamner qu’à de légères amendes et n’infliger que quelques jours de prison. Au civil, il remplit à peu près les fonctions de juge de paix. Les affaires graves et importantes sont jugées par les tribunaux de Bathurst, auxquels on peut toujours, du reste, faire appel des jugements rendus par le gouverneur.
Il n’y a pas de garnison à Mac-Carthy. Une dizaine de police-men, commandés par un sergent, sont chargés, sous l’autorité du gouverneur, de maintenir l’ordre. A part ces modestes fonctionnaires, il n’y a dans l’île aucune force militaire constituée, et pour la défense, en cas d’attaque, l’autorité ne dispose que de quelques canons d’un ancien modèle et des quelques fusils dont est armée la police.
Balangar. — Factorerie de la Compagnie française de l’Afrique occidentale.
Les revenus du gouvernement y sont peu importants. Il n’y a pas de douanes. Les droits d’entrée sont acquittés à Bathurst. Pas d’octroi non plus. Les amendes, les frais de justice, quelques taxes de nature municipale, pourrions-nous dire, constituent les recettes de l’île.
L’instruction y est donnée aux enfants par le ministre protestant, qui est en même temps chargé de l’école.
Mac-Carthy ne possède ni service postal, ni service télégraphique, bien qu’elle soit peu éloignée de Bathurst. Aussi les communications avec le chef-lieu sont-elles des plus rares et des plus difficiles, surtout pendant l’hivernage. Il faut avoir recours à la complaisance des maisons de commerce, et encore pendant la saison des pluies ne faut-il pas compter sur plus d’un bateau par mois. La métropole et la colonie ne font rien pour y favoriser le développement des relations commerciales. Tout est laissé à l’initiative privée. Il faut dire aussi que, sous ce rapport, les négociants jouissent de la plus grande latitude. Ce système, certes, peut avoir du bon. Les résultats semblent le prouver. Malgré cela, nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître que le pouvoir central est bien avare pour Mac-Carthy.
Conclusions. — Notre but, dans ce chapitre, a été de faire connaître autant que possible Mac-Carthy. Nous nous sommes efforcé de l’étudier sous tous ses aspects et de faire ressortir son importance commerciale. Là encore, bien que nous nous trouvions en pays absolument étranger, nous avons été heureux de constater combien était puissant le commerce français. Nous y sommes au premier rang, et pourtant nous avions à lutter contre un terrible et puissant adversaire. Qu’on ne vienne donc pas nous dire que le commerce français est réduit à néant dans les pays d’outre-mer et que l’Anglais nous a partout supplantés et évincés ! Les chiffres que nous avons cités sont plus éloquents que tout ce que nous pourrions dire. Ils ne feront que croître, nous en sommes persuadé, et nous ne saurions mieux conclure qu’en formant le souhait que nos commerçants comprennent toute la grande importance qu’il y a, à l’heure présente, à ne pas laisser péricliter notre influence en Gambie.
CHAPITRE VIII
Départ de Mac-Carthy. — En route pour le Kalonkadougou. — Diamali. — La vigne du Soudan. — Canouma. — Le Fonio. — Le Fromager. — Counté-Counda. — Arrivée à Demba-Counda. — Fatigue extrême. — Bonne réception. — Le village. — Son chef. — Je suis forcé d’y rester deux jours. — Description de la route de Mac-Carthy à Demba-Counda. — Géologie. — Botanique. — Bizarre superstition. — Départ de Demba-Counda. — Arrivée à Kountata, premier village du Kalonkadougou. — De Kountata à Diambour. — Beaux lougans. — Les puits de Diambour. — Belle réception. — Le village. — Massa-Diambour. — Séjour à Diambour. — Départ pour Goundiourou. — Arrivée à Goundiourou. — Village en ruines. — Oseille et tomates indigènes. — Description de la route de Diambour à Goundiourou. — De Goundiourou à Daouadi. — Guiriméo. — Mansa-Bakari-Counda. — Saré-Dadi. — Daouadi. — Aspect du village. — Un courrier rapide. — Lettre de M. Frey. — Description de la route de Goundiourou à Daouadi. — La gomme et les gommiers. — La gomme de Kellé. — De Daouadi à Coutia. — Boulou. — Coutia. — Massa-Coutia. — Aspect du village. — Les tisserands. — Description de la route de Daouadi à Coutia. — Le coton. — Les Niébès-Ghertés ou Tigalo-N’galo. — Patates douces.
27 novembre. — Ce fut le 27 novembre seulement que nous pûmes nous remettre en route. Malgré une nuit de fièvre et d’insomnie, bien que la température fût excellente, je me décidai quand même à partir. J’étais intimement convaincu que dès que nous aurions atteint des régions plus septentrionales et des plateaux plus élevés, nous verrions rapidement disparaître les accidents palustres dont nous avions souffert à Mac-Carthy. Ma faiblesse était devenue extrême, en peu de jours ma figure avait pris le cachet paludéen caractéristique de la côte occidentale d’Afrique. MM. les agents font tous leurs efforts pour me retenir ; mais je refuse absolument leur bonne invitation. Je ne puis rester plus longtemps, j’estime que j’ai assez perdu de jours et il faut enfin partir, si je ne veux pas tomber plus sérieusement malade et peut-être être obligé de rentrer en France sans avoir accompli ma tâche.
Donc, le 27 novembre, à 7 heures du matin, nous quittons la factorerie. MM. les agents viennent m’accompagner de l’autre côté du fleuve où m’attendent mon cheval et mon palefrenier. Là, après les avoir remerciés de leur bonne hospitalité, je monte à cheval, et, à mon grand étonnement, je me hisse avec bien moins de peine que je ne l’aurais cru. A Lamine-Coto, je trouve tout préparé pour le départ, et après avoir remercié le chef d’avoir donné l’hospitalité à mes hommes et lui avoir prouvé par un beau cadeau toute ma reconnaissance, nous nous mettons en route pour Demba-Counda, village distant de seize kilomètres environ et où j’avais décidé de faire étape ce jour-là.
Diamali. — A 7 h. 50, nous traversons le petit village Toucouleur de Diamali. Sa population est d’environ 150 habitants. Ce sont des Toucouleurs-Torodos qui y émigrèrent à peu près à la même époque que ceux de Oualia et de Dinguiray. Tout le long de la route, je constatai l’existence de nombreux pieds de « Vigne du Soudan », de différentes espèces.
La vigne du Soudan ressemble beaucoup, comme port, aux vignes américaines et surtout aux espèces Othello et Hundinckton que l’on cultive actuellement en France, mais elle est loin d’atteindre les dimensions qu’elles acquièrent sous nos climats. C’est surtout par le feuillage qu’elle s’en rapproche le plus.
Elle fleurit vers la fin de juillet ou le commencement d’août, ses fruits arrivent à maturité complète vers la fin d’octobre ou au commencement de novembre. Les grappes en sont généralement peu nombreuses et peu fournies. Nous avons souvent vu des pieds adultes qui n’en portaient aucune.
Jusqu’à ce jour on en a déterminé cinq espèces principales, les Vitis Lecardi, Durandi, Faidherbi, Chantini et Narydi. Les trois dernières sont les plus productives. Le Vitis Faidherbi donne un raisin jaunâtre, et la Vitis Narydi un raisin très doré ; quant à l’espèce Lecardi, qui est surtout très commune sur les bords du Niger, elle produit un grain violet noirâtre qui n’a que peu de saveur.
Les grains de toutes les espèces de vigne du Soudan sont petits. Leur grosseur ne dépasse pas celle d’un gros pois. La pulpe est peu abondante et les graines très volumineuses. C’est, du reste, la caractéristique de la majeure partie des fruits non cultivés des pays chauds. Cette pulpe a légèrement le goût du raisin, et encore n’arrive-t-on à le découvrir qu’avec la plus grande bonne volonté. On a fait à ces végétaux une réputation qu’ils sont loin de mériter, et certains utopistes leur ont attribué une importance que dans l’état actuel des choses, ils sont loin d’avoir. Peut-être arrivera-t-on, par la culture, à les améliorer et à en augmenter la production, mais bien des siècles s’écouleront encore avant qu’on ait pu en tirer un produit qui puisse rappeler de loin les vins de nos plus mauvais crûs.
A neuf heures, nous faisons halte au village Toucouleur de Canouma. Canouma est un village de 350 habitants, bien bâti, propre et habité par des Toucouleurs-Torodos émigrés du Fouta, à la suite d’Ousmann-Celli, le chef de Oualia. Ils s’étaient d’abord fixés dans ce dernier village, mais des différends étant survenus entre eux et le chef, ils partirent et vinrent s’établir à Canouma. Dès mon arrivée, le chef et les principaux notables vinrent me saluer. Je trouve là également le frère du chef de Demba-Counda, venu au-devant de moi pour me conduire dans son village. Après une halte d’un quart d’heure pendant lequel nous pûmes nous désaltérer, grâce à l’amabilité du chef qui, dès que j’eus mis pied à terre, m’avait envoyé deux calebasses d’excellent lait, nous nous remettons en route. Non loin de Canouma, nous laissons un peu sur notre droite un petit village Peulh, enfoui, comme ils le sont tous, au milieu du mil. Quand nous passons devant ses cases, qui s’élèvent à deux cents mètres de la route environ, les femmes et les enfants sont occupés à récolter le Fonio. C’est la saison, du reste. Le riz a disparu et est remplacé par cette céréale, que, dans certaines régions, les indigènes lui préfèrent.
Le Fonio. — On a souvent regardé le fonio comme une variété du sorgho. Il n’en est rien. Cette confusion provient de ce que, dans certaines régions, le Fouta par exemple, les indigènes, quand on leur demande les noms des différentes variétés de mils, désignent l’une d’entre elles sous ce nom. Mais il ne faut pas s’y tromper, ce mot désigne deux plantes absolument différentes, une variété de petit mil Toucouleur et une autre céréale qui n’a avec elle rien de commun.
Le fonio, proprement dit, n’est autre chose que le Penicellaria spicata Wild., que les Ouolofs appellent encore Dekkélé. C’est une graminée dont les proportions sont bien plus petites que celles du sorgho. Sa tige a environ trente-cinq centimètres de hauteur, cinquante au plus, à feuilles très étroites, relativement longues et dont la forme rappelle celle d’un fer de lance très effilé. Ses graines sont très petites, de forme légèrement oblongue, très nombreuses et groupées sur une inflorescence cylindrique en forme d’épi très allongé. Elles sont de meilleure qualité que celles du sorgho et servent à préparer un aliment très apprécié des indigènes.
Sa culture, très facile, ne demande pas une préparation méticuleuse du terrain. Après avoir enlevé et brûlé les herbes des terres que l’on veut ensemencer en fonio, les semis sont faits à la volée. Un léger grattage du sol à l’aide d’une pioche ad hoc suffit pour recouvrir les semences. Ce travail, peu pénible, est fait surtout par les femmes et les enfants. Le fonio est semé au début de la saison des pluies, après les premières tornades, vers le commencement de juillet. Il lève quinze jours après et les fruits arrivent à maturité vers la fin de novembre. Il demande un sol peu riche en humus, ni trop sec, ni trop humide. Les semis faits dans les marais et dans les endroits bien ombragés donnent un résultat bien inférieur aux semis pratiqués dans les terrains secs et bien exposés au soleil. L’humidité qui résulte des pluies d’hivernage suffit pour lui permettre de bien prospérer. Une trop grande abondance d’eau l’empêche de bien fructifier. Jusqu’au moment de la récolte, on ne prend nullement le soin d’enlever les herbes inutiles des lougans. Il en résulte que lorsqu’il est arrivé à maturité complète on est obligé, pour le cueillir, de le couper tige par tige. Ce qui, on le comprendra, occasionne une perte de temps considérable. On le met ensuite à sécher dans les cours des habitations, dont le sol a été, au préalable, bien battu et enduit de bouse de vache. Deux ou trois jours suffisent pour cela. Les grains se détachent alors très aisément et pour cela il n’y a qu’à le prendre à poignée et à le frapper légèrement contre le sol. Vannés et débarrassés des fragments de paille qui s’y sont mélangés, ils sont ensuite enfermés dans des récipients en terre analogues à ceux dont nous avons parlé plus haut. Ils s’y conservent sans s’altérer jusqu’à la récolte prochaine. Ces grains sont de couleur légèrement brune. Mais quand ils ont été décortiqués à l’aide du mortier et du pilon à couscouss, et débarrassés de leurs enveloppes, ils présentent un aspect légèrement jaunâtre qui rappelle beaucoup celui de la semoule, avec laquelle le fonio, a du reste, de grands points de ressemblance.
Les indigènes préparent avec le fonio un couscouss qui jouit partout d’une grande faveur. On le fait bouillir ou cuire à la vapeur d’eau et on le mange avec de la viande, du poisson et une sauce très relevée. Il est considéré par les noirs comme la plante la plus nourrissante. Il contient en effet une proportion relativement considérable de matières azotées : 10,84 pour cent environ. Très facile à préparer, il est de ce fait excessivement précieux pour l’alimentation dans les expéditions. C’est le viatique indispensable de tous les dioulas et l’aliment que l’on emporte, de préférence, pour les longs voyages et les longues chasses dans la brousse. Il est au préalable bien décortiqué, bien pilé et bien séché au soleil. Le voyageur en emplit sa peau de bouc et à l’étape le fait cuire généralement dans une vieille boîte de conserves qu’il porte attachée à la ceinture.
Le fonio est peu utilisé pour la nourriture des animaux, des chevaux particulièrement. D’abord il n’y en a jamais en assez grande quantité pour cela. De plus, ils le digèrent assez difficilement, ses grains étant généralement mal broyés. On lui préfère de beaucoup le mil pour cet usage.
La paille très fine constitue un excellent fourrage dont les bestiaux sont très friands. Elle est très hygrométrique, et les dioulas s’en servent pour emballer leurs Kolas après l’avoir légèrement mouillée. Bien empaquetée dans des paniers ad hoc, elle conserve son humidité pendant plusieurs jours. De ce fait les Kolas ne se dessèchent pas, et, pour les maintenir toujours frais, il suffit d’asperger les ballots tous les quatre jours à peu près. Elle peut enfin servir à fabriquer de bonnes paillasses pour le couchage. Elles ont sur les paillasses faites avec la paille de maïs le grand avantage de ne pas s’affaisser autant, et de s’échauffer plus lentement. Nous nous sommes fréquemment très bien trouvé de l’avoir ainsi employée pour notre usage personnel.
Le rendement du fonio est bien plus considérable que celui du mil ou du riz. De toutes les céréales cultivées dans ces régions, c’est celle qui produit le plus. Il donne environ 5,000 kilogrammes à l’hectare. Sa valeur commerciale est à peu près de 20 francs les cent kilogs. On en trouve, du reste, fort peu sur les marchés. La récolte est consommée presque entièrement sur place. Monsieur le pharmacien en chef des colonies Raoul, dans son savant « Manuel pratique des cultures tropicales » donne, des grains de cette précieuse plante, une analyse détaillée qui nous permet de conclure qu’elle possède au plus haut degré les qualités que l’on doit exiger d’une céréale destinée à concourir à l’alimentation de l’homme.
Le Fromager. — Ce végétal, très commun dans tout le Soudan Français, disparaît peu à peu à mesure que l’on s’éloigne de la Gambie et que l’on s’avance dans les régions septentrionales. Canouma est le dernier village où nous l’ayons vu dans ces parages. C’est un arbre qui atteint des dimensions colossales et qui est très facile à reconnaître à son port majestueux, à ses fruits caractéristiques et aux épines qui couvrent sa tige et ses principaux rameaux. C’est l’arbre à palabre de beaucoup de villages et c’est à ses pieds que, dans bien des villages Malinkés, on construit ces vastes lits de camp sur lesquels couchent les hommes pendant les nuits étouffantes de la saison chaude.
