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De l'Allemagne; t. 2

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CHAPITRE II
De la Philosophie anglaise.

Tout semble attester en nous-mêmes l’existence d’une double nature ; l’influence des sens et celle de l’âme se partagent notre être ; et, selon que la philosophie penche vers l’une ou l’autre, les opinions et les sentiments sont à tous égards diamétralement opposés. On peut aussi désigner l’empire des sens et celui de la pensée par d’autres termes : il y a dans l’homme ce qui périt avec l’existence terrestre et ce qui peut lui survivre, ce que l’expérience fait acquérir et ce que l’instinct moral nous inspire, le fini et l’infini ; mais de quelque manière qu’on s’exprime, il faut toujours convenir qu’il y a deux principes de vie différents, dans la créature sujette à la mort et destinée à l’immortalité.

La tendance vers le spiritualisme a toujours été très manifeste chez les peuples du Nord, et même avant l’introduction du christianisme, ce penchant s’est fait voir à travers la violence des passions guerrières. Les Grecs avaient foi aux merveilles extérieures ; les nations germaniques croient aux miracles de l’âme. Toutes leurs poésies sont remplies de pressentiments, de présages, de prophéties du cœur ; et tandis que les Grecs s’unissaient à la nature par les plaisirs, les habitants du nord s’élevaient jusqu’au Créateur par les sentiments religieux. Dans le Midi, le paganisme divinisait les phénomènes physiques ; dans le Nord, on était enclin à croire à la magie, parce qu’elle attribue à l’esprit de l’homme une puissance sans bornes sur le monde matériel. L’âme et la nature, la volonté et la nécessité se partagent le domaine de l’existence, et, selon que nous plaçons la force en nous-mêmes ou au dehors de nous, nous sommes les fils du ciel ou les esclaves de la terre.

A la renaissance des lettres, les uns s’occupaient des subtilités de l’école en métaphysique, et les autres croyaient aux superstitions de la magie dans les sciences : l’art d’observer ne régnait pas plus dans l’empire des sens que l’enthousiasme dans l’empire de l’âme : à peu d’exceptions près, il n’y avait parmi les philosophes ni expérience ni inspiration. Un géant parut, c’était Bacon : jamais les merveilles de la nature, ni les découvertes de la pensée, n’ont été si bien conçues par la même intelligence. Il n’y a pas une phrase de ses écrits qui ne suppose des années de réflexion et d’étude ; il anime la métaphysique par la connaissance du cœur humain, il sait généraliser les faits par la philosophie ; dans les sciences physiques il a créé l’art de l’expérience, mais il ne s’ensuit pas du tout, comme on voudrait le faire croire, qu’il ait été partisan exclusif du système qui fonde toutes les idées sur les sensations. Il admet l’inspiration dans tout ce qui tient à l’âme, et il la croit même nécessaire pour interpréter les phénomènes physiques d’après les principes généraux. Mais de son temps il y avait encore des alchimistes, des devins et des sorciers ; on méconnaissait assez la religion dans la plus grande partie de l’Europe, pour croire qu’elle interdisait une vérité quelconque, elle qui conduit à toutes. Bacon fut frappé de ces erreurs ; son siècle penchait vers la superstition comme le nôtre vers l’incrédulité ; à l’époque où vivait Bacon, il devait chercher à mettre en honneur la philosophie expérimentale ; à celle où nous sommes, il sentirait le besoin de ranimer la source intérieure du beau moral, et de rappeler sans cesse à l’homme qu’il existe en lui-même, dans son sentiment et dans sa volonté. Quand le siècle est superstitieux, le génie de l’observation est timide, le monde physique est mal connu ; quand le siècle est incrédule, l’enthousiasme n’existe plus, et l’on ne sait plus rien de l’âme ni du ciel.

