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Dans la Haute-Gambie : $b Voyage d'exploration scientifique, 1891-1892

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La Gambie à Yaboutéguenda.

J’ai remarqué aux environs de Passamassi de belles plantations d’indigo. Ce végétal est très commun dans toute cette région et chaque village en possède plusieurs beaux lougans aux environs des cases. Les indigènes en retirent la couleur bleue dont ils se servent pour teindre leurs étoffes. La culture de cette plante est très facile. Elle croît, pour ainsi dire, spontanément et on n’a absolument besoin que de la semer. Les feuilles sont récoltées vers la fin du mois de novembre et les ménagères leur font subir la préparation suivante. On les fait sécher au soleil et macérer ensuite dans environ trois fois leur poids d’eau pendant plusieurs heures. On y ajoute une petite quantité de cendres. On laisse reposer et on décante. Le produit ainsi obtenu est alors pétri en pains qui ont la forme de cônes et mis à sécher au soleil. On a soin, tous les soirs, de les rentrer pour ne pas les exposer à l’humidité. Ces pains ont à peu près la forme conique. Leur poids varie de cinq cents grammes à trois et cinq kilogrammes. C’est sous cette forme ou bien en petits fragments que l’on trouve l’indigo sur tous les marchés du Soudan. Son prix varie de quatre à six francs le kilogramme. Cet indigo donne une couleur bleue violacée qui est en grand honneur chez tous les peuples du Soudan. Mais elle passe rapidement et les étoffes qu’elle a servi à colorer déteignent au lavage. Les indigènes ignorent, en effet, les procédés les plus efficaces pour la fixer. Ils ne se servent pour cela que des cendres d’un arbre très commun dans toutes ces régions, le rhatt (Combretum glutinosum G. et Perr.). Bien que l’indigo du Soudan soit de qualité inférieure aux indigos de Java, du Bengale et d’Amérique, nous estimons qu’il pourrait être utilisé avec fruit par nos industriels. C’est pourquoi nous devrions faire tous nos efforts pour propager dans notre colonie cette plante dont le rendement considérable sera certainement rémunérateur.

16 décembre. — La journée s’écoula à Passamassi sans aucun incident. La température pendant la nuit fut des meilleures. Nous sommes en pleine saison sèche. Dans la journée le vent de Nord-Est commence à faire sentir sa brûlante haleine ; mais il tombe vers le soir et au coucher du soleil se lève le vent de Nord-Ouest qui souffle jusqu’au lendemain matin huit ou neuf heures, rafraîchit l’atmosphère et nous permet de goûter un sommeil bienfaisant et réparateur. C’est pour l’Européen l’époque la plus agréable de l’année. C’est pendant ces trois mois de décembre, janvier et février que sa santé peut se remettre des fatigues éprouvées pendant l’hivernage. Au contraire, cette saison est néfaste à l’indigène. Vêtu aussi légèrement qu’il l’est, il est exposé à toutes les intempéries, et à toutes les affections inflammatoires qui sont la conséquence inévitable des brusques variations de température caractéristiques de cette période de l’année.

Nous quittâmes Passamassi à 5 h. 30, et, à 6 h. 10, nous étions à Yabouteguenda, sur la rive droite de la Gambie. Dans ce court trajet, on ne trouve que des argiles compactes et sur les bords de la Gambie quelques alluvions anciennes et récentes où croissent les végétaux familiers des marais.

Yabouteguenda, dont il a été si longuement question dans ces dernières années, à propos du traité du 10 août 1889, qui détermine d’une façon définitive la ligne de démarcation des possessions anglaises et françaises en Gambie, est le point terminus auquel aboutit sur la Gambie la zone d’influence dévolue à nos voisins. C’est un petit village de cinquante habitants au plus et qui est uniquement formé par les cases et les magasins du traitant Niamé-Lamine, dont nous avons parlé plus haut. En face, sur la rive gauche, se trouvent deux ou trois cases où, pendant la belle saison, il reçoit les indigènes de la rive gauche qui viennent commercer avec lui.

Il a tout disposé pour nous faire traverser le fleuve et, dès mon arrivée, l’opération commence. A l’aide de deux grandes pirogues habilement manœuvrées par ses hommes, en peu de temps, les bagages et les porteurs sont portés de l’autre côté. Puis vient le tour des chevaux. Je suis loin d’être tranquille car, en cet endroit, la Gambie a environ 250 mètres de largeur et est très profonde. Elle est, de plus, littéralement infestée de caïmans. Les chevaux dessellés sont mis à l’eau et sont tenus par le bridon par leurs palefreniers montés dans la pirogue ; à l’avant et à l’arrière de l’embarcation se tient un adroit tireur qui fait feu sur chaque caïman qui montre sa tête hors de l’eau. Grâce à ces précautions tout se passa bien et nous n’eûmes aucun accident à déplorer. Sandia et moi nous passâmes les derniers, et, arrivés sur la rive gauche, nous montâmes immédiatement à cheval, puis la caravane prit la route de Son-Counda, où j’avais fait annoncer mon arrivée pour ce jour-là et où j’étais attendu.

Le caïman que l’on trouve en abondance dans le Sénégal, la Gambie et la plupart des cours d’eau de l’Afrique occidentale, est assurément l’animal le plus répugnant et le plus dangereux de ces régions. Cet immonde amphibie n’est pas à craindre sur la terre ferme, mais dans l’eau il est excessivement redoutable. Aussi est-il imprudent de se baigner dans les lieux qu’il fréquente. Ses terribles mâchoires saisissent les membres de l’audacieux nageur et l’attirent au fond de l’eau où il est rapidement noyé. Nous nous souvenons encore avoir vu disparaître ainsi, en 1883, un Marocain qui, malgré la consigne, avait voulu gagner à la nage la rive gauche du Sénégal en face de Tambo-N’kané. A Sillacounda, dans le Niocolo, le jour où nous y sommes arrivés, un bœuf fut ainsi entraîné par un caïman pendant qu’il s’abreuvait au bord de la Gambie. A terre, il se meut difficilement et lentement, mais dans l’eau, il est au contraire excessivement agile. Sa constitution ne lui permet pas de rester longtemps sous l’eau et il est obligé de venir souvent respirer à la surface. Le bouillonnement qu’il produit alors suffit pour décéler sa présence. On le voit fréquemment aussi se laisser aller au courant du fleuve. Alors sa tête seule émerge et sa couleur brune la fait souvent confondre avec les morceaux de bois qui flottent sur tous les cours d’eau qui arrosent ces régions. Il construit son nid dans des cavités qu’il creuse dans la berge au niveau du fleuve et au moment des basses eaux. C’est là que la femelle dépose ses œufs et qu’éclosent les petits. Les coquilles, au moment de la montée des eaux, sont entraînées par le courant et il est d’usage de dire, quand on les voit passer à Saint-Louis, que l’hivernage est commencé. Le caïman peut atteindre des proportions énormes et nous en avons vus qui n’avaient pas moins de quatre mètres de longueur. Toutefois la longueur moyenne de ceux que l’on rencontre ne dépasse pas généralement deux mètres cinquante à trois mètres.

Les Indigènes, surtout les Malinkés, les Sarracolés et les Khassonkés mangent sa chair. Nous en avons vu assez souvent sur le marché de Kayes. Ce mets est loin d’être délicieux. Il rappelle un peu le thon pour la texture, mais il a un goût musqué qui est loin d’être agréable.

Bien que l’on puisse trouver dans tous les traités spéciaux la description de cet animal, nous croyons devoir mentionner ici ses caractères particuliers.

Le caïman est un vertébré de l’ordre des crocodiliens. Son corps est couvert de grandes plaques osseuses, carénées sur le dos, lisses sur le ventre. Leur couleur grisâtre sur le dos est jaunâtre sur le ventre. L’animal tout entier est ainsi enveloppé d’une sorte de cuirasse si épaisse que les balles ne peuvent l’entamer. Les flancs sont les régions les plus vulnérables. Sa queue est longue et munie d’une crête de fortes dentelures. — Les vertèbres cervicales sont pourvues de fausses côtes qui s’appuient les unes sur les autres ; la clavicule manque. Les os coracoïdiens s’articulent avec un sternum cartilagineux et très allongé. Il existe, en outre, une sorte de sternum abdominal, qui porte sept paires de côtes ventrales. Les pubis ne s’unissent pas entre eux, et ne contribuent pas à former la cavité cotyloïde. Ils constituent des sortes de côtes dirigées en avant. Les pieds antérieurs ont cinq doigts, les postérieurs en ont quatre, plus ou moins palmés, dont les trois internes sont armés d’ongles. La mâchoire inférieure s’articule directement avec le crâne. Les dents sont uniradiculées, creuses, caduques, implantées dans des alvéoles distincts. Chacune d’elles est remplacée par une nouvelle, après sa chute. Les dents de remplacement sont enchassées successivement l’une dans l’autre, de telle sorte que, la supérieure venant à tomber, il s’en trouve toujours une autre en dessous pour occuper sa place. L’oreille externe se ferme à l’aide de deux lèvres. Le museau est élargi, renflé au bout, et la quatrième dent inférieure est reçue dans une fossette de la mâchoire supérieure. C’est cette particularité qui distingue surtout le caïman du crocodile, chez lequel cette dent est reçue dans une échancrure simplement. Le caïman habite la côte occidentale d’Afrique, tandis que le crocodile habite la côte orientale. Ils sont tous les deux également à redouter.

Nous arrivons à 8 heures 25, sans incidents, à Son-Counda, après avoir reconnu les ruines de Farintombou et de Carassi-Counda et laissé sur notre droite celles de Kantora-Counda. A mi-chemin, entre Son-Counda et la Gambie, nous rencontrons le frère du chef que celui-ci a envoyé à mon avance.

La route de Yabouteguenda à Son-Counda présente ceci de particulier qu’on peut y discerner aisément la différence qui existe entre la latérite et les argiles compactes. Ces deux sortes de terrain se succèdent sans interruption. Après une plaine d’argiles compactes viennent de petits îlots de latérite qui sont bien cultivés. Par endroit, le sous-sol est formé de terrain ardoisier, et dans d’autres, de quartz et de grès ferrugineux. C’est du moins ce que nous avons cru reconnaître par les flancs des collines que nous laissons à droite et à gauche. Pendant la route, on ne traverse que deux marigots situés à peu de distance de la Gambie, le marigot de Fania et celui de Soubasouto. Ils sont peu importants.

La flore se rapproche de plus en plus de celle des régions tropicales. Nulle, ou peu variée dans les plaines argileuses, où ne croissent guère que quelques maigres cypéracées, elle prend un tout autre aspect dans les terrains à latérite. Là, nous voyons, en effet, dans tout leur développement, d’énormes caïl-cédrats, de gigantesques ficus et de belles légumineuses.

Son-Counda, chef-lieu du Kantora, compte environ huit cents habitants de race Malinkée. Il est situé au centre d’une vaste plaine que dominent au Sud-Est des collines formées de quartz ferrugineux et dont l’altitude est environ de vingt à trente mètres. C’est un des villages noirs les mieux fortifiés que j’ai visités. Le système défensif se compose, d’après les renseignements qu’a bien voulu rédiger à mon intention M. le lieutenant Tête, de l’infanterie de marine : 1o d’une enceinte ou sagné formée de pieux fortement enfoncés en terre et reliés entre eux par des liens en écorce d’arbre auxquels sont fixées des branches d’épine ; en arrière un petit fossé ; 2o une seconde enceinte composée de palanques sur deux rangs, hautes de deux mètres, avec un fossé en arrière. Des ouvertures y sont ménagées pour le tir. La troisième est formée par une muraille en terre battue de 3m50 à 4m de hauteur et ayant 2 mètres d’épaisseur à la base et 0m80 au sommet. Des créneaux y sont pratiqués de distance en distance. Le tracé présente des rentrants et saillants se flanquant mutuellement. Dans l’intérieur du village, chaque îlot est entouré de palanques. La mosquée et la case du chef en ont une double rangée. Toutes les cases sont en terre battue et recouvertes d’un chapeau en paille. Toutes ces précautions sont prises contre Moussa-Molo et ses bandes de pillards.

Les environs sont bien cultivés, mais on sent que les habitants vivent dans un qui-vive perpétuel. Ils ne sortent que par groupes, bien armés ; et, dans les lougans, ils ont toujours le fusil auprès d’eux. Leurs lougans sont bien entretenus et dans leurs petits jardins, ils cultivent en abondance, courges, calebasses, tomates, oseille et gombos.

Les courges et calebasses sont, au Soudan, cultivées en grande abondance dans tous les villages. Les courges sont généralement semées au pied des cases au début de la saison des pluies. Elles rampent sur les toits qui, en peu de temps, finissent par disparaître complètement sous leurs larges feuilles. Les fruits sont comestibles et cueillis au commencement de la saison sèche, vers la fin d’octobre. Il en existe un grand nombre de variétés, la plus commune, le Lagenaria vulgaris Ser. sert à faire des vases et des bouteilles. Les indigènes connaissent les propriétés thérapeutiques des graines de courges et les utilisent, dans certaines régions, pour expulser le tænia qui y est très commun.

Le calebassier (Crescentia Cujete L.) est, au contraire, cultivé en pleine terre dans les lougans. Son fruit est comestible et sa coquille coupée en deux sert de vase et d’ustensiles de ménage. Il existe des calebasses de toutes formes et de toutes dimensions. Ce sont les plats dans lesquels on sert le couscouss et elles tiennent également lieu de terrines pour laver le linge dans les villages situés loin des cours d’eau. Leur face externe est généralement unie ; cependant on en trouve parfois qui sont artistement sculptées. Ce sont surtout celles qui tiennent lieu de verres et à l’aide desquelles on puise l’eau dans ces sortes de vases poreux en terre que l’on désigne sous le nom de canaris et que l’on trouve dans toutes les cases. Ces canaris ont la propriété de rafraîchir considérablement, grâce à l’évaporation constante qui se fait à leur surface extérieure, l’eau que l’on y met.

Le Gombo (Hibiscus esculentus L.), de la famille des Malvacées, se cultive surtout dans les jardins. C’est une plante annuelle qui atteint de grandes dimensions. Elle aime les terrains humides et riches en humus. On la sème vers le commencement de juillet et ses fruits sont cueillis et mangés au commencement de la saison sèche. Dès que les pluies ont cessé, la plante se dessèche rapidement et meurt. Les graines germent très rapidement et en trois mois le développement est complet. Les fruits sont oblongs et ont environ dix centimètres de longueur sur trois ou quatre de largeur. La coque porte des côtes très marquées suivant lesquelles elle s’ouvre quand elle est sèche. Elle est très pointue au sommet et couverte de poils. On mange les fruits quand ils sont encore jeunes. Si alors on en sectionne un transversalement, on trouve les graines noyées dans une pulpe blanchâtre, visqueuse. A la cuisson, cette pulpe se transforme en une sorte de mucilage peu savoureux. Elle disparaît quand le fruit est sec. Les indigènes mangent le gombo bouilli avec du riz, du couscouss, de la viande ou du poisson. Cuit à l’eau et assaisonné ensuite à froid à l’huile et au vinaigre, on en fait une salade qui n’est pas dédaignée des Européens.

Je fus reçu à bras ouverts à Son-Counda et j’y passai une bonne journée pendant laquelle je pris tous les renseignements dont j’avais besoin pour continuer ma route vers Damentan. Le vieux chef du pays, Kouta-Mandou, me rendit en cette circonstance les plus grands services, et il prescrivit à son frère Mandia de m’accompagner pendant toute la durée de mon voyage à Damentan et au pays des Coniaguiés. De plus, il me donna une dizaine d’hommes qui devaient m’accompagner jusqu’à Damentan et seconder mes porteurs. Avant de le quitter, je lui fis cadeau de deux sacs de sel et d’une caisse de 12 bouteilles de genièvre, liqueur avec laquelle il aimait à s’enivrer et pour laquelle il avait un penchant tout particulier.



CHAPITRE XI

Le Kantora. — Limites, frontières. — Aspect général. — Hydrologie. — Orographie. — Constitution géologique du sol. — Flore, productions du sol, cultures. — Faune, animaux domestiques. — Populations. — Ethnographie. — Rapports du chef avec ses administrés. — Situation politique actuelle. — Rapports avec les autorités françaises. — Émigration.

Le Kantora est situé sur la rive gauche de la Gambie. C’est un pays relativement peu étendu et aujourd’hui absolument dépeuplé. Il eut, paraît-il, au commencement du siècle, une grande prospérité, et d’Almada, géographe portugais, rappelle qu’il y avait autrefois à Kantor un marché qui était dans ces régions ce qu’était sur les confins du Sahara celui de Tombouctou. C’est ce marché qui a donné son nom à la région environnante et pendant longtemps ce pays n’a été connu que sous le nom de pays de Kantor ou Kontor. Jusqu’en 1879 il fut, pour ainsi dire, oublié. Gouldsbury le visita très superficiellement à cette époque et le trouva désert. En 1888 les quelques habitants qui y sont restés vinrent d’eux-mêmes à Kayes nous demander notre protection, et, en 1889, Briquelot visita Son-Counda. En 1891, le lieutenant Tête poussa une pointe jusque-là et c’est quelques mois après lui que nous y passâmes. Nous avons pu recueillir sur ce pays quelques notes qui ne seront pas sans intérêt pour le lecteur.

Les limites du Kantora sont assez nettement établies, sauf au Sud, où une ligne fictive le séparerait du Fouladougou de Moussa-Molo (autrefois pays de Ghabou). Toutefois, nous pouvons dire d’après les renseignements que nous nous sommes procurés, qu’il serait compris entre les 15° 50′ et 16° 27′ de longitude Ouest et les 13° 3′ et 13° 16′ de latitude Nord. Il est bien entendu que nous donnons là ses limites extrêmes. Il est séparé à l’Est du pays de Damentan par la Gambie et environ vingt kilomètres du Koulontou ou rivière Grey, à partir de son embouchure dans la Gambie. Au Nord, la Gambie le sépare du Ouli jusqu’aux environs de Tambacessé. A l’Ouest, il est séparé ainsi qu’au Sud du Fouladougou par une ligne fictive qui, partant de la Gambie entre Piraï et Tambacessé, passerait non loin de Cissé-Counda et de là se dirigerait directement à l’Ouest jusqu’à la Rivière Grey ou Koulontou.

Aspect général. — L’aspect général du Kantora diffère suivant qu’on le parcourt dans sa partie Est ou dans sa partie Ouest. A l’Est, on ne rencontre que de vastes plaines marécageuses et absolument stériles. Du reste, à part un petit village de Sarracolés situé aux environs de Son-Counda, toute cette région est absolument inhabitée, et d’après les renseignements qui m’ont été donnés, elle aurait toujours été déserte. Il en est tout autrement de la partie Ouest. Ce pays présente plutôt un aspect montagneux. La terre y est fertile et c’est là uniquement où s’élevaient autrefois les nombreux villages du Kantora disparus aujourd’hui, soit par la guerre, soit par l’émigration. La végétation y est magnifique et rappelle celle des Rivières du Sud. Il n’en est pas de même de la partie Est, où on ne voit qu’une brousse épaisse et quelques rares arbres rabougris.

En résumé, le Kantora appartient dans sa partie Est aux pays de plaines et de marécages et dans sa partie Ouest aux pays de montagne, si toutefois on peut appeler ainsi les nombreuses collines qui le parcourent.

Hydrologie. — Le Kantora appartient tout entier au bassin de la Gambie, et tous les marigots qui l’arrosent sont tributaires de ce fleuve. Nous commencerons la description de son hydrologie au point où sa frontière vient couper la Gambie entre Tambacessé et Piraï. Un peu en amont de ce village elle reçoit le marigot de Suisma, dont la branche principale passe à Oualiba-Counda. Ce marigot est formé de deux branches. La seconde, moins importante que la première, coule dans une étroite vallée que dominent deux rangées de collines parallèles au cours du marigot et qui est excessivement fertile. Elle est maintenant inhabitée. Jusqu’au marigot de Fania, nous ne trouvons plus que de petits cours d’eau sans importance, mais qui n’en contribuent pas moins à augmenter la fertilité de cette région. Le marigot de Fania débouche dans la Gambie, non loin de Yabouteguenda. Il passe tout près de la grande mare de Nébourou, coupe la route de Son-Counda à Damentan et s’étale en un vaste marais aux environs des ruines de Sadofou. Le marigot de Soubasouto, dont l’embouchure n’est située qu’à deux kilomètres de celle du précédent est de peu d’importance.

A partir de ce point, nous entrons dans la région Est du Kantora. Bien qu’également très arrosée, elle est, vu la nature elle-même du sol, absolument stérile. On peut dire qu’une ligne droite passant par Yabouteguenda et Son-Counda, et coupant la ligne frontière au Sud, forme la séparation entre ces deux parties du Kantora. On trouve d’abord en procédant de l’Ouest à l’Est le marigot de Kokou, profond, vaseux et d’un passage difficile, puis celui de Médina, non loin duquel se trouve la grande mare de Palama. Le marigot de Demba-Sansan a son point d’origine non loin du village de Toubinto dans le Fouladougou. Vers le milieu de son cours, il s’étale en une vaste mare de même nom que lui, puis se rétrécit peu à peu pour venir déboucher dans la Gambie, à quelques kilomètres seulement du marigot de Médina. A peu de distance du Demba-Sansan, se trouve le marigot de Tabali. Il coule sur un lit de petits cailloux ferrugineux très fins. Non loin de l’extrême pointe du grand coude que forme la Gambie en cet endroit, se trouve l’embouchure du marigot de Canafoulou et enfin à quelques kilomètres de là on trouve le Koulontou ou Rivière Grey.

L’eau de ces marigots, partout claire et limpide, coule en tout temps. Elle est toujours excessivement fraîche. Le fond de tous ces cours d’eau, sauf en ce qui concerne le Fania et le Tabali, est formé de vases ou d’argiles.

Le cours de la Gambie, du point frontière à l’Ouest à l’embouchure du Koulontou, n’est qu’une suite de méandres les plus sinueux. Si nous ne considérons que la direction générale, nous dirons qu’il est d’abord Ouest-Est, puis Nord-Ouest Sud-Est.

Le régime des eaux diffère légèrement de celui des cours d’eau des autres pays. Pour la Gambie, c’est la même chose ; mais il en est autrement pour les marigots. Au Sénégal notamment l’eau n’y court que pendant la saison des pluies. En Gambie, au contraire, ils ne sont jamais complètement à sec. Nous estimons que cela tient beaucoup à ce que la plupart communiquent entre eux et de plus font communiquer la Gambie avec la rivière Grey, dont l’eau coule en toute saison, et qui trouve dans le Fouladougou, le Damentan, le Coniaguié et le pays de Toumbin et de Pajady une alimentation suffisante pour ne tarir jamais.

Outre les nombreux marigots dont nous venons de parler, on trouve encore, dans le Kantora, bon nombre de mares dont quelques-unes contiennent de l’eau pendant toute l’année et sont alimentées par de petits marigots. Nous citerons parmi les plus importantes, les mares de Demba-Sansan, Palama, Nébourou et Soutou.

Orographie. — Au point de vue orographique, nous pouvons dire qu’il n’existe dans le Kantora aucun système bien défini. Nous mentionnerons simplement la série de collines qui longent la Gambie. Du reste, nous pouvons dire d’une façon générale que chaque marigot coule au pied d’une colline quand il n’est pas encaissé entre deux rangées parallèles. Ces collines peuvent, d’ailleurs, être considérées comme les contreforts des collines qui suivent le cours de la Gambie. Ainsi que nous l’avons dit, elles sont moins nombreuses dans la partie Est que dans la partie Ouest, et celles que l’on rencontre dans la première de ces deux régions sont bien moins importantes que celles que l’on rencontre dans la seconde. Cela est uniquement dû à la constitution géologique du sol.

Toutes ces collines sont fort peu élevées, et c’est tout au plus si les plus hautes atteignent 50 à 60 mètres. Leurs flancs présentent une pente assez raide. Aussi les pluies d’hivernage les ravinent-elles profondément, de telle sorte que la roche se montre nue en maints endroits. Malgré cela, elles sont toutes excessivement boisées.

Outre ces collines, mentionnons encore les vastes plateaux rocheux, peu élevés, que l’on rencontre à chaque instant sur les routes qui sillonnent le Kantora.

Constitution géologique du sol. — De ce que nous venons de dire de l’hydrologie et de l’orographie du Kantora, nous pouvons avoir un aperçu de ce que peut être sa constitution géologique.

D’une façon générale, on peut dire que la nature des terrains que l’on y rencontre est de deux sortes : terrain ardoisier et terrain de formation secondaire que sont venues recouvrir, en certains endroits, d’épaisses couches de latérite, et, en d’autres, des argiles compactes formées par la désagrégation des roches. En certains points, l’argile et la latérite se montrent à nu ; en d’autres, au contraire, elles sont recouvertes par une mince couche de sables formés de cristaux très fins de quartz et de silice, ou par de petits cailloux ferrugineux produits par la désagrégation des conglomérats que l’on rencontre fréquemment dans le Kantora. Quant à la distribution des différents terrains, elle est excessivement variée.

