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De l'Allemagne; t. 2

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CHAPITRE XXI
De l’ignorance et de la frivolité d’esprit, dans leurs rapports avec la morale.

L’ignorance, telle qu’elle existait il y a quelques siècles, respectait les lumières et désirait d’en acquérir ; l’ignorance de notre temps est dédaigneuse, et cherche à tourner en ridicule les travaux et les méditations des hommes éclairés. L’esprit philosophique a répandu dans presque toutes les classes une certaine facilité de raisonnement, qui sert à décrier tout ce qu’il y a de grand et de sérieux dans la nature humaine, et nous en sommes à cette époque de la civilisation où toutes les belles choses de l’âme tombent en poussière.

Quand les barbares du Nord s’emparèrent des plus fertiles contrées de l’Europe, ils y apportèrent des vertus farouches et mâles ; et, cherchant à se perfectionner eux-mêmes, ils demandaient au Midi le soleil, les arts et les sciences. Mais les barbares policés n’estiment que l’habileté dans les affaires de ce monde, et ne s’instruisent que juste ce qu’il faut pour se jouer par quelques phrases du recueillement de toute une vie.

Ceux qui nient la perfectibilité de l’esprit humain prétendent qu’en toutes choses les progrès et la décadence se suivent tour à tour, et que la roue de la pensée tourne comme celle de la fortune. Quel triste spectacle que ces générations s’occupant sur la terre, comme Sisyphe dans les enfers, à des travaux constamment inutiles ! et que serait donc la destinée de la race humaine, si elle ressemblait au supplice le plus cruel que l’imagination des poètes ait conçu ? Mais il n’en est pas ainsi, et l’on peut apercevoir un dessein toujours le même, toujours suivi, toujours progressif, dans l’histoire de l’homme.

La lutte entre les intérêts de ce monde et les sentiments élevés a existé de tout temps, dans les nations comme dans les individus. La superstition met quelquefois les hommes éclairés du parti de l’incrédulité, et quelquefois, au contraire, ce sont les lumières mêmes qui éveillent toutes les croyances du cœur. Maintenant, les philosophes se réfugient dans la religion, pour troubler en elle la source des conceptions hautes et des sentiments désintéressés ; à cette époque, préparée par les siècles, l’alliance de la philosophie et de la religion peut être intime et sincère. Les ignorants ne sont plus, comme jadis, des hommes ennemis du doute, et décidés à repousser toutes les fausses lueurs qui troubleraient leurs espérances religieuses et leur dévouement chevaleresque ; les ignorants de nos jours sont incrédules, légers, superficiels ; ils savent tout ce que l’égoïsme a besoin de savoir, et leur ignorance ne porte que sur ces études sublimes qui font naître dans l’âme un sentiment d’admiration pour la nature et pour la Divinité.

Les occupations guerrières remplissaient jadis la vie des nobles, et formaient leur esprit par l’action ; mais lorsque, de nos jours, les hommes de la première classe n’ont aucune fonction dans l’État, et n’étudient profondément aucune science, toute l’activité de leur esprit, qui devrait être employée dans le cercle des affaires ou des travaux intellectuels, se dirige sur l’observation des manières et la connaissance des anecdotes.

Les jeunes gens, à peine sortis de l’école, se hâtent de prendre possession de l’oisiveté comme de la robe virile ; les hommes et les femmes s’épient les uns les autres dans les moindres détails ; non pas précisément par méchanceté, mais pour avoir quelque chose à dire quand ils n’ont rien à penser. Ce genre de causticité journalière détruit la bienveillance et la loyauté. On n’est pas content de soi-même quand on abuse de l’hospitalité donnée ou reçue pour critiquer ceux avec qui l’on passe sa vie, et l’on empêche ainsi toute affection profonde de naître ou de subsister ; car en écoutant des moqueries sur ceux qui nous sont chers, on flétrit ce que l’affection a de pur et d’exalté : les sentiments dans lesquels on n’est pas d’une vérité parfaite, font plus de mal que l’indifférence.

Chacun a en soi un côté ridicule ; il n’y a que de loin qu’un caractère semble complet ; mais ce qui fait l’existence individuelle étant toujours une singularité quelconque, cette singularité prête à la plaisanterie : aussi l’homme qui la craint avant tout cherche-t-il, autant qu’il est possible, à faire disparaître en lui ce qui pourrait le signaler de quelque manière, soit en bien, soit en mal. Cette nature effacée, de quelque bon goût qu’elle paraisse, a bien aussi ses ridicules ; mais peu de gens ont l’esprit assez fin pour les saisir.

La moquerie a cela de particulier, qu’elle nuit essentiellement à ce qui est bon, mais point à ce qui est fort. La puissance a quelque chose d’âpre et de triomphant qui tue le ridicule ; d’ailleurs, les esprits frivoles respectent la prudence de la chair, selon l’expression d’un moraliste du seizième siècle ; et l’on est étonné de trouver toute la profondeur de l’intérêt personnel dans ces hommes qui semblaient incapables de suivre une idée ou un sentiment, quand il n’en pouvait rien résulter d’avantageux pour leurs calculs de fortune ou de vanité.

La frivolité d’esprit ne porte point à négliger les affaires de ce monde. On trouve, au contraire, une bien plus noble insouciance à cet égard dans les caractères sérieux que dans les hommes d’une nature légère ; car la légèreté de ceux-ci ne consiste le plus souvent qu’à dédaigner les idées générales, pour mieux s’occuper de ce qui ne concerne qu’eux-mêmes.

