Dans la Haute-Gambie : $b Voyage d'exploration scientifique, 1891-1892
CHAPITRE XVI
Le pays de Coniaguié et le pays de Bassaré. — Limites. — Frontières. — Aspect général du pays. — Hydrologie. — Orographie. — Constitution géologique du sol. — Faune. — Animaux domestiques. — Les bœufs. — Les poulets. — Les pintades. — Flore. — Productions du sol. — Cultures. — Populations. — Ethnographie. — Ethnologie. — Sociologie. — Opinions diverses sur l’origine des Coniaguiés et des Bassarés. — Les villages. — Les habitations. — La nourriture. — La coiffure. — Le vêtement. — Organisation de la société. — La famille. — Rôle de la femme dans les affaires publiques. — Religion. — La guerre. — Les armes. — Fabrication de la poudre. — Langage. — Situation politique actuelle. — Rapports des Coniaguiés avec leurs voisins. — Notes diverses sur les Bassarés.
Le pays de Coniaguié et celui de Bassaré étaient absolument inconnus jusqu’à ce jour. Aucun Européen n’avait visité avant nous cette région et ce qui nous permet de le présumer, c’est que nous ne la trouvons mentionnée dans aucune relation de voyage et ce que l’on en savait jusqu’à ce jour, on ne l’avait uniquement appris que par de vagues renseignements. Ce n’est que sur la carte dressée par MM. les lieutenants Plat et Huillard, de l’infanterie de marine, que nous trouvons le nom de « Batiari ». C’est ainsi qu’ils désignent cette contrée, et cette indication permet de supposer que ces deux consciencieux géographes en avaient entendu parler. Certains autres auteurs, en parlant du N’Ghabou, disent bien que le Bassary et le Conadjy en étaient des provinces, mais aucun ne donne à leur sujet aucun renseignement ni aucun détail. Tout au contraire, le pays compris entre la rivière Grey et les pays de Niocolo, Sabé, Tamgué a toujours été considéré jusqu’à ce jour comme absolument désert et inhabité. Pour nous, nous désignerons sous ces deux noms de Coniaguié et de Bassaré, toute cette vaste étendue de terrains qui se trouve située au Sud-Sud-Est de Damentan et qui est habitée par ces peuplades qui diffèrent si profondément par leurs mœurs et leurs coutumes des autres peuples du Soudan.
Limites. Frontières. — Pour plus de clarté disons tout d’abord que nous comprendrons dans la même description le pays de Coniaguié et celui de Bassaré. Les deux peuplades qui les habitent sont, en effet, de même race et ont les mêmes mœurs, mais leur langage est un peu différent. D’après les renseignements que nous avons pu recueillir, ce pays se trouverait à peu près situé entre les 14° 45′ et 15° 10′ de longitude Ouest et les 12° 25′ et 12° 56′ de latitude Nord. Ces limites ne sont absolument que très approximatives. Sa plus grande longueur du N.-O. au S.-E. est d’environ 80 kilomètres et sa plus grande largeur du S.-O. au N.-E. ne dépasse pas 50 kilomètres. Sa superficie est à peu près de 4,000 kilomètres carrés, sur lesquels environ un quart serait habité et cultivé. Il confine au Nord et au Nord-Est au territoire de Damentan, à l’Est au Niocolo et au Sabé, au Sud aux pays de N’Dama, de Pajady et de Toumbin, enfin à l’Ouest aux pays de Pajady, de Toumbin et au Fouladougou. Sa frontière est des plus irrégulières. Il est séparé du Damentan par le marigot de Nomandi. La rivière Grey le sépare du Fouladougou. Ailleurs, rien de certain. Pas de frontières naturelles. Du reste, dans ces régions, il est séparé des pays voisins par de longs espaces de terrains absolument déserts et inhabités.
Aspect général du pays. — Le pays des Coniaguiés et des Bassarés, du moins dans la partie que nous avons visitée, diffère complètement des autres parties du Soudan que nous avons parcourues. C’est une succession de collines et de vallons qui lui donne l’aspect le plus mouvementé. L’aspect de la région avoisinant la rivière Grey est tout différent. Nous retrouvons là les vastes plaines argileuses que nous signalions entre Son-Counda et Damentan. Il en serait de même pour la partie qui confine au Niocolo et au Sabé. La végétation, pauvre sur les plateaux est, au contraire, excessivement riche dans les vallées et sur les flancs des collines. Dans les régions avoisinant la rivière Grey et le Niocolo, nous ne trouvons plus que la végétation rare des terrains marécageux à fonds d’argiles. La partie habitée qui est constituée par un vaste plateau d’environ 800 à 1,000 kilomètres de superficie a un aspect riche et agréable que n’ont pas les autres régions. Les nombreux villages et les vastes lougans qu’on y rencontre lui donnent un aspect de fertilité et de richesse que n’ont pas les autres pays du Soudan.
Hydrologie. — Nous ne pouvons parler de l’hydrologie du pays de Coniaguié et de Bassaré qu’uniquement en ce qui concerne la région que nous avons parcourue. Elle est des plus riches et toutes les vallées sont arrosées par des marigots où coule en toute saison une eau claire, limpide et délicieuse à boire. En général, au pied de chaque colline coule un marigot. D’après nos renseignements, tous ces marigots seraient tributaires de la rivière Grey et la plupart d’entre eux la feraient communiquer avec la Gambie. Nous ne donnons ceci, bien entendu, que sous toutes réserves. De Damentan à Yffané on trouve successivement les marigots suivants, dans le Coniaguié, le Talidian, le Poutou-pata qui se divise en deux branches, le marigot de Oudari, celui de Bôboulo, de Oupéré, de Mitchi, et de Bankounkou, qui reçoit celui de Malé qui traverse de l’Est à l’Ouest le Coniaguié et sépare le territoire des Sankoly-Counda de celui des Biaye-Counda ; ce sont les deux familles qui peuplent ce pays. Sur le plateau lui-même, à part le marigot de Malé, on ne trouve aucun cours d’eau, et on ne se sert pour les usages domestiques que de l’eau de puits qui est, du reste, excellente. Par-ci par-là, on rencontre aussi quelques mares, mais elles sont rares et de peu d’importance. Comme on le voit, toute cette région est supérieurement arrosée, et c’est à la présence de tous ces marigots que les vallées où ils coulent doivent leur grande fertilité.
La rivière Grey arrose le Coniaguié sur une longueur d’environ quarante kilomètres. Elle reçoit toutes les eaux qui découlent le long des flancs du plateau, à l’Ouest. Nous avons longuement parlé plus haut de cette rivière, nous n’y reviendrons pas ici. Nous ne pourrions, du reste, rien ajouter à ce que nous avons déjà écrit à ce sujet.
Orographie. — L’orographie du pays des Coniaguiés et des Bassarés, du moins dans la partie que nous avons visitée, est des plus simples. La rive gauche de la Gambie est longée dans tout son cours par une chaîne de collines peu élevées, boisées, et qui se distinguent au loin dans la plaine. De ces collines partent des contre-forts en grand nombre qui, perpendiculaires à ces dernières, se dirigent vers la chaîne peu élevée qui longe la rive droite de la rivière Grey. De telle sorte que les deux rangées de collines de la Gambie et de la rivière Grey forment, pour ainsi dire, les deux montants d’une échelle dont les contre-forts signalés plus haut seraient les échelons. Entre ces collines s’étendent de belles vallées au fond desquelles coulent les marigots. Ceux-ci sont dans tout leur cours absolument parallèles aux collines dont ils suivent le pied. Leur orientation est la même, Sud-Ouest, Nord-Est. Toutes ces collines dont nous venons de parler sont relativement peu élevées : 30 à 35 mètres au maximum. Elles sont généralement incultes et inhabitées. Leur sommet s’étale en un plateau plus ou moins vaste, aride, en général, sauf pour celui du Coniaguié et celui du Bassaré. Leurs flancs sont généralement boisés ; mais c’est surtout sur les bords des marigots que se voit la végétation la plus puissante. Par-ci, par là, dans les plaines, nous trouvons encore quelques-unes de ces collines isolées que l’on rencontre dans la plupart des régions soudaniennes. Mais elles sont de plus en plus rares et elles ont un aspect absolument dénudé.
Constitution géologique du sol. — La constitution géologique du sol diffère suivant que l’on s’approche de la Gambie et de la rivière Grey ou que l’on s’en éloigne. Près de ces grands cours d’eau, nous trouvons presque uniquement des argiles compactes à sous-sol de terrain ardoisier. Ailleurs, c’est le terrain de la période secondaire, par excellence. Les collines sont uniquement formées de roches que l’on ne rencontre que dans les terrains de cette nature. Les grès, les quartz ferrugineux y abondent, et, presque partout nous trouvons le conglomérat ferrugineux à ossature de grès et de quartz et à gangue argileuse. Nous ne trouvons la latérite que sur le plateau du Coniaguié, proprement dit, et par-ci par-là quelques rares îlots de peu d’étendue qui sont, du reste, peu cultivés. Sur les plateaux, la roche se montre à nu en maints endroits. Aussi, sont-ils souvent d’une aridité remarquable. Dans les vallées, c’est le terrain d’alluvion et les vases qui dominent surtout sur les bords des marigots. Les berges de ceux-ci sont rarement formées d’argiles, le plus souvent c’est la roche qui domine. Le fond en est généralement rocheux ou formé de petits cailloux de grès ou de quartz ferrugineux. Parfois aussi, il est absolument couvert d’une épaisse couche de détritus végétaux. Les sables font complètement défaut, sauf dans la portion habitée, où, cependant, ils ne forment qu’une couche peu épaisse. L’humus ne se rencontre uniquement que sur les bords des marigots et dans le voisinage de quelques marais. Il est entièrement formé de détritus végétaux très abondants dans ces régions. De ce que nous venons de dire, nous pouvons conclure que tout le pays Coniaguié appartient aux terrains de formation secondaire, et, à ce point de vue, il se rattache au système géologique auquel appartient le Fouta-Diallon tout entier.
Faune. Animaux domestiques. — La faune est, on le comprend aisément, des plus riches et des plus variées. On y trouve tous les animaux sauvages que l’on rencontre dans les régions analogues du Soudan. Les antilopes les plus variées ; les biches, les gazelles y foisonnent. Le sanglier est très commun dans les vallées, où il trouve en abondance les jeunes racines dont il est si friand. Le bœuf sauvage est très commun surtout sur le plateau du Coniaguié. Dans les vastes plaines qui longent les bords de la Gambie et du Koulontou (rivière Grey), nous trouvons surtout l’éléphant et l’hippopotame auxquels les habitants du pays font une chasse acharnée. Les animaux nuisibles ne manquent pas non plus ; ils habitent surtout les collines rocheuses et les alentours des villages. Dans les lieux déserts, c’est le lion, la panthère, le lynx, le chat-tigre. Dans le voisinage des villages, le chacal, l’hyène et une sorte de chien sauvage élisent domicile. Ils sont si nombreux que, la nuit, si on n’y est pas habitué, leurs cris empêchent littéralement de dormir. Les oiseaux sont très communs. Perdrix, outardes, pintades, passereaux de toutes sortes, etc., etc., y abondent.
Parmi les animaux domestiques, nous citerons particulièrement les bœufs, moutons, chèvres, chiens, chats. Les bœufs sont très nombreux au Coniaguié. Chaque village en possède un troupeau de plusieurs centaines de têtes. Ils sont de grande taille et très vigoureux. De toutes les espèces que nous avons vues au Soudan, c’est assurément celle qui se rapproche le plus de notre bœuf de France. D’une façon générale, on peut dire que le bœuf du Coniaguié n’est pas domestiqué, mais simplement apprivoisé. Les troupeaux vivent dans les taillis qui avoisinent les villages, et, le soir, rentrent coucher auprès des cases. Habitués à ne voir que des individus absolument nus, l’aspect des boubous flottants que portent, en général, les noirs, a le don tout particulier de les irriter. Ils n’hésitent pas alors à vous charger. Leur chair est très bonne ; mais il faut une circonstance toute particulière, fête ou passage d’un chef, pour que les propriétaires se décident à en abattre une tête et, encore, faut-il la sacrifier à coups de fusil. C’est une véritable chasse qui est parfois féconde en accidents. Le lait des vaches n’est pas utilisé.
Les chevaux sont absolument inconnus, et les quelques ânes que l’on y rencontre y sont amenés par les rares dioulas qui y viennent commercer.
Les moutons et les chèvres y sont élevés en nombre relativement considérable. Leur chair est assez bonne et forme la base de l’alimentation animale des habitants.
Les chiens sont très communs et les chasseurs les dressent à poursuivre le gibier. Ils manquent absolument de nez.
Les poulets foisonnent dans tous les villages. Outre la petite espèce que l’on rencontre dans tout le Soudan, il existe encore au Coniaguié une variété qui rappelle nos grosses poulardes d’Europe. Ces volatiles sont très estimées dans les pays voisins. Il nous a semblé cependant que leur chair était plus dure et moins savoureuse que celle des autres espèces. Les Coniaguiés excellent dans l’art d’élever les chapons, et, il n’est pas de village qui n’en possède plusieurs centaines. La pintade franche y est aussi assez commune, mais elle y est généralement peu estimée. Outre la pintade grise que l’on trouve partout au Soudan en liberté, nous avons remarqué au Coniaguié une variété qui, par son plumage d’un blanc jaunâtre, diffère absolument de la première. Sa chair est tout aussi savoureuse. Citons enfin quelques canards de Barbarie et quelques canards armés qui portent aux ailes de formidables éperons.
Flore. Productions du sol. Cultures. — La flore du pays de Coniaguié varie sensiblement suivant les régions où on l’examine.
Dans les plaines qui avoisinent la Gambie et la rivière Grey, nous ne trouvons qu’une végétation pauvre. Quelques rares Joncées, mais des Cypéracées énormes qui atteignent des hauteurs étonnantes. C’est la brousse dans toute l’acception du mot. Par-ci par-là quelques rôniers difformes, et, sur les bords du fleuve, quelques rares palmiers d’eau. Dans les plaines, quelques arbres rabougris se montrent de loin en loin et donnent au pays l’aspect de steppes soudaniennes. Toute autre est la flore des vallées. Là, nous trouvons les grandes essences botaniques qui caractérisent les régions tropicales des Rivières du Sud. Les fromagers, les baobabs, les n’tabas, les caïl-cédrats, les Légumineuses gigantesques se montrent partout et y atteignent de colossales proportions. Sur les bords des marigots, ce sont surtout les bambous et les télis que l’on rencontre le plus fréquemment. Les lianes à caoutchouc et à Vahea sont partout fort nombreuses. Sur les flancs des collines et sur les plateaux, la flore devient moins puissante, mais elle est encore très riche. Les Graminées y constituent un excellent fourrage pour les animaux, et, à chaque pas, nous rencontrons de superbes karités des deux variétés shee et mana. Ces végétaux sont surtout très abondants sur le plateau du Coniaguié, et nous en avons vu de nombreux échantillons dont le tronc atteignait en grosseur celle du corps d’un homme vigoureux. L’oranger et le citronnier n’existent pas, que je sache, dans cette partie du Soudan. Par contre, il y existe une grande variété de ficus.
Les plantes cultivées y sont les mêmes que dans tout le reste du Soudan. Les lougans y sont très bien entretenus et très riches. On y trouve en quantité le mil, les arachides, le riz, le maïs. Autour des villages, on cultive surtout le tabac, les tomates, l’oseille, etc., etc. Le fonio y occupe de vastes lougans. En résumé, toute cette partie du pays Coniaguié peut être considérée comme une vaste exploitation agricole. Du reste, dans tous les pays voisins, elle a la réputation d’être excessivement fertile.
Populations ; Ethnographie ; Ethnologie ; Sociologie. — Le pays de Coniaguié est habité par trois races différentes. On y trouve, en effet, des Malinkés, des Peulhs et des Coniaguiés. Ces derniers sont de beaucoup les plus nombreux et sont, en vertu du droit de premiers occupants, les maîtres du sol. Relativement à son étendue, ce pays est très peuplé, si toutefois l’on ne considère que la partie qui est habitée. Tous les villages sont situés sur le plateau dont nous avons parlé plus haut. Aussi sont-ils fort rapprochés les uns des autres, et, à peine distants de deux ou trois kilomètres au plus. Les espaces compris entre chaque village sont partout cultivés et forment de riches lougans. La population totale du pays, si nous y ajoutons celle de quelques petits villages isolés dans la brousse et dont nous n’avons pu avoir les noms, peut s’élever à environ 7,000 ou 8,000 habitants dont les quatre cinquièmes sont Coniaguiés et le reste Malinké et Peulh.
1o Peulhs. — Les Peulhs sont les moins nombreux. Ils ne forment que cinq villages dont la population peut s’élever à environ quatre ou cinq cents habitants au plus. Voici les noms de ces villages :
| Labouqui. | Boumoufoulacounda. | |
| Kérouané. | Calloia. | |
| Yrratilia. |
Ces Peulhs sont venus là, mi-partie du Fouta-Diallon, mi-partie du Fouladougou. Les uns sont des Musulmans fanatiques et les autres des buveurs de gin enragés. Ils s’adonnent principalement à la culture et à l’élevage des bestiaux. La plupart ont cherché dans le Coniaguié un refuge contre les exactions des almamys du Fouta-Diallon et de Moussa-Molo, le souverain du Fouladougou. Leurs villages sont, comme partout ailleurs, construits en paille, et, en général, sales et mal entretenus. Ils vivent là tranquillement sous la protection des Coniaguiés qui, à l’encontre des autres peuples, ne les molestent et ne les tracassent jamais.
Groupe de Coniaguiés.
2o Malinkés. — Les Malinkés sont de beaucoup plus nombreux. Ils forment plusieurs villages qui sont, en général, situés non loin du village Coniaguié auquel ils empruntent le nom. Ces villages sont, pour la plupart, construits en paille. On n’y trouve que fort peu de cases en terre bâties comme celles des autres pays Malinkés. Pas de tatas. Le village est simplement entouré d’une légère palissade faite en tiges de mil. Voici les noms de ces villages :
- Tamba-Coumba-Coto.
- Navaré-Maninka-Counda.
- Iguigui-Maninka-Counda.
- Yffané-Maninka-Counda (Il y a trois petits villages Malinkés de ce nom autour du village Coniaguié).
- Uttiou-Maninka-Counda.
- Yokounkou-Maninka-Counda (Trois villages Malinkés de ce nom autour du village Coniaguié).
- Kidaqui-Maninka-Counda.
- Tatini-Maninka-Counda.
- Idiri-Maninka-Counda (Trois villages Malinkés de ce nom).
- Feddé-Maninka-Counda (Trois villages Malinkés de ce nom).
La population de ces différents villages forme un total d’environ 1,500 ou 2,000 habitants. Les Malinkés du Coniaguié sont, en grande partie, venus du N’Ghabou aujourd’hui Fouladougou, chassés par la guerre sans merci que leur firent Moussa-Molo et son père. Ils sont pour la plupart musulmans et s’adonnent spécialement à la culture. Beaucoup d’entre eux se livrent en même temps au commerce. Ce sont eux qui, en grande partie, introduisent dans le pays les quelques étoffes, le sel, la verroterie, etc., etc., dont font usage les Coniaguiés. C’est surtout à Mac-Carthy et à Yabouteguenda qu’ils se procurent tout ce dont ils ont besoin pour leur commerce. Bien qu’ils vivent en très bonne intelligence avec leurs hôtes qui ne les pillent et ne les rançonnent jamais, ils seraient très heureux de voir le pays soumis à l’influence française ; car ils ne doutent pas que la paix la plus profonde y règnerait alors et qu’ils pourraient faire leur petit trafic en toute sécurité. Pendant notre séjour dans le Coniaguié, les Malinkés d’Yffané me rendirent de signalés services et ce fut à eux que mes hommes durent de ne pas souffrir de la faim.
La majorité des Malinkés du Coniaguié appartient à la grande famille Mandingue des Dioulas. Je ferai remarquer à ce propos qu’il importe de ne pas confondre la famille des Mandingues Dioulas avec les commerçants auxquels les Européens donnent ce nom. C’est à tort que nous appelions ces colporteurs Dioulas, car cette appellation qui peut s’appliquer aussi bien à des Ouolofs, des Sarracolés, des Bambaras, etc., etc., qu’à des Malinkés, peut donner lieu à des confusions contre lesquelles il est important que le lecteur se mette en garde. Peut-être l’origine de cette expression vient-elle de ce que les Malinkés Dioulas de la rive droite du Niger sont surtout marchands ambulants. On aurait alors, à la longue, donné ce qualificatif à tous les colporteurs du Soudan à quelque race qu’ils appartiennent. On a toutefois toujours soin d’y ajouter le nom de leur nationalité. Ainsi on dira : un dioula Malinké, un dioula Sarracolé, un dioula Peulh, etc., etc. Mais si l’on parle d’un Malinké de la famille des Dioulas on dira : un dioula au même titre que l’on dit : un Tarawaré, un Sisoko.
3o Coniaguiés. — Les Coniaguiés sont de beaucoup les plus nombreux. Ils forment un grand nombre de villages dont voici les noms :
- Karakaté.
- Iguigui.
- Benania.
- Ouraké.
- Poumoukia.
- Tianané.
- Kogani-Counda.
- Yffané (résidence du chef du pays).
- Ceddé.
- Oussou (No 1).
- Oussou (No 2).
- Yokounkou.
- Ygguissaia (No 1).
- Ygguissaia (No 2).
- Oussouqui (No 1).
- Iviri.
- Akoungou.
- Bambou.
- Cotta.
- Kounkali (No 1).
- Kounkali (No 2).
- Yalloupadinia.
- Uttiou.
- Tiékaia.
- Ouiané.
- Ypparé.
- Oussouqui (No 2).
- Navaré.
- Boumbou.
- Boutinti.
- Tatini.
- Countifounti.
- Tafoumaia.
- Batianké.
- Tiakourou.
- Nouma.
- Paqueni.
- Oulousato.
- Kidaqui.
D’où vient cette peuplade ? Quelle est son origine ? A quelle grande race du Soudan pouvons-nous la rattacher. Je reconnaîtrai franchement qu’à ce sujet, je n’ai pas une opinion encore bien arrêtée. Je me contenterai de rapporter ici les versions diverses que j’ai recueillies à leur sujet. Je ne crois point qu’il faille les rattacher à la famille des Kroumens de la côte de Guinée, bien que leur costume, leur aspect extérieur et leurs mœurs permettent de les confondre avec ces derniers. Ils en diffèrent profondément par des caractères anthropologiques qui ne peuvent laisser aucun doute et sur lesquels nous aurons occasion de revenir plus loin. De même, j’estime que rien ne nous permet et de les rattacher à la grande famille des Sarracolés ou Soninkés. Certaines cartes portent, en effet, comme celle de Vallière, que toute cette région est habitée par des Soninkés. Cela provient, à n’en pas douter, d’une erreur facile à expliquer. L’opinion dont m’a fait souvent part mon excellent ami, le capitaine Roux, de l’infanterie de marine, me semble des plus plausibles et je crois devoir la mentionner ici. D’après lui, cette erreur proviendrait de ce que, à Bady et dans tout le Tenda-Touré, on se sert souvent de l’expression « nous autres, Soninkés ». Ce qui ne veut pas dire du tout qu’ils appartiennent à la race Sarracolée, mais bien : « hommes restés buveurs, » comme le dit Hecquart et non « hommes restés païens, » comme le disent d’autres auteurs.
Pour moi, j’opinerais volontiers pour les rattacher à la famille des Malinkés. Mais alors, nous aurions affaire à des Malinkés dégénérés ou plutôt à des Malinkés restés absolument à l’état sauvage. Selon toutes probabilités, les Bassarés, les Coniaguiés et d’autres familles établies dans le Haut N’ghabou ont eu leur berceau sur les bords du Niger, qu’ils ont abandonné avec la grande émigration de Koli-Tengrela vers le XIVe siècle. Cette émigration s’est répandue dans toute la vallée du Haut-Sénégal, et un groupe principal est descendu dans le Fouta-Diallon. On peut supposer que quelques familles, fuyant devant les agressions incessantes des Peulhs, se sont réfugiées dans les forêts de la rive gauche de la Gambie. Traquées ensuite comme des animaux, aux prises avec la faim et les bêtes féroces, elles ont dû mener là une existence des plus misérables. Les Coniaguiés et les Bassarés pourraient être regardés comme les derniers descendants de ces familles errantes.
Mais c’est là, bien entendu, une simple supposition : certains caractères que nous avons pu constater chez ces peuplades et surtout une grande parenté de langage nous permet de la regarder comme vraisemblable. Du reste, les griots que nous avons interrogés à ce sujet, les chefs que nous avons questionnés et, parmi eux, notre ami Abdoul-Séga, l’intelligent chef de Koussan-Almamy (Bondou), ne mettent pas en doute l’origine Mandingue de ces peuplades. Leur opinion ne diffère guère de la nôtre que sur l’époque à laquelle aurait eu lieu cette migration. D’après eux, elle serait de beaucoup antérieure à celle de Koli-Tengrela. Nous ne croyons cependant pas qu’il en soit ainsi ; car nous n’avons trouvé nulle part trace de leur passage avant cette époque. S’il en était ainsi, il faudrait admettre, ce qui serait beaucoup plus vraisemblable, que les Coniaguiés et les Bassarés sont absolument originaires du bassin de la Haute-Gambie. Ce que nous ne saurions admettre, étant donné surtout ce que nous savons des migrations de la race Mandingue.