Les principales roches que l’on rencontre sont dans le terrain ardoisier, des schistes. Il faut aller assez profondément pour les rencontrer, huit à dix mètres environ. Dans les terrains de formation secondaire : des quartz, des roches ferrugineuses de toutes formes, conglomérats et roches proprement dites à ossatures de grès de quartz et à gangues argileuses.

Nous pouvons dire d’une façon générale que les argiles se rencontrent surtout dans la partie Est du Kantora. Là elles alternent avec les roches ferrugineuses. Il n’y a, dans toute cette région, à mentionner, en outre, que les quelques petits îlots de latérite qui se trouvent aux environs de Son-Counda. Les rives de la Gambie présentent, en outre, une mince couche d’alluvions récentes, de même que les rives des marigots. Dans toute cette région, l’humus fait absolument défaut.

Il n’en est pas ainsi pour la partie Ouest. Là nous trouvons des vallées entières uniquement formées de latérite. La vallée de Son-Counda entièrement constituée par ce terrain, est d’une étonnante fertilité. Les argiles ne se montrent guère qu’aux environs du fleuve.

Flore ; Productions du sol ; Cultures. — La flore est dans l’Est d’une pauvreté remarquable. Sur les plateaux et les collines quelques arbres chétifs et rabougris, dans les plaines des cypéracées gigantesques et des herbes de marais. Par contre, les bords des marigots sont couverts de belles légumineuses et présentent quelques rares Caïl-Cédrats. Dans la région Ouest, nous retrouvons la flore du Sud : fromagers énormes, baobabs, n’tabas, Légumineuses de toutes sortes, télis énormes, etc., etc. D’après ce que nous venons de dire, on peut en déduire quelles sont les plantes susceptibles d’être cultivées dans un semblable pays et quelles peuvent être les productions du sol. Dans les terrains pauvres, le mil, dans les autres, au contraire, l’arachide. Mentionnons encore l’indigo, le coton, le tabac, les haricots, les tomates, le maïs, etc., etc. Les procédés de culture employés sont les mêmes que dans les autres pays du Soudan. Il nous a semblé cependant que les lougans y étaient tenus avec plus de soins.

Faune. Animaux domestiques. — La faune ne diffère guère de celle des autres pays de cette partie de l’Afrique. Outre les antilopes de toutes variétés, les biches, singes (Cynocéphales), lynx, panthères, nous signalerons tout particulièrement l’hippopotame, qui abonde dans le fleuve et les marigots, et l’éléphant que l’on trouve en grand nombre dans la région Est. Toute cette partie du Kantora, d’ailleurs, est marquée de nombreuses traces de ces deux sortes d’animaux.

Les poissons que l’on trouve dans le fleuve et dans les marigots sont très appréciés des noirs, mais peu faits pour un palais civilisé.

Parmi les oiseaux, signalons la perdrix, la tourterelle, les pigeons sauvages, l’outarde et une grande variété de merles, passereaux et geais au brillant plumage. Citons encore, parmi les rapaces, le milan, le vautour, etc., etc., et enfin une énorme quantité de chauve-souris, surtout sur les bords des marigots.

Peu de serpents. On y rencontre parfois le serpent noir, le trigonocéphale, le serpent-corail et le boa, mais ce sont des faits assez rares.

Les caïmans abondent dans le fleuve et à l’embouchure des marigots, et partout, on voit une grande quantité de lézards de toutes sortes de couleurs.

Les moustiques y sont rares pendant la saison sèche, mais très nombreux pendant l’hivernage. Mentionnons aussi une grande variété de mouches, aux plus brillantes couleurs, et surtout les fourmis « Magnians », dont la piqûre est excessivement douloureuse.

Les animaux domestiques y sont les mêmes que dans les autres pays : Bœufs, moutons, chèvres, poulets, chiens, chats. Les bœufs y sont petits, mais leur chair est très bonne. Les moutons et les chèvres, quand ils sont jeunes, ne sont pas à dédaigner non plus.

Populations ; Ethnographie. — La population du Kantora, autrefois fort nombreuse, ne compte plus maintenant que mille à douze cents habitants au plus. Ce pays fut colonisé et peuplé par des Malinkés, venus les uns du Bambouck (ce furent les premiers), les autres, du Bondou, chassés par les Almamys de ce pays, et enfin les derniers du Ghabou, chassés par Alpha-Molo. Mais, en réalité, les maîtres et propriétaires du sol sont les Malinkés venus du Bambouck. A ce noyau de population, déjà fort important, vinrent dans la suite se joindre des Peulhs, des Sarracolés et quelques Ouolofs venus du Bondou. Aujourd’hui, cette population a complètement disparu et il ne reste plus que quelques Malinkés qui ont tenu bon malgré toutes les expéditions dirigées contre eux par Moussa-Molo ou venues du Bondou et de Labé. Ils se sont groupés autour des restes de la famille maîtresse du pays qui est aujourd’hui peu nombreuse et bien déchue.

Si l’on en croit la tradition, ces Malinkés, qui ne formaient que deux familles (les Sania et les Bandora), émigrèrent d’abord du Manding dans le Bambouck sous la direction de Fodé-Sania, un des lieutenants de Noïa-Moussa-Sisoko, le grand colonisateur du Bambouck. A la suite de démêlés avec ce dernier, ils émigrèrent de nouveau et vinrent se fixer dans le Kantora. Ils ne devaient plus quitter ce pays que chassés par la guerre sans merci que leur firent Alpha-Molo, son fils Moussa-Molo, les Almamys du Bondou et les chefs de Labé sans aucun motif et uniquement pour « faire captifs ». Beaucoup tombèrent sous les coups des envahisseurs. Peu émigrèrent dans le Ouli et le Tenda. Quant aux Peulhs, pour la plupart, ils se joignirent aux bandes de Moussa-Molo. Les Sarracolés et les quelques Ouolofs qui habitaient le Kantora subirent le sort des Malinkés. Il existe encore aux environs de Son-Counda un petit village Sarracolé de peu d’importance. Il se nomme Diara-Counda et n’a guère plus de 200 habitants. Voici la liste complète des différents villages qui peuplaient jadis le Kantora :

1o Villages Malinkés

Son-Counda, résidence du chef du pays. 800 habitants environ.

Farintombou, n’existe plus. Sadofou, n’existe plus.
Kantali-Counda, Niamanaré,
Coussounou, Koli-Counda,
Kantora-Counda, Tiumidala,

D’après les renseignements qui m’ont été donnés par le chef lui-même, ce serait dans les environs de Kantora-Counda que s’élevait autrefois la ville de Kantor, dont parle d’Almada. Sa population, abstraction faite de l’exagération des noirs, ne devait pas s’élever à plus de huit à dix mille habitants.

2o Villages Sarracolés
Manda, n’existe plus. Couia, n’existe plus.
Diaka, Diaé-Counda,
Simmoto, Samé,
Médina, Piraï,
Naoulé, Ouassoulou-Counda,

Diara-Counda existe encore. Sa population est d’environ deux cents habitants.

3o Villages Peulhs.
Kébé-Counda, n’existe plus Bantanto, n’existe plus
Boulonkou, Tiagandapa,
Oualiba-Counda, Demba-son-Counda,
Demba-Koli Counda, Boï-Counda,
Biliban, Toucoulé-Counda,
Dougoutoto, Velingara,
Kéniéba, Oura-Counda

Il n’y avait qu’un seul village Ouolof, N’Gaouli.

Les Malinkés du Kantora ne diffèrent en rien des autres Malinkés. Ils sont aussi sales et aussi dégoûtants ; ivrognes et fainéants, ils sont absolument abrutis à la fois par l’abus de l’alcool et par le qui-vive sur lequel ils vivent sans cesse.

Rapports du chef avec ses administrés. — Ils sont ce que sont les rapports des chefs avec leurs sujets dans tous les pays Malinkés. Le chef ne possède aucune autorité et ne jouit, pas plus que les autres habitants du village, d’aucune prérogative particulière. Il est absolument inutile. C’est l’anarchie la plus complète. Tout le monde commande et personne n’obéit. Le chef actuel, Kouta-Mandou, vieillard de 65 ans environ, s’est plaint, quand j’y suis passé, de la situation qu’il subissait et de l’opposition qu’en toutes circonstances lui faisaient ses principaux notables. Malgré moi, il me fallut, à sa prière, en faire l’observation aux intéressés dans un grand palabre.

Situation politique actuelle.Rapports avec les autorités françaises. — Comme on le voit, la situation de ce pays jadis prospère est loin d’être belle aujourd’hui. Sans cesse harcelés par les Peulhs et les gens du Foréah qui viennent leur enlever des hommes et des femmes jusque sous les murs du village, ils ne peuvent sortir de leur enceinte que le fusil sur l’épaule. De plus, Moussa-Molo qui, depuis quelques années, les laissait en paix, après les avoir plusieurs fois attaqués en pure perte, a repris contre eux l’offensive. Pendant mon séjour à Son-Counda, il s’est avancé à deux jours de marche du village avec une forte colonne, et, s’il n’a pas attaqué, c’est uniquement parce qu’il a appris ma présence dans le pays.

Le Kantora avait été placé sous le protectorat de la France à la suite d’un traité conclu le 23 décembre 1888 à Kayes par le chef d’escadron d’artillerie de marine Archinard, alors commandant supérieur du Soudan français, avec les mandataires de Couta-Mandou, chef du pays. Au point de vue administratif, politique et judiciaire il relevait du commandant du cercle de Bakel.

Depuis cette époque, par le traité du 10 août 1889, nous avons cédé à l’Angleterre toute la région Ouest du Kantora jusqu’à Yabouteguenda.

Emigration. — Les Malinkés du Kantora, pendant mon séjour à Son-Counda, m’avaient manifesté leur intention bien formelle d’émigrer en masse sur la rive droite de la Gambie pour fuir les attaques incessantes de Moussa-Molo et les rapines de gens du Foréah. La tranquillité qui régnait dans les régions du Ouli et du Sandougou, soumises à notre autorité, les engageait à venir s’y fixer et à se rapprocher de leurs alliés naturels. L’arrangement conclu avec l’Angleterre les décida. Voulant rester Français, ils viennent d’abandonner leur pays et se sont réfugiés dans le Ouli. De leur côté les Sarracolés de Diara-Counda sont retournés dans le Bondou, leur pays d’origine. Le Kantora est aujourd’hui désert, et il ne sera guère possible de le repeupler que si l’on met Moussa-Molo dans l’absolue impossibilité de nuire.



CHAPITRE XII

Départ de Son-Counda. — Marche de nuit. — Frayeur des Malinkés. — Héméralopie. — Itinéraire de Son-Counda au marigot de Tabali. — Description de la route. — Géologie. — Botanique. — Le Dion-Mousso-Dion-Soulo. — Campement en plein air. — Un gourbi en paille. — De Tabali à la rivière Grey. — Itinéraire. — Passage de la rivière Grey. — Ingénieuse embarcation. — De la rivière Grey au marigot de Konkou-Oulou-Boulo. — Itinéraire. — Description de la route. — Géologie. — Botanique. — Les lianes Delbi et Bonghi. — Le Barambara. — Du marigot de Konkou-Oulou-Boulou à Damentan. — Itinéraire. — Description de la route. — Géologie. — Botanique. — Le Karité. — Arrivée à Damentan. — Belle réception. — Le chef Alpha-Niabali. — Séjour à Damentan. — Palabres. — Influence du chef dans la région. — Fanatisme musulman. — Arrivée d’un Coniaguié. — Je l’envoie annoncer ma visite à son chef. — Environs de Damentan. — Belles cultures. — Le Ricin. — Préparatifs de départ pour le Coniaguié.

17 décembre. — Prévoyant que j’aurais une longue étape à faire par une route peu fréquentée et dans une région encore inexplorée, je réveillai tout mon monde à 2 h. 15 du matin. Malgré cela et malgré la grande fraîcheur, toute ma caravane est réunie à 2 h. 45, et à trois heures, par un beau clair de lune, nous pouvons nous mettre en route. La nuit a été très fraîche dans cette première marche et à quelques centaines de mètres du village nous commençons à avoir de la rosée. Nous marchons lentement dans un sentier où les porteurs n’avancent que péniblement. Les Malinkés de Son-Counda se tiennent groupés autour de moi. Ils ont peur, et bien qu’armés jusqu’aux dents, ils redoutent de voir paraître les terribles Peulhs à chaque détour du chemin. De plus, ils n’y voient que difficilement et arrivent péniblement à se guider dans la brousse. Grands chasseurs d’éléphants, ils couchent souvent à la belle étoile. Soumis dès leur enfance à une alimentation presque uniquement végétale, ils ne font que rarement usage d’aliments minéraux. Aussi sont-ils tous plus ou moins atteints d’héméralopie, et j’en ai vu qui, dès que le soleil était couché, avaient peine à retrouver leur demeure dans le village, si, par hasard, ils s’étaient attardés sous l’arbre à palabres. Mais quand le jour commence à poindre, notre marche s’accélère peu à peu et quand le soleil se lève nous prenons sans peine notre allure habituelle.

Ainsi que je l’ai dit plus haut, le frère du chef de Son-Counda, Mandia, m’accompagne. A 5 h. 30 nous traversons le marigot de Kokou. Il est si profond que je suis obligé de quitter bottes, pantalon et chaussettes. Peu après, à 5 h. 50, nous traversons le marigot de Médina moins profond que le premier. Nous laissons sur notre gauche la grande mare de Palama à 7 h. 10 et à 7 h. 45 nous faisons la halte. Nous repartons à huit heures. Il fait déjà une chaleur intolérable. A 8 h. 15 nous laissons à droite une grande mare, à 8 h. 40 une plus petite, et, à 8 h. 47, nous trouvons à notre droite l’immense mare de Demba-Sansan et le marigot du même nom. Nous les longeons pendant quinze cents mètres environ, et il est neuf heures quand nous traversons le marigot où coule une eau fraîche, limpide et claire. Nous nous y arrêtons pendant quelques minutes pour nous désaltérer et enfin à 10 h. 10 nous sommes au marigot de Tabali, que nous traversons et sur les bords duquel nous campons.

Au point de vue géologique, de Son-Counda au marigot de Tabali, ce sont toujours les mêmes terrains. On trouve d’abord quelques îlots de latérite qui alternent avec les argiles compactes pendant environ six kilomètres. A partir de là, rien que des argiles compactes parsemées surtout aux environs des mares de vases profondes. Les marigots sont tous à fond de vases, sauf celui de Tabali, où nous campons, et qui coule sur un lit de cailloux ferrugineux. Aussi l’eau en est-elle excellente. La grande mare de Demba-Sansan, qui s’étend jusqu’aux collines qui longent la Gambie, est à fond argileux. Elle est en partie à sec pendant la saison sèche et remplie d’eau pendant l’hivernage. Elle a environ huit kilomètres de longueur sur trois de largeur.

On comprend ce que doit être la flore dans de semblables terrains. Pas de futaies, rien que de hautes herbes de marais où cheval et cavalier disparaissent. Les bords de la Gambie sont couverts de magnifiques rôniers dont il existe, notamment dans la plaine où coule le marigot de Demba-Sansan, une superbe forêt.

Pendant la route mon interprète me fit remarquer plusieurs échantillons d’une plante dont les indigènes se servent couramment dans cette région contre la blennorrhagie. On la nomme dans toute la Gambie : « Dion-Mousso-Dion-Soulo », ce qui signifie en Malinké du Sud : « Herbe de la femme captive ». Elle est ainsi nommée parce que, dans les pays Mandingues, la captive est, en général, la seule qui se livre ouvertement à la prostitution. C’est surtout la racine qui est employée. Cette racine, charnue, ayant à peu près la consistance du manioc, est rougeâtre à l’extérieur. Si on la casse, on la trouve blanche à l’intérieur et très aqueuse. Elle n’a pas de goût particulier mais son odeur est légèrement vireuse. Je n’ai jamais pu avoir la plante à l’état frais et je n’ai jamais eu à son sujet que des renseignements si bizarres qu’il m’est absolument impossible d’en donner une description détaillée. Voici comment cette racine est employée. On en sectionne environ cent grammes par petits fragments, quand elle est fraîche, et on les fait bouillir dans un litre et demi d’eau environ. Quand le liquide est devenu d’un blanc laiteux, on le laisse refroidir et on boit après l’avoir légèrement salé au préalable. La dose est d’environ de deux à trois litres par vingt-quatre heures. Si, au contraire, on se sert de la racine sèche : on la pile et on prend pour une dose environ 60 à 80 grammes de la poudre ainsi obtenue. Elle est enveloppée dans un morceau d’étoffe et mise à bouillir dans deux litres environ d’eau. Quand la liqueur, comme plus haut, est devenue d’un blanc laiteux, on la sale légèrement et on la laisse refroidir. La dose est la même que dans le cas qui précède. Je crois que c’est un excellent diurétique qui agit en même temps sur l’élément douleur et cela d’une façon absolument efficace. J’ai pu en avoir la preuve à Nétéboulou. Pendant le séjour que nous y avons fait, un de mes hommes s’était laissé séduire par les charmes d’une captive de Sandia et une douloureuse blennorrhagie avait été la conséquence de cette douce amitié. Il se traita d’abord lui-même, sur les conseils du forgeron du village, avec des racines de Dion-Mousso-Dion-Soulo, en suivant le mode d’emploi que nous avons indiqué plus haut. En quatre jours la douleur avait complètement disparu, mais l’affection persista malgré le traitement et ce ne fut qu’à Mac-Carthy que je pus l’en débarrasser grâce à de bonnes injections astringentes. Cette plante, d’après les indigènes, se trouverait en grande quantité particulièrement dans le Sud de nos possessions Soudaniennes. On la rencontrerait aussi dans des régions plus septentrionales mais en bien moins grande quantité.

A peine fûmes-nous arrivés à l’étape que mes hommes et ceux de Son-Counda installèrent immédiatement le campement. Les uns dépecèrent moutons et chèvres dont je m’étais muni pour la route afin de pourvoir à notre nourriture, les autres me construisirent en peu de temps avec des bambous et des tiges de hautes herbes sèches un confortable gourbi de deux mètres de haut sur trois de largeur, dans lequel je pouvais installer mon lit et mettre à l’abri des intempéries mes bagages les plus précieux. Bien couvert, il ne laissait filtrer aucun rayon de soleil et il avait été fait avec tant de soin que j’y aurais même été à l’abri d’une tornade. Ce mode de campement dans la brousse est assurément le plus pratique. Avec des bambous, de la paille sèche et quelques liens en écorce, il ne faut pas plus d’une heure pour le construire. Il a sur la tente ce grand avantage de ne pas emmagasiner la chaleur. Si, par hasard, la pluie survenait, il serait facile de s’en garantir en admettant toutefois que le gourbi fut insuffisant. Il n’y aurait qu’à jeter la tente sur son dôme et à l’y maintenir à l’aide simplement de quelques morceaux de bois assez lourds. Mes hommes se construisirent pour eux de petites huttes en paille et en branchages, et, une heure et demie environ après notre arrivée, le camp était installé.

La journée passa rapidement. Vers trois heures de l’après-midi, j’envoyai six hommes en avant afin de préparer tout ce qui nous serait nécessaire pour passer le lendemain la rivière Grey. Je rédigeai mes notes du jour, fis mes observations météorologiques, et, à la nuit tombante, après avoir dîné, tout le monde se coucha et s’endormit rapidement. La journée avait été rude et nous avions fait une étape de plus de trente-et-un kilomètres.

De Son-Counda au marigot de Tabali, la route que nous avons suivie est sensiblement orientée Sud-Est.

18 décembre. — La nuit s’est écoulée sans incidents. La première partie a été relativement chaude. Le ciel s’est subitement couvert, un vent violent de Sud-Ouest a soufflé pendant près de deux heures. Il est même tombé quelques gouttes de pluie et pendant un instant je m’attendis à voir éclater la tornade. Mais nous en fûmes heureusement quittes pour la peur. Vers une heure du matin, le vent se calma, la fraîcheur se fit sentir et nous pûmes jusqu’au jour dormir d’un bon sommeil. A quatre heures et demie je fis lever tout mon personnel et à cinq heures nous pûmes nous mettre en route. Nous longeons d’abord pendant quelques kilomètres la grande plaine du Demba-Sansan. Nous traversons ensuite un plateau de peu d’étendue et formé de quartz ferrugineux. De là, par une pente douce, nous arrivons dans une vaste plaine argileuse où nous traversons à 7 h. 5 le marigot de Canafoulou. A 8 h. 30 nous arrivons enfin sur le bord du Koulontou ou rivière Grey, qu’il va falloir franchir. C’est là une délicate opération, car à cette époque de l’année, elle a encore plus de cinquante mètres de largeur et est très profonde. De plus, son courant est excessivement rapide.

Je n’ai pas besoin de dire que les six hommes que j’ai expédiés hier de Tabali pour tout préparer en vue du passage, n’ont rien fait de ce qu’on leur avait dit de faire. Ils ont bien construit avec des tiges de palmier un petit radeau ; mais il est tout à fait insuffisant. Il faut tout recommencer. Tous nos hommes sont expédiés dans les environs pour couper des tiges de palmiers en quantité suffisante, et pendant ce temps-là, je déjeune au pied d’un arbre et prends quelques notes importantes. A midi tout est prêt et nous pouvons commencer le passage. Tout se fait sans aucun accident. Les bagages sont passés les premiers. Les chevaux passent à la nage tenus en bride par mon vieux palefrenier Samba qui est un nageur émérite. Je passe le dernier après avoir bien constaté que rien n’a été oublié.

Il est très ingénieux ce moyen qu’emploient les noirs pour traverser les gros marigots et même les fleuves. Le radeau, ou plutôt l’embarcation, car c’en est une véritable, dont ils se servent, est fabriquée avec des tiges de palmier d’eau. Ces tiges sont jointives et solidement attachées entre elles. Leur forme recourbée donne ainsi à l’embarcation un véritable fond et un bordage. Sa longueur est d’environ trois mètres et sa largeur un mètre cinquante centimètres. On y peut loger quatre personnes, dont une, assise à l’arrière, tient une pagaie pour diriger l’esquif en cas d’accident. Car voici comment elle est mue. A ses deux extrémités sont attachées des cordes faites de lianes ou de feuilles de palmiers tressées. Ces cordes sont tenues sur chaque rive par une équipe d’une dizaine d’hommes qui halent ou laissent filer suivant qu’on veut aller d’un bord ou de l’autre. On comprend alors que si une des cordes vient à se briser il soit nécessaire qu’il y ait dans l’embarcation quelqu’un qui, à l’aide de la pagaie, soit prêt à la diriger.

Cette pagaie est des plus primitives. Elle se compose simplement d’un bâton d’un mètre vingt de longueur environ, à l’une des extrémités duquel on a solidement attaché de petits morceaux de bois d’environ quinze centimètres de longueur destinés à former la pelle de l’instrument. Le pilote la manœuvre en tenant l’extrémité libre de la main droite ou de la main gauche, l’autre main saisissant la partie moyenne du manche, suivant qu’il veut aller à droite ou à gauche ou selon ses dispositions naturelles.

Cette embarcation est très légère. Comme sa largeur est très grande relativement à la longueur, il est rare qu’elle chavire, et j’ai vu deux hommes s’appuyer sur le même bord sans pouvoir arriver à la renverser. Le passage dura environ une heure et demie. Plusieurs fois les cordes cassèrent et ces petits incidents nous firent perdre plus d’une demi-heure. Je suis intimement persuadé que, si nous avions pu nous procurer des liens plus solides, l’opération eut pu être facilement faite en une heure au plus. Tous mes bagages arrivèrent intacts sur la rive droite et rien ne fut mouillé. Almoudo, Sandia, mon palefrenier Samba et Mandia, le chef de Son-Counda, me rendirent en cette circonstance de grands services. Tout le monde, du reste, paya de sa personne, et chacun fit consciencieusement son devoir. Il était près de deux heures quand tout fut terminé. La chaleur était accablante, bien que le ciel fût couvert, aussi la fatigue était-elle grande pour tous. Malgré cela, personne ne murmura quand je donnai le signal du départ.

