De l'Allemagne; t. 2
CHAPITRE VII
Des Philosophes les plus célèbres de l’Allemagne,
avant et après Kant.
L’esprit philosophique, par sa nature, ne saurait être généralement répandu dans aucun pays. Cependant il y a en Allemagne une telle tendance vers la réflexion, que la nation allemande peut être considérée comme la nation métaphysique par excellence. Elle renferme tant d’hommes en état de comprendre les questions les plus abstraites, que le public même y prend intérêt aux arguments employés dans ce genre de discussions.
Chaque homme d’esprit a sa manière de voir à lui, sur les questions philosophiques. Les écrivains du second et du troisième ordre en Allemagne, ont encore des connaissances assez approfondies pour être chefs ailleurs. Les rivaux se haïssent dans ce pays comme dans tout autre, mais aucun n’oserait se présenter au combat, sans avoir prouvé, par des études solides, l’amour sincère de la science dont il s’occupe. Il ne suffit pas d’aimer le succès, il faut le mériter pour être admis seulement à concourir. Les Allemands, si indulgents quand il s’agit de ce qui peut manquer à la forme d’un ouvrage, sont impitoyables sur sa valeur réelle, et quand ils aperçoivent quelque chose de superficiel dans l’esprit, dans l’âme, ou dans le savoir d’un écrivain, ils tâchent d’emprunter la plaisanterie française elle-même, pour tourner en ridicule ce qui est frivole.
Je me suis proposé de donner dans ce chapitre un aperçu rapide des principales opinions des philosophes célèbres avant et après Kant ; on ne pourrait pas bien juger la marche qu’ont suivie ses successeurs, si l’on ne retournait pas en arrière, pour se représenter l’état des esprits au moment où la doctrine Kantienne se répandit en Allemagne : elle combattait à la fois le système de Locke, comme tendant au matérialisme, et l’école de Leibnitz, comme ayant tout réduit à l’abstraction.
Les pensées de Leibnitz étaient hautes, mais ses disciples, Wolf à leur tête, les commentèrent avec des formes logiques et métaphysiques. Leibnitz avait dit que les notions qui nous viennent par les sens sont confuses, et que celles qui appartiennent aux perceptions immédiates de l’âme sont les seules claires : sans doute il voulait indiquer par là que les vérités invisibles sont plus certaines et plus en harmonie avec notre être moral, que tout ce que nous apprenons par le témoignage des sens. Wolf et ses disciples en tirèrent pour conséquence qu’il fallait réduire en idées abstraites tout ce qui peut occuper notre esprit. Kant reporta l’intérêt et la chaleur dans cet idéalisme sans vie ; il fit à l’expérience une juste part, comme aux facultés innées, et l’art avec lequel il appliqua sa théorie à tout ce qui intéresse les hommes, à la morale, à la poésie et aux beaux-arts, en étendit l’influence.
Trois hommes principaux, Lessing, Hemsterhuis et Jacobi, précédèrent Kant dans la carrière philosophique. Ils n’avaient point une école, puisqu’ils ne fondaient pas un système ; mais ils commencèrent l’attaque contre la doctrine des matérialistes. Lessing est celui des trois dont les opinions à cet égard étaient les moins décidées ; toutefois il avait trop d’étendue dans l’esprit pour se renfermer dans le cercle borné qu’on peut se tracer si facilement, en renonçant aux vérités les plus hautes. La toute-puissance polémique de Lessing réveillait le doute sur les questions les plus importantes, et portait à faire de nouvelles recherches en tout genre. Lessing lui-même ne peut être considéré ni comme matérialiste, ni comme idéaliste ; mais le besoin d’examiner et d’étudier pour connaître était le mobile de son existence. « Si le Tout-Puissant, disait-il, tenait dans une main la vérité, et dans l’autre la recherche de la vérité, c’est la recherche que je lui demanderais par préférence ».
