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De l'Allemagne; t. 2

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TROISIÈME PARTIE
LA PHILOSOPHIE ET LA MORALE.

CHAPITRE PREMIER
De la Philosophie.

On a voulu jeter, depuis quelque temps, une grande défaveur sur le mot de philosophie. Il en est ainsi de tous ceux dont l’acception est très étendue ; ils sont l’objet des bénédictions ou des malédictions de l’espèce humaine, suivant qu’on les emploie à des époques heureuses ou malheureuses ; mais, malgré les injures et les louanges accidentelles des individus et des nations, la philosophie, la liberté, la religion ne changent jamais de valeur. L’homme a maudit le soleil, l’amour et la vie ; il a souffert, il s’est senti consumé par ces flambeaux de la nature ; mais voudrait-il pour cela les éteindre ?

Tout ce qui tend à comprimer nos facultés est toujours une doctrine avilissante, il faut les diriger vers le but sublime de l’existence, le perfectionnement moral ; mais ce n’est point par le suicide partiel de telle ou telle puissance de notre être que nous nous rendrons capables de nous élever vers ce but ; nous n’avons pas trop de tous nos moyens pour nous en rapprocher ; et si le ciel avait accordé à l’homme plus de génie, il en aurait d’autant plus de vertu.

Parmi les différentes branches de la philosophie, celle qui a particulièrement occupé les Allemands, c’est la métaphysique. Les objets qu’elle embrasse peuvent être divisés en trois classes. La première se rapporte au mystère de la création, c’est-à-dire à l’infini en toutes choses, la seconde à la formation des idées dans l’esprit humain, et la troisième à l’exercice de nos facultés, sans remonter à leur source.

La première de ces études, celle qui s’attache à connaître le secret de l’univers, a été cultivée chez les Grecs comme elle l’est maintenant chez les Allemands. On ne peut nier qu’une telle recherche, quelque sublime qu’elle soit dans son principe, ne nous fasse sentir à chaque pas notre impuissance, et le découragement suit les efforts qui ne peuvent atteindre à un résultat. L’utilité de la troisième classe des observations métaphysiques, celle qui se renferme dans la connaissance des actes de notre entendement, ne saurait être contestée ; mais cette utilité se borne aux cercles des expériences journalières. Les méditations philosophiques de la seconde classe, celles qui se dirigent sur la nature de notre âme et sur l’origine de nos idées, me paraissent de toutes les plus intéressantes. Il n’est pas probable que nous puissions jamais connaître les vérités éternelles qui expliquent l’existence de ce monde : le désir que nous en éprouvons est au nombre des nobles pensées qui nous attirent vers une autre vie ; mais ce n’est pas pour rien que la faculté de nous examiner nous-mêmes nous a été donnée. Sans doute, c’est déjà se servir de cette faculté que d’observer la marche de notre esprit, tel qu’il est ; toutefois en s’élevant plus haut, en cherchant à savoir si cet esprit agit spontanément, ou s’il ne peut penser que provoqué par les objets extérieurs, nous aurons des lumières de plus sur le libre arbitre de l’homme, et par conséquent sur le vice et la vertu.

Une foule de questions morales et religieuses dépendent de la manière dont on considère l’origine de la formation de nos idées. C’est surtout la diversité des systèmes à cet égard qui sépare les philosophes allemands des philosophes français. Il est aisé de concevoir que si la différence est à la source, elle doit se manifester dans tout ce qui en dérive ; il est donc impossible de faire connaître l’Allemagne, sans indiquer la marche de la philosophie, qui depuis Leibnitz jusqu’à nos jours n’a cessé d’exercer un si grand empire sur la république des lettres.

Il y a deux manières d’envisager la métaphysique de l’entendement humain, ou dans sa théorie, ou dans ses résultats. L’examen de la théorie exige une capacité qui m’est étrangère ; mais il est facile d’observer l’influence qu’exerce telle ou telle opinion métaphysique sur le développement de l’esprit et de l’âme. L’Évangile nous dit qu’il faut juger les prophètes par leurs œuvres : cette maxime peut aussi nous guider entre les différentes philosophies ; car tout ce qui tend à l’immortalité n’est jamais qu’un sophisme. Cette vie n’a quelque prix que si elle sert à l’éducation religieuse de notre cœur, que si elle nous prépare à une destinée plus haute, par le choix libre de la vertu sur la terre. La métaphysique, les institutions sociales, les arts, les sciences, tout doit être apprécié d’après le perfectionnement moral de l’homme ; c’est la pierre de touche qui est donnée à l’ignorant comme au savant. Car, si la connaissance des moyens n’appartient qu’aux initiés, les résultats sont à la portée de tout le monde.