Le Fromager (Bombax ceiba L.) est une Malvoïdée de la famille des Bombacées. Sa tige est très volumineuse et atteint parfois jusqu’à huit et dix mètres de hauteur. On montre à Goniokori les deux fromagers sous lesquels campa Mungo-Park lorsqu’il passa dans ce village, et tous les Européens les connaissent sous les noms de « Fromagers de Mungo-Park ». Ils ont des dimensions réellement gigantesques.
L’écorce du fromager ordinaire est d’une belle couleur vert lézard. Elle est couverte d’épines volumineuses très acérées et qui se détachent difficilement. Le bois, très tendre, est peu employé. Les feuilles sont alternes, stipulées et généralement peu abondantes. L’arbre en porte toute l’année. Il fleurit en janvier ou février et ses fruits arrivent à maturité en juin ou juillet. Ces fruits secs ont l’endocarpe chargé de poils à l’intérieur, et ils renferment une trentaine de graines qu’entoure une sorte de bourre laineuse caractéristique qui permet de reconnaître aisément ce végétal.
Le fromager, proprement dit, croît dans les terrains légèrement humides et a besoin d’une forte terre pour bien prospérer. Nous en avons vu à Mac-Carthy de beaux spécimens.
Il existe au Soudan deux sortes de fromagers, le fromager proprement dit et le Dondol. Ce dernier présente des particularités qui méritent d’être signalées. A l’encontre de son frère, il croît de préférence dans les terrains pauvres en humus, surtout sur les plateaux ferrugineux, si communs dans ces régions arides et désolées. Il n’acquiert jamais les énormes proportions du fromager proprement dit. Le diamètre de sa tige ne dépasse guère quarante ou cinquante centimètres au maximum. Son écorce, au lieu d’être verte, a une couleur brun noirâtre prononcée. Elle est profondément fendillée, et il n’y a que les jeunes rameaux qui présentent des épines, peu adhérentes et qui tombent au bout de deux ou trois ans. Ses rameaux sont peu nombreux et de petites dimensions si on les compare au tronc. Ils ne portent que de rares feuilles alternes et stipulées, peu persistantes et qui tombent dès les premières chaleurs. Les feuilles ne se montrent que longtemps après la floraison, c’est-à-dire deux mois environ après la chute des fleurs. La floraison a lieu vers la fin de décembre. A cette époque, l’arbre se couvre de belles fleurs d’un rouge vif, qui sont absolument caractéristiques de ce végétal. Elles ne durent guère que trois à cinq jours au plus et tombent naturellement. Au pied de l’arbre, le sol en est littéralement jonché. Rien de curieux à voir comme le dondol en fleur, on dirait un superbe pied de flamboyant, mais absolument dépourvu de feuilles. Du rouge, rien que du rouge, les rameaux disparaissent entièrement sous cette avalanche de couleurs vives et chatoyantes. A ces fleurs succèdent en quantité relativement considérable les fruits. Ces fruits sont secs, déhiscents, à coque de couleur marron foncé, et s’ouvrant aisément au choc. La grande chaleur suffit pour les faire éclater quand ils sont arrivés à maturité. L’endocarpe en est chargé de poils doux et soyeux à l’intérieur. La cavité de ce fruit (tous ceux qui ont vécu au Soudan le connaissent bien) est remplie par une bourre épaisse, laineuse, douce au toucher et ayant, à la lumière, le reflet de la soie. A l’époque de la maturité, c’est-à-dire vers mai, juin et juillet, le sol en est couvert au pied des arbres. Elle est excessivement légère, très riche en nitrate de potasse, et, même sous un gros volume, s’enflamme rapidement et brûle comme le coton poudre, en ne laissant qu’un résidu absolument insignifiant. Cette bourre est très difficile à tisser et à filer. J’ai cependant entendu dire que les indigènes du Canadougou, pays situé à l’Est du Niger, dans la partie la plus méridionale de sa boucle, s’en servaient parfois pour fabriquer certaines étoffes de prix et pour exécuter de fines broderies. Elle est, par contre, très bonne pour confectionner des matelas et des oreillers. Nous l’avons souvent employée à cet usage.
Cette bourre enveloppe une trentaine de graines noirâtres qui diffèrent de celles du fromager ordinaire, d’après M. le professeur Cornu, du Muséum d’histoire naturelle de Paris, en ce qu’elles ne sont pas bosselées. Je dédie cette espèce nouvelle à M. le professeur Cornu en l’appelant Bombax Cornui.
Les indigènes utilisent peu le fromager. Toutefois, ses fleurs sécréteraient une liqueur qui serait à la fois diurétique et purgative. Le suc de ses racines est apéritif et son écorce serait aussi légèrement apéritive.
Le bois du dondol ressemble à s’y méprendre à celui du peuplier, dont il a, du reste, toutes les qualités, et je me souviens avoir entendu dire, en 1892, par mon excellent camarade, M. le capitaine Huvenoit, de l’artillerie de marine, alors directeur des travaux du chemin de fer de Kayes à Bafoulabé, qu’il en avait fait débiter des planches dont il avait tiré grande utilité.
A neuf heures quarante-cinq minutes, nous traversons le petit village de Counté-Counda. Sa population, qui y est d’environ trois cents habitants, est composée de Ouolofs émigrés du Bondou et du Saloum. A onze heures environ, nous arrivons à Demba-Counda, où j’avais résolu de faire étape ce jour-là. Il était temps, j’étais exténué. Cette route s’est faite pour moi dans des conditions déplorables de souffrances. Je me demande encore comment j’ai pu arriver à l’étape. La fièvre ne m’a pas quitté tout le long de la route, et vers le petit village de Diamali, je fus pris de douleurs telles, dans la région de la rate et s’irradiant jusqu’à l’épaule gauche, que j’eus peine à me tenir à cheval. C’est dans ces conditions que j’arrivai à Demba-Counda, où m’attendait enfin le calme et le repos. Dès mon arrivée, je fus obligé de me mettre au lit et ce n’est que dans la soirée que, la douleur de l’épaule et de la région splénique ayant disparu, je pus travailler un peu.
Demba-Counda. — Demba-Counda est un gros village d’environ six cents habitants. Sa population est uniquement composée de Ouolofs venus du Bondou. Il est relativement propre et bien entretenu. Il faut dire aussi qu’il a été reconstruit depuis peu de temps. Les chapeaux des cases sont absolument neufs, ce qui lui donne un aspect réjouissant que n’ont pas les vieux villages Malinkés. Il est absolument ouvert et ne possède ni sagné, ni tata. Les habitants sont de grands cultivateurs. Ils possèdent de beaux lougans et un beau troupeau de plusieurs centaines de têtes.
Le chef est un bon vieillard à l’aspect patriarcal. Il est regardé comme le chef de tous les Ouolofs du Niani. Il jouit dans toute cette région d’une grande réputation de justice et on vient de loin lui demander ses avis et ses conseils. Il me reçut à merveille, me donna pour logement sa meilleure case et me fit cadeau d’un beau bœuf « pour mon déjeuner », selon la formule consacrée. Je n’ai pas besoin de dire qu’il fut immédiatement occis et dévoré. Mes hommes et le village tout entier s’en régalèrent. Le bœuf est viande de luxe dans ces régions, et il faut une grande circonstance pour qu’on se décide à en abattre un. C’est alors une série de festins et d’agapes d’autant plus estimés qu’ils sont plus rares.
La route de Mac-Carthy à Demba-Counda présente ceci de particulier, qu’à peine à quelques kilomètres de la Gambie, nous reconnaissons de suite que nous venons de quitter la zone première de la région tropicale pour entrer de nouveau dans cette région bâtarde à laquelle appartient la partie sud de nos possessions Soudaniennes. Plus, en effet, de ces gigantesques végétaux que nous avions remarqués dans le Sandougou. N’tabas, nétés, fromagers, etc., etc., disparaissent. Plus nous nous enfonçons dans le Nord et plus la végétation se ralentit et plus la flore devient pauvre et rabougrie. Les productions du sol sont toujours les mêmes, mais le riz fait absolument défaut.
La nature du sol se modifie considérablement. Plus de marais, comme dans le Sud. La latérite disparaît complètement et nous ne trouvons plus que des argiles alluvionnaires anciennes qui recouvrent un sous-sol ardoisier dont les roches émergent par-ci par-là de la couche d’alluvions. Plus de marigots. On ne boit que l’eau des puits qui sont excessivement profonds. En résumé le terrain se rapproche de plus en plus de ceux que nous avons rencontrés dans le Bondou et le Ferlo-Bondou.
Je fus forcé de rester deux jours à Demba-Counda. Ma faiblesse était telle, que j’aurais été absolument incapable de me tenir à cheval. Malgré cela, je fus obligé de recevoir de nombreuses visites. Tous les chefs des environs vinrent me saluer et il m’en aurait coûté de les renvoyer sans les remercier et leur serrer la main. Je n’ai pas besoin de dire que, dans cette circonstance, je n’eus qu’à me louer du dévouement de Sandia et d’Almoudo. Ils ne me quittèrent pas et me prodiguèrent les soins les plus attentifs. Il est curieux de voir combien, chez le Noir, l’instinct premier de la race tend toujours à se manifester même chez ceux qui ont vécu pendant longtemps au contact de l’Européen. Le fait suivant en est une preuve certaine. Almoudo, comme je l’ai dit au début de ce récit, vit, depuis une quinzaine d’années, au milieu de nous. Il connaît nos mœurs, nos coutumes, et peut, à juste titre, être regardé comme un noir intelligent et relativement civilisé. Cela ne l’empêche pas de se livrer à toutes les pratiques superstitieuses de sa race. Dans la case où j’étais logé à Demba-Counda se trouvait un de ces petits tabourets sur lesquels les femmes ont l’habitude de s’asseoir. Je ne sais à quel moment je dis à Almoudo de s’y asseoir. Je le vis alors examiner attentivement cet escabeau et cracher ensuite légèrement dessus. Je lui demandai les motifs de cette nouvelle pratique. Ce à quoi il me répondit : « Ces sièges ne sont faits que pour les femmes, et si un homme s’asseoit dessus sans y avoir préalablement craché, tous les enfants qu’il aura dans la suite seront sûrement des filles. » Or, comme Almoudo venait de se marier, on comprendra aisément que comme tout bon noir, son unique désir était de voir ses fils perpétuer sa race et son nom. Je me suis souvent demandé quels pouvaient être les motifs de cette étrange superstition. Je n’ai jamais pu, malgré mes recherches, en avoir une explication satisfaisante.
29 novembre. — Bien que j’aie passé une fort mauvaise nuit et que la fièvre dure toujours au moment où je me lève, je décide quand même de me rendre à Kountata, village distant seulement de quelques kilomètres de Demba-Counda. Donc, malgré les instances du brave chef, qui, me voyant si souffrant, veut à toutes forces me retenir, nous nous mettons en route à six heures dix. La température est des plus agréables. Nous sommes en pleine saison fraîche. Les nuits sont même un peu froides et on a besoin de se bien couvrir. La roule se fait sans incidents et à 8 heures 15 nous arrivons à Kountata. Rien de bien particulier à signaler, si ce n’est trois petits villages Peulhs au milieu de beaux lougans. Ce sont : Fara-Counda, 150 hab. ; Diané-Counda, 200 hab. ; Bouran-Counda, 250 hab. — La nature du terrain s’accentue de plus en plus. Ce sont toujours les mêmes argiles. La flore devient de plus en plus pauvre.
Kountata. — Kountata est un village Malinké de 450 habitants environ. On s’en aperçoit de suite en y entrant, tellement il est sale, puant et mal entretenu. Malgré cela, j’y suis bien reçu. C’est le premier village du Kalonkadougou ; il obéit au chef de Diambour. J’y reçois encore quelques visites et suis obligé de passer la journée sur mon lit. Malgré de fréquentes nausées, je puis cependant prendre quelque nourriture. On me donne à profusion tout ce qui m’est nécessaire pour nourrir mes hommes et mes animaux. De Demba-Counda à Kountata, la distance n’est que de 10 kil. 375.
30 novembre. — La fièvre ne m’a pas quitté, je passe cependant une nuit relativement calme. Mais au moment de me lever, je suis absolument exténué. Je me mets quand même en route pour Diambour, et à 5 heures 40 nous quittons Kountata en bon ordre. Pas un seul village entre Kountata et Diambour. Quelques cases de Peulhs seulement à environ trois kilomètres avant d’arriver. Je n’oublierai jamais ce que j’ai souffert pendant cette étape de vingt kilomètres. Ma faiblesse était si grande et les nausées si fréquentes, que j’étais obligé de descendre de cheval toutes les demi-heures pour me reposer et vomir, et cela de 5 heures 40 à 10 heures 40, heure à laquelle nous sommes arrivés à l’étape. Je faillis avoir une syncope en descendant de cheval. Heureusement que mes hommes avaient pris les devants et avaient eu la présence d’esprit de monter mon lit en arrivant. Je pus m’étendre aussitôt.
La route de Kountata à Diambour traverse la brousse et rien que la brousse. La sécheresse y devient de plus en plus grande, et les habitants, pour avoir l’eau qui leur est nécessaire, sont obligés de creuser des puits de 45 à 50 mètres de profondeur. Ces puits, on le comprend aisément, vu les moyens primitifs employés pour les construire, demandent un long et pénible travail. Ce sont les Ouolofs qui y sont les plus habiles, et chaque village leur paie une assez forte redevance pour qu’ils les nettoient et les entretiennent en temps voulu. On y puise à l’aide d’une calebasse attachée à l’extrémité d’une longue corde de baobab, et pour que les femmes et les enfants n’y tombent pas, leur ouverture est fermée à l’aide de pièces de bois jointives qui forment un véritable plancher, dans lequel on ménage deux ou plusieurs passages pour permettre d’y plonger les récipients. Ces puits diffèrent beaucoup de ceux du Cayor. Ils ne sont pas comme ceux-ci creusés en forme de cuvettes, mais absolument à pic. Comme ils ne sont pas maçonnés à l’intérieur, il se produit parfois des éboulements dangereux. Ces sortes d’accidents sont cependant moins fréquents dans le Kalonkadougou que dans le Cayor et le Baol, par exemple. Car le sol du Kalonkadougou, formé d’argiles, est moins mouvant que les sables de ces deux derniers pays. Bien qu’il n’y ait, dans cette région, aucun marigot, le sol est cependant encore assez fertile, et Diambour est entouré de beaux lougans de mil.
Diambour. — Diambour est un gros village Malinké de huit cents habitants environ, puant, dégoûtant et tombant en ruines. Il est entouré d’un sagné des plus rudimentaires et on y voit encore les vestiges d’un tata qui devait être assez sérieux. Ses cases sont construites à la mode indigène. Beaucoup d’entre elles ne sont plus que des décombres. C’est la résidence du chef de cette partie du Kalonkadougou qui a Diambour pour chef-lieu. Ce chef, connu sous le nom de Massa-Diambour, est un vieillard absolument idiot, abruti par l’alcool, et repoussant tellement il est sale, crasseux et nauséabond. Il ne jouit, pour ainsi dire, d’aucune autorité dans la région. J’y reçois, du reste, le meilleur accueil. A peine étais-je installé dans une magnifique case, qui avait été préparée à mon intention, que le chef vint me rendre visite. Précédé de deux griots, dont l’un jouait du balafon et l’autre du cora (guitare à vingt-six cordes), et suivi de tous ses notables, il pénétra dans la cour de mon habitation et Sandia l’introduisit auprès de moi. Malgré ma grande fatigue, je m’entretins longuement avec lui, et, après un palabre de trois quarts d’heure, il me quitta en me disant que je pouvais me reposer dans son village aussi longtemps que je le désirais, et que plus j’y resterais et plus il serait heureux, que je n’avais pas à me préoccuper de la nourriture de mes hommes et de mes animaux, et qu’il pourvoirait à tout. J’étais loin de m’attendre à une semblable réception, car j’étais le troisième Européen qui s’aventurait dans ces régions. J’ai été heureux de constater une fois de plus combien était grand en Afrique le prestige du nom français.
Le Cora. — Le Cora est le nom Khassonké d’une grande guitare que l’on rencontre surtout chez les peuples de race Mandingue. Les Bambaras la nomment M’Bolo, les Malinkés M’Bolo également, les Peulhs M’Bolo M’Bata, ainsi que les Sarracolés.
