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Dans la Haute-Gambie : $b Voyage d'exploration scientifique, 1891-1892

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Dans beaucoup de pays, au Soudan, on est absolument persuadé, surtout chez les Malinkés, que l’on peut rendre ainsi invisibles des objets et même des êtres vivants, rien qu’en faisant certaines pratiques plus ou moins bizarres. Je me souviens même avoir vu à Goumbeil, dans le Niéri, un chasseur qui avait la prétention de se rendre invisible pour toute espèce de gibier. Au moment où il se préparait à partir pour la chasse, je le vis mettre dans une calebasse à moitié remplie d’eau, des feuilles d’un végétal dont je ne pus savoir le nom. Il les y remua longuement et à plusieurs reprises. Puis, se mettant absolument nu, il fit sur tout son corps deux ou trois ablutions générales avec cette eau et se frotta partout avec les feuilles humides. Je lui demandais alors s’il était malade et dans quel but il agissait ainsi. Il me répondit sans hésiter qu’il n’était point malade et qu’il faisait cela uniquement pour que le gibier qu’il allait chasser ne le vît pas. Rendu ainsi invisible, il pourrait s’approcher d’aussi près qu’il le voudrait, et tuer à coup sûr tel animal qu’il aurait choisi. Je lui demandai encore si cette plante le rendrait aussi invisible pour les hommes. « Non, me répondit-il, avec cela, le gibier seul ne me verra pas ; mais je connais une autre plante qu’on ne trouve qu’au Fouta-Diallon et qui, si on porte au cou un morceau de sa racine, a la propriété de rendre invisible celui qui la possède pour tous ses ennemis, et cela quand il le désire ». Il avait vu, disait-il enfin, un Foutanké (homme du Fouta) qui, pendant la guerre du marabout Mahmadou-Lamine-Dramé, à Touba-Couta, avait disparu trois fois devant ses yeux au moment où il l’ajustait pour le tuer. Je ne crus pas devoir pousser plus loin mon interrogatoire, du moment qu’il avait vu, je n’avais plus rien à apprendre.

La contrée que nous traversons, est, paraît-il, excessivement giboyeuse. On y trouve, en grande quantité, antilopes, biches, gazelles, hippopotames, bœufs sauvages, éléphants, fauves de toutes sortes, etc., etc. A ce propos, je rapporterai ici un fait qui s’est passé hier au marigot de Sandikoto-Kô. A peine étions-nous arrivés au campement que nous entendîmes un coup de fusil assez éloigné de nous. Peu après, un homme qui fait route avec nous, vint me raconter qu’il avait tiré sur un éléphant énorme. Mahmady, un de mes hommes qui était avec lui, ajouta qu’il l’avait vu et qu’il était si gros qu’il l’avait pris pour un rocher (Kouko) (sic).

En effet, à en juger par les traces et les passages que l’on voit partout, on peut en conclure que la région est excessivement riche en gibier. Ce ne sont que passages d’éléphants et d’hippopotames et les bords des marigots sont couverts d’excréments de toutes sortes d’animaux ; à cette époque de l’année surtout, le gibier y abonde parce qu’il vient brouter les jeunes herbes qui poussent après les incendies.

Vers six heures trente minutes, nous nous remîmes en route et sans autre incident nous arrivâmes à Sibikili, à 11 h. 45, après avoir successivement traversé les marigots de Dalesilamé, de Séré-Kô, de Sitadioumou-Kô et sa branche secondaire, le Koumonni-Boulo-Kô qui est situé à 800 mètres environ de Sibikili. Ses bords sont couverts de superbes rizières, et nous l’avons traversé sur un petit pont en bois, des plus primitifs, qui a environ cinq mètres de long sur un mètre cinquante centimètres de large.

La route du campement du Sandikoto-Kô à Sibikili ne présente aucune réelle difficulté que le passage du marigot de Séré-Kô dont les bords sont escarpés et à pic. Mentionnons aussi à ce point de vue, les nombreux bambous morts, qui obstruent la route, ainsi que les roches ferrugineuses que l’on y rencontre à chaque instant et qu’il faut avoir soin d’éviter.

Au point de vue géologique, ce n’est absolument qu’une succession de plateaux bornés de grès, de quartz et de conglomérats ferrugineux, et de collines de même nature. Au niveau des marigots, elles sont entrecoupées par de petites vallées formées d’argiles et excessivement marécageuses. Ce n’est qu’à partir du Séré-Kô que se montrent quelques ilots de latérite. Nous en trouvons aussi, mais peu étendus et très clairsemés, jusqu’aux environs de Sibikili. La petite colline sur laquelle est construit ce village est uniquement formée de terrain de cette nature, de même aussi que la plaine qui l’entoure. Le terrain ardoisier, proprement dit, est rare et les schistes qui le caractérisent ne se montrent nulle part à nu. Il forme cependant, à n’en pas douter, le sous-sol des argiles compactes dont nous avons reconnu l’existence dans quelques légères dépressions de terrain.

La flore est de plus en plus pauvre. C’est un pays absolument dénué de toute espèce de végétation, on traverse parfois une étendue de plusieurs kilomètres sans rencontrer autre chose que des végétaux absolument rabougris. Ce n’est qu’après avoir passé le Séré-Kô et encore pendant trois kilomètres au plus que la végétation est un peu plus riche. Dans tout le trajet, nous n’avons guère remarqué que quelques caïls-cédrats sur les bords du Diala-Kô, quelques fromagers, et dans la vallée du Séré-Kô quelque rares échantillons de karités (variété Shee). Ce pays était autrefois couvert de bambous, mais ils sont aujourd’hui presque tous morts et ce végétal tend chaque jour à y disparaître.

Le Bambou (Bambusa arundinacea L.), est une Graminée fort commune au Soudan. On le rencontre un peu partout, mais surtout dans le Bambouck, le Bafing, le Koukodougou, le Gamon, le Tenda, le Damentan, le Badon, le Niocolo, etc., etc. Il croît dans presque tous les terrains, mais c’est surtout sur les bords des marigots et dans certaines plaines à fond d’argiles, inondées pendant la saison des pluies, qu’il est le plus commun et qu’il acquiert ses plus grandes dimensions. Toutefois sa tige n’atteint pas au Soudan, dans les terrains qui lui sont les plus propices, un diamètre de plus de six à huit centimètres et sa hauteur quatre ou cinq mètres. Sur les plateaux rocheux, il ne dépasse pas deux mètres d’élévation et trois centimètres au plus de diamètre. Il est là toujours très peu vigoureux.

Ce végétal, si abondant autrefois dans le Gamon, le Badon et le Dentilia, y est devenu depuis trois ou quatre années plus rare et finira par y disparaître complètement. Il est atteint, depuis ce temps, d’une maladie que les indigènes désignent sous le nom de Diambarala. Je n’ai pas besoin de dire qu’elle est attribuée à des pratiques de sorcellerie et que les génies malfaisants (les Mamma-Diombo) sont accusés de les en avoir frappés. Cette maladie, cependant, est causée par un cryptogame parasite qui croît à l’aisselle des jeunes rameaux et qui en un an, deux au plus, finit par tuer le végétal. La tige se flétrit, les feuilles tombent, le bambou sèche sur pied et il suffit d’un vent léger pour en abattre des bouquets entiers. Les tiges ainsi couchées ne peuvent plus servir à rien, car elles ont perdu toute leur souplesse et sont devenues excessivement cassantes. C’est là seulement que nous avons trouvé cette maladie. Nous ne l’avons constatée nulle part ailleurs. Les indigènes du Gamon, Badon et Dentilia sont très affectés de voir ainsi disparaître cette graminée qui leur est si précieuse. Dans tout le Soudan, en effet, on s’en sert pour construire les charpentes des toits des cases. On l’utilise pour fabriquer des nattes, des corbeilles, des cordes, des ruches pour les abeilles et pour construire les clôtures des petits jardinets que l’on trouve aux environs des villages. Les bambous pleins sont préférés pour les constructions et les bambous creux pour les autres usages. Les Bambaras de la boucle du Niger utilisent aussi les jeunes tiges de bambous pleins pour fabriquer leurs flèches, et la corde de leurs arcs est presque toujours faite avec ce végétal.

Le feuillage du bambou constitue un excellent fourrage dont les animaux, les chevaux surtout, sont excessivement friands. Le meilleur et le plus tendre, est naturellement fourni par les rameaux les plus jeunes. Ce fourrage doit probablement ses qualités nutritives à la quantité relativement considérable de sucre que contiennent les jeunes pousses et les jeunes feuilles de cette plante. Cependant, d’après certains indigènes auxquels je l’ai entendu dire, il pourrait à la longue devenir nuisible et il faut bien se garder d’en faire la nourriture absolument exclusive des bestiaux.

Nous venions à peine de traverser le Sitadioumou-Kô, quand nous rencontrâmes, sous un magnifique caïl-cédrat, une députation d’une dizaine de guerriers de Sibikili, conduits par le fils du chef et que ce dernier envoyait au devant de moi pour m’escorter et me conduire au village. Ils avaient eu le bon esprit de nous apporter plusieurs peaux de bouc pleines d’une eau limpide et fraîche avec laquelle nous fûmes heureux de nous désaltérer à long traits ; car si la nuit avait été froide, par contre, la chaleur du jour était devenue, vers dix heures du matin, absolument intolérable. A Sibikili, ce jour-là, je constatai, dans ma case, 41 degrés centigrades. Il faut dire aussi qu’il faisait un vent d’est brûlant. Aussi quand nous arrivâmes à l’étape, étions-nous tous exténués. Deux porteurs même, restés en arrière, ne nous rejoignirent que fort avant dans la soirée.

Notre guide fit aussitôt part aux hommes qui étaient venus au devant de nous de ce qui nous était arrivé le matin et de la belle chasse qu’il avait faite. Il leur dit exactement où ils pourront trouver l’animal. Immédiatement, les hommes de Sibikili me demandent à ne pas m’accompagner au village et aller de suite chercher cette viande, qui est pour eux une si bonne aubaine. Je leur accorde aussitôt l’autorisation de me quitter et tous, à l’exception du fils du chef, se mettent en route pour le Diala-Kô, non loin duquel les attend l’homme que nous y avons commis à la garde de la bête.

Je fus bien reçu à Sibikili et nous n’y manquâmes de rien. Dès notre arrivée, un joli petit bœuf fut immolé à notre intention et toute la journée on fit bombance. Il me fut impossible d’avoir avec le chef et les notables une conversation sérieuse, car tous étaient absolument ivres, et en mon honneur s’étaient livrés à d’abondantes libations de dolo. Ce sont, du reste, des ivrognes fieffés et qui, sous ce rapport, jouissent d’une glorieuse réputation bien méritée. Le chef est un vieillard âgé d’environ 75 ans et ne jouissant, dans son village, d’aucune autorité. De plus, il est aveugle.

Sibikili est un village d’environ 500 habitants. Sa population est uniquement formée de Malinkés. Il dépend de Badon dont il reconnaît l’autorité. Il est assez propre et assez bien entretenu pour un village Malinké. Il est entouré d’un tata flanqué de tours pour la défense et en assez bon état. De plus, les cases du chef sont entourées d’un second tata concentrique au premier et qui est assez sérieux. Il est presque neuf. Sa hauteur est environ de quatre mètres. Sa largeur à la base est à peu près d’un mètre cinquante et au sommet elle est de plus d’un mètre. Chaque case forme pour ainsi dire un petit ouvrage de défense. Les gourbis sont réunis entre eux par des murs en terre de vingt centimètres d’épaisseur environ, et on ne peut arriver dans la cour intérieure de l’habitation qu’en traversant une sorte de corps de garde que les Malinkés désignent sous le nom de Boulou ; c’est une case en terre plus élevée généralement que les autres, ronde, couverte en paille ; quelques-unes sont à argamasses, surtout dans les pays Bambaras. Elles sont munies de deux portes, dont l’une donne accès dans la rue et l’autre dans l’intérieur de l’habitation.

Sibikili est, comme la plupart des villages Noirs, situé sur une petite colline que dominent d’autres collines plus élevées. Cette situation, très bonne pour prévenir les attaques des colonnes noires, car on les voit arriver de loin, est détestable pour pouvoir résister à une troupe opérant à l’européenne.

La journée se passe à Sibikili sans aucun incident. Du reste, tout le monde est exténué et aucun de nos hommes n’est capable de sortir du campement. Toute la population du village, les hommes principalement, est ivre et endormie sous l’arbre à palabres. Je ne suis pas, au moins, importuné par leurs visites, et je puis travailler en paix. J’envoie dans la soirée un homme à Badon pour y annoncer mon arrivée pour le lendemain.

Du campement du Sandikoto-Kô à Sibikili, la route suit à peu près une direction générale Est-Sud-Est, et la distance est environ de 31 kilomètres.

5 janvier. — La nuit a été un peu moins froide que la précédente. Brise de Nord-Est. Température agréable. Ciel clair et étoilé. Au réveil, ciel clair et sans nuages. Le soleil se lève brillant. Peu de rosée. Brise de Nord-Est. Température chaude.

J’ai eu hier soir un petit accès de fièvre qui a duré jusqu’à onze heures environ. Ce matin, je me sens assez bien. Malgré cela, je prens une dose de sulfate de quinine. J’ai la langue saburrale et la bouche mauvaise.

Les préparatifs du départ se font assez rapidement et à 5 h. 15 nous pouvons nous mettre en route sans encombre. En sortant du village, nous traversons d’abord une série de petits jardinets où les femmes de Sibikili cultivent avec grand soin du tabac et des oignons. Pas de lougans. Jusqu’à Badon, rien de bien particulier à signaler ; à 6 h. 30, nous traversons le marigot de Fabili ; à 7 h. 55, celui de Bamboulo-Kô, et à 8 h. 25 nous faisons notre entrée à Badon, but de l’étape. Il fait déjà très chaud, et, malgré le peu de longueur de l’étape, je me sens exténué.

A mi-chemin, entre Sibikili et Badon, nous rencontrons une députation d’une quinzaine de guerriers que le chef m’envoie, sous la conduite de son fils, pour nous escorter et nous conduire au village. Nous faisons la halte là où nous les trouvons, et après avoir échangé les salutations d’usage, nous nous remettons en route.

L’arrivée à Badon par la route de Sibikili ne manque pas de pittoresque. On arrive sur un plateau de latérite qui domine le village. De là, on voit toute la vallée au centre de laquelle est construit Badon et au fond à l’horizon, les collines qui longent la rive droite de la Gambie. Ce plateau est bien cultivé, et c’est là que se trouvent la plus grande partie des lougans du village. Au moment où nous l’avons traversé, nous avons chassé devant nous un superbe troupeau d’une trentaine de têtes de bétail qui y paissait paisiblement. La route qui mène des lougans au village suit le versant Sud du plateau. Elle a environ deux mètres de largeur et est bien débroussaillée. Elle est bordée par une jolie haie d’oseille qui, à cette époque de l’année, commençait à être sèche.

La route de Sibikili à Badon n’offre d’autre difficulté que le passage des deux marigots, le Fabili et le Bamboulo-Kô, dont les bords sont à pic et le fond extrêmement vaseux, surtout celui du premier. La plupart du temps, la route traverse un vaste plateau formé de roches ferrugineuses. Ce n’est qu’en approchant de Badon, que l’on rencontre deux petites collines que l’on franchit par des pentes excessivement douces.

Au point de vue géologique, nous n’avons rien de particulier à signaler, si ce n’est l’extrême abondance des roches et des conglomérats ferrugineux, tout le long de la route. Argiles compactes aux environs des marigots. La latérite n’apparaît qu’à deux kilomètres environ de Badon.

Au point de vue botanique, végétation excessivement pauvre. A signaler seulement quelques fromagers, tamariniers, caïl-cédrats et un végétal nouveau, le Calama, sur lequel nous reviendrons plus loin. D’après les renseignements que nous avons pu nous procurer, tout le Badon renfermerait beaucoup de karités, nous n’en avons pas rencontré le long de la route. Beaucoup de bambous également, mais presque tous sont atteints par la maladie.

Le Calama, que les Ouolofs appellent Rehatt, est un beau végétal de haute taille. C’est une Combrétacée, le Combretum glutinosum Perr. Il croît, de préférence, dans les terrains pauvres en humus, sur les terrains rocheux et sur le versant des collines. On le trouve partout au Soudan, mais c’est surtout dans le Bambouck, le Birgo, le Gangaran, le Manding et le Bélédougou qu’il est le plus commun. Les Malinkés l’emploient surtout en teinture. Ce végétal est appelé Calama par les Bambaras, Rehatt par les Ouolofs, Kéré par les Malinkés et Kodioli par les Sarracolés. Les cendres de son bois servent à fixer les couleurs de l’indigo ; les Bambaras et les Malinkés surtout, retirent de ses feuilles une couleur qui leur sert à teindre en jaune sale et en rouge couleur de rouille, leurs boubous et leurs pagnes.

Cette couleur est, pour ainsi dire, la couleur nationale des Malinkés. Ils l’affectionnent tout particulièrement. Voici comment ils procèdent. Ils récoltent les feuilles sur l’arbre quand elles sont encore très vertes, les font sécher puis les écrasent entre leurs mains. Ceci fait, on verse dessus environ deux fois autant d’eau qu’il y a de feuilles et on laisse infuser à froid pendant au moins vingt-quatre heures. On plonge alors l’étoffe à teindre dans cette infusion et on la laisse tremper pendant douze heures. On la retire alors et on fait sécher. La teinte plus ou moins foncée donnée à l’étoffe, tient non pas au temps plus ou moins long qu’elle reste dans la liqueur, mais au degré plus ou moins grand de concentration de celle-ci. Cette couleur est aussi contenue dans les racines, mais je ne me souviens pas avoir entendu dire qu’elles soient utilisées par les indigènes.

Cette teinture est très adhérente. On la fixe à l’aide des cendres du végétal lui-même. Elle résiste même à la pluie, au lavage à l’eau chaude et au savon. Chez les Bambaras et les Malinkés, les femmes de forgerons acquièrent une véritable habileté pour la préparer. La façon de cette teinture se paye environ cinq moules de mil (huit kilos à peu près) par pagne ou par boubou.

Badon est un gros village Malinké d’environ 750 habitants. Sa population est formée à peu près par moitié de Malinkés musulmans et de Malinkés proprement dits. Il est situé au fond d’une jolie petite vallée et, il faut bien l’avouer, pour un village Malinké, il n’est pas trop sale et est assez bien entretenu. Son tata est réparé à neuf et flanqué de tours pour la défense. Le tata intérieur qui entoure les cases du chef a environ quatre mètres de hauteur, un mètre d’épaisseur à la base et quarante centimètres au sommet. Il est en parfait état de même, du reste, que les petits murs qui unissent entre elles les cases d’une même habitation. Badon est construit à la mode Malinkée comme Sibikili.

Le chef actuel, Toumané-Keita, est un homme d’environ 55 ans, littéralement abruti par l’abus journalier qu’il fait des liqueurs fermentées. C’est le Massa (roi) de tout le pays de Badon.