Une autre version, aussi vraisemblable que la précédente sur l’origine des Coniaguiés et des Bassarés, est la suivante. D’après les renseignements que j’ai pu recueillir, ce ne seraient que des captifs qui auraient fui en masse le Fouta-Diallon, et auraient cherché là, sur ces plateaux difficilement accessibles, un refuge contre les Peulhs, leurs anciens maîtres. Le Bondou était autrefois, avant sa colonisation par Malick-Sy et ses Toucouleurs, habité par de nombreuses populations Malinkées, absolument sauvages, dont les Badiars, les Oualiabés, etc., etc., étaient les principales. Maka-Guiba, un des successeurs de Malick-Sy, voulant reconquérir le pays et rétablir l’autorité de ses ancêtres, fut puissamment aidé dans ses campagnes par les bandes de ses cousins alors almamys du Fouta-Djallon. Ceux-ci envoyèrent pour le secourir une armée de plus de 20,000 hommes, lesquels, la guerre terminée, rentrèrent dans leur pays, chargés de butin et emmenant en captivité la plus grande partie de ces peuplades Malinkées dont, aujourd’hui, nous ne retrouvons plus de traces dans le Bondou. Ceci étant admis, d’une façon générale, ne pourrait-on pas en conclure que ces captifs s’enfuirent un beau jour et vinrent se réfugier dans les forêts de la Haute-Gambie, dans le N’ghabou ? Les Coniaguiés et les Bassarés seraient donc les descendants des Badiars, Oualiabés, etc., etc., qui peuplaient autrefois le Bondou. Ce qui permettrait d’accepter cette manière de voir, c’est que, dans les pays voisins, quand on demande des renseignements sur leur origine, on ne peut obtenir que ceci, c’est que ce sont d’anciens captifs du Fouta-Djallon. Quoiqu’il en soit, nous pouvons aisément, d’après tout cela, admettre que ce sont des peuplades d’origine Mandingue. Toutefois, nous tenons à faire, à ce sujet, toutes réserves. La question reste pendante et tout ce que nous venons d’en dire n’est que suppositions. Une étude ethnographique plus complète que la nôtre pourrait seule résoudre cet intéressant problème scientifique.
Les villages Coniaguiés sont, en général, beaucoup plus propres et mieux entretenus que la plupart des villages des autres pays Soudaniens que nous avons visités. Ils présentent aussi un tout autre aspect. La forme des cases diffère complètement de celles que nous avons vues jusqu’à ce jour. Elles sont rondes et construites en bambous tressés. Leurs dimensions sont des plus petites, environ deux mètres à deux mètres cinquante centimètres de diamètre sur deux mètres cinquante centimètres à trois mètres de hauteur. La porte s’élève jusqu’au toit, et, de chaque côté d’elle, se dressent jusqu’au dessus du toit les deux bambous qui lui servent de montants. Le toit est petit, plus élevé que celui des cases des autres Noirs, et son bord dépasse de fort peu le corps de la case. Ce qui leur donne absolument l’aspect d’une ruche d’abeilles. Le sommet du chapeau est souvent terminé par un ornement en bambou. Il est formé par un morceau de bois vertical qui sert de support, sur lequel est fixé un autre morceau de bois en forme de croissant dont la partie convexe regarde le ciel et supporte des morceaux de bambous d’environ quinze centimètres de longueur.
La case est immédiatement construite sur le sol qui a été bien battu au préalable. Pendant la nuit la porte est fermée à l’aide d’une natte grossièrement faite à l’aide de chaumes de Graminées ou de tiges de Cypéracées, nattes qui sont connues dans tout le Soudan sous le nom de Sécos. Au milieu de la case se trouve une petite dépression de terrain de 0m40 environ de diamètre et qui tient lieu de foyer. Quant au mobilier, il est des plus primitifs : une natte ou de la paille sur laquelle couche le propriétaire et voilà tout.
En général, une case n’est habitée que par un seul individu, homme ou femme. Les enfants, jusqu’à ce qu’ils soient nubiles, habitent généralement, de préférence, avec la mère. Contrairement à ce qui se passe chez les autres peuples du Soudan, les femmes, chez les Coniaguiés et les Bassarés, ne travaillent pas à la construction des habitations. Ce soin incombe uniquement aux hommes. C’est, du reste, un travail peu fatiguant et l’édification de ces demeures primitives demande peu de temps. Huit ou dix pieux en bois sont disposés en cercle et solidement fichés en terre. Sur ces pieux sont attachés à l’aide de lianes ou de cordes de bambous, la grande natte de bambous qui formera les parois de l’habitation. Au-dessus, se place le toit, également en bambou ou en chaume et muni de son ornement particulier. Un ou deux jours au plus sont amplement suffisants pour cette besogne.
Les cases du chef du pays, à Yffané, sont placées au centre d’un quadrilatère dont les côtés sont formés par des rangées de cases semblables à celles que nous venons de décrire. L’ouverture en est dirigée toujours dans le même sens et regarde les derrières de la case voisine. Ces cases sont peu espacées les unes des autres, environ un mètre au plus. Elles sont habitées par les jeunes gens non mariés du village, qui forment, pour ainsi dire, la garde particulière du chef. Ils y habitent seuls et sont toujours armés. Rarement, ils s’éloignent tous du village, et dans les expéditions, ils escortent le chef.
Le Coniaguié est un noir de haute stature. Les hommes de petite taille sont relativement rares. La moyenne est d’environ un mètre soixante-douze centimètres. La coloration de leur peau est un peu moins foncée que celle de la peau du Ouolof et rappelle plutôt celle du Malinké. Les membres inférieurs sont généralement longs relativement aux membres supérieurs. Les cuisses sont assez fortes mais les mollets sont grêles. Les membres supérieurs grêles, en général, sont d’une longueur démesurée et leur mensuration, prise de l’articulation scapulo-humérale à l’extrémité du médius, permet de constater qu’ils atteignent aisément le bord supérieur de la rotule. Les cheveux sont crépus. La face revêt à un degré moins prononcé le caractère simiesque de celle du Malinké. Le nez est moins épaté, les lèvres moins lippues et l’angle facial est plus ouvert. Le prognathisme est moins prononcé. Les pectoraux sont bien développés, et les organes des sens, la vue et l’ouïe, sont excessivement subtils. Cela tient évidemment au genre de vie qu’ils mènent et à la vie de plein air à laquelle ils sont condamnés dès leur enfance.
La femme diffère peu des négresses des autres races soudaniennes. Toutefois elle nous a semblé plus forte et mieux musclée. Sa face est également moins repoussante et ses membres inférieurs mieux développés. Sa taille est à peu près la même.
Les Coniaguiés se nourrissent absolument comme les autres peuples du Soudan. C’est le couscouss, farine de mil, de maïs ou de fonio et le riz qui constituent la base de leur alimentation. Ils les mangent cuits simplement à l’étuvée ou mélangés avec de la viande de bœuf, de mouton, de chèvre ou de poulet ou bien encore de gibier quelconque : antilope, biche, gazelle, sanglier, etc., etc. Ce sont les femmes qui préparent les repas, et, contrairement à ce qui se passe dans le reste du Soudan, elles mangent souvent avec leurs enfants à la même calebasse que les hommes. Chez eux, comme chez les peuples que nous avons déjà visités au Soudan, le quartier de devant d’un animal abattu est toujours le morceau réservé aux chefs. Ce sont des buveurs effrénés, et ils ont un penchant tout particulier pour les liqueurs alcooliques, le genièvre surtout, que les dioulas leur procurent ou qu’ils vont chercher à Yabouteguenda et parfois jusqu’à Mac-Carthy. Ils ne fabriquent pas de dolo, cette sorte de bière de mil dont les Bambaras et les Malinkés sont si friands. Par contre, ils affectionnent tout particulièrement le sel et les substances excitantes : piments, poivre, gingembre. Ils vont souvent à Yabouteguenda échanger leur beurre de Karité contre quelques sacs de cet excellent sel qu’importe en si grande quantité en Gambie la Compagnie Française de la côte occidentale d’Afrique. Quant aux piments, poivre et gingembre, ils les trouvent sur place.
Le Coniaguié n’est pas tatoué. Cette coloration bleue des lèvres et des gencives, si estimée des élégantes des pays Malinkés et Toucouleurs, y est absolument inconnue. On se contente d’enduire les cheveux de beurre de Karité. Par exemple, tous ont un faible tout particulier pour les odeurs quelles qu’elles soient. Les hommes ont pour les parures un goût bien plus prononcé que les femmes. Ils se perforent les oreilles, et y portent des boucles soit en fer soit en cuivre. Ils se procurent ce dernier métal surtout à Mac-Carthy. Ces boucles d’oreilles droites et rigides sont surtout portées par les jeunes gens. Ou bien elles sont simples, ou bien, elles sont doubles. Dans ce dernier cas, elles sont très longues et tombent presque sur les épaules. On peut y remarquer en plus un détail curieux. L’anneau qui entre dans le pertuis pratiqué au lobule de l’oreille porte un appendice dirigé en dehors, lequel se termine par une petite boule supportant un gland fait de laine rouge. Le rouge, est, du reste, la couleur la plus appréciée par cette peuplade primitive. La longueur de la boucle d’oreille simple ne dépasse pas quatre à cinq centimètres. Presque tous les hommes ont les bras couverts de bracelets soit en fer, soit en cuivre. Ils portent, de plus, une ceinture faite, en général, de cuir sur lequel sont cousus en grande quantité des perles en verroterie et en corail. A cette ceinture, et tout le tour du corps sont attachés de petits bouts de cordes d’environ vingt centimètres de longueur, à l’extrémité desquels sont attachées des sortes de lames de fer très minces recourbées sur elles-mêmes. En s’entrechoquant pendant la marche, elles produisent un bruit de ferraille qui les remplit d’aise.
La circoncision se pratique sur l’homme et sur la femme. Cette opération donne partout lieu à des fêtes comme dans les autres pays Soudaniens, du reste. Elle se pratique sur les enfants vers l’âge de quinze ans. De même que les Kroumens et certaines familles Malinkées du Ouassoulou, les Coniaguiés se liment en pointe les incisives de la mâchoire supérieure. Cette opération se fait parfois aussi sur celles de la mâchoire inférieure ; mais elle est généralement assez rare.
La coiffure des hommes et celle des femmes est la même. Elle ressemble à s’y méprendre à celle des femmes Toucouleures du Bondou, des Khassonkées et des Peulhes du Fouladougou. C’est absolument le même cimier de casque dont l’arète est souvent agrémentée de petits glands faits en laine rouge. Certains jeunes gens, pour en rehausser l’éclat, fixent sur le sommet du cimier un ornement fait d’étoffes rouges et bleues et qui peut avoir environ trente centimètres de hauteur. Il ressemble à une véritable crête de coq. Ses deux faces sont ornées de verroterie et de cauris, et son bord supérieur est couvert de petits glands en laine rouge. Son bord inférieur concave a absolument la forme du cimier de la coiffure auquel il est solidement fixé à l’aide de liens. Quand cette coiffure est en place, son extrémité antérieure s’avance jusque sur le front et son extrémité postérieure descend jusqu’à la nuque. On ne peut certes s’empêcher de reconnaître que tout cela est élégant au premier chef, mais, ce doit être bien gênant et bien incommode surtout pour dormir. Impossible de se coucher sur le dos. La coiffure des femmes est absolument la même que celle des hommes ; mais elle est bien moins ornée. En général tout le monde est tête nue.
Le vêtement est des plus simples et des plus primitifs. Le costume des femmes n’a rien à envier en simplicité à celui de notre mère Eve. La plupart sont absolument nues ; d’autres portent entre les jambes une petite bande d’étoffes qui est retenue en avant et en arrière par une corde passée autour des reins. D’autres enfin portent un pagne qui ne descend guère qu’à mi-cuisses. En général, ce sont les femmes mariées qui seules s’affublent de ces simples atours. Les jeunes filles sont toujours absolument et complètement nues.
Le costume des hommes est un peu plus compliqué. Outre les vêtements que nous appellerions volontiers de luxe et que nous avons décrits plus haut, ils portent encore autour du cou un collier en cuir ornementé de verroteries et qui, large d’environ cinq centimètres, forme un véritable carcan. Son diamètre est de trente centimètres à peu près et il repose gracieusement sur les épaules. Parfois, mais c’est très rare, ils portent aussi un petit boubou qui, jamais, du reste, ne descend au-dessous du nombril. Les fesses sont garanties par un morceau de peau de bœuf ou d’antilope, sur lequel ils s’asseaient et qui est attaché en avant et au niveau du pubis par des lanières de cuir destinées à le maintenir en place. Son extrémité inférieure descend jusqu’à l’union du quart supérieur de la cuisse avec les trois quarts inférieurs.
Le vêtement antérieur, si je puis m’exprimer ainsi, consiste simplement en un étui fait de feuilles de rôniers tressées entre elles et est désigné sous le nom de Sibo, du nom du rônier (Borassus flabelliformis) en Malinké. Ils y introduisent la verge. C’est, en un mot, le manou des Canaques de la Nouvelle-Calédonie. Je me suis souvent demandé quelle pouvait être l’utilité d’une semblable gaîne. Ce n’est certes point un vêtement visant spécialement à l’ornementation. Je serais plutôt porté à croire qu’il est destiné à la protection, et j’estime que les peuples qui s’en servent le portent surtout pour protéger le pénis des piqûres de moustiques. Ce qui me le ferait supposer, c’est qu’on ne trouve cet étui que chez les peuplades qui ne connaissent pas d’autres vêtements et qui habitent dans des régions où l’on rencontre le moustique en grande quantité. Il est généralement tressé grossièrement. Il est finement travaillé. Son extrémité antérieure effilée porte parfois un petit gland fait en laine rouge. Ce sont surtout les jeunes gens qui recherchent ce dernier ornement.
Quand un Coniaguié se rend à Damentan ou à Yabouteguenda, il met généralement un mauvais pantalon que lui prête un habitant d’une de ces deux localités. C’est, du reste, pour eux, une mauvaise recommandation que de porter un boubou quelconque ou un pantalon. Je me rappelle encore ce que me disait au sujet d’un chef de village des environs, le vieux Tounkané, le chef du Coniaguié, à Yffané. « C’est un brave et bon homme, mais pourquoi porte-t-il un boubou, cela n’est pas bon ». Le chef est absolument vêtu comme le plus humble de ses sujets. Il ne porte aucun ornement, aucun signe particulier qui permette de le distinguer des autres.
Le Coniaguié, habitué de bonne heure à vivre dans la brousse, est excessivement brave. Il est absolument incapable de pitié, et, contrairement aux autres peuples du Soudan, peu hospitalier. Ainsi, pendant les quelques jours que nous sommes restés à Yffané, c’est avec les plus grandes difficultés que j’ai pu me procurer ce qui m’était nécessaire pour nourrir mes hommes et mes animaux.
Dans tout le pays, les bestiaux sont attentivement surveillés, mais ils ne sont pas domestiqués au sens exact du mot ; ils ne sont qu’apprivoisés.
Nous ne croyons point que les Coniaguiés soient anthropophages ; mais, par contre, ils feraient, paraît-il, en certaines circonstances, des sacrifices humains. Nous en reparlerons plus loin. Nous ne nous sommes pas aperçu de ces pratiques pendant notre voyage. Nous tenons ce renseignement des habitants du Damentan et nous ne le relatons ici que sous toutes réserves.
Les parents élèvent leurs enfants absolument comme le pratiquent les autres peuples noirs du Soudan. Ils ne s’en occupent guère que pendant leur bas-âge et dès que l’enfant peut manger seul, on le laisse se « débrouiller » de lui-même. Il mange à la calebasse commune.
De même, les enfants ne s’occupent guère de leurs parents, sauf cependant quand ils sont vieux ou impotents et qu’ils ne peuvent plus travailler. La mère y est bien plus respectée que le père, et cela résulte évidemment de leurs habitudes de polygamie.
La femme y est traitée absolument comme dans la majeure partie des peuples africains. C’est à elle que sont dévolus les plus pénibles travaux. J’ai cru cependant remarquer que, surtout en ce qui concerne les travaux des champs, les hommes s’y adonnaient plus volontiers que les autres noirs du Soudan. De plus, dans les affaires publiques, les femmes de chefs jouent un certain rôle sur lequel nous reviendrons plus loin. Bien que le mari soit le maître absolu de ses femmes, il est rare cependant qu’il les vende. Il agit de même pour ses enfants. Comme cela se pratique chez la plupart des peuples du Soudan occidental et du Sénégal, la mère porte son enfant sur le dos. Il est à cheval au niveau du sacrum, repose sur les hanches de celle qui en a charge et est maintenu en place par un morceau d’étoffe à quatre chefs. La partie pleine de cette écharpe est passée sous le derrière de l’enfant, et, des quatre liens, les deux supérieurs viennent s’attacher au-dessus des seins et les deux inférieurs à la taille de la mère.
La guerre est surtout une guerre d’embuscade, et, ce qui semblerait le prouver, c’est que les villages ne sont nullement fortifiés.
Comme armes, ils ne se servent presque uniquement que de longs fusils à pierre, à un coup, qu’ils se procurent à Yabouteguenda et à Mac-Carthy. De bonne heure, les enfants s’exercent à les manier. Il n’y a pas pour ainsi dire de caste guerrière spéciale. Tout homme valide est armé et part en campagne quand il le faut. La poudre dont ils se servent leur est portée par les marchands ambulants ou bien ils vont l’acheter à Yabouteguenda ou à Mac-Carthy, ou encore ils la fabriquent eux-mêmes, à l’aide de salpêtre qu’ils recueillent dans les endroits humides et de soufre qui leur est apporté par les dioulas. Le charbon provient surtout des bambous. — Le mélange se fait en prenant à peu près neuf parties de salpêtre, deux parties de charbon et deux parties de soufre. Le tout est pilé très fin dans un mortier et à l’aide d’un pilon ad hoc. Cette poudre est ensuite tamisée et mise en grains. Elle est d’une qualité absolument inférieure. Aussi préfèrent-ils celle qui leur vient des magasins européens de Gambie.
Les morts sont inhumés au milieu de cérémonies funèbres des plus simples. Elles se bornent à quelques coups de fusil tirés en l’honneur du mort. Chaque décès est l’occasion, dans la famille du défunt, de grandes réjouissances auxquelles sont conviés les amis. Après l’inhumation, tous se réunissent autour de grandes calebasses de couscouss qui sont avidement et gloutonnement dévorées. Point n’est besoin de dire que, si l’on est assez heureux pour posséder quelques bouteilles de gin, elles sont absorbées dans la soirée et la fête ne cesse que lorsque tous les assistants sont absolument ivres-morts.
De ce que nous venons de dire, il est facile de conclure que la religion de ces peuples primitifs doit être des plus grossières. Bien que nous n’ayons rien pu apprendre d’absolument positif à ce sujet, nous avons pu cependant nous procurer quelques renseignements qui suffiront pour faire connaître en partie les pratiques religieuses bizarres auxquelles ils s’adonnent. Ils ont tous une grande frayeur des sorciers et c’est à eux qu’ils attribuent généralement la mort de leurs proches. Sauf le cas de mort par la guerre, jamais un indigène ne croira qu’on peut mourir de maladie. La nuit, ils se renferment dans leurs huttes, plutôt pour se dérober aux regards des sorciers que pour échapper aux coups de leurs ennemis. Jamais ils ne se mettront en chasse sans avoir au préalable consulté les entrailles d’un animal vivant, d’un poulet de préférence, afin d’être bien certains qu’ils ne seront pas exposés à rencontrer des sorciers et qu’ils pourront échapper à leurs maléfices. De même quand un étranger arrive dans le pays, le chef du village frontière par lequel il est obligé de passer, pratique le sacrifice d’un ou plusieurs poulets et en consulte les entrailles pour savoir quelles sont les intentions du voyageur en venant au Coniaguié, et si sa présence est ou n’est pas un danger pour le pays. Si la réponse est favorable et s’il est bien prouvé que l’on n’est pas animé de mauvaises pensées, on vous laisse entrer. Dans le cas contraire, il faut s’attendre à être impitoyablement chassé. Il faut dire aussi que quelques présents faits à point au chef rendent l’oracle favorable. C’est ce que nous avons été obligé de faire en arrivant à Ouraké, qui est le village frontière sur la route de Damentan.
D’après les renseignements que j’ai pu recueillir, ces peuplades n’auraient aucune notion d’un dieu quel qu’il soit. Il faut dire que ce sont des Musulmans qui m’ont appris tout ce que je sais à ce sujet, et chacun sait qu’ils traitent d’idolâtres tous ceux qui n’ont pas leur croyance. Toutefois il semblerait certain qu’ils ont un culte tout particulier pour une sorte d’idole en bois, monstrueuse, qui serait, d’après eux, la divinité protectrice du pays. Cette idole se trouverait dans une forêt qui couvre la plus grande partie de la vallée où s’élève le village de Nouma. C’est le premier village que les Coniaguiés construisirent en arrivant dans le pays. Lorsqu’ils redoutent quelque danger pour le pays (la guerre, le feu où les épidémies), ils se rendent, paraît-il, en grande pompe dans la forêt, ils y immolent trois jeunes filles de la famille régnante et arrosent avec leur sang les pieds de leur épouvantable idole. C’est ainsi qu’en 1891, attaqués par les bandes du chef de N’Dama, Tierno-Birahima, un des lieutenants de l’almamy du Fouta-Djallon, ils sacrifièrent trois jeunes filles de la famille du Tounkané, le chef actuel du pays, pour se rendre la divinité favorable et pour détourner de leur patrie les dangers dont elle était menacée. Je me suis laissé dire que si ce sacrifice n’était pas fait, aucun des guerriers n’entrerait avec confiance en campagne. Le triste sort qui menace ainsi les jeunes filles de la famille royale ne les effraie nullement. Elles courent avec joie et fierté au lieu du sacrifice et c’est un honneur pour les familles que de compter ainsi des martyrs qui ont donné leur sang pour sauver la nation entière. Afin que certains esprits bienveillants ne m’accusent pas d’exagération, je tiens à le répéter une fois de plus, je n’ai pu constater la véracité et l’exactitude des faits que je viens de relater plus haut. Je ne les connais que par ce qui m’en a été dit par les chefs des villages voisins du Coniaguié, et je reproduis ici sous toutes réserves le résumé de leurs récits, tout en tenant compte de l’exagération et de l’esprit d’invention qui sont propres aux noirs. — Il n’y a pour ainsi dire pas de prêtres de cette sauvage religion ; ce sont les chefs qui en tiennent lieu et qui sont les sacrificateurs tout désignés. Comme nous l’avons dit plus haut, ce n’est que dans les circonstances d’une gravité exceptionnelle que l’on immole des victimes humaines. Dans la vie courante, on se contente de sacrifier des animaux vivants : bœufs, moutons, chèvres, poulets, et de préférence ces derniers.
La famille y est constituée comme elle l’est chez les peuples de race Mandingue. L’enfant appartient à son père, qui peut en disposer comme bon lui semble. La parenté suit la ligne masculine et collatérale et les héritages se transmettent de même, aussi bien dans la vie politique que dans la famille.
Nous ne croyons point que l’amour existe, à proprement parler, chez les Coniaguiés. Le mariage n’est, pour ainsi dire, qu’un véritable accouplement plutôt qu’un mariage dans le sens exact du mot. Le baiser y est absolument inconnu. Par exemple, ces peuples absolument primitifs, comme nous venons de le voir, et qui vivent dans un état de nudité presque complet, sont excessivement pudibonds. Il est un fait à remarquer et sur lequel j’appellerai tout particulièrement l’attention du lecteur : c’est que le sentiment de la pudeur existe chez les peuples, qui n’ont qu’un vêtement rudimentaire, à un degré bien plus élevé que chez les peuples civilisés, qui éprouvent le besoin de ne rien laisser voir en dehors de leur figure et leurs mains. C’est que, chez les premiers, tout est naturel, rien n’est convenu. On ne leur enseigne pas cette absurdité qu’il est des parties de notre corps honteuses à montrer et qu’il faut mettre à l’abri de tous les regards. Et pourquoi ? Simplement pour obéir à un usage suranné et stupide. Se conformer à ces habitudes de l’espèce, observer ces conventions dont l’ensemble forme la civilisation, c’est avoir de la pudeur. Pour nous, ce sentiment est inné chez l’homme, et ceux qui en ont fait une vertu sont précisément ces déséquilibrés et ces dégénérés dont l’esprit est hanté par des passions honteuses et qui, là où il n’y a rien que de très naturel, croient devoir, pour les besoins de leur cause, voir autre chose que ce qui y est réellement. Chez les peuples primitifs, l’homme n’a rien à apprendre, le livre de la nature est grand ouvert devant ses yeux. Chez nous, au contraire, la curiosité est d’autant plus excitée qu’on essaie davantage de lui cacher ce que la nature a départi à chacun de nous. C’est cette curiosité, bien légitime d’ailleurs, que l’on regarde comme la véritable violation des lois de la pudeur. La meilleure preuve que nous en pourrions donner c’est que, chez les Coniaguiés, par exemple, la masturbation, le sodomisme et les autres vices de même acabit, qui sont si communs chez nous, sont absolument inconnus. Les quelques rares individus qui s’y adonnent sont regardés plutôt comme des fous que comme des coupables.
Contrairement à ce qui se passe chez certains peuples, l’acte du mariage, au Coniaguié, n’a jamais lieu en public. Quand un mari dit à une de ses femmes de venir dans sa case pendant la nuit, celle-ci doit y pénétrer sans être vue de qui que ce soit. Elle quitte son mari de la même façon dès que l’acte a été consommé et tous les deux poussent alors les cris les plus discordants. Cette particularité nous avait déjà été signalée par notre excellent et regretté collègue et ami, le Dr Crozat, qui l’avait remarquée chez les Bobos, peuplade qui habite dans la boucle du Niger. En toute circonstance, l’acte est toujours consommé au fond de la case, dans la plus complète obscurité et jamais en public ni en plein jour.
La communauté des femmes n’existe pas. Par contre, tous les hommes sont polygames. Il n’y a pas non plus de cérémonie propre pour les mariages. Quand un homme veut se marier, il se contente de demander la jeune fille à son père. Si celui-ci y consent, le futur donne alors un ou deux poulets, ou bien une poignée de verroterie, ou bien encore un ou deux moules de mil (le moule, au Coniaguié, vaut à peu près 1.400 grammes). En aucune circonstance, la femme n’est consultée. Quand tout est convenu, le mari va la prendre dans la maison de son père et la conduit dans la case qu’il a construite pour elle. Ses amis ses et parents l’accompagnent et cette cérémonie donne lieu à des réjouissances et à de copieuses libations. Le mariage est surtout endogamique. On se marie rarement en dehors de la tribu. En cas d’impuissance constatée du mari, ou d’adultère de la femme, les conjoints divorcent d’un commun accord. La prostitution est absolument inconnue, ainsi que l’adultère, du moins du côté de la femme. Le mari n’a généralement pas de concubines, car il peut avoir autant de femmes qu’il en désire. En cas de divorce, les enfants restent pour ainsi dire toujours avec la mère, du moins jusqu’à la puberté. Si le mari vient à mourir, les veuves sont recueillies par son frère cadet, qui doit les nourrir et qui peut les épouser. Il n’y est forcé par aucune coutume. Le lévirat n’est pas obligatoire.
