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De l'Allemagne; t. 2

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CHAPITRE XXVI
De la Comédie.

L’idéal du caractère tragique consiste, dit W. Schlegel, dans le triomphe que la volonté remporte sur le destin, ou sur nos passions ; le comique exprime au contraire l’empire de l’instinct physique sur l’existence morale : de là vient que partout la gourmandise et la poltronnerie sont un sujet inépuisable de plaisanteries. Aimer la vie paraît à l’homme ce qu’il y a de plus ridicule et de plus vulgaire, et c’est un noble attribut de l’âme que ce rire qui saisit les créatures mortelles, quand on leur offre le spectacle d’une d’entre elles pusillanime devant la mort.

Mais quand on sort du cercle un peu commun de ces plaisanteries universelles, lorsqu’on arrive aux ridicules de l’amour-propre, ils se varient à l’infini, selon les habitudes et les goûts de chaque nation. La gaîté peut tenir aux inspirations de la nature ou aux rapports de la société ; dans le premier cas, elle convient aux hommes de tous les pays ; dans le second, elle diffère selon les temps, les lieux et les mœurs ; car les efforts de la vanité ayant toujours pour objet de faire impression sur les autres, il faut savoir ce qui vaut le plus de succès dans telle époque et dans tel lieu, pour connaître vers quel but les prétentions se dirigent : il y a même des pays où c’est la mode qui rend ridicule, elle qui semble avoir pour but de mettre chacun à l’abri de la moquerie, en donnant à tous une manière d’être semblable.

Dans les comédies allemandes, la peinture du grand monde est, en général, assez médiocre ; il y a peu de bons modèles qu’on puisse suivre à cet égard : la société n’attire point les hommes distingués, et son plus grand charme, l’art agréable de se plaisanter mutuellement, ne réussirait point parmi eux ; on froisserait bien vite quelque amour-propre accoutumé à vivre en paix, et l’on pourrait facilement aussi flétrir quelque vertu, qui s’effaroucherait même d’une innocente ironie.

Les Allemands mettent très rarement en scène dans leurs comédies des ridicules tirés de leur propre pays ; ils n’observent pas les autres, encore moins sont-ils capables de s’examiner eux-mêmes sous les rapports extérieurs ; ils croiraient presque manquer ainsi à la loyauté qu’ils se doivent. D’ailleurs la susceptibilité, qui est un des traits distinctifs de leur nature, rend très difficile de manier avec légèreté la plaisanterie ; souvent ils ne l’entendent pas, et quand ils l’entendent, ils s’en fâchent, et n’osent pas s’en servir à leur tour : elle est pour eux une arme à feu qu’ils craignent de voir éclater dans leurs propres mains.

On n’a donc pas beaucoup d’exemples en Allemagne de comédies dont les ridicules que la société développe soient l’objet. L’originalité naturelle y serait mieux sentie, car chacun vit à sa manière, dans un pays où le despotisme de l’usage ne tient pas ses assises dans une grande capitale ; mais quoique l’on soit plus libre sous le rapport de l’opinion en Allemagne qu’en Angleterre même, l’originalité anglaise a des couleurs plus vives, parce que le mouvement qui existe dans l’état politique en Angleterre donne plus d’occasions à chaque homme de se montrer ce qu’il est.

Dans le midi de l’Allemagne, à Vienne surtout, on trouve assez de verve de gaîté dans les farces. Le bouffon tyrolien Casperle a un caractère qui lui est propre ; et dans toutes ces pièces, dont le comique est un peu vulgaire, les auteurs et les acteurs prennent leur parti de ne prétendre en aucune manière à l’élégance, et s’établissent dans le naturel avec une énergie et un aplomb qui déjoue très bien les grâces recherchées. Les Allemands préfèrent dans la gaîté ce qui est fort à ce qui est nuancé ; ils cherchent la vérité dans les tragédies, et les caricatures dans les comédies. Toutes les délicatesses du cœur leur sont connues ; mais la finesse de l’esprit social n’excite point en eux la gaîté ; la peine qu’il leur faut pour la saisir leur en ôte la jouissance.