Le Koulontou, ou rivière Grey, peut être considéré comme le principal affluent de la Gambie, sinon comme sa branche d’origine Ouest. Elle coule du Sud-Est au Nord-Ouest, tandis que, dans la première partie de son cours la Gambie, de sa source à Tomborocoto, dans le Niocolo, coule du Sud au Nord légèrement Est, de telle sorte que ces deux branches forment un angle d’environ trente-cinq degrés dans lequel sont compris les massifs montagneux du Sabé, du Tamgué, du Niocolo, derniers contreforts au Nord du Fouta-Djallon. A partir de Tomborocoto, la Gambie s’infléchit vers l’Ouest et coule dans cette direction jusqu’à la mer. Elle forme un grand coude en face de la partie Est du Ouli et c’est à l’extrémité la plus éloignée de ce grand arc que se jette la rivière Grey. Elle suit le régime de tous les grands cours d’eau Soudaniens et Sénégalais. Pendant l’hivernage, c’est une belle rivière qui a environ trois à quatre cents mètres de largeur. Pendant la saison sèche, au contraire, elle n’a guère plus de quarante à cinquante mètres dans son cours moyen. Les berges sont absolument à pic, et d’une saison à l’autre son niveau ne varie pas moins de 12 à 15 mètres. Ses eaux sont pendant la saison sèche claires, limpides et délicieuses à boire. Vues de la berge, elles ont un aspect blanchâtre, terreux. Cela tient à ce qu’elle coule dans un lit formé d’argiles compactes qui lui donnent leur couleur. La rivière Grey a un débit considérable et apporte à la Gambie une masse d’eau relativement énorme. C’est elle qui reçoit la plus grande partie des pluies de la région Nord-Ouest du Fouta-Djallon, et tous les marigots qui descendent du flanc Ouest des massifs du Sabé, Tamgué et Niocolo. Tous les marigots du Coniaguié, du Bassaré, du Damentan, du pays de Pajady et de Toumbin sont ses tributaires, et elle reçoit toutes les eaux d’infiltration de la région Est du Fouladougou. Nous serions assez portés à croire que dans le Damentan et le Coniaguié, la rivière Grey communique avec la Gambie par les marigots de Niantafara, de Oupéré et de Oudari. Nous ne faisons là qu’émettre une simple supposition que peut autoriser la direction Sud-Ouest-Nord-Est du courant de ces marigots, direction que nous avons constatée pendant notre voyage. Quoiqu’il en soit, ces marigots ont de l’eau courante toute l’année, la rivière Grey dans cette partie de son cours coule à une cote plus élevée que la Gambie dans la partie correspondante, et, de ce fait, son courant est plus impétueux que celui de cette dernière. Les bords de la rivière Grey sont absolument déserts et inhabités. Du reste, dans la plus grande partie de son cours, elle coule au milieu de vastes plaines argileuses, stériles pendant la saison sèche et inondées pendant l’hivernage.

Nous quittons à deux heures la rive droite de la rivière Grey. Nous traversons tout d’abord une vaste plaine argileuse bordée au Sud par les collines qui la longent et au Nord-Est et au Nord par celles qui bordent la Gambie. A 2 h. 35 nous traversons les trois branches du marigot de Sambaïa-Boulo. Dans cette partie du cours de la Haute-Gambie, le mot Boulo signifie marigot et on l’ajoute à son nom propre comme ailleurs on ajoute le mot Kô. A 3 h. 45 nous franchissons celui de Boufé-na-Kolon sur les bords duquel nous faisons la halte pour nous désaltérer et faire boire les animaux ; car ils ne pourront plus s’abreuver jusqu’à Damentan. Les rives de tous les cours d’eau que nous allons rencontrer jusque-là sont couvertes de télis et les noirs prétendent que leurs eaux empoisonnées par ce végétal sont fatales aux animaux mais non aux hommes. Quoiqu’il en puisse être, je ne tiens pas à expérimenter leur action sur mon propre cheval. Il m’est trop précieux pour que je me permette une semblable fantaisie. Enfin, à 5 heures, nous arrivons sur les bords du marigot de Konkou-Oulou-Boulo. Nous le franchissons et allons camper sur la rive opposée au milieu d’un beau bouquet de télis gigantesques. Les deux rives en sont couvertes et leurs feuilles en couvrent le sol. Aussi faut-il prendre de grandes précautions pour que les animaux n’en mangent pas. En moins d’une heure, mes hommes m’ont construit un gourbi fort confortable, et à huit heures, après avoir copieusement dîné, tout le monde se couche : terrassé par la fatigue, chacun s’endort rapidement.

Du campement de Tabali à celui de Koulou-Oulou-Boulo, la distance est de 29 k. m. 500 environ et la route suit une direction générale Sud-Sud-Est. Dans tout ce trajet, on ne trouve pour ainsi dire partout que des argiles compactes. En deux ou trois endroits, la roche ferrugineuse et les quartz émergent en plateaux peu étendus. Les marais et les marigots sont à fond de vase, sauf celui de Konkou-Oulou-Boulo, qui est à fond de sable, mais dont les bords sont couverts d’alluvions récentes qui en rendent le passage fort difficile. Les bords et le fond de la rivière Grey sont formés d’argiles compactes.

Au point de vue botanique, la flore est des plus pauvres. Les bords du Konkou-Oulou-Boulo sont couverts de télis. Dans les plaines c’est la brousse et le marais dans toute l’acception du mot. Cypéracées et joncées y abondent. Les deux rives de la rivière Grey sont excessivement boisées. On y trouve de superbes rôniers, de beaux ficus et de nombreux échantillons de deux lianes très communes dans toute cette région, le Delbi et le Bonghi. Sur les plateaux ferrugineux nous ne trouvons à signaler que quelques maigres graminées et quelques rares végétaux nommés « Barambara », par les indigènes, et dont ils utilisent les racines comme fébrifuge.

Saba (liane à caoutchouc).
A, feuilles. — B, feuilles et fruits.

Le Delbi est une liane de la famille des Apocynées dont le feuillage rappelle celui du Laré et du Saba dont nous avons parlé plus haut. Il croît de préférence sur les hauts plateaux et en moins grande quantité sur les bords des rivières, fleuves et marigots. On le trouve partout au Soudan. Ce sont les peuples de race Peulhe qui lui ont donné le seul nom sous lequel nous la connaissions. Elle n’acquiert que rarement de grandes dimensions et son pied a, tout au plus, 6 à 8 centimètres de diamètre. Ses fleurs blanches ont à peu de chose près les caractères macroscopiques de celles du Laré, et, comme elles, ressemblent à celles du jasmin dont elles rappellent un peu l’odeur. Le fruit est un follicule sec qui contient environ 25 à 30 graines comprimées. Il est mûr vers la fin de mars. Son aspect grêle et chétif ne permet pas de la confondre avec le Laré. Comme cette dernière, elle laisse découler à l’incision un suc blanc laiteux, très aqueux et qui poisse les doigts. Nous serions tentés de croire que ce n’est autre chose qu’un caoutchouc de mauvaise qualité. Pendant la saison sèche, ce suc fait absolument défaut. On n’en trouve que pendant l’hivernage et encore en très petite quantité. Les indigènes, du Niocolo notamment, se servent des feuilles pour panser certains ulcères de mauvaise nature. Nous ne voyons pas trop quelle pourrait être leur action thérapeutique. Cette plante doit être, d’après le professeur Heckel, le Vahea Heudelotii A. D. C.

Le Bonghi, ainsi nommé par les peuples de race Peulhe, est appelé Nombo par les Bambaras et les Malinkés. C’est encore une belle liane de la famille des Apocynées. Elle croît de préférence dans les bas-fonds humides, et est très rare. Nous ne l’avons trouvée en grande quantité qu’aux environs de Dalafine dans le Tiali. On la rencontre, il est vrai, un peu partout au Soudan. Mais elle est partout très clairsemée. Elle acquiert de grandes dimensions surtout dans les terrains très humides, et elle est facile à reconnaître à son port majestueux et au dôme de verdure qu’elle forme au-dessus des végétaux auxquels elle s’attache. Son feuillage rappelle celui du Laré et celui du Delbi, mais ses fleurs ne permettent pas de la confondre avec ces deux dernières lianes. Au lieu d’être blanches elles sont rosées, volumineuses et leur calice est hypocratérimorphe. Elle donne à l’incision un suc blanc laiteux, aqueux et qui poisse les doigts. Contrairement au Delbi, elle en laisse découler en toutes saisons, mais en bien plus grande quantité pendant l’hivernage que pendant la saison sèche. A cette époque de l’année, c’est à peine s’il vient sourdre, peu après l’incision, quelques rares gouttelettes qui se coagulent immédiatement et donnent un produit ayant l’aspect de celui que l’on obtient du Laré. Pendant l’hivernage, au contraire, le rendement est bien plus considérable, sans cependant égaler ce que l’on obtient du Laré. Les indigènes n’emploient le Delbi à aucun usage. Cette plante, d’après l’opinion du professeur Heckel, serait le Vahea florida F. Mueller.

Le Barambara est un petit arbuste qui croît, de préférence, sur les plateaux rocheux, dans les terrains pauvres et dans l’interstice des roches. Il nous a semblé être une Combretacée, mais nous ne saurions l’affirmer. Ses feuilles sont peltées, de petites dimensions. Leur face supérieure est d’un vert pâle et leur face inférieure blanchâtre est couverte de poils qui donnent au toucher la sensation du velours. Cette couleur caractéristique du feuillage permet de reconnaître la plante de loin. Son port est celui d’un petit arbuste d’un mètre soixante centimètres de hauteur au plus. Si on écrase les feuilles dans la main, elles dégagent une odeur vireuse très prononcée. Les fleurs sont jaunâtres, toujours peu nombreuses, et les fruits ont l’apparence d’une drupe très coriace. La tige est cylindrique, généralement courte, et les rameaux s’en détachent à trente centimètres au plus du sol. Il vient par touffes de huit à dix pieds au plus. Les jeunes rameaux sont polyédriques, à côtes très prononcées. Leur écorce est vert pâle, tandis que celle des rameaux principaux et de la tige est plutôt blanchâtre. Cet arbuste est très commun dans tout le Soudan. Ses rameaux servent partout aux indigènes pour se nettoyer les dents. Voici comment : on en coupe un fragment d’environ quinze centimètres de longueur. Son diamètre ne doit pas avoir guère plus d’un centimètre au grand maximum. On mâche une des extrémités de façon à en faire une véritable brosse avec laquelle on se frotte ensuite les dents. Ce procédé est excellent.

Je crois que c’est à son fréquent emploi que les noirs doivent de conserver si longtemps à leurs dents leur éclatante blancheur. De plus, le tannin qui s’y trouve en grande quantité contribue beaucoup à conserver aux gencives leur fermeté et leur tonicité. Beaucoup de végétaux servent à cet usage, mais au Soudan particulièrement, c’est le barambara qui jouit de la plus grande faveur. Sur tous les marchés on trouve ces petites tiges de bois. Elles se vendent couramment cinq centimes les cinq. Les Ouolofs leur donnent le nom de Sottio. Les Malinkés de la Haute-Gambie vantent les propriétés fébrifuges de ses racines. Ils les emploient fraîches ou sèches en décoction et en macération. Dans le premier cas, si on se sert de racines fraîches, on en prend environ deux cents grammes de petits fragments munis de leur écorce. On fait macérer pendant vingt-quatre heures dans environ un litre d’eau. D’autre part, on fabrique avec la même quantité que l’on fait bouillir dans deux litres et demi d’eau une légère tisane. La macération est administrée au début de l’accès de fièvre et la tisane entre les accès. Cette médication donnerait, paraît-il, de bons résultats. Nous n’avons jamais été à même de les constater. Si, au contraire, on emploie la racine sèche, on la réduit en petits fragments que l’on pile de façon à en faire une poudre assez grossière. On prend environ cent grammes de cette poudre que l’on met à macérer pendant vingt-quatre heures dans environ 750 gr. d’eau. Pour la tisane, on met à bouillir dans deux litres d’eau à peu près cinquante grammes de cette poudre que l’on a, au préalable, enveloppée dans un petit morceau d’étoffe. L’administration se fait comme ci-dessus. La racine fraîche serait, paraît-il, plus active que la racine sèche.

19 décembre. — La nuit se passe sans incidents, et, à 5 heures 15 du matin, nous levons le camp et nous nous mettons en route pour Damentan. Jusqu’au jour, la marche est relativement lente. Mais dès que la lumière se fait nous reprenons bientôt notre allure ordinaire. A 7 heures, pendant la halte, j’expédie deux hommes au village pour annoncer mon arrivée au chef. Nous traversons successivement et sans difficultés les marigots de Samasindio et de Boulodiaroto. A 8 heures 40, nous sommes au marigot de Damentan où coule une eau limpide et claire. Les bords de ces marigots sont couverts de superbes télis. Aussi est-il impossible d’y faire boire nos chevaux. Il est 11 heures 40 quand nous arrivons enfin en vue du village. Au pied du petit monticule sur lequel est construit Damentan, nous traversons une seconde fois le marigot de ce nom sur un pont des plus primitifs. Ce pont est simplement formé d’une longue pièce de bois qui repose sur les deux rives. Des pieux plantés dans le fond du marigot la dépassent d’un mètre et demi environ. Ils sont attachés au pont lui-même à l’aide de cordes de baobab et à leur extrémité supérieure sont fixés par le même procédé de l’un à l’autre des bambous qui servent de parapet. Il n’y en a que du côté gauche du pont. Aussi faut-il faire pour le traverser des merveilles d’équilibre. Le passage se fait sans aucun accident. Mes hommes passent sans difficultés avec leurs charges sur la tête. Mais, il faut desseller les chevaux et les conduire à la nage sur l’autre rive. Nous y trouvons le fils du chef que son père a envoyé à notre avance. Il est en grande tenue de guerre et accompagné de plusieurs de ses hommes armés comme lui jusqu’aux dents. Il nous souhaite la bienvenue et nous conduit au village dont toute la population nous regarde avec des yeux étonnés. Je constate avec plaisir que c’est dans sa case même que je suis logé. La case de mes hommes et celle de Sandia et d’Almoudo sont voisines de la mienne.

La distance qui sépare le marigot de Konkou-Oulou-Boulo de Damentan est de 27 kilomètres 800 environ et la route suit une direction générale qui est à peu près S.-S.-E. Toujours des argiles compactes. Il n’y a qu’à quelques kilomètres avant d’arriver à Damentan que nous trouvons un peu de latérite. La flore a également peu varié. Nous ne signalerons seulement comme végétaux nouveaux que quelques rares échantillons de Karités qui se trouvent entre le marigot de Boulodiaroto et celui de Damentan. Ce sont les premiers que nous ayons rencontrés depuis notre départ de Nétéboulou. Je crois devoir à ce propos donner ici un résumé succinct des observations que j’ai faites sur ce précieux végétal et, si possible, le faire connaître au lecteur dans tous ses détails.

Le Karité[19] est un bel arbre de la famille des Sapotacées. C’est le Butyrospermum Parkii Don. Il est très facile à reconnaître dans la brousse à ses feuilles d’un vert sombre, poussant en touffes verticillées à l’extrémité des rameaux et à ses fruits qui sont connus et fort appréciés non seulement des indigènes, mais encore des Européens qui vivent au Soudan. Sa pulpe est très savoureuse et sa graine sert à confectionner un beurre végétal dont nous parlerons plus loin. Il en existe au Soudan deux variétés, le Mana et Shee. C’est cette dernière qui est de beaucoup la plus commune. Elle est facile à distinguer de sa congénère. Voici, du reste, leurs caractères principaux : à première vue, on pourrait aisément les confondre, mais un examen attentif suffit pour dissiper rapidement cette erreur. L’écorce du Mana est blanc grisâtre. Ses feuilles sont moins vertes que celles du Shee. Son bois est moins rouge, sa couleur se rapproche plutôt du jaune. Son fruit a bien la même forme que celui du Shee, mais sa graine, au lieu d’être ovale, est ronde, enfin, caractère distinctif capital, à l’incision, il ne laisse dégoutter aucun suc en quelque saison et en quelque circonstance que ce soit.

Karité ou Shee (Butyrospermum Parkii). Feuilles d’après nature.
(Dessin de A. M. Marrot).

L’écorce du Shee est au contraire noirâtre et profondément fendillée. Son bois est d’un rouge vif à la périphérie et le cœur en est rouge tendre veiné de blanc et de jaune. Son feuillage est relativement abondant. Ses fleurs sont blanches, portées à l’extrémité d’un long pédoncule, et leurs étamines sont très nombreuses. Le fruit est une drupe dont la pulpe est savoureuse. La graine est ovale et renferme une amande riche en matières grasses. La floraison a lieu du milieu de janvier à la fin de février et les fruits sont mûrs dans les premiers jours de juin ou juillet selon les régions. Ils tombent quand ils sont arrivés à maturité complète, et sous les arbres le sol est jonché de graines. Ces graines rancissent très vite, et pour les faire germer, il faut avoir le soin de les recueillir sur le végétal lui-même et de les mettre immédiatement en terre.

Le Shee, aussi bien que le Mana, du reste, se développe très lentement, et c’est à peine si au bout de vingt ans environ, son tronc acquiert un diamètre d’une vingtaine de centimètres.

On trouve le Karité, d’une façon générale, dans tout le Soudan français. Disons tout d’abord que le Shee est de beaucoup le plus commun. On ne trouve guère le Mana que dans les régions méridionales de la colonie et encore y est-il assez rare. Le Karité habite, de préférence, les terrains à latérite et les terrains à roches ferrugineuses. Il est rare d’en trouver dans les argiles compactes. Nous avons à ce point de vue remarqué que le Mana affectionnait surtout ces derniers terrains, tandis que les premiers étaient particulièrement aimés du Shee. On ne trouve que très rarement l’une et l’autre espèce sur les bords des marigots. Elles fuient les terrains vaseux et marécageux. Il n’est pas rare de voir de beaux échantillons se développer parfois vigoureusement entre des rochers où la terre végétale semble faire absolument défaut. En général, les Karités qui poussent dans de semblables conditions atteignent de faibles proportions et affectent des formes bizarres qui frappent par leur étrangeté et leur monstrueux aspect. Les Karités qui se développent, au contraire, dans les terrains riches en latérite, sont de beaux végétaux, à tiges absolument droites et à ramures et feuillages bien fournis. De ce qui précède, il est facile de conclure quelle peut être l’aire d’extension de ce végétal.

Quoi qu’on en ait pu dire et quoi qu’on en puisse dire encore, nous ne craignons pas d’affirmer que le Karité est très abondant au Soudan français. On ne le rencontre, il est vrai, nulle part, en forêts compactes, et, dans les régions où nous l’avons vu le plus abondant, le Niocolo, par exemple, les pieds sont toujours distants les uns des autres de 50 à 60 mètres environ. Ils n’en sont pas moins fort nombreux et nous estimons qu’il y en a partout une quantité suffisante, pour, qu’au cas d’exploitation, on en obtienne un rendement rémunérateur. Nous croyons, en outre, qu’il serait très facile d’arriver à développer considérablement ce végétal par les semis et la culture. Ce résultat pourrait même s’obtenir plus aisément, si l’on pouvait empêcher les indigènes d’incendier, chaque année, la brousse pour défricher les terrains qu’ils destinent à la culture. Ces incendies ont, en effet, pour résultat, au point de vue tout spécial qui nous intéresse, de détruire en grand nombre les jeunes pieds de Karité et même ceux qui n’offrent pas une résistance suffisante. Mais aussi, hâtons-nous de dire que, chez les peuples du Soudan, la routine a une telle puissance, qu’il sera, de longues années, impossible de leur faire comprendre tout l’intérêt qu’ils auraient à multiplier ce végétal et à le cultiver. On arrivera difficilement à persuader au noir qu’il n’y a pas que les cultures à rendement immédiat qui soient rémunératrices.

On ne trouve le Karité ni dans le Baol, ni dans le Saloum, le Sine, le Fouta, le Ouli, le Sandougou, le Niani, le Bondou, etc., etc., c’est-à-dire dans aucun des pays dont le sol est formé de sables ou d’argiles. Par contre on le trouve dans tout le Soudan, le Fouta-Djallon et à l’Est, Schweinfurth l’a trouvé en grande quantité dans le pays des Dinkas, des Bongos et des Niams-Niams. A l’Ouest il commence à apparaître vers le 15° 10′ de longitude Ouest et au Nord vers le 16° 22′ de latitude. Au Sud, on ne trouve plus les espèces Shee et Mana au-dessous de la latitude de la Mellacorée.

La Karité peut servir à plusieurs usages. Son bois très fin et très résistant peut être employé avec succès pour la menuiserie et le charpentage. La plupart des charpentes de nos postes du Soudan sont construites avec ce bois, et, de ce fait, à Kita, Koundou, Niagassola et Bammako on a été forcé d’en abattre des quantités considérables. Il a également servi à fabriquer bon nombre des meubles qu’on y trouve. Les indigènes l’emploient principalement pour la fabrication des mortiers et pilons à couscouss et pour la confection de ces petits sièges sur lesquels les femmes s’assoient dans la cour intérieure des cases.

Mais c’est surtout la graine qui leur est particulièrement précieuse. Ils en tirent un beurre végétal qui leur sert à assaisonner leur couscouss, à fabriquer du savon, et à panser les plaies. Voici comment ils extraient cette précieuse substance. La récolte faite, on verse les graines dans de grands trous creusés généralement dans les cours du village. On les laisse là pendant plusieurs mois. Elles y perdent la pulpe qui les entoure et qui y pourrit. Les noix retirées sont ensuite placées dans une sorte de four en argile où on les fait sécher et griller assez de façon que leurs enveloppes puissent facilement se détacher. L’amande est alors écrasée de façon à former une pâte bien homogène. Cette pâte est plongée dans l’eau froide où on la laisse pendant vingt-quatre heures, puis battue, pétrie et tassée en forme de pains, enveloppée de feuilles sèches et bien ficelée. Ces pains sont suspendus dans l’intérieur des cases et peuvent ainsi se conserver pendant longtemps. Le prix du beurre de Karité est d’environ deux francs le kilogramme dans les pays de production. Il pourrait servir avantageusement en Europe pour la fabrication du savon et des bougies, car il est très riche en acides gras solides ; mais son prix de revient est trop élevé pour qu’on puisse songer à l’utiliser sur une grande échelle. Son goût est, au premier abord, assez répugnant. Cela tient à ce qu’il n’est jamais pur. Pour la cuisine, on le fait fondre dans une grande marmite, et, quand il est bouillant, on y projette avec la main quelques gouttes d’eau froide qui, en se volatilisant, entraînent avec elles les acides gras volatils. Ceux-ci lui donnent sa saveur désagréable et nauséabonde. Ainsi préparé, le beurre peut être utilisé même pour la cuisine européenne. Nous nous en sommes fréquemment servi pour notre usage personnel et nous nous y sommes très vite habitué.

Le beurre de Karité sert également à panser les plaies. C’est un excellent cérat et nous en avons obtenu de bons résultats dans le traitement d’ulcères anciens et pour panser les crevasses de nos chevaux. Il est également précieux quand on a à soigner des plaies résultant de brûlures profondes.

Si l’on incise l’écorce du Karité dans toute son épaisseur, la blessure laisse couler un suc blanc laiteux qui, par évaporation, donne de la gutta-percha. Nous avons fait, sur place, à ce sujet, les études les plus complètes, nous nous contenterons de les résumer ici, notre intention étant de publier prochainement sur cette importante question un mémoire des plus détaillés. Un Karité, arrivé à complet développement, ne donne pas plus de 500 grammes de suc, et encore en pratiquant sur toutes les parties de l’arbre et aux époques les plus favorables une dizaine d’incisions.

Le rendement diffère suivant les saisons, les heures du jour où on pratique les incisions, l’âge, l’état des végétaux et les régions qu’ils habitent.

C’est pendant l’hivernage et à l’époque de la floraison que le rendement est le plus considérable, c’est-à-dire de la fin de juin au commencement de février. Pendant la saison sèche, de mars à juin, il ne faut pas compter sur une récolte abondante.

La quantité de suc obtenue est bien plus faible pendant la journée que le soir, le matin et la nuit.

L’âge des végétaux influe aussi sensiblement sur le rendement. Il ne faut pas s’attaquer aux arbres trop jeunes ; car leur suc contient une proportion d’eau considérable, à tel point qu’il se coagule difficilement. De plus le produit obtenu n’est pas aussi bon que lorsque le végétal est plus âgé. Il ne convient pas non plus d’inciser des Karités trop âgés, car on n’obtient que des quantités de suc absolument insignifiantes. Il est préférable de n’opérer que sur des végétaux d’âge moyen et arrivés à complet développement. C’est là que l’on aura les meilleurs résultats ; de plus l’arbre ne souffre nullement de ces incisions, si nombreuses qu’elles puissent être.

Les végétaux sains doivent être préférés à ceux qui sont en mauvais état, et ceux qui vivent sur les plateaux et les versants des collines donnent un rendement plus considérable que ceux qui croissent dans les vallées.

Le suc ainsi obtenu est d’un blanc laiteux, sirupeux. Il poisse les doigts et les rend collants. On ne peut guère s’en débarrasser que par le râclage. Il se coagule rapidement sous l’action de la chaleur solaire et par évaporation. Ce coagulum n’est autre chose que de la gutta-percha. Si on l’obtient sur l’arbre même, il est d’un brun rougeâtre et, sous une masse assez épaisse, il prend la couleur noire chocolat très foncée. Cette coloration est due, croyons-nous, aux substances colorantes que renferme en plus l’écorce du végétal. Obtenu dans un vase à l’air libre, il se présente, au contraire, sous l’aspect d’une masse de couleur blanchâtre, légèrement teintée en rose ; vu sous une faible épaisseur, il est absolument opaque. Réduit en boule et pétri, ce coagulum donne au palper la sensation d’un corps gras. Nous croyons, en effet, que la gutta du Karité n’est pas absolument pure et doit contenir des matières grasses en quantité relativement considérable.

Les indigènes n’extraient pas la gutta du Karité et le suc qu’il donne ne leur sert à rien. Ils n’en connaissent pas les propriétés.