Dans un temps où la marche de l’esprit humain n’avait rien d’assuré dans aucun genre, Bacon rassembla toutes ses forces pour tracer la route que doit suivre la philosophie expérimentale, et ses écrits servent encore maintenant de guide à ceux qui veulent étudier la nature. Ministre d’État, il s’était longtemps occupé de l’administration et de la politique. Les plus fortes têtes sont celles qui réunissent le goût et l’habitude de la méditation à la pratique des affaires : Bacon était sous ce double rapport un esprit prodigieux ; mais il a manqué à sa philosophie ce qui manquait à son caractère, il n’était pas assez vertueux pour sentir en entier ce que c’est que la liberté morale de l’homme : cependant on ne peut le comparer aux matérialistes du dernier siècle ; et ses successeurs ont poussé la théorie de l’expérience bien au delà de son intention. Il est loin, je le répète, d’attribuer toutes nos idées à nos sensations, et de considérer l’analyse comme le seul instrument des découvertes. Il suit souvent une marche plus hardie, et s’il s’en tient à la logique expérimentale pour écarter tous les préjugés qui encombrent sa route, c’est à l’élan seul du génie qu’il se fie pour marcher en avant.

« L’esprit humain, dit Luther, est comme un paysan ivre à cheval, quand on le relève d’un côté il retombe de l’autre ». Ainsi l’homme a flotté sans cesse entre ses deux natures ; tantôt ses pensées le dégageaient de ses sensations, tantôt ses sensations absorbaient ses pensées, et successivement il voulait tout rapporter aux unes ou aux autres ; il me semble néanmoins que le moment d’une doctrine stable est arrivé : la métaphysique doit subir une révolution semblable à celle qu’a faite Copernic dans le système du monde ; elle doit replacer notre âme au centre, et la rendre en tout semblable au soleil, autour duquel les objets extérieurs tracent leur cercle, et dont ils empruntent la lumière.

L’arbre généalogique des connaissances humaines, dans lequel chaque science se rapporte à telle faculté, est sans doute l’un des titres de Bacon à l’admiration de la postérité ; mais ce qui fait sa gloire, c’est qu’il a eu soin de proclamer qu’il fallait bien se garder de séparer d’une manière absolue les sciences l’une de l’autre, et que toutes se réunissaient dans la philosophie générale. Il n’est point l’auteur de cette méthode anatomique qui considère les forces intellectuelles chacune à part, et semble méconnaître l’admirable unité de l’être moral. La sensibilité, l’imagination, la raison, servent l’une à l’autre. Chacune de ces facultés ne serait qu’une maladie, qu’une faiblesse au lieu d’une force, si elle n’était pas modifiée ou complétée par la totalité de notre être. Les sciences de calcul, à une certaine hauteur, ont besoin d’imagination. L’imagination à son tour doit s’appuyer sur la connaissance exacte de la nature. La raison semble de toutes les facultés celle qui se passerait le plus facilement du secours des autres, et cependant si l’on était entièrement dépourvu d’imagination et de sensibilité, l’on pourrait à force de sécheresse devenir, pour ainsi dire, fou de raison, et, ne voyant plus dans la vie que des calculs et des intérêts matériels, se tromper autant sur les caractères et les affections des hommes, qu’un être enthousiaste qui se figurerait partout le désintéressement et l’amour.

On suit un faux système d’éducation, lorsqu’on veut développer exclusivement telle ou telle qualité de l’esprit ; car se vouer à une seule faculté, c’est prendre un métier intellectuel. Milton dit avec raison qu’une éducation n’est bonne que quand elle rend propre à tous les emplois de la guerre et de la paix ; tout ce qui fait de l’homme un homme est le véritable objet de l’enseignement.

Ne savoir d’une science que ce qui lui est particulier, c’est appliquer aux études libérales la division du travail de Smith, qui ne convient qu’aux arts mécaniques. Quand on arrive à cette hauteur où chaque science touche par quelques points à toutes les autres, c’est alors qu’on approche de la région des idées universelles ; et l’air qui vient de là vivifie toutes les pensées.