La propriété individuelle existe. Toute parcelle de terre appartient de droit à celui qui en prend soin. Le testament est inconnu et les héritages se font toujours par la ligne masculine collatérale. Le frère hérite des biens du défunt sans aucun conteste par droit d’aînesse.
Au point de vue du gouvernement et de la constitution sociale, le Coniaguié est divisé en deux cantons bien distincts, qui sont habités par deux tribus différentes. Au Nord, les Saukoly-Counda, dont le chef porte le titre de Saukaf (roi). Le chef actuel de cette tribu se nomme Tounkané et il réside à Yffané. — Au Sud, les Biaye-Counda, dont le chef porte le titre de Tchikaré (roi). Ces deux tribus sont séparées l’une de l’autre par le marigot de Malé, affluent de la rivière Grey et qui coule de l’Est à l’Ouest. Ces deux tribus vivent en bonne intelligence, et il m’a semblé que Tounkané, le Saukaf des Saukoly-Counda, jouissait également d’une certaine autorité sur les Biaye-Counda.
Quoiqu’il en soit, l’autorité est exercée dans les deux tribus par un seul chef, qui n’est cependant, en réalité, chef que de nom. Chaque village a son chef particulier, qui l’administre comme bon lui semble. En temps de guerre, par exemple, c’est le roi qui commande à tous les contingents. Je n’ai pas besoin de dire que cette autorité est plutôt nominative qu’effective. La façon dont est nommé le chef est des plus curieuses et mérite d’être signalée. L’ordre de succession n’est ni par ligne directe ni par ligne collatérale. Quand le chef meurt, celui qui est appelé à lui succéder est le fils aîné de la sœur du défunt, et, à défaut de celui-ci, la mère du chef décédé choisit dans la famille régnante l’héritier de la couronne. En cas de décès de cette dernière, c’est la famille royale, réunie en conseil, qui nomme le futur souverain. Enfin, si la famille régnante vient à s’éteindre, ce sont les chefs des différents villages qui désignent la nouvelle famille qui devra présider aux destinées du pays. Tout cela semblerait indiquer que la femme jouit chez les Coniaguiés d’une situation plus élevée que chez les autres peuples du Soudan. Il en est peut-être ainsi pour la famille royale, mais nous ne nous sommes pas aperçu de cette particularité chez les simples citoyens.
Nous croyons que les diverses castes n’y sont pas aussi tranchées que chez les autres peuples. Nous n’y avons reconnu l’existence que de deux classes d’individus bien distinctes : les hommes libres et les captifs. Mais si toute cette organisation sociale est encore très vague pour nous, nous pouvons toutefois affirmer le fait suivant ; c’est que les Coniaguiés, à quelque tribu ou famille qu’ils appartiennent, ne sont jamais captifs les uns des autres. Les captifs sont toujours d’une autre nationalité : Peulhs et Malinkés surtout. En toute circonstance, les captifs y sont bien traités. Ils ne sont jamais frappés et vivent de la même vie que leurs maîtres. On se contente de les faire travailler et de les surveiller pour qu’ils ne s’évadent pas. En tout cas, la captivité est loin d’y être organisée comme elle l’est, par exemple, chez les Malinkés, et le nombre des captifs y est excessivement restreint. Ce ne sont que des captifs faits à la guerre. Le commerce des esclaves, à proprement parler, n’y existe pas.
Le chef n’est pas mieux considéré que le plus simple des sujets. On ne lui paye aucune redevance, et il n’existe aucun impôt dans le pays.
Les Coniaguiés n’ont aucun signe de reconnaissance particulier, et je doute même qu’on puisse regarder comme un véritable vêtement national, l’espèce d’étui dans lequel les hommes emprisonnent leur verge.
La justice n’y existe qu’à l’état absolument rudimentaire. Il n’y a aucun code écrit. Du reste, toute espèce d’écriture y est absolument inconnue. Les traditions y ont seules force de loi et la raison du plus fort y est toujours la meilleure. Si un différend s’élève entre particuliers, quand ils ne le règlent pas spontanément, c’est au conseil des vieillards du village que l’on a recours ; mais, en général, leurs jugements sont rarement exécutés. On se contente, pour ainsi dire, uniquement de leur demander un avis.
Quand on part en guerre et que l’on a fait un butin quelconque, chacun a pour sa part uniquement ce dont il a pu s’emparer dans le pillage. Le chef n’a point de part particulière et il n’a nullement le droit de prélever quoi que ce soit sur ce que chaque guerrier peut rapporter.
Les Coniaguiés sont surtout un peuple agriculteur et chasseur. Leurs lougans sont bien cultivés et ils récoltent en abondance, mil, maïs, arachides, riz, fonio, etc., etc. Ils produiraient bien plus s’ils n’étaient sans cesse exposés aux attaques de leurs voisins. Pour pouvoir cultiver en sécurité, ils sont obligés de placer des sentinelles autour des lougans afin de protéger les travailleurs. Leurs procédés de culture ne diffèrent en rien de ceux des autres peuples du Soudan. Les fumures, cultures alternantes, irrigations y sont inconnues et tous les travaux des champs se font à la main à l’aide de pioches absolument rudimentaires. — Les animaux n’y sont dressés à aucune espèce de travail.
Les jeunes gens surtout sont des chasseurs émérites. Ils ne poursuivent guère que la grosse bête, antilope, bœuf sauvage, éléphants, et quand ils ont tué quelque chose, chaque famille a sa part des dépouilles de l’animal. Le chasseur qui a tué la bête tient surtout à avoir la queue qu’il porte à la ceinture en guise de trophée. La chasse ne fournit pas uniquement les moyens d’existence ; mais on peut dire toutefois qu’au Coniaguié, c’est à la vénerie surtout que l’on a recours quand on veut manger de la viande. On n’y chasse absolument qu’au fusil, et parfois on se sert de chiens dressés dans ce but à la chasse à courre. De bonne heure, les enfants s’habituent à tirer de l’arc, et ils acquièrent en peu de temps une telle habileté à cet exercice, qu’ils atteignent aisément, à des distances relativement grandes, avec des flèches en bambous dont la pointe a été durcie au feu, de belles pièces de gibier, telles que perdrix, pintades, rats palmistes, etc., etc.
On chasse généralement en troupe, huit ou dix au plus, et l’on ne rentre jamais au village qu’après avoir tué un bel animal. Pendant leur séjour dans la brousse, les chasseurs vivent de gibier qu’ils font griller sur des charbons ardents. On peut dire enfin que la chasse n’entraîne jamais de longues migrations à la suite du gibier. Un groupe de chasseurs ne reste jamais plus de dix ou douze jours dehors.
La pêche est absolument inconnue.
En fait de céramique, on ne connaît absolument que les quelques poteries grossières que fabriquent les femmes et qu’elles font cuire au feu à l’air libre. Tout cela est très primitif.
De tous les métaux, le fer et le cuivre sont les seuls, à peu près, qui soient connus et utilisés. Le fer est extrait sur place par la méthode dite Catalane, et le cuivre leur vient de Mac-Carthy ou de Yabouteguenda, en tiges d’environ un mètre de longueur. Ces deux métaux leur servent uniquement à fabriquer des bijoux et quelques sabres et couteaux. La trempe est inconnue. Les Coniaguiés ont un goût tout particulier pour l’or et l’argent. On ne saurait s’imaginer combien ils sont fiers et heureux quand ils possèdent une bague ou un bracelet en l’un ou l’autre de ces métaux. Je me souviens que pendant mon séjour à Yffané, Tounkané, le chef du pays, vint un jour me voir au moment où j’achevais mon repas du matin. Le couvert en ruolz dont je me servais attira de suite son attention. Naturellement il me le demanda pour s’en faire des bracelets, me dit-il ; je refusai d’abord. Mais il insista tellement et je vis que je lui ferais un si grand plaisir que je fus forcé de le lui donner. Je me gardai bien de lui montrer dans la suite ce que j’avais encore, car il n’aurait pas manqué de m’importuner de nouveau jusqu’à ce que je m’en sois départi en sa faveur. Tant que je restai à Yffané, je fus obligé de ne plus me servir que de couverts en fer. L’or y est absolument rare et je ne me souviens pas d’avoir entendu dire qu’il y en eut un gisement quelconque de ce précieux métal.
Les armes sont en fer et se composent uniquement de mauvais fusils de traite à pierre que leur apportent les dioulas ou qu’ils vont acheter à Mac-Carthy ou à Yabouteguenda, de poignards et de sabres qu’ils fabriquent eux-mêmes. Ils fabriquent également les haches dont ils se servent pour défricher.
Il n’y existe aucune arme défensive, pas de casques, ni de boucliers, ni de cuirasses. Il n’y a pas non plus d’armes empoisonnées.
En campagne, les femmes accompagnent les guerriers ; mais ne se battent pas. Elles ne font uniquement que porter les munitions et les provisions.
Les fardeaux sont portés par les hommes et par les femmes, surtout sur la tête. Dans tout le Coniaguié, il n’y a, pour ainsi dire, pas de routes, de simples sentiers seulement. Trois chemins donnent accès au plateau, et ils sont tous les trois gardés par un village frontière où se trouvent toujours en permanence un nombre assez grand de guerriers armés.
Les échanges commerciaux se font uniquement en nature. On exporte surtout des peaux, du beurre de karité, des arachides, et on importe des liqueurs alcooliques, des armes, de la poudre, du sel, des kolas, de la verroterie, et très peu d’étoffes. D’après ce que nous avons dit du vêtement, on comprendra aisément qu’il n’y ait dans tout le pays aucun tisserand.
La mémoire est, chez le Coniaguié, assez peu devéloppée. La mémoire des dates leur fait absolument défaut. Celle des faits est très obtuse et c’est surtout celle des lieux qui est la plus développée. Ils savent se diriger dans les forêts avec une justesse de coup d’œil qui étonne. Le moindre objet, un rocher, un arbre qu’ils auront remarqués quelques jours auparavant, suffisent pour leur permettre de retrouver leur route s’ils se sont, par hasard, égarés.
On garde peu de temps le souvenir des morts, et, malgré tous mes efforts, je n’ai pu obtenir d’eux le récit d’une tradition ou d’une légende quelconque concernant leurs tribus. Quand je leur ai demandé d’où ils venaient, au moment de leur arrivée sur les bords de la Gambie, ils m’ont toujours et uniquement répondu : « de là-bas » en me montrant l’Est. Peut-être ignorent-ils absolument quelles sont leurs origines et quelle est leur histoire ? Peut-être aussi n’en veulent-ils rien dire ? Je serais plutôt tenté de me ranger à cette dernière opinion, car je sais combien il répugne aux Noirs, à quelque race qu’ils appartiennent, de parler de leur histoire et de leur passé.
Tous ces êtres ignorent absolument leur âge. La notion du temps n’existe pas pour eux. Je me souviens encore quel fut l’ahurissement de mon interprète Almoudo quand je lui dis de demander à un jeune Coniaguié, de 18 à 20 ans environ, quel était son âge. Celui-ci lui répondit avec un sérieux imperturbable : « deux cents ans ». Ils n’ont même pas, comme les autres noirs du Soudan, la mémoire de certains faits saillants qui permettent d’établir leur âge d’une façon approximative. Ainsi si l’on demande à un Malinké ou à un Toucouleur son âge, il vous dira bien qu’il n’en sait rien, mais il ajoutera immédiatement : « j’ai été circoncis l’année de la prise de Sabouciré par les Blancs », par exemple. Comme on connaît exactement l’époque à laquelle a eu lieu ce fait d’armes et que l’on sait que la circoncision se pratique vers l’âge de 15 ans, il est facile de reconstituer d’une façon très rapprochée l’âge du sujet observé.
Il est, par exemple, une mémoire qui est très développée chez les Coniaguiés, c’est celle des outrages reçus et des défaites essuyées. Il est peu de peuples qui en conservent un souvenir aussi vif, et leur plus grand désir est de se venger et de rendre à leur ennemi œil pour œil, dent pour dent.
Le Coniaguié est, en général, peu parleur. Il écoute distraitement, s’occupant de tout ce qui l’entoure, et, quoiqu’on lui puisse dire, il reste absolument impassible. Il a cela de commun avec la plus grande partie des peuples noirs. Je le crois cependant moins capable d’attention que le Malinké, le Bambara, le Toucouleur et surtout le Ouolof.
La langue parlée au Coniaguié ressemble un peu à la langue malinkée, mais elle nous a semblé plus harmonieuse. On y retrouve un grand nombre de mots mandingues, ce qui nous permettrait encore plus d’admettre une parenté quelconque entre ces deux peuples. Le Coniaguié, par contre, n’est pas comme le Malinké prodigue de formules de politesse. Ainsi quand ils se rencontrent, ils échangent simplement les salutations suivantes : du lever du soleil à midi on dit : « Pissoé » ; de midi au coucher du soleil : « Diakoé », et, à partir du coucher du soleil jusqu’à son lever : « Mondoé ».
La langue coniaguiée est presque uniquement formée de mots primitifs ; les mots composés sont absolument inconnus. C’est, du reste, le propre des langues à leur premier âge. Ils ont des mots particuliers pour exprimer des idées générales ou abstraites, mais il est impossible de les ramener à des racines concrètes. Un exemple suffira. L’homme, en général, se dit : « assary ». La femme, en général, « asbalé ». Quelques autres mots que nous avons retenus permettront de se rendre un compte exact de l’harmonie de cette langue : Ainsi : asseoir se dit : « niogori », attendez : « nopiri », toi ou vous : « vaudji », moi : « amé », père : « ibâ » (en malinké, père se dit : bâ), mère : « nouma », venir : « aïdji », partir : « djeneb ».
La numération est, paraît-il, décimale, et pour compter l’on se sert indifféremment de cailloux, de graines et plus particulièrement de lignes. On ignore, par exemple, les chiffres et l’on ne sait faire de tête aucune opération arithmétique. Voici les noms des dix premiers nombres :
| Un | Dampo. | Six | Divian. |
| Deux | Noky. | Sept | Goby. |
| Trois | Ouanar. | Huit | Diovay. |
| Quatre | Ouanaky. | Neuf | Dionak. |
| Cinq | M’Bed. | Dix | Ouarraky. |
On ne connaît ni la semaine, ni aucune période de temps qui s’en rapproche.
Comme mesure du temps on ne connaît absolument que le mois lunaire, et les années se comptent du commencement de la saison des pluies au commencement de la saison pluvieuse suivante. Quant à l’année solaire, ils n’en ont aucune notion et ils ne connaissent les heures du jour que par la distance du soleil au-dessus de l’horizon. Par contre, ils savent parfaitement s’orienter le jour par le soleil, la nuit par la lune quand elle se montre, ou par les étoiles. Si l’on demande sa route à un Coniaguié et qu’il vous indique du doigt la direction dans laquelle se trouve le village où vous désirez aller, vous pouvez être certain qu’en suivant ses conseils, vous ne vous écarterez que rarement de la bonne voie. Cette facilité et l’exactitude avec lesquelles ils s’orientent, sont communes d’ailleurs à toutes les peuplades du Soudan.
En résumé, d’après ce que nous venons de dire, nous pouvons conclure que le Coniaguié se rapproche sensiblement du Malinké ; à notre avis, ou bien c’est un Mandingue dégénéré, ou bien c’est un Mandingue qui n’a pas encore progressé.
Situation politique actuelle. — Rapports des Coniaguiés avec leurs voisins. — La situation politique au Coniaguié est actuellement déplorable. On peut dire que tout le monde y commande et que personne n’y obéit. C’est la raison principale de la faiblesse de ce peuple. Mieux conduits et surtout mieux commandés, ils résisteraient mieux aux attaques de leurs voisins. Quoiqu’ils fassent cependant, nous estimons qu’ils finiront par disparaître un jour ; car ils sont dans un état d’infériorité évidente vis-à-vis de ceux qui les entourent. Ils ne sont, à tout point de vue, que mal armés pour soutenir la lutte à laquelle ils sont journellement exposés et à laquelle leurs voisins et ennemis sont mieux préparés. A part le pays de Padjisi et de Toumbin, les Coniaguiés ne vivent en bonne intelligence avec aucun de leurs voisins, ou plutôt ils sont sans cesse en butte à leurs attaques. C’est, en effet, chez eux que Moussa-Molo et les colonnes du Fouta-Djallon vont faire la plupart de leurs captifs. Non loin du Coniaguié, dans le Sud-Est, existe à N’Bama, en permanence, une colonne de Peulhs commandée par un marabout du nom de Tierno-Birahima, qui n’est qu’un lieutenant de l’Almamy du Fouta-Djallon. Ils pénètrent, à chaque instant, sur le territoire Coniaguié et y font toujours de nombreux captifs. Quelque temps avant mon arrivée cependant, les Coniaguiés, attaqués à Uttiou par Tierno-Birahima, avaient mis complètement son armée en déroute et fait de nombreux prisonniers.
Pendant longtemps, ils ont été avec Damentan en guerre ouverte. Mais depuis quelques années, ils vivent en meilleure intelligence et tout fait espérer que, de leur fait, la paix ne sera pas de longtemps troublée.
Aucune nation européenne n’a jamais eu aucun rapport avec eux, nous sommes les premiers qui les ayons visités et ils nous ont manifesté tout le désir qu’ils ont d’entrer en relations avec nous. Je crois qu’une entente avec eux ne pourrait qu’être utile pour asseoir définitivement notre autorité dans cette partie du Soudan. Nous aurions par là entrée dans les provinces septentrionales du Fouta-Djallon et pourrions tenir en respect Moussa-Molo et ses Peulhs. De plus cette possession nous donnerait encore environ une centaine de kilomètres de la rive gauche de la Gambie, et nous mettrait plus directement en rapport avec le Niocolo et les autres dépendances du Fouta-Djallon dans ces régions. Nous serions enfin absolument maîtres de tout le cours de la Rivière Grey. Pendant mon séjour dans ce pays je n’avais aucune qualité pour conclure avec ses chefs un arrangement quelconque, mais je réussis à décider Tounkané à envoyer des mandataires auprès de M. le capitaine Roux, de l’infanterie de marine, à Nétéboulou, où il devait se rendre, afin de s’aboucher avec lui qui, comme commandant du cercle de Bakel, avait tous les pouvoirs nécessaires pour régler cette importante question. J’ai appris depuis que Tounkané avait tenu sa parole, que ses hommes avaient rencontré le capitaine Roux à Damentan et qu’un traité d’amitié y avait été signé.
Renseignements recueillis sur le pays de Bassaré
Dans le Sud-est de Damentan et à l’est du Coniaguié, dont le sépare une profonde vallée, se trouve le pays de Bassaré, dont les villages, comme ceux du Coniaguié, s’élèvent sur un vaste plateau de même formation géologique que le précédent. Ce pays est habité par une population de même race que celle du Coniaguié, mais dont la langue est complètement différente. Ils ont le même costume et à peu de choses près les mêmes usages. Nous ne ferons qu’indiquer ici ce en quoi ils diffèrent de leurs voisins.
Dans le Bassaré n’habitent que des Bassarés. C’est le nom que l’on donne aux habitants de ce pays aussi sauvage que son voisin. Il n’y a ni Peulhs, ni Malinkés.
Le chef de ce pays porte le titre de Mounelli (roi). Le chef actuel se nomme Tamba et réside à Kénieri-Sarra, qui est la capitale du pays. Le pouvoir du Mounelli est très limité. Les Bassarés forment, pour ainsi dire, une sorte de république dans laquelle le roi n’est que le président d’un conseil composé de tous les chefs de villages. Il n’y a que dans les affaires graves, telles que guerres, assassinats, révoltes, etc., etc., qu’il peut user de son autorité. Il dirige également les guerriers en campagne.
Les Bassarés, comme les Coniaguiés, du reste, ne connaissent pas l’esclavage. Chacun est libre sur leur petit territoire. Si un captif évadé d’un autre pays vient chercher un refuge chez eux, il appartient à celui qui l’a trouvé. Que celui-ci soit un homme, une femme ou un enfant, il devient, du fait de sa trouvaille, propriétaire de l’évadé qui ne tarde pas d’ailleurs à être adopté par la tribu.
Les mariages entre Bassarés se font sans aucune cérémonie, le consentement de la femme seul suffit, mais est absolument indispensable. Quand le fiancé a été agréé par celle qu’il recherche en mariage, il doit donner au père de celle-ci, ou à son défaut à son frère aîné un fusil neuf, et à sa future femme cinq chèvres. Après quoi il peut emmener sa femme chez lui.
Si, pour une cause quelconque, le divorce est prononcé, la femme doit rendre à son ex-mari les cinq chèvres qu’il lui avait données en dot et son père ou son frère aîné doit rendre le fusil qu’il avait reçu. Dans ce cas-là, les enfants restent avec leur mère ; mais si rien de ce qu’il avait donné ne lui est rendu, le père les garde avec lui jusqu’à complet remboursement.
Les Bassarés sont peut-être la seule peuplade du Soudan que nous connaissions dans laquelle la femme soit consultée sur le choix de son mari. Ce fait semblerait prouver qu’elle y est moins asservie que chez les autres.
Comme chez les Coniaguiés, on ne trouve chez les Bassarés ni tisserands, ni cordonniers, ni charpentiers, ni griots, ni marabouts. Ils n’ont que quelques forgerons qui fabriquent leurs couteaux, sabres, poignards, haches et instruments de culture.
On n’y paye aucun impôt, aucune redevance de quoi que ce soit et à qui que ce soit. Le chef du pays est cependant nourri par les jeunes gens non mariés qui composent sa garde, comme cela a également lieu au Coniaguié. Leurs cases entourent également celles de leur chef, et ils doivent cultiver ses lougans et récolter le mil, maïs, etc., etc. Ils font, en un mot, tous les travaux du chef jusqu’au jour où ils se marient. Ils quittent alors les cases qu’ils occupaient dans la demeure royale, si je puis parler ainsi, vont habiter dans le village et deviennent absolument libres de leurs actes. Ils sont de suite remplacés à la maison du roi.
La langue des Bassarés est plus harmonieuse encore que celle des Coniaguiés. Elle se rapproche beaucoup plus du Mandingue que cette dernière, mais on dirait qu’ils ont pris en plus quelque chose du rhythme, de l’intonation et de la sonorité de la langue Peulhe. Je ne serais pas éloigné de croire qu’il y a dans la langue Bassarée comme une sorte de mélange des langues Peulhe et Mandingue. C’est encore un idiôme presque uniquement formé de mots primitifs. Les mots composés y sont très rares et, chose curieuse, elle ne se rapproche en rien de la langue Coniaguiée. Je tiens à bien établir ce fait, car il me paraîtrait intéressant d’élucider ce problème. Il serait curieux de rechercher comment et pourquoi ces deux peuplades, qui ont assurément la même origine et dont les mœurs et les coutumes sont à peu de choses près les mêmes, parlent une langue toute différente. Certes, il n’est pas douteux que ces deux idiomes dérivent d’une même langue-mère, mais comment s’est-elle si différemment modifiée ? Voilà le problème à résoudre. Nous avons pu recueillir quelques mots de ce langage. Nous les reproduisons ici. L’orthographe que nous avons adoptée est absolument conforme à la prononciation :
| Cheval se dit : | Efanassi. | Pagne se dit : | Atchiandi. |
| Ane | Fali. | Pièce de Guinée | N’godji. |
| Poulet | Etiaré. | Salutation | Nessouma. |
| Calebasse | Ecusop. | Sabre | Doukouma. |
| Tabac | Sirra. | Poudre | Piki. |
| Peau de bouc | Ematel. | Homme | Sassané. |
| Grand homme | Karé-ké. | Femme | Iokaré. |
| Enfant | Bitakibou. | Bœuf | N’guidy. |
| Chèvre | Emetchi. | Mouton | Iouféi. |
| Venir | Diokou. | Partir | Viené. |
| Se lever | Kamily. | Rester | Niououali. |
| Eau | Méno. | Boire | Nesseb. |
| Manger | Diampolé. | Dormir | Mérassi. |
| Viande | Ematioré. | Attendre | Battili. |
| Couteau | Etchiatchi. | Donnez-moi | Flil. |
| Comment vous appelez-vous ? Ou atchi alou ? | |||
Les Bassarés ont la numération parlée. Elle est par cinq ; à cinq on reprend cinq et un, cinq et deux, etc., etc. Ils ne connaissent aucun chiffre écrit et pour compter se servent de cailloux, de lignes qu’ils tracent sur le sable, ou de graines, comme les Coniaguiés. Voici les dix premiers nombres :
| Un se dit : | Amati. | Six se dit: | Bandiouga-Mati. |
| Deux | Bati. | Sept | Bandiouga-Bati. |
| Trois | Batass. | Huit | Bandiouga-Batass. |
| Quatre | Banass. | Neuf | Bandiouga-Banass. |
| Cinq | Batio. | Dix | Epo. |
Le Bassaré était autrefois un pays fort peuplé. Aujourd’hui, il est presque désert. Cela tient à ce que, continuellement en guerre avec leurs voisins du Fouta-Djallon, ils ont vu détruire la plus grande partie de leurs villages, et leur population emmenée en captivité.
La population du Bassaré, qui pouvait autrefois être évaluée de 6 à 8,000 habitants, est tout au plus aujourd’hui de 2,000 habitants. Ils sont, du reste, comme leurs voisins les Coniaguiés, destinés à disparaître un jour et à fournir de captifs le Fouta-Djallon et le Fouladougou.
Voici les noms des villages qui ne sont pas encore tombés sous les coups des guerriers Peulhs :
| Kénieri-Sarra (capitale). | N’guero’-Koulé. |
| N’guéro-Daly | Naugaroua. |
| N’guéro-Kiss | N’guéro-Tchindy. |
| N’guéro-Poug | Noumpou. |
| Nikaré | Peuqui. |
| Nauné | Maucatia. |
| Kessi | Cotatou (No 1). |
| Noukaré | Boutioutonia. |
| Coutiaki | N’Ténou. |
| Sériguia | Tiakessi. |
| Akoudou | Cotatou (No 2). |
Aujourd’hui, le pays de Bassaré est, au point de vue politique, divisé en deux fractions, l’une amie des gens du Fouta-Djallon, et, par conséquent, ennemie du Coniaguié, l’autre amie du Coniaguié. Inutile de dire que les deux partis vivent dans un état de guerre continuelle.