Lessing n’était point orthodoxe en religion. Le christianisme ne lui était point nécessaire comme sentiment, et toutefois il savait l’admirer philosophiquement. Il comprenait ses rapports avec le cœur humain, et c’est toujours d’un point de vue universel qu’il considère toutes les opinions. Rien d’intolérant, rien d’exclusif ne se trouve dans ses écrits. Quand on se place au centre des idées, on a toujours de la bonne foi, de la profondeur et de l’étendue. Ce qui est injuste, vaniteux et borné, vient du besoin de tout rapporter à quelques aperçus partiels qu’on s’est appropriés, et dont on se fait un objet d’amour-propre.
Lessing exprime avec un style tranchant et positif des opinions pleines de chaleur. Hemsterhuis, philosophe hollandais, fut le premier qui, au milieu du dix-huitième siècle, indiqua dans ses écrits la plupart des idées généreuses sur lesquelles la nouvelle école allemande est fondée. Ses ouvrages sont aussi très remarquables par le contraste qui existe entre le caractère de son style et les pensées qu’il énonce. Lessing est enthousiaste avec des formes ironiques, Hemsterhuis avec un langage mathématicien. On ne trouve guère que parmi les nations germaniques le phénomène de ces écrivains qui consacrent la métaphysique la plus abstraite à la défense des systèmes les plus exaltés, et qui cachent une imagination vive sous une logique austère.
Les hommes qui se mettent toujours en garde contre l’imagination qu’ils n’ont pas, se confient plus volontiers aux écrivains qui bannissent des discussions philosophiques le talent et la sensibilité, comme s’il n’était pas au moins aussi facile de déraisonner sur de tels sujets avec des syllogismes qu’avec de l’éloquence. Car le syllogisme, posant toujours pour base qu’une chose est ou n’est pas, réduit dans chaque circonstance à une simple alternative la foule immense de nos impressions, tandis que l’éloquence en embrasse l’ensemble. Néanmoins, quoique Hemsterhuis ait trop souvent exprimé les vérités philosophiques avec des formes algébriques, un sentiment moral, un pur amour du beau se fait admirer dans ses écrits ; il a senti, l’un des premiers, l’union qui existe entre l’idéalisme, ou, pour mieux dire, le libre arbitre de l’homme et la morale stoïque, et c’est sous ce rapport surtout que la nouvelle doctrine des Allemands acquiert une grande importance.
Avant même que les écrits de Kant eussent paru, Jacobi avait déjà combattu la philosophie des sensations, et plus victorieusement encore la morale fondée sur l’intérêt. Il ne s’était point astreint exclusivement, dans sa philosophie, aux formes abstraites du raisonnement. Son analyse de l’âme humaine est pleine d’éloquence et de charme. Dans les chapitres suivants j’examinerai la plus belle partie de ses ouvrages, celle qui tient à la morale ; mais il mérite, comme philosophe, une gloire à part. Plus instruit que personne dans l’histoire de la philosophie ancienne et moderne, il a consacré ses études à l’appui des vérités les plus simples. Le premier, parmi les philosophes de son temps, il a fondé notre nature intellectuelle tout entière sur le sentiment religieux, et l’on dirait qu’il n’a si bien appris la langue des métaphysiciens et des savants, que pour rendre hommage aussi dans cette langue à la vertu et à la Divinité.
Jacobi s’est montré l’adversaire de la philosophie de Kant ; mais il ne l’attaque point en partisan de la philosophie des sensations[12]. Au contraire, ce qu’il lui reproche, c’est de ne pas s’appuyer assez sur la religion, considérée comme la seule philosophie possible dans les vérités au delà de l’expérience.
[12] Cette philosophie a reçu généralement, en Allemagne, le nom de philosophie empirique.
La doctrine de Kant a rencontré beaucoup d’autres adversaires en Allemagne, mais on ne l’a point attaquée sans la connaître, ou en lui opposant pour toute réponse les opinions de Locke et de Condillac. Leibnitz conservait encore trop d’ascendant sur les esprits de ses compatriotes pour qu’ils ne montrassent pas du respect pour toute opinion analogue à la sienne. Une foule d’écrivains, pendant dix ans, n’ont cessé de commenter les ouvrages de Kant. Mais aujourd’hui les philosophes allemands, d’accord avec Kant sur l’activité spontanée de la pensée, ont adopté néanmoins chacun un système particulier à cet égard. En effet, qui n’a pas essayé de se comprendre soi-même selon ses forces ? Mais parce que l’homme a donné une innombrable diversité d’explications de son être, s’ensuit-il que cet examen philosophique soit inutile ? Non, sans doute. Cette diversité même est la preuve de l’intérêt qu’un tel examen doit inspirer.
