De l'Allemagne; t. 2
CHAPITRE XIV
Du principe de la morale, dans la nouvelle philosophie
allemande.
La philosophie idéaliste tend par sa nature à réfuter la morale fondée sur l’intérêt particulier ou national ; elle n’admet point que le bonheur temporel soit le but de notre existence, et, ramenant tout à la vie de l’âme, c’est à l’exercice de la volonté et de la vertu qu’elle rapporte nos actions et nos pensées. Les ouvrages que Kant a écrits sur la morale ont une réputation au moins égale à ceux qu’il a composés sur la métaphysique.
Deux penchants distincts, dit-il, se manifestent dans l’homme : l’intérêt personnel, qui lui vient de l’attrait des sensations, et la justice universelle, qui tient à ses rapports avec le genre humain et la Divinité ; entre ces deux mouvements la conscience décide ; elle est comme Minerve, qui faisait pencher la balance lorsque les voix étaient partagées dans l’aréopage. Les opinions les plus opposées n’ont-elles pas des faits pour appui ? Le pour et le contre ne seraient-ils pas également vrais, si la conscience ne portait pas en elle la suprême certitude ?
L’homme placé entre des arguments visibles et presque égaux, que lui adressent en faveur du bien et du mal les circonstances de la vie, l’homme a reçu du ciel, pour se décider, le sentiment du devoir. Kant cherche à démontrer que ce sentiment est la condition nécessaire de notre être moral, la vérité qui a précédé toutes celles dont on acquiert la connaissance par la vie. Peut-on nier que la conscience n’ait bien plus de dignité quand on la croit une puissance innée, que quand on voit en elle une faculté acquise, comme toutes les autres, par l’expérience et l’habitude ? et c’est en cela surtout que la métaphysique idéaliste exerce une grande influence sur la conduite morale de l’homme : elle attribue la même force primitive à la notion du devoir qu’à celle de l’espace et du temps, et les considérant toutes deux comme inhérentes à notre nature, elle n’admet pas plus de doute sur l’une que sur l’autre.
Toute estime pour soi-même et pour les autres doit être fondée sur les rapports qui existent entre les actions et la loi du devoir ; cette loi ne tient en rien au besoin du bonheur ; au contraire, elle est souvent appelée à le combattre. Kant va plus loin encore ; il affirme que le premier effet du pouvoir de la vertu est de causer une noble peine par les sacrifices qu’elle exige.
La destination de l’homme sur cette terre n’est pas le bonheur, mais le perfectionnement. C’est en vain que, par un jeu puéril, on dirait que le perfectionnement est le bonheur ; nous sentons clairement la différence qui existe entre les jouissances et les sacrifices ; et si le langage voulait adopter les mêmes termes pour des idées si peu semblables, le jugement naturel ne s’y laisserait pas tromper.
On a beaucoup dit que la nature humaine tendait au bonheur : c’est là son instinct involontaire ; mais son instinct réfléchi, c’est la vertu. En donnant à l’homme très peu d’influence sur son propre bonheur, et des moyens sans nombre de se perfectionner, l’intention du Créateur n’a pas été sans doute que l’objet de notre vie fût un but presque impossible. — Consacrez toutes vos forces à vous rendre heureux, modérez votre caractère, si vous le pouvez, de manière que vous n’éprouviez pas ces vagues désirs auxquels rien ne peut suffire ; et, malgré toute cette sage combinaison de l’égoïsme, vous serez malade, vous serez ruiné, vous serez emprisonné, et tout l’édifice de vos soins pour vous-même sera renversé.
L’on répond à cela : — Je serai si circonspect que je n’aurai point d’ennemis. — Soit, vous n’aurez point à vous reprocher de généreuses imprudences ; mais on a vu quelquefois les moins courageux persécutés. — Je ménagerai si bien ma fortune, que je la conserverai. — Je le crois ; mais il y a des désastres universels, qui n’épargnent pas même ceux qui ont eu pour principe de ne jamais s’exposer pour les autres, et la maladie et les accidents de toute espèce disposent de notre sort malgré nous. Comment donc le but de notre liberté morale serait-il le bonheur de cette courte vie, que le hasard, la souffrance, la vieillesse et la mort mettent hors de notre puissance ? Il n’en est pas de même du perfectionnement ; chaque jour, chaque heure, chaque minute peut y contribuer ; tous les événements heureux et malheureux y servent également, et cette œuvre dépend en entier de nous, quelle que soit notre situation sur la terre.