Les Bassarés, comme les Coniaguiés, recherchent notre amitié. Comme eux, ils sentent qu’ils ont besoin d’être protégés contre leurs ennemis.
CHAPITRE XVII
Repos à Damentan. — Départ de Damentan. — De Damentan à la Gambie. — Le Manioc. — La pourghère. — Traces du passage d’une hyène. — Arrivée sur la rive droite de la Gambie. — Une forêt de rôniers. — Le gué de Voumbouteguenda entre Damentan et Bady. — Le fils du chef de Damentan vient me rejoindre. — Passage de la Gambie. — Entre la Gambie et Bady. — Immense incendie. — Une superstition bizarre. — Description de la route entre Damentan et Bady. — Géologie. — Botanique. — Datura. — Sendiègne. — M’Bolon-M’Bolon. — Arrivée à Bady. — Le village. — Le chef. — Nous sommes bien reçus. — La population. — Grand nombre de goîtreux. — Maladies de la peau. — Palabres. — Sandia me quitte pour retourner à Nétéboulou. — Départ de Bady. — Sansanto. — Niongané. — Beaux lougans d’arachides. — Arrivée à Iéninialla. — Belle réception. — Description de la route de Bady à Iéninialla. — Géologie. — Botanique. — Le Vène. — Départ de Iéninialla. — Le pont sur le Barsancounti. — Passage de la rivière Balé. — Rencontre d’une députation des notables de Gamon venus au devant de moi. — Arrivée à Gamon. — Belle réception. — Belle case. — Description de la route de Iéninialla à Gamon. — Géologie. — Botanique. — Le Nando. — Le Fouff. — Les dattiers. — Les piments. — Description du village. — Le chef. — Palabres. — Plaintes des habitants.
29 décembre. — Après avoir pris à Damentan un jour de repos bien mérité et pendant lequel mes hommes et mes animaux se rattrapèrent du jeûne forcé du Coniaguié et se remirent des fatigues de la route, nous quittâmes à cinq heures du matin cet hospitalier village et nous nous dirigeâmes vers Bady, où j’avais l’intention de faire étape ce jour-là. Les préparatifs du départ se font lentement, toujours à cause des porteurs qu’on ne peut arriver à rassembler. Au moment où j’allais monter à cheval, Alpha-Niabali vint me serrer la main, me souhaiter un bon voyage et m’annoncer, ainsi qu’il me l’avait promis, que son fils se préparait à m’accompagner pour se rendre avec Sandia à Nétéboulou pour s’y aboucher avec le commandant de Bakel. Mais n’étant pas encore prêt à partir, il se mettrait en route plus tard et me rejoindrait sur la rive droite de la Gambie au gué de Voumbouteguenda. « A dater d’aujourd’hui, me dit-il, quand je le quittai, je suis pour toujours l’ami des Français ».
A peine avons-nous quitté le village que nous marchons d’une vive allure. La route traverse d’abord les lougans du village que l’on trouve immédiatement après avoir franchi la branche nord du marigot de Damentan, qui est à sec à cette époque de l’année. Sur les bords de ce marigot je remarquai de nombreux pieds de manioc et quelques échantillons de pourghère que pendant le reste de mon voyage je n’avais vu jusqu’à ce jour qu’en très petite quantité.
Le manioc (Manihot dulcis H. Bn.), est assez rare au Soudan. On ne le trouve guère que dans le Belédougou, le Manding, le Gangaran et les régions Sud de nos possessions. La variété à laquelle appartient le manioc du Soudan est le manioc doux. Les maniocs vénéneux y sont relativement très-rares. Les indigènes le plantent par bouture, chaque année, au commencement de la saison des pluies. Les tubercules sont bons à manger vers la fin de février. La tige vit plusieurs années, mais elle se dessèche pendant la saison des pluies. Les tubercules, au contraire, se conservent parfaitement dans la terre pendant toute la saison sèche, et émettent de nombreux rameaux qui se flétrissent à leur tour. Mais les tubercules de deux ou trois ans deviennent durs et coriaces. C’est pourquoi il est préférable, pour la consommation, de les cueillir chaque année et de multiplier la plante par boutures. Les indigènes mangent le manioc cuit sous la cendre ou bien bouilli et mélangé à leur couscouss. Ils en sont très friands. Dans tous les jardins de nos postes, le manioc est cultivé avec succès. Ses tubercules sont d’excellents légumes pour les potages, et je me souviens avoir mangé à Kita des galettes frites à la poële et faites avec de la farine de manioc, du sucre et des jaunes d’œufs. Elles étaient absolument savoureuses et n’auraient pas été déplacées dans aucune de nos meilleures pâtisseries. On sait combien le tubercule du manioc ordinaire (M. edulis Plum.) est vénéneux et quelle est la préparation qu’il faut lui faire subir pour le rendre inoffensif. Il est connu que, dans le manioc doux, le principe nuisible est très peu abondant et que la cuisson suffit pour le faire disparaître. On ne saurait en nier l’existence, car les animaux sont incommodés s’ils mangent simplement les feuilles, et meurent empoisonnés s’ils boivent le suc extrait du tubercule. Le manioc appartient à la famille des Euphorbiacées. Il affectionne surtout les climats pluvieux et est précieux par ce seul fait que son tubercule se conserve longtemps dans la terre. Quant à l’aliment qu’il donne, il se digère facilement, est très rafraîchissant, mais possède peu de principes nutritifs.
La Pourghère. — La Pourghère (Jatropha curcas L.) ou Médicinier cathartique appartient à la famille des Euphorbiacées. C’est une plante à feuilles lobées ou palmées, à fleurs dioïques disposées en grappes et pourvues d’un calice et d’une corolle. Les mâles ont dix étamines monadelphes et les femelles un ovaire à trois loges monospermes, avec trois styles bifides. Son port rappelle celui du ricin et ses graines, plus grosses que celles de ce dernier végétal, sont noirâtres plutôt que mouchetées. Leur forme est celle des graines de ricin. La pourghère donne des graines oléagineuses et éminemment purgatives et émétiques. Elle croît et se multiplie au Sénégal, au Soudan et dans les Rivières du Sud avec une grande rapidité. On s’en sert surtout dans les Rivières du Sud, le Baol, le Sine, le Saloum, etc., etc., pour faire des haies de jardins. Nous avons vu à Damentan une jolie plantation de coton complètement entourée de pourghères. Les indigènes en utilisent les graines comme purgatives. Deux de ces semences suffisent pour déterminer une abondante évacuation. Six à huit graines occasionnent des symptômes alarmants d’empoisonnement. L’absorption d’une douzaine de graines est suivie de mort. L’huile est purgative à la dose de huit à dix gouttes au plus. Une dose plus élevée ne manquerait pas d’entraîner de graves accidents. Cette huile peut servir également à l’éclairage. Elle brûle en donnant peu de fumée et peu d’odeur. Elle est encore utilisée avec avantage pour la fabrication des savons et pour le graissage des machines. Elle est très fluide, presque incolore, âcre, et très peu soluble dans l’alcool. Cultivée sur une grande échelle, la pourghère pourrait donner de sérieux profits, car elle demande peu de soins et donne un rendement considérable. Les quelques essais faits jusqu’à ce jour, mal dirigés, et peu encouragés, n’ont donné aucun résultat appréciable. Il faut dire aussi qu’on n’y a apporté aucune méthode et aucun soin et que l’on s’est vite lassé de lutter contre l’apathie des Indigènes, tout est à recommencer.
Après avoir traversé les lougans du village, la route de Damentan au gué de Voumbouteguenda longe, à environ deux kilomètres de Damentan, une grande mare que l’on laisse sur la gauche. A trois kilomètres de là, on traverse le petit marigot de Mahéri, profondément encaissé et à sec à cette époque de l’année. Peu avant d’y arriver et pendant que nous faisions la halte horaire, une odeur épouvantable se fit tout à coup sentir. Intrigué, j’envoyai mon interprète Almoudo à la découverte dans la direction d’où elle semblait provenir. Peu après, il revint et me dit que c’étaient les « cabinets » de la hyène qui sentaient aussi mauvais. Je voulus avoir l’explication de ce fait et mes hommes m’apprirent alors que cet animal avait l’habitude d’aller toujours au même endroit déposer ses excréments, et que ces lieux d’aisance étaient toujours situés non loin de son repaire. Le fait est que je pus constater moi-même l’existence dans le même lieu d’une grande quantité de matières fécales qui exhalaient une odeur absolument repoussante. J’ignorais ce détail de mœurs de cet animal immonde, et je consigne ici ce fait comme il m’a été donné, sous toutes réserves, bien entendu.
A huit heures trente minutes nous arrivons enfin sur la rive gauche de la Gambie, après avoir traversé une large plaine marécageuse couverte de Cypéracées gigantesques. Le fleuve est devant nous profondément encaissé. C’est là le gué de Voumbouteguenda ; il tire son nom d’un petit village malinké qui existait il y a quelques années encore non-loin en amont et qui est aujourd’hui détruit. Les habitants sont allés habiter à Damentan.
Les rives de la Gambie en cet endroit, et à cette époque de l’année, sont très escarpées. Il faut descendre de cheval pour s’avancer sur la belle plage de sable que les eaux en se retirant ont mise à découvert. A Voumbouteguenda, pendant l’hivernage, la Gambie a environ cinq cents mètres de largeur, mais au moment où nous l’avons traversée, elle n’a pas plus de deux cents mètres. Par la plage sablonneuse qui se trouve sur la rive gauche, on arrive à peu près jusqu’au milieu du lit du fleuve. Là existe un chenal dont la profondeur, à la fin du mois de décembre, est d’environ trois mètres à trois mètres cinquante et la largeur, 60 à 70 mètres. Le courant y est excessivement rapide. Il va falloir passer ce chenal en radeau. Quand on l’a traversé, on aborde à une sorte de banc de plusieurs centaines de mètres de longueur, qu’on doit parcourir pendant environ 200 mètres pour pouvoir traverser à gué un second chenal de quatre mètres de largeur et de 0m80 centimètres de profondeur. On atterrit alors sur la rive du Tenda (rive droite), non sans être couvert de vase et de débris végétaux. Un mois après, vers la fin janvier ou au commencement de février au plus tard, le gué est praticable pour les piétons.
Les rives de la Gambie sont en cet endroit couvertes de superbes rôniers qui forment de chaque côté une véritable forêt. Sauf de rares interruptions, elle s’étend, du reste, tout le long du fleuve presque jusqu’à son embouchure. Il y en a là qui sont absolument énormes et nulle part, ailleurs, je n’ai vu d’aussi beaux échantillons de ce précieux végétal.
Rônier (Borassus flabelliformis).
La veille de mon départ de Damentan, j’avais expédié un homme à Bady et lui avais bien recommandé de dire au chef de ce village de m’envoyer à Voumbouteguenda vingt hommes avec tout ce qu’il fallait pour construire un radeau. Je n’ai pas besoin de dire qu’aucun d’eux n’était arrivé quand nous atteignîmes le gué. Fort heureusement, un des hommes de Sandia aperçut attaché à la rive opposée un grand radeau fait en tiges de feuilles de palmier et en tout semblable à celui qu’il nous avait fallu construire pour traverser la rivière Grey. Immédiatement il se mit à l’eau, traversa le chenal à la nage, reconnut la route que nous avions à suivre, et, malgré le courant amena à notre rive le précieux esquif. Mais nous manquons de cordes pour installer le va-et-vient, et il faut en faire. Les lianes ne seraient pas assez résistantes à cause du courant. Aussi les hommes de Sandia et les miens vont-ils couper de jeunes pousses de rôniers qui abondent dans toute cette région, et après les avoir légèrement passées à la flamme pour les ramollir, ils les tressent solidement et en peu de temps ont vite confectionné la longueur qui nous est suffisante. Pendant ce travail, les hommes de Damentan se vautrent sur le sable et regardent tranquillement notre personnel se débrouiller du mieux qu’il peut. Quoique nous fassions et quoique nous disions, nous ne pouvons pas arriver à les décider à se mettre à la besogne. Mais l’arrivée du fils du chef qui, comme je l’ai dit plus haut, devait me rejoindre en cet endroit, change les choses de face, et, sur son ordre, tous se mettent avec ardeur au travail.
Gué de Voumboutouguenda (Gambie), route de Damantan à Bady.
Ce brave garçon, chargé par son père de se rendre à Nétéboulou avec Sandia pour y voir le commandant de Bakel et signer avec lui le traité qui doit placer son pays sous notre protectorat, est accompagné par deux des principaux notables de Damentan, et il emmène, pour l’offrir au commandant, un beau mouton blanc castré que l’on désigne dans le pays sous le nom de Samoné.
L’opération du passage se fait sans accidents. On y procède absolument comme je l’ai décrit plus haut pour la rivière Grey, et à midi tout est terminé. Mon vieux Samba fait passer les animaux à la nage. Pour moi, je traverse le dernier et suis obligé de faire comme tout le monde, de me mettre à l’eau et de franchir environ un kilomètre, ayant de l’eau jusqu’aux aisselles, pour atteindre la rive opposée. Enfin, tout se passe à merveille et je constate avec plaisir que tout mon monde est autour de moi, sur la rive droite, et qu’il ne me manque aucun de mes bagages.
Pendant l’opération, arrivent trois hommes de Bady qui nous annoncent que les autres les suivent et que s’ils sont en retard, c’est qu’ils étaient allés, dès le matin, préparer ce qu’il fallait pour construire un radeau. Je congédie alors les hommes de Damentan et nous nous mettons en route pour Bady, en n’emportant que les bagages indispensables. Les autres colis sont laissés sur la berge sous la garde de deux de nos hommes. Les gens de Bady qui arrivent les porteront au village.
Il fait une chaleur épouvantable ; mais, nous marchons tout de même d’une bonne allure. Tout le monde a hâte, après une journée aussi pénible, de prendre un peu de repos dans une bonne case, à l’abri du soleil brûlant.
De la Gambie à Bady, la route ne présente aucune difficulté et nous la faisons sans encombre. A environ six kilomètres du fleuve nous sommes obligés de faire un assez long détour pour éviter un immense incendie de brousse. Tout est en feu autour de nous. Cela ne contribue pas à rafraîchir l’atmosphère. Les gens de Bady nous disent que le feu brûle ainsi depuis trois jours. Nous n’avons aucun accident à regretter fort heureusement. Dans toute cette route la plus grande difficulté est occasionnée par les nombreux passages d’hippopotames et d’éléphants. Il faut avoir grand soin d’éviter ces fondrières dans lesquelles les chevaux pourraient parfaitement se casser les jambes.
Nous étions arrivés à environ cinq kilomètres du village, lorsque je vis tout à coup accourir à moi et tout effaré mon vieux palefrenier Samba, qui marchait en avant avec le guide. Il venait nous dire à Sandia, à Almoudo et à moi que les hommes du village avaient coupé le cou à un poulet sur la route. Il craignait d’y voir l’indice d’une mauvaise réception. Je me fis expliquer par mes Malinkés ce que signifiait cet usage, et voici ce qu’ils m’apprirent. Quand dans un village Malinké ou Bambara, on apprend qu’une colonne ou un étranger de marque, blanc ou noir, est en route pour s’y rendre, on a l’habitude, si on ne le connaît pas, de couper le cou à un poulet et on répand son sang sur la route par laquelle doit arriver l’étranger ou la colonne, afin que, de cette visite, il ne résulte aucun dommage pour le village. Je ne saurais mieux comparer cette superstition qu’à celle qui consiste, dans la religion catholique, à faire brûler des cierges devant des images de saints pour se les rendre favorables. Cette coutume des Malinkés n’est pas plus ridicule que cette dernière pratique d’une religion civilisée. Elle est plus primitive, moins raffinée, et voilà tout. Nous arrivons enfin à Bady à trois heures trente. A un kilomètre et demi environ du village, nous avions traversé le petit marigot de Fayoli qui traverse la route et qui, en cette saison, n’a plus qu’un mince filet d’eau.
Au point de vue géologique, la route de Damentan à Bady ne présente rien de nouveau à signaler. Un petit plateau de latérite se trouve en quittant Damentan. Il est en entier cultivé. A partir de là, les argiles compactes et les plateaux rocheux se succèdent jusqu’à la Gambie. Sur la rive droite, on traverse d’abord une vaste plaine marécageuse qui s’étend jusqu’au Ouli et qui est bornée au Nord-Ouest par les collines du Ouli, au Nord et au Nord-Est par celles du Tenda. Elle est couverte d’une brousse épaisse, d’une hauteur prodigieuse, à travers laquelle il est excessivement pénible de se frayer un chemin. Par-ci par-là on aperçoit très clairsemés quelques arbres rachitiques et rabougris. Son sol est argileux. A sec pendant la belle saison, elle est complètement inondée pendant la saison des pluies. De là, on arrive par une rampe douce à un plateau formé d’argiles et de conglomérats ferrugineux. Il s’étend jusqu’à trois kilomètres de Bady, où apparaît de nouveau la latérite. Le fond de la Gambie, à l’endroit où nous l’avons traversée, est formé de sables très fins et de petits cailloux qui résultent de la désagrégation par les eaux des conglomérats ferrugineux qui se rencontrent sur les berges dans le haut cours du fleuve.
Au point de vue botanique, végétation excessivement pauvre, sauf sur les bords de la Gambie, où se trouve une belle forêt de superbes rôniers semblable à celle que nous avons déjà signalée sur la rive opposée. Outre des végétaux déjà connus nous citerons particulièrement quelques rares pieds de lianes Saba et Delbi (Vahea) et un petit bois de superbes Karités de la variété Mana, situé à environ sept kilomètres de la Gambie. Parmi les végétaux nouveaux que j’ai pu remarquer pendant le trajet, je citerai le Datura, le Sendiègne, et une plante comestible que les Malinkés désignent sous le nom de M’Bolon-M’Bolon.
Le Datura (Datura Stramonium L.) de la famille des Solanées, croît en grande quantité dans le Sud de nos possessions Soudaniennes. Il affectionne particulièrement les endroits humides et à l’abri des rayons du soleil. Il acquiert, dans ces régions, des proportions surprenantes. Je ne crois point que les indigènes connaissent ses propriétés thérapeutiques. J’ai entendu dire cependant qu’ils en prenaient parfois comme aphrodisiaque, mais j’ignore absolument quelle est la partie de la plante qu’ils emploient, et quel en est le mode d’administration.
Le Sendiègne. — Les indigènes désignent sous ce nom les racines d’un petit arbuste très commun dans toute cette région et qu’ils utilisent contre la blennorrhagie. Ce végétal m’a paru être une Légumineuse. Ils font avec la racine pilée ou concassée des infusions et des tisanes qu’ils regardent comme absolument souveraines contre la blennorrhagie. Cette plante est très connue au Soudan des marabouts et des forgerons et on la trouve sur le marché de Kayes aussi bien que sur celui de Saint-Louis au Sénégal.
Le M’Bolon-M’Bolon. — C’est une petite plante herbacée de la famille des Légumineuses, qui croît dans le Tenda, le Dentilia, le Konkodougou, le Diébédougou, etc., etc., et dont les indigènes utilisent les feuilles et les jeunes pousses comme condiments. Elle est surtout cultivée dans le Diébédougou, le Konkodougou et le Tenda. Elle peut atteindre au maximum trente à quarante centimètres de hauteur. Tige herbacée dont la grosseur ne dépasse jamais celle du petit doigt. Feuilles lancéolées, longues d’environ quatre centimètres. Leur face supérieure est vert pâle, lisse. Leur face inférieure blanchâtre et légèrement rugueuse. Si on écrase entre les doigts une de ces feuilles, elle exhale une odeur vireuse très prononcée. Leur saveur est légèrement acidulée. Le fruit est une gousse à valves excessivement convexes et qui se dessèchent très rapidement. Ces valves sont transparentes et à leur charnière viennent s’insérer les graines très nombreuses, petites, ressemblant à celles du radis, brunes. Elles se détachent très facilement de leur point d’insertion, et sont presque toujours libres dans la gousse.
Les indigènes du Tenda, du Diébédougou et du Konkodougou font bouillir les feuilles du M’Bolon-M’Bolon, les réduisent en pâte qu’ils mélangent avec leur couscouss ou bien s’en servent pour fabriquer une sorte de sauce verdâtre dans laquelle ils trempent leur poignée de couscouss ou de riz avant de le manger. Le goût de ce condiment rappellerait un peu celui des épinards. Il est cependant moins fade.
Notre arrivée à Bady fit sensation, car on y avait appris notre voyage à Damentan et au Coniaguié. Tout le village est là pour nous voir et Sandia, qui a autrefois habité le Tenda, distribue à droite et à gauche de nombreuses poignées de mains. On nous conduit aussitôt au campement que l’on a préparé pour nous, et pour ma part je suis très bien logé dans une case vaste et bien aérée. J’étais à peine installé qu’arrivent les bagages que nous avions laissés sur la berge. Les hommes de Bady, qui sont allés les chercher, nous ont croisés dans la plaine à quelques centaines de mètres du fleuve, mais la brousse est si touffue et si haute que nous n’avons pu les apercevoir. Il y avait à peine dix minutes que nous étions partis lorsqu’ils sont arrivés à l’endroit où les attendaient nos hommes. Il ne me manque rien. Rien n’est avarié. Tout est donc pour le mieux.
Bady est un village d’environ 500 habitants Malinkés non musulmans. Il a absolument l’aspect de tous les villages Malinkés que nous avons déjà visités. Les rues y sont étroites, sales, et les cases construites en terre, rondes et couvertes d’un toit pointu en chaume. Beaucoup tombent en ruines. Ce qui donne au village un aspect absolument désolé. Il était autrefois entouré d’un assez fort tata dont on voit encore les ruines. Ce tata a été remplacé par un sagné bien construit et d’environ trois mètres de hauteur. On accède par trois portes dans le village. Ces portes, très épaisses, sont toujours fermées pendant la nuit, car les environs sont souvent infestés par des bandes de Peulhs pillards du Tamgué qui viennent jusque sous les murs du village enlever les bœufs, les enfants, les femmes et les captifs. Les habitants présentent le type parfait du Malinké, ivrogne, puant et abruti. Il n’y a pas à s’y méprendre. Ce sont surtout des cultivateurs. Ils possèdent de beaux lougans de mil, maïs, arachides et de vastes rizières. Leur troupeau compte environ cinquante têtes de bétail. On y trouve également en notable quantité des chèvres, moutons et poulets. Mes hommes et mes animaux sont bien nourris et l’on me donne à profusion tout ce dont j’ai besoin.
Le chef, qui est venu me voir peu après mon arrivée, est un vieillard aveugle, impotent, absolument incapable de quoi que ce soit, et littéralement abruti.
La première chose qui m’ait frappé en arrivant à Bady est le grand nombre de goîtreux que l’on y rencontre. Cette affection y est plus commune chez la femme que chez l’homme. Le nombre des aveugles y est aussi relativement considérable, et l’on y voit également beaucoup de malades atteints de vieux ulcères absolument repoussants. J’y ai constaté en outre l’existence d’une sorte de maladie de la peau qui ne guérit qu’en faisant disparaître le pigment. Aussi voit-on quantités d’individus ayant, de ce fait, les mains ou les pieds absolument blancs. Toutes ces affections sont, du reste, très communes dans tout le Tenda. Je crois qu’il faut les attribuer à l’alimentation presque exclusivement végétale dont font usage les habitants de Tenda. On y mange rarement de la viande et le sel y est à peu près inconnu. Les Malinkés attribuent la maladie de peau à laquelle ils sont sujets dans ce pays à l’usage journalier qu’ils font des Diabérés, je veux dire les turions de cette Aroïdée du genre Arum que nous avons précédemment décrite sous le nom d’A. cornui.
De Damentan à Bady, la route suit une direction générale Nord-Est et la distance qui sépare ces deux villages est d’environ vingt-neuf kilomètres.
Les fatigues que nous avions éprouvées pendant la journée me décidèrent à rester un jour de plus à Bady. En outre, Sandia devant me quitter là pour retourner à Nétéboulou, je n’étais pas fâché de rester un jour encore avec lui pour lui faire toutes mes recommandations et pour lui confier un volumineux courrier à destination de France.
30 décembre. — La nuit, bien que très fraîche, a cependant été moins froide que les précédentes. Le ciel a été couvert pendant la plus grande partie de la nuit et il a soufflé une forte brise de Nord-Est. Au réveil, le ciel est encore couvert et le soleil voilé. Une buée épaisse obscurcit l’horizon. Pas de rosée. La brise vient toujours du Nord-Est.
Tout mon monde a bien dormi jusqu’à sept heures du matin. On s’est remis des fatigues d’hier.
Vers dix heures du matin, le ciel s’est complètement éclairci. Le soleil est brillant et il souffle un vent d’Est brûlant. Il fait une chaleur étouffante.
Le chef m’envoie dans la matinée un superbe bœuf pour mon déjeuner. On le tue aussitôt et la viande en est distribuée pour deux jours aux hommes. J’en fais donner pour trois jours à Sandia ainsi qu’aux différents chefs qui nous accompagnent, et qui doivent me quitter demain pour se rendre à Nétéboulou. Je n’ai pas besoin de dire que j’ai envoyé au chef du village, selon la coutume, un quartier de devant et que tout le village en a eu sa part.
Dans la soirée, tous les chefs des villages environnants vinrent me voir avec le chef du pays. Bien malgré moi il fallut organiser un grand palabre qui ne dura pas moins de deux heures. Le Massa ou chef du pays se plaignit à moi de ce que son autorité était méconnue des villages qui dépendaient de Bady, et que, particulièrement le chef de Bamaki était l’organisateur de tout ce qui se faisait contre lui dans le pays. Je crus devoir lui faire de sévères remontrances et l’avertis que j’allais causer au commandant de Bakel pour lui demander de le punir d’une façon exemplaire. Le Massa se retira enchanté du résultat du palabre. Quel ne fut pas mon étonnement quand une heure après, il vint me demander de ne pas mettre ma menace à exécution. Je lui déclarai que je n’en maintenais pas moins ma décision et profitai de la circonstance pour le blâmer vertement d’être aussi faible. D’après cela, il ne devrait s’en prendre qu’à lui si les sujets ne lui obéissaient pas mieux. Il en est de même, du reste, dans tous les pays Malinkés, et, il ne faut attribuer le désordre politique qui y règne sans cesse, qu’à la faiblesse unique dont les chefs font preuve dans l’exercice du commandement.