On dirait de nos jours qu’on voudrait en finir avec la nature morale, et lui solder son compte en une fois, pour n’en plus entendre parler. Les uns déclarent que la langue a été fixée tel jour de tel mois, et que depuis ce moment l’introduction d’un mot nouveau serait une barbarie. D’autres affirment que les règles dramatiques ont été définitivement arrêtées dans telle année, et que le génie qui voudrait maintenant y changer quelque chose, a tort de n’être pas né avant cette année sans appel, où l’on a terminé toutes les discussions littéraires passées, présentes et futures. Enfin, dans la métaphysique surtout, l’on a décidé que depuis Condillac on ne peut faire un pas de plus sans s’égarer. Les progrès sont encore permis aux sciences physiques, parce qu’on ne peut les leur nier ; mais dans la carrière philosophique et littéraire, on voudrait obliger l’esprit humain à courir sans cesse la bague de la vanité autour du même cercle.
Ce n’est point simplifier le système de l’univers que de s’en tenir à cette philosophie expérimentale, qui présente un genre d’évidence faux dans le principe, quoique spécieux dans la forme. En considérant comme non existant tout ce qui dépasse les lumières des sensations, on peut mettre aisément beaucoup de clarté dans un système dont on trace soi-même les limites ; c’est un travail qui dépend de celui qui le fait. Mais tout ce qui est au delà de ces limites en existe-il moins, parce qu’on le compte pour rien ? L’incomplète vérité de la philosophie spéculative approche bien plus de l’essence même des choses, que cette lucidité apparente qui tient à l’art d’écarter les difficultés d’un certain ordre. Quand on lit dans les ouvrages philosophiques du dernier siècle ces phrases si souvent répétées : Il n’y a que cela de vrai, tout le reste est chimère, on se rappelle cette histoire connue d’un acteur français qui, devant se battre avec un homme beaucoup plus gros que lui, proposa de tirer sur le corps de son adversaire une ligne au delà de laquelle les coups ne compteraient plus. Au delà de cette ligne cependant, comme en deçà, il y avait le même être qui pouvait recevoir des coups mortels. De même ceux qui placent au terme de leur horizon les colonnes d’Hercule ne sauraient empêcher qu’il n’y ait une nature par delà la leur, où l’existence est plus vive encore que dans la sphère matérielle à laquelle on veut nous borner.
Les deux philosophes les plus célèbres qui aient succédé à Kant, sont Fichte et Schelling : ils prétendirent aussi simplifier son système ; mais c’était en mettant à sa place une philosophie plus transcendante encore que la sienne, qu’ils se flattèrent d’y parvenir.
Kant avait séparé d’une main ferme l’empire de l’âme et celui des sensations ; ce dualisme philosophique était fatigant pour les esprits qui aiment à se reposer dans les idées absolues. Depuis les Grecs jusqu’à nos jours, on a souvent répété cet axiome, que Tout est un, et les efforts des philosophes ont toujours tendu à trouver dans un seul principe, dans l’âme ou dans la nature, l’explication du monde. J’oserai le dire cependant, il me semble qu’un des titres de la philosophie de Kant à la confiance des hommes éclairés, c’est d’avoir affirmé, comme nous le sentons, qu’il existe une âme et une nature extérieure, et qu’elles agissent mutuellement l’une sur l’autre par telles ou telles lois. Je ne sais pourquoi l’on trouve plus de hauteur philosophique dans l’idée d’un seul principe, soit matériel, soit intellectuel ; un ou deux ne rend pas l’univers plus facile à comprendre, et notre sentiment s’accorde mieux avec les systèmes qui reconnaissent comme distincts le physique et le moral.