De tous les instruments de musique en usage parmi les peuples du Soudan, cette guitare est assurément le plus harmonieux. Je me souviens que cela m’avait frappé la première fois que je l’entendis à Saint-Louis. Je me promenais avec un de mes collègues lorsque nous fîmes, dans le village de Guet N’dar, la rencontre de deux artistes qui se promenaient dans les rues en jouant de leur instrument. Nous les amenâmes avec nous et les installâmes sur une petite terrasse sur laquelle s’ouvrait la porte de notre salle à manger, et, moyennant une modique rétribution, nous les fîmes jouer pendant tout le repas du soir, et nous ne nous sommes pas ennuyés en les entendant. Je l’ai depuis maintes et maintes fois entendue, et toujours avec le même plaisir. Je ne suis pas le seul sur lequel cet instrument ait fait cette impression. A Tombé, dans le Konkodougou, pendant notre mission dans le Bambouck, un joueur de Cora charma, pendant plusieurs heures, mes compagnons de route. Je ne pus en profiter, car alors je dormais profondément. Aussi, le lendemain, je regrettai vivement de ne pas avoir pris ma part du concert, surtout lorsque mes compagnons me dirent quelle délicieuse soirée ils avaient passée.
Cette guitare est très volumineuse. Aussi les joueurs sont-ils obligés de la porter en en appuyant la caisse sur le ventre et en passant autour de leur cou un cordon qui vient se fixer sur cette caisse. Quand ils en jouent assis, ils placent la caisse entre leurs jambes, le manche étant tourné en haut. Il est très-difficile d’en jouer et elle est peu commune. Elle est accordée d’avance et les artistes n’ont pas à appuyer sur les cordes pour produire les notes. Chaque corde donne une note unique.
Elle se compose essentiellement d’une caisse qui n’est autre chose qu’une grande calebasse recouverte de peau bien tendue. Un manche y est adapté. Les cordes viennent s’y attacher. Elles sont fixées d’autre part à l’extrémité diamétralement opposée du point de la calebasse où s’insère le manche. Ces cordes, à l’aide d’un support, sont disposées de haut en bas dans un sens horizontal par rapport à la caisse. Leur nombre varie de douze à trente. A l’extrémité libre du manche se trouve un petit ornement en fer ayant forme de palette recourbée. Ses bords sont percés de petits trous dans lesquels sont passés de petits anneaux de métal très mobiles qui tintent rien que du seul fait de jouer de l’instrument. Le prix de cette guitare est relativement élevé, quatre-vingt-dix à cent francs environ.
Je fus obligé de séjourner pendant trois jours à Diambour. J’aurais été incapable de continuer ma route tant était grande ma faiblesse. Pendant tout ce temps, le Massa fit tout ce qu’il put pour que nous ne manquions de rien. Aussi, ce fut avec grand plaisir que je lui fis en partant un cadeau d’étoffe et d’argent qui compensa dans une juste mesure les dépenses qu’il avait dû faire pour nous recevoir et nous héberger.
3 décembre. — Le 3 décembre, après une excellente nuit, me sentant tout dispos, je donnai le signal du départ, et à cinq heures cinquante du matin nous prenions la route de Goundiourou, village situé à environ seize kilomètres dans le Nord de Diambour. La température était excellente et si douce qu’on ne se serait jamais figuré qu’on se trouvait dans un des pays les plus chauds du globe. Mais cette illusion dure peu, et le soleil est-il levé depuis une heure à peine, que ses brûlants rayons nous ont vite rappelé à la réalité. La route se fait rapidement et sans aucun incident. A neuf heures vingt minutes nous arrivons à l’étape, et, à mon grand contentement, je ne suis pas trop fatigué de ce trajet relativement un peu long pour un convalescent.
La route de Diambour à Goundiourou ne présente rien de bien particulier. Elle traverse la brousse uniquement et il n’y a pas un seul village jusqu’à Goundiourou. A environ six kilomètres de Diambour, nous entrons dans une forêt de bambous au milieu de laquelle nous n’avançons qu’à grand peine et encore à l’aide du sabre d’abattis. C’est un fouillis inextricable. Cela dure ainsi pendant plus de huit kilomètres, et quand nous en sortons, peu après, nous apercevons le village de Goundiourou, but de l’étape.
La nature du terrain s’est fort peu modifiée. Plus nous avançons dans le Nord et plus nous voyons disparaître les éléments géologiques que nous avions trouvés sur les rives du fleuve. Les argiles compactes prennent la place de la latérite et la nature du sol se rapproche de plus en plus de celle du Ferlo et du Bondou.
Du reste, la flore elle-même se modifie et les Mimosées recommencent à apparaître. Signalons encore quelques lianes à caoutchouc, mais de très petites dimensions. La brousse a également changé d’aspect, et nous n’avons plus qu’une herbe, mince, ténue, rabougrie, parsemée par-ci par-là de touffes de hautes Cypéracées.
Plus de marigots. Cela n’a rien d’étonnant, étant donnée la nature du terrain.
Goundiourou. — Goundiourou, où nous faisons étape, est un petit village Malinké de 200 habitants environ. Il tombe littéralement en ruines, et la plus grande partie de sa population habite pour ainsi dire au milieu des décombres. Il y a bien quelques toitures de cases neuves ; mais elles sont très rares. Le Malinké, du reste, aime peu à réparer son habitation. Il préfère, quand elle menace de s’effondrer sur lui, en construire une nouvelle auprès de l’ancienne. Cette façon de procéder contribue beaucoup à donner à leurs villages l’aspect misérable qu’ils ont tous. On voit encore à Goundiourou les vestiges d’un ancien tata qui avait la réputation d’être le plus sérieux de la région. Il n’en reste plus que quelques pans de murs. A l’intérieur se trouve un second tata concentrique au premier. Il entoure les cases du chef et est un peu mieux entretenu que le tata extérieur.
Je fus très bien reçu à Goundiourou. Du reste, le chef m’avait envoyé saluer par son frère à Diambour. Ce chef, assez jeune, m’a paru relativement intelligent. En causant avec lui, je lui demandai comment il se faisait que son village soit si mal entretenu. Il me répondit que les terres étant devenues mauvaises pour la culture, il avait l’intention d’aller se fixer ailleurs, et c’est pourquoi on ne réparait pas les cases. Tout autour du tata et même jusque dans les cours intérieures du village se voient de jolis petits jardinets où sont cultivées, pour les besoins journaliers, des tomates et de l’oseille.
Tomates. — Il existe dans toute cette région une Solanée que les indigènes désignent sous le nom de Diakato et qui, par son port, ses fleurs et ses fruits, rappelle la tomate des pays tempérés. Elle en diffère sensiblement cependant. Ainsi, quand la plante est arrivée à complet développement, elle n’a pas besoin de support pour soutenir ses rameaux. Sa tige est plutôt arborescente. Elle ne rampe pas, elle se dresse, au contraire, vigoureusement. Par ce caractère, elle se classe naturellement dans le type des Solanées arborescentes. Ses fleurs, toujours très nombreuses, ressemblent absolument aux fleurs de nos tomates, mais elles sont de couleur légèrement violacée. Ses feuilles sont bien moins profondément découpées. Elles présentent une curieuse particularité. Les nervures principales à leurs faces inférieures sont très saillantes et sont munies de plusieurs épines légèrement molles, très adhérentes, cependant, et très acérées. On les trouve encore sur les jeunes rameaux. La tige principale et ses premières divisions en sont dépourvues. La face supérieure des feuilles est d’un vert luisant et la face inférieure blanchâtre et légèrement veloutée. Les fruits ressemblent à ceux de la tomate ordinaire, mais sont un peu plus petits. Leur forme et leur disposition intérieure sont les mêmes. Leur goût est, par contre, tout différent. Au lieu d’être acide, comme cela a généralement lieu, ou sucré, il est excessivement amer. Cette amertume est surtout très prononcée quand ce fruit est mangé cru. Elle disparaît un peu quand il est cuit. La couleur de ce fruit n’est jamais d’un rouge vif comme celle de nos tomates. Elle est jaune pâle et rouge écarlate mélangés.
Les semis se font vers la fin de mai. Quand la plante a atteint environ huit à dix centimètres de hauteur, elle est repiquée dans les jardins. Les pieds sont placés à environ trente centimètres les uns des autres. Cette opération s’effectue généralement dans les premiers jours de juillet. La floraison a lieu en août, et les fruits arrivent à maturité en octobre et en novembre.
Les indigènes mangent cette tomate crue ou cuite, et, dans ce dernier cas, elle leur sert surtout à assaisonner leur riz. Nous avons souvent mangé de ce riz ainsi préparé et nous l’avons toujours trouvé plus savoureux. Cette espèce tient, par sa tige, ses feuilles et ses fleurs, du groupe Melongena appartenant au genre Solanum.
Il existe encore dans toute cette région une Solanée qui donne de magnifiques petits fruits rouges de la grosseur d’une cerise et que l’on trouve en abondance sur tous le marchés du Soudan. C’est la « Tomate cerise ». Elle croît partout en grande quantité, et, dans beaucoup de villages, elle tapisse les clôtures en bambous des jardins. Son port est absolument le même que celui de nos tomates des climats tempérés. Sa feuille et sa fleur ont les mêmes caractères. Elle se developpe spontanément et n’a besoin d’aucune culture. Les indigènes la mangent crue ou bien s’en servent comme condiment. Son goût aigrelet et rafraîchissant la fait rechercher des Européens, et il n’est pas de poste où elle ne paraisse, chaque jour, régulièrement sur la table. On la mange comme hors-d’œuvre avec ou sans sel, ou bien en salade, ou bien en omelette. Elle entre également dans la composition d’un excellent potage.
Nous croyons, à ce sujet, devoir mentionner ici combien dans les pays chauds notre tomate d’Europe dégénère, afin de bien faire ressortir que ce fruit, tel que nous l’obtenons, n’est absolument qu’un produit de la culture. La première année, les plantations donnent un fruit absolument identique quant à la forme, à la grosseur, au goût et à la couleur à notre tomate. Si on sème l’année suivante les graines récoltées sur place, on n’obtient plus qu’une tomate de la grosseur d’une noix au plus et dont la forme, au lieu d’être discoïde, est devenue parfaitement oblongue. L’acidité est moins prononcée aussi. Semons des graines de cette dernière récolte et nous n’avons plus alors que la tomate cerise. Quels que soient les procédés de culture que l’on emploie, c’est à cet inévitable résultat que l’on arrive toujours fatalement. Nul doute que le climat et la nature du sol n’influent sur ces transformations rapides. Deux années suffisent pour ramener la plante améliorée chez nous par la culture, à l’échantillon origine. Nous avons observé ce fait sur bien d’autres végétaux, et nous sommes persuadé que, sous les climats tropicaux, tout ce qui vit et se cultive sous les climats tempérés ne tarde pas à s’étioler et à dégénérer. Le règne végétal suit en cela les mêmes règles que le règne animal.
4 décembre. — Ma santé s’améliore de plus en plus et je sens les forces revenir rapidement. Je n’ai plus de fièvre et, grâce à la douceur de la température, l’appétit est devenu meilleur. A 5 h. 45 du matin, nous quittons Goundiourou et nous prenons en bon ordre la route de Daouadi, village où j’ai décidé de camper ce jour-là et qui est situé à 16 kilomètres environ de Goundiourou, dans l’Est-Nord-Est. J’aurais pu prendre un chemin plus court, mais je tenais à visiter ce village, dans lequel un seul Européen, M. le pharmacien de deuxième classe de la marine Liotard, était entré avant moi.
La route se fit sans aucun incident et sans fatigue pour moi. A 6 h. 55, nous traversons le village de Guiriméo sans nous y arrêter.
Guiriméo. — Il possède environ 250 habitants. Sa population est uniquement composée de Ouolofs venus du Saloum. Il m’a paru si sale et si mal entretenu qu’au premier abord je l’ai pris pour un village Malinké. Il est entouré d’un sagné assez solide et on y voit encore les ruines d’un petit tata. Tous ses environs sont bien cultivés, et il possède de riches lougans de mil, coton, arachides et maïs ; à quelques centaines de mètres du village principal, se trouve un petit village de cinquante habitants environ qui dépend du premier.
Mansa-Bakari-Counda. — A 8 h. 30 nous traversons encore, sans nous y arrêter, le petit village ouolof de Mansa-Bakari-Counda, dont la population s’élève à deux cents habitants environ venus du Saloum comme ceux de Guiriméo. Ces deux villages sont, malgré leur petit nombre d’habitants, les plus riches du Kalonkadougou. Ils possèdent les plus belles cultures de la région et la famine vient rarement les visiter. Mansa-Bakari-Counda ne possède aucun moyen de défense. Il est absolument ouvert.
Saré-Dadi. — A un kilomètre de là environ se trouve le petit village de Saré-Dadi, dont la population, entièrement composée de Peulhs, ne dépasse pas 60 habitants. Il est, comme tous les villages Peulhs, construit en paille et ne présente rien de particulier que son troupeau de plus de deux cents bœufs. Il possède, en outre, un grand nombre de chèvres et de moutons.
Daouadi. — A 9 h. 20 enfin nous sommes à Daouadi, où nous allons passer la journée et camper. C’est un village de 350 habitants environ. La population est Malinkée de la famille des N’Dao. Il mérite une mention honorable, car il est un peu moins sale que les villages Malinkés visités jusqu’à ce jour et ses cases sont mieux entretenues. Il est entouré des ruines d’un ancien tata qui devait être assez sérieux. A l’intérieur, se trouve un second tata concentrique au premier qui entoure les cases du chef et qui a été tout récemment construit. Je suis bien reçu et bien logé autant qu’on peut l’être dans un village noir. La journée se passe bien pour tout le monde. Je n’ai pas besoin de dire que je reçois de nombreuses visites. Tous les chefs des environs sont venus me saluer, et celui de Coutia, où je dois aller demain, m’a envoyé son fils pour me conduire chez lui ; on n’est pas plus prévenant.
Pendant mon séjour à Diambour, j’avais expédié à Mac-Carthy un courrier pour y aller chercher différents objets qui m’étaient nécessaires et dont j’avais, au moment du départ, oublié de me prémunir. J’étais à peine installé à Daouadi qu’il arriva, ayant accompli la mission dont je l’avais chargé. Il avait fait, aller et retour, cent-dix-huit kilomètres en moins de 24 heures. D’après les calculs que je fis, il avait dû marcher à une allure de près de six kilomètres à l’heure. Ces exemples de vitesse chez les noirs ne sont pas rares. Nous en avons connu qui parcouraient en un temps relativement court des distances vraiment fabuleuses. Quand je lui demandai comment il avait pu faire pour marcher aussi vite, il me répondit qu’il avait « mangé du Kola pendant toute la route et que « cela l’avait fait marcher ». Nous reviendrons dans le cours de cette relation sur cette importante question. Notre homme était bien un peu fourbu en arrivant à Daouadi, mais après d’abondantes ablutions et un massage vigoureux, il repartit dans la soirée pour Diambour, où il habitait. Outre ce que j’avais demandé à Mac-Carthy, M. Frey avait eu l’extrême obligeance de m’envoyer en plus une dizaine de kilogs. de pommes de terre et cent citrons environ. Je n’ai pas besoin de dire avec quel plaisir et quelle reconnaissance j’accueillis ce précieux présent. Ceux qui ont voyagé dans ces contrées déshéritées en seront aisément convaincus. Une lettre fort aimable l’accompagnait. Entre autres choses, elle m’annonçait que M. Joannon était de nouveau malade. M. Frey lui-même gardait le lit depuis mon départ. La fièvre l’avait terrassé le soir même du jour où je les avais quittés. J’appris peu de jours après, avec satisfaction, par un noir qui revenait de George-Town, qu’ils avaient été tous les deux gravement atteints, mais qu’ils s’étaient rapidement rétablis.