Avant de me coucher, je fis à Sandia toutes mes recommandations ; je lui donnai toutes mes instructions et lui confiai un courrier volumineux qu’il se chargeait de faire parvenir à Bakel.
31 décembre. — La nuit a été très fraîche. Le ciel clair et étoilé. Brise de Nord. Au réveil, ciel clair, rosée abondante. Brise de Nord. Température froide. Le soleil se lève brillant.
Les porteurs sont réunis à l’heure dite. Aussi pouvons-nous nous mettre en route dès le point du jour. Je fais, avant de monter à cheval, mes adieux à Sandia. Ce brave homme est tout ému, et, je puis bien le dire, c’est avec grand regret que je me sépare de lui. Vivant dans son intimité depuis cinq mois, j’avais pu apprécier ses qualités rares chez un noir. Je serre également la main à tous les chefs qui m’ont accompagné et, attristés par cette séparation, nous nous mettons en route pour Iéninialla, où j’ai décidé de faire étape ce jour-là.
La route de Bady à Iéninialla se fait sans encombre et rapidement. Les porteurs marchent bien et rien ne nous retarde. A 600 mètres environ du village nous traversons une des branches du marigot de Fayoli et peu après nous arrivons au village de Niongané, où nous sommes obligés de faire une courte halte pour permettre aux porteurs de prendre leurs fusils, parce que, disent-ils, la route n’est pas sûre. Il paraît, en effet, que depuis quelques jours une bande de pillards du Tamgué rôde dans les environs. — Un peu avant d’arriver à Niongané nous avions laissé sur la gauche la route de Bamaki et, sur la droite, celles de Kénioto et de Dalésilamé.
Niongané est un village de Malinkés musulmans qui dépend de Bady. Sa population est d’environ trois cents habitants. Il est de forme absolument circulaire et est entouré d’un tata en ruines et d’un double sagné en excellent état. Tout autour se trouvent de riches lougans de mil, maïs et arachides. A six heures dix minutes nous passons devant le petit village de Sansanto. La population peut s’élever à environ 450 habitants. Ce sont des Malinkés musulmans. Il est entouré d’un tata peu élevé, mais bien entretenu et tout autour se trouvent de superbes lougans bien cultivés.
A deux kilomètres environ de Sansanto nous traversons le marigot de Damoutakoudiala, dont les bords sont couverts de beaux palmiers et de superbes Caïl-cédrats (en Malinké Diala). Le passage en est très facile. Nous laissons sur notre droite le petit village de Kénioto dont on voit les lougans de la route. Quelques kilomètres plus loin on traverse sans aucune difficulté le marigot de Nafadala, branche de celui de Barsancounti qui, lui-même, est un affluent du Niéri-Kô. C’est plutôt un vaste marécage couvert d’herbes palustres qu’un marigot à proprement parler. A quelques centaines de mètres du Nafadala se trouve le petit village de Iéninialla, où nous devons passer la journée.
La route de Bady à Iéninialla suit à peu près une direction Nord-Est, et la distance qui sépare ces deux villages est environ de quinze kilomètres cinq cents mètres. Elle ne présente aucune difficulté. Les marigots qu’on y rencontre sont faciles à traverser et les chevaux ne s’y embourbent pas. Pas de collines ; elle traverse un pays absolument plat. A mentionner seulement un petit plateau de roches ferrugineuses qui se trouve à peu de distance de Iéninialla. La plus grande partie du chemin se fait à travers de superbes lougans de mil et d’arachides. Au point de vue géologique nous mentionnerons tout particulièrement les vastes bancs de latérite qui se trouvent entre Bady et jusqu’à quatre kilomètres au-delà de Sansanto. Là la latérite fait place à une plaine d’argiles compactes et au petit plateau formé de quartz et de conglomérats ferrugineux, qui se trouve à peu de distance de Iéninialla. Deux kilomètres environ avant d’arriver à ce dernier village, la latérite réapparaît et toute la plaine dans laquelle il s’élève est formée de ce terrain. Aussi est-elle d’une grande fertilité et très bien cultivée. Au point de vue botanique, nous signalerons tout particulièrement la présence dans les marigots de nombreux spécimens de Belancoumfo[22]. Leurs rives présentent aussi quelques télis et de beaux caïl-cédrats. En arrivant à Iéninialla nous avons remarqué quelques beaux n’tabas et fromagers. Les nétés y sont également très nombreux et très beaux. Enfin, surtout sur le petit plateau dont nous venons de parler, nous avons pu remarquer quelques beaux échantillons de ce végétal si précieux pour nos constructions au Soudan et que l’on désigne sous le nom de Vène.
Iéninialla, où nous allons passer cette dernière journée de l’année 1891, est un village d’environ 450 habitants. Sa population est uniquement formée de Malinkés musulmans. Il est relativement propre et bien entretenu. Il est entouré d’un petit tata encore en assez bon état et d’un solide sagné fait de grosses pièces de bois jointives d’environ trois mètres de hauteur. Iéninialla possède de superbes lougans et un beau troupeau d’une centaine de têtes. C’est un des villages les plus riches que j’ai rencontrés sur ma route pendant ce long voyage. J’y suis reçu d’une façon remarquable, du reste j’y étais attendu. Hier, le chef, aussitôt après avoir reçu mon courrier qui lui annonçait mon arrivée pour aujourd’hui, avait expédié deux hommes à Bady pour me souhaiter la bienvenue, et pour me conduire dans son village, prévenance qui est peu familière aux noirs et que je tiens à signaler tout particulièrement.
Je suis très bien logé dans une belle case très propre et à laquelle on a fait la toilette pour me recevoir. Nous ne manquons de rien et tout ce dont j’ai besoin pour mes hommes, mes animaux et pour moi m’est apporté avec empressement dès mon arrivée, sans que j’aie même la peine de demander quoique ce soit. Le chef m’offre un joli petit bœuf pour mon « déjeuner » (sic). Il est immédiatement sacrifié et distribué entre mes hommes et les habitants. Bien entendu j’ai fait porter au chef un quartier de devant. Couscouss, mil, riz, poulets, œufs nous sont offerts à profusion et rien ne manque de tout ce que l’on peut trouver dans un village noir.
Je passe à Iéninialla une journée excellente. Dans la soirée, j’expédie à Gamon un courrier pour annoncer au chef de ce village mon arrivée pour le lendemain. Le fils du chef est plein de prévenance pour moi et il est venu dès mon arrivée me saluer de la part de son père qui, vieux et malade, ne peut pas marcher. Je ne manque pas d’aller dans la soirée le voir et le remercier de sa généreuse hospitalité. Je lui fais avant de partir un petit cadeau d’étoffes, de kolas et de verroteries pour ses femmes. Il me remercie le plus chaleureusement du monde et nous nous séparons enchantés l’un de l’autre.
1er janvier 1892. — Aujourd’hui, c’est le premier jour d’une nouvelle année. J’ai supporté bien des fatigues, bien des misères et éprouvé bien des désillusions pendant celle qui vient de s’écouler. J’ai appris la mort de plusieurs de mes meilleurs amis, tombés au champ d’honneur sur cette terre inhospitalière, terrassés par ce climat meurtrier qui ne pardonne pas. Le minotaure soudanien ne se rassasie pas. Il lui faut encore des victimes et toujours ce sont les plus nobles et les meilleures qu’il sacrifie. Devant ces tombes à peine fermées, découvrons-nous avec respect. Ils sont morts en braves pour la civilisation, pour la France, victimes du devoir et de leur dévouement. Espérons que l’année qui commence sera plus clémente et que ceux que nous aimons et estimons seront épargnés.
Cette nuit du 31 décembre 1891 au premier janvier 1892 a été excessivement froide. Brise de nord, ciel clair et étoilé. Au réveil, ciel clair, brise de nord. Rosée abondante, le soleil se lève brillant. Température très froide.
Les porteurs sont réunis à l’heure dite et, à cinq heures, au point du jour, nous pouvons nous mettre en route. Aucun incident à noter. Nous marchons d’un bon pas pour nous réchauffer. — A 5 h. 45, nous traversons le marigot de Barsancounti. En cet endroit, il n’a pas moins de cinquante mètres de largeur. Fort heureusement les habitants de Iéninialla ont eu l’excellente idée de construire au-dessus de son cours un pont en bois, primitif il est vrai, mais qui est assez ingénieux. Il se compose de deux rangées de pieux solidement enfoncés dans le lit du marigot, et distants les uns des autres d’environ 80 centimètres. Les deux rangées sont séparées l’une de l’autre par un intervalle d’un mètre cinquante centimètres environ. C’est la largeur du tablier. Ces pieux sont réunis entre eux par des traverses longitudinales solidement attachées à l’aide de cordes de bambous. Sur ces traverses repose le tablier qui est formé de pièces de bois jointives réunies entre elles, à leur extrémité, par des cordes également en bambous ou en fibres de baobab. Tout le convoi passe sur ce pont sans aucun accident. On est obligé cependant de faire passer mon cheval à la nage. L’eau est absolument glacée. A six heures vingt-cinq nous traversons le marigot de Sekoto et enfin à huit heures quinze la rivière Balé. Le fond de ce petit cours d’eau, à peine large de 40 mètres, est excessivement vaseux et couvert d’une épaisse couche de détritus végétaux. Il faut se mettre à l’eau et ce n’est qu’au prix de mille difficultés et en enfonçant dans la vase jusqu’à mi-jambes que nous arrivons sur la rive opposée. A quelques kilomètres de là nous rencontrons plusieurs guerriers de Gamon que le chef envoie au devant de nous pour nous escorter et nous conduire au village. Ils nous apportent des peaux de bouc remplies d’une eau fraîche et limpide. Elle est la bienvenue, et, après nous être désaltérés, nous nous remettons tous en route. Enfin, à onze heures quarante-cinq minutes, nous arrivons à Gamon, après avoir traversé à quelques centaines de mètres du village le petit marigot de Diéfagadala dont les bords sont couverts de superbes rizières.
La route de Iéninialla à Gamon suit une direction générale à peu près Est. La distance qui sépare ces deux villages est environ de 29 kilomètres. Ce trajet présente comme difficultés sérieuses le passage des marigots dont le fond, celui surtout de la rivière Balé, est extrêmement vaseux. Pas de collines. Le pays est absolument plat et couvert d’une brousse épaisse.
Au point de vue géologique, on ne rencontre pas de terrains nouveaux. Ce sont toujours les mêmes, argiles, latérite et plateaux ferrugineux. En quittant Iéninialla, on suit le banc de latérite qui commence à deux kilomètres environ à l’Ouest du village. Ce banc fait place brusquement aux argiles et aux vases qui couvrent les rives du Barsancounti-Kô et que l’on trouve à deux kilomètres environ avant d’arriver sur les bords de ce marigot. Nous signalerons un petit banc de latérite entre le Barsancounti-Kô et le Sekoto-Kô et qui est cultivé. Dès que l’on a quitté la plaine marécageuse qui s’étend à un kilomètre cinq cents mètres du Sekoto, on traverse un vaste plateau ferrugineux absolument nu. Ce plateau se termine brusquement à cinq cents mètres de la rivière Balé pour faire place à un vaste marécage à fond argileux qu’il faut traverser pour arriver à la rivière. Nouvelle plaine marécageuse sur la rive gauche de la rivière, puis argiles pendant trois kilomètres environ. La route traverse ensuite un petit plateau formé de quartz ferrugineux et, à partir de là, ce ne sont plus que des argiles. La latérite réapparaît à cinq kilomètres environ avant d’arriver à Gamon en deux petits îlots de peu d’étendue. Enfin, la colline sur laquelle est construit le village est elle-même formée d’argiles recouvrant un sous-sol de quartz et de conglomérats ferrugineux.
Le fond des marigots est formé d’une couche épaisse de vase qui repose sur des argiles grasses et très profondes. Tous ces cours d’eau sont tributaires de la rivière Balé, laquelle est formée par l’apport des marigots d’une grande partie du Tiali. Elle se jette dans la Gambie. Le marigot de Diéfagadala, qui passe à Gamon, se jette dans le marigot de Couiankô, lequel se rend au Niocolo-Koba. Le marigot de Couiankô fait communiquer le Niéri-Kô avec le Niocolo-Koba.
Au point de vue botanique, nous signalerons tout particulièrement les fourrés de bambous qui s’étendent sur les rives des marigots et les lianes delbis et sabas (Vahea) qu’on y rencontre partout en quantités considérables. Signalons encore la présence de beaux fromagers, baobabs et nétés. Pendant la route mes hommes me montrèrent deux végétaux dont on utilise les racines dans la pharmacopée indigène. C’est le Nando[23] et le Fouff[24]. Le nando est préconisé surtout contre les coliques et le fouff contre la blennorrhagie. Cette dernière racine est caractérisée par une pénétrante odeur qui ressemble un peu à celle du jasmin[25]. Ces deux végétaux sont encore assez communs dans le Cayor et dans les environs de Khayes.
Le piment qui est le plus généralement cultivé par les indigènes appartient à cette variété que l’on désigne sous le nom de Poivre de Cayenne (Capsicum frutescens. L. Solanées). Il est rouge vif, long de 20 à 30 millimètres, large de 7 à 9 à sa base, rétréci au voisinage du calice, qui est cupuliforme. Son odeur est très forte, caractéristique, et sa saveur d’une âcreté insupportable. Les noirs en sont très friands et s’en servent pour assaisonner leur couscouss dont il relève le goût fade et écœurant. Le piment est, de plus, regardé par eux comme un véritable spécifique contre les hémorrhoïdes. Pour l’administrer, ou bien ils se contentent de le mélanger à doses assez fortes avec les aliments, ou bien ils le pilent quand il est sec et absorbent dans du lait trois ou quatre grammes de la poudre ainsi obtenue. Il faut avoir le palais des noirs pour ingurgiter ainsi une dose aussi forte de poudre de piment. Mais, administrée dans du pain azyme, elle ne cause aucun désagrément. Nous avons pu en faire nous-même l’expérience et le résultat que nous avons obtenu a été concluant sous tous les rapports.
Gamon est un gros village de près de 1200 habitants. Sa population est formée de Malinkés marabouts pour la grande partie. De plus, il s’y trouve des habitants appartenant à toutes les races du Soudan : nous y reviendrons plus loin lorsque nous traiterons de l’ethnographie de ce pays. — Nous y fûmes très bien reçus et on nous donna à profusion tout ce dont nous avions besoin : mil pour mon cheval, couscouss pour mes hommes, œufs et viande fraîche pour moi. De plus, je suis très bien logé, dans une belle case, vaste et bien aérée. Aussi n’ai-je pas trop souffert de la chaleur, bien qu’elle fût absolument torride ce jour-là.
Dans l’après-midi, le chef vint me voir avec ses principaux notables. C’est un homme jeune encore, peu loquace et très intelligent. Son nom est Koulou-Takourou. Il se fit auprès de moi l’écho des plaintes de tous les habitants du village. Depuis qu’ils se sont placés, me dit-il, sous notre protectorat, nous n’avons rien fait pour eux. Ils sont à chaque instant pillés par les Peulhs du Tamgué et nous ne faisons rien pour les protéger contre leurs incursions. Dernièrement encore, un parti de rôdeurs s’est avancé jusque sous les murs du village et ils ont enlevé deux hommes et sa propre fille. Il désirerait, ajouta-t-il, être autorisé à faire sa police lui-même et à se défendre contre ses ennemis puisque nous ne pouvons pas nous en occuper. Je lui promis de parler de tout cela à qui de droit. C’est tout ce que je pouvais lui répondre et tout ce que je pouvais faire.
CHAPITRE XVIII
Le Tenda et le pays de Gamon. — Frontières, Limites. — Aspect général du pays. — Hydrologie. — Orographie. — Constitution géologique du sol. — Flore, productions du sol, cultures. — Faune, animaux domestiques. — Populations. — Ethnographie. — Organisation politique. — Rapports avec les pays voisins. — Rapports avec les autorités françaises.
Bien que le Tenda et le pays de Gamon soient deux pays absolument distincts, bien qu’ils n’aient entre eux aucun lien politique ou administratif, il est d’usage de les accoler ainsi. Nous suivrons donc cet usage pour la description physique du pays, nous réservant de faire ensuite des chapitres particuliers pour ce qui les intéresse aux autres points de vue.
Le Tenda, en y comprenant le pays de Gamon, forme un petit État qui, sans être étendu et considérablement peuplé, a cependant pour nous, au point de vue de notre influence en Gambie, une réelle importance. Aussi en donnerons nous une description aussi complète que possible sous tous les rapports.
Frontières, limites. — Les frontières du Tenda, à l’encontre de celles des autres pays que nous avons visités, sont assez nettes. Ses limites extrêmes sont à peu près comprises entre les 15° 30′et 14° 45′ de longitude Ouest et les 12° 55′ et 13° 17′ de latitude Nord. Au Sud, il est borné par la rivière Gambie, à l’est par le Niocolo-Koba, affluent de la Gambie, au Nord par une ligne fictive qui, partant du Niocolo-Koba au point où cette rivière reçoit le marigot de Situdiouma-Kô, se dirige au nord-ouest jusqu’aux environs de Gamon, passe entre ce village et celui de Bokko dans le Diaka, s’infléchit un peu vers le sud jusqu’à la mare de Tioké, et, enfin, de ce point se dirige franchement au sud vers la Gambie, qu’elle atteint au point où se jette le marigot de Dialakoto. Du reste, dans tout ce parcours, elle suit le marigot qui forme la frontière ouest du Tenda.
Le Tenda confine au sud au pays de Damentan dont le sépare la Gambie, à l’ouest au Diaka et au Ouli, au nord au Diaka et au pays désert qui le sépare du Tiali, enfin à l’est et au sud-est au pays de Badon.
Aspect du pays. — L’aspect général du pays est tout différent suivant que l’on parcourt la région sud ou la région nord. Toute la région sud, qui avoisine les rives de la Gambie, est d’une tristesse inimaginable. Ce n’est qu’une vaste plaine absolument stérile, couverte par les eaux pendant l’hivernage, desséchée pendant la bonne saison et couverte alors d’une végétation de nature absolument palustre. Par-ci par-là, quelques arbres rares et rabougris émergent au-dessus d’une brousse épaisse dont les Carex et autres Cypéracées forment les principaux éléments. Ces derniers végétaux prospèrent là à merveille et y atteignent des dimensions telles que chevaux et cavaliers y disparaissent complètement. Les sentiers y sont à peine visibles, cachés au milieu des herbes qui les recouvrent et transformés en véritables fondrières par les hippopotames et les éléphants qui abondent dans toute cette région. Cette plaine s’étend jusqu’au Ouli. A mesure qu’on s’élève dans le nord, le terrain devient plus accidenté, mais ce n’est qu’à sept kilomètres environ des rives du fleuve que l’on commence à apercevoir les premières ondulations du sol. Dans la région nord, le pays change absolument d’aspect, et nous y retrouvons ces plaines et ces petites collines qui caractérisent le Soudan dans sa partie Est. Là, le sol est éminemment fertile. Dans chaque vallée, se trouve un petit village qui est toujours entouré de belles cultures. Nulle part, je n’ai vu un petit coin de terrain aussi gai et aussi bien cultivé que cette riante vallée qui s’étend de Bady au marigot de Barsancounti, lequel se trouve à trois kilomètres et demi environ au nord-est de Iéninialla. Ce n’est qu’une suite ininterrompue de beaux lougans qu’arrosent de petits marigots dont les rives sont couvertes d’une luxuriante végétation. Toute la partie de la région nord qui confine au Diaka est également très riche. C’est là où s’élevaient autrefois les principaux villages du Tenda. La guerre a malheureusement presque complètement dépeuplé ce pays.
A partir de Gamon et jusqu’au Niocolo-Koba, c’est la désolation dans toute l’acception du mot. C’est la véritable steppe soudanienne avec ses roches nues et sa végétation rachitique. Le pays y est d’une aridité remarquable, et c’est à peine si, sur les bords des marigots, on rencontre quelques rares bambous, quelques rares essences botaniques qui sont l’apanage des terrains pauvres en humus. Les bords de la Gambie y sont comme partout couverts d’une luxuriante végétation, mais qui s’étend à peine à deux cents mètres à l’intérieur des terres.
Hydrologie. — A ce point de vue le Tenda et le pays de Gamon appartiennent tout entiers au bassin de la Gambie. C’est de ce fleuve, en effet, que sont tributaires tous les marigots que l’on y rencontre et c’est elle qui reçoit également deux petites rivières, le Niocolo-Koba et la rivière Balé, qui arrosent ses régions sud-est et nord-est. Il n’y a que fort peu de marigots qui se jettent directement dans la Gambie et encore sont-ils de maigre importance. Presque tous se rendent soit à la rivière Balé, soit au Niocolo-Koba ou plutôt, ce qui serait plus exact, se réunissent pour former ces deux rivières. Beaucoup de ces marigots communiquent entre eux ou bien même communiquent avec le Nieri-Kô ou avec des marigots qui appartiennent au bassin de ce dernier.
La Gambie sert de limite sud au Tenda pendant environ cinquante-cinq kilomètres de son cours, du confluent du Niocolo-Koba à la naissance du marigot de Dialakoto qui sépare le Tenda du Ouli. Cette partie de son cours n’a encore été l’objet d’aucune étude sérieuse. Je doute même qu’elle ait jamais été parcourue par un explorateur quelconque. On ne s’est guère jusqu’à ce jour avancé plus loin que le barrage de Kokonko-Taloto, ou l’embouchure de la rivière Grey. Golberry reconnut, en effet, le confluent de cette dernière avec la Gambie, mais il n’a pas fait, de son cours entre ces deux points une étude hydrologique qui mérite d’être signalée. Tout ce que nous en pouvons dire, c’est en interrogeant les hommes du pays et particulièrement les chasseurs d’éléphants et d’hippopotames que nous l’avons appris. Sa largeur moyenne serait au moment des plus basses eaux de trois à quatre cents mètres au maximum. Pendant la saison des pluies elle doublerait et triplerait même en certains endroits. En toutes saisons, son courant est excessivement rapide. Son impétuosité augmente considérablement au commencement de la belle saison, alors que, rentrée dans son lit, la Gambie reçoit les eaux des affluents et des marigots qui l’alimentent. Mais à la fin de la saison sèche on ne trouve plus guère de courant que là où le fleuve trouve un obstacle à son cours, un petit barrage à franchir. — Elle coule entre deux rives à pic et le niveau de sa masse d’eau, du jour où il est le plus élevé à celui où il est le plus bas, varie de douze à quatorze mètres environ. Les rives sont couvertes d’une riche végétation, mais elle ne s’étend pas à plus de deux cents mètres au delà du fleuve. Plus loin c’est la brousse et le marais, surtout sur la rive droite. Pendant la saison des pluies, alors que ses eaux ont atteint leur niveau le plus élevé, elle serait navigable pour les chalands en bois à fond plat, et, pendant la saison sèche, les pirogues seules pourraient la remonter. On n’y rencontre pas, à proprement parler, de barrages ; mais son lit est en maints endroits obstrué par des quantités considérables de roches qui changent son cours en véritables rapides. Ailleurs ce ne sont que des bancs de sables très fins ou bien encore son fond est constitué par ces petits cailloux ferrugineux, ronds, qui proviennent de la désagrégation des conglomérats. Il n’y a guère que le gué de Voumbouteguenda, où nous l’avons traversée entre Damentan et Bady qui soit réellement praticable. Encore ne l’est-il absolument que pendant trois mois de l’année, janvier, février et mars. La crue du fleuve commence à se faire sentir dans le courant du mois d’avril, et elle atteint son maximum vers le milieu de septembre. Pendant la saison des pluies, ses eaux sont jaunâtres et charrient une grande quantité de matières terreuses. Pendant la saison sèche, au contraire, elles sont d’une limpidité parfaite et ne contiennent qu’une quantité insignifiante de matières organiques. A cette époque de l’année c’est une eau potable de qualité supérieure et qui est propre à tous les usages domestiques. On peut la boire sans la filtrer et sans en être le moindrement incommodé. Mais, pendant l’hivernage, on ne peut s’en servir qu’après l’avoir fait reposer, puis décanter et filtrer.
Ainsi que nous l’avons dit plus haut, la Gambie ne reçoit dans le Tenda aucun marigot qui mérite d’être mentionné. Par contre, deux rivières assez importantes lui apportent le tribut de leurs eaux, la rivière Balé et le Niocolo-Koba.
Le Niokolo-Koba n’a pas, à proprement parler, de source ; il est formé par l’apport d’un grand nombre de marigots qui drainent les eaux d’infiltration de la partie Nord du pays de Badon ou qui viennent du Tiali et du Niéri. C’est une jolie petite rivière où l’eau coule en toutes saisons. Ses berges sont taillées à pic, comme celles de tous les cours d’eau de cette région. Sa largeur, qui n’est guère que de 30 à 40 mètres pendant la saison sèche, atteint 250 à 300 mètres pendant l’hivernage. Son lit est formé de sables et de roches dans la plus grande partie de son cours. Les marigots qu’elle reçoit arrosent plutôt le pays de Gamon que le Tenda proprement dit. Ces marigots sont fort nombreux. En voici les principaux : Si nous remontons le cours de la rivière, nous trouvons tout d’abord, à peu de distance de son embouchure, le marigot de Kéré-Kô, qui reçoit lui-même le marigot de Diéfagadala. qui passe à Gamon. Un peu plus haut se trouvent le Sourouba-Kô et le Firali-Kô, que l’on traverse en allant de Gamon à Sibikili. En amont du confluent de ce dernier avec le Niocolo-Koba se trouve l’Oussékiri-Kô et plus haut l’Oussékiba-Kô, tous les deux de peu d’importance. Enfin le Condouko-Boulo, lequel reçoit le Saramé-Kô. Tous ces marigots reçoivent un grand nombre de marigots secondaires sans aucune importance.