Il y a quelquefois de la méchanceté dans les gens d’esprit ; mais le génie est presque toujours plein de bonté. La méchanceté vient, non pas de ce qu’on a trop d’esprit, mais de ce qu’on n’en a pas assez. Si l’on pouvait parler sur les idées, on laisserait en paix les personnes ; si l’on se croyait assuré de l’emporter sur les autres par ses talents naturels, on ne chercherait pas à niveler le parterre sur lequel on veut dominer. Il y a des médiocrités d’âme déguisées en esprit piquant et malicieux ; mais la vraie supériorité est rayonnante de bons sentiments comme de hautes pensées.

L’habitude des occupations intellectuelles inspire une bienveillance éclairée pour les hommes et pour les choses ; on ne tient plus à soi comme à un être privilégié : quand on en sait beaucoup sur la destinée humaine, on ne s’irrite plus de chaque circonstance comme d’une chose sans exemple ; et la justice n’étant que l’habitude de considérer les rapports des êtres entre eux sous un point de vue général, l’étendue de l’esprit sert à nous détacher des calculs personnels. On a plané sur sa propre existence comme sur celle des autres, quand on s’est livré à la contemplation de l’univers.

Un des grands inconvénients aussi de l’ignorance, dans les temps actuels, c’est qu’elle rend tout à fait incapable d’avoir une opinion à soi sur la plupart des objets qui exigent de la réflexion ; en conséquence, lorsque telle ou telle manière de voir est mise en honneur par l’ascendant des circonstances, la plupart des hommes croient que ces mots : tout le monde pense ou fait ainsi, doivent tenir à chacun lieu de raison et de conscience.

Dans la classe oisive de la société, il est presque impossible d’avoir de l’âme sans que l’esprit soit cultivé. Jadis il suffisait de la nature pour instruire l’homme, et développer son imagination ; mais depuis que la pensée, cette ombre effacée du sentiment, a changé tout en abstractions, il faut beaucoup savoir pour bien sentir. Ce n’est plus entre les élans de l’âme livrée à elle-même, ou les études philosophiques, qu’il faut choisir ; mais c’est entre le murmure importun d’une société commune ou frivole, et le langage que les beaux génies ont tenu de siècle en siècle jusqu’à nos jours.

Comment pourrait-on, sans la connaissance des langues, sans l’habitude de la lecture, communiquer avec ces hommes qui ne sont plus, et que nous sentons si bien nos amis, nos concitoyens, nos alliés ? Il faut être médiocre de cœur pour se refuser à de si nobles plaisirs. Ceux-là seulement qui remplissent leur vie de bonnes œuvres, peuvent se passer de toute étude : l’ignorance, dans les hommes oisifs, prouve autant la sécheresse de l’âme que la légèreté de l’esprit.

Enfin, il reste encore une chose vraiment belle et morale, dont l’ignorance et la frivolité ne peuvent jouir, c’est l’association de tous les hommes qui pensent, d’un bout de l’Europe à l’autre. Souvent ils n’ont entre eux aucune relation ; ils sont dispersés souvent à de grandes distances l’un de l’autre ; mais quand ils se rencontrent, un mot suffit pour qu’ils se reconnaissent. Ce n’est pas telle religion, telle opinion, tel genre d’étude, c’est le culte de la vérité qui les réunit. Tantôt, comme les mineurs, ils creusent jusqu’au fond de la terre, pour pénétrer, au sein de l’éternelle nuit, les mystères du monde ténébreux ; tantôt ils s’élèvent au sommet du Chimboraço, pour découvrir au point le plus élevé du globe quelques phénomènes inconnus ; tantôt ils étudient les langues de l’Orient, pour y chercher l’histoire primitive de l’homme ; tantôt ils vont à Jérusalem pour faire sortir des ruines saintes une étincelle qui ranime la religion et la poésie ; enfin, ils sont vraiment le peuple de Dieu, ces hommes qui ne désespèrent pas encore de la race humaine, et veulent lui conserver l’empire de la pensée.

Les Allemands méritent à cet égard une reconnaissance particulière ; c’est une honte parmi eux que l’ignorance et l’insouciance sur tout ce qui tient à la littérature et aux beaux-arts, et leur exemple prouve que, de nos jours, la culture de l’esprit conserve dans les classes indépendantes des sentiments et des principes.

La direction de la littérature et de la philosophie n’a pas été bonne en France, dans la dernière partie du dix-huitième siècle ; mais, si l’on peut s’exprimer ainsi, la direction de l’ignorance est encore plus redoutable ; car aucun livre ne fait du mal à celui qui les lit tous. Si les oisifs du monde, au contraire, s’occupent quelques instants, l’ouvrage qu’ils rencontrent fait événement dans leur tête, comme l’arrivée d’un étranger dans un désert ; et, lorsque cet ouvrage contient des sophismes dangereux, ils n’ont point d’arguments à y opposer. La découverte de l’imprimerie est vraiment funeste pour ceux qui ne lisent qu’à demi, ou par hasard ; car le savoir, comme la lance de Télèphe, doit guérir les blessures qu’il a faites.

L’ignorance, au milieu des raffinements de la société, est le plus odieux de tous les mélanges : elle rend, à quelques égards, semblable aux gens du peuple, qui n’estiment que l’adresse et la ruse ; elle porte à ne chercher que le bien-être et les jouissances physiques, à se servir d’un peu d’esprit pour tuer beaucoup d’âme ; à s’applaudir de ce qu’on ne sait pas, à se vanter de ce qu’on n’éprouve pas ; enfin, à combiner les bornes de l’intelligence avec la dureté du cœur, de façon qu’il n’y ait plus rien à faire de ce regard tourné vers le ciel, qu’Ovide a célébré comme le plus noble attribut de la nature humaine :

Os homini sublime dedit ; cœlumque tueri
Jussit, et erectos ad sidera tollere vultus.
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