De l'Allemagne; t. 2
CHAPITRE XXIX
Des Historiens allemands, et de J. de Müller en particulier.
L’histoire est dans la littérature ce qui touche de plus près à la connaissance des affaires publiques : c’est presque un homme d’État qu’un grand historien ; car il est difficile de bien juger les événements politiques sans être, jusqu’à un certain point, capable de les diriger soi-même ; aussi voit-on que la plupart des historiens sont à la hauteur du gouvernement de leur pays, et n’écrivent guère que comme ils pourraient agir. Les historiens de l’antiquité sont les premiers de tous, parce qu’il n’est point d’époque où les hommes supérieurs aient exercé plus d’ascendant sur leur patrie. Les historiens anglais occupent le second rang ; c’est la nation en Angleterre, plus encore que tel ou tel homme, qui a de la grandeur ; aussi les historiens y sont-ils moins dramatiques, mais plus philosophes que les anciens. Les idées générales ont, chez les Anglais, plus d’importance que les individus. En Italie, le seul Machiavel, parmi les historiens, a considéré les événements de son pays d’une manière universelle, mais terrible ; tous les autres ont vu le monde dans leur ville : ce patriotisme, quelque resserré qu’il soit, donne encore de l’intérêt et du mouvement aux écrits des Italiens[2]. On a remarqué de tout temps que les mémoires valaient beaucoup mieux en France que les histoires ; les intrigues de cour disposaient jadis du sort du royaume, il était donc naturel que dans un tel pays les anecdotes particulières renfermassent le secret de l’histoire.
[2] M. de Sismondi a su faire revivre ces intérêts partiels des républiques italiennes, en les rattachant aux grandes questions qui intéressent l’humanité tout entière.
C’est sous le point de vue littéraire qu’il faut considérer les historiens allemands ; l’existence politique du pays n’a point eu jusqu’à présent assez de force pour donner en ce genre un caractère national aux écrivains. Le talent particulier à chaque homme et les principes généraux de l’art d’écrire l’histoire ont seuls influé sur les productions de l’esprit humain dans cette carrière. On peut diviser, ce me semble, en trois classes principales les différents écrits historiques publiés en Allemagne : l’histoire savante, l’histoire philosophique et l’histoire classique, en tant que l’acception de ce mot est bornée à l’art de raconter, tel que les anciens l’ont conçu.
L’Allemagne abonde en historiens savants, tels que Mascou, Schœpflin, Schlœzer, Gatterer, Schmidt, etc. Ils ont fait des recherches immenses, et nous ont donné des ouvrages où tout se trouve pour qui sait les étudier ; mais de tels écrivains ne sont bons qu’à consulter, et leurs travaux seraient les plus estimables et les plus généreux de tous, s’ils avaient eu seulement pour but d’épargner de la peine aux hommes de génie qui veulent écrire l’histoire.
Schiller est à la tête des historiens philosophiques, c’est-à-dire de ceux qui considèrent les faits comme des raisonnements à l’appui de leurs opinions. La révolution des Pays-Bas se lit comme un plaidoyer plein d’intérêt et de chaleur. La guerre de trente ans est l’une des époques dans laquelle la nation allemande a montré le plus d’énergie. Schiller en a fait l’histoire avec un sentiment de patriotisme et d’amour pour les lumières et pour la liberté, qui honore tout à la fois son âme et son génie ; les traits avec lesquels il caractérise les principaux personnages sont d’une étonnante supériorité, et toutes ces réflexions naissent du recueillement d’une âme élevée ; mais les Allemands reprochent à Schiller de n’avoir pas assez étudié les faits dans leurs sources ; il ne pouvait suffire à toutes les carrières auxquelles ses rares talents l’appelaient, et son histoire n’est pas fondée sur une érudition assez étendue. Ce sont les Allemands, j’ai souvent eu occasion de le dire, qui ont senti les premiers tout le parti que l’imagination pouvait tirer de l’érudition ; les circonstances de détail donnent seules de la couleur et de la vie à l’histoire ; on ne trouve guère à la superficie des connaissances qu’un prétexte pour le raisonnement et l’esprit.
L’histoire de Schiller a été écrite dans cette époque du dix-huitième siècle où l’on faisait de tout des armes, et son style se sent un peu du genre polémique qui régnait alors dans la plupart des écrits. Mais quand le but qu’on se propose est la tolérance et la liberté, et que l’on y tend par des moyens et des sentiments aussi nobles que ceux de Schiller, on compose toujours un bel ouvrage, quand même on pourrait désirer, dans la part accordée aux faits et aux réflexions, quelque chose de plus ou de moins étendu[3].