Il faut avoir l’habitude de la méthode de raisonnement dont on se sert en géométrie, pour bien comprendre la métaphysique. Dans cette science, comme dans celle du calcul, le moindre chaînon sauté détruit toute la liaison qui conduit à l’évidence. Les raisonnements métaphysiques sont plus abstraits et non moins précis que ceux des mathématiques, et cependant leur objet est vague. L’on a besoin de réunir en métaphysique les deux facultés les plus opposées, l’imagination et le calcul : c’est un nuage qu’il faut mesurer avec la même exactitude qu’un terrain, et nulle étude n’exige une aussi grande intensité d’intention ; néanmoins dans les questions les plus hautes il y a toujours un point de vue à la portée de tout le monde, et c’est celui-là que je me propose de saisir et de présenter.

Je demandais un jour à Fichte, l’une des plus fortes têtes pensantes de l’Allemagne, s’il ne pouvait pas me dire sa morale, plutôt que sa métaphysique ? — L’une dépend de l’autre, me répondit-il. — Et ce mot était plein de profondeur : il renferme tous les motifs de l’intérêt qu’on peut prendre à la philosophie.

On s’est accoutumé à la considérer comme destructive de toutes les croyances du cœur ; elle serait alors la véritable ennemie de l’homme ; mais il n’en est point ainsi de la doctrine de Platon, ni de celle des Allemands ; ils regardent le sentiment comme un fait, comme le fait primitif de l’âme, et la raison philosophique comme destinée seulement à rechercher la signification de ce fait.

L’énigme de l’univers a été l’objet des méditations perdues d’un grand nombre d’hommes, dignes aussi d’admiration, puisqu’ils se sentaient appelés à quelque chose de mieux que ce monde. Les esprits d’une haute lignée errent sans cesse autour de l’abîme des pensées sans fin ; mais néanmoins il faut s’en détourner, car l’esprit se fatigue en vain dans ces efforts pour escalader le ciel.

L’origine de la pensée a occupé tous les véritables philosophes. Y a-t-il deux natures dans l’homme ? S’il n’y en a qu’une, est-ce l’âme ou la matière ? S’il y en a deux, les idées viennent-elles par les sens, ou naissent-elles dans notre âme, ou bien sont-elles un mélange de l’action des objets extérieurs sur nous et des facultés intérieures que nous possédons ?

A ces trois questions, qui ont divisé de tout temps le monde philosophique, est attaché l’examen qui touche le plus immédiatement à la vertu : savoir si la fatalité ou le libre arbitre décide des résolutions des hommes.

Chez les anciens, la fatalité venait de la volonté des dieux ; chez les modernes, on l’attribue au cours des choses. La fatalité, chez les anciens, faisait ressortir le libre arbitre, car la volonté de l’homme luttait contre l’événement, et la résistance morale était invincible ; le fatalisme des modernes, au contraire, détruit nécessairement la croyance au libre arbitre ; si les circonstances nous créent ce que nous sommes, nous ne pouvons pas nous opposer à leur ascendant ; si les objets extérieurs sont la cause de tout ce qui se passe dans notre âme, quelle pensée indépendante nous affranchirait de leur influence ? La fatalité qui descendait du ciel remplissait l’âme d’une sainte terreur, tandis que celle qui nous lie à la terre ne fait que nous dégrader. A quoi bon toutes ces questions, dira-t-on ? A quoi bon ce qui n’est pas cela ? pourrait-on répondre. Car qu’y a-t-il de plus important pour l’homme, que de savoir s’il a vraiment la responsabilité de ses actions, et dans quel rapport est la puissance de la volonté avec l’empire des circonstances sur elle ? Que serait la conscience, si nos habitudes seules l’avaient fait naître, si elle n’était rien que le produit des couleurs, des sons, des parfums, enfin des circonstances de tout genre dont nous aurions été environnés pendant notre enfance ?

La métaphysique, qui s’applique à découvrir quelle est la source de nos idées, influe puissamment par ses conséquences sur la nature et la force de notre volonté ; cette métaphysique est à la fois la plus haute et la plus nécessaire de nos connaissances, et les partisans de l’utilité suprême, de l’utilité morale, ne peuvent la dédaigner.

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