La route de Goundiourou à Daouadi ne présente rien de bien particulier. La nature du terrain se modifie de plus en plus et nous n’avons maintenant que des argiles compactes. C’est absolument le sol du Ferlo et du Bondou. Pas de marigots. A partir de Guiriméo, le sol s’élève un peu et Daouadi est situé au milieu d’un plateau d’où l’on aperçoit au loin, vers le Nord et le Nord-Est, quelques petites collines qui paraissent assez boisées.
Le mil, coton, oseille, arachides, tomates sont les plantes alimentaires qui y sont principalement cultivées. La flore devient de plus en plus pauvre. Les Mimosées et les Acacias deviennent de plus en plus fréquents. Par-ci, par-là nous trouvons quelques gommiers et, d’après les dires des habitants, on trouverait aussi, dans la brousse, quelques échantillons du végétal qui donne la gomme de Kellé.
Gomme et Gommiers. — La gomme arabique est l’objet, chacun le sait, de transactions commerciales importantes au Sénégal. Elle y est surtout apportée aux escales du fleuve par les Maures de la rive droite. C’est dans leur pays que les végétaux qui la donnent sont particulièrement abondants. Cette gomme est produite par plusieurs variétés d’Acacias, dont les principales sont les suivantes : Verek, neboueb, adstringens, tomentosa, fasciculata et Seyal. La plus estimée est donnée par l’Acacia Verek G. et P. Cette exsudation n’apparaîtrait que sous l’influence de certaines conditions morbides des végétaux et serait souvent aidée, sinon provoquée par une plante parasite nommée le Loranthus Senegalensis[18]. L’Acacia Verek habite surtout le pays des Maures. Il est très rare dans les contrées situées sur la rive gauche du fleuve. On n’en trouve que quelques échantillons dans le Bondou et le Ferlo. Nous en avons trouvé quelques-uns dans le Kalonkadougou également. Mais ce sont surtout les autres variétés qui y sont plus communes. Elles donnent une gomme généralement peu estimée. Les indigènes, du reste, ne la récoltent pas.
5 décembre. — A 5 heures 45, nous quittons Daouadi par une température excessivement fraîche et nous nous dirigeons à l’Est-Sud-Est vers Coutia, où j’ai décidé d’aller passer la journée et où je suis attendu.
La route se fait rapidement et sans encombre. A 6 heures 15, nous traversons le petit village de Boulou, dont la population, d’une centaine d’habitants environ, est uniquement formée de Malinkés. Il est entouré de vastes lougans d’arachides. — De Boulou à Coutia, nous marchons au milieu des lougans de mil de ce dernier village. Ils sont immenses et s’étendent à perte de vue. A 7 heures 15, nous mettons pied à terre à Coutia.
Coutia. — C’est un gros village Malinké, dont la population s’élève à 900 habitants environ. Il se compose de deux villages, un gros et un petit, séparés par quelques centaines de mètres à peine. Le village principal, où nous avons campé, est un village Malinké dans toute l’acception du mot. Il est entouré d’un mauvais sagné et son tata tombe partout en ruines. Le tata intérieur qui entoure les cases du chef est cependant bien entretenu et assez sérieux. La place principale du village est encombrée par des ordures et des détritus de toutes sortes.
Coutia est la résidence du chef de cette partie du Kalonkadougou. Massa-Coutia, de la famille Malinkée des N’Dao, est un vieillard d’environ soixante-dix ans, repoussant de saleté. Il est relativement intelligent, ivrogne au plus haut degré et fort malhonnête, paraît-il, dans ses relations privées. Comme tous les chefs Malinkés, il ne jouit absolument d’aucune autorité. Pour moi particulièrement, je n’ai nullement eu à m’en plaindre. Il m’a bien reçu et ne nous a laissé manquer de rien. Mes hommes y ont été bien traités et tous y font bombance, sauf Almoudo, mon interprète, qui, pendant toute la journée, n’a absolument mangé que les restes de mes repas, ce qui, pour un noir, est une faible pitance. Je lui demandai, bien entendu, les causes d’une semblable abstinence. Il me répondit que les N’Dao étaient ennemis nés de sa famille et qu’un Massassi de pouvait rien accepter d’eux. Je lui fis remarquer que, dans le cas présent, il n’avait aucune obligation envers les N’Dao de Coutia, puisque je payais tout ce qu’ils me donnaient pour nourrir mes hommes. Il me répondit que cela ne faisait rien et qu’un Massassi ne devait jamais rien manger de ce qu’aurait touché un N’Dao. Je n’insistai pas et je pus constater qu’il ne toucha à rien de ce qu’ils m’apportèrent. J’étais loin de supposer que la haine pût entrer aussi profondément dans le cœur d’un noir.
J’aurais passé à Coutia une excellente journée, si je n’avais eu pour voisin un tisserand. Il me fallut jusqu’à la nuit tombante supporter le grincement agaçant de son métier. Au Soudan, les tisserands forment une caste peu en honneur. Ce sont pourtant, en général, de bons travailleurs. Peut-être est-ce pour cela que leurs compatriotes ne leur accordent pas leur estime. Du matin au soir ils font activement marcher la navette et gagnent ainsi deux francs ou deux francs cinquante centimes par jour. Il faut voir avec quelle adresse ils font manœuvrer leurs métiers, cependant bien primitifs. Ces appareils sont surtout très étroits et ressemblent à ceux dont on se servait autrefois en Europe. Ils ne peuvent servir qu’à fabriquer des étoffes dont la largeur ne dépasse pas quinze à vingt centimètres. Ils mettent en œuvre du coton récolté dans le pays et qui a été préalablement filé par les ménagères. Le tissu ainsi obtenu est d’une solidité remarquable. En réunissant ensemble ces petites bandes d’étoffes, on peut en faire des vêtements et même des couvertures. Les boubous lomas et les couvertures de Ségou et du Macina sont particulièrement recherchés. Dans les régions de la Gambie et dans le Sud du Bambouck, ces petites bandes d’étoffes de coton servent de monnaie courante pour les échanges. L’unité est le pagne, qui équivaut à deux coudées au carré d’étoffes. Sa valeur est d’environ deux francs. Rarement les tisserands tissent la laine de leurs moutons. Il n’y a guère que dans le Nord de nos possessions soudaniennes, dans le Grand-Bélédougou, le Macina, le pays de Ségou, etc., que l’on peut trouver une sorte de manteau à capuchon que l’on peut facilement transformer en couverture et que les indigènes désignent sous le nom de cassan. Cette étoffe est excessivement chaude et a le grand avantage de ne s’imprégner que difficilement d’humidité.
C’est dans un pays uniquement formé d’argiles alluvionnaires compactes que se déroule la route de Daouadi à Coutia. Nous avons affaire là aux mêmes terrains et à la même flore que dans le reste du Kalonkadougou. Aussi n’insisterons-nous pas plus longuement. Vers l’Est, le sol s’affaisse légèrement. Les cultures sont les mêmes et Coutia possède de beaux lougans de coton, de mil, d’arachides et quelques jardinets où l’on cultive courges, tomates, oseille, patates douces, etc., etc.
Le Coton. — Le cotonnier (Gossypium punctatum Guil. et Perrotet) de la famille des Malvacées, pousse d’une façon remarquable dans tout le bassin de la Gambie. Les indigènes, dans le Kalonkadougou, en font de superbes lougans, auxquels ils apportent un soin relativement attentif. Ces lougans sont généralement situés aux alentours du village, afin que les femmes et les enfants, auxquels incombe la cueillette, ne s’écartent et ne s’éloignent pas trop au moment de la récolte.
Le terrain est, au préalable, bien débarrassé de toutes les herbes qui pourraient entraver le bon développement du végétal. Quand elles sont sèches, on les réunit en tas et on les brûle. Les cendres sont répandues sur le sol et contribuent à le fertiliser. Puis, à l’aide de la pioche, on pratique des sillons distants les uns des autres d’environ quarante centimètres. La terre en est bien relevée en dôme et, quand tout est fini, on croirait que tout ce travail a été fait à la charrue.
C’est sur le point culminant de ces sillons que sont faits les semis. On pratique simplement à l’aide d’un morceau de bois, un trou de cinq à six centimètres de profondeur, dans lequel on introduit deux ou trois graines. Le coton lève deux semaines environ après avoir été semé. Il rapporte six ou sept mois après. Une plantation faite en juin fleurit vers la fin d’octobre et la récolte peut être faite en janvier ou février. Ce n’est guère que lorsque la capsule s’est ouverte et que les soies s’en échappent que l’on y procède. Ce travail peu pénible est fait par les femmes et les enfants. La cueillette terminée, le coton est étendu sur des nattes au soleil afin de le bien sécher et de le faire blanchir. Puis, les graines sont enlevées, séparées de la bourre. Celle-ci, si on ne l’emploie pas immédiatement, est placée dans des vases en terre, où elle est absolument à l’abri de l’humidité. A leurs moments perdus, le soir notamment dans les dernières heures du jour, les femmes le filent à l’aide de petits fuseaux analogues à ceux dont on se sert encore dans nos campagnes et fabriquent un fil très résistant avec lequel les tisserands tissent ces étoffes dont nous avons parlé plus haut.
De tout temps, les indigènes ont cultivé et utilisé le coton, et bien avant notre installation dans le pays, ils savaient en fabriquer des étoffes. Mais pour cela, comme pour tout le reste, ils font preuve de la plus grande imprévoyance et ne récoltent que ce qui leur est absolument nécessaire pour leurs besoins. La production, depuis que ces régions sont soumises à notre autorité, n’a pas augmenté d’un kilog. Il faut dire aussi que nous n’avons rien fait pour cela.
Le coton le plus commun en Gambie est le coton à courte soie (Gossypium punctatum G. et P.). Il est loin d’être aussi beau qu’on a bien voulu le dire. Si l’on ne regarde que la couleur, il est d’une blancheur éclatante. Mais il est peu souple, difficile à filer, et surtout le rendement en est peu considérable. En résumé, un coton de cette valeur n’est pas commercial en Europe. En 1827, on a bien tenté d’acclimater, au Sénégal, les espèces les plus estimées sur nos marchés. Successivement on y a cultivé les espèces indicum Lk., hirsutum L., barbadense L., acuminatum Roxb. Mais aucune n’a donné de résultats satisfaisants. Les essais ont dû être abandonnés. Il en sera encore de même aujourd’hui. Seule, l’espèce indigène y réussira. Le climat, la nature du sol n’ont pas changé et ne permettront jamais aux cotons de qualité supérieure d’y prospérer. Bien plus, nous sommes intimement persuadé qu’ils y dégénèreront aussi bien que les autres végétaux que l’on a voulu y importer. Il serait bien plus logique d’améliorer par la culture celui qui y croît déjà que de tenter des expériences qui ne seront jamais, quoiqu’il arrive, rémunératrices.
Outre les espèces dont nous venons de parler, il en existe encore une autre dite Gossypium intermedium Tod. Peu abondante dans le bassin de la Gambie, elle est surtout cultivée au Sénégal et dans le Grand Bélédougou. Elle donne un coton plus grossier, de couleur jaune sale et dont les soies adhèrent fortement aux graines. Le tissu que l’on en obtient est plus grossier et de moins bonne qualité que le tissu que donne la première.
Les graines sont peu utilisées en dehors des semis. En Gambie, on en extrait parfois l’huile et l’on s’en sert dans la thérapeutique courante, surtout pour le pansement des plaies. En temps de disette, les indigènes mangent parfois les jeunes feuilles de coton sous forme de bouillie. On en fait également des cataplasmes très émollients, et elles servent à préparer des bains, souverains, disent-ils, contre les douleurs rhumatismales des extrémités.
Tigalo N’galo ou Niébé gherté. — Il existe en abondance dans toute cette région une Légumineuse qui peut être considérée comme la plante qui forme la transition entre l’arachide (Arachis hypogæa L.) et le Haricot (Phaseolus vulgaris L.), avec lesquels elle a des caractères communs. Du reste, les indigènes lui ont donné un nom composé de ceux de ces deux plantes. Les peuplades de race Mandingue la nomment : Tigalo N’galo. Arachide en Malinké se dit Tigo et Tiga suivant les régions. N’galo est le nom d’un petit haricot très commun dans tout le Soudan. Les peuplades d’origine Peulhe la nomment Niébé-gherté. En Peulh Niébé signifie haricot et gherté arachides. Elle est très cultivée dans tout le Soudan et ses graines constituent un aliment recherché des indigènes et apprécié des Européens eux-mêmes. Le port de cette Légumineuse diffère de celui de l’arachide et rappellerait plutôt celui de nos petits haricots nains. On la sème au commencement de juin dans un terrain bien préparé et souvent aussi en bordure autour des lougans de mil, maïs et arachides. Elle demande une humidité assez prononcée et donne vers le commencement de novembre un fruit sec, indéhiscent. Si on en brise la coque, il s’en échappe une graine ronde d’une blancheur nacrée de la grosseur d’une noisette, dont elle a un peu la forme. Cette graine est munie d’une enveloppe épaisse dure, coriace et qui se détache à la cuisson. De blanche qu’elle était, elle prend une couleur violacée très prononcée et qui colore fortement le bouillon dans lequel on la fait cuire. Cette enveloppe n’est pas comestible. On l’enlève dès qu’elle n’adhère plus aux cotylédons qui sont volumineux et très savoureux. Les indigènes mangent les Niébés-ghertés bouillis et, dans nos postes, on en fait de bonnes purées et d’excellents potages. Elle remplace avantageusement le haricot.
Patates douces. — La patate (Ipomœa Batatas Poir.), est très cultivée également, mais surtout dans les régions humides et bien arrosées. On en fait de beaux lougans dans le Sandougou, le Niani, le Kalonkadougou et à Mac-Carthy. Elle pousse très rapidement et ses ramifications souterraines prennent en peu de temps un développement si rapide qu’il est difficile d’en débarrasser le terrain où elle s’est implantée. Les indigènes la plantent de deux façons : ou bien par boutures ou bien encore par une méthode mixte qui consiste à faire germer en terre des tubercules sur lesquels on prend ensuite des boutures que l’on pique à environ soixante centimètres les unes des autres. En peu de temps, elles émettent en tout sens des rameaux qui rampent sur le sol où ils s’implantent par des racines adventives multiples. Au bout de deux ou trois mois, il se forme au pied de la plante des tubercules farineux qui grossissent pendant toute la saison des pluies et que l’on récolte au début de la saison sèche, quand les feuilles commencent à jaunir. La sécheresse est préjudiciable à la patate, aussi ne la cultive-t-on que pendant l’hivernage.
Il en existe un grand nombre de variétés qui ne diffèrent, du reste, entre elles, que par la forme et la couleur. Il en est de longues et de rondes ou plutôt ovoïdes. Les unes sont blanches, les autres jaunâtres, d’autres enfin légèrement rosées. Ces dernières sont d’ailleurs d’une qualité supérieure. Le goût de la patate rappelle un peu celui de la pomme de terre ; mais il est plus sucré. De plus, sa chair est parsemée de nombreux filaments désagréables quand on la mange. Les indigènes la font bouillir ou cuire sous la cendre. Les Européens en font de bonnes fritures, d’excellents potages et de succulentes purées. Cuites dans un sirop de sucre, elle sert à confectionner un entremêt dont le goût rappelle celui du marron glacé.
Les feuilles constituent un excellent fourrage pour les animaux. La patate se conserve peu de temps pendant la saison sèche. Elle est attaquée par les insectes et pourrit rapidement.
CHAPITRE IX
Le Kalonkadougou. — Limites-frontières. — Description géographique. — Aspect général. — Constitution géologique du sol. — Flore. — Productions du sol. — Cultures. — Faune. — Animaux domestiques. — Populations. — Ethnographie. — Situation et organisation politiques actuelles. — Rapports avec les autorités françaises. — Conclusions.
On désigne sous le nom de Kalonkadougou un pays vaste, peu peuplé en raison de son étendue, et dont les limites géographiques sont peu nettes et mal déterminées. Il est compris à peu près entre les 13° 40′ et 14° 50′ de latitude Nord et les 16° 20′ et 17° de longitude à l’Ouest du méridien de Paris.