Peu avant d’arriver au village, mes hommes s’arrêtèrent sous un beau tamarinier, qui, à en juger par la façon dont l’herbe était foulée, devait servir d’abri aux caravanes. Ils commençaient à déposer leurs charges et à s’asseoir pour se reposer quand je leur intimai l’ordre d’avoir à continuer la route jusqu’au village. Depuis longtemps, j’avais remarqué qu’avant d’entrer dans les villages, ils manifestaient toujours le désir de s’asseoir ainsi quelques minutes avant de franchir les portes du tata. Je profitai de cette circonstance pour demander ce que signifiait cette façon d’agir. J’appris alors qu’il était d’usage chez les noirs, avant de se présenter dans un village, de s’arrêter ainsi à quelques centaines de mètres, pour se délasser un peu, faire sa toilette et attendre qu’on vienne vous chercher, et qu’on vous autorise à enfin camper dans l’enceinte. Nous n’avions pas besoin de nous conformer à cette coutume puisque le chef nous avait envoyé chercher à mi-chemin.

Nous fûmes très bien reçus à Badon et nous n’y manquâmes de rien. Pour moi, deux heures après mon arrivée, je fus pris d’un nouvel accès de fièvre plus violent que celui de la veille. Il ne cessa que vers quatre heures de l’après-midi. A ajouter à cela un violent rhume de cerveau et une forte bronchite. Je me sentis si faible dans la soirée que je décidai de séjourner à Badon et d’y passer la journée entière du lendemain. Je devais y rester plus longtemps, car je tombai sérieusement malade et fus pendant plusieurs jours incapable de poursuivre ma route.

Je mis à profit cependant mon inaction forcée à Badon pour rassembler le plus de renseignements possible sur le pays. Je les transcris dans le chapitre suivant.

De Sibikili à Badon, la direction générale de la route est Est-Sud-Est, et la distance qui sépare ces deux villages est de 14 kilomètres.



CHAPITRE XX

Le pays de Badon. — Limites, frontières. — Aspect général du pays. — Hydrologie. — Orographie. — Constitution géologique du sol. — Faune, animaux domestiques. — Flore, productions du sol, cultures. — Populations, ethnographie. — Situation et organisation politiques. — Rapports du pays de Badon avec les pays voisins. — Rapport du pays de Badon avec les autorités françaises. — Le Badon au point de vue commercial. — Conclusions. — Traités passés par le pays de Badon avec la France.

On désigne sous le nom de pays de Badon cette partie du Soudan français qui est comprise entre la Gambie, le Niocolo-Koba et le Dentilia. C’est un pays de peu d’étendue et, pour ainsi dire, désert, mais qui, par sa situation dans le voisinage du Niocolo, pourrait, à un moment donné, avoir une réelle importance.

Limites.Frontières. — De même que les autres pays noirs, le pays de Badon n’a pas de limites bien définies. Cependant on peut à peu près lui assigner les limites suivantes : Il est compris entre les 14° 25′ et 15° 15′ de longitude Ouest et les 13° 14′ et 12° 47′ de latitude Nord. Sa plus grande dimension est Est-Ouest et mesure environ 120 kilomètres. Sa plus grande largeur est Nord-Sud et mesure environ 55 kilomètres. Sa superficie est environ de 6.000 kilomètres carrés.

Il est limité au Sud par la Gambie, à l’Ouest, au Nord et au Nord-Est par le Niocolo-Koba qui lui forment des frontières naturelles. Au Sud-Est et à l’Est, sa frontière est représentée par une ligne fictive qui, partant de la Gambie, à la naissance du Koussini-Kô, se dirige au Sud-Est jusqu’au marigot de Koumountouro-Kô. De là, elle remonte au Nord jusqu’au Sacodofi-Kô, où elle oblique vers l’Ouest pour se diriger vers le Niocolo-Koba.

Il confine à l’Ouest au pays de Gamon, dont le sépare le Niocolo-Koba, au Sud, au Niocolo dont le sépare la Gambie et la partie Sud-Est de la ligne fictive dont nous venons de parler. A l’Est, il touche au Dentilia et au désert de Coulicouna. Enfin, au Nord-Est, il est voisin du Bélédougou, et au Nord, il est séparé du Tiali par un vaste territoire inculte et inhabité. Comme on le voit, le Badon est un grand rectangle fort allongé dont les grands côtés orientés Est-Ouest sont formés au Sud par la Gambie et au Nord par le Niocolo-Koba. Les petits côtés orientés Nord-Sud sont formés à l’Ouest par le Niocolo-Koba et à l’Est par la ligne fictive qui le sépare du Dentilia.

Aspect général du pays. — Le Badon est une contrée absolument aride, dont l’aspect général est plutôt celui d’un pays de montagne que celui d’un pays plat. Du Niocolo-Koba à Badon, la capitale, on ne voit que des collines absolument dénudées que séparent de profondes vallées où coulent les marigots tributaires du Niocolo-Koba. Dans les vallées, la végétation est plus riche surtout sur les bords des marigots et l’aspect du pays est plus riant. On y rencontre quelques beaux végétaux ; mais, en général, le pays est absolument désolé et on peut y faire des kilomètres et des kilomètres sur des plateaux rocheux, arides et où rien ne pousse qu’une herbe fine et rare et quelques végétaux rachitiques et rabougris.

Ce n’est qu’aux environs de Sibikili que le pays change un peu d’aspect. La végétation plus riche indique que l’on s’est rapproché de la Gambie. Malgré cela, elle est loin d’être aussi belle qu’elle ne l’est ordinairement sur les rives de ce fleuve. C’est que là ses berges sont rocheuses, arides, et que l’humus fait absolument défaut. De Sibikili à Badon, nous retrouvons les collines et les plaines que nous avons mentionnées plus haut. Deux marigots seulement où coule une eau claire et limpide traversent le sentier et, rompant la monotonie de la route, présentent sur leurs rives quelques essences botaniques.

De Badon au Dentilia, c’est la désolation dans toute l’acception du mot. Jamais pays plus triste, jamais désert plus complet. De ce que nous venons de dire, nous pouvons conclure que le Badon est un pays absolument aride. La terre végétale ne se montre absolument qu’aux environs des villages, et encore la partie qui peut être cultivée est-elle de très petite étendue. On verra dans la suite de ce travail que les conditions géologiques du sol peuvent seules être mises en cause pour expliquer cette épouvantable stérilité.

Hydrologie. — A ce point de vue, le pays de Badon est complètement compris dans le bassin de la Gambie, et en partie dans celui du Niocolo-Koba, tributaire de ce grand fleuve. Les marigots y sont fort nombreux et beaucoup d’entre eux ne tarissent jamais. L’eau y coule en plus ou moins grande quantité en toutes saisons.

La Gambie du marigot de Koussini au Niocolo-Koba coule dans le pays de Badon environ pendant 80 kilomètres. L’hydrographie de ce fleuve pendant ce long parcours est à peine connue. Il n’a été fait à ce sujet aucun travail, et, tout ce que l’on en sait, ce n’est que par renseignements qu’on a pu l’apprendre. Le cours en est excessivement rapide, et, en maints endroits, ce fleuve est barré par des rapides qui en rendent la navigation impossible pour les chalands même les plus légers ; mais en toutes les saisons les pirogues y peuvent circuler. Il n’y a pas, à proprement parler, de barrages véritables. En maints endroits, cependant, se trouvent des amoncellements de roches qui laissent entre elles des passages praticables pour les pirogues, mais où le courant est d’une violence et d’une rapidité extrêmes.

Le régime des eaux du fleuve est le même que dans les autres parties de son cours. Les eaux, très-basses pendant la saison sèche, sont excessivement profondes pendant la saison des pluies. Aussi les berges sont-elles rongées et, en général, absolument à pic. Le fleuve coule dans la plus grande partie de ce trajet entre deux rangées de hautes collines qui le longent à peu de distance. Ce n’est qu’après avoir quitté le Niocolo qu’il coule dans une plaine basse et marécageuse qui fait partie du pays de Damentan. Les berges sont, en général, formées de terrains argileux ou de roches, et le fond est ou de roches, de sables siliceux, d’argiles, ou encore formé de petits cailloux roulés de quartz et de grès ferrugineux, produits de la désagrégation des roches et conglomérats que l’on rencontre dans les terrains au milieu desquels li coule.

Dans le Badon, la Gambie ne peut être traversée à gué qu’à Tomborocoto, à environ dix kilomètres de Badon dans le Sud-Sud-Est. Ce gué n’est guère praticable que de janvier à mai, et encore ne peut-on y parvenir qu’avec beaucoup de précautions. Son lit est encombré de roches excessivement glissantes qui rendent l’opération délicate et pénible surtout pour les animaux. Aussi le courant y est-il excessivement violent. Les hommes sont obligés de se munir de solides bambous pour guider leurs pas et pour pouvoir résister au courant qui ne manquerait pas de les entraîner. En cet endroit et aux basses eaux, les berges de la Gambie ne sont pas trop escarpées, mais la vase qui les couvre les rend très-glissantes. Son cours y est coupé dans chaque tiers environ, par un ilot formé de sables et de roches qui y ont été roulées par les eaux. Elle forme donc, pour ainsi dire, deux bras : un grand, le principal, du côté de Badon, qui peut avoir environ deux cent cinquante mètres ; un petit du côté de Niocolo, dont la largeur ne dépasse pas cent mètres. La largeur de l’ilot est de vingt-cinq mètres à peu près. Ce qui nous donne, pour le gué entier, une largeur totale de 375 mètres au plus. Au mois de janvier, il n’y a pas plus de quarante à cinquante centimètres d’eau aux endroits les plus profonds, et à la fin d’avril le gué est à sec dans presque toute sa largeur, sauf sur la rive de Badon, où persiste un chenal d’environ dix mètres de large sur cinquante de profondeur. De même dans le petit bras, l’eau y coule encore pendant toute la saison sèche, mais en très-petite quantité. C’est à peine s’il y en a alors en cet endroit une profondeur de plus de quinze à vingt centimètres.

Dans ce parcours de plus de quatre-vingts kilomètres, pendant lesquels la Gambie coule dans le pays de Badon, elle ne reçoit, sur sa rive droite, qu’un fort petit nombre de marigots, et encore sont-ils de très minime importance. Nous citerons particulièrement : le Koussini-Kô qui lui sert de limite ou plutôt de point extrême, de la ligne fictive qui sépare le Badon du Niocolo au Sud-Est.

Le Fatafi-Kô qui, formé par les eaux du désert de Coulicouna, traverse le Badon du Nord au Sud et se jette dans la Gambie non loin de Tomborocoto.

Le Koroci-Koto qui naît également aussi dans le désert de Coulicouna et dont le cours se dirige du Nord-Est au Sud-Ouest.

Le Bamboulo-Kô. — Ce marigot est formé par trois branches qui drainent et apportent à la Gambie les eaux du Nord et du Nord-Est du pays de Badon. C’est entre ses deux branches principales qu’est construite la ville de Badon ; sa troisième branche, la plus occidentale, est de peu d’importance. Chacune de ces branches reçoit un grand nombre de petits marigots qui les font communiquer entre elles et qui sont à sec pendant la belle saison. Ils n’ont pas de noms particuliers.

Du Bamboulo-Kô au Niocolo-Koba nous ne trouvons plus aucun marigot, se rendant directement à la Gambie, qui mérite d’être mentionné.

Le Niocolo-Koba prend naissance dans le désert de Coulicouna où dans la partie première de son cours, il s’étale en un vaste marais qui pourrait à la rigueur être considéré comme son origine primitive. Il se dirige d’abord du Sud-Est au Nord-Ouest pendant environ soixante-dix kilomètres, puis faisant un grand coude, son cours s’infléchit et il coule alors du Nord-Est au Sud-Ouest pendant environ soixante kilomètres. Il se jette dans la Gambie à quatre-vingts kilomètres, à peu près, en aval du Koussino-Kô. Il forme la limite entre le Badon et le Gamon.

Le Niocolo-Koba reçoit, dans le pays de Badon, un grand nombre de marigots dont nous allons citer les principaux. Nous trouvons en procédant d’amont en aval les cours d’eau suivants : le Sitadioumou-Kô qui reçoit lui-même deux marigots importants sur sa rive droite, le Fabilo-Kô, qui passe non loin de Sibikili, au Sud-Ouest, peu large, cinq mètres au plus, et où coule en toute saison une eau limpide et claire, et le Koumouniboulou-Kô, que l’on traverse en venant de Gamon à Sibikili. Ce dernier est pendant la saison sèche plutôt un véritable marécage qu’un marigot proprement dit ; mais, pendant la saison des pluies, l’eau y coule en abondance ; il déborde sur une notable étendue de terrains, et c’est dans cette partie inondée que les habitants de Sibikili font leurs rizières : elles sont vastes et très productives. Ce sont, du reste, les seules qu’ils possèdent.

A quinze kilomètres environ en aval du Sitadioumou-Kô, on trouve le Séré-Kô ou Kéré-Kô, marigot important, large, à berges encaissées et qui reçoit lui-même le Dalésilamé-Kô, qui lui apporte les eaux qu’il collecte dans l’angle formé par la Gambie et le Niocolo-Koba. Le Dalésilamé-Kô forme avec le Séré-Kô un angle de trente degrés au plus.

Nous trouvons plus loin le Diala-Kô, joli petit marigot fort ombragé et ainsi nommé parce que ses bords sont couverts de magnifiques caïl-cédrats. Sa vallée est sans contredit la moins aride de cette région.

Enfin, à peu de distance du Diala-Kô et au Nord-Ouest, se trouve le Sandikoto-Kô, marigot peu large, mais profondément encaissé dans des rives à pic. Son passage offre de sérieuses difficultés, surtout pour les animaux.

Le Badon est, comme on le voit, fort bien arrosé. Dans la plupart des marigots que nous venons de citer, l’eau coule en toute saison, et, d’après les renseignements que nous avons pu nous procurer, il en est qui ne tariraient jamais, même dans les années les plus sèches. Cela tient, croyons-nous, à ce qu’ils communiquent entre eux presque tous par des branches secondaires et même avec la Gambie et le Niocolo-Koba dont ils suivent les variations. Leurs bords à pic et le manque de vases que l’on peut constater aisément pour la majorité d’entre eux, suffisent pour prouver qu’ils sont doués, du moins pendant la saison des pluies, d’un courant rapide.

Comment se fait-il alors qu’arrosé comme il l’est, le Badon soit si stérile. Il faut l’attribuer, je crois, à deux causes principales. La première, c’est que le terrain dont il est formé est excessivement perméable en certains endroits. Les eaux d’inondation y séjournent fort peu et n’ont pas le temps d’y déposer assez de limon pour le fertiliser. Dans d’autres endroits, au contraire, la croûte terrestre, formée d’argiles, est imperméable ; les eaux y séjournent bien longtemps, mais quand, sous l’action de la chaleur solaire, elles se sont évaporées, le terrain qu’elles découvrent se dessèche rapidement. On ne trouve plus qu’une argile durcie absolument impropre à la culture. Du reste, ce que nous disons plus loin de la constitution géologique de cette région, suffira amplement pour expliquer d’une façon plus précise le peu de fertilité de son sol.

Orographie. — Au point de vue orographique, le Badon pourrait être rattaché au système général du Niocolo, dont il n’est, pour ainsi dire, que le prolongement. Il est difficile, malgré tout, d’y trouver un système méthodique, bien défini, et qui lui soit absolument propre. Le terrain y est cependant très accidenté. Ce n’est, du Niocolo-Koba à la Gambie, qu’une suite de collines séparées par de profondes vallées. La hauteur de ces collines ne dépasse guère 50 à 60 mètres, et elles sont disposées avec un certain ordre qui nous permet de donner une idée à peu près exacte du relief du terrain. Nous avons d’abord la chaîne de hauteurs qui, sur sa rive droite, longe la Gambie dans presque tout le cours de ce fleuve. De cette chaîne, partent des collines qui suivent les deux rives des marigots tributaires de la Gambie et qui vont mourir dans l’angle formé par cette dernière et le Niocolo-Koba. Ces collines peu élevées laissent entre elles de profondes vallées au fond desquelles coulent les marigots.

Nous pourrions répéter pour le Niocolo-Koba ce que nous venons de dire pour la Gambie. Dans tout son cours, cette rivière est longée également par deux séries de collines qui viennent se terminer dans le désert de Coulicouna et qui, à l’Est, se raccordent à la chaîne montagneuse qui sépare cette contrée des plaines du Badon-Est et du Dentilia-Ouest. De petites élévations de terrain peu importantes s’en détachent et suivent les rives des marigots tributaires du Niocolo-Koba.

Toutes ces collines sont formées de roches absolument abruptes. La terre végétale y fait absolument défaut et la végétation y est excessivement rare.

Outre ces chaînes de collines dont nous venons de parler, on rencontre fréquemment dans le Badon de ces monticules isolés dont nous avons déjà eu maintes fois l’occasion de parler. Là ils sont formés par des amoncellements de roches que recouvre une mince couche de terre ou de sables formés par la désagrégation des roches sous l’influence des pluies d’hivernage. La colline sur laquelle est construit le village de Sibikili appartient aux élévations de terrain de cet ordre.

Les collines du Badon ont des flancs absolument à pic, surtout dans la partie comprise entre Sibikili et la Gambie par Badon. Aussi la terre et l’humus y font-ils absolument défaut. Ils sont entraînés par des pluies d’hivernage. Les versants sont profondément ravinés, et, de loin, on peut juger de la profondeur de ces excavations. En résumé, il n’y a pas, comme on le voit, dans le Badon, de système orographique dans le sens absolu du mot. On n’y trouve que des collines disposées d’après un certain ordre commun dans toute cette région. Malgré cela, et étant donnée surtout la nature du terrain ainsi que l’orientation des reliefs du sol, on peut rattacher l’orographie de ce pays à celle du Niocolo avec laquelle elle présente de grandes analogies.

Constitution géologique du sol. — Au point de vue géologique on peut dire, surtout en ce qui concerne son ossature, que ce pays de Badon appartient tout entier à la période secondaire. L’analogie des roches que l’on y trouve permet de supposer qu’il fait partie du même soulèvement que ce dernier. Les terrains d’alluvions y sont moins fréquents. Par contre, on y rencontre uniquement les roches qui caractérisent les terrains de cette période. Issu des soulèvements de la période secondaire, le Badon a dû être ensuite recouvert par les eaux, lorsque la croûte terrestre a été assez refroidie pour que les vapeurs contenues dans son atmosphère puissent se condenser. Il ne saurait y avoir aucun doute à ce sujet, les roches usées, limées, aux formes bizarres et déchiquetées qu’on y trouve, en sont une preuve suffisante. Cette période a dû être très longue, à en juger par les traces qu’elle a laissées et qui sont encore évidentes, malgré les milliers d’années écoulées. C’est sans doute à l’époque à laquelle ces eaux se sont retirées qu’il faut rattacher la formation de ces collines isolées, rocheuses, qui, dans cette mer immense, devaient former autant de récifs en ilots, dont l’étendue augmentait au fur et à mesure que le niveau des eaux qui les couvraient jadis baissait, tout en y apportant, chaque année, de nouveaux éléments.