La rivière Balé se jette dans la Gambie à environ trente kilomètres en aval du confluent du Niocolo-Koba. Comme cette dernière, elle n’a pas une source propre, elle est formée par l’apport des eaux d’un grand nombre de marigots qui lui viennent du Niéri, du Tenda et du Diaka. Elle reçoit, en outre, un grand nombre de marigots assez importants qui communiquent entre eux pour la plupart ou qui communiquent avec des marigots tributaires du Niéri-Kô ou du Niocolo-Koba. Le cours de la rivière Balé est excessivement sinueux, et, pendant la saison sèche, il est peu rapide. Sa largeur est d’environ dix mètres pendant la saison sèche et trente à quarante mètres pendant la saison des pluies. Ses berges sont à pic et formées d’argiles grasses et très glissantes qui les rendent difficilement accessibles. Son lit est encombré de racines, de feuilles et de vases qui forment une couche excessivement épaisse. Aussi le passage en est-il très difficile surtout pour les animaux. Tandis que les eaux du Niocolo-Koba sont d’une grande pureté, celles de la rivière Balé sont, au contraire, en toutes saisons, absolument souillées. Elles contiennent une grande quantité de matières terreuses et de détritus végétaux. Aussi pourrait-il être dangereux d’en faire un usage prolongé. Pour s’en servir sans en être incommodé, il faut avoir grand soin de les bien filtrer et encore ne sont-elles jamais, malgré cette précaution, d’une limpidité parfaite. Cela tient évidemment à la nature des couches de terrain qui composent son lit. De plus, ses berges sont excessivement boisées ; outre les grands végétaux qui les couvrent, des lianes gigantesques forment au-dessus de son cours, en s’attachant aux arbres, un dôme sous lequel on est absolument à l’abri des rayons du soleil.
Dans le Tenda, la rivière Balé reçoit deux marigots assez importants :
1o Le Barsancounti-Kô, large, vaseux, dont le courant est pendant la saison sèche à peine sensible. Il passe à environ quatre kilomètres de Iéninialla, au nord-est, et reçoit lui-même le Nafadala-Kô, que l’on traverse à environ huit cents mètres à l’ouest de ce village en venant de Bady ; 2o Le Sékoto-Kô, peu large mais très profond et vaseux. Tous ces marigots renferment un grand nombre de pieds de Belancoumfo, dont les habitants se servent journellement comme purgatif. Aux environs des villages leurs bords, qui sont couverts généralement de vastes marais, sont transformés en belles rizières d’un grand rapport et dont les Malinkés ont un soin tout particulier.
Non loin du confluent de la rivière Balé avec la Gambie et à dix kilomètres en aval environ, se trouve le confluent du marigot de Tamou-Takou-Diala, que l’on rencontre à environ un kilomètre et demi à l’est du village de Sansanto. Ce marigot peu important n’est remarquable que par la quantité vraiment prodigieuse de palmiers qui croissent sur ses bords. A cinq kilomètres environ en aval de ce dernier nous trouvons le marigot Fayoli-Kô divisé en deux branches qui passent non loin de Bady, l’une à l’est et l’autre à l’ouest de ce village. Nous citerons enfin en terminant le marigot de Dialacoto, qui sépare le Tenda du Ouli, et qui est ainsi appelé du nom du village qui est situé non loin de son cours et qui borne la frontière du Ouli dans cette région.
Le Tenda, comme on le voit, est assez fortement arrosé. C’est à n’en pas douter à cette condition qu’il doit la grande productivité de quelques-unes de ses régions. Cette fertilité serait bien plus grande si les habitants savaient mettre à profit, en les canalisant et en les faisant servir à irriguer leurs champs d’une façon méthodique, ces nombreux cours d’eau dont le sort les a dotés.
Tous les marigots et rivières dont nous venons de parler suivent le régime des eaux de la Gambie. Seules les deux rivières Balé et Niocolo-Koba sont navigables pendant quelques kilomètres seulement à leur embouchure, pendant les hautes eaux et pour des embarcations d’un faible tirant d’eau.
Pour les usages domestiques, dans la plupart des villages du Tenda et à Gamon on ne se sert que d’eau de puits. Ces puits sont peu profonds en général, car on trouve la nappe d’eau souterraine à six ou huit mètres au-dessous du sol. L’eau que l’on en tire est blanchâtre sous une faible épaisseur, elle contient en petite quantité des matières terreuses dont il est facile de la débarrasser en la laissant reposer et en la décantant ensuite. Elle ne contient d’ailleurs aucune matière nuisible. Ces puits, qu’il faut nettoyer fréquemment, donnent en quantité suffisante l’eau nécessaire aux besoins des habitants.
Orographie. — Le Tenda et le pays de Gamon sont plutôt des pays de plaines que de montagnes. L’orographie en est des plus simples, car les reliefs de terrain y sont peu considérables. On ne rencontre, pour ainsi dire, pas de collines dans le Tenda, proprement dit, et c’est à peine si le terrain s’élève un peu dans la région nord-est.
Nous trouvons, au contraire, dans le pays de Gamon quelques rares chaînes de hauteurs qui sont presque toutes parallèles à la Gambie et dont la direction est orientée Est-Ouest. L’aspect du pays change sensiblement, et, aux plaines fertiles du Tenda, ont succédé des plateaux ferrugineux absolument arides. Ces hauteurs peu élevées n’atteignent guère que vingt à vingt-cinq mètres d’élévation et sont les derniers contre-forts du massif rocheux qui limite à l’ouest le désert de Coulicouna. Dans le Tenda les marigots et la rivière Balé coulent en plaines ; dans le pays de Gamon, au contraire, ils coulent, ainsi que le Niocolo-Koba, entre deux rangées de petites collines orientées pour la plupart Nord-Est Sud-Ouest. Ces collines sont également peu élevées et absolument arides.
On rencontre encore dans le Tenda et le pays de Gamon quelques-unes de ces collines isolées si communes dans tout le Soudan et dont nous avons eu fréquemment l’occasion de parler dans le cours de ce travail.
Mentionnons enfin en terminant de nombreuses petites collines argileuses isolées que l’on trouve par ci par là notamment aux environs des villages. Elles sont, en général, recouvertes d’une couche épaisse de latérite et très fertiles. C’est sur une colline de cette nature que s’élève le village de Gamon. Elle peut avoir environ trois kilomètres de large sur six de long. C’est là que se trouvent pour la plupart les lougans des habitants. Son versant ouest est assez rapide, mais son versant sud-est s’affaisse par une pente douce d’environ deux kilomètres de longueur. A son point le plus élevé, cette colline n’a pas plus de quinze mètres de hauteur. Elle est constamment balayée par les vents de Nord et de Nord-Est, et elle est abritée contre les vents de Sud et de Sud-ouest par la rangée de collines qui longe la rive droite de la Gambie et dont l’élévation est plus considérable.
Constitution géologique du sol. — La constitution géologique du sol du Tenda diffère peu de celles des autres pays du Soudan Français. Ce sont toujours les mêmes éléments et les mêmes terrains. Le terrain ardoisier alterne avec les terrains à quartz et à roches ferrugineuses. La latérite y est abondante, surtout dans le Tenda proprement dit. C’est à la période secondaire qu’il convient assurément de rattacher la formation de ces régions.
Les bords de la Gambie sont formés de terrain purement argileux en grande partie. On rencontre bien en quelques endroits des bancs de quartz et de grès, mais ils sont assez clairsemés et de peu d’étendue. Par ci par là se trouvent dans cette vaste plaine, qui s’étend depuis le confluent du Niocolo-Koba jusqu’aux collines du Ouli, quelques marécages à fond de vases reposant sur un substratum d’argiles absolument compactes et imperméables. Au-dessous de cette couche on trouve le terrain ardoisier bien caractérisé par des schistes, parmi lesquels le schiste lamelleux domine. A partir du point où il se termine au Nord, le terrain ardoisier alterne avec la latérite et de vastes plateaux rocheux où abondent les grès, les quartz et les conglomérats ferrugineux à gangues d’argiles siliceuses. A deux kilomètres environ de Bady nous ne trouvons plus que de la latérite. Elle forme un véritable îlot d’environ 30 kilomètres de longueur sur 20 à 25 de large, et c’est dans cet espace restreint que s’élèvent les quelques villages du Tenda. A partir de la rivière Balé nous n’avons plus que du terrain ardoisier jusqu’aux environs de Gamon où la latérite reparaît de nouveau. Quelques plateaux rocheux formés de grès et de quartz simples et ferrugineux émergent bien en quelques endroits ; mais ils sont, en général, de peu d’étendue. De Gamon au Niocolo-Koba rien que des roches et plateaux ferrugineux arides.
Les collines du pays de Gamon sont en majeure partie formées de grès, de quartz et de conglomérats. Les schistes y sont assez rares. Le granit et le gneiss y font toujours défaut. La terre végétale y est peu abondante, car le peu qui s’y forme par suite de la désagrégation des conglomérats et des roches cristallines est entraîné dans les plaines par les pluies torrentielles de l’hivernage. — On ne trouve guère d’humus que sur les bords des marigots du Tenda. Il se forme là par suite de la décomposition des matières végétales qui y abondent. Il manque absolument sur les bords des marigots du pays de Gamon qui sont, en général, peu boisés.
Climatologie. — Le climat du Tenda et du pays de Gamon ne diffère pas sensiblement de celui des autres contrées du Soudan. C’est le climat des pays tropicaux par excellence. L’hivernage y commence un peu plus tôt que sur les bords du Sénégal, et la saison sèche y est plus courte que dans les régions plus septentrionales. La température y subit les mêmes variations et l’atmosphère y est plus longtemps saturée d’humidité. De plus, le paludisme s’y fait sentir davantage et nul doute que l’Européen ne s’y débilite rapidement s’il était forcé d’y résider longtemps. En résumé, cette région est peu faite pour des organismes habitués à vivre dans des climats tempérés. La partie la moins malsaine serait peut-être le village même de Gamon, par le seul fait qu’il est relativement à l’abri des vents humides du Sud et du Sud-Ouest.
Flore. Productions du sol. Cultures. — La flore est peu riche et peu variée. Nous retrouvons là les mêmes essences que l’on trouve partout au Soudan, et, en plus, quelques-uns des végétaux que l’on ne rencontre que dans les rivières du Sud. Légumineuses, Combrétacées, Cypéracées, Sterculiacées, Malvacées, sont les principales familles qui y soient représentées. Sur les rives de la Gambie, on trouve de beaux rôniers et sur les bords des marigots quelques palmiers. Nous mentionnerons tout particulièrement le Karité dont on trouve de nombreux échantillons dans le Tenda surtout. La variété mana y est bien plus commune que la variété Shée. Dans les marigots situés entre Bady et Gamon abonde le Belancoumfo. Nous pourrions citer encore un grand nombre de végétaux, mais ce serait répéter ce que nous avons déjà dit. Les habitants exploitent en petite quantité le Karité, et ils ne fabriquent guère de beurre que ce qu’il leur faut pour leur consommation.
Le Malinké du Tenda se livre particulièrement à la culture. J’ai cru remarquer que les hommes s’y adonnaient plus volontiers que dans les pays voisins. En tout cas, leurs lougans sont toujours et partout très bien entretenus. On y trouve en abondance tout ce que les Noirs sont habitués à cultiver ; le mil, l’arachide, le maïs, les haricots, le fonio, le riz y sont très abondants, et il est rare qu’il y ait jamais de famine. Autour des villages on voit de nombreux petits jardins où sont cultivés avec succès courges, calebasses, tomates, tabac, oseille et ces délicieux petits oignons dont est si friand l’Européen appelé à vivre dans ces régions désolées. Ce n’est guère que dans le Tenda que j’ai vu cultiver sur une grande échelle cette Aroïdée dont les turions sont connus sous le nom de Diabérés et que les indigènes mangent avec tant de plaisir et en si grande quantité. Les procédés de culture employés y sont les mêmes que ceux des autres pays du Soudan et l’étendue de terrain ensemencée chaque année ne dépasse pas le cinquième de ce qui pourrait être cultivé.
Faune. Animaux domestiques. — La faune est peu variée. Nous citerons parmi les animaux nuisibles : la panthère, le guépard, le lynx, le lion, le chat-tigre, etc., etc. Parmi les animaux sauvages, mais non nuisibles, nous mentionnerons tout particulièrement, les antilopes, biches, gazelles, singes et surtout l’hippopotame et l’éléphant que l’on trouve en grand nombre dans les plaines avoisinant la Gambie. Les gens du Tenda s’adonnent fréquemment à la chasse de ces grands animaux et elle est souvent fructueuse. L’ivoire qu’ils récoltent ainsi est échangé à Mac-Carthy ou à Yabouteguenda contre de la poudre, du sel, des kolas, des étoffes, etc., etc. Il n’en vient jamais à notre comptoir de Bakel, bien qu’il ne soit guère plus éloigné que la colonie anglaise.
Les habitants du Tenda sont des apiculteurs émérites. Tout autour des villages, les arbres sont couverts de ruches et la quantité de miel et de cire qui s’y récolte est relativement considérable. Le miel est consommé sur place et la cire, mise en pains, est vendue à Mac-Carthy. Les ruches dont se servent les Malinkés du Tenda sont en bambous ou en chaumes de Graminées tressés. Elles ont à peu près la forme de cet engin de pêche dont on se sert en France pour prendre les goujons dans les eaux courantes et qui ressemble à une bouteille. Les abeilles pénètrent dans l’intérieur par une ouverture. La cavité est cloisonnée et c’est sur ces cloisons que les abeilles construisent leurs rayons. La forme de ces ruches est celle d’un cône. Pour retirer le miel, il suffit d’enlever la ruche de l’arbre et de soulever le fond qui est mobile. Tous ne savent pas procéder à cette opération et se préserver des piqûres. Il en est dont le seul métier est de récolter le miel, moyennant une modique redevance.
En leur qualité de Malinkés, les habitants du Tenda se livrent relativement peu à l’élevage. Aussi leurs troupeaux sont-ils bien moins nombreux qu’ils pourraient l’être. On trouve cependant dans les villages des bœufs, des moutons et surtout beaucoup de chèvres. Les poulets y sont aussi très communs.
Populations. — Ethnographie. — Relativement à son étendue, le Tenda, en y comprenant le pays de Gamon, est fort peu peuplé. C’est à peine s’il compte de trois à quatre mille habitants répandus dans neuf villages : Bady, Iéninialla, Dalésilamé, Niongané, Sansanto, Bamaky, Kénioto, Talicori, Gamon. La population du Tenda, proprement dit, ou Tenda-Touré, comme on l’appelle, est presque uniquement composée de Malinkés.
Les premiers habitants du Tenda furent des Malinkés de la famille des Sania qui émigrèrent du Bambouck sous la conduite de Fodé-Sania, un des lieutenants de Noïa-Moussa-Sisoko. Ils quittèrent leur chef en même temps que les Sania du Kantora dont ils sont, du reste, parents ; mais pendant la route, une partie de la caravane, attirée et captivée par la richesse en gibier du pays et par la fertilité du sol, se sépara des autres et se fixa dans le Tenda-Touré. Ce sont encore les Sania qui sont les chefs du pays. Ils ne fondèrent que deux villages, Bady et Bamaky. Bady est encore aujourd’hui la résidence du chef du Tenda-Touré. Le chef actuel se nomme : Faramba-Sania. C’est un vieillard absolument impotent, abruti par l’abus des liqueurs alcooliques.
Peu après l’installation des Sania dans le Tenda vinrent se fixer auprès d’eux bon nombre d’autres familles malinkées qui émigrèrent soit du Bondou, soit du Bambouck, soit des bords de la Falémé pour se soustraire aux attaques incessantes des almamys pillards du Bondou. Enfin, il y a une trentaine d’années, quelques familles, à la suite de la conquête du Ghabou et de la majeure partie du Kantora par Alpha-Molo et son fils Moussa, le chef actuel du Fouladougou, vinrent encore se réfugier dans le Tenda et demander l’hospitalité aux Sanias. Malgré ces émigrations successives et souvent nombreuses, la population du Tenda n’a jamais été plus nombreuse qu’elle ne l’est maintenant. Cela tient à ce que ce pays a toujours été en butte aux attaques des almamys du Bondou et qu’ils l’ont souvent pillé et ravagé. Nous y reviendrons plus loin.
Il n’y a plus guère maintenant dans tout le Tenda-Touré que deux villages qui ne soient pas musulmans. C’est Bady et Bamaky, c’est à dire les villages des Sanias, les chefs du pays par droit de premiers occupants. Ils ont conservé les habitudes d’intempérance de leurs ancêtres et sont grands amateurs de gin, tafia, absinthe, dolo, en un mot de toute espèce de liqueurs alcooliques. Ils ne diffèrent en rien de leurs congénères du Kantora, du Ouli, du Bambouck, etc., etc. Comme ceux que nous avons visités partout, les Malinkés, proprement dits, du Tenda-Touré sont voleurs, pillards, menteurs, ivrognes, dégoûtants, et leurs villages sont d’une saleté repoussante. Les Musulmans sont moins abrutis que leurs congénères ; leurs villages sont plus propres et mieux entretenus. Ils sont également moins paresseux et s’adonnent plus volontiers au commerce et à l’agriculture. Aussi leurs lougans sont-ils généralement bien cultivés, leurs récoltes sont meilleures et plus abondantes. On sent qu’il règne, en un mot, dans leurs villages, un bien-être qui est absolument inconnu chez leurs voisins.
L’islamisme a fait dans le Tenda-Touré de rapides progrès. Déjà bien avant le prophète El Hadj Oumar, la majorité de la population professait la foi musulmane. Cette religion qui convient si bien aux mœurs et aux aspirations naturelles de la race noire a fini par être adoptée par tous ceux qui vinrent se grouper autour des Sanias. Il n’y a que cette famille qui soit restée fidèle à son culte pour l’alcool, et encore, s’ils ne sont pas musulmans de fait, ils le sont certainement de cœur. S’ils ne font pas Salam, c’est uniquement parce qu’ils ne pourraient pas s’enivrer à leur aise. Tout dans leurs actes, soit publics, soit domestiques, indique qu’ils se sont déjà inclinés devant le Koran, et, au Tenda comme dans tous les autres pays Bambaras et Malinkés, du reste, les conseillers les plus influents des chefs, ceux dont les avis font autorité, sont toujours des marabouts renommés par leur piété et leur austérité.
Nous avons vu que, dans le pays de Gamon, il n’y a qu’un seul village, Gamon, grosse agglomération de plus de douze cents habitants. Gamon a les mêmes origines que Tamba-Counda. C’est un village de captifs. Il fut fondé, il y a déjà de nombreuses années, par un captif Malinké, évadé du Bondou et nommé Samba-Takourou. Peu à peu son village grandit et d’autres captifs évadés vinrent se fixer auprès de lui avec leurs familles. Il ne tarda pas à y avoir là un centre important de population. Ils construisirent alors un fort tata et se retranchèrent solidement derrière les murs. Bien leur en prit. Les almamys du Bondou, comme nous le verrons plus loin, encouragés par l’origine même du village, tinrent à honneur de venir souvent l’attaquer. Gamon résista toujours à leurs assauts et infligea à ces pillards de profession de sanglantes défaites bien méritées, du reste. D’ailleurs, les habitants de Gamon ne le cédaient à personne pour voler et piller les caravanes qui s’aventuraient dans ces régions. Il fallut notre intervention pour faire cesser cet état de choses qui persista jusqu’au jour où, en 1887, le colonel Galliéni plaça le Tenda et le Gamon sous notre protectorat. Avec de telles origines, on comprend ce que doit être la population de Gamon. C’est un ramassis de gens de toutes nationalités et de toutes races, mais ce sont les Malinkés qui dominent. Le chef est toujours un Malinké de la famille des Takourou. Le chef actuel se nomme Koulou-Takourou. Il n’y a, pour ainsi dire, pas de Toucouleurs à Gamon, mais on y trouve des Bambaras, des Sarracolés, et surtout des Malinkés. Les Musulmans dominent et la famille du chef appartient à la religion du prophète. Du reste, chacun est libre à ce point de vue, et lors même que l’on ne fait pas le Salam, on peut être sûr de trouver à Gamon, près des Musulmans, aide et protection. Dans tous les pays voisins, il est d’usage de regarder comme libre, tout captif qui réussit à gagner Gamon. Il est certain de trouver là un refuge et la liberté. Si son maître se hasardait à venir le réclamer, il serait défendu par tous les guerriers du village, et l’on sait ce qu’il en coûte de s’adresser à Gamon. Aucun chef n’a jamais pu s’en emparer et c’est à cela qu’il doit tout son prestige.
Aujourd’hui Gamon est bien déchu de son ancienne splendeur. Ce n’est plus la forteresse qui a tenu tête à tous les guerriers de Bondou, et à la porte de laquelle il fallait montrer patte blanche pour entrer. Son tata, renommé partout autrefois par son épaisseur et sa solidité, tombe en ruines. Par les décombres, on peut aisément juger de ce qu’il était jadis. Celui qui entoure les cases du chef est un peu mieux entretenu, sans cependant être en bon état. Quant au village lui-même, c’est un village Malinké dans toute l’acception du mot. C’est tout dire.
Organisation politique. — Il n’existe, pour ainsi dire, pas d’organisation politique dans le Tenda. L’autorité y est représentée par le chef de la famille des Sanias, qui réside à Bady, Faramba-Sania, qui porte le titre de Massa. Cette autorité est plutôt nominative que réellement active. C’est, du reste, chez les Malinkés, une coutume de ne pas obéir au chef. Il est plutôt une sorte de juge que l’on consulte dans les circonstances graves sans jamais pourtant suivre ses conseils. Eux-mêmes, du reste, font tout ce qu’il faut pour ne pas être obéis et pour perdre vis-à-vis de leurs sujets le peu de prestige que la naissance aurait pu leur donner. Dans la majorité des cas, quand, par hasard, il veut faire acte d’autorité, il est toujours obligé de capituler. Il n’existe aucun impôt. Les différents villages ne payent au Massa et à leurs chefs aucune redevance. Chaque village est, pour ainsi dire, indépendant chez lui et règle lui-même les affaires.
Il existe dans le Tenda et le pays de Gamon trois chefs absolument indépendants :
1o Le chef du Tenda-Touré, qui réunit autour de lui les villages suivants : Bady, où il réside, Iéninialla, Dalésilamé, Niongané, Sansanto, Bamaky et Kénioto ;
2o Gamon, qui ne relève que de son chef ;
3o Talicori. Ce village est peuplé par des Malinkés musulmans de la famille des Sanés, venus comme les Sanias du Bambouck. Le chef actuel se nomme Ouali-Sané. Talicori peut avoir environ six cents habitants.
Dans ce dernier village, il n’existe pas plus d’organisation politique que dans le Tenda-Touré proprement dit. C’est l’anarchie la plus complète. Tout le monde commande et personne n’obéit.
Rapports du Tenda avec les pays voisins. — Le Tenda vit en bonne intelligence avec les pays voisins, le Bondou, le Ouli, le Diaka, le Niéri et le Tiali. Mais il n’en a pas toujours été ainsi et ce n’est que depuis notre intervention dans ses affaires que la paix règne dans le pays. Les almamys du Bondou se sont pendant de longues années acharnés contre lui. Sous prétexte de faire la guerre aux infidèles et de les convertir à l’Islam, leurs colonnes les ont souvent attaqués, ont détruit beaucoup de leurs villages et emmené leur population en captivité. La religion n’était que le prétexte et le vol et le pillage ont toujours été les motifs qui les ont toujours guidés dans leurs campagnes contre ce malheureux pays. Depuis Maka-Guiba il n’y eut pas, pour ainsi dire, d’almamy qui ne se crut pour un motif quelconque obligé d’aller attaquer un quelconque des villages du Tenda. Mais celui qui se distingua particulièrement dans ces injustes guerres fut Boubakar-Saada. Quand, après la prise de Guémou sur les Toucouleurs par le lieutenant-colonel Faron, en 1859, Boubakar eût été délivré de ses pires ennemis, il ne songea plus qu’à reconquérir par les armes tous les captifs que lui avaient enlevés les guerres qu’il avait eu à soutenir contre les lieutenants d’El Hadj Oumar. Sous prétexte que le Tenda s’était alors joint à ses ennemis et que ses habitants retenaient de force les émigrés du Bondou qui y étaient venus chercher refuge, et s’opposaient à leur retour dans leur patrie, il marcha vers le mois de mars 1860 contre Talicori et s’en empara sans coup férir. Les Malinkés n’opposèrent aucune résistance sérieuse. Les deux frères du chef périrent dans le combat, et Boubakar revint à Senoudébou, sa résidence, avec un riche butin composé principalement de captifs et d’étoffes du pays. — En 1862, sans aucun motif, il alla attaquer le village de Guénou-Diala non loin de Bamaky. Surpris, Guénou-Diala fut emporté presque sans combat. Les guerriers furent massacrés, le village pillé et détruit et la population fut emmenée en captivité dans le Bondou. En décembre de la même année, nouvelle campagne contre le Tenda. Cette fois c’est Sitta-Ouma que Boubakar vint attaquer sous prétexte que les habitants de ce village avaient pillé une caravane du Bondou. Sitta-Ouma tomba sous les coups de l’almamy qui y fit un riche butin en captifs et en bœufs surtout. Ces deux villages détruits par les Toucouleurs du Bondou n’ont pas été reconstruits. Mais en 1864, il essuya devant Tinguéto, village situé dans les environs de Bady et aujourd’hui disparu, une sanglante défaite bien qu’il fût venu l’attaquer à la tête d’une forte armée composée de Toucouleurs du Bondou et de leurs alliés du Natiaga et du Khasso. Boubakar, dans cette affaire, échappa par miracle aux guerriers Malinkés. En 1870, par exemple, il prit une éclatante revanche et s’empara du village de Sitta-Ouma, que les Malinkés échappés au pillage de l’ancien village de ce nom avaient construit non loin des ruines de ce dernier. Cette fois, le nouveau Sitta-Ouma fut détruit de fond en comble et toute sa population fut emmenée en captivité dans le Bondou. — En 1874, au mois de mars, les derniers habitants de ce village, attaqués de nouveau dans leurs ruines par Ousmann-Gassy, fils de Boubakar, se défendirent avec acharnement. Ousmann-Gassy parvint cependant à y pénétrer et à y faire quelques prisonniers ; mais il en fut vivement chassé par les défenseurs qui s’étaient retranchés au milieu des ruines de l’ancien tata du chef. Obligé de battre en retraite, il fut sans cesse en butte aux attaques des Malinkés qui le poursuivirent pendant plusieurs jours. Il perdit dans cette campagne un grand nombre de guerriers, et, parmi eux, le chef de Dalafine (Tiali). Il réussit cependant à ramener quelques captifs à Sénoudébou.