Il confine au Nord au Ferlo-Fouta et au Fouta-Toro, à l’Ouest au Niani, au Sud au Niani, Sandougou et Ouli, et enfin, à l’est au Ferlo-Bondou. Il est séparé de ces différents pays, notamment du Fouta-Toro au Nord et du Ferlo-Bondou à l’Est, par d’immenses plaines désertes, inondées pendant l’hivernage et qui constituent pour lui les meilleures frontières. Il en est de même à l’Ouest et au Sud, mais là ces espaces ne dépassent pas 40 ou 50 kilomètres au plus, néanmoins ils suffisent à établir une séparation assez tranchée pour qu’il n’y ait pas de contestations avec les pays voisins.
Description géographique : Aspect général. — Le Kalonkadougou est un pays plat, par excellence. C’est à peine si le sol est vallonné en quelques rares endroits. Pas le moindre marigot, de ce fait, que le terrain y est plus élevé que le niveau des plus hautes eaux de la Gambie. A peine quelques collines peu élevées aux environs de Goundiourou et de Daouadi. Partout des plaines nues et brûlées où pousse une herbe pauvre et rabougrie. Pas de forêts. Les arbres y sont clairsemés et la haute futaie y est absolument inconnue. Par contre, des arbres aux formes contournées, bizarres, véritables rachitiques qui n’ont pu se développer normalement dans ce sol ingrat et pauvre.
Constitution géologique du sol. — Le Kalonkadougou peut être, au point de vue géologique, considéré comme un vaste plateau formé d’argiles alluvionnaires compactes. Il fait partie de cet ensemble d’alluvions anciennes qui comprend le Ferlo, le Bondou, la partie Nord du Niani et la plus grande partie du Fouta-Toro. Par-ci par-là, nous voyons bien émerger quelques rares îlots de latérite, mais la plus grande partie du sous-sol est uniquement formée de terrain ardoisier.
Il est facile de voir comment se modifie, d’une façon sensible, la nature du terrain à mesure que l’on s’élève dans le Nord. Sur les rives de la Gambie, nous sommes en présence de marécages et de terrains d’alluvions récentes. A mesure que l’on s’avance dans le Nord, le sol s’élève d’une façon sensible. Les alluvions récentes disparaissent pour faire place d’abord à une étroite bande de latérite à peu près au niveau de Kountata. Çà et là émergent quelques roches ferrugineuses. Enfin, aux environs de Goundiourou, la latérite disparaît complètement et on ne trouve plus que des argiles. Nous sommes là sur le plateau proprement dit du Kalonkadougou. D’après ce qui précède, on ne saurait mieux le comparer qu’à un mamelon dont le terrain est formé d’argiles alluvionnaires, mais dont les flancs sont recouverts par une couche peu épaisse de latérite.
Il résulte évidemment de cette disposition toute particulière du sol que le Kalonkadougou ne doit posséder ni marigot ni cours d’eau. Les habitants ne se servent que de l’eau des puits, qui sont excessivement profonds et qui atteignent, en certains endroits, jusqu’à cinquante mètres de profondeur. Grâce à ces puits, nous avons pu nous rendre un compte exact de la nature du sol et de la superposition des différentes couches géologiques. Nous en avons examiné attentivement un grand nombre et nous avons constaté partout une même disposition invariable. La nappe d’eau souterraine se trouve à une profondeur variant de 45 à 50 mètres. Elle est séparée de la surface du sol : 1o par une couche peu épaisse de sables produits par la désagrégation de l’argile ; 2o argiles compactes (3 ou 4 mètres d’épaisseur) ; 3o terrain ardoisier (couche très épaisse) ; 4o couche de sables non constante et enfin la masse aqueuse reposant sur un lit très épais d’argiles compactes. L’eau est très abondante et de bonne qualité. Cela n’est pas étonnant, car elle est une eau d’infiltration, et elle a filtré à travers les sables de la couche inférieure. Telle est, dans son ensemble, la constitution géologique du sol du Kalonkadougou. C’est, à peu de chose près, du reste, celle de toutes les steppes Soudaniennes.
Flore. — Productions du sol. — Cultures. — De la constitution géologique que nous venons d’esquisser, nous pouvons facilement déduire ce que doit être la flore de ce pays et quelles sont les productions du sol. Dans son ensemble, la flore est excessivement pauvre. Cela se comprendra aisément, car l’humus fait partout presque absolument défaut. A mesure que nous nous avançons dans le Nord, nous voyons disparaître les belles essences que l’on remarque dans les terrains d’alluvions récentes des bords de la Gambie. Les Sterculiacées, N’tabas et autres, les Légumineuses gigantesques disparaissent peu à peu pour faire place aux Mimosées et à une végétation maigre et pauvre. On dirait que le sol n’a pas la force de nourrir la plante. Plus de Nétés, plus de Caïl-Cédrats et, à la place, des Mimosas et des Acacias de toutes sortes aux dards acérés. La brousse elle-même est profondément modifiée. Ce ne sont plus ces excellents fourrages que l’on rencontre dans les terrains dont la latérite forme l’élément principal ; mais de gigantesques Joncées et Cypéracées qui ont poussé par touffes épaisses pendant l’hivernage et qui ont prospéré pendant tout le temps que le sol a été couvert par les eaux que les argiles n’absorbent pas. Plus de ces lianes énormes que l’on rencontre sur les bords des marigots du Sandougou et du Niani ; mais seulement quelques rares échantillons de lianes qui ont peine à vivre et à se développer dans un terrain qui, pendant sept mois de l’année, ne peut leur donner la nourriture dont elles ont besoin pour vivre.
On comprendra aisément que les productions du sol et les cultures soient peu variées. Ce sont des productions de terrains pauvres en humus. Pas de riz. Il n’y a pas d’eau. Le mil est la principale culture et encore sont-ce surtout les variétés désignées sous les noms de Baciba, Guessékélé, Sanio qui sont particulièrement cultivées ; sans doute, parce qu’elles n’ont pas besoin pour prospérer de terres fortes. Avec le mil, du maïs, des haricots, oseille, arachides, patates, calebasses, courges, tomates et tabac. Voilà à peu près tout. Quant aux procédés de culture, ils ne diffèrent pas de ceux employés dans tout le Soudan.
Faune. — Animaux domestiques. — La faune est la même que dans les autres pays du Soudan. Les animaux sauvages y sont rares cependant. Citons : biches, antilopes, gazelles, girafes dans la partie Nord. Quelques sangliers dans le Sud. Parmi les animaux nuisibles : hyènes, chacals, panthères, guépards. Peu ou point de serpents. Enfin, une grande variété d’oiseaux de toutes sortes : perdrix, cailles de Barbarie, outardes, pigeons, tourterelles, oiseaux aux plumages variés et aux brillantes couleurs qui sont chassés pendant l’hivernage, par des chasseurs spéciaux et sont l’objet d’un petit commerce dont Bathurst surtout a le monopole.
Parmi les animaux domestiques, nous citerons, en première ligne, le bœuf. Il est élevé par les Peulhs surtout. Les Malinkés n’en élèvent pas. La taille est petite ; mais sa chair est savoureuse et les vaches donnent un lait très riche en matières grasses et d’excellente qualité. Par contre, si le Malinké n’élève pas de bœufs, il élève en quantité poulets, chèvres et moutons. Tout cela ne vaut pas cher comme viande de boucherie. Les chats sont peu nombreux ; les chiens, au contraire, pullulent. Ils sont chargés de la voirie, dans les villages.
Populations. — Ethnographie. — On trouve trois races dans le Kalonkadougou : 1o Malinkés, 2o Peulhs, 3o Ouolofs.
1o Malinkés. — Les Malinkés sont maîtres du pays par le droit de premiers occupants. D’après les renseignements que nous avons pu recueillir, tout porte à croire qu’ils sont venus des bords de la Falémé, chassés par la guerre continuelle que leur faisaient les Almamys du Bondou. Nous les avons trouvés là tels que nous les avons vus partout, dans le Bambouck, le Manding, le Ouli, etc., etc... Voleurs, menteurs, ivrognes, ils sont d’une saleté repoussante et couverts de vermine. Là, comme ailleurs, le Malinké ne rêve qu’une seule chose, avoir assez de captifs pour faire ses lougans et ne pas travailler lui-même. Aussi, je ne crois pas exagérer en disant que, dans ce pays, la moitié de la population est captive de l’autre moitié et réciproquement. Leurs villages sont d’une malpropreté révoltante. Ils tombent littéralement en ruines, et cela, par défaut de soins et d’entretien. Une case menace-t-elle ruines, son chapeau est-il en mauvais état, on se gardera bien de les réparer. On construira plutôt une case neuve à côté de la première. Presque tous les villages Malinkés du Kalonkadougou sont entourés par les ruines de leurs anciens tatas. Les villages n’ayant plus, depuis notre protectorat, à redouter les attaques du voisin, on n’a plus entretenu le tata, devenu inutile. Celui qui entoure à l’intérieur les cases du chef est encore en assez bon état. Dans quelques villages, les parties écroulées du tata sont remplacées par un sagné. Mais tout cela est bien mal fait et bien insuffisant. On accède, en général, au village par une route étroite bordée de pieux de chaque côté formant une palissade derrière laquelle se trouvent les jardins du village. Toutes ces routes forment autour des habitations une sorte d’enchevêtrement qui peut en rendre l’attaque difficile pour des Noirs.
Le plus grand bonheur du Malinké du Kalonkadougou est de s’enivrer et de rester des journées entières sous l’arbre à palabres à causer et à priser, ou plutôt à chiquer des prises de tabac qu’ils se placent sur la langue à l’aide d’une sorte de petite cuiller en cuivre. Les femmes les placent entre la lèvre et l’arcade dentaire inférieures. Quant à la femme, comme dans tous les pays nègres, elle ne compte pas. C’est la bête de somme de la case.
2o Peulhs. — Les Peulhs du Kalonkadougou présentent absolument les mêmes caractères que ceux des autres pays du Soudan. Ils sont nomades, ne font jamais de villages définitifs et sont grands cultivateurs et grands éleveurs de bestiaux. C’est la richesse du pays où ils se trouvent. On connaît le Peulh, nous n’en ferons pas une nouvelle description, nous nous contenterons de signaler ses traits distinctifs. Grand généralement, élancé, bien fait, son visage ne présente aucun des attributs de celui du nègre. Les lèvres sont minces, le nez aquilin, le visage régulier. Sa couleur est plutôt jaune que noire. La femme est réellement femme et ne présente aucun des traits masculins qui sont le propre de la négresse. Les attaches sont fines, les extrémités petites et tout, dans son individu, révèle qu’elle occupe dans l’échelle des êtres un rang plus élevé que la négresse. Elle a le même rang qu’elle, par exemple, dans la société Peulhe. Le Peulh est d’une saleté repoussante et, de loin, on le reconnaît facilement à l’odeur toute particulière qu’exhale sa dégoûtante personne. Cette odeur est due à ce qu’ils ont l’habitude de s’enduire les cheveux et le corps de beurre et beaucoup aussi à ce qu’ils ignorent que l’eau sert aussi bien pour se laver que pour se désaltérer.
Les Peulhs forment, en général, des villages de peu d’importance. Ils construisent deux ou trois cases, au plus, séparées les unes des autres par des lougans. Chaque chef de case vit séparé des autres avec sa famille. Tout est provisoire chez eux, et ils sont toujours prêts à partir. Aussi leurs habitations sont-elles des plus rudimentaires et construites uniquement et complètement en paille.
Les Peulhs du Kalonkadougou sont des émigrés du Fouladougou. Ils ont quitté leur pays depuis quelques années déjà pour fuir les exactions de Moussa-Molo et de sa famille.
A l’encontre de leurs congénères du Kaarta, du Macina et du Fouta-Djallon, les Peulhs du Kalonkadougou sont des ivrognes fieffés, et la plus grande partie de leurs récoltes sont échangées, dans les factoreries de la Gambie, contre du gin ou de l’alcool frelaté.
Le Peulh est, dans le Kalonkadougou, ce qu’il est dans les autres pays où nous le rencontrons, la bonne vache à lait des maîtres du pays. Le Malinké ne se contente pas de lui faire payer l’impôt, mais encore il le pressure à chaque instant de telle façon que ceux-ci, exaspérés, parlent d’émigrer à nouveau et de retourner dans le Fouladougou. Il faut dire toutefois que, sous ce rapport, je n’ai pas entendu, dans le Kalonkadougou, des plaintes aussi vives que dans le Ouli.
Outre ces Peulhs nomades, il en est d’autres qui sont installés depuis fort longtemps dans le pays, mais toujours d’une façon toute provisoire. Ils se sont attachés aux Malinkés du pays, qui leur ont jadis donné l’hospitalité, et ceux-ci ne les tourmentent pas. L’impôt payé (le dixième de la récolte), ils ne réclament plus rien. Ces Peulhs sont, avec les Ouolofs, les grands cultivateurs du pays. Leurs lougans sont immenses et toujours fort bien entretenus.
3o Ouolofs. — Les villages ouolofs du Kalonkadougou sont peu nombreux. On sera étonné peut-être de les voir établis si loin de leurs lieux d’origine. Parmi eux, les uns sont venus du Bondou pour fuir l’etat de guerre perpétuelle qui y régna du temps des Almamys, et surtout pour se soustraire à leurs exactions. Les autres sont venus du Saloum, chassés par l’arbitraire des chefs du pays. Ce sont des gens calmes, paisibles, qui cultivent leurs vastes lougans, élèvent leurs bestiaux et ne s’occupent nullement des affaires politiques. Ils payent l’impôt au chef Malinké dont ils dépendent et qui les a reçus sur son territoire. Ils jouissent d’une indépendance et d’une liberté absolues.
Leurs villages sont un peu comme les villages Peulhs. Tout y est provisoire. Le Ouolof, du reste, ne construit pas en terre, et ses cases sont, en général, en paille. Elles sont construites soit avec des tiges de maïs, de mil, de bambou, ou simplement en chaume de Joncées et de Cypéracées. Les tiges sont placées de façon à être absolument jointives ; mais, malgré le soin qu’ils y apportent, elles laissent filtrer le soleil de partout, et la pluie y pénètre aisément. Parfois ils appliquent à l’extérieur une sorte de revêtement en argile, mais le cas est rare. Le chapeau est en chaume et fait généralement avec grand soin. Les cases sont rondes. Autre chose est le Ouolof, suivant qu’on le voit dans un des centres civilisés de notre colonie ou dans l’intérieur. Là, il est policé, civilisé. Ici, c’est absolument le nègre de la brousse. Les villages sont mal entretenus, sales, dégoûtants et lui-même ne le cède en rien au Peulh et au Malinké en malpropreté. Malgré cela, il est de beaucoup plus intelligent que les autres peuples du Soudan, et n’est pas rebelle comme le Malinké à tout progrès. Ses lougans sont avec ceux des Peulhs les plus riches du pays et les plus étendus. De plus, il élève force bestiaux, chose que n’a jamais su faire un Malinké.
C’est un fait que j’ai remarqué depuis longtemps, à savoir que moins un village possédait de captifs, et plus il cultivait. Ainsi le Peulh et le Ouolof n’ont que peu ou pas de captifs et ce sont eux qui possèdent les plus riches cultures et les mieux faites. Cela tient uniquement à ce qu’ils font tout par eux-mêmes.
Outre les Malinkés, Peulhs et Ouolofs dont nous venons de parler, il existe encore dans le Kalonkadougou un village, Cissé-Counda, qui est habité par des Malinkés marabouts. Ils vivent là absolument indépendants, ne payant l’impôt à aucun des chefs Malinkés et ne reconnaissent en rien leur suprématie. Ils sont, du reste, en fort bonne intelligence avec leurs voisins. Marabouts fanatiques, comme le sont tous les convertis à l’Islamisme, ils se contentent de faire leurs lougans et n’ont jamais avec leurs voisins que des relations de bon voisinage.