Fichte et Schelling se sont partagé l’empire que Kant avait reconnu divisé, et chacun a voulu que sa moitié fût le tout. L’un et l’autre sont sortis de la sphère de nous-mêmes, et ont voulu s’élever jusqu’à connaître le système de l’univers. Bien différents en cela de Kant, qui a mis autant de force d’esprit à montrer ce que l’esprit humain ne parviendra jamais à comprendre, qu’à développer ce qu’il peut savoir.
Cependant nul philosophe, avant Fichte, n’avait poussé le système de l’idéalisme à une rigueur aussi scientifique ; il fait de l’activité de l’âme l’univers entier. Tout ce qui peut être conçu, tout ce qui peut être imaginé vient d’elle ; c’est d’après ce système qu’il a été soupçonné d’incrédulité. On lui entendait dire que, dans la leçon suivante, il allait créer Dieu, et l’on était, avec raison, scandalisé de cette expression. Ce qu’elle signifiait, c’est qu’il allait montrer comment l’idée de la Divinité naissait et se développait dans l’âme de l’homme. Le mérite principal de là philosophie de Fichte, c’est la force incroyable d’attention qu’elle suppose. Car il ne se contente pas de tout rapporter à l’existence intérieure de l’homme, au MOI qui sert de base à tout ; mais il distingue encore dans ce MOI celui qui est passager, et celui qui est durable. En effet, quand on réfléchit sur les opérations de l’entendement, on croit assister soi-même à sa pensée, on croit la voir passer comme l’onde, tandis que la portion de soi qui la contemple est immuable. Il arrive souvent à ceux qui réunissent un caractère passionné à un esprit observateur, de se regarder souffrir, et de sentir en eux-mêmes un être supérieur à sa propre peine, qui la voit, et tour à tour la blâme ou la plaint.
Il s’opère des changements continuels en nous, par les circonstances extérieures de notre vie, et néanmoins nous avons toujours le sentiment de notre identité. Qu’est-ce donc qui atteste cette identité, si ce n’est le MOI toujours le même, qui voit passer devant son tribunal le MOI modifié par les impressions extérieures ?
C’est à cette âme inébranlable, témoin de l’âme mobile, que Fichte attribue le don de l’immortalité et la puissance de créer, ou pour traduire plus exactement, de rayonner en elle-même l’image de l’univers. Ce système, qui fait tout reposer sur le sommet de notre existence, et place la pyramide sur la pointe, est singulièrement difficile à suivre. Il dépouille les idées des couleurs qui servent si bien à les faire comprendre ; et les beaux-arts, la poésie, la contemplation de la nature, disparaissent dans ces abstractions, sans mélange d’imagination ni de sensibilité.
Fichte ne considère le monde extérieur que comme une borne de notre existence, sur laquelle la pensée travaille. Dans son système, cette borne est créée par l’âme elle-même, dont l’activité constante s’exerce sur le tissu qu’elle a formé. Ce que Fichte a écrit sur le MOI métaphysique ressemble un peu au réveil de la statue de Pygmalion, qui, touchant alternativement elle-même et la pierre sur laquelle elle était placée, dit tour à tour : — C’est moi, et ce n’est pas moi. — Mais quand, en prenant la main de Pygmalion, elle s’écrie : — C’est encore moi ! — Il s’agit déjà d’un sentiment qui dépasse de beaucoup la sphère des idées abstraites. L’idéalisme dépouillé du sentiment a néanmoins l’avantage d’exciter au plus haut degré l’activité de l’esprit ; mais la nature et l’amour perdent tout leur charme par ce système ; car si les objets que nous voyons et les êtres que nous aimons ne sont rien que l’œuvre de nos idées, c’est l’homme lui-même qu’on peut considérer alors comme le grand célibataire des mondes.
Il faut reconnaître cependant deux grands avantages de la doctrine de Fichte : l’un, sa morale stoïque, qui n’admet aucune excuse ; car tout venant du MOI, c’est à ce MOI seul à répondre de l’usage qu’il fait de sa volonté : l’autre, un exercice de la pensée tellement fort et subtil en même temps, que celui qui a bien compris ce système, dût-il ne pas l’adopter, aurait acquis une puissance d’attention et une sagacité d’analyse qu’il pourrait ensuite appliquer en se jouant à tout autre genre d’étude.