L’âme est un foyer qui rayonne dans tous les sens ; c’est dans ce foyer que consiste l’existence ; toutes les observations et tous les efforts des philosophes doivent se tourner vers ce moi, centre et mobile de nos sentiments et de nos idées. Sans doute l’incomplet du langage nous oblige à nous servir d’expressions erronées ; il faut répéter suivant l’usage, tel individu a de la raison, ou de l’imagination, ou de la sensibilité, etc. ; mais si l’on voulait s’entendre par un mot, on devrait dire seulement[7] : il a de l’âme, il a beaucoup d’âme. C’est ce souffle divin qui fait tout l’homme.

[7] M. Ancillon, dont j’aurai l’occasion de parler dans la suite de cet ouvrage, s’est servi de cette expression dans un livre qu’on ne saurait se lasser de méditer.

Aimer en apprend plus sur ce qui tient aux mystères de l’âme que la métaphysique la plus subtile. On ne s’attache jamais à telle ou telle qualité de la personne qu’on préfère, et tous les madrigaux disent un grand mot philosophique, en répétant que c’est pour je ne sais quoi qu’on aime, car ce je ne sais quoi, c’est l’ensemble et l’harmonie que nous reconnaissons par l’amour, par l’admiration, par tous les sentiments qui nous révèlent ce qu’il y a de plus profond et de plus intime dans le cœur d’un autre.

L’analyse, ne pouvant examiner qu’en divisant, s’applique, comme le scalpel, à la nature morte ; mais c’est un mauvais instrument pour apprendre à connaître ce qui est vivant ; et si l’on a de la peine à définir par des paroles la conception animée qui nous représente les objets tout entiers, c’est précisément parce que cette conception tient de plus près à l’essence des choses. Diviser pour comprendre est en philosophie un signe de faiblesse, comme en politique diviser pour régner.

Bacon tenait encore beaucoup plus qu’on ne croit à cette philosophie idéaliste qui, depuis Platon jusqu’à nos jours, a constamment reparu sous diverses formes ; néanmoins le succès de sa méthode analytique dans les sciences exactes a nécessairement influé sur son système en métaphysique : l’on a compris d’une manière beaucoup plus absolue qu’il ne l’avait présentée lui-même, sa doctrine sur les sensations considérées comme l’origine des idées. Nous pouvons voir clairement l’influence de cette doctrine par les deux écoles qu’elle a produites, celle de Hobbes et celle de Locke. Certainement l’une et l’autre diffèrent beaucoup dans le but ; mais leurs principes sont semblables à plusieurs égards.

Hobbes prit à la lettre la philosophie qui fait dériver toutes nos idées des impressions des sens ; il n’en craignit point les conséquences, et il a dit hardiment que l’âme était soumise à la nécessité, comme la société au despotisme ; il admet le fatalisme des sensations pour la pensée, et celui de la force pour les actions. Il anéantit la liberté morale comme la liberté civile, pensant avec raison qu’elles dépendent l’une de l’autre. Il fut athée et esclave, et rien n’est plus conséquent ; car, s’il n’y a dans l’homme que l’empreinte des impressions du dehors, la puissance terrestre est tout, et l’âme en dépend autant que la destinée.

Le culte de tous les sentiments élevés et purs est tellement consolidé en Angleterre par les institutions politiques et religieuses, que les spéculations de l’esprit tournent autour de ces imposantes colonnes sans jamais les ébranler. Hobbes eut donc peu de partisans dans son pays ; mais l’influence de Locke fut plus universelle. Comme son caractère était moral et religieux, il ne se permit aucun des raisonnements corrupteurs qui dérivaient nécessairement de sa métaphysique ; et la plupart de ses compatriotes, en l’adoptant, ont eu comme lui la noble inconséquence de séparer les résultats des principes, tandis que Hume et les philosophes français, après avoir admis le système, l’ont appliqué d’une manière beaucoup plus logique.

La métaphysique de Locke n’a eu d’autre effet sur les esprits en Angleterre, que de ternir un peu leur originalité naturelle ; quand même elle dessécherait la source des grandes pensées philosophiques, elle ne saurait détruire le sentiment religieux, qui sait si bien y suppléer ; mais cette métaphysique reçue dans le reste de l’Europe, l’Allemagne exceptée, a été l’une des principales causes de l’immoralité dont on s’est fait une théorie, pour en mieux assurer la pratique.