Telle est la population du Kalonkadougou. Les Malinkés et les Peulhs ne sont pas musulmans. Les Ouolofs pratiquent, au contraire, la religion du prophète, mais ils sont, en général, assez tièdes. Ouolofs, Malinkés, Peulhs et Marabouts de Cissé-Counda forment une population dont le total peut être estimé à environ 8.000 individus.
Situation et organisation politiques actuelles. — Rapports du Kalonkadougou avec les autorités françaises. — Comme nous l’avons dit plus haut, le pouvoir territorial et politique est, dans le Kalonkadougou, entre les mains des Malinkés. Il y est partagé entre deux familles également puissantes, les Camara et les N’Dao. Leur autorité est à peu près égale, et ils se partagent également le territoire. Les Camara sont à l’Ouest et les N’Dao à l’Est. Les chefs de ces pays portent le nom de Massa, auquel on ajoute celui du village où ils résident. Ainsi on dit : Massa-Diambour, pour le chef des Camara et Massa-Coutia pour le chef des N’Dao. Ces chefs ne sont chefs que de nom car ils n’ont jamais été obéis par aucun de leurs sujets. Ce sont plutôt des juges : ils tranchent les différends qui peuvent survenir entre les particuliers et même entre les villages. A ce sujet le chef de Diambour aurait sur celui de Coutia une certaine suprématie, à telles enseignes, que si Massa-Coutia avait un différend, ce serait à Massa-Diambour qu’il devrait en appeler. Quoiqu’il en soit, ces deux chefs vivent absolument indépendants l’un de l’autre et on peut dire qu’il règne entre les deux familles une sorte d’hostilité jalouse.
Nous pouvons donc dire que, dans le Kalonkadougou, il n’y a aucune autorité réellement constituée. Chaque village est, pour ainsi dire, indépendant, et même dans les villages, les chefs eux-mêmes ne sont pas obéis. De plus, les captifs y tendent chaque jour davantage à s’affranchir de la domination de leurs maîtres.
Le nombre des villages qui appartiennent à chaque famille est à peu près le même des deux côtés ; mais, si l’on considère la surface en terrains cultivés, les N’Dao l’emportent de beaucoup et cela grâce à ce qu’ils ont dans leur sphère plus de villages Ouolofs et Peulhs que les Camaras. Nous donnons ci-dessous la liste des villages qui appartiennent à chaque famille.
| 1o Villages Camara : | |
| Villages Malinkés | Villages Ouolofs |
| Diambour (résidence du chef). | Barsafé |
| Dougousini. | |
| Couppantou. | Villages Peulhs |
| Kissan. | |
| Lampori. | Guidéré. |
| Kountata. | Tierno. |
| Massime. | Kissandi. |
| Calden. | Ouro-Dianga-Samba. |
| Goundiourou. | |
| 2o Villages N’Dao : | ||
| Villages Malinkés | Villages Ouolofs | Villages Peulhs |
| Velingara. | Guiriméo. | Sarabouia. |
| Daouadi. | Passi. | Kissandi. |
| Coutia-Coto. | Diabaké. | Kamidala. |
| Boulou. | Mansa-Bakari-Counda. | Saré-Dadi. |
| Coutia. | Moussa-Botoré. | |
| Kalibiron. | ||
| Malé. | ||
Ce n’est que depuis 1886 que le Kalonkadougou a été placé sous notre protectorat par Monsieur le colonel Galliéni, commandant supérieur du Soudan français. Il fut alors visité une première fois par M. Liotard, pharmacien de deuxième classe de la Marine. Mais, en réalité, ce n’est que depuis 1889 que notre protectorat se fait sentir efficacement dans ce pays. Jusqu’à cette époque le Kalonkadougou n’était qu’un véritable repaire de bandits et de voleurs. Le vol et le pillage sont, on le sait, deux penchants favoris des Malinkés. Un dioula ne pouvait s’aventurer dans le pays sans être au moins mis à rançon, souvent complètement dépouillé et bien heureux lorsqu’il s’en tirait sans recevoir des coups. Les Peulhs eux-mêmes se mettaient de la partie et allaient en expéditions régulières enlever les bœufs des villages des pays voisins. Un semblable état de choses ne pouvait durer. Aussi en 1889, M. le capitaine Briquelot de l’infanterie de marine fut-il chargé de mettre tout ce monde-là à la raison. Des exemples furent faits, on désarma le pays. Tous les fusils furent brisés, on prit des otages et on infligea de justes amendes aux pillards. Une action aussi énergique ne devait pas tarder à porter ses fruits. En effet, le calme et la sécurité sont revenus dans le pays et les transactions commerciales peuvent s’y faire maintenant en toute liberté pour les marchands qui s’aventurent dans ces tristes régions.
Au point de vue administratif, politique et judiciaire, le Kalonkadougou relevait autrefois du commandant du cercle de Bakel, auquel devaient être soumises toutes les questions qui pouvaient intéresser le pays et ses habitants. Mais depuis les dernières dispositions prises par le gouvernement, le Kalonkadougou fait partie de la zone de terrain qui a été placée sous l’autorité du gouverneur du Sénégal.
Conclusions. — De tout ce que nous venons de dire, nous pouvons conclure que le Kalonkadougou n’est certes pas un pays d’avenir, mais qu’il serait facile d’augmenter sa production dans une notable mesure. Il suffirait pour cela d’y attirer le plus possible de Peulhs et de Ouolofs ; ce sont les grands producteurs du pays. De plus, il nous faut rendre aux chefs leur autorité et favoriser autant que possible l’émancipation des captifs. Réduits à leurs propres ressources, les Malinkés se mettront au travail et la production en sera augmentée d’autant. Il est urgent surtout d’y régler, d’une façon définitive, les questions de redevances et impôts à payer aux chefs, afin que ceux-ci, n’ayant plus une trop grande latitude, ne soient plus tentés de pressurer leurs sujets ; tenir enfin la main à ce que bonne et prompte justice y soit toujours rendue. Il serait bon enfin que, chaque année, un fonctionnaire quelconque, muni des pouvoirs nécessaires, visitât le pays et réglât sur place les affaires en litige. En agissant ainsi, nous croyons que notre protectorat sera réellement effectif et que le pays pourra se développer plus qu’il ne l’a fait jusqu’à ce jour. Nous ne parlerons pas ici des améliorations qu’il y aurait à apporter au mode de culture employé ; cela nous entraînerait trop loin et nous ferait dépasser le but que nous nous sommes proposé.
CHAPITRE X
Départ de Coutia. — Kalibiron. — Diabaké. — Paquira. — Arrivée à Koussanar. — Description de la route de Coutia à Koussanar. — Géologie. — Botanique. — Cultures. — Koussanar. — Aspect du village. — Nombreuses variétés d’acacias. — Beaux jardins de tabac. — De Koussanar à Goundiourou. — Coumbidian. — Ahmady-Faali-Counda. — Description de la route suivie. — Goundiourou. — Remarquable propreté du village. — Nombreuses visites. — Belles plantations de haricots. — De Goundiourou à Sini. — Siouoro. — Massara vient à mon avance. — Arrivée à Sini. — Cordiale réception. — Description de la route de Goundiourou à Sini. — Géologie. — Botanique. — Départ de Sini. — Arrivée à Nétéboulou. — Séjour à Nétéboulou. — Grands préparatifs. — Organisation d’un convoi pour Kayes. — Pas de courrier. — Un voyage extraordinaire. — Étrange superstition. — Le génie du foyer. — Départ de Nétéboulou. — Arrivée à Passamassi. — Belle réception. — Belle case. — Description de la route de Nétéboulou à Passamassi. — Belles plantations d’indigo. — De Passamassi à Son-Counda. — Yabouteguenda. — Le traitant Niamé-Lamine. — Passage de la Gambie. — Les caïmans. — Arrivée à Son-Counda. — Description de la route de Passamassi à Son-Counda. — Nous sommes dans le Kantora. — Le vieux chef du pays. — Aspect du village. — Courges. — Calebasses. — Gombos. — Je me dispose à partir pour Damentan.
6 décembre 1891. — Je passai à Coutia une excellente nuit. Le vent de Nord-Est commence à se faire sentir un peu, et c’est à cela que j’attribue la notable amélioration qui s’est produite dans mon état depuis mon départ de Diambour. Je réveille tout mon monde à quatre heures du matin et, à cinq heures, nous nous mettons en route pour Koussanar, où j’avais décidé d’aller camper ce jour-là. Nous marchons d’une bonne allure pour nous réchauffer, car le vent a subitement sauté au Nord-Ouest, et il fait une brise relativement froide. Je constate douze degrés à mon thermomètre, en pleine campagne. A deux kilomètres et demi de Coutia, nous traversons, sans nous y arrêter, le petit village de Kalibiron. Il dépend de Coutia, et sa population, qui peut s’élever à 150 habitants environ, est uniquement composée de Malinkés de la famille des N’Dao, il ne présente rien de particulier. On y remarque encore les derniers vestiges d’un sagné rudimentaire. Nous avons réveillé les habitants, quelques têtes se montrent au-dessus des tapades et nous regardent d’un air ahuri. Deux heures après, nous sommes à Diabaké, village Ouolof de 350 habitants. Il est construit sur le modèle des villages Toucouleurs, c’est-à-dire que les cases de chaque chef de famille sont fort espacées les unes des autres et séparées par des lougans de mil et de petits jardins ; seules, les cases du chef de village sont entourées d’un rudiment de sagné. Ces Ouolofs, venus du Bondou, s’adonnent à la culture et à l’élevage. Ils possèdent les plus beaux lougans que j’ai vus et un beau troupeau de deux cents têtes de bétail environ. Diabaké est considéré comme le grenier de toute cette région.
A neuf heures quarante-cinq, nous traversons sans nous y arrêter le petit village Ouolof de Paquira, dont la population s’élève à environ deux cents habitants. Il est construit en paille et absolument ouvert. Là, nous quittons le Kalonkadougou et entrons dans le Ouli. La chaleur devient très forte et c’est avec plaisir qu’à onze heures cinq minutes, après avoir fait une étape de près de 28 kilomètres, nous arrivons enfin à Koussanar, où nous allons passer la journée.
Un peu avant d’arriver à Paquira nous avions trouvé sur la route une captive qui, pendant la nuit, s’était enfuie de Coutia parce que, disait-elle, son maître la frappait, elle venait me demander protection. Fidèle à la ligne de conduite que je m’étais imposée dès le début de mon voyage, je l’emmenai avec moi et la confiai aux hommes de son village qui m’avaient accompagné et qui devaient retourner chez eux le lendemain. Je les chargeai de la remettre entre les mains de son propriétaire. Je n’ai pas besoin de dire que pendant tout le trajet entre Paquira et Koussanar un de mes hommes, celui qui portait le colis le plus lourd, lui plaça sa charge sur la tête. Il n’y avait rien à dire, c’était une captive et mon porteur était un homme libre. D’ailleurs, c’était « manière noire » et il eût été inopportun de faire du sentiment en cette circonstance.
De Coutia à Koussanar, la route suit une direction Sud-Sud-Est. Tout d’abord, jusqu’à Diabaké rien à signaler de particulier. La nature du terrain n’a pas changé, ce sont toujours les argiles compactes signalées précédemment. La flore a également peu varié, ce sont toujours les mêmes essences, et les légumineuses mimosées sont en majorité. A six kilomètres de Coutia, on laisse sur la droite la mare de Bambi, sorte de cuvette rocheuse de 150 mètres de long sur 100 mètres de large et 1 mètre 50 de profondeur. Les roches qui la forment sont des grès de la période secondaire.
Peu à peu en approchant de Diabaké, nous voyons apparaître de nouveau la latérite. En quittant le village qui est encore construit sur un plateau d’argiles, la route suit une vallée de huit cents mètres de largeur dont le terrain est uniquement formé de latérite. De chaque côté ce ne sont que des argiles. Aussi les indigènes ont-ils mis à profit pour leur culture cet excellent terrain. De Diabaké à Koussanar, c’est une suite de beaux lougans de mil interrompus seulement entre Diabaké et Paquira par une forêt de beaux bambous de quatre kilomètres environ de longueur. A deux kilomètres de Paquira, la route quitte la vallée pour conduire au village qui est situé sur une petite colline à gauche ; mais elle la suit de nouveau à un kilomètre de Paquira et cela jusqu’à Koussanar.
La flore, depuis Diabaké, s’est sensiblement modifiée, et nous commençons à retrouver les essences que nous signalions dans le Sud, dans le Ouli et le Sandougou. A noter quelques beaux nétés et caïl-cédrats. Les lianes apparaissent de nouveau ; mais elles sont encore bien maigres. La brousse change également d’aspect à mesure que nous avançons dans le Sud. Les cypéracées deviennent de plus en plus rares et les graminées commencent à prendre un plus grand développement.
Koussanar, où nous faisons étape ce jour-là, est un village Malinké de 250 habitants environ. C’est le village Malinké dans tout ce qu’il y a de sale, puant et repoussant. Il est situé sur le sommet d’une petite éminence qui domine la fertile vallée dont nous avons parlé plus haut, et au pied de laquelle passe la branche la plus septentrionale du Sandougou. Il est entouré d’un tata de faible épaisseur dont la hauteur est d’environ trois mètres et qui ne tombe pas trop en ruines. Par contre, les cases du village ne sont absolument que des amas de décombres. On ne saurait se faire une idée d’une pareille décrépitude. Je fus bien reçu à Koussanar et on me logea dans une case à peu près convenable, la seule du village qui fût présentable. Elle était située sur la place principale, à l’ombre de deux magnifiques fromagers.
Le chef est un homme relativement jeune, mais absolument abruti par l’abus des liqueurs fermentées. Pendant les quelques heures que j’ai été son hôte, je n’ai pu en tirer aucun renseignement utile.
La famille des Légumineuses Mimosées est abondamment représentée dans les environs de Koussanar et on y trouve une grande variété d’Acacias. Outre les Acacias à gomme, dont nous avons parlé plus haut, on y trouve encore le gonakié (Acacia Adansonii G. et P. ou astringens Cunning), dont le bois est très dur, très fin, et se conserve longtemps. Il est difficile à travailler à sec. A Kayes, c’est de ce bois dont on se sert pour fabriquer les membrures des chalands de la flottille du Haut-Sénégal. On a tenté également de l’utiliser pour fabriquer des traverses de chemin de fer ; mais il est attaqué par les termites aussi bien que les autres essences. De plus, certains insectes l’affectionnent particulièrement et le rongent rapidement. Aussi ne l’emploie-t-on que fort peu dans les constructions. Par contre, il possède la propriété de durcir dans l’eau et de ne s’y corrompre que lentement. On pourrait alors s’en servir avec avantage pour la construction des pilotis. Il donne une gomme rouge, dite gomme de gonakié, qui est peu estimée dans le commerce.
Le Khadd (Acacia albicans Kunth) y est très commun. Son bois est très dur, à grains fins et serrés. Il donne une gomme de couleur foncée de mauvaise qualité et qu’on ne récolte même pas. Les indigènes se servent de ses tiges pour fabriquer des manches de pioches et de haches, qui ont le grand défaut de se briser trop facilement.
Citons encore le Souroure (Acacia species), relativement peu commun et qui sert surtout au Sénégal pour la menuiserie fine. Son bois est d’une belle couleur jaunâtre ; il est moins dur que le gonakié et se laisse plus facilement travailler.
Autour du village de Koussanar et sur les rives du Sandougou se trouvent de belles plantations de tabac. Les indigènes y apportent un soin tout particulier.
La variété de tabac qui est cultivée au Soudan est la Nicotiane rustique ou tabac à feuilles rondes (Nicotiana rustica L.). Il diffère sensiblement du Nicotiana Tabacum L. C’est une plante glutineuse et velue, dont les feuilles sont ovales-obtuses, pétiolées. Les fleurs sont en cymes paniculées denses. La corolle, d’un vert jaunâtre, est à tube court et velu. Son fruit est une capsule arrondie. De toutes les solanées, c’est la plus commune au Soudan et celle qui est cultivée avec le plus de soin. Elle croît surtout à merveille dans les terrains riches en humus et aime un climat chaud et humide. On conçoit dès lors qu’elle prospère d’une façon remarquable dans toute la Haute-Gambie.