Si on considère le sous-sol dont est formé le Badon, on y trouve deux sortes de terrains : le terrain ardoisier, caractérisé par des schistes de toutes variétés, schistes lamelleux, schistes ardoisiers et schistes micacés. C’est particulièrement le terrain des vallées. En second lieu nous avons un terrain que nous désignerons sous le nom de terrain secondaire et dont les roches principales sont les quartz, les grès, simples ou ferrugineux et les conglomérats de même nature formés de ces deux roches agglutinées dans une gangue silico-argileuse. Les collines en sont presque uniquement formées. Les terrains les plus anciens de la période primaire font absolument défaut. Nous n’avons jamais rencontré, en effet, ses roches caractéristiques, gneiss et granit, et ses roches métamorphiques. De même les terrains tertiaires ne s’y montrent nulle part. Malgré toutes nos recherches, nous n’en avons, en effet, jamais trouvé la moindre trace sous quelque forme que ce soit. Il y existe bien une roche qui contient une faible proportion de carbonate de chaux, mais elle n’existe nulle part en bancs importants. On la trouve à fleur de terre sous forme de petits blocs de la grosseur du poing au maximum. Sa couleur est blanc jaunâtre et sa composition permet de la rattacher à cette catégorie de roches formées par des débris de coralliens, débris que les eaux en se retirant ont dû déposer là et qui, dans la suite, ont été agglutinés par des argiles siliceuses. Cet élément géologique se rencontre en maints endroits au Soudan, notamment dans les environs de Badumbé. On en retire par la cuisson une chaux de qualité inférieure qui, à défaut d’autre, a été utilisée pour nos constructions. Elle est loin de valoir la chaux provenant des coquilles d’huîtres qui sont si abondantes sur les bords de certaines parties du cours du Niger.

Si maintenant nous considérons, au contraire, la croûte terrestre, nous constaterons trois sortes d’éléments géologiques : dans les vallées, des argiles compactes épaisses, formées par la désagrégation aquatique des roches qui composent le terrain ardoisier, et contenant en certains endroits une notable quantité de silice ; par ci, par là sur les bords des marigots, des vases et des dépôts de formation alluvionnaire récente, mais peu étendus et peu épais. La latérite enfin y est peu abondante. On ne la trouve guère qu’aux environs de Badon et de Sibikili. Elle est due à la désagrégation des roches cristallines qui forment le sous-sol du terrain secondaire. Enfin, sur les plateaux, la roche se montre à nu, et on n’y rencontre aucune trace de terre végétale. Le peu qui s’y forme, par suite de la désagrégation des roches et du terreau qui provient des détritus végétaux, est entraîné par les eaux.

La couche d’eau souterraine se trouve à une profondeur relativement faible. Dans les villages, on ne se sert, pour ainsi dire, pour les usages domestiques, que de l’eau de puits. Elle est très bonne. Cela se comprend aisément, si on réfléchit que ce n’est qu’une eau d’infiltration et qu’elle traverse une épaisseur considérable de terrains ne contenant aucuns principes nuisibles. Pendant la saison des pluies, l’eau est très abondante dans ces puits. Elle contient alors en suspension une grande quantité de matières terreuses dont il est facile de la débarrasser en la laissant reposer. Il suffit ensuite de décanter et de filtrer. Pendant la saison sèche, au contraire, elle est peu abondante, mais très limpide. Sous une faible épaisseur, elle a une couleur légèrement opaline. Les puits se vident rapidement, et il faut attendre, pour y puiser à nouveau, une heure ou deux, que le liquide ait filtré en quantité suffisante.

Faune.Animaux domestiques. — La faune est excessivement riche dans le Badon. On y trouve presque tous les animaux nuisibles et autres, connus au Soudan. Nous citerons particulièrement le lynx, la panthère, le guépard, le chat-tigre, l’hyène, le chacal et le lion, qui est fort commun dans les montagnes. La panthère, le chat-tigre et le guépard y sont, après le lion, les carnassiers les plus communs. Les collines qui avoisinent les villages en sont absolument infestés, et il n’est pas de nuit où, si on n’y veille pas, il ne disparaisse quelque mouton du troupeau ou quelque poule du poulailler. L’hyène et le chacal viennent rôder, pendant les ténèbres, jusque dans les cases, si on n’a pas soin de fermer les portes du tata. Aussi leurs cris qui se mêlent aux aboiements des chiens font-ils un vacarme qui m’a souvent empêché de dormir.

La Gambie et l’embouchure de la plupart des marigots sont habités par des milliers de caïmans, qui y atteignent des proportions énormes. Les reptiles, Boa, serpent noir, serpent Corail particulièrement y sont assez communs, on ne cite cependant que de rares accidents. On y rencontre aussi cette variété de serpent que l’on désigne sous le nom de trigonocéphale, et dont la morsure est loin d’être aussi dangereuse que celle du congénère de la Martinique, par exemple. J’ai pu m’en assurer moi-même. Pendant mon séjour à Badon, un homme du village fut mordu par un de ces repoussants animaux qu’il parvint, du reste, à tuer et dont il rapporta la dépouille. Il avait éprouvé, dit-il, une violente douleur après la morsure. Je constatai, trois heures après, un gonflement prononcé de la jambe blessée, avec une anesthésie complète et un peu de parésie de tout le membre, en même temps, légère prostration. Cet état dura pendant quatre ou cinq jours, au bout desquels ces symptômes s’amendèrent, et, lorsque je partis, le malade était complètement rétabli. Les Malinkés sont très friands de la chair de ce serpent. Ils lui coupent préalablement la tête et le reste est bouilli et mangé avec du couscouss.

Parmi les animaux sauvages non nuisibles, nous citerons surtout les Antilopes. Jamais et dans aucun pays du Soudan nous n’en avions rencontré autant de variétés et en aussi grand nombre. C’est par troupeaux de dix, quinze, que nous les faisions lever sur la route. Le sanglier est aussi très commun, surtout dans la partie qui avoisine le désert de Coulicouna. Pendant le séjour que je fis à Badon, les fils de mon hôte (diatigué) en tuèrent trois en moins de quinze jours.

Nous citerons encore le bœuf sauvage (Ségui en Bambara et en Malinké) il est très commun et, de l’avis des Noirs, le Badon est le pays où on le trouve en plus grand nombre. A ma connaissance, les habitants en tuèrent deux et je pus m’assurer que sa viande était absolument succulente.

La Gambie, le cours inférieur du Niocolo-Koba et des grands marigots sont peuplés d’hippopotames. Citons enfin l’éléphant qui habite surtout les vallées. Les Malinkés du Badon organisent parfois de grandes chasses, et, quand ils sont assez heureux pour en tuer un, ils en mangent la viande et en vendent les défenses à des dioulas de passage, ou bien ils vont jusqu’à Yabouteguenda les échanger contre du sel, de la poudre, des kolas et des étoffes.

On comprendra que, dans un pays aussi giboyeux, les habitants se livrent ardemment à la chasse. Comme les gens du Tenda et du pays de Gamon ils en font leur passe-temps favori. Il n’est pas de jour qu’il n’y en ait quelques-uns qui prennent la brousse dans ce but. Ils restent parfois des semaines entières dehors, et ne rentrent jamais les mains vides. On peut dire que dans le Badon, la seule viande que mangent les Malinkés provient des produits de leur chasse.

Les animaux domestiques y sont relativement nombreux. Badon possède un beau troupeau de bœufs, des chèvres, des moutons, poulets en quantité. Malgré cela, la viande de boucherie y est presque complètement inconnue. Il faut une circonstance grave, présence d’un chef ou fête quelconque pour que l’on abatte un bœuf. Par contre, on y consomme relativement beaucoup de chèvres, moutons et poulets, et à l’époque des circoncisions on en fait de véritables hécatombes pour nourrir les enfants qui ont été opérés.

Flore.Productions du sol.Cultures. — La Flore du pays de Badon est une des plus pauvres que nous ayons vue au Soudan. Nulle part le sol ne nous a présenté une aridité semblable. Les collines, les plateaux sont absolument dénués de toute espèce de végétation. Il n’y a que sur les bords des marigots et dans les vallées qu’elle se montre un peu plus riche. Là, nous trouvons de superbes karités des deux variétés Shee et Mana. Les habitants en récoltent le fruit pour en extraire le beurre, mais ils n’en fabriquent que juste ce qu’il leur faut pour leurs usages domestiques, et encore.... Les caïl-cédrats et les grandes Légumineuses sont assez communs sur les rives des marigots et de la Gambie.

Les lianes Saba et Delbi y sont abondantes. La première se trouve surtout sur les bords des marigots et la seconde sur les plateaux.

On comprend que dans un pays aussi désolé, les cultures soient peu importantes, la terre végétale faisant presque partout défaut. Ce n’est qu’aux environs des villages que l’on rencontre quelques rares lougans. Là, comme partout ailleurs, on ne cultive que le mil, le maïs, les arachides, le riz, le tabac, les tomates, etc., etc. Encore la production est-elle excessivement faible et suffit-elle à peine pour les besoins des habitants, et, chaque année, pendant l’hivernage, ils en sont réduits pendant trois mois, à la portion congrue.

Populations.Ethnographie. — Le Badon, relativement peuplé jadis, est aujourd’hui complètement désert. Il n’y a plus que deux villages, Sibikili et Badon, et encore sont-ils peu peuplés. Badon ne compte guère plus de 750 habitants et Sibikili 500. Tous les autres villages ont été détruits par les Almamys du Fouta-Diallon sans aucun motif, uniquement : « pour faire captifs », comme disent les noirs. Il y a une quinzaine d’années, il restait encore quatre villages : Badon, Sibikili, Marougou, Ouiako. L’almamy du Fouta-Diallon, Birahima, vint les attaquer avec une forte colonne. A son approche tout le monde s’enfuit, mais la majeure partie des habitants de Marougo et de Ouiako fut emmenée en captivité. Les villages furent détruits. Toumané, le chef actuel, après avoir mis sa famille en sûreté, alla demander du secours à Boubakar-Saada, alors almamy du Bondou. Celui-ci ne le lui refusa pas, car depuis longtemps il entretenait des relations amicales avec le Badon et ses guerriers l’avaient souvent secondé dans maintes expéditions. Il rassembla donc ses hommes et en personne vint protéger la reconstruction des tatas de Badon et de Sibikili. A son approche, l’almamy Birahima battit en retraite avec ses hommes et Boubakar ne quitta le Badon que lorsqu’il fut bien certain que ses alliés étaient bien en sûreté derrière leurs murailles. Depuis cette époque ils ne furent plus attaqués par les Peulhs, mais marchèrent avec Boubakar contre Gamon et y furent honteusement battus. En sûreté derrière leurs tatas, ils pillaient et rançonnaient sans pitié les dioulas, jusqu’au jour où ils furent liés avec nous par un traité de protectorat. La population du Badon est uniquement formée de Malinkés venus du Bambouck à la suite de la première grande migration Mandingue qui peupla et colonisa cette partie du Soudan.

Les habitants de Sibikili sont des Malinkés de la famille des Sadiogos. Ils habitèrent d’abord le Niocolo dont ils furent les premiers colons Mandingues. Quelques-uns étaient venus directement du Bambouck à Sibikili. Ceux qui s’étaient fixés dans le Niocolo ne tardèrent pas à en être chassés par l’invasion des Camaras et ils vinrent demander asile à leurs parents de Sibikili. Depuis cette époque, ils ont toujours habité ce village et c’est là seulement qu’on peut rencontrer des représentants de cette ancienne famille Malinkée. Ils sont absolument ahuris et s’adonnent avec passion à l’usage immodéré des boissons alcooliques. Les Sadiogos de Sibikili furent d’abord indépendants, mais lorsque Badon fut fondé par des Keitas venus du Niocolo, ils se soumirent à eux.

Comme ceux de Sibikili, les habitants de Badon sont des Malinkés. Les uns sont musulmans et les autres non. La famille régnante est celle des Keitas. Ils sont venus du Bambouck au Niocolo d’abord, où ils soumirent à leur autorité les Dabos et les Camaras. Un parti traversa alors la Gambie, fonda le village de Badon et soumit les Sadiogos de Sibikili. Autour des Keitas vinrent dans la suite se ranger d’autres familles Malinkées musulmanes. Aujourd’hui, il ne reste plus à Badon que des Keitas et quelques rares Musulmans. Les Keitas de Badon sont absolument dégénérés, et ils sont loin d’avoir pour leur ancêtre Soun-Dyatta, le respect qu’ont les autres membres de cette famille. De même, ils n’ont pas pour l’hippopotame le culte que doit avoir tout bon Keita et ils en mangent volontiers la chair.

Badon est situé à peu de distance de la Gambie, neuf kilomètres environ, à peu près à la hauteur de cette partie de son cours où ce fleuve cesse de couler du Sud au Nord pour se diriger à l’Ouest vers la mer, embrassant ainsi le Niocolo dans la concavité du coude qu’il forme.

Non loin de Badon on montre sur un rocher deux traces de pas, celles d’un homme et d’un bœuf. D’après la légende, ce serait là que passèrent les premiers guerriers Peulhs, lorsque le peuple nomade émigra vers le Fouta-Diallon qu’il devait conquérir. Nous nous sommes fait montrer ces deux empreintes. Elles ne m’ont pas parues aussi nettes que les indigènes le prétendent. On y peut reconnaître cependant la forme d’un pied humain et celle d’un pied de bœuf.

Badon a beaucoup perdu de l’importance qu’il avait autrefois. Malgré cela, sa situation géographique exceptionnelle en fait, à notre avis, un point qu’il est utile et prudent de conserver.

Nous n’avons pas besoin de dire que les Malinkés du Badon possèdent à un haut degré les qualités remarquables qui caractérisent les représentants de cette intéressante race. Ce sont des ivrognes émérites, menteurs, sales, dégoûtants, voleurs et pillards. Notre intervention dans leurs affaires a pu seule les faire rester en paix dans leurs villages et modérer leur goût prononcé pour les vols de grand chemin et les rapines de toutes sortes auxquels tout bon Malinké doit se livrer avec ardeur pour ne pas déroger.

Situation et organisation politiques. — Au point de vue politique le Badon ne possède aucune organisation. C’est le gâchis, par excellence, comme dans tous les pays Malinkés, du reste. Le sol appartient au premier occupant, et tous ceux qui viennent dans la suite s’y fixer doivent obtenir l’autorisation du chef et reconnaître son autorité, autorité qui, d’ailleurs, ne se manifeste d’aucune façon. Le chef du pays ne possède aucun revenu. Il n’y a aucun impôt. Les ordres sont absolument méconnus, même par les captifs. Veut-on faire une expédition militaire, c’est la bagarre la plus complète, le désordre le plus parfait. Tout le monde commande et personne n’obéit. En résumé, le chef du pays n’a sur ses sujets aucune autorité effective. C’est plutôt une sorte de juge que l’on vient consulter, rarement encore, dans les différends qui s’élèvent entre les particuliers. Je n’ai pas besoin de dire que ses jugements ne sont nullement exécutés, surtout par la partie condamnée. Dans les villages, la véritable autorité est représentée par une sorte de conseil auquel prennent part les vieillards et les notables et dans lequel dominent souvent les avis d’un simple griot, forgeron ou captif favori du chef. C’est dans ce conseil que sont discutées toutes les affaires qui peuvent intéresser le pays ou le village.

L’ordre de succession se fait par ligne collatérale, comme chez tous les peuples Noirs du Soudan. Aussi les chefs sont-ils des vieillards ahuris et abrutis qui n’ont ni l’énergie ni l’intelligence voulue pour commander aux autres et pour diriger les affaires du pays. Ils ne maintiennent leur prestige qu’en comblant de cadeaux leurs sujets. Aussi, aujourd’hui qu’ils ont perdu leur principale source de revenus, depuis qu’on a réprimé leurs brigandages, ne peuvent-ils plus faire autant de libéralités. Dès lors leur prestige s’est trouvé diminué. Ce qui n’est pas un mal.

Rapports du pays de Badon avec les pays voisins. — La population du Badon vit en bonne intelligence avec ses voisins du Tenda, du Gamon, du Dentilia et avec les Malinkés du Niocolo. Mais il n’en est pas de même avec les Malinkés du Bélédougou. Ceux-ci viennent à chaque instant piller dans les environs des villages et s’avancent jusque sous leurs murs pour y voler des bœufs et des captifs. De même, les Peulhs du Tamgué et ceux même du Niocolo font dans le pays de fréquentes incursions qui se terminent toujours par l’enlèvement de quelques femmes, enfants, bœufs et captifs.

Les gens du Badon voudraient bien en faire autant et rendre pillage pour pillage ; mais ils n’osent pas, car ils craignent d’indisposer contre eux les autorités françaises. Ces gens-là sont si bêtes qu’ils ne se défendent même pas quand ils sont attaqués. Aussi, de jour en jour, la situation devient-elle pour eux absolument insupportable. Ils sont obligés pour pouvoir faire leurs cultures en paix d’avoir toujours le fusil auprès d’eux. La nuit, des gens armés veillent à la sécurité des villages et quand ils vont en route ou à la chasse, ils sont obligés de s’armer jusqu’aux dents. Un homme voyageant seul serait exposé à être fait captif soit par les Peulhs, soit par les Malinkés du Bélédougou. Ces pillards infestent absolument les routes. Il serait grandement temps de purger cette région de ces êtres malfaisants.

Rapports du pays de Badon avec les autorités françaises. — Le pays de Badon est placé sous le protectorat de la France depuis 1887, à la suite d’un traité passé par le chef du pays, Toumané, avec le capitaine d’infanterie de marine Oberdorf, représentant le lieutenant-colonel Galliéni, commandant supérieur du Soudan français. Ce traité a été renouvelé et modifié en 1888 par le sous-lieutenant d’infanterie de marine Levasseur, agissant au nom du colonel Galliéni.

Depuis cette époque, les gens de Badon ont scrupuleusement observé les clauses du traité. Oh ! il ne faut pas les en louer ; car, s’ils ne l’ont pas violé, c’est uniquement parce qu’ils ont peur de nous. On se tromperait si on s’imaginait le contraire.

Au point de vue administratif, judiciaire et politique, le Badon relève du commandant du cercle de Bakel.

Son importance commerciale et son éloignement du chef-lieu, ont récemment décidé le gouvernement du Soudan à y placer un officier adjoint au capitaine commandant le cercle.

Cette mesure importante ne manquera pas d’être appréciée des dioulas qui hésitaient à passer par cette route, par crainte des exigences du chef de ce village.

Le gouvernement français ne perçoit dans le Badon aucun impôt, aucun droit quel qu’il soit. Notre influence s’y fait peu sentir vu l’éloignement du pays et surtout aussi du peu de goût qu’ont les habitants du pays à avoir avec nous des relations plus étroites.

Le Badon au point de vue commercial.Conclusions. — Il ne se fait dans le Badon aucun commerce. Cela, du reste, répugne aux Malinkés de ces contrées, qui ne sauraient faire un travail quelconque. Les habitants récoltent juste ce qu’il leur faut pour manger, et ne se livrent à aucune industrie. Ils fabriquent eux-mêmes leurs vêtements avec des étoffes confectionnées par leurs tisserands. Il ne se fait aucune transaction. Malgré cela, le Badon a une certaine importance au point de vue commercial. C’est, en effet, un lieu de transit très fréquenté, et cela tient à sa situation même. Placé au point où se réunissent les routes du Tenda, du Bondou, du Bambouck, à peu de distance de Tomborocoto dans le Niocolo et du gué de la Gambie, Badon est un lieu de passage très fréquenté par les dioulas qui viennent de ces régions et qui se rendent soit dans le Niocolo, soit au Fouta-Diallon ou qui en reviennent. Pendant le séjour que nous y avons fait, nous avons pu juger de l’importance de ce mouvement et nous avons pu constater que chaque jour quinze ou vingt dioulas venant de toutes directions, campaient dans ce village. Aussi le chef, abusant de sa situation, avait-il établi autrefois des droits qui étaient prélevés sur chaque caravane, sans préjudice, bien entendu, du pillage auquel se livraient ses hommes. Nous avons fait cesser cet abus, et aujourd’hui les transactions commerciales se font librement. C’était une source de revenus considérable pour les gens du Badon. Aussi le chef se plaint-il sans cesse de l’avoir perdue. C’est une plainte perpétuelle à ce sujet et le plus grand plaisir qu’on pourrait faire à ce malandrin, ce serait de déchirer le traité qui le lie à nous. Il pourrait alors recommencer à rançonner et à piller sans merci les dioulas. Mais ce n’est ni notre politique ni l’intérêt du pays. De longtemps toutefois, il sera bien difficile de le leur faire comprendre.