Locke s’est particulièrement attaché à prouver qu’il n’y avait rien d’inné dans l’âme : il avait raison, puisqu’il mêlait toujours au sens du mot idée un développement acquis par l’expérience ; les idées ainsi conçues sont le résultat des objets qui les excitent, des comparaisons qui les rassemblent, et du langage qui en facilite la combinaison. Mais il n’en est pas de même des sentiments, ni des dispositions, ni des facultés qui constituent les lois de l’entendement humain, comme l’attraction et l’impulsion constituent celle de la nature physique.

Une chose vraiment digne de remarque, ce sont les arguments dont Locke a été obligé de se servir pour prouver que tout ce qui était dans l’âme nous venait par les sensations. Si ces arguments conduisaient à la vérité, sans doute, il faudrait surmonter la répugnance morale qu’ils inspirent ; mais on peut croire en général à cette répugnance, comme à un signe infaillible de ce que l’on doit éviter. Locke voulait démontrer que la conscience du bien et du mal n’était pas innée dans l’homme, et qu’il ne connaissait le juste et l’injuste, comme le rouge et le bleu, que par l’expérience ; il a recherché avec soin, pour parvenir à ce but, tous les pays où les coutumes et les lois mettaient des crimes en honneur ; ceux où l’on se faisait un devoir de tuer son ennemi, de mépriser le mariage, de faire mourir son père quand il était vieux. Il recueille attentivement tout ce que les voyageurs ont raconté des cruautés passées en usage. Qu’est-ce donc qu’un système qui inspire à un homme aussi vertueux que Locke de l’avidité pour de tels faits ?

Que ces faits soient tristes ou non, pourra-t-on dire, l’important est de savoir s’ils sont vrais. — Ils peuvent être vrais, mais que signifient-ils ? Ne savons-nous pas, d’après notre propre expérience, que les circonstances, c’est-à-dire les objets extérieurs, influent sur notre manière d’interpréter nos devoirs ? Agrandissez ces circonstances, et vous y trouverez la cause des erreurs des peuples ; mais y a-t-il des peuples ou des hommes qui nient qu’il y ait des devoirs ? A-t-on jamais prétendu qu’aucune signification n’était attachée à l’idée du juste et de l’injuste ? L’explication qu’on en donne peut être diverse, mais la conviction du principe est partout la même ; et c’est dans cette conviction que consiste l’empreinte primitive qu’on retrouve dans tous les humains.

Quand le sauvage tue son père, lorsqu’il est vieux, il croit lui rendre un service ; il ne le fait pas pour son propre intérêt, mais pour celui de son père : l’action qu’il commet est horrible, et cependant il n’est pas pour cela dépourvu de conscience ; et de ce qu’il manque de lumières, il ne s’ensuit pas qu’il manque de vertus. Les sensations, c’est-à-dire les objets extérieurs dont il est environné l’aveuglent ; le sentiment intime qui constitue la haine du vice et le respect pour la vertu n’existent pas moins en lui, quoique l’expérience l’ait trompé sur la manière dont ce sentiment doit se manifester dans la vie. Préférer les autres à soi quand la vertu le commande, c’est précisément ce qui fait l’essence du beau moral, et cet admirable instinct de l’âme, adversaire de l’instinct physique, est inhérent à notre nature ; s’il pouvait être acquis, il pourrait aussi se perdre ; mais il est immuable, parce qu’il est inné. Il est possible de faire le mal en croyant faire le bien, il est possible de se rendre coupable en le sachant et le voulant ; mais il ne l’est pas d’admettre comme vérité une chose contradictoire, la justice de l’injustice.