Je reçus à Damentan un accueil auquel j’étais loin de m’attendre ; car il m’avait été dit et répété maintes fois que les habitants de ce gros village, musulmans fanatiques, n’étaient que des pillards et des voleurs de grand chemin qui ne voudraient jamais entrer en relations avec nous. Ma surprise et ma satisfaction furent donc grandes lorsque j’entendis le chef me dire qu’ils seraient tous heureux d’être nos amis et qu’il me priait de parler aux gens du village pour les décider à « venir avec nous » (sic).

Dès que je fus installé dans la belle case qui avait été préparée à mon intention, il me fit demander s’il pouvait venir me voir sans me déranger. Almoudo le fit immédiatement entrer ainsi que ses principaux notables. Je vis un beau vieillard d’environ 65 ans, portant toute sa barbe en pointe et commençant à grisonner un peu. Figure très intelligente, œil vif, type parfait du métis Toucouleur et Malinké, et pourtant il se dit Mandingue de pure race. Alpha-Niabali, tel est son nom, est un fervent musulman. Il est connu dans tous les environs, Tenda, Coniaguié, Ouli, Niocolo, etc., etc., comme un marabout fameux, à telles enseignes, qu’on ne l’appelle guère que Damentan-Moro ou Alpha-Moro (Moro en Mandingue du Sud signifie Marabout). Par son intelligence, son énergie et son initiative, il a su se créer là un sort des plus heureux pour un noir.

A peine fut-il assis, et à peine eûmes-nous échangé les politesses d’usage et les serrements de main habituels en pareille circonstance, qu’il me déclara qu’il était très heureux de me voir. Il avait appris que j’étais resté longtemps à Nétéboulou, que j’y avais été très malade et qu’il se disposait à m’envoyer son fils pour me saluer lorsqu’on lui avait annoncé ma prochaine arrivée. Il désirait beaucoup voir un officier français dans son village : car il n’ignorait pas tous les mauvais bruits qu’on faisait courir sur son compte dans tout le pays. Il voulait être notre ami et faire « un papier avec nous ». Jamais il n’avait reçu de blancs dans son village, j’étais le premier et je n’aurais qu’à me louer d’avoir eu confiance en lui et de ne pas avoir écouté ceux qui avaient voulu m’empêcher de venir le voir. « Tu peux rester ici tant que tu voudras, tu es chez toi, Bissimilahi, et je ne vous laisserai manquer de rien ». C’était la meilleure des réceptions, car, en général, un chef noir se gardera bien de mal traiter l’hôte auquel il aurait dit : « Bissimilahi ». C’est dans tout le Soudan le souhait de bienvenue qui vous assure d’une cordiale hospitalité. Aussi le voyageur se gardera bien de séjourner longtemps chez celui qui ne le lui aura pas donné. Sur ces paroles, il me quitta, car il voyait bien que je n’étais pas encore « fort » et que j’avais besoin de me « reposer ». « Nous causerons mieux plus tard ». Nous nous serrâmes de nouveau la main et il sortit de ma case suivi de tous ceux qui l’avaient accompagné. Il était à peine rentré chez lui qu’il m’envoya par son fils un superbe bœuf « pour mon déjeuner » et du couscouss de mil et de riz pour mes hommes, en si grande quantité que Samba, mon cuisinier, l’estomac le plus complaisant de ma caravane, déclara qu’on serait « plein » avant d’avoir tout mangé. Un des hommes de Sandia fit l’office de boucher et coupa le cou au bœuf. En quelques minutes, il fut dépouillé et dépecé. Je pus en manger un bon bifteck et je ne manquai pas d’envoyer à Alpha un quartier de devant. C’est le morceau qui est toujours donné aux chefs. Le reste fut distribué entre mes hommes, les gens du Kantora et les habitants du village. Ce jour-là ce fut à Damentan une bombance générale.

Dans la journée, les Malinkés de Son-Counda me demandèrent à retourner chez eux, car il pourrait bien se faire, disaient-ils, que me sachant parti, Moussa-Molo vienne les attaquer. Bien que je fusse intimement persuadé qu’il n’en serait rien, je leur fis dire par Sandia qu’ils étaient libres de me quitter quand ils voudraient et je les congédiai en leur faisant un petit cadeau. Mandia, le frère du chef du Kantora, resta cependant et m’accompagna au Coniaguié et jusque dans le Tenda.

Heureux de l’accueil qui m’avait été fait, je décidai de rester deux jours à Damentan dans le but de décider le village à conclure une entente avec nous et de prendre tous les renseignements possibles sur le pays et sur ses voisins.

La journée se passa sans incidents, et le soir, vers 5 heures, j’allai rendre au chef sa visite. Notre conversation fut des plus cordiales. Je lui fis part du projet que j’avais formé d’aller au Coniaguié. Il en fut stupéfait et me déclara net que je n’en reviendrais pas ; car, me dit-il, « les gens de ce pays sont de mauvais hommes qui ne donnent jamais un grain de mil au voyageur. Ce sont de véritables bœufs (missio) ». Je ne crus pas devoir lui cacher que j’étais absolument décidé à faire le voyage et que rien ne pourrait modifier ma résolution. Il me promit alors de me donner tout ce dont j’aurais besoin pour mener à bien mon entreprise et qu’il ordonnerait à cent de ses guerriers de m’accompagner, car sans cela on me « couperait sûrement le cou ». Je le remerciai de ses bonnes intentions et lui déclarai que mon intention était de n’emmener aucun homme armé et que, du reste, il pouvait constater que moi-même je n’avais ni sabre, ni fusil, ni revolver. Je ne lui demanderais simplement que quelques hommes pour seconder les miens et pour porter mes bagages. Ce à quoi il me répondit que je pouvais emmener tout son village si cela me plaisait, que j’étais le maître de faire comme bon me semblerait, mais que je me repentirais peut-être de ne pas avoir suivi ses conseils. Je le rassurai du mieux que je pus et nous nous quittâmes à la nuit tombante après avoir décidé que, le lendemain matin, dans un grand palabre, j’exposerais aux notables tous les avantages qu’ils auraient à se lier d’amitié avec nous.

Je rentrai fort satisfait dans ma case et quelques minutes après, j’entendis dans la mosquée qui était proche de mon habitation psalmodier le « Lahilahi Allah ». Je n’avais, du reste, entendu pendant toute la journée que ces paroles monotones et je m’étais bien gardé de suivre le conseil d’Almoudo qui voulait aller dire aux fidèles que le bruit de leurs voix m’importunait. Dans les conditions où je me trouvais, une semblable démarche n’aurait pas manqué de m’être préjudiciable.

20 décembre. — La nuit a été excellente. La température était un peu chaude, par exemple. Toute la nuit le vent de Nord-Est a soufflé. Malgré cela, j’ai très bien dormi, et au réveil, le chef m’envoie pour mon déjeuner deux beaux poulets. Ils viennent du Coniaguié, me dit Sandia, et ressemblent en tout à nos plus belles volailles d’Europe. A 9 heures, je me rends au palabre qui avait été décidé la veille. Sandia, Mandia et Almoudo m’accompagnent. Ils ont pour la circonstance revêtu leurs plus beaux vêtements. Almoudo et Mandia ont pris leurs longs boubous blancs et Sandia un beau boubou en soie verte, présent de M. l’agent de la Compagnie Française de Mac-Carthy, par-dessus lequel il a jeté son manteau de chef. Tous ont coiffé le petit bonnet blanc Toucouleur. C’est dans la case d’entrée du tata d’Alpha que doit avoir lieu le palabre. Quand nous y arrivons tous les notables y sont réunis déjà. Des nattes ont été étendues sur le sol à notre intention et en face de celle sur laquelle je dois m’asseoir une peau de bœuf attend le chef du village. Il entre en même temps que moi par la porte opposée à celle par laquelle nous sommes venus. Chacun s’asseoit à sa place marquée d’avance suivant l’étiquette observée en pareille circonstance. A ma droite Sandia et Mandia, à ma gauche Almoudo et mon vieux palefrenier Samba, qui, par sa race et sa naissance, avait accès dans toutes les cérémonies noires. En face de moi, Alpha-Niabali, derrière lui et en cercle ses notables. A la porte qui donne accès dans le village se tiennent bon nombre des habitants qui, par leur rang, ne peuvent pas prendre part au palabre. A la porte qui permet d’entrer dans l’habitation d’Alpha sont ses femmes, ses enfants et ses captifs. Après les avoir tous salués, j’expose en peu de phrases tout l’avantage qu’ils auront à se placer sous notre protectorat. Je leur montre ce que nous faisons pour nos amis et comment nous traitons nos ennemis. Almoudo traduit textuellement nos paroles, Sandia et Mandia font leur petit discours et je me retire pour les laisser délibérer. Leur réponse ne se fit pas attendre, et j’étais à peine revenu dans ma case qu’Alpha vint m’y trouver, m’annonça que tout le monde avait trouvé que j’avais dit de « bonnes paroles », et qu’on serait enchanté d’être avec les Français. Comme je n’avais aucune qualité pour signer avec lui un traité provisoire, il fut décidé d’un commun accord qu’à mon retour du Coniaguié, son fils et un notable auxquels il déléguerait tous ses pouvoirs m’accompagnerait jusque dans le Tenda et de là irait avec Sandia à Nétéboulou à la rencontre du commandant de Bakel, le capitaine Roux, qui devait s’y trouver dans les premiers jours de janvier et qui était l’agent politique tout désigné pour terminer cette affaire. Tout s’arrangeait donc au gré de mes désirs et par cette combinaison notre autorité s’établissait sans conteste, sur toute cette partie de la rive gauche de la Gambie qui s’étend du confluent de la rivière Grey au Niocolo. Avec le Tenda et le Badon déjà en notre possession, tout le haut-cours de la Gambie allait être ainsi placé sous notre protectorat.

Vers onze heures du matin arriva à Damentan un Coniaguié qui venait directement d’Yffané, la résidence du chef du pays. Il fut littéralement passé en revue par mes hommes et son costume plus que primitif que nous décrirons plus loin les stupéfia tous. Je le fis manger et après qu’il eut pris quelques heures de repos, je l’expédiai vers quatre heures du soir à son chef pour lui annoncer ma visite prochaine.

Je fis alors mes préparatifs de départ, car je comptais quitter Damentan, le lendemain, dans l’après-midi. A cet effet, je confiai à Alpha-Niabali tous les bagages qui m’étaient inutiles. Je ne gardai que ceux dont j’avais besoin pour ma route, et, après avoir bien choisi, j’arrêtai à neuf le nombre des porteurs qui me seraient nécessaires. Le chef me déclara, à ce sujet, qu’ils seraient à ma disposition quand je voudrais. Tranquille alors à ce point de vue, j’allai dans la soirée visiter les environs du village avec Almoudo et Sandia. Partout, je ne trouvrai que de belles rizières, de grands lougans de mil, maïs, arachides, et autour du village de nombreux jardins d’oignons, tomates, oseille, gombos, etc., etc. Mais ce qui attira le plus mon attention, ce furent de beaux échantillons de ricin plantés en bordure autour d’un lougan d’arachides.

Le Ricin (Ricinus communis L.) croît à merveille au Sénégal et au Soudan, mais il n’est guère cultivé qu’au Sénégal, dans le Cayor, et encore depuis quelques années seulement, grâce à l’intelligente initiative de M. le Docteur Castaing, pharmacien principal de la marine. Les indigènes n’aiment généralement pas à en ensemencer leurs lougans, car ils prétendent que ce végétal nuit à leurs autres cultures. Le fait est qu’il prolifère avec une grande rapidité et finit par couvrir de ses rejetons, en peu de temps, de grandes étendues de terrain, et sa destruction demande beaucoup de travail, ce qui, on le sait, n’est guère l’affaire du noir. La graine du ricin du Sénégal et du Soudan est plus petite que celle des ricins d’Amérique, mais elle jouit des mêmes propriétés purgatives et l’huile qu’elle donne peut être employée, avec avantages, aux mêmes usages. Cette graine est ovoïde, convexe du côté externe, aplatie avec un angle longitudinal peu saillant du côté interne. Sa surface est généralement lisse et luisante, grise avec des taches brunes. Sa largeur est d’environ huit millimètres.

N’taba (Sterculia cordifolia).
A, feuille. — B, feuilles et fruits.

Le ricin donne au Sénégal et au Soudan un rendement considérable. Il pourrait, de ce fait, faire l’objet de transactions commerciales importantes. Déjà, les résultats obtenus dans la banlieue de Saint-Louis sont des plus satisfaisants et la compagnie française le paye couramment dans le Cayor vingt et vingt-cinq francs la barrique. Il serait facile de le cultiver en grand au Soudan. Cette plante ne demandant que peu de soins et croissant, pour ainsi dire spontanément, les indigènes en feraient de belles plantations, si, surtout, on s’efforçait de leur faire comprendre tout le bénéfice qu’ils en pourraient retirer.



CHAPITRE XIII

Le pays de Damentan. — Limites. — Frontières. — Aspect général. — Hydrologie. — Orographie. — Constitution géologique du sol. — Flore, productions du sol, cultures. — Faune, animaux domestiques. — Populations, ethnographie. — Rapports de Damentan avec les pays voisins. — Rapports de Damentan avec les autorités françaises.

Le pays de Damentan est à peu près inconnu. Je crois être le premier Européen qui l’ait visité. Avant nous un mulâtre de Bathurst allant au Fouta-Djallon pour y commercer était passé par ce pays. Il ne s’y était reposé que peu de temps, et, sur l’ordre du chef, qui, cependant, l’avait fort bien reçu, avait dû continuer sa route vers Timbo. Je tiens cela du chef même de Damentan.

Ce pays est fort intéressant à bien des points de vue. Nous avons pu l’étudier en détail et consciencieusement pendant les quelques jours que nous y sommes restés. Nous l’avons parcouru de l’Ouest à l’Est et du Nord-Ouest au Sud-Est. Aussi, croyons-nous pouvoir en donner une description à peu près exacte.

Limites. Frontières. — D’après les renseignements que nous nous sommes procurés, le pays de Damentan serait compris dans les limites extrêmes suivantes. Il serait compris entre les 15° 53′ et 15° 14′ de longitude Ouest et entre les 13° 12′ et 12° 43′ de latitude Nord. C’est, comme on le voit, un pays assez étendu. Il est bien entendu que ces limites sont absolument approximatives.

Il a pour frontières : au Nord, la Gambie ; à l’Ouest, la rivière Grey ou Koulontou et une partie de la branche descendante du grand coude que forme la Gambie en face du Tenda. Au Sud-Ouest, les frontières sont mal définies. On pourrait toutefois lui assigner la corde du grand coude que forme en cette région la rivière Grey. Mais tout cela est bien fictif et incertain. Enfin, au Nord-Est, au Sud et à l’Est, le marigot de Nomandi lui forme une frontière à peu près naturelle.

Il confine au Nord, au Tenda et au Ouli dont le sépare la Gambie, à l’Ouest au Kantora et à ce territoire désert et inhabité qui le sépare du Fouladougou. Au Sud, son territoire touche à celui de Pajady et de Toumbin et enfin au Nord-Est et au Sud-Est il a pour voisin le pays de Coniaguié.

Par sa situation, le pays de Damentan est assez isolé ou du moins, il est assez éloigné de tout voisin. Malgré cela, Damentan est un lieu de passage pour les dioulas, assez fréquenté surtout par ceux qui viennent du pays de Bassaré et de Coniaguié ainsi que de Toumbin et de Pajady et qui se rendent à Yabouteguenda et à Mac-Carthy pour y faire leurs échanges.

Aspect général. — D’une façon générale, nous pouvons dire que le pays de Damentan est dans sa partie Ouest un pays de plaines et dans sa partie Sud et Sud-Est un pays de montagnes, ou plutôt il offre de nombreuses collines assez élevées, entrecoupées de vallées profondes dans lesquelles coulent des marigots. L’aspect de cette région plaît, et nous délasse des immenses plaines nues et arides du Kantora et du Tenda. La végétation sur les crêtes des collines et sur les plateaux rocheux est, bien entendu, pauvre et peu importante ; mais dans les vallées et sur les bords des marigots, elle acquiert une étonnante vigueur et rappelle celle des pays tropicaux du Sud. En résumé, l’aspect général du pays de Damentan diffère sensiblement de tout ce que nous avons vu jusqu’à ce jour, du moins dans certaines régions. Dans le courant de ce travail nous verrons à quoi tiennent ces différences capitales, et appréciables pour l’œil même le moins exercé.

Si nous prenons ses points extrêmes, sa plus grande longueur, mesurée de l’Ouest à l’Est, atteindrait environ 115 kilomètres, et sa plus grande largeur, mesurée du Sud au Nord, aurait à peine 80 kilomètres. Sa superficie serait environ de 9000 kilomètres carrés. Mais, nous le répétons, toutes ces mensurations sont absolument approximatives et n’ont rien de certain.

Hydrologie. — Le pays de Damentan appartient tout entier au bassin de la Gambie. C’est, en effet, ce fleuve et son affluent, la rivière Grey, qui reçoivent tous les marigots qui l’arrosent, et sous ce rapport, il est très bien partagé. De plus, l’eau est courante dans la plupart des marigots. La plupart de ceux qui arrosent sa partie Ouest se jettent dans cette rivière et ceux que l’on trouve dans les parties Est et Sud-Est sont tributaires de la Gambie. L’eau de ces marigots est toujours claire et limpide, et, ce qui n’est point à dédaigner, pour ceux qui voyagent dans ces contrées, délicieuse à boire.

La Gambie, dans tout son parcours dans le pays de Damentan, est navigable pendant toute l’année pour les chalands à faible tirant d’eau ; mais elle ne l’est pour aucune sorte de bateau à vapeur. Elle fait de nombreux détours surtout à partir du Tenda jusqu’à l’embouchure de la rivière Grey.

A partir du gué, où on la traverse en face de Damentan, jusqu’au point où elle quitte ce territoire, son cours est beaucoup plus régulier.

Ses rives sont excessivement boisées et, pendant la saison sèche, ses bords sont absolument à pic et d’un accès fort difficile.

La rivière Grey, dans sa partie qui coule dans le pays de Damentan, offre le même régime. Elle pourrait être navigable pendant une centaine de kilomètres pour les chalands de faible tirant d’eau. En tout temps, l’eau y coule.

Les marigots qui arrosent la partie Ouest du pays de Damentan sont relativement nombreux. Ils sont tous tributaires de la rivière Grey. Nous citerons tout d’abord, en allant de l’Ouest à l’Est, le marigot de Sambaïa que l’on rencontre à peu de distance de la rivière et qui se divise en trois branches. A 6 ou 8 kilomètres de là se trouve le marigot de Boufé-na-Kolon, qui coule dans une vaste plaine marécageuse, dont, pendant l’hivernage, il draine les eaux qu’il conduit à la rivière Grey. Nous en dirons autant du marigot de Konkou-Oulou-Boulo, dont les eaux sont toujours courantes, claires et limpides. Les marigots de Samasindio et de Bolidiaro que l’on trouve ensuite sont de peu d’importance. Il n’en est pas de même du marigot de Damentan que l’on trouve à environ douze kilomètres de ce village. Ce marigot, qui se jette dans la rivière Grey, se dirige du Sud-Est au Nord, à peu de distance de Damentan, il se divise en deux branches qui passent non loin du village et arrosent et fertilisent la vallée dans laquelle il est construit. Ces marigots sont pour nous plutôt de véritables collecteurs que des marigots à proprement parler.

Les marigots qui arrosent les régions Sud-Est et Sud-Ouest du pays de Damentan se jettent dans la Gambie. D’après les indigènes, le marigot de Niantafara ferait communiquer directement la Gambie avec la rivière Grey. A six kilomètres de Damentan nous rencontrons d’abord le marigot de Mahéré qui traverse la route de Damentan à Bady et qui reçoit celui de Bamboulo, puis vient celui de Niantafara, puis ceux de Filandi et de Nomandi. Ce dernier forme la séparation entre le pays de Damentan et le pays des Coniaguiés. Il reçoit lui-même un autre marigot de peu d’importance, celui de Talidian.

Le pays de Damentan est, on le voit, supérieurement arrosé. Outre les marigots que nous venons de citer, il en existe un grand nombre d’autres, affluents de ces derniers, mais peu importants. Mentionnons encore de nombreux marécages, surtout aux environs de Damentan, et qui sont transformés en belles rizières.

En résumé, l’hydrologie du pays de Damentan est caractérisée, d’après les renseignements que j’ai pu recueillir, par ce fait que la plupart des cours d’eau que l’on y rencontre communiquent entre eux. C’est un lacis inextricable dont il serait bien difficile de démêler les fils d’une façon méthodique. Quoiqu’il en soit, il ressort de cet examen ce fait indiscutable que la Gambie est le grand régulateur de ce réseau étrange. Marigots et rivières suivent absolument les fluctuations de son cours. Si elle baisse, ils baissent, si, au contraire, son niveau monte, de même montera celui des cours d’eau qui en sont tributaires. On comprendra alors aisément, d’après ce que nous venons de dire, que tous ces cours d’eau soient soumis à des crues très rapides et à des baisses considérables, le régime des eaux de la Gambie, étant, du reste, comme celui de tous les fleuves africains, excessivement capricieux.

Orographie. — L’orographie du pays de Damentan est des plus simples, et de ce que nous venons de dire de son hydrologie, il est facile de déduire ce que doivent être les reliefs du sol.

Dans toute la partie qui s’étend de la rivière Grey au marigot de Damentan, on ne rencontre guère que de petites collines sans importance, mais qui sont suffisantes pour bien déterminer et établir le cours des marigots. Ces collines sont généralement orientées S.-S.-O., N.-N.-E. et leur plus grande élévation n’atteint pas trente mètres. De même la vallée de la rivière Grey est limitée par deux rangées de collines qui la suivent dans tout son cours et vont se rattacher au plateau de Toumbin et de Pajady. La Gambie coule au pied d’une ligne de collines dont nous avons vu maints tronçons et que nous retrouvons dans tout son parcours.

Le marigot de Damentan coule entre deux rangées de collines assez élevées qui enserrent une vallée de la plus ravissante fertilité. Ces collines sont excessivement boisées et lorsque le marigot, dans cette verdoyante vallée, s’est divisé en deux branches, il coule au pied d’un petit monticule sur lequel s’élève le village de Damentan.

A partir de là, à mesure que l’on s’avance dans le Sud-Est, l’orographie devient, pour ainsi dire, d’une régularité mathématique. On traverse d’abord la vallée de Damentan du Nord-Ouest au Sud-Est. On gravit ensuite le flanc de la colline Sud-Est, le long de laquelle coule la branche Sud-Est du marigot. Son sommet s’étend en un vaste plateau ferrugineux au pied duquel, au Sud, coule le marigot de Bamboulo dans une étroite vallée peu favorisée sous le rapport de la végétation, et il en est de même à mesure que l’on s’avance dans le Sud. Aux collines dont le sommet s’étale en plateaux et dont les versants sont assez doux, succèdent d’étroites vallées dans lesquelles coulent les marigots. Ces collines absolument parallèles ont toutes la même orientation Nord-Nord-Est, Sud-Sud-Ouest, et sont situées à des distances à peu près égales les unes des autres. Cette disposition orographique est une des plus curieuses que nous ayons vues au Soudan. Elle découle, comme on le voit, d’un système orographique des plus simples et des plus rationnels.

D’après les renseignements que nous avons pu avoir, ces collines se continueraient ainsi jusqu’à la Gambie d’une part sur les bords de laquelle elles viendraient mourir, et d’autre part, elles rejoindraient là la ligne de collines qui longe la rive droite de la rivière Grey. Au fur et à mesure que l’on avance dans le Sud-Est, le terrain s’élève d’une façon sensible. Cette particularité est toute évidente ; car, s’il en était autrement, les marigots ne seraient plus au même niveau que la Gambie dont la cote augmente évidemment, à mesure que l’on remonte vers sa source, et ils seraient rapidement desséchés. Comme on le voit, l’orographie du pays de Damentan peut permettre d’éclaircir bien des points obscurs de son hydrologie, et, pour connaître l’une, il est indispensable de bien connaître l’autre.

Constitution géologique du sol. — La constitution géologique du sol du pays de Damentan diffère peu de celle des autres pays du Soudan. C’est toujours la même uniformité dans la composition du sous-sol et des terrains qui les recouvrent. De l’étude orographique et hydrologique qui précède, il est facile d’en déduire quelle doit être la distribution des différents terrains. De ce que nous avons dit de la partie Ouest de cette région, il est évident que c’est là surtout où nous trouverons les argiles compactes. En deux ou trois endroits jusqu’au marigot de Konkou-Oulou-Boulo à la rivière Grey, on voit émerger la roche ferrugineuse et les quartz en plateaux peu étendus. Les marais sont à fonds vaseux. Il en est de même des marigots, sauf pour celui de Konkou-Oulou-Boulo, qui est à fond de sable. Enfin à quelques kilomètres du village de Damentan, nous voyons apparaître la latérite. La colline sur laquelle est construit le village est uniquement formée de cette sorte de terrain.

A partir de Damentan, nous trouvons des argiles dans les vallées où coulent les marigots, quelques rares ilots de latérite sur les plateaux qui couronnent les collines. Beaucoup de marécages, par exemple, où l’eau croupit sur un sous-sol de vase et d’argile.