De ce que nous venons de dire, nous pouvons conclure que le Badon ne sera jamais un pays de rapport. La nature même de son sol s’y oppose. Malgré cela, il serait bon de s’en occuper quand même et sérieusement, car, par sa situation, ce petit pays pourrait acquérir un jour ou l’autre une grande importance commerciale. Il serait bon de le repeupler, et la chose serait facile en faisant venir des Malinkés soit du Bambouck, soit du Ghabou, soit mieux encore du Coniaguié où les vaincus du Ghabou se sont réfugiés. De plus, il est indispensable de leur faire sentir et notre protection, et, en même temps, notre autorité. Pour cela, il est urgent de purger le pays des bandes de pillards du Bélédougou et des Peulhs du Tamgué qui l’infestent. Enfin, il serait absolument indispensable que, chaque année, le fonctionnaire chargé de l’administrer, le visite et règle les affaires en litige. Voilà, à notre avis, des mesures qui lui permettraient de se développer et peut-être de prospérer un peu.



CHAPITRE XXI

Séjour à Badon. — Je suis gravement malade d’un accès de fièvre à forme bilieuse hématurique. — Générosité de Toumané pour mes hommes et pour moi. — Sa passion pour le dolo. — Arrivée à Badon d’un envoyé du commandant supérieur du Soudan se rendant au Fouta-Diallon. — Plaintes de Toumané au sujet des gens du Bélédougou. — Ma santé s’améliore un peu. — Passage de nombreux dioulas à Badon. — Plaintes de Toumané au sujet des dioulas. — Comment on tue un bœuf chez les Malinkés. — Je puis enfin partir. — Nombreuse escorte. — Faiblesse extrême. — Départ de Badon pour Tomborocoto (Niocolo). — Route suivie. — Passage de la Gambie. — Arrivée à Tomborocoto. — Description de la route. — Géologie. — Botanique. — Les Sénés. — Le thé de Gambie. — Tomborocoto. — Mauvaise réputation des habitants. — Je suis bien reçu. — Départ de Tomborocoto. — Route suivie. — Les lougans et les villages de cultures. — Arrivée à Dikhoy. — Description de la route. — Géologie. — Botanique. — Poivre. — Enormes haricots. — Dikhoy. — Belle case. — Légende Malinkée. — Un chef parent d’un oiseau. — Départ de Dikhoy. — De Dikhoy à Laminia. — Route suivie. — Médina. — Diengui. — Sillacounda. — Les Karités. — Les troupeaux. — Palabre à Sillacounda. — Passage de la Gambie. — Un bœuf pris par un caïman. — Façon de pêcher des habitants de Sillacounda et de Laminia. — Arrivée à Laminia. — Description de la route suivie. — Géologie. — Botanique. — La chasse. — Le Touloucouna. — Laminia. — Description du village. — Sa population. — Riches troupeaux. — Belles cultures. — Arrivée d’une caravane de dioulas chargée de kolas. — Le kola au Soudan français. — Fanatisme musulman des Diakankés. — Une école de marabouts et de talibés. — Une séance de tatouage.

6 janvier. — Malgré la quinine que j’avais absorbée la veille, j’eus encore le lendemain un violent accès de fièvre qui dura environ trois heures. C’était le troisième en deux jours et j’aurais été bien étonné s’il n’avait pas été hématurique. Du reste, tous les symptômes par lesquels il se manifesta ne pouvaient me laisser aucun doute à ce sujet et je ne fus pas étonné quand vers minuit, ayant besoin d’aller à la garde-robe, je constatai cette couleur malaga foncé des urines qui effraie tant les nouveaux venus au Soudan. J’avais heureusement tout ce qu’il me fallait pour me soigner, aussi n’étais-je pas trop alarmé. De plus, je savais que je ne manquerais pas de soins intelligents, car mon fidèle Almoudo savait parfaitement comment se traite cette grave affection.

Après trois jours d’une médication énergique, je pus me considérer comme absolument hors de danger. Mais j’étais d’une faiblesse extrême et de plus atteint d’une bronchite qui ne me laissait de repos ni nuit, ni jour. Je me vis arrêté à Badon pour longtemps, car je ne me faisais aucune illusion. Avec les faibles ressources dont je disposais, ne pouvant me procurer une alimentation assez substantielle pour recouvrer mes forces, je me demandais avec anxiété quand je pourrais continuer mon voyage. Sans doute, mon courage et mon énergie ne m’avaient pas abandonné, mais j’étais absolument sans force et incapable, de longtemps peut-être, de monter à cheval. Quant à continuer ma route en me faisant porter en litière, je n’y pouvais songer, c’eût été perdre absolument aux yeux des indigènes le prestige dont doit être entouré tout blanc qui voyage dans leur pays. Je ne pouvais me résoudre à me montrer en aussi piteux équipage.

Pendant toute ma maladie, Toumané ne manqua pas un seul jour de venir à plusieurs reprises prendre de mes nouvelles. Il fut toujours pour moi plein d’attention et ne laissa jamais mes hommes et mes animaux manquer de rien. Dès le lendemain de mon arrivée il fit tuer un beau bœuf à notre intention, et, afin que nous ne manquions pas de viande pendant notre séjour chez lui, il envoya aussitôt plusieurs de ses hommes à la chasse. Successivement, ils rapportèrent une belle antilope, deux bœufs sauvages et plusieurs sangliers. Aussi tout le village fit-il bombance pendant les onze jours que j’y séjournai. Mes hommes étaient absolument gavés et seraient volontiers restés plus longtemps à Badon.

Dès que mon état se fût un peu amélioré, Toumané vint causer avec moi chaque jour, matin et soir, mais souvent je fus obligé de faire tous les frais de la conversation, car il était absolument ivre. Il a, en effet, pour les boissons fermentées, et pour le « dolo » en particulier, un goût très prononcé. Quand le soir je lui demandais ce qu’il avait fait de la journée, il me répondait invariablement : « J’ai bu du dolo » et quand, le matin, je lui demandais au moment où il me quittait, ce qu’il allait faire, il ne manquait pas de me dire : « Je vais surveiller la fabrication de mon dolo ». Pour n’en pas manquer, il a même imaginé de frapper Sibikili d’un impôt bizarre. Ainsi, quand dans ce village on fait du dolo, on doit toujours en porter à Toumané, au moins une calebasse. Nous en avons vu arriver ainsi presque tous les jours à Badon, car à Sibikili, quand il y a du mil, on en fabrique plus que de couscouss et les habitants ne le cèdent en rien en ivrognerie à leur chef.

Le 9 janvier, je venais à peine de me réveiller au petit jour après une nuit des plus pénibles, lorsqu’Almoudo vint me dire que Toumané voulait absolument me parler et qu’il avait quelque chose de très grave à me dire. Pour me convaincre, mon interprète ajoutait qu’il n’était pas « saoûl » (sic). Je lui répondis alors de le faire entrer. Toumané pénétra dans ma case avec précautions, ferma la porte avec mystère après s’être bien assuré que personne n’était aux écoutes, s’assit en face de mon lit et me dit à voix basse que dans la nuit était arrivé à Badon un courrier du commandant supérieur qui se rendait au Fouta-Diallon à Timbo. Il était porteur d’une lettre pour l’almamy et malgré les pressantes invitations de Toumané, il n’avait pas voulu se reposer ni venir me voir. Il était trop pressé pour cela. Il n’avait fait que prendre un peu de nourriture et était immédiatement reparti à cheval avec un guide que lui avait donné Toumané. Celui-ci ajouta qu’il avait vu la lettre et le cachet du colonel. Il en était tout fier. Cette nouvelle m’intrigua pendant plusieurs jours, et en arrivant à Kayes, j’appris qu’en effet un courrier avait été expédié au Fouta-Diallon avec un pli pour l’almamy. Il y était question, me dit on, de la mission de M. l’administrateur de Beckmann, qui se trouvait alors dans ces régions. Cela, du reste, m’intéressait fort peu et j’eusse été très heureux de voir ce messager, uniquement pour lui demander des nouvelles du Soudan.

Chaque fois qu’il venait me voir, Toumané ne manquait pas de se plaindre à moi des pillages auxquels les gens du Bélédougou se livraient régulièrement sur son territoire. Le 10 janvier, par exemple, il vint me trouver en toute hâte pour me dire qu’il venait d’apprendre que des pillards avaient été vus dans la brousse. Il voulait me demander l’autorisation de rassembler ses guerriers pour les exterminer. Bien entendu, je lui répondis que cela ne me regardait nullement, qu’il était bien libre de faire ce qu’il voudrait, et que s’il était attaqué, il n’avait qu’à se défendre. Deux jours après il revint à la charge et le lendemain il m’annonçait qu’un homme du Niocolo venait d’arriver dans le village pour le prévenir de ne pas envoyer ses gens en route, car les guerriers du Niocolo tenaient la brousse. Je lui repète ce que je lui disais trois jours avant. Entre autres choses, il me raconte que, dernièrement, ils lui ont enlevé son propre fils. Je lui dis alors de s’adresser au commandant de Bakel. Pour moi je ne puis rien faire, cela ne me regarde pas. De tous ses discours il ressortait pour moi une vérité bien évidente, c’est que Toumané ne demanderait pas mieux que de recommencer le petit métier qu’il faisait autrefois et de détrousser de nouveau les dioulas et les caravanes, sous prétexte de purger son pays des pillards du Bélédougou.

Tous les jours arrivent des caravanes de dioulas qui viennent du Bondou, du Tenda, du Bambouck et qui se rendent au Fouta-Diallon ou à Kédougou, dans le Niocolo, pour y chercher des kolas. A cette époque, il en est peu qui en reviennent, car ce n’est pas encore le moment. Beaucoup d’entre eux viennent me saluer et entre autres le chef d’une caravane dont les marchands sont originaires de Passamassi dans le Ouli ; ce chef était le frère de la femme de mon hôte à Nétéboulou et il savait que j’avais logé dans sa famille. Il me dit entre autres choses, qu’il venait d’acheter des kolas au Fouta-Diallon et qu’il se rendait à Bakel pour les y vendre un meilleur prix. Il m’en offrit une dizaine. Ce cadeau me fit grand plaisir, car j’en étais privé depuis bien longtemps.

Toumané ne manqua pas au sujet de toutes ces caravanes qui passaient par son village de me dire souvent que c’était pour lui une bien grande charge. Car, disait-il, il fallait les loger et les nourrir et beaucoup s’en allaient sans rien donner à leur « diatigué » (hôte) et surtout sans rien lui donner à lui, Toumané, chef du Badon. Malgré lui, il laissait percer le bout de l’oreille et je voyais bien où tendaient toutes ces précautions oratoires. Aussi, afin de le forcer à se déclarer formellement, ne lui répondis-je jamais que d’une façon évasive. Deux jours enfin avant de quitter Badon, comme il venait encore de me réitérer ses jérémiades, je lui demandai à brûle-pourpoint ce qu’il désirait. Il me déclara alors qu’il serait très heureux si je voulais l’autoriser à faire payer aux dioulas l’hospitalité qu’il leur donnait. C’était, sous une autre forme, le rétablissement de l’impôt qu’il regrettait tant. Je lui répondis que je n’avais aucune qualité pour lui donner cette autorisation et que cela regardait uniquement le commandant de Bakel et le commandant supérieur. Il n’insista pas.

Il y avait neuf jours que j’étais à Badon et ma santé commençait à se remettre. J’étais encore bien faible et d’une maigreur extrême, mais l’appétit était revenu, et, si je n’avais pas été toujours aussi oppressé, j’aurais pu me croire absolument remis de la dure secousse que je venais d’éprouver. Je décidai, malgré cela, de me remettre en route. J’avertis alors Toumané que j’allais nécessairement le quitter et le priai d’expédier dans la journée un courrier à Tomborocoto pour annoncer au chef de ce village mon arrivée chez lui pour le 17. Immédiatement Toumané chargea un de ses hommes de cette mission. Nous fîmes alors nos préparatifs de départ. Toumané, afin que nous ne manquions de rien pendant la route, fit de nouveau abattre un beau bœuf qui fut distribué entre mes hommes et ceux du village. Je fis à ce sujet une remarque qui ne manque pas d’intérêt au point de vue ethnologique. Quand, dans un village musulman, on tue un bœuf, il faut toujours que ce soit un marabout qui lui coupe le cou. On ne fera, du reste, jamais manger à un musulman de la viande qui n’aurait pas été saignée. Cette coutume s’est introduite chez les peuples qui ne pratiquent pas l’islamisme, et partout les animaux destinés à être mangés sont toujours saignés. Chez les Malinkés et les Bambaras, peuples qui, pour la plupart, ne font pas le Salam, c’est un homme libre que ce soin regarde, fils, frère ou parent de chef ; mais jamais le chef lui-même. L’animal mort, c’est aux captifs qu’est confié le soin de le dépecer. Comme on le voit, les plus petites coutumes familières aux Musulmans s’acclimatent vite chez ceux qui ne le sont pas. Tout cela est un signe certain que l’islamisme fait au Soudan français des progrès journaliers.

Pendant tout mon séjour à Badon, il fit une température fort supportable. C’est que nous étions en pleine saison sèche. La journée était bien un peu chaude à cause du vent d’Est qui soufflait régulièrement de neuf heures du matin à cinq heures du soir ; mais les nuits étaient, par contre, assez fraîches et permettaient de goûter quelques heures d’un bon sommeil.

Une grande animation régna dans le village pendant toute la journée qui précéda mon départ. Toumané désignait les guerriers qui devaient m’escorter pour me défendre contre les pillards de Bélédougou, si l’envie les prenait de venir attaquer ma caravane. Je savais pertinemment que toutes ces précautions étaient inutiles, mais je laissai faire Toumané pour ne pas le froisser et lui exprimai toute ma reconnaissance de ce qu’il prenait si grand soin de ma personne. Aussi il fallait voir comme il était fier quand, le soir, il arriva dans ma case à la tête de 25 guerriers armés jusqu’aux dents et qu’il venait me présenter. Il les fit coucher dans la cour de mon hôte et au moment où il allait me quitter je lui fis un beau cadeau d’étoffes, de verroterie et d’argent auquel il fut excessivement sensible.

17 janvier. — Cette dernière nuit que je passai à Badon fut bonne et fraîche. Ciel clair et étoilé. Brise de Nord-Est. Au réveil, température agréable, ciel sans nuages, pas de rosée, le soleil se lève brillant.

Je réveille tout mon monde à trois heures trente minutes. Les préparatifs se font rapidement et sans désordre. A mon grand étonnement, les porteurs sont réunis à l’heure dite. C’est le fils du chef lui-même qui va me servir de guide jusqu’à Dikhoy, où il va voir ses parents. Il a, pour la circonstance, revêtu son costume de brousse et est littéralement couvert de gris-gris pour se préserver sans doute des balles des Malinkés du Bélédougou, si par hasard nous en rencontrons. Toumané n’a pas voulu me laisser partir sans venir me saluer et comme disent les Noirs « me mettre dans la route ». Il m’accompagne jusqu’à la sortie du village et ne me quitte qu’au moment où je monte à cheval. Nous nous serrons la main et le remercie de nouveau de toutes ses bontés pour moi. A mon grand étonnement, je puis monter à cheval assez légèrement et, au moment du départ, je ne me sens pas trop mal, bien que j’éprouve dans les jambes une grande lassitude. Il est 4 h. 15 quand nous quittons Badon. Il fait un clair de lune splendide et une température si fraîche que je suis obligé de prendre ma pèlerine. En avant et en arrière du convoi marchent les guerriers. Avec une semblable escorte les Malinkés du Bélédougou peuvent venir, ils trouveront à qui parler. J’avoue cependant que si nous avions eu un danger quelconque à courir de leur fait, j’eusse de beaucoup préféré quatre ou cinq tirailleurs avec leurs fusils Gras.

La route se fait sans incidents et sans encombres jusqu’à Tomborocoto (Niocolo), but de l’étape. Elle suit une direction générale Sud-Est-Est, et la distance qui sépare Badon de ce village est environ de dix-huit kilomètres cinq cents mètres. A peu de distance de Badon, nous franchissons les deux branches les plus orientales du Bamboulo-Kô. A 5 h. 15, nous franchissons le marigot de Koroci-Koto. A cette époque de l’année, il est presque complètement à sec, et son lit est obstrué de grosses roches qui, cependant, ne sont pas un obstacle difficile à franchir. A partir de là et pendant plusieurs kilomètres, la route longe le flanc d’une colline rocheuse où nous n’avançons qu’avec mille précautions, car il faut éviter les roches dont elle est couverte. Enfin, à 6 h. 10, nous sommes sur la rive droite de la Gambie, en face du gué qu’il va falloir franchir. Cette opération, malgré les difficultés qu’elle présente, se fait sans accident. Je fais d’abord passer le convoi. Les hommes s’arment de longs et solides bambous pour pouvoir résister au courant, et, grâce à cela, j’ai la satisfaction de voir tous mes bagages arriver sur la rive opposée sans avoir été mouillés. Pour moi, je passe le dernier, et je suis encore si peu solide à cheval que je suis obligé de le faire tenir en bride par son palefrenier et Almoudo. J’arrive enfin à mon tour sans aucun accident sur la rive du Niocolo, où, après avoir pris quelques minutes de repos, nous nous remettons en route. A 6 h. 45, nous laissons sur notre droite la route de Marougou et à 8 h. 45 nous mettons enfin pied à terre à Tomborocoto, devant la case qui a été préparée pour moi.

La plus grosse difficulté que l’on rencontre, de Badon à Tomborocoto, est le passage de la Gambie. Dans le reste de son parcours, la route est cependant bien loin d’être belle. Elle longe, pour ainsi dire, sans cesse, à flanc des collines formées de quartz et de conglomérats ferrugineux, et, en maints endroits, elle est obstruée par de gros rochers. Les conglomérats, en se désagrégeant, donnent de petits cailloux ronds dont sont littéralement pavés les sentiers et qui rendent la marche très pénible pour les animaux et pour les hommes. Cette étape est une des plus fatigantes que nous ayons faites.

Au point de vue géologique, nous n’avons absolument partout que du terrain formé de quartz et de conglomérats. La terre végétale est très rare, et la roche végétale se montre à nu presque partout. Nous n’avons rencontré de latérite qu’aux environs de Badon et de Tomborocoto. Mentionnons aussi quelques argiles le long des rives de la Gambie. Le pays est très accidenté. Ce n’est qu’une suite ininterrompue de collines et de vallées, disposées sans aucun ordre. Le fond des marigots est uniquement formé de roches. La vase fait absolument défaut.