L’indifférence au bien et au mal est le résultat ordinaire d’une civilisation, pour ainsi dire, pétrifiée, et cette indifférence est un beaucoup plus grand argument contre la conscience innée que les grossières erreurs des sauvages ; mais les hommes les plus sceptiques, s’ils sont opprimés sous quelques rapports, en appellent à la justice, comme s’ils y avaient cru toute leur vie ; et lorsqu’ils sont saisis par une affection vive et qu’on la tyrannise, ils invoquent le sentiment de l’équité avec autant de force que les moralistes les plus austères. Dès qu’une flamme quelconque, celle de l’indignation ou celle de l’amour, s’empare de notre âme, elle fait reparaître en nous les caractères sacrés des lois éternelles.

Si le hasard de la naissance et de l’éducation décidait de la moralité d’un homme, comment pourrait-on l’accuser de ses actions ? Si tout ce qui compose notre volonté nous vient des objets extérieurs, chacun peut en appeler à des relations particulières pour motiver toute sa conduite ; et souvent ces relations diffèrent autant entre les habitants d’un même pays qu’entre un Asiatique et un Européen. Si donc la circonstance devait être la divinité des mortels, il serait simple que chaque homme eût une morale qui lui fût propre, ou plutôt une absence de morale à son usage ; et pour interdire le mal que les sensations pourraient conseiller, il n’y aurait de bonne raison à opposer que la force publique qui le punirait ; or, si la force publique commandait l’injustice, la question se trouverait résolue : toutes les sensations feraient naître toutes les idées, qui conduiraient à la plus complète dépravation.

Les preuves de la spiritualité de l’âme ne peuvent se trouver dans l’empire des sens, le monde visible est abandonné à cet empire ; mais le monde invisible ne saurait y être soumis ; et si l’on n’admet pas des idées spontanées, si la pensée et le sentiment dépendent en entier des sensations, comment l’âme, dans une telle servitude, serait-elle immatérielle ? Et si, comme personne ne le nie, la plupart des faits transmis par les sens sont sujets à l’erreur, qu’est-ce qu’un être moral qui n’agit que lorsqu’il est excité par des objets extérieurs, et par des objets même dont les apparences sont souvent fausses ?

Un philosophe français a dit, en se servant de l’expression la plus rebutante, que la pensée n’était autre chose qu’un produit matériel du cerveau. Cette déplorable définition est le résultat le plus naturel de la métaphysique qui attribue à nos sensations l’origine de toutes nos idées. On a raison, si c’est ainsi, de se moquer de ce qui est intellectuel, et de trouver incompréhensible tout ce qui n’est pas palpable. Si notre âme n’est qu’une matière subtile mise en mouvement par d’autres éléments plus ou moins grossiers, auprès desquels même elle a le désavantage d’être passive : si nos impressions et nos souvenirs ne sont que les vibrations prolongées d’un instrument dont le hasard a joué, il n’y a que des fibres dans notre cerveau, que des forces physiques dans le monde, et tout peut s’expliquer d’après les lois qui les régissent. Il reste bien encore quelques petites difficultés sur l’origine des choses et le but de notre existence, mais on a bien simplifié la question, et la raison conseille de supprimer en nous-mêmes tous les désirs et toutes les espérances que le génie, l’amour et la religion font concevoir ; car l’homme ne serait alors qu’une mécanique de plus, dans le grand mécanisme de l’univers : ses facultés ne seraient que des rouages, sa morale un calcul, et son culte le succès.

Locke, croyant du fond de son âme à l’existence de Dieu, établit sa conviction, sans s’en apercevoir, sur des raisonnements qui sortent tous de la sphère de l’expérience : il affirme qu’il y a un principe éternel, une cause primitive de toutes les autres causes ; il entre ainsi dans la sphère de l’infini, et l’infini est par delà toute expérience : mais Locke avait en même temps une telle peur que l’idée de Dieu ne pût passer pour innée dans l’homme ; il lui paraissait si absurde que le Créateur eût daigné, comme un grand peintre, graver son nom sur le tableau de notre âme, qu’il s’est attaché à découvrir dans tous les récits des voyageurs quelques peuples qui n’eussent aucune croyance religieuse. On peut, je crois, l’affirmer hardiment, ces peuples n’existent pas. Le mouvement qui nous élève jusqu’à l’intelligence suprême se retrouve dans le génie de Newton comme dans l’âme du pauvre sauvage dévot envers la pierre sur laquelle il s’est reposé. Nul homme ne s’en est tenu au monde extérieur, tel qu’il est, et tous se sont senti au fond du cœur, dans une époque quelconque de leur vie, un indéfinissable attrait pour quelque chose de surnaturel ; mais comment se peut-il qu’un être aussi religieux que Locke, s’attache à changer les caractères primitifs de la foi en une connaissance accidentelle que le sort peut nous ravir ou nous accorder ? Je le répète, la tendance d’une doctrine quelconque doit toujours être comptée pour beaucoup dans le jugement que nous portons sur la vérité de cette doctrine ; car, en théorie, le bon et le vrai sont inséparables.