Les roches que l’on y rencontre ne peuvent guère, du reste, laisser de doutes sur la nature des terrains. Ce ne sont que des quartz, roches et conglomérats ferrugineux à gangues argileuses, et, en quelques rares endroits, dans les vallées, on peut trouver quelques schistes qui émergent au niveau de la croûte argileuse.

En résumé, nous pouvons dire que le sol du pays de Damentan peut, au point de vue géologique, être divisé en quatre sortes de terrains :

1o Argiles compactes dans les plaines qui s’étendent le long de la rivière Grey et de la Gambie, dans la partie Ouest et dans la partie Nord du pays ;

2o Latérite aux environs de Damentan et dans quelques endroits de la région Sud-Est ;

3o Marécages aux environs des marigots ;

4o Plateaux rocheux couronnant les sommets des collines.

Les sables font absolument défaut.

Le sous-sol est presque partout le même, du terrain ardoisier dans les régions Ouest et Nord, des quartz, grès et argiles compactes dans les autres parties.

La vallée de Damentan présente, en outre, une couche d’humus assez épaisse produite vraisemblablement par les détritus des végétaux qui la couvrent. Ce point est à signaler, car c’est la première fois que nous rencontrons l’humus en une aussi grande étendue.

Flore. Productions du sol. Cultures. — La flore varie profondément suivant qu’on la considère dans les plaines, sur les plateaux ou dans les vallées. Dans les plaines, où nous n’avons que des terrains argileux et marécageux, nous ne trouvons que les espèces propres aux marais, et encore sont-elles peu nombreuses. Peu ou point de Joncées, mais énormément de Cypéracées. Par ci, par là, quelques arbres rabougris et quelques palmiers rôniers gigantesques.

Sur les plateaux, végétation excessivement pauvre, la terre faisant presque absolument défaut. Quelques maigres graminées, quelques mimosées et de rares fromagers et baobabs sont les espèces botaniques principales que l’on rencontre.

Il en est tout autrement dans les vallées, où nous sommes en présence d’une végétation riche et puissante. Là nous trouvons les grandes espèces végétales. Dans la vallée de Damentan, rôniers, palmiers, caïl-cédrats, sterculiacées, légumineuses de toutes sortes abondent et y atteignent des proportions énormes. Les Karités (espèce Mana) y foisonnent et nous en avons vu beaucoup dont le tronc atteignait aisément la grosseur du corps d’un homme vigoureux. Ces végétaux se rencontrent encore en assez grande quantité dans les vallées des marigots de Samasindio et de Bolidiaro. Les rives des marigots sont couvertes d’une verdoyante et riche végétation. Parmi les espèces végétales que nous y avons remarquées, nous citerons particulièrement la liane à caoutchouc (Saba) qu’on y rencontre en quantités vraiment surprenantes.

Comme il n’y a dans tout le pays qu’un seul village, Damentan, c’est autour de lui que se trouvent toutes les cultures. Ainsi donc, la vallée, dans une minime partie et le monticule sur lequel s’élève le village sont seuls cultivés. Mais aussi, quelles cultures ! Dans la vallée et sur les bords du marigot, aussi loin que la vue peut s’étendre, ce ne sont que d’immenses rizières. Le riz y vient à merveille et il y est d’une très bonne qualité. Il en a la renommée. Sur le plateau où est construit le village, ce ne sont que lougans de toutes sortes. Toutes les plantes cultivées au Soudan y prospèrent d’une façon remarquable. Mil, coton, arachides, etc., tout y est cultivé. Nous avons remarqué que les lougans y étaient bien mieux entretenus que dans les autres pays.

Les marigots renferment en quantités considérables, surtout ceux du Sud-Est, des pieds de Belancoumfo, sorte de purgatif et en même temps de vermifuge fort en honneur chez les indigènes. Nous y reviendrons plus loin.

Ce que nous venons de dire pour la vallée du marigot de Damentan nous pourrions le répéter pour les vallées des autres marigots. Aussi que de terres fertiles qui sont ainsi inutilisées, faute de population ! Et, la cause d’une semblable désolation, il ne faut pas la chercher ailleurs que dans les guerres perpétuelles que se font les indigènes, dans le seul but de faire des captifs et de piller.

Faune, animaux domestiques. — La faune du pays de Damentan est des plus riches. On y trouve en grande quantité dans les vallées et les montagnes, lions, panthères, lynx, singes, etc., etc. Le gros gibier y est excessivement nombreux, et les biches, sangliers, gazelles, antilopes s’y rencontrent un peu partout. L’éléphant et l’hippopotame se trouvent dans les vastes plaines qui bordent la Gambie et la rivière Grey. Les nombreuses traces que l’on y trouve de ces deux grands fauves attestent qu’ils y vivent en grand nombre.

Les animaux domestiques y sont les mêmes que partout ailleurs. Damentan possède un superbe troupeau de bœufs d’une centaine de têtes de bétail. Grands et petits bœufs y sont mélangés ; les moutons, les chèvres y sont également nombreux, et les poulets se rencontrent à chaque pas dans le village. Nous citerons pour mémoire les chats et les chiens. Ces derniers sont très nombreux et quelques chasseurs les dressent pour poursuivre la biche. Ceci est cependant assez rare.

Populations. Ethnographie. — Ainsi que nous l’avons dit plus haut, il n’y a qu’un seul village dans ce pays relativement étendu, Damentan. Il a été fondé par le chef actuel, Alpha-Niabali. Cette histoire est curieuse à plus d’un titre. Alpha-Niabali est un Malinké musulman, originaire du pays de Ghabou (aujourd’hui Fouladougou), du village de Mana. Lorsque son village fut pris par Alpha-Molo, père de Moussa-Molo, il fut assez heureux pour échapper avec quelques-uns des siens au massacre et à la captivité. Il parvint donc avec peine et à travers mille périls à gagner avec les quelques amis qui l’accompagnaient le pays de Bassaré. Il y resta douze ans. Mais se sentant mal à l’aise chez des gens qui n’avaient ni ses mœurs, ni ses coutumes, ni sa religion, il profita de ce qu’il avait avec eux quelques contestations au sujet de terrains pour s’en aller et venir avec sa famille et ses amis fonder dans la vallée de Damentan le village de ce nom. Ils y avaient été attirés par la beauté du site et surtout par l’excellente qualité de la terre. Pendant quelques années, ce petit village ne se composa que des cases du chef et de celles de quelques familles qui s’étaient jointes à la sienne. Mais peu à peu la renommée d’Alpha-Niabali, qui passe pour être un grand marabout, attira à lui beaucoup de ses compatriotes chassés par la guerre du Ghabou. Des Sarracolés et quelques Toucouleurs, chassés du Bondou par les exactions des Sissibés et par la guerre du marabout, vinrent se joindre à eux et finirent par faire de Damentan un gros et fort village.

Damentan est aujourd’hui un village d’environ mille habitants. Il est très solidement fortifié. Il est entouré d’un double sagné fait d’énormes pièces de bois jointives de quatre mètres de hauteur environ. Entre les deux sagnés se trouve un fossé relativement profond. A l’intérieur du village et à peu près au centre se trouve une sorte de réduit excessivement fort qui entoure les cases du chef. Il est formé d’un tata en terre d’environ 0m60 centimètres d’épaisseur et de quatre mètres de hauteur dont la moitié supérieure est doublée d’une rangée de grosses pièces de bois jointives. Une porte y est ménagée. Damentan est situé sur une petite élévation de terrain qu’entourent des collines relativement élevées. Il est environné, de plus, dans les parties Nord, Sud et Ouest, par le marigot du même nom qui en rend les abords très difficiles et constitue une défense peu commode à emporter pour des noirs. Ce marigot traverse un vaste marais dans la partie ouest qui occupe toute la plaine comprise entre ces deux montagnes. C’est une rizière d’un grand rapport.

Les habitants de Damentan sont des musulmans fanatiques et leur village est le centre d’un prosélytisme ardent. Le chef, Alpha-Niabali a une grande réputation de maraboutisme dans tous les pays voisins. Durant tout le jour et à certaines heures de la nuit, on y entend psalmodier l’invocation des croyants et aux heures du salam la mosquée est souvent trop petite pour contenir tous les fidèles. Je n’ai pas besoin de dire qu’on y trouve l’inévitable marabout Maure que l’on est certain de rencontrer dans la plupart des villages musulmans du Soudan.

La mosquée est située à quelques mètres du tata du chef et à l’Est de ce dernier.

C’est une vaste case ronde dont le toit est beaucoup plus bas que celui des cases ordinaires et qui déborde d’environ trente centimètres la partie supérieure de la construction en terre de la case. La porte, unique et qui fait face à l’Ouest, est très basse et il faut se baisser pour y passer. En avant de la porte se trouve une sorte de perron en terre battue haut d’environ vingt centimètres. C’est là où les fidèles déposent leurs sandales avant de pénétrer dans le temple. Cette case est la mieux entretenue du village et son chapeau est refait tous les ans.

Par sa situation, Damentan est donc un village important. C’est là que passent bon nombre de routes commerciales venant du Tenda, du Coniaguié, de Pajady, de Yabouteguenda et du Fouladougou. Aussi, le chef en profita-t-il pendant longtemps pour se livrer à un pillage en règle des caravanes. Aujourd’hui, son ardeur au vol semble s’être un peu apaisée, et les dioulas peuvent passer par Damentan, en payant un fort impôt ; mais ils ne sont plus que très rarement pillés.

Rapports de Damentan avec les pays voisins. — On comprend que par sa situation isolée, la richesse de son sol, ce village soit exposé aux attaques de ses voisins. Damentan est sans cesse en butte aux vols et aux rapines des gens du Coniaguié. Mais il sait leur rendre coup pour coup. Il a été souvent attaqué par des colonnes venues du Fouta-Djallon, mais sa forte position a défié tous les assauts, et il est sorti vainqueur de la lutte. De leur côté, les gens de Damentan ne se gênent guère avec leurs voisins du Tenda et du Kantora. Ils ont été longtemps en lutte ouverte avec eux, et ce n’étaient que vols et pillages. Aujourd’hui, tout semble un peu plus tranquille, et ce monde-là vit à peu près en bonne intelligence.

Je n’ai pas besoin de dire que Damentan et Moussa-Molo sont loin de s’entendre. Le vaincu ne s’est jamais entendu avec le vainqueur. Ils ne sont cependant pas en état d’hostilité ouverte, et même tout semble indiquer qu’ils finiront par s’entendre pour tomber sur les gens du Coniaguié. Il en est de même avec le Fouta-Djallon.

Rapports de Damentan avec les autorités françaises. — Jusqu’à ce jour Damentan est resté complètement en dehors de l’influence française. En leur qualité de musulmans, ses guerriers prirent tous part à la guerre du marabout Lamine contre nous. Aujourd’hui, ils ne demandent qu’à se placer sous notre protectorat. Nous avons dit plus haut ce que nous avons fait dans ce but pendant le court séjour que nous y sommes restés. Nos efforts n’ont pas été vains et les promesses qui m’avaient été faites ont été tenues. En effet, le fils du chef et un des principaux notables m’accompagnèrent jusqu’à Bady (Tenda) à mon retour du Coniaguié. De là ils se rendirent avec Sandia à Nétéboulou où ils eurent une entrevue avec M. le Commandant du cercle de Bakel. J’ignore quel a été le résultat de tous ces pourparlers ; mais je ne doute pas qu’ils aboutissent et qu’une convention en soit la conséquence.



CHAPITRE XIV

Départ de Damentan. — Le guide Fodé. — De Damentan au marigot de Bamboulo. — Itinéraire. — Description de la route. — Le Belancounfo. — Le Raphia vinifera. — Du marigot de Bamboulo au marigot de Oudari. — Itinéraire. — Description de la route. — Rencontre de quatre chasseurs Coniaguiés. — Traces laissées par une troupe d’éléphants. — Le campement de Oudari. — Départ de Oudari. — Passage du marigot. — Les termitières. — Le marigot de Oupéré. — Le marigot de Mitchi. — Belle végétation. — Un pont dans les branches. — Le palmier oléifère (Elæis Guineensis). — Le marigot de Bankounkou. — Nous apercevons le plateau du Coniaguié. — Les lougans. — Frayeur des enfants et des femmes Coniaguiés à mon aspect. — Curiosité des hommes. — Le Bakis. — Iguigni, le premier village Coniaguié. — Karakaté. — Ouraké. — Halte sous un fromager. — Le chef du village, grand-prêtre et gardien du territoire. — Étrange superstition. — En route pour Yffané, la capitale. — Nombreux sentiers, nombreux détours. — Une curieuse escorte. — Arrivée à Yffané. — Halte sous un beau tamarinier. — Le chef Tounkané. — Je suis autorisé à me reposer dans le village Malinké. — Défense à mes hommes et à moi d’entrer dans le village Coniaguié. — Curiosité indiscrète des Indigènes. — Description de la route du marigot de Oudari à Yffané. — Géologie. — Botanique.

21 décembre. — Me voyant bien décidé à mettre mon projet à exécution, Alpha-Niabali n’essaya plus de me faire revenir sur ma décision et s’efforça, au contraire, de me donner tous les renseignements et tous les conseils qu’il jugea indispensables pour la réussite de mon voyage. Il choisit lui-même les hommes qui devaient m’accompagner et me donna pour guide un de ses familiers, nommé Fodé, qui avait habité pendant vingt ans le Coniaguié, où il faisait du commerce. Un fils qu’il avait eu d’une femme du pays, y habitait même encore. Connaissant à fond la région et ses habitants, cet homme pouvait m’être d’une grande utilité. De plus, mon interprète Almoudo ne connaissant pas la langue qui y était parlée, il fut convenu au départ que Fodé, qui en avait une longue habitude, traduirait dans les palabres les paroles que j’adresserais aux chefs. En y comprenant les hommes de Sandia et ceux d’Alpha Niabali, ma caravane ne se composait que de vingt-deux personnes, dont huit seulement étaient armées de vieux fusils de traite à pierre qui, en cas d’attaque, ne pouvaient nous être d’aucune utilité. Pour moi, je n’emportai aucune arme. Il en était de même pour mes hommes. Les préparatifs du départ furent rapidement faits, et à 2 heures 45 de l’après-midi, par une chaleur torride, nous quittâmes Damentan, au grand étonnement de la population entière, sortie de ses cases pour nous voir partir et nous souhaiter un bon voyage. Alpha m’accompagna pendant environ deux kilomètres et, après m’avoir serré la main, retourna au village avec les notables qui l’avaient accompagné.

L’étape, très courte, se fit sans incident. J’avais décidé, du reste, de partir à cette heure-là dans le but unique de quitter le village, car je savais, par expérience, combien il est difficile de réunir ses hommes quand on a séjourné assez longtemps quelque part. La direction générale de la route que nous suivons de Damentan au marigot de Bamboulo, où nous campons, est à peu près Sud-Sud-Est, et la distance qui sépare ces deux points n’est que de 6 kilom. 840. Nous ne retrouvons plus dans cette région les plaines argileuses que nous avons rencontrées dans la partie Ouest du pays de Damentan. Nous longeons d’abord la vallée de Damentan sur une colline de latérite où se trouvent de beaux lougans et que, par une pente douce, nous descendons jusqu’au marigot de Damentan, dont nous traversons à 3 h. 15 m. la première branche. A partir de ce point, le terrain s’élève peu à peu puis s’abaisse brusquement jusqu’à la seconde branche du marigot que nous franchissons à 3 h. 40. Là, nous abandonnons la vallée, nous gravissons la colline qui se voit au Sud du village et qui n’est que le versant Nord d’un vaste plateau ferrugineux, à l’extrémité Sud duquel nous campons près d’un petit marigot qui porte le nom de Bamboulo. Nous y arrivons à 4 h. 20.

A peine sommes-nous arrivés que nos hommes en peu de temps me construisent un confortable gourbi avec des feuilles de rôniers. Il fait une excellente température. Chacun s’arrange du mieux qu’il peut pour passer la nuit, et à huit heures tout le monde dort, car il faut se bien reposer pour l’étape de demain, qui sera longue.

La végétation, dans toute cette vallée de Damentan, est remarquablement belle, et du haut du plateau sur lequel est construit le village on jouit d’un ravissant coup d’œil. Les collines qui enserrent cette vallée sont excessivement boisées. Caïl-cédrats, n’tabas, fromagers, baobabs, palmiers de toutes espèces, parmi lesquelles j’ai reconnu quelques échantillons du Raphia vinifera ou palmier à vin, y abondent, et, dans la vallée, nous trouvons une véritable forêt de Karités de la variété Mana. Les Shees y sont peu abondants. Dans les marigots, coule une eau limpide, claire et d’une délicieuse fraîcheur. Le Belancoumfo (Ceratanthera Beaumetzi Heckel), ce purgatif tænifuge si en honneur dans toute la Haute-Gambie y croît à merveille et en quantité considérable.

Le Raphia vinifera P. de Beauv. est peu commun au Sénégal et au Soudan. Ce n’est guère qu’à partir de la Gambie qu’on commence à le trouver en assez grand nombre. Les indigènes de ces régions et des Rivières du Sud en récoltent la sève qui, légèrement fermentée, donne le « vin de palme » dont ils sont si friands et avec lequel ils aiment tant à s’enivrer. C’est une boisson aigrelette que l’Européen lui-même ne dédaigne pas. Son bois pourrait servir à confectionner de légers meubles.

Belancoumfo[20] (Ceratanthera Beaumetzi Heckel) appartient à la famille des Scitaminées, tribu des Mantisiées. Ce végétal croît un peu partout dans ces régions. Il aime surtout les marigots à eau limpide et courante. C’est un purgatif et un tænifuge énergique. Les indigènes du Soudan et de la Haute-Gambie s’en servent couramment ; mais ils en utilisent principalement les propriétés purgatives. Nous l’avons trouvé en grande quantité dans le Tenda, le Gamon, le Damentan, le Coniaguié, le Niocolo, le Dentilia, et le Badon. Nous en avons également relevé quelques échantillons dans le Tiali, mais en petite quantité. Il est à la côte occidentale d’Afrique ce qu’est le Kousso à la côte orientale. On trouve sur tous les marchés ses rhizômes qui sont seuls employés, et il est connu de toutes les peuplades qui habitent nos colonies du Sénégal, du Soudan et des Rivières du Sud. Les Mandingues de la Gambie le nomment : Belancoumfo ; les Sousous, Gogoferé et Gogué ; les Sosés, Baticolon ; les Mandingos, métis portugais de la Casamance, Cassion ; les Ouolofs, Garaboubiré ; les Malinkés du Soudan, Dialili ; les Bambaras, Baralili ; les Kroumans, Paqué ; les Timnés, Abololo ; les Akous, Bachunkarico ; les Pahouins du Gabon, Essoun ; les Peulhs, les Toucouleurs, les Sarracolés, Dadigogo (nom formé des deux mots dadi (racine) et Gogo, nom proprement dit de la plante. Quoiqu’il en soit, au Soudan, au Sénégal et dans les Rivières du Sud, c’est surtout sous les noms de Belancoumfo et de Dadigogo que ce végétal est le plus connu.

Ceratanthera Beaumetzi Heckel (Belancoumfo) tænifuge et purgatif.
Rameau floral et feuille d’après Heckel (Dessin de A. M. Marrot).

Arrivé à complet développement, cette plante mesure environ un mètre à un mètre cinquante de haut. Elle a absolument l’aspect d’un roseau flexible, qui s’incline facilement dans le sens du courant du marigot où elle croît. Ses feuilles ont environ de 12 à 15 centimètres de long sur 3 à 5 de large. Elles sont d’un beau vert légèrement velouté à la face supérieure. Leur face inférieure est plus pâle et leur nervure médiane y est fortement accusée. Leur pétiole est très allongé et fortement engaînant dans la moitié de sa longueur environ.

Ce végétal présente au point de vue floral un dimorphisme tout particulier. Les fleurs apparentes, d’après les renseignements qui nous ont été donnés, sont d’une belle couleur jaune orangé. M. le Dr Heckel, professeur à la Faculté des sciences de Marseille, qui a étudié ce végétal dans tous ses détails, a reconnu que ces fleurs étaient stériles, et que les fleurs clandestines, cléistogames, étaient seules fécondes.

Le fruit est ovoïde, légèrement allongé, long de 3 à 6 centimètres, à l’état de maturité complète, et de couleur rougeâtre. Il renferme plusieurs graines noirâtres, ovales, ressemblant beaucoup à celles de l’Amomum Melegueta Rosc., que nous avons trouvé en quantité notable dans le Niocolo. Il s’ouvre spontanément quand il est sec. La floraison a lieu en septembre, et les fruits sont mûrs en novembre et décembre. La racine est un rhizôme, dont le diamètre est d’environ un centimètre à un centimètre et demi. Sa couleur est légèrement jaunâtre. Il acquiert de grandes dimensions, prolifère très rapidement, et le lit des marigots du Damentan en est littéralement tapissé. A des distances qui varient de deux à cinq centimètres, il présente des bourrelets assez saillants, d’où émanent les rejets de la plante. Ce rhizôme se casse facilement, et sa chair présente une belle couleur blanche. Cette chair est, de plus, excessivement aqueuse.

Toutes les parties du Belancoumfo exhalent une odeur poivrée très prononcée, qui rappelle beaucoup celle du gingembre. Le rhizôme possède cette odeur à un degré bien plus pénétrant que les feuilles ou les graines. Le goût en est également poivré. On sait que les noirs aiment beaucoup cette saveur. Aussi mangent-ils souvent, surtout dans les régions où il croît un petit fragment de Belancoumfo, pour « se donner la bonne bouche » (sic).

C’est surtout dans les Rivières du Sud, à partir de la Casamance, que les Noirs se servent du Belancoumfo comme tænifuge. Suivant les régions, ils se l’administrent sous forme de décoction, d’infusion ou de macération. Dans la Haute-Gambie, le Bondou, le Soudan et le Sénégal, ce sont surtout ses propriétés purgatives qui sont appréciées. Je dirai même que je n’y ai rencontré que fort peu d’indigènes qui connaissent ses propriétés tænifuges. Voici comment on s’en sert dans ce cas. On peut administrer le rhizôme de Belancoumfo soit à l’état frais, soit sec. Frais, on le mange tel quel. Deux fragments de 10 à 15 centimètres de longueur suffisent pour provoquer une abondante diarrhée. On le coupe encore en petits fragments, de trois centimètres environ de longueur, que l’on met à macérier pendant vingt-quatre heures dans l’eau froide. On décante et on boit environ un verre et demi de cette liqueur après y avoir ajouté un peu de sel. — Si, au contraire, le rhizôme est sec, on le pile et la poudre ainsi obtenue est mise à infuser dans l’eau tiède pendant douze à quinze heures environ. Ceci fait, on décante et l’on boit environ un verre de la liqueur ainsi obtenue après y avoir ajouté un peu de sel. Dans les deux cas, on obtient un effet purgatif violent. La dose de poudre à employer est de soixante à quatre-vingts grammes par litre d’eau.

M. le professeur Schlagdenhauffen, de Nancy, a isolé le principe actif de cette plante. C’est une huile essentielle qui possède à un haut degré les propriétés tænifuges. Il résulte des expériences absolument concluantes faites par MM. Heckel et Dujardin-Beaumetz que vingt gouttes de cette huile enfermées dans une capsule de gélatine et administrées au réveil, suffisent pour provoquer l’expulsion d’un tænia. Il est bon, afin de hâter l’évacuation, d’administrer deux heures après une dose d’huile de ricin.

Le grand avantage de ce tænifuge est de ne provoquer ni nausées, ni vertiges, et d’agir rapidement.

22 décembre. — A trois heures et demie du matin, je réveille tout mon monde et à quatre heures nous nous mettons en route. La nuit a été très bonne et nous avons tous très bien dormi. Malgré l’heure matinale, les préparatifs du départ sont rapidement faits. Les porteurs marchent bien et la route est très belle. Elle parcourt d’abord la partie Sud du plateau sur lequel nous avons campé ; puis par une pente assez raide, nous arrivons dans une petite vallée où nous traversons le marigot de Niantafara à 4 h. 50. Ce marigot est tributaire de la Rivière-Grey. A 6 heures 45, nous traversons le marigot de Filandi, à 7 heures 35 celui de Nomandi, qui forme la séparation entre le pays de Damentan et celui des Coniaguiés. Enfin, à 7 heures 45, nous franchissons le marigot de Talidian sur les bords duquel nous faisons la halte.