La morale de Kant et de Fichte est très analogue à celle des stoïciens ; cependant, les stoïciens accordaient davantage à l’empire des qualités naturelles ; l’orgueil romain se retrouve dans leur manière de juger l’homme. Les Kantiens croient à l’action nécessaire et continuelle de la volonté contre les mauvais penchants. Ils ne tolèrent point les exceptions dans l’obéissance au devoir, et rejettent toutes les excuses qui pourraient les motiver.
L’opinion de Kant sur la véracité en est un exemple ; il la considère avec raison comme la base de toute morale. Quand le fils de Dieu s’est appelé le Verbe, ou la Parole, peut-être voulait-il honorer ainsi dans le langage l’admirable faculté de révéler ce qu’on pense. Kant a porté le respect pour la vérité jusqu’au point de ne pas permettre qu’on la trahît, lors même qu’un scélérat viendrait vous demander si votre ami qu’il poursuit est caché dans votre maison. Il prétend qu’il ne faut jamais se permettre dans aucune circonstance particulière ce qui ne saurait être admis comme loi générale ; mais, dans cette occasion, il oublie qu’on pourrait faire une loi générale de ne sacrifier la vérité qu’à une autre vertu ; car, dès que l’intérêt personnel est écarté d’une question, les sophismes ne sont plus à craindre, et la conscience prononce sur toutes choses avec équité.
La théorie de Kant, en morale, est sévère et quelquefois sèche, parce qu’elle exclut la sensibilité. Il la regarde comme un reflet des sensations, et comme devant conduire aux passions, dans lesquelles il entre toujours de l’égoïsme ; c’est à cause de cela qu’il n’admet pas cette sensibilité pour guide, et qu’il place la morale sous la sauvegarde de principes immuables. Il n’est rien de plus sévère que cette doctrine ; mais il y a une sévérité qui attendrit, alors même que les mouvements du cœur lui sont suspects, et qu’elle essaie de les bannir tous : quelque vigoureux que soit un moraliste, quand c’est à la conscience qu’il s’adresse, il est sûr de nous émouvoir. Celui qui dit à l’homme : — Trouvez tout en vous-même, — fait toujours naître dans l’âme quelque chose de grand qui tient encore à la sensibilité même dont il exige le sacrifice. Il faut distinguer, en étudiant la philosophie de Kant, le sentiment de la sensibilité ; il admet l’un comme juge des vérités philosophiques ; il considère l’autre comme devant être soumise à la conscience. Le sentiment et la conscience sont employés dans ses écrits comme des termes presque synonymes ; mais la sensibilité se rapproche davantage de la sphère des émotions, et par conséquent des passions qu’elles font naître.
On ne saurait se lasser d’admirer les écrits de Kant, dans lesquels la suprême loi du devoir est consacrée ; quelle chaleur vraie, quelle éloquence animée, dans un sujet où d’ordinaire il ne s’agit que de réprimer ! On se sent pénétré d’un profond respect pour l’austérité d’un vieillard philosophe, constamment soumis à cet invincible pouvoir de la vertu, sans autre empire que la conscience, sans autres armes que les remords, sans autres trésors à distribuer que les jouissances intérieures de l’âme ; jouissances dont on ne peut même donner l’espoir pour motif, puisqu’on ne les comprend qu’après les avoir éprouvées.
Parmi les philosophes allemands, des hommes non moins vertueux que Kant, et qui se rapprochent davantage de la religion par leurs penchants, ont attribué au sentiment religieux l’origine de la loi morale. Ce sentiment ne saurait être de la nature de ceux qui peuvent devenir une passion. Sénèque en a dépeint le calme et la profondeur, quand il a dit : Dans le sein de l’homme vertueux, je ne sais quel dieu, mais il habite un dieu.