Au point de vue botanique, végétation peu riche, sauf sur les rives de la Gambie. Mentionnons tout spécialement, les nombreux échantillons de lianes Saba et une quantité relativement considérable de karités des deux variétés. Du reste, d’après renseignements, le Niocolo tout entier en renfermerait une grande quantité. Citons enfin de nombreux échantillons de Sénés de toutes variétés et le végétal dont on emploie les feuilles pour faire des infusions si parfumées et que l’on désigne sous le nom de Thé de Gambie.

Le Séné que l’on trouve au Niocolo est donné par une espèce de Cassia que l’on désigne sous le nom de Cassia obovata Coll. C’est une Légumineuse cæsalpinée, on en trouve les trois variétés dans presque tout le Soudan, mais c’est surtout la « platycarpa » Bisch. qui est la plus commune. Toutefois, dans le grand Bélédougou notamment et dans le Sénégal aux environs du poste de Kaaédi, nous avons reconnu l’existence de deux autres variétés, « genuina » et « obtusata ». La variété platycarpa est caractérisée par des feuilles arrondies, obtuses. Ses grappes florales égalent les feuilles et ses gousses sont plus larges, plus incurvées que celles des deux autres espèces. La variété genuina Bisch. diffère des deux autres en ce que ses folioles sont arrondies au sommet, rarement aiguës. Les folioles extrêmes sont obovées et ses grappes florales sont plus longues que les feuilles. Quant à la variété obtusata Vogel, les folioles sont très obtuses au sommet. Les gousses sont en forme de faux. Ses folioles sont rarement toutes tronquées au sommet. Ce végétal, à quelque variété qu’il appartienne, n’atteint jamais de grandes dimensions. Deux mètres cinquante au maximum, il est facilement reconnaissable à ses belles grappes florales qui sont d’un beau violet et à ses fleurs qui sont celles qui caractérisent particulièrement ces Légumineuses cæsalpinées.

Les indigènes connaissent parfaitement les propriétés purgatives du Séné, ils en récoltent les folioles, les font sécher et les administrent en infusion à la dose de 10 à 15 grammes dans environ 200 à 250 grammes d’eau. Ils s’en servent surtout dans les cas de fièvres bilieuses, affection à laquelle ils sont fréquemment sujets, surtout dans le sud de nos possessions Soudaniennes. On trouve le Séné sur tous les marchés du Sénégal et du Soudan.

Le thé de Gambie[29] se trouve particulièrement au Niocolo, dans le Tenda et le Kantora. Il croît de préférence sur les plateaux dans les terrains secs. La plante que les indigènes m’ont montrée ressemble à une Labiée, mais je ne donne ceci que sous toutes réserves. Ils récoltent ses feuilles velues à leur face inférieure, luisantes à la face supérieure. Elles sont oblongues et, au froissement, dégagent une odeur qui n’est pas désagréable. La récolte faite, on les fait sécher et on s’en sert sous cette forme pour faire des infusions que les indigènes s’administrent contre les coliques et les migraines. Le goût rappelle de loin celui du thé de Chine, mais ce qui domine surtout, c’est une saveur amère qui est loin d’être agréable. Ces infusions sont, du reste, fort peu goûtées des Européens.

Tomborocoto, où nous campons, est un village d’environ 450 habitants. Sa population est presque uniquement formée de Malinkés de la famille des Keitas. C’est le premier village du Niocolo que l’on rencontre après avoir traversé la Gambie. Il est situé sur un petit monticule, au milieu d’une plaine qu’entourent des collines relativement élevées. La plaine au milieu de laquelle il s’élève est bien cultivée et c’est là que se trouvent presque tous les lougans du village. Il est assez bien entretenu. Son tata ne tombe pas trop en ruines et celui qui entoure les cases du chef est en très bon état. Une partie du village est construite en dehors des cases. En réalité, Tomborocoto se trouve situé non loin du sommet du grand coude que forme dans cette partie de son cours la Gambie. Il est plus rapproché de la partie Sud-Nord de ce coude que de sa partie Est-Ouest. Il n’en est séparé à l’Est que par une petite chaîne de collines peu élevées et excessivement boisées.

Les habitants de ce village ont une très mauvaise réputation. Ils passent pour être des pillards accomplis. Depuis quelque temps, les almamys du Fouta-Diallon, dont relève le Niocolo, y ont mis bon ordre et les dioulas peuvent y passer sans crainte de se voir détroussés. La situation se prête bien, en effet, à ce genre de brigandage. Tomborocoto est, en effet, situé à la tête de la seule route qui conduit des pays situés au Nord, au Fouta-Diallon, et cette route est excessivement fréquentée par les dioulas qui se rendent dans ces régions pour y faire leurs achats de kolas. Les autorités du Fouta l’ont bien compris et ils ont installé là une sorte de douane sous les fourches de laquelle tous les dioulas doivent passer. L’impôt, ainsi prélevé, est absolument exorbitant. Actuellement, c’est le fils de l’almamy lui-même qui veille à la rentrée de cet impôt. Point n’est besoin de dire qu’il ne se contente pas seulement d’écorcher les dioulas mais qu’il pressure aussi à outrance les habitants du pays.

Je suis très bien reçu à Tomborocoto et le chef du village me donna de bonne grâce tout ce dont j’eus besoin pour mes hommes et pour moi, tout en s’excusant de ne pas pouvoir faire davantage, parce que, me dit-il, ils sont trop « fatigués » (pressurés) par les gens du Fouta-Diallon, surtout depuis que le fils de l’almamy est installé dans le pays.

Dès mon arrivée à Tomborocoto, j’expédie un courrier à Dikhoy, pour prévenir le chef de ce village que j’irai camper le lendemain chez lui et afin qu’il prépare tout ce qu’il faut pour mes hommes et pour moi.

Je passai à Tomborocoto une assez bonne journée. Température agréable. Le vent d’Est un peu faibli. Je suis toujours peu vigoureux, mais je commence à mieux manger.

Dans la soirée, le chef vint me demander si je voulais les autoriser à faire un tam-tam en mon honneur. Je lui répondis que je n’y voyais aucun inconvénient. Aussi, à la nuit tombante, tout le village se réunit-il sur la place principale et, à la lueur de feux de brousses, hommes et femmes dansèrent pendant la plus grande partie de la nuit au son des tambourins. Malgré le mauvais état de ma santé, je dus y faire acte de présence, et en me retirant je ne manquai pas de faire aux griots le cadeau obligatoire en cette circonstance.

18 janvier. — Nuit chaude. Le vent d’Est n’a pas cessé de souffler. Ciel clair et étoilé. Au réveil, température chaude. Ciel un peu couvert. Brise du Nord-Est. Pas de rosée. Quelques nuages à l’horizon. Ils se dissipent vers huit heures.

A 5 h. 15 nous nous mettons en route pour Dikhoy. A mi-chemin, nous traversons les villages de cultures de Tomborocoto et de Dikhoy. Leurs lougans sont immenses et occupent toute une vallée de plus de trois kilomètres de long. Sur les petites collines qui l’enserrent sont les cases des travailleurs. Chaque ménage possède ainsi plusieurs fermes. Au moment des semailles, ils viennent les habiter et y restent tout le temps que doivent durer les cultures et jusqu’à ce que les récoltes soient faites et emmagasinées dans les greniers. Les cultivateurs rentrent alors au village principal où ils restent pendant toute la saison sèche. Ce sont généralement des colonies de captifs qui sont ainsi installées dans la brousse, et le maître vient de temps en temps les visiter. Les lougans situés auprès des villages sont cultivés par les femmes et les enfants.

A 8 h. 30 nous arrivâmes sans encombre à Dikhoy. — La route ne présente pas de difficultés sérieuses. Il n’y a pas de marigots à traverser, et les quelques embarras que l’on y rencontre sont les versants de quelques collines à pic qu’il faut gravir au milieu des roches et des conglomérats ferrugineux. Du reste, on oublie vite la fatigue de ces pénibles ascensions, car, lorsqu’on est arrivé au sommet, on jouit d’un panorama splendide qui repose de la monotonie des plaines sans horizon.

Au point de vue géologique, ce sont toujours les mêmes terrains que nous avons à signaler. En quittant Tomborocoto, on traverse une suite de collines ferrugineuses arides qui, à cinq kilomètres environ du village, se termine par une plaine d’argiles recouvrant un sous-sol de terrain ardoisier dont les schistes, en maints endroits, apparaissent à fleur du sol. Les villages de culture sont situés au milieu d’un bel ilot de latérite auquel succède une bande d’argile. Aux environs de Dikhoy la latérite reparaît.

La flore est peu riche et peu variée dans toute cette région. Nous citerons particulièrement de nombreux spécimens de karités (Butyrospermum) que l’on peut remarquer tout le long de la route et une grande quantité de lianes Sabas (Vahea). On ne trouve que quelques caïl-cédrats et nétés, surtout dans la vallée ou s’élèvent les villages de culture. De plus on trouve encore en notable quantité, dans toute cette région, du gingembre, une Amomée que les indigènes appellent « poivre » ou « Enoné », et des haricots énormes auxquels ils donnent le nom de Fanto.

Le gingembre, que les Ouolofs désignent sous le nom de « Nhydiar », appartient à la famille des Amomées. C’est le Zingiber officinale Roscoë. Il croît surtout à Sierra-Leone et dans le Fouta-Diallon. On trouve son rhizôme sur tous les marchés du Sénégal et du Soudan. Il est long, grêle, légèrement aplati et ramifié. Dépouillé de son écorce jaunâtre, il est alors aussi blanc à l’extérieur qu’a l’intérieur. Il est léger, tendre, et sa texture est un peu fibreuse. Sa saveur est brûlante et son odeur aromatique. Les indigènes en sont très friands. A Saint-Louis, on fabrique avec le rhizôme du gingembre une boisson gazeuse ressemblant à de la limonade et qui est loin d’être déplaisante au goût. Les Ouolofs et les Peulhs particulièrement en font un grand usage pour assaisonner leur couscouss. Ils lui attribuent des vertus aphrodisiaques, et il n’est pas rare de voir des femmes Ouoloves ou Peulhes porter autour des reins des ceintures de rhizomes de gingembre destinées à rendre la vigueur à leurs époux quand ils sont affaiblis par l’âge.

Ce que les indigènes désignent sous le nom de « Poivre » et que les Ouolofs appellent « Enoné » et les Malinkés et Bambaras « Niamoco », c’est la graine d’une Amomée, l’Amomum Melegueta Roscoë, qui est très commune au Fouta-Diallon et que l’on rencontre aussi en grande quantité au Niocolo, et dans les montagnes du Manding. C’est une plante vivace, à rhizôme charnu et à feuilles engaînantes dont le fruit est une capsule à trois loges polyspermes et à déhiscence loculicide. Les semences sont grosses comme des grains de poivre, anguleuses, de couleur brun rougeâtre très odorantes, à saveur âcre et brûlante, rappelant celle du poivre. On ne le trouve qu’en très petites quantités sur les marchés où il est apporté par les dioulas qui viennent du Fouta-Diallon. Il est alors contenu dans les coques de ces fruits qui ressemblent à des oranges, que les Malinkés désignent sous le nom de Cantacoula et dont se servent les Toucouleurs pour enfermer la résine du Hammout. Afin qu’elles se tiennent fraîches, ces graines sont toujours mélangées de feuilles du végétal, que les dioulas ont soin de mouiller un peu, surtout pendant la saison sèche. Les indigènes ont un goût très prononcé pour ces graines. Ils les mangent sèches, entières, en les puisant une à une dans la coque qui les renferme. Les Toucouleurs surtout en sont excessivement friands et ils en ont toujours dans la poche de leur boubou. Réduites en poudre, ils s’en servent encore pour assaisonner leur couscouss. Enfin le Niamoco entre dans la composition d’un fard dont font usage, pour se parer, les Toucouleures, les Peulhes et les Mauresques. Ce fard est une poudre impalpable noirâtre qui se compose de pierre de Djenné pulvérisée et de poivre indigène finement pilé. Cette pierre de Djenné, ainsi nommée parce que c’est là que les dioulas la trouvent, est appelée Kalé en Bambara et Fino en Toucouleur. Sa coloration est d’un beau noir avec des reflets bleus. Il nous a semblé que c’était un sulfure d’antimoine. Les élégantes du Soudan le réduisent en poudre très fine qu’elles mélangent avec de la poudre de Niamoco dans la proportion de deux du premier pour un du second. Elles s’enduisent alors, de ce mélange, les sourcils et le bord libre des paupières. Comme on le voit, il n’y a pas que chez nous des femmes habiles pour le maquillage.

On trouve encore assez communément dans le Niocolo d’énormes haricots auxquels les indigènes donnent le nom de Fanto. Ils sont donnés par une Légumineuse (phaséolée-papilionacée) qui atteint des dimensions énormes. Dans les villages de culture, on la sème autour des cases, et, en peu de temps, ses rameaux ont bien vite couvert celle à laquelle ils s’attachent. Elle est, d’une façon générale, peu cultivée, on lui préfère le petit haricot nain dont nous avons déjà eu l’occasion de parler. Elle donne une gousse longue d’environ douze centimètres, large de trois à cinq, légèrement rosée et excessivement dure et résistante. Sa couleur, quand elle est mûre, est d’un blanc légèrement jaunâtre. Cette gousse contient huit ou dix semences excessivement volumineuses, ayant à peu près la grosseur d’une grosse noisette, longues d’environ deux centimètres à deux centimètres et demi, larges d’un centimètre, et dont les deux faces sont légèrement bombées. Leur couleur est d’un blanc nacré éclatant. Les indigènes les mangent rarement. Ce n’est guère que dans les années de disette qu’ils y ont recours, car ces graines sont excessivement dures, coriaces. Il faut les faire bouillir pendant des journées entières, afin de les ramollir, pour qu’elles puissent être mangées. Leur goût est excessivement fade et loin d’être agréable. On ne peut guère les manger que mélangées avec du mil ou du maïs et surtout après les avoir fortement épicées et pimentées. De plus, les indigènes les accusent de donner une maladie qui fait tomber les dents.

Dikhoy est un village d’environ 400 habitants. La population est uniquement formée de Malinkés Kéitas. C’est la résidence du chef des Malinkés de Niocolo, triste chef, car son autorité est absolument annihilée par l’almamy du Fouta-Diallon, dont il est tributaire. Dikhoy est construit sur un petit monticule qu’entourent de toutes parts des collines peu élevées. Il est situé à deux kilomètres environ de la Gambie, dont il n’est séparé que par une petite colline boisée dont la hauteur n’est que de cinquante mètres environ au-dessus de la plaine. Son enceinte est assez bien entretenue, mais la plupart de ses cases sont inhabitées et tombent littéralement en ruines. Le tata qui entoure les cases du chef est en très bon état. Il peut mesurer environ quatre mètres de hauteur et cinquante centimètres d’épaisseur. Sa forme est rectangulaire et il est flanqué de tours pour la défense. En général, les cases du village sont bien faites ; celles-ci sont en pisé et les chapeaux bien construits. Il est tout entier construit avec une sorte d’argile fortement colorée en rouge par de l’oxyde de fer, coloration qui contribue beaucoup à lui donner un aspect encore plus triste que ne l’ont généralement les villages Malinkés.

Le chef est un homme encore jeune, qui semble avoir quelque autorité dans son village seulement, mais il ne peut guère l’exercer sur les villages Malinkés voisins, qui se retranchent toujours derrière l’almamy du Fouta-Diallon pour lui désobéir.

Je fus reçu à Dikhoy d’une façon fort sympathique, et je n’eus qu’à me louer de mes rapports avec son chef et ses habitants.

Je fus logé dans une belle case, la plus confortable certes du village. Elle est construite à la mode Bambara et toute en terre et en bois. Elle a la forme d’un carré d’environ trois mètres cinquante de côtés. La case Bambara diffère absolument de la case Malinkée. Elle est ainsi construite, ses quatre murs sont faits de briques en argile séchées au soleil et qui ont environ vingt centimètres de long sur quinze de large et cinq d’épaisseur. Placées au-dessus les unes des autres dans le sens de la largeur du mur, elles sont unies entre elles à l’aide d’argile et recouvertes ensuite avec ce même mortier. Une couche plus ou moins épaisse d’un mortier fait d’argile, de cendre et de bouse de vache tapisse ce mur en dehors et en dedans. Quand les quatre murs de la case sont ainsi construits il faut en faire la toiture. Pour cela, on plante solidement en terre, dans l’intérieur de l’habitation, deux ou plusieurs rangées de forts piquets en bois qui se terminent par de solides fourches. Sur ces fourches et sur ces murs reposent des poutres et sur ces dernières s’élève la charpente du toit formée de pièces de bois équarries et jointives. Le tout est solidement attaché pour plus de sécurité avec de fortes cordes en fibres de baobab ou de bambous. Sur cette charpente est alors construite une argamasse, faite d’argile, de sable, de cendres et de bouse de vache. Elle a environ trente centimètres d’épaisseur et est parfaitement raccordée avec les murs. Quand elle est bien conditionnée, elle est parfaitement étanche et ne laisse pas seulement suinter une goutte d’eau. Cette terrasse est construite en pente inclinée du côté dans lequel est ménagée la porte. Tout autour est élevé un rebord d’environ vingt centimètres de hauteur, destiné à forcer les eaux à s’accumuler du même côté. Dans ce rebord sont ménagés deux ou plusieurs trous que l’on garnit d’une dalle en bois et qui permet aux eaux de ne pas séjourner et de s’écouler sur le sol. Parfois, comme à Dikhoy, le tout est recouvert d’un fort chapeau en paille. La porte est faite dans un des côtés, elle est petite et il faut se baisser pour la franchir. Elle est formée d’un panneau en bois épais qui tourne autour d’un axe mobile dans la muraille où il est fixé. Elle se ferme à l’aide d’un loquet assez ingénieux. Dans certaines cases, de petites fenêtres sont faites dans les parois, mais, malgré cela, le grand défaut de ces habitations est d’être peu aéré. Le sol est battu, enduit d’une couche de bouse de vache, et, au centre, une légère dépression chez les Malinkés, où une petite élévation circulaire d’environ cinquante centimètres de diamètre indique la place du foyer.

Je passai à Dikhoy une excellente journée. La chaleur était très supportable et le vent d’Est avait sensiblement diminué d’intensité. Dès mon arrivée, j’expédiai à Lillacounda un courrier pour y annoncer ma visite pour le lendemain.