Pendant que nous prenions un peu de repos, Sandia aperçut dans la brousse, à gauche de la route que nous suivions, quatre grands gaillards qui s’enfuyaient à toutes jambes dans la forêt. Fodé, le guide que me donna le chef de Damentan, courut aussitôt après eux, les appela, se fit reconnaître et enfin les décida à venir nous rejoindre. C’étaient des Coniaguiés venus dans cette région chasser la grosse bête. En m’apercevant, leur premier mouvement est de reculer ; mais ils s’enhardissent et s’avancent vers moi. Je leur tends la main, malgré toute la répugnance qu’ils m’inspirent. Car, je n’ai jamais rien vu d’aussi sale et d’aussi dégoûtant. Leur taille élevée, leur coiffure et leur costume tout particulier, que nous décrirons plus loin, me prouvèrent que Sandia ne m’avait pas trompé. Je leur souhaite la bienvenue et leur demande de me conduire auprès de leur chef. Ils y consentent volontiers et l’un d’eux même, qui paraissait être supérieur aux autres fit, à ce sujet, une plaisanterie assez intelligente que je tiens à relater ici : A la question que lui posa Fodé, notre guide, il répondit d’un petit air malin : « Nous étions venus ici pour chasser et nous n’avons encore rien tué, mais nous retournerons quand même avec vous, car nous avons trouvé un blanc. C’est la meilleure chasse que nous puissions faire et cela nous portera bonheur ». Ils m’offrirent alors un gigot de biche grillé qu’ils tirèrent d’une peau de bouc de propreté plus que douteuse. Je l’acceptai tout en me promettant bien de ne pas y toucher, et, en échange, je leur fis donner, par Almoudo, quelques poignées de sel. Ce petit cadeau eut l’air de leur plaire beaucoup et ils m’en remercièrent vivement. Je donnai alors le signal du départ. Les Coniaguiés prirent la tête de la colonne, et à 8 heures, nous nous remîmes en marche sous un soleil brûlant. A 8 heures 35, nous traversons un petit marigot que l’on me dit être celui de Poutou-Pata. Nous longeons alors une vaste plaine marécageuse que nous parcourons de l’Ouest à l’Est et à l’extrémité de laquelle on traverse de nouveau, à 9. h. 15, le marigot de Poutou-Pata. Cette disposition m’intriguant beaucoup, car je ne pouvais me figurer qu’à si peu de distance je puisse retrouver le même cours d’eau, Fodé, que j’interrogeai à ce sujet, me tira d’embarras en m’expliquant qu’à peu de distance à l’Est du point où nous avions franchi la première fois ce marigot, il se divisait en deux branches, l’une Ouest et l’autre Est. Cette dernière est de beaucoup plus importante que la première. Elle peut avoir six mètres de largeur environ et un mètre de profondeur à l’endroit où nous l’avons traversée. Pendant la saison des pluies sa largeur triplerait et sa profondeur serait bien plus grande également. Le courant, qui y est à peu près nul en la saison où nous sommes, serait relativement rapide pendant l’hivernage. La branche Ouest est insignifiante. Ce n’est qu’un petit ruisseau bourbeux qui n’a pas plus de deux mètres de largeur. L’espace compris entre les deux branches est un véritable marécage à fond d’argile et couvert de plantes aquatiques.

A une centaine de mètres environ de la branche Est du marigot de Poutou-Pata, le terrain s’élève sensiblement. Par une pente douce de deux kilomètres de longueur environ, on arrive sur un vaste plateau formé d’argiles compactes excessivement boisé et où croît une brousse épaisse. A trois kilomètres du marigot de Oudari, le terrain s’abaisse légèrement et l’on arrive ainsi sur les bords de ce petit cours d’eau où nous devons camper. Il est 11 h. 5 quand nous y arrivons. Cinq cents mètres environ avant de faire halte, nous avions relevé sur la route le passage d’une troupe d’éléphants. Elle devait être nombreuse, à en juger par les traces qu’elle avait laissées. Sur un espace de plusieurs centaines de mètres à droite et à gauche de la route, le sol était absolument bouleversé, des arbres relativement volumineux étaient renversés et l’herbe avait complètement disparu. En voyant tout ce désordre, Almoudo se mit à rire bruyamment. Je lui demandai le motif de cette gaieté qui me surprenait chez un garçon habituellement taciturne et réservé. « Eh ! eh ! me dit-il, l’aphant y en a beaucoup rigolé, va, y a content pour faire bêtises ». J’avoue qu’à cette réponse je ne pus m’empêcher d’éclater de rire moi-même.

L’aspect géologique du terrain que nous avons parcouru du marigot de Bamboulo à celui de Oudari est bien peu différent de celui des terrains que nous avons antérieurement visités. Ce n’est qu’une succession de plateaux argileux et ferrugineux séparés les uns des autres, à peu de distance par de petites vallées marécageuses à sol d’argile où coulent les marigots. Pas la moindre trace de latérite.

Au point de vue botanique, les télis sont peu nombreux, et nous ne trouvons que les essences que nous avons précédemment signalées. Mentionnons particulièrement quelques Karités de la variété Mana, et d’énormes plantes grasses. Les lianes Saba et Delbi y sont excessivement abondantes, et y acquièrent des proportions énormes.

La direction générale du marigot de Bamboulo à celui de Oudari, est Sud-Sud-Est et la distance qui les sépare est de 31 kilomètres environ.

A peine sommes-nous arrivés à l’étape, que les hommes de Damentan et ceux de Sandia me construisent, en peu de temps, sous la direction d’Almoudo, un gourbi fort confortable. Mes quatre Coniaguiés s’en mêlent, et ce ne sont pas les moins actifs ni les plus maladroits. A midi tout est terminé, et chacun s’est construit un petit abri en branchages, pour se garantir des ardeurs du soleil. Notre camp est situé à l’ombre d’un superbe Cail-cédrat, autour duquel s’enroule une liane à caoutchouc, un vrai Saba, énorme et couverte de fruits qui, malheureusement, ne sont pas encore mûrs. Je la saigne dans la soirée, et elle me donne, malgré le vent d’Est, un suc relativement abondant.

La journée se passa sans incidents et sans fatigue et, à la nuit tombante, tout le monde se coucha autour des feux, car la température s’était considérablement refroidie. Pour moi, je m’enroulai dans ma couverture et m’endormis aussitôt.

23 décembre. — La température, un peu froide pour les indigènes qui grelottent littéralement au réveil, est excellente pour moi. Tout le monde a bien dormi. Je fais lever le camp à quatre heures et demie, et à cinq heures nous nous mettons en route. Les porteurs marchent bien, et tous sont animés de la meilleure volonté. A quelques centaines de mètres du campement, nous sommes obligés de traverser le marigot de Oudari, dont les bords sont couverts d’une luxuriante végétation. Le passage est très pénible, car son lit est encombré de branches mortes et de racines. Je suis obligé de descendre de cheval. On fait d’abord passer l’animal, et je suis porté sans accident, sur l’autre rive, par Almoudo et Samba, le palefrenier. L’eau y est peu profonde, 60 centimètres au plus, et la largeur est d’environ 15 mètres.

Ce marigot, comme tous ceux de cette région, est tributaire de la rivière Grey. La végétation se fait de plus en plus maigre à mesure que nous avançons vers le Sud-Est, et, à peine avons-nous traversé le marigot, que nous entrons dans une vaste plaine argileuse, stérile, de plusieurs kilomètres de largeur et littéralement couverte de termitières de toutes formes et de toutes tailles.

Tous les voyageurs qui ont parcouru le Soudan français connaissent ces constructions bizarres qu’élève un peu partout cet industrieux insecte que l’on désigne sous le nom de termite. Il appartient à l’ordre des Névroptères et ressemble au premier aspect à une grosse fourmi blanche dont il a, du reste, les mœurs. On le rencontre partout au Sénégal et au Soudan, où il prolifère avec une rapidité surprenante. C’est assurément un des insectes les plus voraces de ces régions lointaines. Partout et à toutes les époques de l’année, il faut s’en garer, car il s’attaque aussi bien au cuir, à la laine, au bois, etc., etc. Que de fois ne nous est-il pas arrivé, en ouvrant une de nos caisses de provisions, d’y trouver un nid de ces malfaisants animaux. Aussi, lorsqu’on campe dans la brousse, faut-il avoir grand soin de placer sur des pierres assez élevées les objets que l’on veut préserver de leur atteinte. De même, il ne faut pas négliger de suspendre aux branches des arbres voisins ou bien aux montants de son gourbi, ses bottes, guêtres et vêtements ; on risquerait fort, si on ne prenait pas cette précaution, de constater le lendemain, au réveil, des dégâts difficiles à réparer ; car c’est surtout la nuit que le termite commet ses déprédations. Le jour, il se tient caché au fond de sa cellule où l’on n’accède que par un labyrinthe de galeries ingénieusement construites. Il habite par colonies innombrables dans ces édifices bizarres qu’ils savent élever en peu de temps. Il existe deux types principaux de ces étranges constructions ; l’un a absolument la forme d’un énorme champignon à pied volumineux et relativement court. L’autre, tout en hauteur, affecte les formes les plus curieuses. Ce sont de véritables tours avec clochetons, pans coupés et gracieuses aiguilles. Le premier se trouve surtout dans les terrains argileux et le second dans les terrains ferrugineux et à latérite. Les termites qui les habitent semblent appartenir à deux variétés différentes. C’est à l’aide de la terre transportée et enduite par eux d’une sorte de bave gluante, que ces insectes arrivent en peu de temps à élever ces importantes constructions. Ils ne travaillent que pendant la nuit et il est facile de constater le matin ce qui a été édifié par ces infatigables maçons. Au soleil, la bâtisse durcit rapidement et acquiert bientôt la solidité du ciment. Nous en avons vu fréquemment qu’il était difficile d’attaquer à la pioche. Les indigènes se servent de la terre de termitières pour construire des murs et surtout pour fabriquer la sole sur laquelle ils élèvent leurs demeures. Pour cela, on prend des fragments de termitière que l’on pile. Avec le sable que l’on a ainsi obtenu, on confectionne en y ajoutant de l’eau une sorte de mortier qui, lorsqu’il est sec, est excessivement résistant.

A l’intérieur de cet édifice sont creusées des galeries tortueuses et innombrables où se logent les habitants. Au centre, se trouve le chef de la colonie, la reine, qui est toujours plus volumineuse que les autres.

D’après ce que nous venons de dire, on comprendra aisément combien le termite peut causer de ravages dans les murs de nos constructions où l’on n’a pu utiliser la chaux. Toute l’argile qui a servi à les édifier est, en peu d’années, criblée de galeries qui en diminuent considérablement la solidité. Le termite s’attaque également au bois. En peu de temps, il détériore les planchers, les chevrons et nous avons vu des cases de noir s’écrouler parce que les portants avaient été minés par des milliers de ces insectes.

Comme la fourmi, il est migrateur, mais ce n’est que pendant la nuit que les colonies changent de résidence. Quand ces déplacements ont lieu, elles n’oublient rien dans l’habitation qu’elles quittent et elles emportent leurs provisions et leurs œufs. Il n’est pas rare de voir ainsi de nombreuses termitières désertes et abandonnées. C’est la terre de celles-ci que les indigènes emploient le plus volontiers pour leurs constructions.

Un vaste plateau ferrugineux fait suite à cette triste plaine. Il s’étend jusqu’au marigot de Bôboulo que nous traversons à 6 h. 55, et dont le passage, relativement facile malgré la vase, se fait sans accident. A quelques centaines de mètres de là nous franchissons un petit marigot sans importance qui en dépend. Leurs bords sont couverts de beaux bambous qui obstruent la route et dont les jeunes rameaux nous fouettent désagréablement la figure. A partir de ce point la route devient de plus en plus pénible. Les collines et les petites vallées se succèdent sans interruption et le terrain s’élève d’une façon sensible à mesure que nous avançons. Au pied des collines coulent des marigots profonds, à bords à pic et difficiles à traverser. A 8 h. 15 nous franchissons celui de Oupéré. Il est peu large et peu profond, mais sa traversée présente de réelles difficultés. Son lit est encombré de roches excessivement glissantes formées de quartz et de grès ferrugineux et ses bords sont absolument à pic. Ce gué est très pénible à pratiquer pour les animaux et il ne faut avancer qu’avec précaution pour éviter des accidents. La végétation y est puissante et l’on y trouve les belles essences des pays tropicaux. Du marigot de Oupéré au marigot de Mitchi, la route traverse une verdoyante colline à laquelle succède une fertile vallée au fond de laquelle coule ce dernier cours d’eau. A 9 h. 23 nous arrivons sur sa rive gauche. La traversée nous a demandé plus de vingt minutes. Ce marigot est le plus large que nous ayons rencontré depuis la rivière Grey. Il a environ cinquante mètres d’une rive à l’autre au point où nous l’avons franchi. Sa profondeur à cette époque de l’année est à peu près d’un mètre cinquante centimètres. Sa rive droite, absolument à pic, est formée d’argiles excessivement glissantes et sa rive gauche est formée de roches énormes. Au milieu se trouve un petit banc de sables très fins. La profondeur à cet endroit ne dépasse pas trente à quarante centimètres. Son lit est partout ailleurs formé par une couche de vase dans laquelle on enfonce à chaque pas d’une dizaine de centimètres. Ignorant ce détail, je voulus le passer à cheval. Mal m’en a pris, car je m’administrai un bain de pied tel qu’en arrivant sur l’autre bord, je fus obligé de changer de vêtements des pieds à la tête. Pendant la saison des pluies le gué n’est pas praticable. Aussi les indigènes ont-ils construit, pour traverser ce marigot, un véritable pont suspendu qui repose sur les branches des arbres des deux rives et qui n’est formé que de bambous et de branchages solidement liés entre eux mais qui ne reposent au milieu sur aucun pilotis. Il faut être singe ou noir pour s’aventurer sur une semblable construction. J’ai vu avec angoisse plusieurs de mes porteurs le franchir avec leur charge sur la tête. Je n’eus heureusement à regretter aucun accident.

La végétation est sur les bords du marigot de Mitchi remarquable de vigueur et de force. C’est un enchevêtrement de lianes et de végétaux de toutes sortes absolument inextricable. Je n’énumérerai pas toutes les essences que j’y ai reconnues, nous avons déjà décrit la plupart d’entre elles. Je ne citerai que le palmier oléifère dont j’ai vu là le premier échantillon. D’après les renseignements qui m’ont été donnés il serait assez commun dans toute cette région.

Le palmier oléifère ou palmier avoira (Elæis Guineensis Jacq.), est très-rare au Soudan et au Sénégal. On ne commence guère à le rencontrer que dans le bassin de la Gambie, et plus on s’avance dans le Sud, et plus il devient commun. Il se multiplie rapidement, croît spontanément et ne demande aucune culture. Dans les pays de production, il donne deux récoltes par an en mars et en novembre. Chaque pied donne deux ou trois régimes au plus qui portent un grand nombre de fruits. Ces fruits qui ressemblent à de grosses cerises, sont formés par un sarcocarpe fibreux et huileux et contiennent une amande grasse incluse dans un noyau très dur et qui est connue dans le commerce sous le nom d’amande de palme. Ces fruits donnent une huile qui, sous le nom d’huile de palme, est utilisée avec avantage par nos industriels. Voici comment les indigènes la fabriquent. Les fruits mûrs sont jetés dans une fosse de terre entourée d’un petit mur et tapissée de feuilles du végétal. On y verse une quantité d’eau assez considérable pour qu’ils y baignent. Puis on les écrase de façon à en détacher la pulpe. L’opération terminée, on verse encore de l’eau, on agite violemment et à plusieurs reprises. L’huile apparaît alors à la surface en écume rougeâtre. On la recueille dans de grands canaris en terre (sortes de vases) placés sur des brasiers ardents. Elle est alors soumise à une ébullition prolongée puis tamisée ensuite dans un grand vase à moitié rempli d’eau. Le liquide ainsi obtenu est alors écrémé et c’est l’huile de palme du commerce.

Cette huile est d’un beau jaune orangé. Elle exhale une odeur très agréable d’iris ou plutôt de violette. Elle rancit rapidement au contact de l’air. Elle a une saveur douce et se solidifie au-dessous de 30°. On la désigne alors sous le nom de Beurre de palme. Les indigènes de la Haute-Gambie lui donnent en langue mandingue le nom de N’té N’toulou. Elle sert à assaisonner certains mets qui ne sont pas à dédaigner.

De l’amande du palmier oléifère, on extrait également une matière grasse solide, qui peut servir, quand elle est fraîche, aux mêmes usages que le beurre. Les indigènes ne l’utilisent pas. L’huile et les amandes de palme donnent lieu, en Gambie, dans les Rivières du Sud et sur toute la côte occidentale d’Afrique, depuis Sainte-Marie-de-Bathurst, à des transactions commerciales relativement importantes.

Du marigot de Mitchi au marigot de Bankounkou, la route ne présente aucune difficulté. Elle traverse un plateau absolument stérile et dénudé qui se termine au S.-S.-E. par une pente douce qui vient mourir sur la rive droite du marigot. Nous le traversons à 10 h. 30. Il est peu large, dix mètres au plus, et il y coule toujours une eau limpide et claire sur un lit formé de petits cailloux de quartz fortement colorés en rouge par de l’oxyde de fer. J’y fais une halte de quelques minutes pour permettre aux hommes de s’y désaltérer.

Peu après, nous gravissons une petite colline formée de quartz et d’argiles et nous arrivons sur un plateau formé de conglomérats ferrugineux et de latérite. Tout ce plateau n’est qu’un vaste et beau lougan de mil, arachides, etc., etc., où nous trouvons bon nombre de travailleurs occupés à la récolte. Ils portent tous cet étrange costume national qui a le don d’exciter l’hilarité de mes hommes, de Gardigué, mon petit domestique, et de Samba, mon palefrenier tout particulièrement. Appuyés sur leur long fusil à pierre, ils nous regardent curieusement passer sans manifester la moindre crainte. Mais il n’en est pas de même des femmes et des enfants. Ma vue seule a le privilège de les effrayer. Elles s’enfuient à mon approche en entraînant leurs petits et ce ne sont pas leurs vêtements qui retarderont leurs courses, car elles sont absolument nues. Au lieu de se réfugier au fond des cases du village de culture, nous les vîmes grimper agilement dans les arbres. Samba rit aux éclats en voyant cette gymnastique et il caractérise exactement en deux mots cette retraite burlesque : « Femmes Coniaguiés y a même chose Golo » (golo signifie singe). J’avoue que cette comparaison était absolument exacte. De là et à peu de distance, nous traversons une petite colline peu élevée, mais excessivement raide, d’où l’on a une vue splendide qui rappelle, mais en mieux, celles que l’on a dans le Konkodougou et le Diébédougou (Bambouck). A nos pieds s’étend une grande et belle vallée couverte de beaux arbres verdoyants et touffus. De loin je reconnais de superbes palmiers, de gigantesques rôniers, d’énormes n’tabas. C’est, en un mot, la végétation luxuriante des tropiques avec sa fraîche et éternelle verdeur. Du point où nous sommes on me montre à l’horizon une colline relativement élevée, au sommet de laquelle se dressent de magnifiques rôniers. Cette colline n’est que le versant Nord-Nord-Ouest du vaste plateau du Coniaguié. Encore quelques kilomètres et je serai enfin dans ce pays dont le nom seul excitait tant ma curiosité. Je pourrai voir ses sauvages habitants et étudier leurs coutumes et leurs mœurs. Ce ne fut pas sans une certaine émotion, je dirai plus, sans une certaine appréhension que je m’engageai dans l’étroit sentier qui y conduit, car je me posais cette éternelle question que se sont toujours adressée ceux qui ont voyagé en Afrique, en arrivant devant un village inconnu : « Comment serai-je reçu ? » Ce n’est certes pas la crainte qui dicte au voyageur une semblable réflexion. Quand on s’aventure dans ces régions inexplorées, quand on marche vers l’inconnu, on a fait depuis longtemps le sacrifice de sa vie. Mais des considérations plus élevées viennent vous assaillir et au moment de toucher au but on se demande si quelque malencontreux hasard ne viendra pas entraver le succès du voyage.

A travers les conglomérats qui couvrent le terrain à droite et à gauche de notre route, je pus constater la présence de nombreux échantillons d’une Ménispermée fort commune au Sénégal dans la province du Cayor et que je n’ai guère reconnue au Soudan que dans les environs de Kayes, non loin du petit village de Goundiourou. C’est le Tinospora Bakis Miers[21]. On trouve ses racines dans toutes les officines des marchands indigènes sur les marchés de Saint-Louis, Dakar, Gorée et Rufisque. Les noirs utilisent ses propriétés toniques, diurétiques et fébrifuges. Ils l’emploient surtout contre la fièvre bilieuse simple ou rémittente à laquelle ils sont aussi sujets que l’Européen. Ils en font des décoctions, des macérations, et son usage est particulièrement fréquent chez les peuples d’origine Ouolove et Sérère.

C’est par une pente douce que l’on arrive sur le vaste plateau du Coniaguié, et à peine y avons-nous fait deux kilomètres que nous apercevons sur notre gauche le premier des villages de cette étrange peuplade. C’est Iguigni.

Iguigni est un gros village d’environ 600 habitants. Sa population est formée de Malinkés musulmans, émigrés du Ghabou lors de la conquête de ce pays par Moussa-Molo, et de Coniaguiés. Nous décrirons plus loin la façon dont sont construites les cases de ces derniers. Quant au village Malinké, nous n’en dirons rien que nous ne sachions déjà. Il est 11 heures quand nous y passons. Il fait une chaleur torride et le vent du Nord-Est balaie de sa brûlante haleine ce plateau relativement élevé.

Karakaté. — A un kilomètre d’Iguigni, nous laissons encore à gauche, à cinq cents mètres environ de la route, le village de Karakaté, dont la population, uniquement composée de Coniaguiés, s’élève à environ 600 habitants. Les cases y sont fort espacées les unes des autres et les intervalles sont plantés de tabac, tomates, etc., etc. Les habitants, assis devant la porte de leurs cases, le fusil entre les jambes, nous regardent curieusement passer. Beaucoup d’entre eux nous suivent et se joignent à ma caravane. Ils sont plus surpris qu’effrayés, et rien dans leurs gestes ou leur attitude ne peut nous faire redouter de leur part la plus petite hostilité.

A 11 heures 23, il nous faut nous arrêter au village de Ouraké. Ouraké est un gros village de 800 habitants environ. Sa population est formée de Peulhs, de Malinkés et de Coniaguiés. Il est situé à 200 mètres environ de la route. C’est là que réside le chef qui est chargé de veiller à la sécurité de cette partie de la frontière et qui donne ou refuse aux voyageurs l’autorisation de séjourner sur le territoire Coniaguié. Avant de se prononcer il lui faut auparavant consulter l’oracle, et comme cela demandera quelque temps nous faisons la halte sous un beau fromager où nous sommes bientôt entourés par les indigènes dont le nombre augmente à chaque instant. Je profite de ce repos pour demander à Fodé en quoi consiste la pratique à laquelle se livre le chef pendant que nous l’attendons. Il me dit alors qu’il va tuer un poulet, l’éventrer ensuite et que c’est dans ses entrailles qu’il verra si nous venons dans le pays avec de bonnes ou de mauvaises intentions et s’il doit nous en accorder l’entrée ou nous faire rebrousser chemin. Mon guide finissait à peine son récit que le chef parut à la porte de sa case et s’avança vers notre groupe. De taille élevée, barbe et cheveux grisonnants et les bras chargés de bracelets en fer et en laiton, il peut avoir 60 à 65 ans. Il s’assit en face de moi, me souhaita le bonjour et me demanda ce que je venais faire dans le pays. Sans doute que mes réponses le satisfirent, car il me déclara que je pouvais aller à Yffané, la résidence du chef du pays, mais pas ailleurs, et qu’il me donnait pour m’y conduire le courrier que j’avais expédié de Damentan. Il ajouta d’un air entendu qu’il savait bien que je ne venais pas au Coniaguié pour leur faire du mal et qu’au contraire, je ne leur dirais et ne leur apporterais que de bonnes choses. Je n’eus pas de peine à comprendre ce qu’il voulait par là et je lui fis immédiatement donner par Almoudo environ 5 kilogs. de sel et une poignée de belle verroterie, présent auquel il fut très sensible et dont il me remercia à plusieurs reprises. Nous allions nous remettre en route lorsqu’arriva le jeune fils que Fodé avait eu dans ce pays d’une femme Coniaguiée à l’époque où il y faisait le métier de dioula. C’était un jeune homme de dix-huit ans environ, grand, fort bien découplé et portant le costume coniaguié. Il ne manifesta, du moins extérieurement, aucune joie de revoir son père. Il n’en fut pas de même de Fodé, qui fut tout heureux de me le montrer et de le retrouver. Tout cela ne m’étonna guère, car je savais depuis longtemps combien le noir était peu expansif et aime peu à faire parade de ce qu’il ressent.