De quelque manière qu’on juge l’utilité de la métaphysique, on ne peut nier qu’elle ne soit la gymnastique de l’esprit. On impose aux enfants divers genres de luttes dans leurs premières années, quoi qu’ils ne soient point appelés à se battre un jour de cette manière. On peut dire avec vérité que l’étude de la métaphysique idéaliste est presque un moyen sûr de développer les facultés morales de ceux qui s’y livrent. La pensée réside, comme tout ce qui est précieux, au fond de nous-mêmes ; car à la superficie, il n’y a rien que de la sottise ou de l’insipidité. Mais quand on oblige de bonne heure les hommes à creuser dans leur réflexion, à tout voir dans leur âme, ils y puisent une force et une sincérité de jugement qui ne se perdent jamais.
Fichte est dans les idées abstraites une tête mathématique comme Euler ou La Grange. Il méprise singulièrement toutes les expressions un peu substantielles : l’existence est déjà un mot trop prononcé pour lui. L’être, le principe, l’essence, sont à peine des paroles assez éthérées pour indiquer les subtiles nuances de ses opinions. On dirait qu’il craint le contact des choses réelles, et qu’il tend toujours à y échapper. A force de le lire ou de s’entretenir avec lui, l’on perd la conscience de ce monde, et l’on a besoin, comme les ombres que nous peint Homère, de rappeler en soi les souvenirs de la vie.
Le matérialisme absorbe l’âme en la dégradant ; l’idéalisme de Fichte, à force de l’exalter, la sépare de la nature. Dans l’un et l’autre extrême, le sentiment, qui est la véritable beauté de l’existence, n’a point le rang qu’il mérite.
Schelling a bien plus de connaissance de la nature et des beaux-arts que Fichte ; et son imagination pleine de vie ne saurait se contenter des idées abstraites ; mais, de même que Fichte, il a pour but de réduire l’existence à un seul principe. Il traite avec un profond dédain tous les philosophes qui en admettent deux ; et il ne veut accorder le nom de philosophie qu’au système dans lequel tout s’enchaîne, et qui explique tout. Certainement il a raison d’affirmer que celui-là serait le meilleur, mais où est-il ? Schelling prétend que rien n’est plus absurde que cette expression communément reçue : la philosophie de Platon, la philosophie d’Aristote. Dirait-on la géométrie d’Euler, la géométrie de La Grange ? Il n’y a qu’une philosophie, selon l’opinion de Schelling, ou il n’y en a point. Certes, si l’on n’entendait par philosophie que le mot de l’énigme de l’univers, on pourrait dire avec vérité qu’il n’y a point de philosophie.
Le système de Kant parut insuffisant à Schelling comme à Fichte, parce qu’il reconnaît deux natures, deux sources de nos idées, les objets extérieurs et les facultés de l’âme. Mais pour arriver à cette unité tant désirée, pour se débarrasser de cette double vie physique et morale qui déplaît tant aux partisans des idées absolues, Schelling rapporte tout à la nature, tandis que Fichte fait tout ressortir de l’âme. Fichte ne voit dans la nature que l’opposé de l’âme : elle n’est à ses yeux qu’une limite ou qu’une chaîne, dont il faut travailler sans cesse à se dégager. Le système de Schelling repose et charme davantage l’imagination, néanmoins il rentre nécessairement dans celui de Spinoza ; mais, au lieu de faire descendre l’âme jusqu’à la matière, comme cela s’est pratiqué de nos jours, Schelling tâche d’élever la matière jusqu’à l’âme ; et quoique sa théorie dépende en entier de la nature physique, elle est cependant très idéaliste dans le fond, et plus encore dans la forme.