Kant a prétendu que c’était altérer la pureté désintéressée de la morale, que de donner pour but à nos actions la perspective d’une vie future ; plusieurs écrivains allemands l’ont parfaitement réfuté à cet égard ; en effet, l’immortalité céleste n’a nul rapport avec les peines et les récompenses que l’on conçoit sur cette terre ; le sentiment qui nous fait aspirer à l’immortalité est aussi désintéressé que celui qui nous ferait trouver notre bonheur dans le dévouement à celui des autres ; car les prémices de la félicité religieuse, c’est le sacrifice de nous-mêmes ; ainsi donc elle écarte nécessairement toute espèce d’égoïsme.
Quelque effort qu’on fasse, il faut en revenir à reconnaître que la religion est le véritable fondement de la morale ; c’est l’objet sensible et réel au dedans de nous, qui peut seul détourner nos regards des objets extérieurs. Si la piété ne causait pas des émotions sublimes, qui sacrifierait même des plaisirs, quelque vulgaires qu’ils fussent, à la froide dignité de la raison ? Il faut commencer l’histoire intime de l’homme par la religion ou par la sensation, car il n’y a de vivant que l’une ou l’autre. La morale fondée sur l’intérêt personnel serait aussi évidente qu’une vérité mathématique, qu’elle n’en exercerait pas plus d’empire sur les passions, qui foulent aux pieds tous les calculs ; il n’y a qu’un sentiment qui puisse triompher d’un sentiment, la nature violente ne saurait être dominée que par la nature exaltée. Le raisonnement, dans de pareils cas, ressemble au maître d’école de La Fontaine ; personne ne l’écoute, et tout le monde crie au secours.
Jacobi, comme je le montrerai dans l’analyse de ses ouvrages, a combattu les arguments dont Kant se sert pour ne pas admettre le sentiment religieux comme base de la morale. Il croit, au contraire, que la Divinité se révèle à chaque homme en particulier, comme elle s’est révélée au genre humain, lorsque les prières et les œuvres ont préparé le cœur à la comprendre. Un autre philosophe affirme que l’immortalité commence déjà sur cette terre, pour celui qui désire et qui sent en lui-même le goût des choses éternelles ; un autre, que la nature fait entendre la volonté de Dieu à l’homme, et qu’il y a dans l’univers une voix gémissante et captive, qui l’invite à délivrer le monde et lui-même, en combattant le principe du mal sous toutes ses apparences funestes. Ces divers systèmes tiennent à l’imagination de chaque écrivain, et sont adoptés par ceux qui sympathisent avec lui ; mais la direction générale de ces opinions est toujours la même : affranchir l’âme de l’influence des objets extérieurs, placer l’empire de nous en nous-mêmes, et donner à cet empire le devoir pour loi, et pour espérance une autre vie.
Sans doute, les vrais chrétiens ont enseigné de tout temps la même doctrine : mais ce qui distingue la nouvelle école allemande, c’est de réunir à tous ces sentiments dont on voulait faire le partage des simples et des ignorants, la plus haute philosophie et les connaissances les plus positives. Le siècle orgueilleux était venu nous dire que le raisonnement et les sciences détruisaient toutes les perspectives de l’imagination, toutes les terreurs de la conscience, toutes les croyances du cœur, et l’on rougissait de la moitié de son être déclarée faible et presque insensée ; mais ils sont arrivés ces hommes qui, à force de penser, ont trouvé la théorie de toutes les impressions naturelles ; et, loin de vouloir les étouffer, ils nous ont fait découvrir la noble source dont elles sortent. Les moralistes allemands ont relevé le sentiment et l’enthousiasme des dédains d’une raison tyrannique qui comptait comme richesse tout ce qu’elle avait anéanti, et mettait sur le lit de Procruste l’homme et la nature, afin d’en retrancher ce que la philosophie matérialiste ne pouvait comprendre !