Dès que le vieux chef d’Ouraké nous eut déclaré que nous pouvions nous rendre à Yffané, nous nous remîmes en route. Cent cinquante ou deux cents guerriers Coniaguiés nous escortent et rien n’est curieux à voir comme cette compagnie d’hommes presque nus, le fusil sur l’épaule, se pressant sous les pieds de mon cheval pour mieux me voir. Je n’eus dans ce voyage d’Ouraké à Yffané qu’à me plaindre de leur importune curiosité. Peu après avoir quitté Ouraké, nous nous dirigeons vers le S.-S.-O., mais nous ne tardons pas à revenir à l’Est. La route est très belle, littéralement couverte partout d’un sable très fin de latérite. Elle traverse de beaux lougans et je constate que les argiles font presque absolument défaut. Nous croisons à chaque instant d’autres routes qui sillonnent en tout sens le plateau. C’est un véritable dédale dans lequel il nous eut été difficile de nous reconnaître si nous n’avions pas eu un guide pour nous conduire. Pendant le trajet relativement court qui sépare Ouraké d’Yffané, le Coniaguié qui nous menait au chef du pays nous fit fréquemment changer de direction. Etait-ce pour nous dépister, je l’ignore. Toujours est-il que lorsque je lui fis demander par Fodé les motifs de ces brusques tours et détours, il répondit qu’il agissait ainsi pour me faire éviter les endroits dangereux. Il ne fallait pas passer par ci parce que les chevaux mourraient immédiatement, il ne fallait pas s’aventurer par là parce que cela aurait nui à la bonne réussite de notre voyage. Cet autre endroit ne pouvait être foulé par les sabots de nos chevaux parce qu’un chef y était enterré et que personne autre que ses frères ne pouvaient parcourir ces lieux sans s’exposer aux plus grands dangers. D’après son dire, il y aurait ainsi dans tout le Coniaguié des endroits funestes aux voyageurs ignorants ; il est vrai qu’il en est aussi qui leur sont propices. Enfin à midi trente, par une chaleur étouffante et une brise de Nord-Est brûlante et intolérable, nous arrivons devant Yffané, capitale du Coniaguié et résidence du roi qui le gouverne. Notre guide va lui annoncer notre arrivée et nous dit, en attendant, de nous asseoir sous un beau tamarinier qui est l’arbre à palabres du village. Peu après, nous le voyons s’avancer vers nous suivi de plusieurs de ses notables. C’est un homme de cinquante ans environ, grisonnant et de taille élevée. Rien dans son costume ne le distingue de ses congénères, et il est tout aussi nu, tout aussi sale que le moindre de ses sujets.

Je n’ai jamais vu être humain plus abruti, si tant est que l’on puisse donner le nom d’hommes à ces primates qui ne se distinguent du singe que par leur langage articulé. C’est à peine s’il nous souhaite la bienvenue. Je lui expose en peu de mots ce que je viens faire dans son pays, et lui demande de m’y laisser résider. A cela, il me répondit que je pouvais rester et aller camper dans un petit village de Malinkés musulmans, situé à deux cents mètres environ de l’endroit où nous nous trouvions alors, et il ajouta qu’il désirait que ni moi ni mes hommes n’entrions dans le village Coniaguié. Enfin, à une heure, nous pouvons nous installer dans notre campement et nous sommes cordialement reçus par notre hôte, marabout Malinké, que Sandia connaissait depuis longtemps déjà. Peu après notre arrivée, la cour dans laquelle se trouvait la case que j’habitais, était absolument envahie par les curieux. Hommes, femmes, enfants, tous plus ou moins nus, tous aussi sales et aussi dégoûtants, se pressent devant ma porte. Je ne puis la tenir fermée ; car elle est immédiatement ouverte si j’essaie de me soustraire à leurs regards indiscrets, et je suis obligé de faire ma toilette au milieu de tout ce peuple. Quelques-uns plus hardis pénètrent jusque dans ma case, me saluent, s’asseoient, regardent et s’en vont. J’ai beau leur faire répéter par Fodé que j’ai besoin d’être seul, rien n’y fait, et le défilé des visiteurs continue. Je ne puis m’en débarrasser qu’en leur faisant dire que je vais dormir. Ils sortent bien de la case, mais restent devant la porte qui doit demeurer ouverte. J’étais à peine installé sur mon lit de camp pour prendre après mon déjeuner un peu de repos, que le chef du pays vint me visiter. Tout en mangeant, j’avais interrogé notre hôte (diatigué), à son sujet. Il m’apprit qu’il se nommait Tounkané. On juge de sa surprise quand je l’appelai par son nom et lui dit de s’asseoir. Alors commença avec lui, par l’intermédiaire d’Almoudo et de Fodé, une de ces longues conversations au cours de laquelle il me fallut répondre à ses mille questions, toutes plus ou moins enfantines. Le plus petit et le plus insignifiant des objets dont je me servais, excitait sa curiosité et aussi son envie. Un couvert en ruoltz, surtout, le ravissait et il me demanda de lui en faire cadeau pour fabriquer des bracelets pour lui et ses femmes. Cela ne me gênant pas le moins du monde, car j’en avais de rechange, j’accédai à son désir, et pour que pareil fait ne se renouvelât pas, ce qui aurait pu m’embarrasser, je ne me servis plus pendant le reste de mon séjour à Yffané que de fourchettes et de cuillers en fer. Mais ce qui l’étonna et aussi l’effraya le plus, ce fut de me voir allumer ma cigarette avec une allumette. Pendant mon séjour à Mac-Carthy j’avais fait une ample provision de Suédoises, car j’avais appris, par expérience, combien elles sont précieuses dans la brousse, et à Yffané j’en avais emporté quelques boîtes, laissant la plus grande partie à Damentan. Tout en causant avec Tounkané, j’en demandai une à Almoudo et l’allumai négligeamment sur la boîte. En voyant jaillir ainsi la flamme, Tounkané, effrayé, se leva précipitamment et voulut sortir de ma case en criant qu’il ne voulait pas qu’un homme qui « portait ainsi le feu dans sa poche » reste plus longtemps dans son pays. Il fallut que notre hôte lui expliquât l’emploi de ces petits morceaux de bois et pour calmer sa frayeur lui déclara qu’il pourrait aisément en faire autant. Je lui en donnai une boîte de suite et il fut ravi de voir que lui aussi pouvait porter le feu dans sa main, car de poche il n’en avait point. Son costume était trop primitif pour cela.

Il me fallut lui expliquer en détail ce que je venais faire dans le Coniaguié. Sans doute que mes réponses le satisfirent, car il me demanda de répéter le lendemain dans un grand palabre auquel il convierait tous les chefs du pays, ce que je venais de lui dire. Je le lui promis et il se retira sur ces mots, à la nuit tombante. Peu après, il m’envoya un bouc pour mes hommes et pour moi, deux de ces beaux poulets, dont Sandia m’avait tant parlé, mais pas le moindre couscouss et pas le plus petit grain de mil, et, si notre hôte n’en avait pas donné à ma troupe, mes compagnons se seraient couchés sans manger. Ce fut également à la générosité de ce brave homme que nos chevaux durent d’avoir une maigre ration de paille d’arachides et de mil. De mon côté, je ne voulus pas être en reste avec Tounkané et je lui fis aussitôt porter quelques bouteilles de gin qui lui firent le plus grand plaisir.

Je pus enfin sortir un peu et visiter les environs, mais je dus rentrer bientôt au logis, car j’étais absolument obsédé par les curieux qui m’entouraient de toutes parts. Heureusement que de ma case je pouvais parfaitement voir le village Coniaguié et, bien qu’il me fût interdit de le visiter, me faire une idée de son importance ainsi que de la façon dont il était disposé.

Yffané ou Youffané est un gros village de 1200 habitants environ. Sa population est uniquement formée de Coniaguiés. Il m’a paru bien entretenu, du moins autant que j’ai pu en juger, ses cases m’ont semblé en bon état. Au centre se trouvent celles du chef, elles sont construites au milieu d’un carré parfait dont les quatre côtés sont formés par des cases bien alignées où habitent les jeunes gens non mariés du village qui lui forment, pour ainsi dire, une sorte de garde particulière. Ces cases sont très rapprochées les unes des autres, elles n’ont qu’une seule porte qui regarde les derrières de la case voisine de façon à ce que l’on ne puisse voir d’une habitation ce qui se passe dans l’autre. Il est absolument ouvert et ne possède aucun système de défense, ni tata, ni sagné. Il est entouré de beaux lougans de mil, arachides, etc., etc., et a, en résumé, un aspect gai qui contraste étrangement avec la tristesse des villages fortifiés des pays Malinkés et Bambaras.

Non loin d’Yffané, à quelques centaines de mètres au plus, se trouvent trois villages Malinkés peu importants que l’on désigne sous le nom de Yffané-Maninka-Counda (village Malinké d’Yffané en langue Mandingue de la Haute-Gambie). Ces villages ne diffèrent en rien des autres villages Malinkés dont nous avons parlé dans le cours de ce récit.

La route du marigot de Oudari à Yffané présente une curieuse disposition de terrain. Ce n’est qu’une succession de plateaux entrecoupés par de petites vallées où coulent de clairs marigots. Le terrain s’élève progressivement jusqu’au plateau du Coniaguié. Le baromètre baisse au fur et à mesure que l’on avance. Au point de vue géologique, des argiles compactes dans les vallées. Les collines et les plateaux sont formés de quartz, de grès et de conglomérats ferrugineux. La roche s’y montre partout à nu. La latérite n’apparaît qu’aux environs du Coniaguié et le plateau sur lequel sont construits les villages est uniquement formé de cette espèce de terrain.

Au point de vue botanique, quelques rares bambous maigres et rachitiques sur les plateaux. Dans les vallées, au contraire, végétation riche : rôniers, légumineuses, n’tabas, caïl-cédrats, etc., etc. Le plateau du Coniaguié présente encore de nombreux échantillons de Karités. Les deux variétés Shee et Mana y sont également communes. Enfin, nous y trouvons encore, entre autres végétaux importants, de beaux spécimens de lianes à caoutchouc (Saba et Delbi). Les fromagers et les tamariniers y sont également très communs et y atteignent d’énormes proportions.

Du marigot de Oudari à Yffané, la route suit une direction générale S.-S.-E., et la distance qui sépare ces deux points peut être évaluée à environ trente-trois kilomètres.

A nuit close, tous les visiteurs regagnèrent le village Coniaguié. Je pus dîner en paix et me coucher vers huit heures du soir. Mais je dus laisser ouverte la porte de ma case, et des hommes armés montèrent, pendant toute la nuit, une garde active dans la cour qui la précédait.



CHAPITRE XV

Séjour à Yffané. — Deuxième journée. — Tam-tam. — Chiens. — Chacals. — Cris bizarres dans le village. — Étrange coutume. — Nombreux visiteurs. — Visite de Tounkané. — Grand palabre. — Pas de vivres. — Cordiale et généreuse hospitalité des Malinkés. — Tounkané me demande en cachette une bouteille de gin. — Abondance du gibier dans les environs d’Yffané. — Troisième journée. — Nombreuses visites de dioulas Malinkés établis dans le pays. — Les pintades. — Tounkané me fait cadeau d’un bœuf. — Je puis enfin me procurer un peu de mil et de fonio. — Refus de Tounkané de me donner des porteurs pour retourner à Damentan. — Dans la soirée il me promet de m’en donner le lendemain matin. — Il enverra deux délégués à Nétéboulou pour s’aboucher avec le commandant de Bakel. — Heureux résultat de mon voyage. — Départ d’Yffané. — Tounkané me donne deux guides, mais pas de porteurs. — D’Yffané au marigot de Oudari. — Campement à Oudari. — Inquiétudes de Sandia. — Arrivée de quatre Coniaguiés qui font route avec nous. — Du marigot de Oudari à Damentan. — Les antilopes. — Les sangliers. — Arrivée à Damentan. — Joie d’Alpha-Niabali de me revoir. — Récit de Sandia et d’Almoudo. — Ils m’apprennent les dangers que nous avons courus au Coniaguié.

24 décembre. — Nous avons tous passé une excellente nuit. Nous en avions bien besoin : car après l’étape et la journée d’hier, nous étions absolument exténués. Pour moi, j’ai très bien reposé, malgré les chiens, les chacals et le tam-tam. Hier soir, à peine Tounkané m’eût-il quitté, que commença dans le village coniaguié, un vacarme épouvantable. On s’y enivra avec le gin que j’avais donné au chef, et la population entière se livra à un tam-tam effréné qui se prolongea fort avant dans la nuit. Les chiens se mirent de la partie et aboyèrent jusqu’au lever du jour, surexcités par la présence de nombreux chacals qui, chaque nuit, viennent rôder autour des cases en poussant des hurlements furieux et aigus. Les hyènes elles-mêmes nous firent visite et un de ces répugnants animaux s’aventura même jusque dans la cour de ma case. Pendant plusieurs heures, leurs glapissements lugubres se firent entendre et tinrent mon brave Almoudo éveillé durant la plus grande partie de la nuit. Pendant tout notre séjour au Coniaguié, ce brave serviteur ne dormit jamais que d’un œil, et nuit et jour, avec Sandia, il veilla à ma sécurité avec un soin jaloux.

Des cris bizarres au commencement de la nuit et assez espacés frappèrent plusieurs fois mon oreille avant que je m’endorme. Intrigué, j’en demandai la cause à Sandia et à Almoudo qui, l’ignorant, interrogèrent à ce sujet notre hôte. Je les vis revenir en riant aux éclats et quand je leur demandai le motif d’une si grande hilarité ils me répondirent : « Coniaguié y en a gueulé comme ça parce que y a bien content avec son femme ». Je n’eus pas de peine à comprendre ce qu’ils voulaient dire et ce détail de mœurs est un des plus curieux que j’aie jamais enregistrés. Je le recommande tout particulièrement aux méditations des ethnologistes.

Dès le point du jour, je suis littéralement assailli par une bande de curieux. Ils pénètrent de force dans ma case, et je suis obligé de mettre un de mes hommes en faction, à ma porte, pour être un peu chez moi. Mais il me faut la laisser ouverte. De temps en temps un curieux passe la tête par l’ouverture, me regarde d’un air ahuri et se retire pour faire place à un autre.

J’étais assis à ma table occupé à rédiger mes notes, lorsque tout-à-coup, j’entendis au dehors de grands cris accompagnés d’éclats de rire. Je sortis aussitôt et je devinai de suite les motifs de toute cette gaieté en voyant un grand gaillard de Coniaguié qui s’astiquait à tour de bras la poitrine et les cuisses à l’aide de ma brosse à souliers. Voici comment cela était arrivé. J’avais rapporté de Mac-Carthy quelques boîtes de cirage, et, arrivé à l’étape, mon petit domestique Gardigué avait pour fonction spéciale de nettoyer mes bottes. Assis devant ma porte, il se livrait à cet exercice en présence de nombreux curieux qui le regardaient, bouche béante, procéder à ces soins de propreté. Mais où leur stupéfaction fut au comble, ce fut lorsqu’ils virent Gardigué, après avoir étendu le cirage, le faire luire à l’aide de la brosse ad hoc. L’un d’eux, plus hardi que les autres, lui fit demander par Fodé de lui prêter un instant ce curieux instrument. Ce à quoi mon domestique consentit non sans difficultés. Notre Coniaguié prit la brosse avec précautions, l’examina attentivement et se mit à se frotter vigoureusement, espérant sans doute obtenir sur son cuir le brillant qui l’avait tant émerveillé. Ce fut à ce moment que j’arrivai. Le résultat se faisant attendre, j’entendis mon loustic de gamin lui dire que pour faire luire sa peau il faudrait au préalable l’enduire de cirage. Notre homme ne voulut pas se soumettre à l’expérience. Je l’ai beaucoup regretté.

Vers neuf heures du matin, Tounkané vint me rendre visite. Je me plains de ce que mes hommes n’aient rien eu hier à manger et lui déclare que s’il ne veut pas me procurer le mil et le fonio qui m’est nécessaire pour les nourrir, je me verrai forcé de partir. Il me promet de s’en occuper, mais me déclare aussi qu’il n’y aurait rien d’étonnant s’il ne pouvait pas réussir, car il ne peut pas forcer les gens à me vendre leurs denrées s’ils ne voulaient pas. Or, je savais pertinemment que le village regorgeait absolument de tout ce dont j’avais besoin. Il est venu me saluer, dit-il, me demander comment j’avais passé la nuit et m’annoncer que tous les chefs du pays sont réunis sous l’arbre à palabre, en dehors du village Coniaguié, ce même tamarinier sous lequel je l’ai attendu hier, et qu’ils m’attendent. Je m’y rends aussitôt sans armes, selon mon habitude, et accompagné d’Almoudo, de Sandia, Fodé et Mandia, le frère du chef de Son-Counda. Les hommes de Sandia y étaient déjà arrivés et, munis de leurs vieux fusils à pierre, s’étaient répandus dans la foule. Mais leur présence eût été bien inutile et ils n’auraient rien pu faire au cas où nous eussions été attaqués par les deux ou trois cents guerriers qui nous entouraient.

Je m’asseois sur mon pliant que m’a apporté Gardigué au pied de l’arbre. Sandia et Mandia sont auprès de moi ainsi que Fodé et Almoudo. Tounkané est en face de moi, à cinq mètres environ, et les chefs et leurs guerriers forment le cercle autour de nous. Après les avoir tous salués, je leur expose ce que les Français font pour leurs amis et tout l’avantage qu’ils auraient à « être avec nous ». De ce fait, ils pourraient être certains que Moussa-Molo et le Fouta-Djallon les laisseraient tranquilles chez eux et ne viendraient plus les attaquer. Nous ne voulions point prendre leurs terres, car ils savaient bien que nous en avions assez partout, et la meilleure preuve que je n’étais pas venu dans leur pays avec l’intention de leur nuire, c’était qu’ils pouvaient s’assurer que je n’avais pas de fusil et pas un seul soldat. Or, ils n’ignoraient pas que nous en avions beaucoup. Nous ne demandions qu’une seule chose, en échange de la protection que nous leur donnerions, c’est qu’ils laissent nos dioulas faire chez eux leur commerce en toute liberté, qu’ils les défendent, contre les voleurs et que si les blancs venaient dans leur pays, ils y soient reçus en amis et puissent s’y établir.

Mon petit discours, qu’Almoudo traduisait en Mandingue et que Fodé répétait en langue Coniaguiée, produisit le meilleur effet. J’eus à peine terminé qu’un vieux chef se leva et cria à tue-tête que j’avais dit de bonnes paroles et que j’étais un bon homme. Tounkané me répondit qu’il savait bien que je n’étais pas venu pour leur faire du mal, qu’il avait appris que partout où j’étais passé je n’avais porté préjudice à personne. J’avais eu raison de ne pas emmener de soldats avec moi, car si j’en avais eu un seul avec son fusil, je ne serais jamais entré dans le Coniaguié, il m’aurait arrêté au marigot de Nomandi qui sépare, comme nous l’avons dit plus haut, son pays de celui de Damentan. Ils seront contents d’être nos amis, à condition que nous l’aidions à battre Tierno-Birahima, un chef de colonne du Fouta-Djallon, qui se trouvait à N’Dama, au Sud du Coniaguié, et qui était venu l’attaquer dernièrement sans motifs. Il l’avait bien repoussé et battu à plate couture, mais il avait été attaqué et il voulait se venger.

Je lui répondis que je ne pouvais lui accorder cela de suite, que cela ne me regardait pas, je n’étais venu chez eux que pour savoir s’ils voulaient être nos amis et que pour régler toutes ces conditions, il n’avait qu’à envoyer deux de ses notables à Nétéboulou ou à y aller lui-même. Là, ils trouveraient le commandant de Bakel qui avait tout pouvoir pour faire « un papier avec eux », et pour arranger leurs affaires.

Ces propositions furent acceptées et il fut entendu qu’il enverrait deux de ses notables pour régler à Nétéboulou toutes ces affaires avec le commandant de Bakel qui y devait venir incessamment. Tounkané ajouta même que ce seraient son propre fils et son frère qu’il chargerait de cette mission. Enfin, au moment de nous séparer, je lui promis que j’écrirais au commandant pour le mettre au courant de tout. Chose que je ne manquai pas de faire en arrivant à Damentan.

Quand tout fut bien convenu entre nous, je me retirai, non sans avoir serré la main à tous les chefs présents, et les laissai délibérer entre eux et causer avec Sandia. Ce palabre n’avait pas duré moins de trois heures et il était midi quand je regagnai mon logis, enchanté d’avoir obtenu si rapidement un tel résultat.

Tounkané n’a pas tenu sa promesse et mes hommes n’ont absolument rien à manger. Il nous faut encore avoir recours à l’obligeance des Malinkés. Mon hôte heureusement a tout prévu et il a fait fabriquer pour mon personnel un excellent couscouss. Je l’interrogeai longuement sur cette façon de procéder des Coniaguiés à mon égard, et il me déclare que cela ne l’étonne nullement, car ils ont l’habitude de ne jamais rien donner ni vendre aux voyageurs et que c’est toujours chez eux qu’on vient camper. Cette particularité m’a toujours frappé, car, en général, au Soudan, l’hospitalité la plus large et la plus généreuse est toujours donnée aux voyageurs. Cette peuplade fait, sous ce rapport, exception, et diffère absolument de toutes celles que nous avons visitées jusqu’à ce jour. Grâce aux Malinkés nous n’eûmes pas trop à souffrir des privations que nous auraient imposées l’avarice et la sauvagerie des Coniaguiés. Aussi en partant fis-je à notre diatigué (hôte) un superbe cadeau qui le dédommagea amplement de toutes les dépenses qu’il avait pu faire pour nous.

Je prenais sur mon lit de campagne un peu de repos quand vers deux heures de l’après-midi arriva Tounkané absolument ivre-mort. Almoudo eut toutes les peines du monde à l’empêcher d’entrer, et il ne se retira que lorsqu’il fut bien certain que je dormais. Il s’en assura lui-même et vint me regarder de si près que je sentis son haleine empestée de gin sur mon visage. Je ne bougeai pas et il s’éloigna en disant qu’il reviendrait plus tard, car il voulait absolument me voir puisque j’étais son ami.

A cinq heures du soir, je le vis arriver de nouveau, dégrisé, mais absolument abruti. Nous causâmes amicalement pendant quelques instants, et entre autres choses me promit de me donner tous les hommes dont j’aurais besoin pour m’accompagner et porter mes bagages à Damentan.

Pendant que nous devisions ainsi, un homme entra tout-à-coup dans ma case et vint lui dire qu’un énorme Koba (variété d’Antilope) paissait tranquillement non loin du village. Il dépêcha immédiatement plusieurs chasseurs à sa poursuite. Je lui demandai alors si ces animaux étaient communs dans les environs. Il me répondit qu’il y en avait tant que souvent ils s’aventuraient, surtout pendant l’hivernage, jusque dans l’espace restreint qui séparait le village Coniaguié du village Malinké et qu’ils y en avaient fréquemment tué. Il fit alors sortir tous ceux qui l’avaient accompagné, et, à voix basse, il me dit qu’il avait quelque chose à me demander. Intrigué, je lui dis de parler. Il me raconta alors que, hier soir, les hommes du village avaient bu toute la caisse de gin que je lui avais donnée et qu’il ne lui en était rien resté. Il me priait de lui en donner une bouteille pour lui. J’accédai immédiatement à son désir, et lui en fis remettre une par Almoudo. Il s’en empara vivement, la cacha sous la loque qui lui servait de boubou et s’enfuit aussitôt vers le village comme un voleur. Il dut lui faire de nombreuses caresses, car je ne le revis pas de la journée.

Dans la soirée, je sortis un peu pour me reposer et j’emportai mon appareil à photographier. J’avais l’intention, puisqu’il m’était interdit de visiter le village Coniaguié, d’en prendre un cliché. Je dus y renoncer, car j’avais à peine disposé mon instrument que je fus entouré par tous les guerriers qui m’avaient suivis et qui m’intimèrent l’ordre de remporter le tout dans ma case. Ils croyaient que c’était un canon, et, malgré tout ce que purent leur dire Sandia, Almoudo et même le marabout Malinké chez lequel j’étais logé, je dus me soumettre et rentrer au logis. J’étais absolument furieux.

Le reste de la journée se passa sans incidents, et je me couchai à la nuit tombante, fatigué et exaspéré par tous les visiteurs qui n’ont cessé de m’assaillir tout le jour de leurs indiscrétions.

25 décembre. — La nuit s’est très bien passée et, sans les chiens et les chacals, j’aurais très bien dormi. Fréquemment, j’entendis les cris étranges qui m’avaient tant intrigué hier et Almoudo ainsi que le vieux Samba, mon palefrenier, m’avouèrent au réveil qu’ils en avaient beaucoup « rigolé » pendant la nuit (sic). Dès le point du jour, ma cour est envahie par les visiteurs et les curieux. Je n’ai pas besoin de dire que, comme la nuit précédente, je fus gardé à vue par un poste de Coniaguiés en armes, et que je dus laisser ma porte grande ouverte. La même comédie qu’hier recommence et elle durera toute la journée. Je remarque que les hommes armés sont beaucoup plus nombreux. Il en est venu de tous les villages environnants, me dit mon hôte, mais rien dans leur attitude ne me fait craindre quoi que ce soit de leur part. Ce sont des curieux, voilà tout, qui veulent voir cet étrange animal qu’on appelle un blanc. Tounkané vient me voir plusieurs fois dans la matinée, mais il m’est impossible d’en rien tirer, il est absolument ivre-mort et incapable de parler.