[3] On ne peut oublier, parmi les historiens philosophiques, M. Heeren, qui vient de publier des Considérations sur les Croisades, dans lesquelles une parfaite impartialité est le résultat des connaissances les plus rares et de la force de la raison.
Par un contraste singulier, c’est Schiller, le grand auteur dramatique, qui a mis peut-être trop de philosophie, et par conséquent trop d’idées générales dans ses récits, et c’est Müller, le plus savant des historiens, qui a été vraiment poète dans sa manière de peindre les événements et les hommes. Il faut distinguer dans l’Histoire de la Suisse, l’érudit et l’écrivain d’un grand talent : ce n’est qu’ainsi, ce me semble, qu’on peut parvenir à rendre justice à Müller. C’était un homme d’un savoir inouï, et ses facultés en ce genre faisaient vraiment peur. On ne conçoit pas comment la tête d’un homme a pu contenir ainsi un monde de faits et de dates. Les six mille ans à nous connus étaient parfaitement rangés dans sa mémoire, et ses études avaient été si profondes qu’elles étaient vives comme des souvenirs. Il n’y a pas un village de Suisse, pas une famille noble dont il ne sût l’histoire. Un jour, en conséquence d’un pari, on lui demanda la suite des comtes souverains du Bugey ; il les dit à l’instant même, seulement il ne se rappelait pas bien si l’un de ceux qu’il nommait avait été régent ou régnant en titre, et il se faisait sérieusement des reproches d’un tel manque de mémoire. Les hommes de génie, parmi les anciens, n’étaient point asservis à cet immense travail d’érudition qui s’augmente avec les siècles, et leur imagination n’était point fatiguée par l’étude. Il en coûte plus pour se distinguer de nos jours, et l’on doit du respect au labeur immense qu’il faut pour se mettre en possession du sujet que l’on veut traiter.
La mort de ce Müller, dont la vie peut être diversement jugée, est une perte irréparable, et l’on croit voir périr plus qu’un homme quand de telles facultés s’éteignent[4].
[4] Parmi les disciples de Müller, le baron de Hormayr, qui a écrit le Plutarque autrichien, doit être considéré comme l’un des premiers ; on sent que son histoire est composée, non d’après des livres, mais sur les manuscrits originaux. Le docteur Decarro, un savant Genevois établi à Vienne, et dont l’activité bienfaisante a porté la découverte de la vaccine jusqu’en Asie, va faire paraître une traduction de ces Vies des Grands Hommes d’Autriche, qui doit exciter le plus grand intérêt.
Müller, qu’on peut considérer comme le véritable historien classique d’Allemagne, lisait habituellement les auteurs grecs et latins dans leur langue originale ; il cultivait la littérature et les arts pour les faire servir à l’histoire. Son érudition sans bornes, loin de nuire à sa vivacité naturelle, était comme la base d’où son imagination prenait l’essor, et la vérité vivante de ses tableaux tenait à leur fidélité scrupuleuse ; mais s’il savait admirablement se servir de l’érudition, il ignorait l’art de s’en dégager quand il le fallait. Son histoire est beaucoup trop longue, il n’en a pas assez resserré l’ensemble. Les détails sont nécessaires pour donner de l’intérêt au récit des événements ; mais on doit choisir parmi les événements ceux qui méritent d’être racontés.
L’ouvrage de Müller est une chronique éloquente ; si pourtant toutes les histoires étaient ainsi conçues, la vie de l’homme se consumerait tout entière à lire la vie des hommes. Il serait donc à souhaiter que Müller ne se fût pas laissé séduire par l’étendue même de ses connaissances. Néanmoins les lecteurs, qui ont d’autant plus de temps à donner qu’ils l’emploient mieux, se pénétreront toujours avec un plaisir nouveau de ces illustres annales de la Suisse. Les discours préliminaires sont des chefs-d’œuvre d’éloquence. Nul n’a su mieux que Müller montrer dans ses écrits le patriotisme le plus énergique ; et maintenant qu’il n’est plus, c’est par ses écrits seuls qu’il faut l’apprécier.
Il décrit en peintre la contrée où se sont passés les principaux événements de la confédération helvétique. On aurait tort de se faire l’historien d’un pays qu’on n’aurait pas vu soi-même. Les sites, les lieux, la nature, sont comme le fond du tableau ; et les faits, quelque bien racontés qu’ils puissent être, n’ont pas tous les caractères de la vérité, quand on ne vous fait pas voir les objets extérieurs dont les hommes étaient environnés.