Un traité conclu entre Boubakar, les chefs du Tenda-Touré et de Gamon mit fin à ces guerres continuelles. Mais la paix ne devait pas régner longtemps. En effet, au mois de mars 1881, Boubakar se disposait à marcher avec ses alliés du Guoy, du Kaméra, du Fouta-Toro et du Khasso contre Koussalan (Niani), lorsqu’arrivé à Sambardé, sur les bords du Niéri-Kô, il y fit la rencontre de quelques dioulas du Bondou qui vinrent se plaindre à lui qu’en revenant du Niocolo, où ils étaient allés commercer, ils avaient été pillés par les guerriers de Gamon, et, malgré leurs réclamations, on n’avait jamais voulu leur rendre leurs marchandises. Le traité passé avec les chefs du Tenda était donc ouvertement violé. Boubakar envoya alors quelques cavaliers à Gamon pour le leur faire remarquer, mais le chef du village et ses notables leur répondirent avec arrogance, les maltraitèrent même et les chassèrent du village en leur déclarant que si Boubakar voulait avoir les marchandises qu’ils avaient pris aux gens du Bondou, il n’avait qu’à venir les chercher. A cette nouvelle, Boubakar, furieux, renonça alors à son expédition contre Koussalan et marcha contre Gamon. Il comptait bien s’en emparer dans la première quinzaine d’avril ; mais toutes ses attaques furent repoussées et il dut se retirer à Bentenani pour pouvoir le harceler sans cesse par des escarmouches répétées, avant de donner un assaut définitif. Aussi, peu de jours après, envoya-t-il contre Gamon trois cents guerriers environ, sous la conduite de ses fils Saada-Amady et Ousmann-Gassy. Le 30 avril, ils arrivèrent devant Gamon, échangèrent quelques coups de fusil avec les défenseurs et s’emparèrent de quelques bœufs. Mais ils ne purent s’emparer du village et furent obligés de rentrer à Bentenani quelques jours après, sans avoir obtenu de résultats appréciables. Gamon résistait à toutes les attaques. Cela dura ainsi jusqu’au mois de juin suivant, époque à laquelle les habitants de Gamon, voyant que la saison des semailles approchait, comprirent que s’ils voulaient cultiver en paix leurs lougans, il leur importait de traiter avec Boubakar pour échapper à la famine qui les menaçait. Le chef vint donc trouver l’almamy à Bentenani, s’entendit avec lui et un nouveau traité fut conclu. Boubakar revint alors hiverner à Sénoudébou avec ses guerriers.
Mais ce nouveau traité ne devait pas mieux être observé par Gamon que l’ancien. De nouveau, les guerriers de ce village se livrèrent à des pillages en règle des caravanes du Bondou. Boubakar résolut d’en finir cette fois avec eux. Il leva donc une nombreuse armée, dans ce but, et aidé par ses alliés du Guoy, du Kaméra, du Khasso et du pays de Badon, il vint camper, au mois de janvier 1883, à Bentenani, d’où il expédia, comme la première fois, des émissaires à Gamon, pour sommer les habitants d’avoir à lui rendre les marchandises qu’ils avaient volées à ses hommes ou bien l’équivalent. Le chef refusa de les recevoir et les fit immédiatement chasser du village sans même leur permettre de s’y reposer un instant. Boubakar procéda alors comme il l’avait fait à sa précédente campagne et se mit à les harceler par des colonnes volantes jusqu’au mois de juillet, époque à laquelle les plaines marécageuses du Tenda étant inondées, les cavaliers ne pouvaient plus tenir la campagne. Il ajourna donc ses projets, hiverna à Bentenani et attendit le retour de la belle saison pour frapper un coup décisif.
Donc, au mois de février 1884, il se mit en route avec toutes ses bandes. Il vint camper à Safalou, dans le Diaka, et de là à Tenda-Médina, village qui n’existe plus aujourd’hui et qui était situé sur la frontière du pays de Badon. De là, il envoya contre Gamon une colonne pour le harceler avant son arrivée. Cette colonne était commandée par son fils Ousmann-Gassy. Il put arriver avec ses guerriers jusque sur le tata après avoir franchi les sagnés. Le combat dura trois heures, au bout desquelles Ousmann-Gassy dut battre en retraite après avoir perdu beaucoup des siens. Au fort de la mêlée, un des fils de Toumané, chef du pays de Badon, nommé Couroundy, qui avait été élevé par Boubakar et qu’il aimait beaucoup, fut tué aux côtés d’Ousmann-Gassy. Il commandait les auxiliaires du Badon.
Le lendemain matin, Boubakar se mit en marche et vint cerner le tata sans l’attaquer. Il campa autour et s’empara des puits et du marigot qui fournissaient l’eau à la population. Au bout de quatre jours, les habitants, dévorés par une soif ardente, se précipitèrent sur les portes pour les enfoncer. Les guerriers du Badon ayant entendu le tumulte accoururent vers le village qui les reçut par une fusillade bien nourrie. Ils y répondirent vigoureusement et arrivèrent franchement jusque sur le tata. Par une brèche qu’ils y pratiquèrent à coups de pioche, ils purent pénétrer jusque dans l’intérieur du village et y incendier quelques cases. Mais les assiégés accoururent en grand nombre sur le lieu de l’incendie, éteignirent le feu qui commençait à se propager, et repoussèrent les guerriers du Badon.
Etroitement bloqués dans leur village, les habitants de Gamon ne pouvaient se procurer assez d’eau pour étancher leur soif. Arrêtés, comme nous venons de le voir, dans une première sortie par les guerriers du Badon, ils en tentèrent peu après une seconde du côté du campement des guerriers du Bondou. Trois cents guerriers environ sortirent par une porte qu’ils avaient défoncée, malgré tous les efforts des notables qui voulaient s’y opposer, et se dirigèrent vers le marigot. Les guerriers du Bondou se portèrent immédiatement en avant pour leur barrer le passage. Pendant quatre heures, ils échangèrent une vive fusillade et des deux côtés personne ne recula. Boubakar-Saada fit dans cette affaire des pertes très sensibles. Trois des meilleurs captifs de la couronne furent tués à ses côtés et peu après eux, un de ses confidents intimes, El Hadj Kaba qui avait été élevé avec lui et qui avait partagé sa mauvaise comme sa bonne fortune, tomba mortellement frappé d’une balle au front. Il expira quelques minutes après. Toutes ces pertes découragèrent profondément l’almamy et il décida alors de battre en retraite, désespérant de s’emparer d’un village si bien défendu.
A cette vue, les habitants de Gamon qui, déjà, renonçaient à soutenir plus longtemps la lutte, poussèrent de grands cris de joie et se mirent à la poursuite de l’armée du Bondou. La retraite se transforma bientôt en une déroute générale et la poursuite fut des plus vives et des plus acharnées. Elle était dirigée par un brigand renommé dans le pays, du nom de Mahmoudou-Fatouma et qui était venu à Gamon, avec ses hommes, prêter main-forte aux guerriers de ce pays, quelques jours seulement avant son investissement par Boubakar-Saada. L’armée du Bondou fut harcelée nuit et jour jusqu’à un kilomètre environ de Safalou (Diaka) et elle rentra à Sénoudébou après avoir perdu environ trois cents hommes. Durant la poursuite, les gens de Gamon firent environ deux cents prisonniers qui furent passés aussitôt par les armes ou vendus comme captifs dans le Niani. Boubakar rentra à Sénoudébou, très affecté de ce désastre, et sa mort, survenue peu après, vers la fin de 1884, délivra Gamon de son plus redoutable ennemi.
Gamon, délivré de Boubakar-Saada, faillit bien avoir dans la personne du marabout Mahmadou-Lamine-Dramé, un ennemi encore plus acharné que ne l’avait été l’almamy du Bondou. Voici d’où était venue cette haine du marabout contre ce grand village. Mahmadou-Lamine-Dramé, né à Safalou (Diaka), habita dans son enfance à Cocoumalla, petit village voisin de Safalou et qui n’existe plus aujourd’hui. Un jour qu’il avait accompagné sa mère et son jeune frère dans leurs lougans pour y faire la cueillette de l’indigo, des pillards venus de Gamon, qui était alors en guerre avec le Bondou, les surprirent dans leur travail et les emmenèrent en captivité à Gamon. Arrivés au village, ils furent mis aux fers par les guerriers qui les avaient pris et qui comptaient bien en tirer un profit considérable en les vendant à quelque dioula de passage. Quelques jours après, une caravane venant des bords de la Gambie et se dirigeant vers le Bondou et le Guidimackha, passa par Gamon. Les habitants chargèrent alors son chef de prévenir les gens de Cocoumalla, que la femme d’Alpha-Ahmadou, marabout de ce village, et ses deux enfants, étaient captifs chez eux. Le marabout, averti, fit tout ce qu’il put pour les racheter. Mais avant qu’il eût pu réunir la somme que lui demandaient les gens de Gamon, la mère de Mahmadou-Lamine, la femme du marabout de Cocoumalla, mourut en peu de jours. Mahmadou-Lamine seul et son frère revinrent donc à Cocoumalla. Revenu dans la maison paternelle, il y continua ses études d’arabe, et, dans ses prières, il demandait toujours à Allah la punition des infidèles de Gamon qui l’avaient fait prisonnier et l’avaient mis aux fers ; lorsqu’il commença à se créer des partisans, en 1884, il demanda à Boubakar-Saada, peu avant la mort de ce dernier, de joindre ses forces aux siennes afin de faire la guerre aux Infidèles et surtout de détruire Gamon, pensant bien que celui-ci, qui ne pouvait oublier l’échec qu’il y avait reçu en 1883-84, ne manquerait pas de s’allier avec lui. Boubakar lui fit répondre qu’il ne recherchait l’alliance d’aucun marabout, qu’il ne marcherait qu’avec les amis de la France, et que quels que soient les desseins du marabout, il lui défendait formellement de mettre les pieds dans le Bondou. S’il transgressait cet ordre, il l’en chasserait par les armes. Boubakar mourut quinze jours après, et Gamon, pendant la guerre du marabout Mahmadou-Lamine, n’ignorant pas les desseins de celui-ci à son égard, marcha bravement avec nous. Le fils de son chef en personne commanda les auxiliaires qu’ils nous fournirent et se conduisit vaillamment pendant la campagne. Les événements empêchèrent Mahmadou-Lamine de mettre à exécution les menaces qu’il proférait contre lui et il mourut sans s’être vengé.
Le Tenda-Touré n’a jamais de démêlés avec les villages libres, ses voisins, Talicori et Gamon. Certes, il y a bien toujours de temps en temps quelques histoires de captifs. Il ne peut pas en être autrement. Essayer de modifier cela ce serait vouloir changer le caractère, les coutumes, l’instinct des Malinkés. Ce ne sera qu’avec le temps et beaucoup d’adresse et de patience qu’on pourra y arriver. C’étaient tous autrefois de fameux pillards, et Gamon avait sous ce rapport une bien triste célébrité. Aujourd’hui tout cela a cessé, grâce à notre influence, et la paix et la bonne entente régnent dans ces régions que la guerre a si longtemps troublées. Par contre, le Tenda et le Gamon sont souvent en butte aux rapines des Peulhs du Fouladougou et du Foréah. Il n’est pas jusqu’aux habitants du Tamgué qui ne viennent jusque sous les murs des villages enlever des bœufs et des captifs et même des hommes libres qu’ils vont généralement vendre au Fouta-Djallon. En résumé, de pillards ils sont devenus les victimes de plus pillards qu’eux. C’est la peine du talion.
Rapports du Tenda avec les autorités françaises. — Le Tenda tout entier, ainsi que le pays de Gamon, sont placés sous le protectorat de la France.
Gamon a traité avec nous après la colonne de Dianna, et c’est le premier janvier 1887 que le colonel Galliéni signa avec Oussouby, chef du pays, le traité de protectorat. Talicori et le Tenda-Touré ne vinrent à nous qu’en 1888 et le traité qui nous lie à eux a été signé à Khayes le 9 novembre 1888 par le chef d’escadron d’artillerie de marine Archinard, commandant supérieur, et Ouali-Sané, chef de Talicori, et Kolé-Mahady, chef de Bady (Tenda-Touré).
Au point de vue administratif et politique, le Tenda et le pays de Gamon dépendaient autrefois du commandant de Bakel. Mais, depuis les dernières instructions de Monsieur le sous-secrétaire d’Etat, ces régions sont placées sous les ordres du gouverneur du Sénégal et sont administrées par un fonctionnaire qui, d’après les renseignements que j’ai eus dernièrement, réside à Nétéboulou (Ouli).
Conclusions. — Le Tenda et le pays de Gamon, maintenant tranquilles et ne demandant qu’à se développer, devraient être l’objet de plus de sollicitude de notre part qu’ils ne l’ont été depuis qu’ils sont placés sous notre protectorat. Nous n’avons absolument rien fait pour eux et pourtant il y a là une source assez importante de produits à exploiter pour notre commerce. L’ivoire, la cire, les arachides, le beurre de Karité pourraient fournir l’objet de transactions importantes.
Pour cela, il serait urgent de pacifier le pays et de le débarrasser des pillards qui le pressurent. Une bonne organisation politique est indispensable, et il faudrait rendre aux chefs leur autorité, mais les surveiller de façon à ce qu’ils n’en abusent pas. En agissant ainsi, on pourrait peut-être tirer de ce pays quelque chose, si on arrivait à secouer la torpeur et l’inertie de ses habitants et à leur faire passer leur goût immodéré pour les captifs. Ce sera la tâche la plus difficile.
CHAPITRE XIX
Départ de Gamon. — Difficultés au moment de se mettre en route. — Toujours les porteurs sont en retard. — De Gamon au marigot de Firali-Kô. — Route suivie. — Tumulus. — Respect des Noirs pour les morts. — Campement sur les bords du marigot. — Description de la route suivie. — Géologie. — Botanique. — Le Fogan ou Tirba. — Le Cantacoula. — Nouvelle lune. — Pratique religieuse des Noirs à cette occasion. — Départ du Firali-Kô. — Route suivie du Firali-Kô au marigot de Sandikoto-Kô. — Rencontre d’un lion. — Le Niocolo-Koba. — Campement sur les bords du Sandikoto-Kô. — Description de la route suivie. — Géologie. — Botanique. — Le Hammout. — Du Sandikoto-Kô à Sibikili. — Route suivie. — Chasse au bœuf sauvage. — Récit de Mahmady au sujet d’un éléphant. — Arrivée à Sibikili. — Description de la route suivie. — Géologie. — Botanique. — Le Bambou. — Une maladie particulière sur ce végétal. — Réception à Sibikili. — Tout le village est ivre. — Description du village. — Fortifications Malinkées. — En route pour Badon. — Route suivie. — Rencontre d’une députation que le chef envoie au devant de moi. — Description de la route. — Géologie. — Botanique. — Le Calama. — Arrivée à Badon. — Belle réception. — Le village. — Le chef. — La population. — Je tombe sérieusement malade.
2 janvier 1892. — La température a été pendant la nuit un peu moins froide que la nuit précédente. — Ciel clair et étoilé. Brise de Nord. Au réveil, brise de Nord, température fraîche, ciel clair. Le soleil se lève brillant. Hier, pendant toute la journée, mes hommes se sont occupés de faire des provisions pour la route, car nous allons avoir au moins deux jours à passer dans la brousse. Le chef du village met la plus grande obligeance et la meilleure volonté pour leur procurer tout ce dont ils auront besoin pour se nourrir pendant ce temps-là. Il me promet également de me donner quelques hommes pour aider mes porteurs et un bon guide. Aussi, je le remercie chaleureusement de sa belle réception et lui fais cadeau d’un peu de verroterie, de kolas, et de quelques mètres d’étoffes.
A quatre heures quinze minutes, tout mon monde est debout, bien dispos. Pour moi, je n’ai pu fermer l’œil de la nuit. Les chiens du village n’ont pas cessé d’aboyer. Les préparatifs du départ sont rapidement faits, et nous n’attendons plus pour nous mettre en route que les hommes de Gamon qui doivent nous accompagner et qui, d’après les promesses du chef, devaient être réunis devant ma case à la première heure. Nous perdons plus d’une heure pour les rassembler. Il faut aller les sortir les uns après les autres de leurs cases, où ils semblent dormir profondément. Le chef était absolument navré de ce contre-temps, et il vint même me dire que si je n’y allais pas moi-même, ils ne se dérangeraient pas. Voilà pourtant comment est respectée l’autorité du chef dans les villages Malinkés. Ne pouvant décemment pas faire sa besogne, je lui donnai Almoudo, mon interprète, pour le seconder. Peu après, tous étaient rassemblés devant ma porte et à six heures nous pouvions enfin nous mettre en route. Il était temps, car je commençais à être absolument exaspéré. A peine étions-nous sortis du village qu’ils se mettent tous à marcher comme des enragés. Tant mieux, nous arriverons plus tôt à l’étape.
Non loin de la route et à peu de distance de Gamon, nous passons devant un tumulus, fait de conglomérats ferrugineux. Chaque homme de ma caravane, en passant auprès, y jeta un petit morceau de bois ou un fétu de paille. Intrigué, je demandai à Almoudo la raison de cette pratique. Il me répondit que c’était là la sépulture d’un homme, et que tout noir en passant devant, devait y jeter un morceau de bois ou de paille, « afin d’avoir de la chance et pour prouver au défunt qu’on ne l’oubliait pas. » Voilà certes une coutume qui paraîtra bizarre au premier abord. Mais en y réfléchissant bien, elle ne paraîtra pas plus extraordinaire que celle qui consiste à orner, à certaines époques de l’année, les tombes de nos morts. C’est plus primitif, plus naturel et voilà tout. La pratique des noirs vaut bien la nôtre. Au moins, dans ce simple fait de jeter un morceau de bois sur une tombe, il n’y a aucune espèce d’ostentation, aucune satisfaction de vanité, rien de ce luxe malsain et si déplacé que nous aimons tant à afficher dans nos cimetières. C’est le respect dans toute sa simplicité.
En général, les tumulus que l’on rencontre ainsi le long des routes recouvrent les restes de chefs ou de marabouts fameux.
La route se fait sans aucun incident. Après avoir traversé les lougans du village qui, de ce côté, sont immenses et bien cultivés, nous franchissons à 7 h. 50 le marigot de Sourouba, à 8 h. 40 celui de Kéré-Kô et à 9 h. 25 celui de Firali-Kô, où nous campons, car il faudrait marcher encore trop longtemps pour trouver de l’eau. En moins d’une heure, mes hommes et les porteurs de Gamon m’ont construit un gourbi fort confortable à l’ombre d’un magnifique bouquet de superbes bambous. Almoudo se multiplie pour accélérer la besogne. Malgré ses travers, et il en a beaucoup, c’est un serviteur bien précieux et qui, je crois, m’est absolument dévoué.
La route de Gamon au campement du Firali-Kô ne présente absolument aucune difficulté. Elle traverse un pays absolument nu et plat et les marigots que l’on y rencontre, Sourouba-Kô, Kéré-Kô et Firali-Kô n’offrent aucune difficulté.
Au point de vue géologique, rien de bien particulier à signaler, si ce n’est la fréquence des plateaux rocheux. En quittant Gamon, on traverse d’abord un petit banc de latérite où se trouvent les lougans du village. A partir de là, la latérite et les argiles compactes ne font qu’alterner pendant environ six kilomètres. Ces dernières sont plus étendues que la première, dont, dans cet espace, on ne rencontre que trois ilots de fort peu d’étendue. Ils sont cultivés et les lougans de mil et d’arachides occupent toute leur surface. A partir de là, la route ne fait que traverser d’immenses plateaux rocheux, formés de quartz et de conglomérats ferrugineux très abondants. Entre ces plateaux, s’étendent de petits vallons, uniquement formés d’argiles d’une dureté remarquable, et recouvrant un sous-sol formé de quartz et de conglomérats, dont les roches émergent par ci par là à fleur de sol.
Les marigots que nous avons traversés viennent tous du Niocolo-Koba et l’un d’eux, le Firali-Kô, d’après les dires des indigènes, ferait communiquer le Niocolo-Koba avec la rivière Balé.
Au point de vue botanique, jamais je n’ai traversé de pays plus désolé. La végétation y est d’une pauvreté extrême, sauf sur les bords des marigots, où l’on trouve de véritables fourrés de bambous. Les plateaux sont absolument dénudés. Par ci par là, et fort espacés les uns des autres, quelques rares arbres aux formes bizarres, étranges, dépourvus de feuilles et peu susceptibles de vous abriter contre les rayons du soleil. Nous ne noterons seulement que quelques lianes Saba sur les bords du Firali-Kô, quelques fromagers, quelques dondols et enfin, sur les plateaux rocheux, de nombreux échantillons d’une fleur désignée sous le nom de Fogan, et quelques spécimens d’un curieux végétal que les indigènes désignent sous le nom de Cantacoula et qui est assez commun au Soudan.
Le Fogan, comme l’appellent les Ouolofs, est désigné par les Bambaras sous le nom de Tirba et par les Malinkés sous le nom de Tirbo. C’est une plante terrestre à tige souterraine qui est bien connue de tous ceux qui ont voyagé au Soudan. Vers le mois de décembre, la tige émet un pédoncule long d’environ cinq centimètres et qui se termine par un bourgeon floral. La fleur est éclose vers le commencement de janvier. Elle est caractéristique. Ses larges pétales jaunes ne permettent pas de la confondre avec les autres fleurs similaires que l’on pourrait rencontrer. Elle est peu odorante et très fugace. Les pétales tombent cinq ou six jours après leur éclosion et sont remplacés par un fruit capsulaire qui arrive à maturité vers le mois de mai. Quand la capsule est sèche, elle s’ouvre d’elle-même et laisse échapper de nombreux flocons d’une bourre blanche ressemblant à de la soie végétale. Dans cette bourre sont noyées une quinzaine de graines noirâtres. Cette bourre brûle presque instantanément si on y met le feu avec une allumette, en ne laissant, pour ainsi dire, pas de résidu. Le Fogan affectionne tout particulièrement les terrains ferrugineux, et il croît, de préférence, dans les interstices des roches. On le rencontre rarement dans les argiles et la latérite. Les indigènes attribuent à ses graines des vertus aphrodisiaques[26].
Le Cantacoula est un arbuste qui a de grandes ressemblances, par son port et son fruit, avec l’oranger. Les plus beaux spécimens ne dépassent pas deux mètres à trois mètres cinquante de hauteur et leur tronc à sa partie moyenne n’a pas plus de dix à quinze centimètres de diamètre. Les feuilles qui sont d’un vert pâle rappellent par leur forme celles de l’oranger. Elles sont généralement rares et tombent dès les premières chaleurs. Ses rameaux portent des dards acérés qui peuvent atteindre de quatre à cinq centimètres de longueur. Il fleurit vers la fin de septembre. Ses fleurs blanches ou jaunes sont situées à l’extrémité de petits rameaux et ne tombent guère que quinze ou vingt jours après leur éclosion. Le fruit qui les remplace a absolument la forme d’une orange, et sa couleur, quand il est mûr. Ce fruit possède une coque très épaisse et très résistante dans laquelle sont noyées, au milieu d’une pulpe abondante, trente ou quarante graines de forme discoïde. Cette pulpe excessivement acide est légèrement et agréablement parfumée. Elle est précieuse pour le voyageur pendant les grandes chaleurs, car elle est excessivement rafraîchissante et désaltère celui qui en fait usage. Elle aurait, paraît-il, des vertus astringentes, et les indigènes l’utiliseraient contre certaines diarrhées rebelles. Le Cantacoula croît, de préférence, dans les terrains pauvres en humus et surtout dans les terrains à roches ferrugineuses. Il affectionne tout particulièrement les plateaux rocheux et les versants dénudés des collines. Son fruit arrive à maturité complète à la fin de janvier et dans le courant de février. Il se détache difficilement, et, pour le cueillir, il faut couper le pédoncule à l’extrémité duquel il s’insère. Les indigènes utilisent sa coque pour en faire des tabatières et s’en servent pour fabriquer des récipients dans lesquels ils renferment les grains de cette espèce d’encens, que l’on désigne sous le nom de hammout et sur lequel nous reviendrons plus loin. Dans le premier cas, ils se contentent de percer au niveau du point d’insertion du fruit avec son pédoncule, un trou d’environ un centimètre et demi de diamètre. Par ce trou, ils vident la pulpe et les graines que contient la coque. Ils la laissent exposée au soleil pendant plusieurs jours et la garnissent ensuite de tabac. Le trou est bouché à l’aide d’une petite cheville en bois. Dans le second cas, ils coupent la coque, à peu près aux deux tiers, la débarrassent de sa pulpe et de ses graines, la font sécher au soleil et la remplissent ensuite de hammout[27].
La journée, au campement de Firali-Kô, se passa paisiblement. Vers la fin du jour, arrivèrent deux hommes qui revenaient de Sibikili. Ils me demandèrent à passer la nuit au campement, ce que je leur accordai volontiers. Je leur fis donner en plus à manger, ce qui les remplit d’aise. En revanche, ils m’annoncèrent que j’étais à peine à moitié chemin de Gamon au Niocolo-Koba. J’aurais préféré une autre nouvelle.
De Gamon au campement du Firali-Kô, la route suit, à peu près, une direction générale Est-Sud-Est et la distance qui les sépare est environ de 16 kil. 500.
Aujourd’hui c’est jour de liesse pour les noirs. C’est le premier jour de la lune. Ils l’attendent avec impatience et quand elle paraît, on la salue à coups de fusil. Citons à ce propos une nouvelle pratique religieuse qui leur est commune à tous, aussi bien aux musulmans qu’aux autres. Dès que le mince croissant de l’astre des nuits paraît à l’horizon, on les voit se tourner vers lui. Avec l’index de la main droite ils simulent par gestes la forme de la lune en murmurant quelques paroles et en crachant. Voici l’explication qui m’a été donnée de cette curieuse pratique religieuse. Les noirs ne voient dans la lune qu’un être animé qui peut leur nuire aussi bien que leur faire du bien. C’est pourquoi, quand elle apparaît, ils l’invoquent de la façon que nous venons de décrire afin qu’elle exauce leurs désirs. On ne doit cracher que trois fois seulement en disant cette prière et autant que possible à intervalles égaux. Ceci est encore pour nous une preuve que les religions primitives ne sont à leur origine qu’un culte voué aux grands phénomènes de la nature.