J’aurai l’occasion de parler ailleurs d’Iffland, le premier des acteurs de l’Allemagne, et l’un de ses écrivains les plus spirituels ; il a composé plusieurs pièces qui excellent par la peinture des caractères ; les mœurs domestiques y sont très bien représentées, et toujours des personnages d’un vrai comique rendent ces tableaux de famille plus piquants : néanmoins l’on pourrait faire quelquefois à ces comédies le reproche d’être trop raisonnables ; elles remplissent trop bien le but de toutes les épigraphes des salles de spectacle : Corriger les mœurs en riant. Il y a trop souvent des jeunes gens endettés, des pères de famille qui se dérangent. Les leçons de morale ne sont pas du ressort de la comédie, et il y a même de l’inconvénient à les y faire entrer ; car lorsqu’elles y ennuient, on peut prendre l’habitude de transporter dans la vie réelle cette impression causée par les beaux-arts.

Kotzebue a emprunté d’un poète danois, Holberg, une comédie qui a eu beaucoup de succès en Allemagne : elle est intitulée Don Ranudo Colibrados ; c’est un gentilhomme ruiné qui tâche de se faire passer pour riche, et consacre à des choses d’apparat le peu d’argent qui suffirait à peine pour nourrir sa famille et lui. Le sujet de cette pièce sert de pendant et de contraste au Bourgeois de Molière, qui veut se faire passer pour gentilhomme : il y a des scènes très spirituelles dans le Noble pauvre, et même très comiques, mais d’un comique barbare. Le ridicule saisi par Molière n’est que gai ; mais au fond de celui que le poète danois représente, il y a un malheur réel : sans doute il faut presque toujours une grande intrépidité d’esprit pour prendre la vie humaine en plaisanterie, et la force comique suppose un caractère au moins insouciant ; mais on aurait tort de pousser cette force jusqu’à braver la pitié ; l’art même en souffrirait, sans parler de la délicatesse ; car la plus légère impression d’amertume suffit pour ternir ce qu’il y a de poétique dans l’abandon de la gaîté.

Dans les comédies dont Kotzebue est l’inventeur, il porte en général le même talent que dans ses drames, la connaissance du théâtre et l’imagination qui fait trouver des situations frappantes. Depuis quelque temps on a prétendu que pleurer ou rire ne prouve rien en faveur d’une tragédie ou d’une comédie ; je suis loin d’être de cet avis : le besoin des émotions vives est la source des plus grands plaisirs causés par les beaux-arts ; il ne faut pas en conclure qu’on doive changer les tragédies en mélodrames, ni les comédies en farces des boulevards ; mais le véritable talent consiste à composer de manière qu’il y ait dans le même ouvrage, dans la même scène, ce qui fait pleurer ou rire même le peuple, et ce qui fournit aux penseurs un sujet inépuisable de réflexion.

La parodie, proprement dite, ne peut guère avoir lieu sur le théâtre des Allemands ; leurs tragédies, offrant presque toujours le mélange des personnages héroïques et des personnages subalternes, prêtent beaucoup moins à ce genre. La majesté pompeuse du théâtre français peut seule rendre piquant le contraste des parodies. On remarque dans Shakespeare, et quelquefois aussi dans les écrivains allemands, une façon hardie et singulière de montrer dans la tragédie même le côté ridicule de la vie humaine ; et lorsqu’on sait opposer à cette impression la puissance du pathétique, l’effet total de la pièce en devient plus grand. La scène française est la seule où les limites des deux genres, du comique et du tragique, soient fortement prononcées ; partout ailleurs le talent, comme le sort, se sert de la gaîté pour acérer la douleur.

J’ai vu à Weimar des pièces de Térence exactement traduites en allemand, et jouées avec des masques à peu près semblables à ceux des anciens ; ces masques ne couvrent pas le visage entier, mais seulement substituent un trait plus comique ou plus régulier aux véritables traits de l’acteur, et donnent à sa figure une expression analogue à celle du personnage qu’il doit représenter. La physionomie d’un grand acteur vaut mieux que tout cela, mais les acteurs médiocres y gagnent. Les Allemands cherchent à s’approprier les inventions anciennes et modernes de chaque pays ; néanmoins il n’y a de vraiment national chez eux, en fait de comédie, que la bouffonnerie populaire, et les pièces où le merveilleux fournit à la plaisanterie.