L’érudition qui a induit Müller à mettre trop d’importance à chaque fait, lui est bien utile, quand il s’agit d’un événement vraiment digne d’être animé par l’imagination. Il le raconte alors comme s’il s’était passé la veille, et sait lui donner l’intérêt qu’une circonstance encore présente ferait éprouver. Il faut, autant qu’on le peut, dans l’histoire comme dans les fictions, laisser au lecteur le plaisir et l’occasion de pressentir lui-même les caractères et la marche des événements. Il se lasse facilement de ce qu’on lui dit, mais il est ravi de ce qu’il découvre ; et l’on assimile la littérature aux intérêts de la vie, quand on sait exciter par le récit l’anxiété de l’attente ; le jugement du lecteur s’exerce sur un mot, sur une action qui fait tout à coup comprendre un homme, et souvent l’esprit même d’une nation et d’un siècle.
La conjuration du Rütli, telle qu’elle est racontée dans l’histoire de Müller, inspire un intérêt prodigieux. Cette vallée paisible où des hommes, paisibles aussi comme elle, se déterminèrent aux plus périlleuses actions que la conscience puisse commander ; le calme dans la délibération, la solennité du serment, l’ardeur dans l’exécution ; l’irrévocable qui se fonde sur la volonté de l’homme, tandis qu’au dehors tout peut changer, quel tableau ! Les images seules y font naître les pensées : les héros de cet événement, comme l’auteur qui le rapporte, sont absorbés par la grandeur même de l’objet. Aucune idée générale ne se présente à leur esprit, aucune réflexion n’altère la fermeté de l’action ni la beauté du récit.
A la bataille de Granson, dans laquelle le duc de Bourgogne attaqua la faible armée des Cantons suisses, un trait simple donne la plus touchante idée de ces temps et de ces mœurs. Charles occupait déjà les hauteurs, et se croyait maître de l’armée qu’il voyait de loin dans la plaine ; tout à coup, au lever du soleil, il aperçut les Suisses qui, suivant la coutume de leurs pères, se mettaient tous à genoux, pour invoquer avant le combat la protection du Seigneur des seigneurs ; les Bourguignons crurent qu’ils se mettaient à genoux ainsi pour rendre les armes, et poussèrent des cris de triomphe ; mais tout à coup ces chrétiens, fortifiés par la prière, se relèvent, se précipitent sur leurs adversaires, et remportent à la fin la victoire dont leur pieuse ardeur les avait rendus dignes. Des circonstances de ce genre se retrouvent souvent dans l’histoire de Müller, et son langage ébranle l’âme, lors même que ce qu’il dit n’est point pathétique : il y a quelque chose de grave, de noble et de sévère dans son style, qui réveille puissamment le souvenir des vieux siècles.
C’était cependant un homme mobile avant tout, que Müller ; mais le talent prend toutes les formes, sans avoir pour cela un moment d’hypocrisie. Il est ce qu’il paraît, seulement il ne peut se maintenir toujours dans la même disposition, et les circonstances extérieures le modifient. C’est surtout à la couleur de son style que Müller doit sa puissance sur l’imagination ; les mots anciens dont il se sert si à propos ont un air de loyauté germanique qui inspire de la confiance. Néanmoins il a tort de vouloir quelquefois mêler la concision de Tacite à la naïveté du moyen âge ; ces deux imitations se contredisent. Il n’y a même que Müller à qui les tournures du vieux allemand réussissent quelquefois ; pour tout autre ce serait de l’affectation. Salluste seul, parmi les écrivains de l’antiquité, a imaginé d’employer les formes et les termes d’un temps antérieur au sien ; en général le naturel s’oppose à cette sorte d’imitation ; cependant les chroniques du moyen âge étaient si familières à Müller, que c’est spontanément qu’il écrit souvent du même style. Il faut bien que ses expressions soient vraies, puisqu’elles inspirent ce qu’il veut faire éprouver.
On est bien aise de croire, en lisant Müller, que parmi toutes les vertus qu’il a si bien senties, il en est qu’il a possédées. Son testament, qu’on vient de publier, est au moins une preuve de son désintéressement. Il ne laisse point de fortune, et il demande que l’on vende ses manuscrits pour payer ses dettes. Il ajoute que si cela suffit pour les acquitter, il se permet de disposer de sa montre en faveur de son domestique. « Ce n’est pas sans attendrissement, dit-il, qu’il recevra la montre qu’il a montée pendant vingt années ». La pauvreté d’un homme d’un si grand talent est toujours une honorable circonstance de sa vie ; la millième partie de l’esprit qui rend illustre suffirait assurément pour faire réussir tous les calculs de l’avidité. Il est beau d’avoir consacré ses facultés au culte de la gloire, et l’on ressent toujours de l’estime pour ceux dont le but le plus cher est au delà du tombeau.