Le terrain dans lequel elle est cultivée est préparé avec un soin méticuleux et on n’y voit jamais le moindre brin d’herbe. De plus, chose rare au Soudan, j’ai vu, dans certains villages, fumer avec la bouse de vache et le crottin des chevaux la terre destinée à la recevoir. Les semis sont généralement faits à la fin de juin ou au commencement de juillet. Quand la plante a atteint environ douze à quinze centimètres de hauteur, les pieds sont repiqués dans les jardins préparés ad hoc. Ils sont placés à environ trente ou quarante centimètres les uns des autres dans le plus grand ordre. Ils sont sarclés tous les deux jours et arrosés matin et soir avec soin. La récolte des feuilles a lieu dans le courant de janvier et celle des graines vers la fin de février. Sur les bords des fleuves, le tabac est cultivé toute l’année. Les eaux, en se retirant, laissent une couche relativement épaisse de limon, qui conserve son humidité pendant longtemps et qui permet au tabac de se bien développer. Cette plante prospère à merveille dans tout le Soudan et ses feuilles y atteignent de remarquables dimensions. Le rendement qu’elle donne est considérable. Il est à peu près de 2,500 kilogrammes à l’hectare. Il se vend sur les marchés couramment 12 fr. 50 le kilog.
Jusqu’à ce jour, il n’a été fait que des essais de culture absolument insuffisants. Rien de systématique et de méthodique n’a été tenté, et pourtant tout permet de croire que des efforts sérieux seraient couronnés de succès et qu’il serait facile d’acclimater dans ces régions les tabacs de qualités supérieures.
Les indigènes prisent et fument le tabac. Mais, avant de s’en servir, ils lui font subir toute une préparation qui diffère dans les deux cas.
1o Tabac à priser. — On procède de la même façon, que l’on ait affaire au tabac de commerce ou au tabac indigène. Les feuilles, réduites en petits morceaux, sont mises à sécher au soleil ou devant le feu. Il est préférable qu’elles soient séchées au soleil. Elles sont ensuite pilées dans un mortier ad hoc avec un pilon spécial et réduites en poudre absolument impalpable. Mortier et pilon sont de petites dimensions. Ce sont surtout les femmes qui sont chargées de ce soin, ou bien des vieillards qui ont acquis dans cet art une véritable habileté. La poudre ainsi obtenue est de nouveau étendue sur un linge et mise de nouveau à sécher au soleil. Puis (voilà l’opération délicate) on prend des tiges de petit mil que l’on fait brûler. La cendre obtenue est mise à bouillir dans une petite marmite avec de l’eau. On fait chauffer jusqu’à ce que l’eau, étant absolument évaporée, la cendre soit entièrement desséchée et adhérente aux parois de la marmite. On râcle alors cette cendre, on la réduit en poudre très fine et on la mélange au tabac environ dans la proportion du cinquième. Puis, on ajoute à tout cela un peu de beurre ou de graisse de mouton. On mélange bien, on fait sécher, on triture de nouveau et voilà le produit que le noir s’introduit avec tant de délices et en si grande quantité dans le nez. D’après ce qu’ils disent, la cendre de mil aurait pour but de donner plus de montant au tabac. Le beurre lui donnerait un arome tout spécial et très recherché des amateurs, et aurait surtout pour résultat d’enlever au tabac ainsi préparé toute son âcreté. Quoi qu’il en soit, nous avons maintes fois essayé d’en priser et nous lui avons toujours trouvé une force que n’ont pas nos tabacs européens.
2o Tabac à fumer. — On ne lui fait guère subir de préparation spéciale. Les feuilles sont simplement séchées au soleil, écrasées dans la main et fumées ainsi dans la pipe.
Au Soudan, l’homme est surtout priseur et c’est la femme qui fume le plus. Pour priser, il s’introduit le tabac dans les narines avec les doigts ou bien se sert d’une sorte de petite spatule en fer ou en laiton à l’aide de laquelle il puise dans sa tabatière.
A son extrémité étroite est percé un trou dans lequel passe une petite lanière en cuir qui lui sert à la suspendre à son cou. L’extrémité large couverte de tabac est appliquée contre les narines alternativement et on n’a qu’à humer la poudre. Dans certaines régions et chez les Malinkés particulièrement, on ne se contente pas de priser le tabac en poudre, on le chique pour ainsi dire. Pour cela on en place une volumineuse pincée sur la langue soit à la main, soit à l’aide du petit instrument dont nous venons de parler. Les femmes l’introduisent avec une merveilleuse dextérité entre la lèvre et l’arcade dentaire inférieure.
Pour fumer, la femme se sert d’une pipe généralement en caïl-cédrat, dont le tuyau est en bambou. Cette pipe est des plus rudimentaires. Il est rare qu’une femme fume sans offrir de temps en temps sa pipe à ses voisines. Les hommes font également de même.
Nous avons souvent essayé de fumer de ce tabac et nous avons toujours été forcé d’y renoncer. Son âcreté est telle qu’après deux ou trois bouffées au plus nous éprouvions à la langue et aux gencives une douleur si vive que nous étions forcé de cesser. Toutefois nous avons constaté que le tabac français fumé dans ces pipes avait un arome tout particulier et très délicat.
Les peuples de race Mandingue fument et prisent beaucoup plus que les peuples de race Peulhe. Ils préfèrent de beaucoup notre tabac au leur et le cadeau le plus apprécié que l’on puisse faire à un chef est de lui offrir un litre de tabac à priser et quelques têtes de tabac en feuilles. On nomme ainsi au Sénégal et au Soudan ces petits paquets de cinq ou six feuilles de tabac liées ensemble par le pétiole et dont on fait un commerce relativement important. De même aussi ils ont une préférence bien marquée pour les pipes en terre de Marseille ou de Valenciennes que nous leur vendons.
7 Décembre. — La nuit que nous avons passée à Koussanar a été excessivement froide. Au réveil, à quatre heures du matin, je constate douze degrés centigrades au thermomètre placé dans l’intérieur de ma case et dix seulement au dehors ; à quatre heures et demie du matin nous nous mettons en route par une nuit profonde et une bise très fraîche. La rosée est très abondante et très froide. Aussi, marchons-nous tous vivement pour nous réchauffer. A cinq heures quinze minutes, au moment où le jour commence à poindre, nous traversons, sans nous y arrêter, le village de Coumbidian. C’est un village Malinké dont la population peut s’élever à environ deux cents habitants. Les habitants, que nous avons réveillés, nous saluent au passage. Coumbidian est entouré d’un sagné assez bien entretenu, mais qui présente un moyen de défense absolument insuffisant. — A douze kilomètres environ de ce village, dans le sud-sud-est, se trouve la branche méridionale du Sandougou. A cette époque de l’année il est presque entièrement à sec au point du moins où nous l’avons traversé. Le passage se fait sans aucune difficulté et sans accidents. Nous avons à peine de l’eau jusqu’aux genoux. Ses deux rives sont couvertes de beaux lougans de mil et d’arachides au milieu desquels s’élève, à 1500 mètres environ du marigot, le petit village d’Ahmady-Faali-Counda. Une seule famille, composée d’environ vingt-cinq personnes, l’habite. C’est un village de culture construit en paille, entouré d’un petit sagné bien fait et habité par des Ouolofs. Ils dépendent de Goundiourou et vivent là tranquillement en cultivant leurs immenses lougans.
Goundiourou n’est éloigné d’Ahmady-Faali-Counda que de deux kilomètres environ, nous y arrivons à neuf heures cinq minutes. Il fait une chaleur torride qui contraste étrangement avec la fraîcheur de la nuit. J’avais décidé que nous ferions étape dans ce village, et, de Koussanar, j’avais envoyé au chef un courrier pour lui annoncer ma visite. Aussi y fus-je très bien reçu.
La route de Koussanar à Goundiourou suit à peu près une direction sud-sud-est et la distance qui sépare ces deux villages est d’environ 20 kilom. 500. En quittant Koussanar, on traverse d’abord une bande de latérite qui n’est qu’un diverticulum de la fertile vallée qui s’étend de Diabaké à ce dernier village. La nature du terrain change alors et nous ne trouvons plus que des argiles compactes. Là, au lieu de recouvrir du terrain ardoisier, elles recouvrent du terrain ferrugineux que nous voyons émerger en maints endroits et dont nous rencontrons fréquemment les roches. A quelques kilomètres avant d’arriver à Goundiourou, nous voyons de nouveau apparaître la latérite, en même temps qu’à l’horizon apparaissent dans le sud les collines du Ouli.
La flore a peu changé, notons toutefois l’absence complète de lianes et l’apparition de quelques beaux ficus.
Goundiourou est un village dont la population peut s’élever à environ trois cents habitants. Ce sont des Ouolofs venus du Niani, gens paisibles qui ne demandent qu’à vivre en paix avec leurs voisins et qu’on les laisse cultiver tranquillement leurs lougans et élever leurs bestiaux. C’est un des villages les plus riches du Ouli. A l’encontre des autres villages Ouolofs, il est bien construit, ses cases en paille bien alignées et bien entretenues lui donnent un aspect des plus réjouissants et des plus gais. Enfin, il est d’une remarquable propreté, et on n’y voit pas sur la place principale les tas d’ordures que l’on rencontre dans les autres villages et principalement chez les Malinkés. Son chef est âgé d’environ quarante-cinq à cinquante ans. Intelligent, il jouit d’une grande autorité et sait se faire obéir, ce qui est rare dans ces régions. Aussi son village est-il des plus prospères.
Je passai à Goundiourou une excellente journée et la plus cordiale hospitalité m’y fut donnée ainsi qu’à mes hommes. Dans la soirée, je reçus la visite des chefs des environs. Tous venaient m’offrir quelque petit présent ; celui-ci du beurre et du lait, celui-là des kolas, cet autre un ou deux poulets. Je n’ai pas besoin de dire que je ne me contentai pas de les remercier et que, de mon côté, je leur rendis avec usure les cadeaux qu’ils me firent. C’est là, du reste, une coutume générale et, au Soudan, plus que partout ailleurs « les petits cadeaux entretiennent l’amitié ».
Les indigènes mangent les haricots bouillis. Au Sénégal, on les mélange au couscouss et avec différentes sortes de viandes on en fait un plat connu sous le nom de Baci-niébé et qui est apprécié même par les Européens. Ce légume d’un goût très parfumé pourrait remplacer avantageusement le fayol que l’on fait venir de France pour la ration des troupes. Sa valeur commerciale est environ de douze francs les cent kilogs. Nous estimons qu’il serait profitable d’en favoriser la propagation et d’en augmenter la culture.
8 décembre. — La température a été moins froide que pendant les deux nuits précédentes. Il a soufflé du vent de Nord-Ouest ; aussi, au réveil, y a-t-il une rosée très abondante. Nous quittons Goundiourou à 4 h. 30, et à 6 heures, au moment où le soleil se lève, nous traversons le petit village de Siouoro. Il est habité par des Malinkés et sa population est d’environ 150 individus. Il ne présente rien de particulier et a le même cachet que les autres villages Malinkés que nous avons déjà visités. Tout le monde dort encore quand nous y passons. Seules, quelques femmes commencent à piler le couscouss. A peine en étions-nous sortis que le fils du chef vint me saluer sur la route de la part de son père. Je le remercie de son attention et continue ma route après lui avoir serré la main. Quelques kilomètres avant d’arriver à Sini, je rencontre Massara, le fils de Massa-Ouli, que son père envoie à mon avance avec quelques cavaliers. Ils se joignent à ma caravane et, à 8 h. 40, nous faisons notre entrée à Sini où nous sommes attendus.
La route de Goundiourou à Sini ne présente guère de particulier à signaler que les nombreux lougans appartenant aux différents villages dont nous venons de parler. Au point de vue géologique, la nature des terrains que nous avons signalés entre Koussanar et Goundiourou s’affirme de plus en plus. La latérite alterne avec les argiles compactes recouvrant un sous-sol de roches ferrugineuses. Mais c’est la latérite qui domine. Il est curieux de voir comme les noirs ont eu l’instinct de deviner que la latérite était plus fertile que les autres terres. Partout où on le trouve, on est certain d’y voir un lougan et ce n’est que dans les pays absolument déshérités que l’on cultive les argiles alluvionnaires. Le sol s’affaisse beaucoup à mesure que nous avançons vers Sini, mais il se relève en approchant de ce village et Sini est construit lui-même sur une éminence formée de terrains ferrugineux que recouvre une couche de latérite. A l’ouest et au sud l’horizon est absolument borné par les collines boisées du Ouli.
La flore s’est sensiblement modifiée. Il est vrai que sur les plateaux argileux nous retrouvons les essences chétives et malingres que nous signalions précédemment, mais, dans les dépressions de terrain et sur le flanc des collines où nous avons une terre plus riche en humus et plus féconde, nous voyons réapparaître les grands végétaux du sud ; légumineuses énormes, Caïl-Cédrats, ficus, n’tabas, etc., etc.
Je n’ai pas besoin de dire que je fus reçu à bras ouverts. A peine étais-je installé dans ma case que le vieux Massa vint immédiatement me saluer. Nous causons longuement comme de vieux amis. Entre autres choses, Massara, son fils, m’apprend qu’il y a trois jours un courrier est passé pour moi à Sini avec un pli venant du commandant de Bakel et qu’il est arrivé à Nétéboulou un convoi de dix caisses. Renseignements pris, ces dix caisses sont au commandant de Bakel qui doit venir prochainement visiter la région. Quant au courrier qui m’intéresse au plus haut point, il court après moi sur la route de Mac-Carthy. Enfin, tout s’éclaircira demain à Nétéboulou.
9 décembre. — Je n’ai pas eu la peine ce matin de réveiller mon monde. Bien avant l’heure du départ, tous les préparatifs étaient faits. Chacun était heureux de revoir Nétéboulou. Sandia allait se retrouver au sein de sa famille. Mes hommes allaient pouvoir se reposer pendant quelques jours. Pour moi, je n’étais pas fâché de m’arrêter pendant quelques jours pour pouvoir mettre un peu d’ordre dans mes notes et réorganiser ma caravane. Aussi étions-nous tout joyeux quand nous nous mîmes en route, après avoir serré la main à tous nos amis et particulièrement au vieux Massa qui, malgré l’heure matinale, n’a pas voulu me laisser partir sans me souhaiter bon voyage et bonne réussite. La route se fait rapidement sans encombre. Nous revoyons les endroits que nous avions visités quarante-cinq jours auparavant. Mais qu’ils s’offrent à nos yeux sous un aspect bien différent ! Plus de ces beaux lougans de mil et de maïs ; les récoltes sont presque terminées partout. Le vent brûlant de Nord-Est a commencé à faire sentir sa desséchante influence. Les arbres commencent à perdre leurs feuilles et la brousse a perdu sa belle couleur verdoyante. Toute la campagne prend cet aspect monotone et désolé qui attriste l’œil du voyageur et lui rappelle la sécheresse et l’aridité des grandes solitudes Soudaniennes et des steppes Sénégalaises.
A huit heures nous entrons enfin à Nétéboulou. Notre arrivée fait sensation et tout le village est là pour nous recevoir et nous souhaiter la bienvenue. Ces braves gens sont tout heureux de me revoir, et ma foi, je ne suis pas fâché de retrouver ma bonne case de l’hivernage où j’ai passé pourtant de bien durs moments. On lui a fait la toilette pendant mon absence et je lui trouve un véritable air de fête. A mon grand désappointement, je n’y trouve pas le courrier que j’espérais qu’on m’y aurait expédié. Le receveur de la poste de Bakel a dû mal interpréter et tout expédier à Kayes. Il y a deux mois que je n’ai eu de nouvelles des miens. Quand en aurai-je maintenant ? Pas avant Kayes assurément.
Tout est prêt quand nous arrivons et mes hommes peuvent manger aussitôt. On voit qu’il y a là un chef qui sait se faire obéir.