L’idéal et le réel tiennent, dans son langage, la place de l’intelligence et de la matière, de l’imagination et de l’expérience ; et c’est dans la réunion de ces deux puissances en une harmonie complète que consiste, selon lui, le principe unique et absolu de l’univers organisé. Cette harmonie, dont les deux pôles et le centre sont l’image, et qui est renfermée dans le nombre trois, de tout temps si mystérieux, fournit à Schelling les applications les plus ingénieuses. Il croit la retrouver dans les beaux-arts comme dans la nature, et ses ouvrages sur les sciences physiques sont estimés même des savants, qui ne considèrent que les faits et les résultats. Enfin, dans l’examen de l’âme, il cherche à démontrer comment les sensations et les conceptions intellectuelles se confondent dans le sentiment qui réunit ce qu’il y a d’involontaire et de réfléchi dans les unes et dans les autres, et contient ainsi tout le mystère de la vie.
Ce qui intéresse surtout dans ces systèmes, ce sont leurs développements. La base première de la prétendue explication du monde est également vraie comme également fausse dans la plupart des théories ; car toutes sont comprises dans l’immense pensée qu’elles veulent embrasser : mais dans l’application aux choses de ce monde, ces théories sont très spirituelles, et répandent souvent de grandes lumières sur plusieurs objets en particulier.
Schelling s’approche beaucoup, on ne saurait le nier, des philosophes appelés panthéistes, c’est-à-dire de ceux qui accordent à la nature les attributs de la Divinité. Mais ce qui le distingue, c’est l’étonnante sagacité avec laquelle il a su rallier à sa doctrine les sciences et les arts ; il instruit, il donne à penser dans chacune de ses observations, et la profondeur de son esprit étonne, surtout quand il ne prétend pas l’appliquer au secret de l’univers ; car aucun homme ne peut atteindre à un genre de supériorité qui ne saurait exister entre les êtres de la même espèce, à quelque distance qu’ils soient l’un de l’autre.
Pour conserver des idées religieuses au milieu de l’apothéose de la nature, l’école de Schelling suppose que l’individu périt en nous, mais que les qualités intimes que nous possédons rentrent dans le grand tout de la création éternelle. Cette immortalité-là ressemble terriblement à la mort ; car la mort physique elle-même n’est autre chose que la nature universelle qui se ressaisit des dons qu’elle avait faits à l’individu.
Schelling tire de son système des conclusions très nobles sur la nécessité de cultiver dans notre âme les qualités immortelles, celles qui sont en relation avec l’univers, et de mépriser en nous-mêmes tout ce qui ne tient qu’à nos circonstances. Mais les affections du cœur et la conscience elle-même ne sont-elles pas attachées aux rapports de cette vie. Nous éprouvons dans la plupart des situations deux mouvements tout à fait distincts, celui qui nous unit à l’ordre général, et celui qui nous ramène à nos intérêts particuliers ; le sentiment du devoir, et la personnalité. Le plus noble de ces deux mouvements, c’est l’universel. Mais c’est précisément parce que nous avons un instinct conservateur de l’existence, qu’il est beau de la sacrifier ; c’est parce que nous sommes des êtres concentrés en nous-mêmes que notre attraction vers l’ensemble est généreuse ; enfin, c’est parce que nous subsistons individuellement et séparément que nous pouvons nous choisir et nous aimer les uns les autres : que serait donc cette immortalité abstraite qui nous dépouillerait de nos souvenirs les plus chers comme de modifications accidentelles ?
Voulez-vous, disent-ils en Allemagne, ressusciter avec toutes vos circonstances actuelles, renaître baron ou marquis ? — Non sans doute, mais qui ne voudrait pas renaître fille et mère, et comment serait-on soi si l’on ne ressentait plus les mêmes amitiés ! Les vagues idées de réunion avec la nature détruisent à la longue l’empire de la religion sur les âmes, car la religion s’adresse à chacun de nous en particulier. La Providence nous protège dans tous les détails de notre sort. Le christianisme se proportionne à tous les esprits, et répond comme un confident aux besoins individuels de notre cœur. Le panthéisme au contraire, c’est-à-dire la nature divinisée, à force d’inspirer de la religion pour tout, la disperse sur l’univers et ne la concentre point en nous-mêmes.
Ce système a eu dans tous les temps beaucoup de partisans parmi les philosophes. La pensée tend toujours à se généraliser de plus en plus, et l’on prend quelquefois pour une idée nouvelle ce travail de l’esprit qui s’en va toujours ôtant ses bornes. On croit parvenir à comprendre l’univers comme l’espace, en renversant toujours les barrières, en reculant les difficultés sans les résoudre, et l’on n’approche pas davantage ainsi de l’infini. Le sentiment seul nous le révèle sans nous l’expliquer.