Tout ce qui est invisible parle à l’homme de commencement et de fin, de décadence et de destruction. Une étincelle divine est seule en nous l’indice de l’immortalité. De quelle sensation vient-elle ? Toutes les sensations la combattent, et cependant elle triomphe de toutes. Quoi ! dira-t-on, les causes finales, les merveilles de l’univers, la splendeur des cieux qui frappent nos regards, ne nous attestent-elles pas la magnificence et la bonté du Créateur ? Le livre de la nature est contradictoire, l’on y voit les emblèmes du bien et du mal presque en égale proportion ; et il en est ainsi pour que l’homme puisse exercer sa liberté entre des probabilités opposées, entre des craintes et des espérances à peu près de même force. Le ciel étoilé nous apparaît comme les parvis de la Divinité ; mais tous les maux et tous les vices des hommes obscurcissent ces feux célestes. Une seule voix sans parole, mais non pas sans harmonie, sans force, mais irrésistible, proclame un Dieu au fond de notre cœur : tout ce qui est vraiment beau dans l’homme naît de ce qu’il éprouve intérieurement et spontanément : toute action héroïque est inspirée par la liberté morale ; l’acte de se dévouer à la volonté divine, cet acte que toutes les sensations combattent et que l’enthousiasme seul inspire, est si noble et si pur, que les anges eux-mêmes, vertueux par nature et sans obstacle, pourraient l’envier à l’homme.

La métaphysique qui déplace le centre de la vie, en supposant que son impulsion vient du dehors, dépouille l’homme de sa liberté, et se détruit elle-même ; car il n’y a plus de nature spirituelle, dès qu’on l’unit tellement à la nature physique, que ce n’est plus que par respect humain qu’on les distingue encore : cette métaphysique n’est conséquente que lorsqu’on en fait dériver, comme en France, le matérialisme fondé sur les sensations, et la morale fondée sur l’intérêt. La théorie abstraite de ce système est née en Angleterre ; mais aucune de ses conséquences n’y a été admise. En France, on n’a pas eu l’honneur de la découverte, mais bien celui de l’application. En Allemagne, depuis Leibnitz, on a combattu le système et les conséquences : et certes il est digne des hommes éclairés et religieux de tous les pays, d’examiner si des principes dont les résultats sont si funestes doivent être considérés comme des vérités incontestables.

Shaftsbury, Hutcheson, Smith, Reid, Dugald Stuart, etc., ont étudié les opérations de notre entendement avec une rare sagacité ; les ouvrages de Dugald Stuart en particulier contiennent une théorie si parfaite des facultés intellectuelles, qu’on peut la considérer, pour ainsi dire, comme l’histoire naturelle de l’être moral. Chaque individu doit y reconnaître une portion quelconque de lui-même. Quelque opinion qu’on ait adoptée sur l’origine des idées, l’on ne saurait nier l’utilité d’un travail qui a pour but d’examiner leur marche et leur direction ; mais ce n’est point assez d’observer le développement de nos facultés, il faut remonter à leur source, afin de se rendre compte de la nature et de l’indépendance de la volonté dans l’homme.

On ne saurait considérer comme une question oiseuse celle qui s’attache à connaître si l’âme a la faculté de sentir et de penser par elle-même. C’est la question d’Hamlet, être ou n’être pas.

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