Sandia est tout heureux de revoir les siens et son village, et, malgré cela, l’impassibilité de ces gens-là est si grande qu’il ne laisse rien paraître de son contentement en retrouvant son fils, son frère et ses femmes.
J’ai profité des quelques jours que je passai à Nétéboulou pour mettre mes notes à jour et pour faire un volumineux courrier de France que j’expédiai à Kayes en même temps qu’un convoi de porteurs. Je fus obligé de le former pour me débarrasser de toutes les caisses de collection que je ne pouvais emporter pendant le voyage que j’allais entreprendre au Kantora, à Damentan et au pays des Coniaguiés. J’en confiai la direction au palefrenier Sory qui, depuis la mort de ma mule, m’était devenu inutile. Je le chargeai en plus de veiller sur le jeune Oumar, le frère de mon interprète, que celui-ci me demanda l’autorisation de renvoyer à Takoutala (Kaméra), craignant pour lui les fatigues de nos futures excursions. Comme ce village se trouvait sur la route de Nétéboulou à Kayes, j’accédai volontiers à son désir. J’ai su, à mon arrivée à Baboulabé, trois mois plus tard, que ce voyage de plus de cinq cents kilomètres s’était accompli dans les meilleures conditions, et je retrouvai à Kayes tous mes colis dans le plus parfait état. Aussi ne manquai-je pas de donner à Sory une belle gratification.
Il n’y avait pas 24 heures que j’étais à Nétéboulou, qu’arriva le courrier dont on m’avait parlé à Sini. Il avait appris à Oualia que j’étais dans le Kalonkadougou et y avait suivi ma trace sans pouvoir me rejoindre. D’après le calcul que je fis, il avait marché sans repos pendant cinq jours à raison de soixante kilomètres par jour. C’était, du reste, un des meilleurs courriers de Sandia. Il me remit le pli dont il était porteur. C’était une lettre écrite en arabe et dans laquelle Monsieur le commandant de Bakel lui annonçait son arrivée prochaine dans le Ouli, et lui recommandait les caisses qu’il lui avait expédiées par une caravane opérant son retour en Gambie. Me croyant parti de Nétéboulou, le capitaine Roux priait Sandia de lui donner de mes nouvelles. J’aurais été bien heureux de me rencontrer avec lui ; mais je fus forcé de renoncer à ce plaisir. L’époque de son voyage était trop lointaine et je ne pouvais l’attendre pendant plusieurs semaines.
Il est curieux de voir combien les peuples primitifs, à quelque race qu’ils appartiennent et de quelque religion qu’ils soient, s’adonnent aux pratiques les plus superstitieuses et les plus bizarres. Je fus un soir témoin du fait suivant qui me frappa et que je tiens à relater ici. Je vis une femme de la case où j’habitais prendre, à la nuit tombante, un poulet blanc avec les deux mains, une main, la gauche, lui tenant la tête. Elle s’approcha de la porte d’entrée de son gourbi et frotta la tête du poulet sur le seuil, puis éleva l’animal en l’air. Par trois fois, elle recommença cette manœuvre. Intrigué, j’en demandai l’explication à Almoudo et voici ce qu’il m’apprit. Cela porte bonheur d’avoir dans sa case un animal blanc, poulet, bœuf ou mouton. Si c’est un poulet, on opère comme je viens de dire en formulant des désirs et des vœux. Si c’est un mouton ou un bœuf, on le place au milieu de la cour de l’habitation. Le chef de case convoque pour la circonstance ses amis. Tous se placent devant l’animal, accroupis et appuyant le coude sur le genou droit et tenant la main tendue vers l’animal. Alors, le chef de case formule ses vœux et désirs en demandant à l’animal de les exaucer et de les combler. Ainsi consacré, il est sacro-saint et on n’y touche pas. On a pour lui les plus grands égards et il est choyé par toute la maison. C’est le génie du foyer. C’est le fétiche qui écartera tous les malheurs de la famille qui le possède et fera réussir toutes ses entreprises. Ces pratiques sont en usage chez les musulmans aussi bien que chez les peuples qui ne le sont pas. Nous autres, gens civilisés, nous en avons d’aussi bizarres et d’aussi étranges. Nous ne le cédons en rien aux Malinkés et aux Toucouleurs en matière de superstition.
Ma plus grande préoccupation, pendant ces quelques jours de repos que je pris à Nétéboulou, fut de recueillir le plus possible de renseignements exacts sur les pays que j’allais visiter, et, à ce propos, je crois devoir mentionner ici tous ces détails et apprendre au lecteur comment je fus amené à m’aventurer dans ces contrées lointaines, qu’aucun Européen n’avait visitées avant moi.
J’étais à Nétéboulou depuis plusieurs semaines déjà, lorsqu’un jour, en causant avec Sandia, j’appris que de l’autre côté de la Gambie, dans le sud du pays de Damentan, existait un peuple aux mœurs différentes de celles des autres peuples du Soudan. Jamais Européen n’y était allé et quelques rares dioulas avaient osé seuls s’aventurer dans ce pays. Il habitait, disait-il, une contrée très fertile et se livrait à l’élevage des bestiaux sur une grande échelle. A entendre parler ce brave homme de chef, c’était un vrai pays de cocagne. Les habitants passaient pour être très inhospitaliers et vivaient en hostilité ouverte avec tous leurs voisins, dont les plus rapprochés étaient encore à trois ou quatre jours de marche. Mais s’ils recevaient mal ceux qui pénétraient sur leur territoire, par contre, ils s’aventuraient volontiers jusqu’à Yabouteguenda sur la Gambie, où ils venaient échanger des peaux contre du sel et surtout contre des liqueurs alcooliques dont ils sont très friands et que leur vend un traitant noir opérant, en cette escale, pour le compte d’une maison anglaise de Bathurst. Ahmadou Mody, le frère de Sandia, avait comme captif un habitant de ce pays qui lui avait été vendu par un dioula venant du Fouta-Djallon. Mais ce qui, par-dessus tout, scandalisait profondément mon hôte, c’était que ces hommes fussent toujours presque complètement nus et vécussent absolument comme des animaux sauvages. On les désignait dans le pays sous le nom de Coniaguiés et Bassarés. Ils formaient deux tribus qui avaient absolument les mêmes mœurs et les mêmes coutumes. Le pays qu’ils habitaient portait le nom de pays des Coniaguiés et pays des Bassarés. On le désignait encore sous le simple nom de Coniaguié et de Bassaré. Il était, d’après Sandia, situé à deux ou trois jours de marche au plus dans le Sud-Est de Damentan et il ajoutait qu’il était prêt à m’y accompagner.
On comprendra aisément qu’il n’en fallait pas plus pour piquer ma curiosité. Aussi, dès ce moment, me décidai-je à entrer en relation avec ceux de ces gens qui viendraient commercer à Yabouteguenda, et, en principe, mon voyage, dès lors, fut résolu. Outre l’intérêt tout nouveau qu’une semblable exploration pouvait avoir, un autre motif me détermina complètement. Cela me permettait de visiter Damentan, gros village musulman où jamais Européen n’avait mis le pied, d’entrer en relations avec ses habitants qui m’en avaient fait témoigner le désir et surtout d’explorer toute la rive gauche de la Gambie, depuis Yabouteguenda jusqu’à Damentan, voyage qui n’avait pas encore été fait jusqu’à ce jour. Ma résolution prise, je me mis de suite au travail et préparai mon voyage de façon à n’avoir aucun déboire ni désappointement quand le moment serait venu de mettre mon projet à exécution.
Tout d’abord je consultai toutes les cartes de la région que j’avais à ma disposition, et, dans aucune (et pourtant c’étaient les plus récentes), je ne trouvai mentionnés ces pays. Rien, absolument rien, au sud de Damentan sur la carte Fortin entre Pajady, Toumbin, la Gambie et le Fouta-Djallon. Cependant je me souvenais bien avoir vu sur une carte plus ancienne mentionné le pays de N’Ghabou et je savais que le Coniaguié et le Bassaré en étaient autrefois des provinces. C’était là à n’en pas douter que je devais trouver ces curieuses peuplades. Et ce qui me confirmait encore dans mon opinion, c’était ce fait que souvent les Almamys du Bondou étaient allés dans cette région faire la guerre aux Infidèles. Tout cela ne me permettait pas de douter de la véracité du récit et des renseignements de Sandia.
Je me fis amener le captif dont il m’avait parlé, et je pus constater qu’il différait absolument au physique des autres races soudaniennes. Je l’interrogeai souvent et longuement et jamais il n’hésita à me tracer la route que je devais suivre pour me rendre dans son pays. De plus, le frère du traitant de Yabouteguenda, qui était venu me voir un jour, me donna des renseignements tels que je ne pouvais douter un seul instant du succès de mon entreprise. Il me déclara, en outre, que des hommes venus tout dernièrement à son escale lui avaient dit que je serais très bien reçu chez eux. A Mac-Carthy enfin, j’appris que la plus grande partie du beurre de Karité qui y était achetée venait du Coniaguié et du Bassaré. Je n’avais plus à hésiter et cette dernière nouvelle me décida complètement. Pendant mon séjour à Mac-Carthy et sur les indications de Sandia, je me munis de tout ce qu’il me fallait pour faire ce voyage et pour bien me faire venir des habitants des pays tout nouveaux que j’allais visiter. Ma pacotille se composa relativement de bien peu de chose ; mais je savais que tout ce que j’emportais était fort apprécié de ceux que j’allais rencontrer. C’était surtout du sel en grande quantité, du gin, quelques pièces d’étoffes rouge écarlate, des Kolas, de la verroterie, etc., etc. Tout cela me fut vendu par la Compagnie française aux conditions les plus avantageuses. Le tout fut expédié à Nétéboulou par un convoi de porteurs que j’organisai à cet effet et dont je donnai la direction à un courrier que mon excellent ami, le capitaine Roux, m’avait expédié de Bakel. En y revenant, je retrouvai mes caisses en parfait état.
Dès mon retour à Nétéboulou, je ne m’occupai absolument, pendant les quelques jours que j’y restai, que d’organiser ma caravane. Outre mon personnel que l’on connaît déjà, j’avais un convoi de vingt-deux porteurs, et, de plus, Sandia m’accompagnait avec une dizaine de ses hommes les plus dévoués. Fidèle à la ligne de conduite que je m’étais imposée dès le départ de Kayes, ni mes hommes ni moi n’emportions d’armes. Les hommes de Sandia seuls étaient munis de quelques mauvais fusils de traite, qui, le cas échéant, ne pouvaient nous être d’aucune utilité. On verra dans la suite de ce récit que je dus en grande partie à ces dispositions toutes pacifiques le succès de mon voyage. Pour tous ces travaux, Sandia et mon interprète Almoudo Samba N’Diaye me furent d’un grand secours.
15 décembre 1891. — Le 15 décembre, tous nos préparatifs furent terminés, et nous pûmes nous mettre en route. Donc, à 5 heures 45 du matin, nous quittâmes Nétéboulou après avoir pris congé du village entier et fait nos adieux et quelques cadeaux à tout ce brave petit monde que je ne devais plus revoir. Le trajet se fit rapidement et nous arrivâmes sans encombre, à 10 h. 15, à Passamassi, où nous allions faire étape, et qui n’est situé qu’à quelques centaines de mètres de Yabouteguenda, sur la Gambie, où nous devions traverser ce fleuve.
De Nétéboulou à Passamassi la route suit une direction Sud et la distance qui sépare ces deux villages est de 22 km. 500 environ. La nature du terrain varie peu. Pendant quinze kilomètres à peu près, la route traverse la plaine marécageuse de Genoto dont le sol est uniquement formé d’argiles compactes. Jamais je n’ai trouvé solitude plus désespérante : le marais et toujours le marais, aujourd’hui desséché, mais rempli d’eau pendant l’hivernage. Çà et là quelques rares arbres aux formes contournées, bizarres et fantastiques. A l’horizon, au loin, apparaissent les rives boisées de la Gambie et, plus loin, les collines du Kantora sur la rive gauche du fleuve. Après avoir franchi ces quinze kilomètres on gravit par une pente rapide le flanc d’un plateau ferrugineux de 3 kilomètres environ de longueur. Le versant Sud se termine par une pente douce qui nous conduit de nouveau dans une vaste plaine marécageuse semée de traces d’hippopotames et où l’on n’avance qu’avec mille précautions. Cette plaine s’étend jusqu’à la Gambie. Enfin, après avoir traversé l’extrême pointe Sud de la colline qui le limite à l’Ouest, nous entrons dans les lougans du village dont le sol n’est formé que de latérite pure.
La flore est excessivement pauvre. Partout des joncées et des cypéracées énormes au milieu desquelles hommes et chevaux disparaissent complètement.
Passamassi est un village de Malinkés musulmans qui ne présente rien de bien particulier. Sa population est d’environ deux cents habitants. A huit cents mètres environ du village, le chef et les principaux notables sont venus à mon avance. Nous échangeons les poignées de mains les plus cordiales, et je suis reçu à merveille. Je suis logé comme un véritable prince... nègre, dans une belle case dont je crois devoir donner une description détaillée en souvenir de la bonne journée que j’y ai passée. Elle est ronde, très grande. Son diamètre mesure 6 m. 40, ce qui est énorme pour une case de noir. Le sol en est bien uni, bien battu, et la toiture ne laisse filtrer aucun rayon de soleil à travers la paille dont elle est formée. Deux portes se font vis-à-vis. Ce qui permet une bonne aération. On accède à la porte principale par une large marche, haute d’environ trente centimètres, véritable perron où, pendant la journée, se tinrent mes hommes. Une seconde marche intérieure plus petite, demi-circulaire, permet d’entrer dans la case elle-même. Au centre, se trouve le trou traditionnel pour faire le feu et, devant chaque porte, un trou dans lequel vient se fixer le bâton qui la tient fermée ; car, dans toutes les cases noires, les portes se ferment de dedans en dehors. En dehors, une sorte de loquet la tient close. A droite de la porte principale et occupant le demi-cercle de la case, se trouve le lit. Il mérite que nous nous y arrêtions. Il est maçonné et ressemble à ces lits des anciens Grecs et des premiers Romains, qu’on voit encore représentés sur de vieilles gravures. Qu’on se figure un édifice carré d’une hauteur d’environ un mètre. Sur la face qui regarde l’intérieur de la case, une baie d’un mètre de largeur donne accès par une marche au lit proprement dit. La longueur de cette construction a environ 2 mètres 25, et sa largeur 1 mètre 50. Les bases de l’édifice sont à jour, probablement pour permettre au dormeur de respirer plus facilement. Un petit entablement termine la crête, et un rebord assez prononcé couronne le monument. A l’intérieur, le lit proprement dit. Il est en pierre et a une forme très-légèrement incurvée. C’est là que l’on étend la natte sur laquelle va reposer le dormeur. Tout cela est en briques fabriquées sur place et couvert d’un enduit fort propre. Cet enduit est formé par un mélange de terre grisâtre, de cendres et de bouse de vache. Il acquiert, en séchant, une dureté relative. La partie de la muraille qui regarde le lit est ornementée de cercles concentriques creusés dans son épaisseur elle-même, et colorés en blanc et en bleu.
A deux kilomètres environ du village Malinké, dans l’Ouest, se trouve un village Peulh, du même nom. Il peut avoir 150 habitants. Les chefs vinrent me saluer et m’apportèrent des œufs, du lait, du beurre frais. Ils m’offrirent aussi un superbe bœuf, qui fut immédiatement sacrifié, et distribué à mes hommes et aux habitants des villages.
Je reçus aussi la visite du traitant Lamine, qui est installé à Yabouteguenda, et qui opère pour le compte de la compagnie anglaise de Bathurst. C’est un homme fort intelligent, dévoué aux Français, et qui a déjà rendu des services signalés aux différentes missions Françaises qui ont visité le pays. C’est lui qui, demain, fera encore traverser la Gambie à toute ma caravane. Il est très influent dans la région et y jouit d’une grande popularité. A Passamassi, notamment, il a tout l’air d’être le chef du village. Le véritable chef m’a pourtant paru assez autoritaire et bien obéi.