Dans la soirée, un chef de village des environs qui s’y trouvait de passage vint me faire visite. Notre entretien fut à un moment donné interrompu par un incident que je tiens à relater ici, car il montrera que, bien que les Malinkés subissent l’influence de l’Islamisme, ils n’ont pas abandonné toutes leurs superstitions. Mon petit domestique Gardigué Couloubaly jouait devant la porte de ma case avec un petit oiseau dont il s’était emparé le matin pendant l’étape. Il lui avait attaché un morceau de fil à une patte et il le faisait voler, non sans le brutaliser. C’était un de ces jolis petits passereaux que l’on désigne sous le nom de « petit Sénégalais ». Le chef l’ayant aperçu me demanda de donner l’ordre à Gardigué de rendre la liberté au petit animal. Cela lui ferait grand plaisir, ajouta-t-il, car il était parent de cet oiseau. Son diamou (nom de famille) était Sidibé. J’y consentis, mais à la condition qu’il me dirait comment il se trouvait parent de ce petit animal. Donc, dès que Gardigué, sur mon ordre, eût détaché le fil qui retenait l’oiseau prisonnier, et dès que notre homme se fût bien assuré que son parent s’était envolé au loin, il me raconta la légende suivante que je transcris ici fidèlement : « Un jour, mon grand-père, le premier des Sidibés, étant allé à la chasse à l’éléphant, s’égara dans la forêt et malgré toutes ses recherches ne put retrouver sa route. Il arriva ainsi dans un désert au milieu duquel il marcha pendant trois jours sans pouvoir trouver de l’eau pour se désaltérer ; mourant de soif, il s’était couché un soir se demandant s’il serait encore vivant le lendemain. Au point du jour, il fut réveillé par un petit oiseau qui chantait sur l’arbre au pied duquel il s’était étendu. C’était un « petit Sénégalais. » A peine mon grand-père fut-il debout qu’il se mit à voltiger autour de lui et devant lui, essayant de lui faire comprendre qu’il devait le suivre. Mon grand-père ne douta pas un seul instant que l’oiseau était venu là pour le sauver. Il le suivit donc partout où il voulut le conduire et vers le milieu du jour, ils arrivèrent sur les bords d’un ruisseau où tous les deux se désaltérèrent. Puis l’oiseau reprit son vol et le conduisit jusque dans son village, où il le quitta dès qu’il l’eût vu en sûreté. C’est depuis cette époque que les Sidibés sont parents du « Petit Sénégalais, » car, sans lui, notre père serait infailliblement mort. Aussi nous est-il interdit à tous de le tuer, de manger sa chair ou de souffrir qu’on lui fasse du mal en notre présence ».

Des légendes analogues se transmettent, du reste, dans toutes les familles au Soudan et chacune est alliée à un animal quelconque. C’est ainsi que les Keitas sont parents de l’hippopotame, sans doute parce que leur ancêtre Soun-Dyatta, d’après la tradition, avait été métamorphosé en hippopotame un jour qu’il se baignait à Koulicoro, sur le Niger. Les N’Diaye sont parents du lion, et les Dialo, de la perdrix, si je ne me trompe. D’autres sont alliés au scorpion, d’autres enfin au guépard. Le colonel Galliéni, dans la remarquable relation qu’il a faite de son voyage au Soudan Français, rapporte un fait curieux à ce sujet, que je crois devoir rappeler ici, car il est typique. La mission dont il était le chef, pendant son séjour à Nango, dans le pays de Ségou, avait à la suite d’un réel danger couru par le Dr Tautain du fait d’un trigonocéphale qui lui était passé sur le corps sans le mordre heureusement, découvert dans le toit de la case qu’elle habitait, un nid de ces malfaisants animaux. On voulut remédier à ce danger permanent en incendiant le hangar et en en construisant un autre, mais on dut céder aux prières du cuisinier Yoro, qui, parent du trigonocéphale, s’était mis à implorer les membres de la mission en leur disant qu’il leur arriverait malheur s’ils détruisaient des animaux qui ne leur avaient fait encore aucun mal. Je laisse ici la parole à l’auteur qui fut lui-même témoin du fait. « Le désespoir de notre pauvre cuisinier nous fit beaucoup rire et pensant que nous allions bientôt partir et qu’en somme la reconstruction de notre hangar allait nous priver d’abri pendant plusieurs jours, nous avons écouté ses supplications. Yoro était parent de toute la famille des reptiles ; car quelques jours auparavant, un fait à peu près semblable s’était présenté. Je le vis arriver tout ému, me demandant avec insistance à lui prêter deux mille cauris : « Et pourquoi faire ? » lui dis-je. « Donne toujours, capitaine ; à mon arrivée à Saint-Louis, tu me retiendras sur mes gages vingt francs, cinquante francs même si tu veux ». J’eus bientôt l’explication de son insistance : derrière lui venait un chasseur Peulh qui venait de s’emparer d’un boa, qu’il avait sans doute surpris pendant son sommeil et dont la tête et la queue, fortement liés, l’empêchaient de nuire. Yoro voulait racheter son parent. Je me laissai encore émouvoir et donnai les deux mille cauris. Yoro prit délicatement le boa et s’enfonça dans la campagne avec son précieux fardeau. Nous ne le vîmes reparaître que le soir, ayant rendu la liberté au serpent. Il ne voulut jamais nous donner d’explication sur sa singulière parenté ».

De Tomborocoto à Dikhoy la route suit une direction générale Sud-Sud-Est ; ces deux villages sont distants d’environ quinze kilomètres.

19 Janvier. — Nuit relativement chaude. Le vent de Nord-Est a soufflé toute la nuit. Ciel couvert ; au réveil, brise de Nord-Est. Le soleil se lève voilé. Ciel couvert et bas. La température est assez fraîche. Rosée peu abondante.

A trois heures quarante-cinq minutes du matin, je réveille mes nemrods. Les préparatifs de départ sont lentement faits et, contre mes prévisions, les porteurs sont réunis en temps voulu. Aussi pouvons nous nous mettre en route à quatre heures et demie. Le chef du village vient m’accompagner jusqu’au delà du tata et « me mettre dans la bonne route ». Je lui serre la main avant de monter à cheval, ainsi qu’au fils du chef de Badon qui me quitte là pour retourner auprès de son père. Je suis encore bien faible, mais ma santé s’améliore sensiblement.

La route se fait péniblement pour moi, et pour franchir les marigots, je suis obligé de descendre de cheval et de me faire porter par mon vieux Samba, le palefrenier, et par mon fidèle Almoudo. A cinq heures nous traversons le marigot de Fafa-Kô et à cinq heures quinze celui de Fangoli. Il est six heures dix quand nous passons au petit village de culture de Médina et à travers ses lougans qui sont immenses et bien cultivés. Ils appartiennent à Sillacounda et sont situés sur les versants de petites collines qui s’étendent jusqu’à la Gambie, que nous longeons pendant quelque temps. Dans cette partie de la route, on chevauche, pendant environ deux kilomètres, sur la rive gauche de la Gambie et le sentier se déroule au pied d’une colline à pic dont la hauteur est environ de 40 à 50 mètres. Il faut en faire l’ascension un peu plus loin pour arriver au village de Diengui.

Diengui est un village Diakanké dépendant de Sillacounda. Sa population est d’environ 150 habitants. Il est situé au sommet d’une petite colline et ne possède ni sagné ni tata. De là on a une vue splendide. Au pied de la colline, la Gambie, à l’horizon, à l’Est, les plaines immenses du Dentilia, au Sud et à l’Ouest les collines du Niocolo. C’est un des plus beaux sites que j’ai rencontré au Soudan. Les habitants de Diengui sont de paisibles agriculteurs qui sont venus se fixer là pour y cultiver la terre qui y est très fertile. Nous faisons la halte sous l’arbre à palabres du village, un superbe fromager (Bombax), et la température s’est tellement refroidie que nous y allumons de grands feux de brousse pour nous réchauffer. Peu après notre arrivée, le chef du village, accompagné de ses notables, vint me saluer et m’offrir une vingtaine d’œufs frais qui sont les bienvenus. En causant avec lui, il m’apprend que Sillacounda, le village où j’avais décidé de faire étape, était fort peu éloigné de Laminia. Ils n’étaient séparés que par la Gambie qui était guéable, en cette saison, un peu en amont de Sillacounda. « Il vaudrait mieux que tu passes la Gambie ce matin, en plein jour, et que tu ailles camper à Laminia, me dit-il, ce serait plus prudent que de la passer demain matin pendant la nuit. D’autant mieux que cela te permettrait de partir de très bonne heure pour te rendre à Médina-Dentilia, qui est très éloigné ». Je me rendis sans peine à ce raisonnement et dépêchais aussitôt un homme en avant avec la consigne d’aller annoncer au chef de Laminia que j’irai camper chez lui aujourd’hui. En passant à Sillacounda, il devait informer le chef de ce changement d’itinéraire et lui dire de tout préparer pour qu’en arrivant, je puisse immédiatement passer le fleuve.

Après avoir remercié ce brave chef de son précieux renseignement et après nous être bien réchauffés, nous nous remîmes en route et arrivâmes sans encombre à Sillacounda, à huit heures dix minutes.

Sillacounda est un gros village Diakanké d’environ huit cents habitants. Il est situé sur un petit monticule qui s’élève au milieu d’une vaste plaine bien cultivée et est à peine distant de quelques centaines de mètres de la Gambie. Son tata tombe en ruines, et en maints endroits est remplacé par une simple palissade en tiges de mil. Les habitants sont des musulmans fanatiques, grands agriculteurs et éleveurs de bestiaux. Le village possède un troupeau de 150 têtes environ. Il est mal entretenu, malpropre et beaucoup de cases tombent en ruines. Par contre, il possède de nombreux pieds de papayers. Les fruits de cet arbre, à cette époque de l’année, ne sont malheureusement pas encore mûrs. Nous nous arrêtons à une centaine de mètres environ du village. Le chef et les principaux notables viennent m’y saluer ; il me faut leur expliquer pourquoi je ne reste pas camper dans leur village. Ils comprennent parfaitement mes raisons, me donnent les conseils et les indications nécessaires pour le passage de la Gambie et le chef lui-même m’accompagne jusqu’au lieu où se trouvent les pirogues. Mais ce palabre nous fait perdre une demi-heure environ et il commence à faire très chaud quand nous arrivons enfin sur les bords du fleuve. Aussi ne suis-je pas fâché de m’y mettre à l’ombre des arbres superbes qui couvrent la rive gauche.

Les porteurs et les animaux remontent un peu le cours du fleuve sous la conduite du fils du chef et vont traverser au gué qui se trouve à environ huit cents mètres en amont. Pour moi je passe en pirogue avec Almoudo, Gardigué et le cuisinier et fais porter sur l’autre rive mes objets les plus précieux par ce moyen. Ils auraient pu être mouillés si les porteurs avaient traversé le gué en les portant sur leur tête, d’autant plus, me dit le chef, qu’en cet endroit la Gambie est pavée de roches excessivement glissantes.

Mais il me faut attendre au moins vingt minutes avant de pouvoir traverser, car les pirogues sont amarrées à l’autre rive et elles appartiennent à Laminia. Celles de Sillacounda ne sont pas là, les pêcheurs du village, partis à la pêche depuis deux jours, les ont emmenées.

Cela me permit de voir dépecer un beau bœuf, sur la berge ; à son sujet, les hommes de Sillacounda me racontèrent qu’il avait été happé le matin même par un énorme caïman. Pendant qu’il buvait tranquillement au fleuve, cet immonde animal l’avait brusquement saisi au museau et l’avait attiré dans l’eau où il l’avait noyé. Mais les bergers qui gardaient le troupeau lui avaient tiré plusieurs coups de fusil et lui avaient fait lâcher prise. Le bœuf avait alors été ramené à la rive, saigné, et on le dépeçait pour le distribuer entre les gens du village. Les accidents de ce genre sont communs à Sillacounda. Aussi faut-il avoir soin, lorsque l’on fait boire les troupeaux, de bien veiller et de tirer sur chaque caïman qui montre sa tête au large. Le bief de Sillacounda en est absolument infesté.

La traversée de la Gambie se fit sans aucun accident et nous abordâmes sur la rive opposée au milieu d’un fourré où je remarquai de nouveaux échantillons de cette liane dont les indigènes utilisent le fruit pour la pêche. La pirogue qui nous porta était creusée dans un tronc de caïl-cédrat. Les dimensions en étaient relativement très-grandes. Sa longueur atteignait quatre mètres et sa largeur quatre-vingts centimètres. Le végétal qui avait donné une semblable bille de bois devait être absolument énorme.

La liane qui donne le fruit dont les indigènes se servent pour empoisonner le poisson se trouve partout au Soudan et de préférence sur les bords des marigots. Elle nous a semblé appartenir à la famille des Cucurbitacées. Sa tige est excessivement volubile et atteint en longueur des dimensions considérables. Son plus grand diamètre ne dépasse pas deux centimètres. Elle est munie de vrilles nombreuses. La face supérieure de ses feuilles est verte, velue. La face inférieure est également velue, mais elle est blanchâtre. La tige et les rameaux sont couverts de poils durs et rugueux au toucher. Le fruit est une capsule déhiscente verte quand elle est mûre, de couleur marron quand elle est sèche. Cette capsule, arrivée à maturité, contient des fibres fines, rugueuses, qui la cloisonnent, et c’est dans ces fibres que sont noyées les graines. D’après les indigènes, ces fibres ne seraient toxiques que pour le poisson. Il les écrasent entre les mains, les jettent dans les marigots et les rivières surtout aux endroits où le courant se fait à peine sentir. Le lendemain ils reviennent recueillir le poisson qui a été empoisonné pendant la nuit, et la pêche est toujours excessivement fructueuse. On peut voir de nombreux échantillons de ces lianes dans tous les villages du Kaméra, sur la rive gauche du Sénégal. Les clôtures en tiges de mil des cases en sont absolument tapissées.

En débarquant sur la rive droite de la Gambie, je trouve mon cheval tout sellé que mon brave Samba tenait en bride en m’attendant. Dix minutes après nous arrivions à Laminia, après avoir traversé de superbes lougans où paissaient de beaux troupeaux de bœufs et de moutons.

De Dikhoy à Laminia, la route suit une direction générale S.-S.-Est, et les deux villages sont distants l’un de l’autre d’environ 18 kilomètres et demi. Cette route est loin d’être facile. Elle présente deux gros obstacles, le passage du marigot de Fangoli et celui de la Gambie. Le marigot de Fangoli est peu large et relativement peu profond ; mais son lit est encombré de roches et ses bords à pic et formés d’argiles glissantes en rendent le passage dangereux, pour les animaux surtout. La Gambie, à l’endroit où on la passe à gué, est large d’environ deux cents mètres. Son lit est obstrué par de nombreuses roches glissantes et le courant y est assez rapide. Aussi, le passage demande-t-il de grandes précautions. On ne doit s’y engager avec des animaux chargés qu’après l’avoir soigneusement explorée.

Au point de vue géologique, rien de bien particulier à signaler. Après avoir quitté Dikhoy et jusqu’à un kilomètre environ de Fangoli, on traverse un terrain couvert de roches et conglomérats ferrugineux. A partir de Fangoli et jusqu’au village de culture de Médina, nous n’avons plus que des argiles qui recouvrent un sous-sol de terrain ardoisier. Médina et Diengui se trouvent au milieu d’une large bande de latérite qui s’étend jusqu’à la Gambie. A deux kilomètres de Diengui, elle fait de nouveau place aux argiles et réapparaît à trois kilomètres environ de Sillacounda. La plaine qui s’étend devant le village et le monticule sur lequel il est construit sont uniquement formés de ce terrain. Il en est de même pour Laminia.

Au point de vue botanique, nous signalerons tout particulièrement l’extrême abondance des karités. On trouve ce précieux végétal tout le long de la route et la plaine de Sillacounda en est absolument couverte. C’est là où j’ai rencontré les plus beaux et les plus nombreux spécimens de cette espèce végétale. Les lianes Saba y sont également très abondantes, surtout aux bords des marigots et sur les rives de la Gambie. Citons enfin la Casse et le Touloucouna.

La Casse est une gousse siliquiforme qui est produite par le Caneficier (Cassia fistula L.), famille des Légumineuses-cæsalpinées. Le Canéficier est un arbre assez grand à feuilles composées, glabres ; fleurs en grappes pendantes à pétales jaunes. Le fruit, connu sous le nom de Casse, est une gousse siliquiforme indéhiscente. Sa longueur est environ de quinze à cinquante centimètres et épaisse de deux à trois millimètres. Elle est lisse, noire, pourvue de deux sutures longitudinales, marquées de sillons annulaires qui correspondent à autant de cloisons transversales. Les graines sont situées entre ces cloisons et noyées dans une pulpe qui est la partie active. Les indigènes ignorent les propriétés de la casse, mais se servent de l’écorce du canéficier, qui contient beaucoup de tannin, pour tanner leurs cuirs. Le canéficier est assez commun au Soudan ; mais c’est surtout dans le grand et le petit Bélédougou et dans le Niocolo que nous en avons relativement vu le plus grand nombre d’échantillons.

Le Touloucouna appartient à la famille des Méliacées. C’est le Carapa Touloucouna L. Il croît surtout dans les rivières du Sud et dans le Niocolo, où nous n’en avons vu du reste que deux échantillons : il est bien plus particulier à la région la plus septentrionale dans laquelle il est commun. Ses graines, bouillies dans l’eau, puis pilées et pressées, donnent une huile onctueuse et très amère. Sa couleur est d’un jaune pâle et pourrait servir à la fabrication des savons. Dans les rivières du Sud, les indigènes s’en servent pour panser certaines plaies. Ils prétendent qu’en s’en frottant les pieds on peut aussi se préserver des atteintes de la puce chique (Pulex penetrans). Nous ignorons si au Niocolo on connaît ses propriétés.

Laminia est un gros village d’environ six cents habitants. Sa population est uniquement composée de Diakankés. Il est situé à environ un kilomètre de Sillacounda, sur la rive droite de la Gambie. Il est situé au milieu d’une vaste plaine bien cultivée et construit sur un petit monticule qui la domine d’environ 20 ou 25 m. Il est dépourvu de tata et de sagné et est très mal entretenu. Les habitants sont de paisibles agriculteurs qui se livrent avec passion à la culture de leurs vastes lougans et à l’élevage de leurs bestiaux. Toute la plaine, en effet, au centre de laquelle s’élève cet important village, est transformée en immense champ de mil, maïs, arachides. Ils sont très bien entretenus. Aussi les greniers regorgent ils de provisions de toutes sortes. De même ils apportent un soin tout particulier dans l’élevage de leurs bestiaux. Leurs bœufs sont magnifiques, et ils en possèdent un troupeau d’environ deux cents têtes. Les moutons et les chèvres abondent. Ils sont généralement gras et donnent une excellente viande de boucherie.

Bien que Laminia soit situé sur la rive droite du fleuve, il fait quand même partie du Niocolo. Ses habitants sont de la même famille que ceux de Sillacounda.

Laminia me fit un accueil plein de prévenances et les Diakankés auraient bien voulu me garder plusieurs jours encore, mais je me vis forcé, à regret, de décliner leurs offres et, malgré la plantureuse réception que j’y reçus, je décidai quand même de partir le lendemain matin. Les habitants de Sillacounda ne furent pas moins obligeants que ceux de Laminia. Peu après mon arrivée, le chef et les notables vinrent me faire visite et m’apporter du lait, des œufs et du mil. De plus, ils m’envoyèrent dans l’après-midi un joli petit bœuf qui fut aussitôt mis à mort et distribué entre mes hommes et ceux du village.

La journée se passa bien. Le ciel resta couvert, le soleil voilé, et malgré un fort vent de Nord-Est la température fut très supportable.

Vers deux heures de l’après-midi, j’entendis tout-à-coup éclater dans le village de nombreux coups de fusil. Je fis demander au chef, par Almoudo, ce que cela signifiait. Il me fit répondre que c’était parce que les marchands de kolas venaient d’arriver, qu’on brûlait un peu de poudre, selon la coutume, en pareille circonstance. Le kola joue, en effet, un grand rôle dans la vie des indigènes du Soudan, et il s’en fait un commerce relativement important. Nous avons pu faire à son sujet, pendant nos différentes campagnes au Sénégal et au Soudan, de curieuses observations, et recueillir des renseignements précieux sur son commerce, le rôle qu’il joue au Soudan dans la vie des indigènes et celui qu’il est appelé à jouer dans celle des Européens que les exigences du service ou de la profession forcent à résider sous ce climat meurtrier. Bien que cette question soit un peu en dehors de notre sujet, je ne crains pas de la traiter ici, car j’estime qu’un travail sur le Soudan serait incomplet s’il n’y était pas parlé du kola à un point de vue quelconque.