Ce qui est vraiment admirable dans la philosophie allemande, c’est l’examen qu’elle nous fait faire de nous-mêmes ; elle remonte jusqu’à l’origine de la volonté, jusqu’à cette source inconnue du fleuve de notre vie ; et c’est là que, pénétrant dans les secrets les plus intimes de la douleur et de la foi, elle nous éclaire et nous affermit. Mais tous les systèmes qui aspirent à l’explication de l’univers ne peuvent guère être analysés clairement par aucune parole : les mots ne sont pas propres à ce genre d’idées, et il en résulte que, pour les y faire servir, on répand sur toutes choses l’obscurité qui précéda la création, mais non la lumière qui l’a suivie. Les expressions scientifiques prodiguées sur un sujet auquel tout le monde croit avoir des droits révoltent l’amour-propre. Ces écrits si difficiles à comprendre prêtent, quelque sérieux qu’on soit, à la plaisanterie, car il y a toujours des méprises dans les ténèbres. L’on se plaît à réduire à quelques assertions principales et faciles à combattre, cette foule de nuances de restrictions qui paraissent toutes sacrées à l’auteur, mais que bientôt les profanes oublient ou confondent.
Les Orientaux ont été de tout temps idéalistes, et l’Asie ne ressemble en rien au midi de l’Europe. L’excès de la chaleur porte dans l’Orient à la contemplation, comme l’excès du froid dans le Nord. Les systèmes religieux de l’Inde sont très mélancoliques et très spiritualistes, tandis que les peuples du midi de l’Europe ont toujours eu du penchant pour un paganisme assez matériel. Les savants Anglais qui ont voyagé dans l’Inde ont fait de profondes recherches sur l’Asie ; et des Allemands, qui n’avaient pas, comme les princes de la mer, les occasions de s’instruire par leurs propres yeux, sont arrivés, avec l’unique secours de l’étude, à des découvertes très intéressantes sur la religion, la littérature et les langues des nations asiatiques ; ils sont portés à croire, d’après plusieurs indices, que des lumières surnaturelles ont éclairé jadis les peuples de ces contrées, et qu’il en est resté des traces ineffaçables. La philosophie des Indiens ne peut être bien comprise que par les idéalistes allemands : les rapports d’opinion les aident à la concevoir.
Frédéric Schlegel, non content de savoir presque toutes les langues de l’Europe, a consacré des travaux inouïs à la connaissance de ce pays, berceau du monde. L’ouvrage qu’il vient de publier sur la langue et la philosophie des Indiens, contient des vues profondes et des connaissances positives qui doivent fixer l’attention des hommes éclairés de l’Europe. Il croit, et plusieurs philosophes, au nombre desquels il faut compter Bailly, ont soutenu la même opinion, qu’un peuple primitif a occupé quelques parties de la terre, et particulièrement l’Asie, dans une époque antérieure à tous les documents de l’histoire. Frédéric Schlegel trouve des traces de ce peuple dans la culture intellectuelle des nations et dans la formation des langues. Il remarque une ressemblance extraordinaire entre les idées principales, et même les mots qui les expriment chez plusieurs peuples du monde, alors même que, d’après ce que nous connaissons de l’histoire, ils n’ont jamais eu de rapport entre eux. Frédéric Schlegel n’admet point dans ses écrits la supposition assez généralement reçue, que les hommes ont commencé par l’état sauvage, et que les besoins mutuels ont formé les langues par degrés. C’est donner une origine bien grossière au développement de l’esprit et de l’âme, que de l’attribuer ainsi à notre nature animale, et la raison combat cette hypothèse que l’imagination repousse.