Il a fait pendant toute la journée une température assez supportable, malgré un fort vent d’Est. Vers quatre heures, le soleil s’est un peu voilé. Légère buée à l’horizon. La brise tombe et la température devient lourde et orageuse.
3 janvier 1892. — La nuit s’est passée sans aucun incident. Température assez fraîche. Nuit claire et étoilée. Brise de Nord assez forte. Au réveil, ciel clair et sans nuages. Rosée abondante dans les vallées, nulle sur les plateaux.
Les préparatifs du départ se font rapidement. Personne ne se fait tirer l’oreille pour se lever, et à 4 h. 15 nous pouvons nous mettre en route. La marche est un peu hésitante au début, mais dès que le jour commence à poindre, nous marchons d’une vive allure. A 5 h. 25, nous franchissons le marigot de Oussékiri-Kô, et à 6 h. 15, celui de Oussékiba-Kô, sur les bords duquel nous faisons la halte. A 6 h. 30, nous nous remettons en route, et à 2 kil. 500 du marigot de Oussékiba-Kô, les porteurs qui sont en avant viennent me dire qu’ils ont trouvé une superbe antilope, qui avait été égorgée par un lion, et qu’il dévorait quand ils sont arrivés. Il s’est enfui à leur approche et ils ont pu le voir. C’était, parait-il, un superbe animal. Ils me demandent l’autorisation de dépouiller l’antilope et d’en emporter la viande, ce que je leur permets, me promettant de profiter aussi de cette bonne aubaine. Ils s’y mettent tous, et en une demi-heure, ils ont le temps de faire l’opération et d’ingurgiter chacun un énorme bifteck. Inutile de dire que mes lascars n’étaient pas les derniers à la curée. Cette antilope était très belle et elle était pleine. Avant de partir, les porteurs mangent la viande du fœtus. Le lion avait bondi sur la croupe, où on voyait distinctement les traces de ses puissantes griffes. Il lui avait brisé les reins, et quand mes hommes l’ont dérangé de son repas, il avait commencé à dévorer les filets et une partie du petit. Je prends pour moi une cuisse et ce qui reste des filets, les reliefs du festin du lion, en un mot. A 7 h. 30, nous nous remettons en route. Un quart d’heure après, nous faisons lever une superbe biche et un peu plus loin un troupeau d’une douzaine d’antilopes, qui détalent à notre approche. A huit heures, nous franchissons le marigot de Saramé, et à 8 h. 30, celui de Condouko-Boulo, où nous faisons halte sous de superbes arbres, les seuls, du reste, que nous ayons trouvés pendant l’étape. Caïl-cédrats, fromagers, nétés, n’tabas, télès, croissent d’une façon surprenante dans le petit coin de la vallée du Condouko-Boulo. Leurs dimensions sont énormes, leur feuillage touffu, et c’est à regret que nous quittons ces délicieux ombrages.
A 8 h. 40, nous repartons, et, chemin faisant, nous faisons lever deux autres troupeaux de superbes antilopes et bon nombre de biches et de gazelles. A 9 h. 45, nous traversons enfin, à gué, le Niocolo-Koba, cette jolie petite rivière qui sert de limite au pays de Bondou et au pays de Gamon. A l’endroit où nous l’avons traversée, elle coule sur un lit de petits cailloux ferrugineux. Ses berges sont à pic et il faut descendre de cheval pour les escalader. Son eau est claire, limpide et fraîche. Aussi ne manquâmes-nous pas de nous y désaltérer et de nous y baigner. Nous arrivons enfin, à 10 heures, sur les bords du Sandikoto-Kô, où nous allons camper. Les bords de ce marigot sont très escarpés et en gravissant le bord opposé à celui par lequel nous sommes arrivés, mon cheval s’abat. Fort heureusement, ni lui ni moi ne sommes blessés. J’eusse été fort contrarié qu’il arrivât quelque chose de fâcheux à cette jolie petite bête ; car c’est un brave et bon animal qui me rend de grands services.
Le campement du Sandikoto-Kô est un des plus mauvais que je connaisse. Il faut camper au milieu de la brousse pour avoir un peu d’ombre. En une demi-heure, Almoudo et les porteurs m’ont construit un gourbi assez confortable. Il était temps, car je commençais littéralement à griller au soleil. Tout autour de nous, une brousse sèche. Je recommande bien à tout le monde de bien faire attention au feu, et pour le combattre, je fais débroussailler un large espace de terrain tout autour de mon gourbi et j’exige que mes hommes aient sous la main de longues branches d’arbre munies de leurs feuilles, pour être immédiatement prêts en cas d’alerte. C’est la meilleure façon d’éteindre ces feux de brousse, qui se propagent toujours avec une rapidité surprenante. Il suffit de battre la zone incendiée, pour étouffer rapidement tout commencement de feu et éviter parfois de graves désordres. Malgré mes recommandations, vers trois heures de l’après-midi, un incendie éclate tout à coup, non loin de mon gourbi. Immédiatement les hommes s’arment de leurs branches et se précipitent vers le lieu du sinistre. En quelques minutes, le feu est éteint, mais pas assez vite cependant pour empêcher de brûler plus de trois cents mètres carrés de brousse. Fort heureusement, mon gourbi se trouvait au vent de l’incendie. Sans cela, il eût été infailliblement consumé, ainsi que mes bagages, ce qui eût été pour moi une perte énorme, difficile à combler, là où je me trouvais. Ce qui m’aurait été le plus pénible, c’eût été certainement la perte de mes papiers, de tous mes cahiers où se trouvent consignées les notes que je me suis toujours efforcé de prendre régulièrement et le plus exactement possible depuis plus de six années que je parcours le Sénégal et le Soudan. Je n’eus pas à déplorer ce désastre. Du reste, dès le commencement de l’incendie, Almoudo, sans que j’eus besoin de rien dire, se précipita dans mon gourbi et, s’emparant de ma précieuse cantine, la porta en lieu sûr. Il ne me la rapporta que lorsqu’on se fût bien assuré que tout danger avait disparu. On comprendra aisément, qu’après cela, je pris les dispositions les plus rigoureuses. Je fis éteindre tous les brasiers que les hommes avaient allumés autour de mon gourbi, et je ne les autorisai à n’allumer leurs feux qu’à l’endroit qui venait d’être débroussaillé par l’incendie. C’est là également que je les fis coucher. Malgré cela, je fus loin d’être tranquille, surtout pendant la nuit.
Du campement du Firali-Kô au campement du Sandikoto-Kô, la route suit une direction générale Est-Sud-Est, et la distance qui sépare ces deux points, est environ de 24 kil. 500.
Jusqu’au Condouko-Boulo, cette route ne présente aucune difficulté sérieuse. Elle traverse un pays plat, présentant à peine quelques légères ondulations du terrain. A partir de ce marigot, il en est tout autrement. Il faut d’abord gravir, par une pente raide, le versant Nord-Ouest d’un vaste plateau ferrugineux, semé de roches, qui rendent la route pénible. Pendant trois kilomètres environ, elle longe le versant Sud-Est de ce plateau. De là, on a une vue magnifique. On voit se dérouler devant soi une immense vallée, au milieu de laquelle coule le Niocolo-Koba. On arrive par une pente douce sur les bords de cette rivière, et si ce n’étaient ses bords escarpés, sa traversée n’offrirait aucune difficulté. Il en est de même pour le Sandikoto-Kô.
Au point de vue géologique, on peut dire que, depuis le campement du Firali-Kô jusqu’à celui du Sandikoto Kô, ce n’est qu’une succession de plateaux formés de roches et de conglomérats ferrugineux. Ils sont peu élevés et séparés par de petites vallées dans lesquelles coulent les marigots. Ces vallées sont formées d’argiles, recouvrant un sous-sol ardoisier. La vallée tout entière du Niocolo-Koba est ainsi formée, et sur ses bords, les schistes apparaissent à nu. — Le fond des marigots est formé de vases peu épaisses, reposant sur un sous-sol de quartz et de conglomérats ferrugineux. Au Niocolo-Koba, dont le courant est très rapide, la vase fait absolument défaut. Les berges sont formées d’argiles compactes.
Au point de vue botanique, la végétation est d’une rare pauvreté. Rien sur les plateaux qu’une herbe mince et ténue et quelques végétaux difformes et rachitiques. Dans les vallées, la végétation n’est réellement belle que sur les bords des marigots, où l’on trouve de majestueuses légumineuses, quelques caïl-cédrats et de nombreux échantillons de lianes Saba et Delbi. Les fromagers, n’tabas, baobabs, etc., sont relativement rares. Sur les deux rives des marigots, s’étend une plaine peu large (un kilomètre cinq cents mètres au plus), où croissent des carex et des cypéracées énormes. Le sol de ces plaines est, sur les bords des cours d’eau, absolument défoncé par les éléphants, et les traces de leurs pas forment de véritables fondrières, qu’il faut avoir grand soin d’éviter pendant la marche. Dans tout ce trajet, je n’ai trouvé d’intéressant à signaler que la plante qui donne cette résine, que les indigènes désignent sous le nom de Hammout.
On désigne sous le nom de Hammout, au Soudan français, une sorte de résine, dont l’odeur rappelle celle de l’encens. Elle est donnée par une plante, dont la hauteur ne dépasse que rarement trois mètres et qui croît, de préférence, dans les terrains pauvres. Le diamètre de son tronc est d’environ vingt à vingt-cinq centimètres au maximum et par ses caractères macroscopiques, elle nous a semblé appartenir à la famille des Térébinthacées[28]. Ce végétal est relativement rare au Soudan, on le trouve en petit nombre un peu partout ; mais c’est surtout dans le Ferlo-Baliniama, qu’il est le plus commun. On en trouve également en notable quantité dans cette partie déserte qui se trouve aux environs de Koussan Almamy (Bondou), entre Kéniémalé, Couddi, Hodioliré et le marigot de Anguidiouol, entre Koukoudak et Kounamba, dans le Tiali.
Cette résine s’extrait, annuellement, du commencement de décembre à la fin d’avril. C’est, paraît-il, l’époque pendant laquelle elle est la plus abondante, et où le rendement est le plus avantageux et la qualité meilleure. De plus, comme en cette saison les indigènes ne sont pas retenus chez eux par les travaux des champs, ils peuvent se livrer plus facilement à cette récolte, qui est pour eux la source de quelques profits.
Pour l’extraire, les indigènes pratiquent sur le tronc de la plante, jusqu’aux maîtresses branches, des incisions en nombre variable, huit ou dix au plus. Ces entailles intéressent l’écorce dans toute son épaisseur. La résine qui en découle est peu abondante et il faut attendre six à huit jours avant d’en avoir une petite boule de la grosseur d’une noisette. On procède alors à la récolte. A l’air libre, la résine durcit par le froid et elle prend une consistance telle que pour la détacher il faut se servir d’une tige de fer, spécialement fabriquée pour cela, ou bien des petites hachettes dont les indigènes usent pour défricher leurs lougans. La liqueur qui vient sourdre à l’incision est généralement blanche et limpide, mais en se coagulant elle prend une couleur opaline légèrement teintée en jaune.
En enlevant la petite boule de hammout qui s’est ainsi formée, les noirs ont l’habitude de détacher toujours en même temps la partie de l’écorce du végétal à laquelle elle adhère d’ordinaire si fortement. Revenus au village, le produit de la récolte est mis à chauffer au soleil pendant quelques jours pour le ramollir et afin de le débarrasser de la plus grande partie des détritus végétaux qu’il renferme. Quand il s’est refroidi et durci, il est pilé, de nouveau ramolli à la chaleur solaire et pétri en forme de boules qui sont renfermées dans des coques de fruits de cantacoula, comme nous l’avons dit plus haut.
La résine durcit alors à la fraîcheur, elle adhère fortement aux parois du récipient qui la contient, et pour l’en retirer, il faut se servir de la pointe d’un solide couteau. Cette résine se présente alors sous l’aspect d’une masse noirâtre, au milieu de laquelle se distinguent aisément les fragments d’écorce qui n’ont pu être enlevés. Son odeur est légèrement térébenthinée et sa saveur très aromatique. C’est sous cette forme que l’on trouve le hammout sur les marchés du Soudan.
Il ne faut pas confondre le hammout avec le Tiéoué, qui est une autre variété d’encens, que les dioulas de Fouta-Djallon, où on le récolte surtout, apportent annuellement dans nos comptoirs et sur les marchés de Bakel, Kayes et Médine. Cet encens est, d’après les indigènes, de qualité absolument inférieure. Il est généralement présenté sur les marchés sous forme de grosses boules grisâtres, à cassure terne et citreuse, non transparentes, se ramollissant sous la dent, et contenant une notable quantité d’écorce. Leur odeur est moins térébenthinée que celle du hammout et la saveur est également aromatique. Le végétal d’où il s’extrait habite surtout le Fouta-Diallon. On le trouve également dans cette partie du Bondou qui confine au Tenda et au pays de Badon. Les noirs ne lui attribuent qu’à un faible degré les propriétés bienfaisantes du hammout.
Le hammout est l’objet au Soudan d’un petit commerce qui est assez actif sur les marchés de Kayes, Bakel et Médine. Les traitants de ces comptoirs accaparent presque tout ce qui est apporté et le revendent soit à Saint-Louis, aux Ouolofs, soit aux habitants du Khasso, du Logo, du Natiaga, du Kaarta et du Guidimakha. Mais de tous, ce sont les Ouolofs et les Khassonkés qui en sont les plus avides. Les femmes ouoloves de Saint-Louis le font brûler sur des charbons ardents, dans des espèces de petits fourneaux fabriqués ad hoc. Le hammout, ainsi brûlé, produit une fumée blanchâtre, et dont l’odeur se rapproche un peu de celle de l’encens. Les indigènes s’en servent pour parfumer leurs cases. En outre ils lui attribuent de puissantes vertus curatives. D’après eux, en effet, le hammout serait, pour ainsi dire, une panacée universelle. Sa fumée serait très saine pour la santé. Elle chasserait les miasmes nuisibles, ferait disparaître les maux de tête, guérirait les bronchites et les rhumes de cerveau, et développerait surtout l’intelligence, etc., etc.
Le prix du hammout varie suivant les époques et les régions. Avant la récolte, une boule de moyenne grosseur se vend, à Kayes, de deux à trois francs, mais quand les arrivages commencent à se faire plus nombreux, le prix baisse rapidement. Ainsi, à Bakel, par exemple, il n’est pas rare, à ce moment, de trouver jusqu’à soixante boules pour une pièce de guinée, soit dix à douze francs environ.
A Saint-Louis, le hammout se vend couramment de un franc cinquante centimes à deux francs la boule. Dans le Guidimakha, trois boules coûtent environ deux francs cinquante centimes en mil, et dans le Khasso, à Kouniakary, par exemple, trois boules se vendent environ cinq francs en mil ou étoffes.
Pendant toute la journée que nous passâmes au marigot de Sandikoto-Kô, mes hommes s’occupèrent à faire boucaner la viande de l’antilope que nous avions trouvée égorgée par un lion pendant l’étape du matin. Ils se livrèrent à ce travail jusqu’à une heure assez avancée de la nuit. La viande fut d’abord coupée en lanières de trente centimètres de long sur quatre de largeur et deux d’épaisseur. Puis, ces lanières furent étendues sur un séchoir des plus primitifs et qui se compose uniquement de quatre fourches plantées en terre en forme de carré. Sur ces fourches sont placés deux bambous sur lesquels sont fixées des traverses de même bois, au nombre de dix ou douze. C’est sur ces traverses qu’est installée la viande destinée à être boucanée. Ce séchoir est placé à une hauteur telle que la flamme du feu allumé au-dessous ne puisse pas atteindre la viande et la griller. Quand tout est ainsi disposé, on allume un ardent brasier entre les quatre fourches qui servent de support au séchoir. On l’alimente jusqu’à ce que la viande soit parfaitement desséchée.
Dans les villages, où l’on n’a pas besoin de se hâter de faire cette besogne, les lanières sont disposées sur le toit des cases, et la chaleur suffit pour boucaner la viande. Toutefois, on ne peut guère procéder ainsi que pendant la saison sèche, alors que soufflent les vents brûlants d’Est et de Nord-Est. Pendant l’hivernage, quand les vents humides du Sud et du Sud-Ouest se font sentir, il n’est pas possible de procéder ainsi, car la viande est pourrie avant d’être boucanée. Chaque soir, il faut avoir grand soin de rentrer les lanières dans les cases, pour les mettre à l’abri de l’humidité, et de ne les exposer au soleil que lorsque toute humidité de la nuit a complètement disparu.
La viande ainsi préparée peut se conserver indéfiniment. Il se forme à l’extérieur une sorte de croûte épaisse, d’un demi-centimètre, cornée, pour ainsi dire, qui protège le reste de la viande. Il faut avoir soin de l’enlever quand on veut préparer le couscouss. C’est un mets très précieux pour les voyageurs et qui n’est pas à dédaigner même pour des palais européens. Pendant les différents séjours que nous avons faits au Soudan, nous nous sommes parfois estimé très heureux d’en avoir à notre disposition. La viande boucanée au soleil est meilleure que celle qui l’a été au feu. Cette dernière, en effet, sent toujours un peu la fumée, quel que soit le soin que les noirs apportent à bien entretenir le brasier.
4 janvier 1892. — La nuit a été excessivement froide. Ciel clair et étoilé. Brise de Nord, absolument glaciale. A trois heures du matin, je constate la température la plus basse que j’ai observée depuis le commencement de mon voyage, sept degrés centigrades, trois dixièmes. Au réveil, le ciel est clair. Forte brise de Nord. Rosée abondante. Température excessivement froide. Le soleil se lève brillant. La nuit s’est heureusement passée. Pas le moindre incident. Je n’ai cependant pas pu fermer l’œil, tant je redoutais à chaque instant de voir éclater un incendie. Les précautions prises hier soir furent inutiles, tout se passa à merveille et nous n’eûmes pas l’alerte qui m’avait tant effrayé dans l’après-midi. Nous avons mille peines à rassembler les porteurs. Ces pauvres diables sont littéralement gelés et se chauffent autour des feux. C’est qu’ils sont tous sommairement vêtus.
Rien de curieux à voir comme un campement de caravane noire pendant la nuit. Les ânes, s’il y en a, sont entravés des pattes de devant seulement et peuvent circuler librement dans tout le camp. Les bagages sont ou bien mis au tas, ou bien, ce qui est le plus fréquent, chaque porteur couche auprès de son colis. Les ballots de guinées, sont, de préférence, placés sur une branche d’arbre, étayés avec le bâton de route ou la lance du propriétaire. Ces précautions sont prises pour les préserver de l’humidité du sol et des termites. Quant aux hommes, leur campement est bientôt établi. Pendant les nuits chaudes, une simple couche de feuilles fraîches leur sert de lit. Pendant les nuits froides, au contraire, c’est de la paille sèche, sur laquelle ils s’étendent ; mais auparavant on allume de grands feux que l’on entretient toute la nuit, et c’est autour de ces brasiers ardents que s’installent les dormeurs, si près que l’on se demande comment ils y peuvent résister et comment leurs vêtements ne sont pas brûlés. Les plus prévoyants et les sybarites couchent sur des nattes qu’ils ont eu soin d’emporter. Il en est même qui, pendant la saison chaude, installent des moustiquaires au-dessus de leur lit, précaution souvent utile, surtout lorsque le campement est établi sur les bords d’un marigot.
A quatre heures quinze minutes enfin, nous pouvons nous mettre en route et, dès le départ, mes hommes marchent d’un bon pas, sans doute pour se réchauffer. La route du campement du Sandikoto-Kô à Sibikili a été relativement mouvementée. A cinq heures dix minutes, nous traversons le marigot de Diala-Kô, joli petit cours d’eau, dont les bords sont relativement boisés et où nous remarquons de beaux échantillons de caïl-cédrats, auxquels, du reste, il doit son nom. Caïl-cédrat se dit, en effet, « Diala », en Malinké. A 5 h. 45, nous faisons la halte un peu plus loin. Je n’ai pas plus tôt ordonné de s’arrêter, qu’immédiatement les porteurs mettent bas leurs charges et vont ramasser du bois sec des deux côtés de la route. De grands feux sont allumés et nous nous mettons tous à nous chauffer sérieusement, et aussi à nous sécher, car la rosée nous a absolument tous inondés. Pendant un quart d’heure, je reste avec plaisir devant un énorme brasier et, quand je vois que tout le monde est à peu près réchauffé, je donne l’ordre de se remettre en route.
Il n’y avait pas cinq minutes que nous marchions, quand notre guide déposa tout à coup son léger bagage et s’élança dans la brousse avec son fusil, sur le côté droit de la route. Il venait d’apercevoir à peu de distance de l’endroit où nous nous trouvions, un énorme bœuf sauvage, qui paissait tranquillement l’herbe fraîche. Il s’approcha en rampant à environ trente mètres de l’animal. Celui-ci le regardait tranquillement venir, levant de temps en temps la tête et ne montrant aucun signe d’inquiétude. Notre homme l’ajusta longuement et tira. De la route, nous vîmes l’énorme bête faiblir et s’abattre. Immédiatement, tous les porteurs posèrent leur charge, et, avec mon autorisation, s’élancèrent dans la direction de notre adroit chasseur. A leur approche, le bœuf se releva et, au lieu de les charger, comme c’est l’habitude de ces sortes d’animaux, il essaya de s’enfuir. Nous le vîmes se redresser péniblement et, traînant la patte droite de derrière, gagner en boîtant, un petit bouquet de bois, situé à peu de distance. Toute ma caravane en débandade l’y suivit et l’y cerna. Immédiatement commença une fusillade désordonnée et je me demande encore comment il se fit qu’aucun d’eux ne fut touché par la balle de son voisin. Pas un projectile ne toucha la bête tant que dura ce désordre. Il fallut que notre guide, chasseur de son métier, rechargeât son fusil et, par un coup bien ajusté, jetât l’animal à bas. Se précipitant alors sur lui, il lui coupa les deux jarrets avec son sabre et notre bœuf, expirant, fut alors tout simplement égorgé, comme un vulgaire bœuf domestique.
C’était un mâle énorme. C’est cet animal que les uns désignent sous le nom de « vache brune » et que les autres appellent : « Lour ». Sa peau est d’un noir grisâtre et bien plus épaisse que celle du bœuf domestique. Les poils y sont relativement rares et excessivement rudes. Sur le dos existe une sorte de crinière assez bien fournie, s’étendant de la tête à la queue et dont les poils ont environ douze à quinze centimètres de longueur. La peau est de plus excessivement luisante. La queue est courte, se terminant par une touffe de poils assez épaisse. Les jambes très fortes sont relativement bien plus courtes que celles du bœuf domestique. La tête est énorme et la mâchoire inférieure déborde un peu en avant la mâchoire supérieure, ce qui donne à l’animal la physionomie féroce du bouledogue. Mais c’est au front que siège ce que la bête présente au point de vue anatomique de plus curieux. Les cornes sont noires, brillantes, courtes, larges et fortes, à légère convexité externe. Le frontal dont elles font partie absolument intégrante, est excessivement large et épais. Tandis que chez le bœuf ordinaire, il est recouvert de peau et de poils, chez le bœuf sauvage, il est complètement à nu et très noir. Il est d’un noir terne, tandis que les cornes sont d’un noir très brillant. Les Malinkés appellent cet animal « Segui ». Sa chair est délicieuse et les indigènes en sont excessivement friands. Il ne se nourrit, pour ainsi dire, que d’herbes tendres et de jeunes pousses d’arbres.
Comme il est très sauvage, sa chasse présente les plus grands dangers ; car, lorsqu’il est atteint, il charge immédiatement le chasseur. Il faut, pour l’avoir, le blesser grièvement du premier coup. Aussi les noirs le tirent-ils presque toujours, soit dans les pattes, soit au défaut des épaules. Il court très vite et peut rattraper aisément un cheval lancé à fond de train.
La balle de notre chasseur lui avait fracassé l’articulation de la cuisse droite. Il avait été déjà blessé et portait au flanc droit la cicatrice d’une balle antérieurement reçue.
Dès que l’animal fut mort, tout le monde s’approcha pour le toucher, le palper. Je fis comme les autres et avec grande curiosité, car c’était le premier que je pouvais voir d’aussi près. Notre chasseur lui coupa aussitôt le bout de la queue sur une longueur d’environ 15 centimètres. C’est là, nous l’avons déjà dit, un trophée auquel, chez tous les peuples du Soudan, les chasseurs tiennent énormément. Ils le pendent généralement à leurs ceintures. Il était absolument impossible de dépecer le bœuf sur place, car cela nous aurait trop retardé, et il nous eût été difficile d’emporter avec nos bagages l’énorme quantité de viande que l’animal ne manquerait pas de donner. Il fut donc décidé que, pour le moment, on abandonnerait là la bête, et que, dès notre arrivée à Sibikili, on enverrait des hommes du village pour le dépecer et en rapporter les morceaux. Mais une caravane de dioulas quelconque pouvait passer par là et s’approprier le produit de notre chasse. Aussi, pour qu’on ne vint pas les voler, mes hommes mirent-ils sur le corps du bœuf un peu de paille sèche, un caillou sur le cou, puis prononcèrent à voix basse des paroles dont je ne pus connaître le sens, marmottèrent des invocations, firent enfin mille pratiques les plus étranges les unes que les autres. Quand j’en demandai l’explication à notre chasseur, il me répondit gravement que maintenant il pouvait passer auprès de sa chasse n’importe qui, il ne la verrait pas et que seuls pourraient la retrouver ceux auxquels il le dirait et auxquels il aurait appris les paroles mystérieuses qu’il fallait prononcer pour cela. Malgré cela, je voyais manifestement qu’il n’était pas tranquille. Aussi je lui dis que tout ce qu’il venait de faire pouvait être très bon, mais que ce qui serait le meilleur et le plus sûr, ce serait de commettre à la garde de la bête un des hommes de Gamon qui nous accompagnaient et qui ne portait rien. Il reviendrait avec les hommes de Sibikili. Chose qui fut faite.