Nous lisons dans la Monographie des kolas africains de M. le professeur Heckel, le passage suivant qui nous semble bien résumer ce que nous avons observé sur le kola au Soudan français, et que notre but est d’exposer plus loin d’une façon aussi détaillée que possible. « Le kola ou gourou, ou café du Soudan (Cola ou Sterculia acuminata, R. Brown), vit entre le 5° de latitude Sud et le 10° de latitude Nord ; il est en plein rapport à dix ans et peut donner jusqu’à 45 kilogrammes de noix chaque année. Il y a deux récoltes, l’une en juin, l’autre en novembre. Les graines de chaque noix pèsent entre 5 et 25 grammes ; les unes sont d’un blanc jaune, les autres d’un rouge un peu rosé ; de là vient la distinction entre les kolas rouges et les kolas blancs ; les graines mises dans un couffin bourré de feuilles qui les recouvrent, peuvent se conserver fraîches pendant 25 à 30 jours. Sur le littoral, les deux principaux marchés sont Gorée et les établissements de la Gambie, le prix des kolas y varie de 225 à 560 francs les 100 kilog.

Le kola est un antidysentérique et un aphrodisiaque puissant ; comme le maté et la coca, il calme la faim et permet de supporter de grandes fatigues ; les noirs en font une consommation considérable. »

Nous n’avons point l’intention de faire ici une élude absolument complète du kola. Après les savants travaux du professeur Heckel, de Marseille, nous estimons qu’il n’y a plus rien à dire sur l’histoire botanique et l’action soit physiologique, soit thérapeutique, de cette précieuse substance. Nous nous bornerons simplement à étudier les produits de ce végétal (graines), au triple point de vue du commerce, du rôle qu’il joue dans la vie des indigènes et de celui qu’il est appelé à jouer au Soudan français dans l’alimentation des Européens.

Graines de Kola : A et B, variété rouge ; C, variété blanche.

Lieux de production et culture du Kola au Soudan Français. — D’une façon générale, nous pouvons dire que notre colonie du Soudan français, proprement dite, ne possède aucun lieu de production du kola. Il n’en est pas de même dans certaines autres régions soumises à notre protectorat, surtout dans le Sud. Binger l’a trouvé dans la plus grande partie des régions qu’il a visitées dans le cours de son voyage au pays de Kong, et, d’après cet auteur, le kola n’arriverait à maturité qu’à partir du 8° 1′ de latitude Nord, et, à mesure qu’on s’avancerait vers le Sud, il deviendrait de plus en plus abondant. Il n’a commencé à le rencontrer qu’à partir du 11° de latitude Nord ; mais, à cette latitude, il ne produirait même plus de fruits. Nous trouvons, en effet, à ce sujet, dans la relation de cet important voyage, le passage suivant qui est concluant. L’auteur décrit le village de Kuitampo et il termine ainsi : « Quelques habitations renferment aussi de jeunes arbres à kola, arbres de luxe seulement, car ils ne produisent pas autre chose que des fleurs, et l’on ne rencontre quelques exemplaires donnant des fruits qu’à une quarantaine de kilomètres dans le Sud ». A Kuitampo, on le trouve environ à 8° 1′ de latitude Nord. Jusqu’à quelle latitude trouve-t-on le kola dans le Sud, nous ne saurions le dire. Toutefois, il semblerait ne plus être cultivé à partir de 6° 30′ de latitude Nord.

Rameau floral et fruit du kolatier.

Le kola, d’après ce que nous venons de dire, ne serait donc cultivé par les indigènes que du 8° 1′ au 6° 30′ de latitude Nord. On le trouve cependant ailleurs que dans les plantations.

Les forêts de certaines régions en renferment en notable quantité. Les indigènes le cultivent en grand dans les régions qu’il affectionne particulièrement. Binger, le seul voyageur qui ait peut-être observé attentivement à ce sujet, le constate à chaque instant. La relation de son voyage est pleine d’attestations de ce genre. Nous n’en citerons qu’une seule, car elle est typique : « En quittant Babraso, nous traversons de splendides plantations de kola. Ces arbres sont plantés en quinconces alternant avec des palmiers à huile ».

Le kola ne serait donc pas cultivable au Soudan français, puisque cet arbre n’apparaîtrait qu’aux environs du 11° de latitude Nord. Nous croyons cependant qu’il serait bon de s’assurer de ce fait par des essais méthodiques. Peut-être pourrait-on, par des soins entendus, arriver à un résultat satisfaisant.

Dans le cours du voyage que nous venons de faire au Soudan, nous avons trouvé dans la Gambie, la Haute-Falémé et jusque dans le Bambouck, une sterculiacée qui est bien voisine du kola par tous ses caractères. Nous voulons parler du N’taba (sterculia cordifolia). Partout où nous l’avons vu, il acquiert des proportions énormes. Il est très commun dans les cercles de Siguiri et de Bammako. Il nous souvient en avoir vu une belle plantation aux environs de ce dernier poste. Elle fut créée en 1883, par notre excellent ami, M. le vétérinaire Körper, et, grâce à ses soins et à la connaissance approfondie qu’il possède de la culture, elle s’est rapidement développée. Ne serait-il pas possible de faire de même pour le kola. Pourquoi ce végétal ne prospérerait-il pas là où pousse le N’taba ? Aucun essai n’a encore été sérieusement fait à ce sujet. Seul, mon bon ami, le commandant Quiquandon, de l’infanterie de marine, en a fait dans le Kénédougou, pendant son séjour à Sikasso, une plantation qui, à son départ, était en bonne voie de prospérité. Il nous l’a lui-même déclaré. Je crois qu’avec des soins on pourrait arriver à propager ce végétal dans notre colonie. Ce serait une source de profits considérables. De même, croyons-nous, il serait bon de tenter dans nos autres colonies tropicales des essais de cette nature. Déjà aux Antilles, par 14° 5′ de latitude Nord, on a pu obtenir, sous ce rapport, d’après les avis et les conseils de M. le professeur Heckel, des résultats satisfaisants. Nous avons vu des photographies de ce végétal venu dans ce pays et qui ne laissent aucun doute à ce sujet. C’est là une question sérieuse à étudier et à élucider au plus tôt, car, nous le répétons, l’exploitation du kola serait des plus rémunératrices.

Panier à kola.

Le Kola au point de vue commercial. — Le commerce du Kola qui se fait au Soudan Français est des plus importants. Nous pourrions même dire que c’est le seul produit qui fasse l’objet de transactions suivies, et, à ce point de vue, nous sommes absolument tributaires des colonies anglaises de Sierra-Leone et de Sainte-Marie-de-Bathurst. Le kola pénètre dans notre colonie par plusieurs voies, mais les quantités qui nous viennent par la voie anglaise sont de beaucoup plus considérables.

Saint-Louis qui, lui-même, le reçoit de Gambie et de Sierra-Leone, n’en exporte au Soudan par Bakel et Médine que de très faibles proportions. C’est surtout par Mac-Carthy que se fait l’importation pour tous les pays situés au nord de la Gambie : Ouli, Kalonkadougou, Sandougou, Bondou, Bambouck.

Nous avons pu, pendant notre séjour dans cette ville, nous convaincre de l’importance de ce commerce. Nous avons été heureux de constater qu’il était là tout entier entre les mains du négoce français, que la Compagnie française de la côte occidentale d’Afrique représente si avantageusement et si dignement dans toutes ces régions. Les kolas qu’elle importe lui viennent de Sierra-Leone par Bathurst. C’est par balles de 25, 50 et 100 kilog. qu’elle les livre à ses clients de l’intérieur. Ils sont surtout échangés contre des produits en nature : arachides, cire, ivoire, caoutchouc.

La seconde voie d’importation par laquelle le kola pénètre au Soudan Français, est celle du Fouta-Diallon. La ville où se pratiquent le plus les transactions commerciales concernant ce produit, le plus grand entrepôt est Kédougou, dans le Niocolo. De tous les points des régions situées entre le Niger et la Falémé, les dioulas affluent et vont y faire leurs achats. C’est surtout du mois de novembre au mois de juin que les transactions sont les plus actives. Elles seraient encore bien plus considérables si les almamys du Fouta-Diallon n’avaient pas frappé ce produit d’une taxe exorbitante. Ainsi, tout dioula qui exporte de Kédougou ou d’un point quelconque du Fouta-Diallon ou de ses provinces tributaires, le kola doit payer à la sortie une pièce de guinée ou sa valeur par charge d’âne, soit 50 kilog. et une demi-pièce ou sa valeur par charge d’homme, soit 25 kilog. Cet impôt est énorme, surtout si l’on songe que, dans ces régions, une pièce de guinée vaut de 18 à 25 francs. A Kédougou, tout le commerce des kolas est entre les mains des Sarracolés, et nous en avons vu qui opéraient sur de grandes quantités et réalisaient de beaux bénéfices. Les kolas leur sont apportés du sud par des dioulas, Peulhs et Malinkés surtout. Les achats se paient en étoffes, sel, verroterie, poudre et surtout en captifs.

Le kola jouit à Damentan (Haute-Gambie) et dans le pays des Coniaguiés (contrefort du Fouta-Diallon) de la même faveur que dans tout le reste du Soudan. Les Coniaguiés en sont particulièrement friands, j’ai pu le constater à l’empressement avec lequel ils acceptèrent les cadeaux que je leur faisais de cette graine. Par contre, ils trouvent difficilement à satisfaire leur gourmandise, car le kola y est très rare. Bien que Damentan et le Coniaguié soient relativement peu éloignés de Kédougou, le grand marché de kolas du Niocolo, ils en reçoivent fort peu par cette voie. La plus grande partie de ce qu’ils consomment leur vient de Labé et surtout de Mac-Carthy, elle leur est apportée par les rares dioulas qui sont assez hardis pour s’aventurer dans leur pays sauvage fermé à tout étranger. Aussi, le prix en est-il très élevé, si exorbitant même, que le kola est considéré dans ces régions comme une marchandise de luxe, et qu’il y fait l’objet d’un commerce insignifiant. L’arbre à kolas est absolument inconnu dans ces deux régions, mais j’ai la conviction qu’il y viendrait bien, en raison de la nature du sol et du climat.

Une autre voie de pénétration est celle du Diallonkadougou et du Dialloungala. Je n’ai que des données très vagues sur l’importance du commerce de kola qui se fait dans ces régions, car je ne les ai pas visitées ; mais je puis affirmer avoir souvent rencontré, dans mes voyages à travers le Bambouck, des dioulas qui s’y rendaient pour y faire leurs achats ou qui en revenaient.

La plus grande partie des kolas qui se consomment sur les bords du Niger vient du Sud et de l’Est par les marchés de Tengrela, Kankou, et par la voie du Fouta-Diallon par Timbo et Dinguiray.

On ne saurait s’imaginer l’importance de ce commerce dans les régions comprises dans la boucle du Niger et dans les régions situées au Sud. Il n’y a qu’à lire l’ouvrage de Binger pour s’en rendre un compte exact. En parlant du commerce de l’importante ville de Kong, il dit : « Les filles de l’âge de six ou sept ans vendent et colportent des kolas dans la ville » ; et plus loin : « Les femmes des petits marchands, qui sont forcés de passer au loin une partie de l’année, vivent pendant l’absence de leurs maris en vendant des kolas, etc. » Nous relevons dans le passage où il décrit l’important marché de Bobo-Dioulasou : « Les Haoussas sont très nombreux ici, ils apportent tous du sel pour emporter des kolas. » A propos du gros village de Ouakara, il nous dit que l’élément Peulh n’y est représenté que par quatre familles, et que ce village fait un « gros trafic de sel et de kolas ». Plus loin, il nous apprend que les caravanes qui se rendent du sud vers le Haoussa, « sont surtout chargées de kolas ». « Takla, dit-il plus loin, est un village fort prospère. Les habitants s’occupent activement du commerce de kola, et bon nombre de gens de Kong et de Bouabé viennent y faire provision de ce produit. » Ces quelques citations sont amplement suffisantes pour montrer toute l’importance de ce produit dans cette partie du Soudan.

Les kolas qui parviennent à Bakel et à Mac-Carthy sont emballés dans de grands paniers à l’aide de feuilles très grandes d’un autre végétal congénère ou de l’arbre producteur lui-même. Ces paniers pèsent de 25 à 100 kilog. environ. Ainsi préparée, la graine se garde longtemps intacte et peut impunément se transporter. Mais, dans l’intérieur, ce procédé n’est pas pratiqué. De semblables charges sont très lourdes et très encombrantes pour les moyens de transport dont disposent les Dioulas. Tout, en effet, est porté dans ces régions à tête d’homme ou au moyen d’ânes. Aussi l’emballage est-il bien différent. Les kolas sont toujours noyés dans une grande quantité de larges feuilles d’une Sterculiacée quelconque, ou, à défaut, de paille de fonio légèrement humide. Le panier, au lieu d’être rond, a une forme elliptique.

Il est tressé à l’aide de jeunes tiges d’arbres et présente des mailles assez longues, de façon, sans doute, à être bien aéré, afin d’éviter probablement la fermentation des graines. Il est porté à tête d’homme, et deux cordes, fixées à la partie antérieure, permettent au captif de maintenir l’équilibre sans trop de fatigue. Les charges d’ânes sont, le plus souvent, emballées dans de vieilles toiles ou dans des pagnes hors de service et solidement ficelées à l’aide de cordes faites avec des fibres de bambous ou de baobab. C’est ainsi que les kolas arrivent sur les marchés de Bakel, Kayes, Médine, Bafoulabé, Kita, etc.

Le commerce de détail est des plus répandus. On peut dire que, dans tout le Soudan Français, il n’y a pas de village de quelque importance qui n’ait ses marchands de kolas. Dans les centres importants, c’est au marché que se tiennent les débitants. Dans les petits villages, c’est dans les cases même qu’ils installent leurs produits. En tout lieu, ils ont rapidement écoulé leur marchandise.

Les prix en sont excessivement variables. Ils dépendent sur tout du plus ou moins grand éloignement des centres de production et de la plus ou moins grande abondance des arrivages. Dans certains villages du Bambouck, nous les avons vu vendre dix centimes l’un ; à Bakel, à Kayes et à Médine, ils sont un peu moins chers, et à Bammako, il nous est arrivé de les payer en moyenne quinze à vingt centimes la pièce. Il faut dire aussi que, là, ils sont beaucoup plus volumineux que dans les régions situées plus à l’Ouest. En général, le kola blanc est bien plus estimé que le kola rouge. Aussi se vend-il un peu plus cher partout ; mais, en général, les deux espèces sont mélangées à peu près en parties égales dans les achats.

Nous ne saurions évaluer en argent l’importance de ce commerce, mais nous pouvons affirmer qu’il est très considérable et doit donner lieu à un chiffre important d’affaires.

Rôle que joue le kola dans la vie des indigènes au Soudan. — Le kola joue un rôle important au Soudan français dans la vie des indigènes. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire les relations de voyages faits dans ce pays par les différents explorateurs qui l’ont visité. Il a fallu que les indigènes lui trouvent des propriétés bien salutaires pour qu’ils l’aient en si haute estime. Dans presque toutes les circonstances de leur vie sociale on les voit utiliser cette graine. Ainsi, chez les Bambaras et les Malinkés, s’agit-il d’un serment, c’est sur le kola qu’ils jurent. Voici comment on procède à cette cérémonie. Une contestation s’élève-t-elle entre deux noirs, un homme en accuse-t-il un autre, les anciens et les notables devant lesquels est portée l’affaire font comparaître l’accusé. S’il nie ce qu’on lui reproche, on lui fait prêter serment sur le kola. Pour cela, le forgeron principal (il ne faut pas oublier que les forgerons sont les prêtres dans les pays Malinkés, Mandingues et Bambaras), prend un kola bien sain. Il fait placer devant lui celui qui va jurer. Il allume alors un petit feu de paille et y passe le kola, sans doute pour le purifier, puis le prenant de la main gauche, il le pique en maints endroits avec la pointe de son couteau en prononçant la formule du serment. Ces piqûres sont faites pour bien montrer que le kola est sain.

Voici la formule la plus ordinaire de ce serment : « Je jure que je n’ai pas fait ce dont on m’accuse ; si je mens, je veux que ce kola que je vais manger m’empoisonne dans tant de jours ». Cette formule est répétée mot par mot par l’accusé au fur et à mesure que le forgeron la prononce. Ceci fait, le kola est immédiatement mangé en entier et celui qui vient de jurer est tenu de boire une calebasse d’eau pour bien prouver qu’il ne triche pas. Ce serment est le plus terrible qu’un Malinké ou un Bambara puisse prononcer, et il est bien rare qu’il accepte de se soumettre à cette épreuve s’il se sent coupable. Sans doute, il pourrait aussi bien jurer sur le couscouss, le poulet, la viande ; mais aux yeux de tous, les serments ainsi prononcés ne valent pas ceux qui sont prêtés sur le kola.

Autre fait : Il me souvient avoir lu quelque part, et dans je ne sais trop quel récit de voyage, que lorsqu’un Malinké ou un Bambara voulait demander une jeune fille en mariage, il envoyait au père huit kolas blancs. Si celui-là acquiesçait à la demande, il renvoyait au prétendant deux kolas blancs ; dans le cas contraire, il lui faisait parvenir un kola rouge.

Dans les offrandes que les Bambaras et les Malinkés font à leur divinité, ce sont toujours les kolas qui sont en plus grand nombre. Je n’ai pas besoin de dire que, seuls, les forgerons en profitent. De même, ils déposent des kolas sur la sépulture de leurs parents et de leurs amis les plus chers.

Si on veut honorer un chef, on lui offrira toujours des kolas et, de préférence, des kolas blancs. Tous ceux qui ont vécu au Soudan en ont reçu et donné bien des fois durant le cours de leurs voyages dans cette région. Enfin, si on mange un kola, le plus grand honneur que l’on puisse faire à un noir est de partager avec lui. Dans ce cas-là, on doit détacher les deux cotylédons qui sont unis entre eux et en offrir un à son convive. Nous pourrions multiplier à l’infini les exemples et les faits de ce genre. Ceux que nous venons de citer suffisent amplement, croyons-nous, pour démontrer combien le kola jouit d’une haute estime chez les peuples du Soudan.

Il y a longtemps que les noirs ont reconnu combien cette graine précieuse avait sur leur organisme une heureuse action. Ils lui attribuent toutes sortes de vertus curatives. Ils l’emploient couramment contre les migraines, céphalalgies, diarrhées, dysenteries et surtout contre l’impuissance. Mais c’est principalement quand le noir a une longue course à faire qu’il s’en sert de préférence. Il dit que le kola fait marcher plus vite, calme la soif, empêche la fièvre, fait trouver l’eau la plus mauvaise excellente et, enfin, remplace la viande. Le kola les fait-il marcher plus vite ? Nous ne croyons pas que cette accélération de la marche soit exacte. Disons plutôt que son emploi rend la fatigue moins sensible et permet de marcher plus longtemps. Il me revient, à ce sujet, à la mémoire, un fait que je tiens à relater ici et qui me semble probant.