On ne conçoit point par quelle gradation il serait possible d’arriver du cri sauvage à la perfection de la langue grecque ; l’on dirait que dans les progrès nécessaires pour parcourir cette distance infinie, il faudrait que chaque pas franchît un abîme ; nous voyons de nos jours que les sauvages ne se civilisent jamais d’eux-mêmes, et que ce sont les nations voisines qui leur enseignent avec grande peine ce qu’ils ignorent. On est donc bien tenté de croire que le peuple primitif a été l’instituteur du genre humain ; et ce peuple, qui l’a formé, si ce n’est une révélation ? Toutes les nations ont exprimé de tout temps des regrets sur la perte d’un état heureux qui précédait l’époque où elles se trouvaient : d’où vient cette idée si généralement répandue ? dira-t-on que c’est une erreur ? Les erreurs universelles sont toujours fondées sur quelques vérités altérées, défigurées peut-être, mais qui avaient pour base des faits cachés dans la nuit des temps, ou quelques forces mystérieuses de la nature.
Ceux qui attribuent la civilisation du genre humain aux besoins physiques qui ont réuni les hommes entre eux, expliqueront difficilement comment il arrive que la culture morale des peuples les plus anciens est plus poétique, plus favorable aux beaux-arts, plus noblement inutile enfin, sous les rapports matériels, que ne le sont les raffinements de la civilisation moderne. La philosophie des Indiens est idéaliste, et leur religion mystique : ce n’est certes pas le besoin de maintenir l’ordre dans la société qui a donné naissance à cette philosophie ni à cette religion.
La poésie presque partout a précédé la prose, et l’introduction des mètres, du rythme, de l’harmonie, est antérieure à la précision rigoureuse, et par conséquent à l’utile emploi des langues. L’astronomie n’a pas été étudiée seulement pour servir à l’agriculture ; mais les Chaldéens, les Égyptiens, etc., ont poussé leurs recherches fort au delà des avantages pratiques qu’on pouvait en retirer, et l’on croit voir l’amour du ciel et le culte du temps dans ces observations si profondes et si exactes sur les divisions de l’année, le cours des astres et les périodes de leur jonction.
Les rois, chez les Chinois, étaient les premiers astronomes de leur pays ; ils passaient les nuits à contempler la marche des étoiles, et leur dignité royale consistait dans ces belles connaissances et dans ces occupations désintéressées qui les élevaient au-dessus du vulgaire. Le magnifique système qui donne à la civilisation pour origine une révélation religieuse, est appuyé par une érudition dont les partisans des opinions matérialistes sont rarement capables ; c’est être déjà presque idéaliste que de se vouer entièrement à l’étude.
Les Allemands, accoutumés à réfléchir profondément et solitairement, pénètrent si avant dans la vérité, qu’il faut être, ce me semble, un ignorant ou un fat, pour dédaigner aucun de leurs écrits avant de s’en être longtemps occupé. Il y avait autrefois beaucoup d’erreurs et de superstitions qui tenaient au manque de connaissances ; mais quand, avec les lumières de notre temps et d’immenses travaux individuels, on énonce des opinions hors du cercle des expériences communes, il faut s’en réjouir pour l’espèce humaine, car son trésor actuel est assez pauvre, du moins si l’on en juge par l’usage qu’elle en fait.
En lisant le compte que je viens de rendre des idées principales de quelques philosophes allemands, leurs partisans d’une part, trouveront avec raison que j’ai indiqué bien superficiellement des recherches très importantes, et de l’autre, les gens du monde se demanderont à quoi sert tout cela ? Mais à quoi servent l’Apollon du Belvédère, les tableaux de Raphaël, les tragédies de Racine ? à quoi sert tout ce qui est beau, si ce n’est à l’âme ? Il en est de même de la philosophie, elle est la beauté de la pensée, elle atteste la dignité de l’homme, qui peut s’occuper de l’Éternel et de l’invisible, quoique tout ce qu’il y a de grossier dans sa nature l’en éloigne.
Je pourrais encore citer beaucoup d’autres noms justement honorés dans la carrière de la philosophie ; mais il me semble que cette esquisse, quelque imparfaite qu’elle soit, suffit pour servir d’introduction à l’examen de l’influence que la philosophie transcendante des Allemands a exercée sur le développement de l’esprit, et sur le caractère et la moralité de la nation où règne cette philosophie ; et c’est là surtout le but que je me suis proposé.