Une petite querelle de ménage entre le vieux Samba et sa femme vint à propos à ce moment-là me permettre de me débarrasser de cet insupportable ivrogne. Je m’empressai de le congédier. Voici ce qui était arrivé. Depuis notre départ de Kayes, le vieux Samba, sa femme et le cuisinier s’étaient liés de la plus étroite amitié. Tout cela faillit bien se terminer à Yffané. Je ne sais trop pour quel motif une discussion s’éleva entre la femme et le cuisinier. On en vint vite aux gros mots et madame Samba se permit des expressions et vomit des insultes telles à l’égard des parents de notre homme qu’il avertit immédiatement le mari de la façon dont sa femme venait de traiter « son famille ». Elle avait insulté son père, elle avait insulté sa mère. Ce sont des choses qu’un noir ne pardonne pas. Mis au courant de l’affaire, le palefrenier l’eut vite réglée. Une bonne volée de coups de corde apprit bien vite à la mégère ce qu’il en coûte de se livrer à l’égard des ancêtres d’un ami à de semblables intempérances de langage. Je ferai remarquer que notre cuisinier était autant, sinon plus, le mari de la belle que le palefrenier. C’est là ce qui fait le piquant de l’affaire. Dès que j’entendis leurs cris, je priai Tounkané de se retirer pour me permettre d’aller voir ce qui se passait. Il s’en alla de bonne grâce, en me promettant qu’il allait m’apporter un bœuf. Il m’avait fait tant de promesses depuis mon arrivée que je ne m’attendais pas plus à lui voir tenir celle-ci que les autres. Aussi mon étonnement fut-il grand quand on vint m’annoncer que le bœuf était là. Je vais le voir comme c’est l’usage, et je donne l’ordre de l’abattre immédiatement. On dut le tuer à coups de fusil, car ces bœufs vivent absolument à l’état sauvage et il serait dangereux de s’en approcher de trop près. Le partage en est immédiatement fait. J’envoie à Tounkané un quartier de devant, selon la coutume au Soudan, j’en donne aux chefs, à mes hôtes, etc., etc. Bref, on fit bombance ce jour-là. Il était temps, car depuis notre arrivée dans le Coniaguié, nous avions été absolument réduit à la portion congrue. Tounkané poussa même l’amabilité jusqu’à m’envoyer un peu de fonio pour mes hommes et du mil pour nos chevaux qui ne vivaient depuis trois jours que de brousse et d’un peu de paille d’arachides. Quant à la peau de l’animal je la distribuai entre les hommes de ma caravane pour qu’ils puissent se faire des sandales.

J’eus encore, dans cette matinée, la visite des quatre chasseurs qui m’avaient accompagné du marigot de Talidian à Yffané. Ils allaient repartir pour la chasse et avant de s’en aller ils venaient me saluer et me souhaiter bon voyage. Je les remerciai et leur fis quelques petits cadeaux auxquels ils furent très sensibles. Almoudo leur fit alors raconter par Fodé comment Tounkané nous avait reçus et leur demanda de nous procurer du mil et du riz ou fonio pour la route d’Yffané à Damentan. Ils sortirent aussitôt en me promettant qu’ils allaient s’en occuper. En effet, quelques instants après, je les vis revenir avec plusieurs femmes qui consentirent à me vendre pour de la verroterie, du gin et du tabac, la quantité de mil et de fonio qui m’était nécessaire pour nourrir mes hommes et mes chevaux pendant trois jours. Je fis demander à ces femmes pourquoi elles n’étaient pas venues plus tôt m’offrir leurs marchandises. Elles me répondirent que ce n’était pas l’habitude du pays et que, de plus, on le leur avait défendu. Leurs paroles m’intriguèrent beaucoup et je me demande encore aujourd’hui qui avait bien pu leur faire semblable défense et dans quel but.

Dans la journée, vers deux heures de l’après-midi, Almoudo vint m’annoncer que des dioulas Malinkés voulaient me saluer. Je les fis immédiatement entrer, et, après les salutations d’usage, celui qui paraissait être le chef prit la parole et me dit qu’ils étaient venus de Yokounkou, leur village, distant de 15 kilomètres environ d’Yffané, pour me remercier d’être venu dans le pays et pour me donner l’assurance qu’ils seraient très heureux de voir les Français diriger les affaires de Coniaguié parce qu’ils savaient que le commerce se ferait alors librement et qu’ils pourraient circuler en toute sécurité dans le pays. Ils avaient appris comment Tounkané m’avait traité. Cela ne les avait pas étonnés, car les Coniaguiés étaient réputés partout comme une peuplade très inhospitalière. Aussi ils m’apportaient des œufs, des poulets et du mil pour mes hommes et pour mes animaux. Il termina en me disant que si je voulais aller dans leur village j’y serais le bienvenu et que je n’y manquerais de rien tant que je voudrais y rester. Je les remerciai sincèrement de leur invitation et leur dis que je ne pouvais aller chez eux, car j’étais très pressé de rentrer à Kayes et que je comptais partir le lendemain matin. Je leur fis alors quelques cadeaux et entre autres choses je leur donnai quelques mains de papier qui leur firent le plus grand plaisir. Ils se retirèrent en me renouvelant de nouveau l’assurance de tout leur dévouement aux Français et en me promettant qu’ils feraient tout ce qui dépendrait d’eux afin que Tounkané envoyât au plus tôt ses mandataires à Nétéboulou pour signer avec le commandant de Bakel un traité d’amitié. Ils ajoutèrent que je ferais bien de me méfier des Coniaguiés.

L’un d’eux revint quelques minutes après leur sortie pour me proposer de lui acheter deux pintades. Almoudo lui demanda alors combien il voulait les vendre. Deux sacs de sel, dit-il ; ce qui faisait environ 25 francs. Je ne pouvais décemment pas me permettre une semblable prodigalité. Enfin, après bien des pourparlers, il finit par rabattre son prix et j’eus ces deux gallinacés pour quatre moules de sel et quelques feuilles de papier. Ce n’était pas payer trop cher l’espoir de deux bons rôtis.

Tounkané revint me voir vers quatre heures du soir avec ses femmes et son dernier-né ; il me fallut leur faire à chacune un petit cadeau ; à l’une je donnai de la verroterie, à l’autre du tabac, à celle-ci du laiton pour se faire un bracelet, à celle-là de la laine rouge, à cette autre un morceau d’étoffe écarlate, etc., etc., à Tounkané son inévitable bouteille de gin. Tout le monde me remercia, mais quand je demandai si j’aurais le lendemain les hommes qui m’étaient nécessaires pour retourner à Damentan, il me répondit qu’il ne pouvait pas me les donner parce que ce n’était pas l’habitude du pays.

Dans la soirée, il me fit encore demander du gin : je lui en envoyai quelques bouteilles et peu après je le vis arriver. Il venait me remercier, me dire que tout était réglé entre nous, qu’il enverrait son fils et son frère à Nétéboulou pour s’entendre avec le commandant de Bakel et que je pourrais partir le lendemain matin à l’heure que je voudrais, qu’il s’était arrangé pour réunir les quelques hommes qui devaient m’accompagner, mais que je ne devais pas trop y compter car il craignait bien qu’au moment du départ, ils refusent de venir ; il ajoutait qu’il ne pouvait pas les forcer et que dans le Coniaguié, chacun était libre de faire ce qu’il voulait.

Je me couchai à la nuit tombante, enchanté du résultat auquel j’étais arrivé et que j’étais loin d’espérer à mon arrivée dans le Coniaguié. Il y avait bien un point noir, la question des porteurs. Mais bah ! nous nous étions bien débrouillés en d’autres circonstances, nous saurons bien nous débrouiller encore, comme le disait le brave Almoudo.

26 décembre. — Je passai une très-bonne nuit et dès le point du jour, je réveillai tout mon monde. Je dépêche immédiatement Almoudo et le chef de la case où je suis logé vers Tounkané pour le saluer en mon nom et pour lui dire que nous n’attendons plus pour partir que les hommes qu’il m’a promis hier. Il me fait répondre que personne ne veut porter et qu’il ne peut pas, à son grand regret, tenir la promesse qu’il m’a faite. Il fallut donc nous débrouiller nous-mêmes et organiser notre convoi avec nos propres ressources. Les hommes de Sandia et les miens prennent alors les bagages et nous nous disposions à nous mettre en route, lorsque Tounkané arriva. Il vient me saluer, me dit-il, et me souhaiter un bon voyage. Nous nous serrons la main comme de vieux amis et il me donne deux guides auxquels il recommande à plusieurs reprises de me mettre dans la bonne route. Il est six heures du matin quand nous quittons Yffané. Nous passons en vue du village dont les habitants nous regardent défiler avec indifférence. Il fait une température très fraîche. Tout le monde grelotte et les enfants, pour se réchauffer, tiennent dans les mains un tison enflammé sur lequel ils soufflent fréquemment pour en activer la combustion. Nos guides nous font prendre un tout autre chemin que celui que nous avions suivi à notre arrivée dans le pays. Nous ne trouvons sur notre passage que le village d’Ouraké et deux petits villages Malinkés. Cela nous fait gagner environ trois kilomètres. Dans ce trajet, nous rencontrons plusieurs troupeaux de beaux bœufs qui se précipitent sur nous au galop et nous chargent. Heureusement que les guides sont là et les écartent. Il paraît que la vue de gens habillés a le don d’exaspérer tout particulièrement ces animaux qui sont habitués à ne voir que des hommes absolument nus. Nous traversons, sans encombre, le marigot de Bankounkou et celui de Mitchi, où je suis obligé de me mettre à l’eau. Là, nos guides nous demandent à retourner à Yffané. N’ayant plus besoin de leurs services, car la route nous était maintenant bien connue, je les congédie et leur donne quelques kolas qu’ils acceptent avec le plus grand plaisir, car ce fruit est très rare dans le pays et ils en sont particulièrement friands.

La traversée du marigot de Oupéré, de celui de Bôboulo et de celui de Oudari se fait sans accidents, et à une heure de l’après-midi nous sommes arrivés sur la rive droite de ce dernier où je trouve avec plaisir la bonne case que mes hommes m’y avaient construite quelques jours avant.

Pendant cette longue étape, je n’ai rien à signaler d’intéressant que la rencontre que nous fîmes à quelques centaines de mètres du marigot de Oupéré d’une colonie nombreuse de fourmis magnians qui émigrait sur le sentier, sur une longueur d’environ deux cents mètres. Nous fûmes obligés, de ce fait, d’opérer un détour dans la brousse pour les éviter, car leurs douloureuses morsures sont excessivement redoutées des indigènes et les chevaux eux-mêmes sont affolés par l’intolérable cuisson qu’elles déterminent.

Nous avons constaté l’existence au Soudan français de cinq espèces différentes de fourmis : 1o la fourmi ordinaire que les Malinkés désignent sous le nom de « Méné-méné » ; 2o une petite fourmi noire qui habite généralement les cases et dont la morsure est excessivement douloureuse et que l’on désigne sous le nom de « Dougou-méné » (dougou village et méné fourmi) ; 3o la fourmi rouge « Méné-oulé », qui mord cruellement et qui peut même provoquer des ampoules semblables à des brûlures ; 4o la fourmi-cadavre qui habite surtout dans les lougans et qui est ainsi nommée parce qu’elle exhale une odeur fétide qui rappelle celle d’un cadavre en putréfaction. Une seule de ces fourmis suffit pour empester une case toute entière ; 5o la fourmi-magnian, la plus terrible de toutes. Elle est très volumineuse et sa longueur peut atteindre parfois un centimètre et demi à deux centimètres. Sa couleur est noirâtre. Elle est excessivement vorace. Ses morsures sont excessivement douloureuses et provoquent parfois l’engourdissement du membre qui a été blessé. Elles vivent en colonies nombreuses et émigrent fréquemment. Lorsqu’elles s’attaquent à une charogne elles l’ont rapidement dévorée et n’en laissent absolument que les os. Si l’on est menacé d’une invasion de ces terribles insectes, il suffit pour s’en débarrasser de tracer un sillon en avant d’elles et la colonne obliquera toujours soit à droite soit à gauche. Je me suis très bien trouvé, toutes les fois que j’ai été mordu, de laver la blessure avec de l’alcool à 90° ou bien avec une solution concentrée de bichlorure de mercure. La douleur cesse presque immédiatement. En pareil cas, les indigènes se servent de beurre de karité dont ils étendent une épaisse couche sur la morsure et par-dessus laquelle ils appliquent deux ou trois feuilles de téli (Erythrophlæum guineense) qu’ils maintiennent à l’aide d’un chiffon pendant plusieurs heures. Ce procédé nous a également bien réussi.

Peu après notre arrivée au campement de Oudari éclata, dans la brousse, sur la rive opposée du marigot, un immense incendie. Nous entendîmes toute la journée le crépitement des flammes et je craignais tellement de lui voir gagner notre campement que je fis débroussailler au loin autour de nous et placer mes bagages en dehors de ma case. Le vent était heureusement pour nous. Il soufflait du Nord-Est et poussait les flammes du côté de la rive opposée à celle sur laquelle nous étions campés. Malgré cette circonstance, je ne fus pas sans inquiétudes et recommandai à mes hommes de veiller avec soin. Tout se passa bien et je n’eus aucun désastre à déplorer.

Vers trois heures de l’après-midi, arrivèrent quatre hommes d’Yffané. Ils me demandèrent à camper avec nous et à nous accompagner à Damentan d’où ils voulaient aller à Yabouteguenda chercher du sel en échange de beurre de karité dont ils avaient de fortes charges. Je leur accordai l’autorisation qu’ils sollicitaient et ne les revis plus qu’à notre arrivée à Damentan, où ils vinrent me saluer et me souhaiter un bon voyage.

Sandia, malgré tout ce que je pus lui dire, n’était pas tranquille. Il faut se méfier des Coniaguiés, me répéta-t-il plusieurs fois dans la journée, car ce ne sont pas de bons hommes et ils peuvent bien venir nous attaquer cette nuit. J’étais bien rassuré à ce sujet et j’étais bien persuadé que je n’avais rien à redouter de semblable. Je ne voulus cependant pas empêcher Sandia de faire une ronde minutieuse autour du camp, à la nuit tombante. Il en fouilla avec soin tous les environs et ne se coucha que lorsqu’il fut convaincu qu’il n’y avait rien de suspect : mais je suis bien certain qu’il ne dormit pas beaucoup cette nuit-là.

27 décembre. — Excepté Sandia, tout mon monde a bien dormi et j’eus quelque peine à réveiller mes hommes à trois heures du matin. Malgré l’heure matinale, les préparatifs du départ se font très rapidement. Il fait encore nuit noire quand nous nous mettons en route, et cependant, la marche est bonne. C’est qu’il fait un froid des plus vifs et je constate huit degrés seulement au thermomètre centigrade. C’est une des plus basses températures que j’aie observées dans ces régions. De plus, une rosée abondante et froide couvre absolument la brousse et, peu après le départ, nous sommes littéralement trempés jusqu’aux os. Aussi, à chaque halte, nous faut-il faire de grands feux pour nous réchauffer et nous sécher. A peu de distance du marigot de Nomandi, dans une vaste plaine que venait de dévaster un immense incendie, nous vîmes défiler devant nous un superbe troupeau de 25 à 30 antilopes de la variété que les indigènes désignent sous le nom de « Koba ». Cet animal est excessivement commun au Soudan et il en existe plusieurs espèces dont les principales sont : le Koba, le Dumsa et le Diguidianka. On les reconnaît à la forme de leurs cornes, à leur stature, et à leur pelage. Ainsi le Dumsa est généralement de petite taille. Son poil est alezan foncé et ses cornes sont droites, de taille moyenne à l’âge adulte, et fortement acérées. Le Koba est, au contraire, de forte taille, son pelage grisâtre et sa bouche est blanche. Ses cornes sont en général annelées, rejetées en arrière et ont une courbe à concavité postérieure. Le Diguidianka est le plus volumineux de tous, il est généralement aussi le plus farouche. Son pelage est alezan et sa taille peut atteindre celle d’un cheval de cavalerie légère. Ses cornes très fortes atteignent parfois un mètre à un mètre cinquante de longueur. Elles sont fortement annelées. Très lourdes, elles sont fortement implantées dans l’os frontal et comme elles pourraient gêner l’animal quand il est poursuivi, il lève fortement la tête de façon à ce qu’elles viennent reposer sur son dos. Tous ces animaux sont très vigoureux et détalent avec une effrayante rapidité. Aussi ne peut-on les chasser qu’à l’affût ou bien les tirer avec des armes à longue portée. Leur chair est excessivement savoureuse.

Nous revoyons, en passant, notre campement du marigot de Bamboulo, et à peine étions-nous dans la vallée de Damentan que nous faisons fuir devant nous une belle troupe de sangliers. Je remarque dans leurs rangs plusieurs vieux solitaires énormes et un grand nombre de jeunes marcassins. Ils défilent tranquillement à deux portées de fusil de nous environ. Cet animal, que les indigènes nomment Diéfali, est très commun dans toute cette région. Les musulmans ne le chassent pas car il est défendu par le Koran de manger sa chair. Aussi, il se multiplie considérablement et cause de grands ravages dans les lougans de mil et de patates dont il est très friand.

A midi nous arrivons enfin à Damentan. Tout le monde fait la sieste ou bien est occupé dans les lougans. Mais la nouvelle de notre arrivée s’est bientôt répandue et tout le village ne tarde pas à venir me saluer et à venir prendre de nos nouvelles. On ne comptait plus nous revoir, car, avec leur exagération habituelle, les noirs qui y étaient venus du Coniaguié, n’avaient pas manqué de dire que Tounkané ne voulait pas nous laisser revenir à Damentan. Ce fut avec un grand plaisir que je repris possession de ma bonne case et que je pus enfin me reposer un peu. Je crois bien que mes hommes revirent cet hospitalier village avec encore plus de satisfaction que moi si cela était possible.

Alpha-Niabali était absent lorsque nous arrivâmes. Il était allé dans ses lougans surveiller la récolte de son mil. Il fut aussitôt prévenu et ne tarda pas à venir me rejoindre. Grande fut sa joie de nous voir sains et saufs et il ne me cacha pas que pendant les quelques jours qu’avait duré notre voyage, il avait été fort inquiet de notre sort. Il avait appris la façon peu cordiale avec laquelle Tounkané nous avait reçus et il n’en avait été nullement surpris. Mais ce qui le scandalisa le plus ce fut le peu d’empressement que ce sauvage avait mis à nous procurer notre nourriture. « Je te l’avais bien dit, me dit-il, ce sont de véritables bœufs (missio) ». Il fallut lui raconter en détail notre voyage sans rien omettre. On peut bien penser que la conversation ne languit pas. Sandia nous raconta alors tout ce qui s’est passé dans le village Coniaguié pendant notre séjour à Yffané. Il a été tenu chaque jour au courant des faits et des gestes des habitants par notre hôte qui y avait ses grandes et ses petites entrées, et s’il ne m’a prévenu de tout ce qui se tramait contre nous, c’est uniquement pour ne pas m’effrayer. Je compris alors pourquoi il insistait tant pour que je parte et pourquoi il était si inquiet pendant tout le voyage de retour. Il m’avoue alors n’avoir été réellement tranquille que lorsque nous eûmes traversé le marigot de Nomandi qui forme la limite entre le Coniaguié et le Damentan. Je ne crois point que ma vie ait été aussi sérieusement menacée à Yffané que ce brave homme de chef veut bien le dire. Malgré cela, je tiens à relater ici tous les détails qu’il m’a donnés au retour quand tout péril fut éloigné. Je commence dès le début, dès mon entrée sur le territoire Coniaguié, et voici à peu près ce que nous raconta Sandia et que me traduisit fidèlement Almoudo.

Les quatre hommes que nous avions rencontrés au marigot de Talidian avaient été apostés là pour nous suivre dans la brousse et épier nos faits et gestes. L’œil perçant de Sandia les découvrit et force leur a été dès lors de faire route avec nous. A Ouraké, le chef ne nous fit attendre si longtemps pour nous autoriser à aller à Yffané qu’afin de permettre aux guerriers du village de se rassembler pour nous escorter. A partir de là, en effet, le nombre des guerriers Coniaguiés ne fit qu’augmenter et c’est entourés de cent ou cent cinquante fusils que nous arrivâmes à Yffané. Dès que je fus installé dans le village Malinké, et après l’entretien que j’y eus avec Tounkané dans ma case, on discuta ferme dans la soirée, dans le village Coniaguié pour savoir si on nous laisserait retourner à Damentan. Mais on ajourna toute décision au lendemain, quand on aurait entendu ce que j’avais à dire.

Après le palabre, on discuta longuement dans le village où tous les chefs Coniaguiés étaient réunis. Il paraîtrait que beaucoup opinaient pour qu’on nous mît tous à mort ; mais le chef Tounkané déclara qu’il ne fallait pas agir ainsi, car, étant venu chez eux sans armes et sans escorte, il était évident que je ne voulais pas leur faire de mal ; mais il fallait, sous tous les prétextes, nous empêcher de retourner chez nous, d’où nous n’aurions pas manqué de revenir bientôt après avec une colonne pour nous emparer du pays. Ce fut cette opinion qui prévalut. Aussi, comme première mise à exécution me demanda-t-il de rester un jour de plus pour lui faire plaisir. Ce que j’accordai, malgré Sandia et Almoudo qui, étant au courant de la situation, voulaient me faire partir de suite. Je me souviens encore qu’à ce moment-là quand je déclarai à Tounkané que je resterais un jour de plus, selon sa demande, Almoudo me répéta à plusieurs reprises : « Y a pas bon quand noir y a dire, tu partiras demain, tu partiras demain, si toi y a resté, Coniaguié y a faire captif ».

Dans la troisième journée, nouveau conciliabule entre les chefs Coniaguiés. Il est alors décidé que pour m’empêcher de partir, on s’emparera de mes hommes ; et pour mieux atteindre ce but, on ne me donnera personne pour porter mes bagages ; mais on n’agira que lorsque tous les guerriers du pays seront réunis. Je m’étonnais aussi d’en voir depuis la veille arriver de tous côtés. Le soir, Tounkané vint me voir et entre autres choses me demanda de ne pas partir le lendemain matin et de ne me mettre en route que le soir, parce que, disait-il, des chefs de villages éloignés devaient venir me saluer et les Malinkés devaient m’apporter un bœuf. Je le lui refusai et ce fut alors que me voyant absolument décidé à partir, il me promit qu’au point du jour j’aurais les hommes qui m’étaient nécessaires. Prévenus par notre hôte de ce qui s’était passé la veille, Sandia et Almoudo me déclarent qu’il faut absolument partir le lendemain matin, puisque j’ai déclaré que je partirais ce jour-là, et que si Tounkané ne donne pas des hommes, on se débrouillera avec les nôtres et que, s’il le faut, ils porteront eux-mêmes les bagages. Comme je l’ai dit plus haut, le lendemain matin, en effet, nous ne pûmes pas avoir les quelques porteurs qui me manquaient. Nous nous sommes débrouillés et Tounkané fut, je crois, bien heureux de nous voir partir.

Je ne donne bien entendu, ce récit que, sous toutes réserves, et uniquement d’après ce que m’ont rapporté mes hommes. Pour moi, je tiens à affirmer que je n’ai rien eu à reprocher aux Coniaguiés, que leur indiscrétion, la garde active qu’ils ont montée autour de ma case et aussi la façon peu hospitalière dont ils nous ont traités. Du reste, d’après les renseignements que j’ai pu recueillir sur ces gens-là, j’ai acquis la certitude qu’ils n’avaient pas fait une exception pour moi et qu’ils recevaient ainsi tous les étrangers qui s’aventuraient dans leur pays.

Quand nous eûmes terminé le récit de nos aventures au Coniaguié, Alpha-Niabali me demanda aussitôt la permission de se retirer pour donner des ordres afin qu’on nous préparât tout ce qu’il fallait pour notre dîner, car, disait-il, vous devez avoir faim. Il fit immédiatement envoyer du mil en quantité considérable pour les chevaux. Ces pauvres bêtes, absolument affamées, et qui n’avaient, pour ainsi dire, vécu depuis huit jours que de brousse sèche et d’un peu de paille d’arachides, firent bombance ce jour-là et mangèrent double ration de mil. A la nuit tombante, les femmes du village apportèrent à mes hommes, de bons couscouss de mil, de riz, de fonio avec de la viande et du lait. Ils rattrapèrent le temps perdu et ce fut avec joie qu’ils m’entendirent déclarer à Alpha que je resterais encore un jour à Damentan. J’avais grand besoin de repos, et je voulais mettre un peu d’ordre dans mes notes.

Ce soir-là tout le monde se coucha et s’endormit de bonne heure et j’avoue que je ne fus pas de ceux qui dormirent le moins profondément. Le lendemain s’écoula sans incidents, ce fut encore pour toute ma caravane une journée de repas pantagruéliques et de festins copieux. Pour moi, j’ai pu mettre à jour la plus grande partie de mes notes et faire mes préparatifs de départ pour le lendemain matin. Je n’ai pas besoin de dire que j’ai retrouvé absolument intacts tous les bagages que j’avais confiés à Alpha-Niaboli. Je le remercie de sa généreuse hospitalité, et lui fais un beau cadeau avant de nous séparer. Il est enchanté et m’assure une fois de plus de tout son dévouement pour les Français. « Demain matin, me dit-il, je viendrai te saluer avant ton départ et mon fils partira avec toi pour aller trouver à Nétéboulou le commandant de Bakel et l’assurer que je veux absolument être ami avec vous. »



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