En 1888, lorsque j’étais commandant du cercle de Koundou, je reçus, un jour, un pli de M. le commandant supérieur du Soudan avec ordre de le faire parvenir au plus tôt à M. le commandant du cercle de Bammako. Je fis immédiatement appeler le courrier habituel du poste, Ahmady-Silla, et lui donnai la consigne de se rendre dans le plus bref délai à Bammako. Je lui demandai ce qu’il désirait comme vivres de route : du sucre, répondit-il, du biscuit et des kolas. Avec ce simple viatique, il s’engageait à être le lendemain rendu à destination. Je lui fis donner immédiatement ce qu’il demandait, et il se mit en route aussitôt. Le lendemain, à une heure de l’après-midi, je recevais une dépêche de M. le commandant de Bammako m’accusant réception du pli.

Mon homme était parti à dix heures du matin : il avait donc mis vingt-six heures pour faire les 135 kilomètres qui séparent Koundou de Bammako. Il fit le trajet de retour en un laps de temps aussi court et quand je lui demandai s’il était fatigué : « Non pas beaucoup, mais un peu, parce qu’il y en a bien bouffé Gourou (Kola) » (sic). Le fait n’a pas besoin de commentaires.

Le kola calme la soif et fait trouver l’eau la plus mauvaise excellente. Comme preuve à l’appui de cette opinion des noirs, nous pourrions citer les noms de bien des officiers qui, comme nous, ont fait au Soudan un usage fréquent du kola. Nous nous contenterons d’affirmer ce fait, pensant bien qu’une expérience de près de cinq années sur laquelle repose notre assertion suffira pour convaincre les plus incrédules.

Les noirs remplacent volontiers la viande par le Kola ; chacun sait que l’usage de la viande est très restreint dans les villages du Soudan. Il faut une circonstance grave pour qu’on immole un bœuf. Aussi les noirs mangent-ils souvent beaucoup de kolas et prétendent-ils que cette graine peut remplacer la viande. Nous ne saurions dire jusqu’à quel point ce fait est exact. Il me souvient qu’à Mac-Carthy, pendant le séjour que nous y fîmes en 1891, la plupart de nos hommes furent atteints par la fièvre, et de plus la viande manquait souvent. Aussi leur donnais-je fréquemment des kolas, et ils ne s’en plaignaient pas, bien au contraire.

Les noirs regardent encore le kola comme un puissant aphrodisiaque. On sait combien les peuples primitifs tiennent à conserver le plus longtemps possible leur vigueur génésique. Aussi les peuples du Soudan, dans ce but, font-ils une ample consommation de Kolas. Jeunes, les hommes en mangent pour augmenter leur virilité ; vieux, pour la voir reparaître s’ils l’ont perdue, et il n’est pas rare de voir des vieillards réduire en poudre le kola à l’aide d’une râpe qu’ils confectionnent avec de vieilles boîtes à sardines. N’ayant plus de dents, ils sont obligés de le réduire en poudre pour pouvoir l’avaler et l’absorber. Nous ne saurions dire si le kola possède réellement cette propriété si appréciée des noirs. Tout ce que nous pouvons affirmer, c’est qu’il jouit universellement au Soudan de cette réputation et qu’il donne, surtout aux jeunes gens, une excitation assez durable. Je doute qu’il agisse de même sur les vieillards.

Les indigènes ne se servent pas seulement du kola dans l’alimentation comme médicament. Ils s’en servent aussi comme teinture. Le kola possède une matière colorante rouge dont ils se servent pour teindre leurs fils et même, dans certaines régions, pour se teindre la barbe.

Nous empruntons ces détails à l’excellent livre du capitaine Binger. Il dit, en effet, en parlant de Bobo Dioulasou : « On y trouve aussi des bandes de coton de Taganora, des fibres d’ananas écrues, rougies au kola ou teintes à l’indigo pour broder les vêtements. » Plus loin, à propos des femmes de Kong : « Les femmes s’occupent beaucoup d’utiliser les feuilles d’ananas, en confectionnant du fil avec leurs fibres. Mis en écheveaux, ce fil est vendu écru ou teint en rouge minium à l’aide de kola ou en bleu avec l’indigo, ou en jaune avec le souaran. » Nous ne croyons pas que, à part les régions visitées par Binger, le kola jouisse au Soudan français d’une grande faveur comme substance colorante.

Nous terminerons ce chapitre par quelques dernières citations destinées à bien montrer toute l’importance que le noir attache au kola. Dans la relation de son voyage au pays de Ségou, Mage rapporte le fait suivant : « Le 8 juillet 1865, à trois heures dix minutes, Ahmadou se mit en marche ; en même temps, il m’envoyait 100 gourous par Samba N’Diaye, qui, comme un vrai roué, au lieu de m’en dire le nombre, me dit : « Je t’apporte des gourous ». Et il m’en donna quelques poignées, puis affecta de chercher dans son guiba (poche sur le devant de la poitrine), de sorte que, croyant qu’il n’en avait plus que quelques-uns, je lui dis : « Si tu en as encore garde-les pour toi ». Il ne m’en avait donné que 32 et en avait encore 48, car les gourous se comptent comme les cauris, 80 pour 100. Le soir, je le sus et lui en réclamai quelques-uns, et bien qu’il dit les avoir tous mangés ou donnés, je lui en fis rendre 10 ou 15. C’était, en ce moment, une marchandise précieuse, car il allait falloir se tenir éveillé. » Plus loin, lors du siège de Sansandig, les habitants, pour narguer l’armée d’Ahmadou, lui criaient du haut des murs de la ville : « Allons donc Foutankés (hommes du Fouta), venez donc au moins nous attaquer, il ne manque rien ici, voici des gourous ». Et pour complèter l’ironie, ils leur lançaient des poignées de kolas.

Ces deux faits suffisent pour prouver ce que nous avions avancé et n’ont pas besoin de commentaires.

Rôle que le kola est appelé à jouer dans l’alimentation des Européens au Soudan Français. — Nous connaissons aujourd’hui exactement toutes les propriétés physiologiques du kola, et nous savons que les vertus attribuées par le noir à cette graine ne sont pas imaginaires. Ce que depuis des siècles l’instinct de la bête a révélé à l’homme primitif, nous en sommes encore, nous hommes de science et de travail, à le discuter, malgré les données les plus précises. Il faut avouer que le dernier des nègres est plus heureux que nous. Son instinct ne le trompe pas, tandis que notre science nous est parfois bien inutile et bien infidèle. Pourquoi chercher à tous les faits observés des explications qui ne seront jamais qu’à la portée d’un petit nombre d’initiés ? Pourquoi ne pas admettre simplement la réalité du fait brutal et ne pas se contenter des résultats indiscutables d’une expérience plusieurs fois séculaire ? Pourquoi enfin, le kola, agissant sur l’organisme du noir, n’agirait-il pas de même sur celui du blanc ? Nous avons vu, constaté, enregistré maintes fois les bienfaits de cette substance, non seulement sur les indigènes, mais encore sur les Européens. Nous nous en sommes servi pendant toutes les campagnes que nous avons faites au Soudan et, en en usant modérément, nous nous en sommes toujours bien trouvé. Nous pourrions citer des noms de camarades qui pensent absolument comme nous après expérience.

Je ne doute pas que l’usage modéré du kola serait d’un effet salutaire sur l’organisme trop souvent affaibli et débilité des soldats qui font campagne au Soudan. Il y a là des essais sérieux à tenter, et au Soudan Français, pays du kola, rien n’a encore été fait de méthodique à ce sujet. Il n’eu a pas été de même partout et dans d’autres colonies ; en France même, des expériences sérieuses ont été faites par des hommes dont la compétence en semblable matière ne saurait être mise en doute. Les résultats ont été concluants. Nous-même nous avons cru de notre devoir de nous en occuper sérieusement pendant notre dernier voyage, et, bien que notre opinion soit de peu de poids dans une si importante question, nous ne craignons pas de l’écrire ici et de faire connaître ce à quoi nous sommes arrivé. Nous ne parlerons pas de l’emploi en nature du kola. Après ce que nous venons de dire, nous estimons, n’en déplaise à nos adversaires, que la cause est dès maintenant entendue et jugée. Le procès est gagné. Nous ne relaterons ici, sans aucun commentaire, que les résultats des essais tentés par nous sur les hommes et les animaux avec les rations de guerre au kola formulées par M. le Dr Heckel, professeur à la Faculté des sciences de Marseille, dont la compétence scientifique et la haute autorité morale sont universellement reconnues.

La galette (formule du Dr Heckel) pour hommes que nous avons expérimentée sur nous-même nous a donné de bons résultats et nous avons pu, en nous en servant pendant la première partie de notre voyage, faire, sans trop de fatigue, de longues, de très longues étapes. Sans doute cette composition n’est pas parfaite, mais nous estimons que, telle qu’elle est, elle pourrait rendre de grands services, surtout si elle était méthodiquement administrée et si son usage en était surveillé par des hommes compétents et observateurs.

La galette pour chevaux pourrait être utilisée avec profit. Nous avons pu constater, qu’au début, les animaux originaires du Soudan ne la mangent qu’avec difficulté. Mais ils finissent par s’y habituer rapidement. Nourris simplement avec du mil, ils ne mangent que péniblement l’orge et l’avoine qui entrent dans sa composition. Mais deux ou trois jours suffisent pour les y habituer. Le fait suivant en est une preuve évidente. Lorsque je suis arrivé à Nétéboulou (Haute-Gambie), j’avais pour monture une jument indigène originaire du pays de Nioro, d’une maigreur extrême, véritable cheval de l’apocalypse, comme l’appelait un de mes amis, le matin du jour ou je quittai Kayes. Elle n’avait, en raison de son origine, jamais été nourrie qu’avec du mil ; à Nétéboulou, je ne pouvais plus lui en donner ; il n’y en avait même pas pour mes hommes et les habitants du village. Je fus donc obligé de ne la nourrir que de galettes et d’herbes vertes, le fourrage manquant absolument à l’époque de l’hivernage. Il me fallut six jours pour l’y habituer. Pendant plus d’un mois, elle ne vécut que grâce à ces rations de guerre. Quand les galettes vinrent à manquer, elle mourut d’anémie pernicieuse en peu de jours.

J’avais en plus, comme animal de charge, une mule d’Algérie, habituée par conséquent à l’orge. Dès le premier jour que je lui donnai des galettes, elle les dévora de suite avec avidité. Bien qu’elle ne fût nourrie que de ces rations de guerre et de fourrage vert, elle se maintint en bonne santé et engraissa même. Je me souviens combien elle était admirée des habitants du village, et sa mort, survenue à la suite d’un accès pernicieux, stupéfia tout le monde. Détail important : quand elle mourut, il y avait plus de quinze jours que ma provision de galettes était épuisée. Elle ne se nourrissait plus que d’herbes.

La seconde monture que j’eus en remplacement de la jument était un vigoureux cheval que je devais à la complaisance de mon excellent ami le capitaine Roux, de l’infanterie de marine, commandant du cercle de Bakel, qui me l’avait envoyé selon les instructions de M. le commandant supérieur. C’était un animal qui mangeait beaucoup. Pendant les 24 jours que je fus obligé de passer à Mac-Carthy, étant à bout de forces et miné par la fièvre, je n’avais, pour l’alimenter, que le mil rouge et dur de Sierra-Leone, que je devais à la générosité de la Compagnie Française, mais que l’animal refusait obstinément. J’avais heureusement trouvé plusieurs caisses de galettes que M. le Dr Heckel m’avait expédiées par l’un des navires de la Compagnie. Pendant 24 jours, l’animal ne mangea que cela et je ne m’aperçus pas au départ qu’il eût maigri ou qu’il eût perdu quoi que ce soit de sa vigueur.

Il en fut de même, du reste, pour le cheval de Nétéboulou qui m’accompagnait. Cet animal, de plus, fut sujet, pendant les premiers jours de notre arrivée, à de fréquents accès de fièvre. Quand nous quittâmes Mac-Carthy, il était complètement remis et fit toujours son service. Je ne veux point dire que l’usage des galettes amena sa guérison ; mais je ne puis m’empêcher de croire qu’elles y aidèrent beaucoup.

Il fallut trois jours pour habituer ces bêtes aux rations à base de kola. Voilà certes des résultats probants ; quoi qu’on en ait dit et quoi qu’on en puisse dire encore, nous ne pouvons nous empêcher de conclure que le kola est appelé à jouer, un jour ou l’autre, un grand rôle au Soudan dans la vie des Européens et dans l’existence des animaux que nous y employons.

Je fus très heureux de l’arrivée à Laminia de cette caravane de marchands de kolas, car cela me permit d’en renouveler ma provision, qui commençait singulièrement à s’épuiser. Bien que nous fûmes très-près du marché de Kédougou, je les payai encore très cher. Je ne pus pas m’en procurer à moins de 7 francs le cent et encore je fus obligé, pour ne pas être plus écorché, de les faire acheter par Almoudo, en lui recommandant bien de ne pas dire qu’ils étaient pour moi. Je procédais, du reste, toujours de cette façon quand j’avais quelque chose à acheter aux dioulas. Ces honnêtes commerçants ne manquent jamais de mettre en pratique l’axiome que j’avais entendu formuler un jour à Kayes par un forgeron indigène employé au chemin de fer : « Les Blancs, disait-il, ne sont venus chez nous que pour nous donner de l’argent » ; aussi peut-on être assuré qu’ils nous feront toujours payer n’importe quoi le double ou le triple de sa valeur. Je savais qu’Almoudo était foncièrement honnête et incapable de me tromper. Je me suis toujours très-bien trouvé de l’avoir chargé de mes achats.

La case dans laquelle je fus logé à Laminia était située non loin de celle où se tenait l’école des marabouts. Les Diakankés sont tous musulmans fanatiques, pratiquant dévoiement et réellement militants. Ils se sont toujours rangés sous la bannière de tous les faux prophètes qui surgissent si souvent malheureusement au Soudan. El Hadj Oumar n’eût pas de peine à les entraîner à sa suite, et dernièrement encore, ils combattirent aux côtés du marabout Mahmadou-Lamine contre nous et lui donnèrent asile dans le village de Dianna, dans le Diaka, lorsque nos colonnes l’eurent chassé du Bondou. Ils écoutent avec ferveur leurs marabouts, pratiquent avec assiduité leurs enseignements et ne manquent pas de se rendre régulièrement à l’école des jeunes Talibés (disciples). Là, sous la direction d’un marabout, ils apprennent à lire et à écrire l’arabe, et surtout à psalmodier les versets du Coran. Dans une case spécialement affectée à cet usage, ils sont réunis dix ou douze depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher. On commence d’abord à leur apprendre à lire, et, pour cela, on leur fait répéter maintes fois le verset du saint livre que le marabout a écrit sur leur planchette de bois. Puis, on leur apprend à écrire. Mais on ne néglige pas pour cela leur instruction religieuse. Plusieurs heures y sont consacrées chaque jour, et rien n’est énervant pour l’Européen comme de les entendre psalmodier en chœur les versets du Coran dont on leur inculque les principes. Le papier est absolument inconnu dans les écoles. Il n’y a guère que les marabouts qui en possèdent quelque peu et encore ne le prodiguent ils pas. Ils s’en servent pour copier le Coran dont tout fervent musulman doit avoir au moins un exemplaire écrit de sa main. Les élèves, pour écrire, se servent d’une petite planchette en bois bien poli. C’est sur cette planchette qu’ils transcrivent la leçon du jour, à l’aide d’un petit morceau de bambou taillé en pointe qui leur sert de plume. L’encre est fabriquée avec un peu de noir de fumée obtenu en faisant griller des arachides et dissous dans un peu d’eau. Cette encre, on le comprend, est assez pâle et peu fixe. Il suffit de passer un peu d’eau sur la planchette pour faire disparaître immédiatement les caractères qui y ont été tracés. D’après ce que nous venons de dire, on peut voir que la planchette des jeunes Talibés n’est autre chose que l’ardoise dont nous nous servons dans nos écoles primaires. — L’eau qui a servi à laver l’écriture d’un grand marabout est, paraît-il, une panacée universelle. Il suffit de la boire pour être immédiatement guéri de n’importe quelle maladie. Je n’ai pas besoin de dire, que dans chaque village, il existe encore des musulmans fameux qui exploitent ainsi la crédulité de leurs coréligionnaires. Car, là comme ailleurs, tout se paye. Un malade est-il désespéré, on va trouver le marabout. Celui-ci fait un salam, écrit sur sa tablette un ou deux versets du Coran, les lave ensuite en ayant bien soin de ne pas perdre une goutte du précieux liquide, et fait avaler cette originale potion au moribond. Coût de la présente, cinq ou six moules de mil ou une vingtaine de kolas. Cela n’empêche pas le malade de mourir. Malgré cela, la famille paye sans murmurer. On se contente simplement de dire que si le gris-gris n’a pas réussi, c’est uniquement parce que l’on ne l’avait pas payé assez cher. Ce simple raisonnement suffira pour bien faire connaître au lecteur le fanatisme de ces gens-là. Il n’est pas étonnant dès lors, que vu leurs bonnes dispositions, les marabouts abusent de la situation exceptionnelle qui leur est faite et se livrent sans pudeur à leur malhonnête industrie.

Les enfants, dans ces écoles, payent à leur professeur une petite redevance en mil, poulets, etc., etc. Ils doivent, de plus, le soir, à la sortie de la classe, aller dans le village quêter de porte en porte pour le marabout qui les instruit. Il est rare qu’ils reviennent les mains vides et ils lui portent régulièrement tout ce qui leur a été donné, sans en rien détourner.

Je crois bien, malgré toute leur assiduité, que la classe ne fut pas régulièrement faite pendant la journée que je passai à Laminia ; car l’arrivée d’un blanc dans un village noir est toujours un gros événement. Chacun veut le voir, lui parler, et les jeunes élèves ne furent pas les derniers à venir me visiter. Aussi ne fut-ce guère que dans la soirée, et encore pendant peu de temps, que je les entendis psalmodier leur leçon du jour.

Vers cinq heures du soir, quand je sortis un peu dans la cour de l’habitation pour prendre l’air au coucher du soleil, je pus assister à une séance de tatouages assez originale pour que je la raconte ici. D’une façon générale, le tatouage est peu usité chez les Noirs. Par tatouages j’entends les dessins bizarres, étranges et burlesques que l’on voit sur le corps des indigènes de certaines îles océaniennes. Chez les noirs du Soudan, et particulièrement chez les peuplades de race Peulhe et Ouolove, il n’y a guère que les lèvres et les gencives qui soient l’objet de pratiques de ce genre. Cette coutume est bien plus fréquente chez la femme que chez l’homme. Elle consiste à tatouer en bleu foncé tirant sur le noir, la lèvre inférieure, et en bleu clair les gencives. L’opération est pratiquée presque uniquement par les femmes de cordonnier. Nous avons pu en suivre exactement tous les détails et ils sont assez curieux pour que nous n’en omettions aucun.

La femme qui opère s’asseoit à l’extrémité d’une natte, les jambes étendues et écartées. Le ou la patiente s’étend sur le dos, la tête reposant sur le pagne de l’opérateur, entre ses jambes.

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