On peut citer à cette occasion un opéra que l’on donne sur tous les théâtres, d’un bout de l’Allemagne à l’autre, et qu’on appelle la Nymphe du Danube, ou la Nymphe de la Sprée, selon que la pièce se joue à Vienne ou à Berlin. Un chevalier s’est fait aimer d’une fée, et les circonstances l’ont séparé d’elle : il se marie longtemps après, et choisit pour femme une excellente personne, mais qui n’a rien de séduisant ni dans l’imagination ni dans l’esprit : le chevalier s’accommode assez bien de cette situation, et elle lui paraît d’autant plus naturelle qu’elle est commune ; car peu de gens savent que c’est la supériorité de l’âme et de l’esprit qui rapproche le plus intimement de la nature. La fée ne peut oublier le chevalier, et le poursuit par les merveilles de son art ; chaque fois qu’il commence à s’établir dans son ménage, elle attire son attention par des prodiges, et réveille ainsi le souvenir de leur affection passée.

Si le chevalier s’approche d’une rivière, il entend les flots murmurer les romances que la fée lui chantait ; s’il invite des convives à sa table, des génies ailés viennent s’y placer, et font singulièrement peur à la prosaïque société de sa femme. Partout des fleurs, des danses et des concerts viennent troubler comme des fantômes la vie de l’infidèle amant ; et d’autre part, les esprits malins s’amusent à tourmenter son valet qui, dans son genre aussi, voudrait bien ne plus entendre parler de poésie : enfin, la fée se réconcilie avec le chevalier, à condition qu’il passera tous les ans trois jours avec elle, et sa femme consent volontiers à ce que son époux aille puiser dans l’entretien de la fée l’enthousiasme qui sert si bien à mieux aimer ce qu’on aime. Le sujet de cette pièce semble plus ingénieux que populaire ; mais les scènes merveilleuses y sont mêlées et variées avec tant d’art, qu’elle amuse également toutes les classes de spectateurs.

La nouvelle école littéraire, en Allemagne, a un système sur la comédie comme sur tout le reste ; la peinture des mœurs ne suffit pas pour l’intéresser, elle veut de l’imagination dans la conception des pièces et dans l’invention des personnages ; le merveilleux, l’allégorie, l’histoire, rien ne lui paraît de trop pour diversifier les situations comiques. Les écrivains de cette école ont donné le nom de comique arbitraire à ce libre essor de toutes les pensées, sans frein et sans but déterminé. Ils s’appuient à cet égard de l’exemple d’Aristophane, non assurément qu’ils approuvent la licence de ses pièces, mais ils sont frappés de la verve de gaîté qui s’y fait sentir, et ils voudraient introduire chez les modernes cette comédie audacieuse qui se joue de l’univers, au lieu de s’en tenir au ridicule de telle ou telle classe de la société. Les efforts de la nouvelle école tendent, en général, à donner plus de force et d’indépendance à l’esprit dans tous les genres, et les succès qu’ils obtiendraient à cet égard seraient une conquête, et pour la littérature, et plus encore pour l’énergie même du caractère allemand ; mais il est toujours difficile d’influer par des idées générales sur les productions spontanées de l’imagination ; et de plus, une comédie démagogique comme celle des Grecs ne pourrait pas convenir à l’état actuel de la société européenne.

Aristophane vivait sous un gouvernement tellement républicain, que l’on y communiquait tout au peuple, et que les affaires d’État passaient facilement de la place publique au théâtre. Il vivait dans un pays où les spéculations philosophiques étaient presque aussi familières à tous les hommes que les chefs-d’œuvre de l’art, parce que les écoles se tenaient en plein air, et que les idées les plus abstraites étaient revêtues des couleurs brillantes que leur prêtaient la nature et le ciel ; mais comment recréer toute cette sève de vie, sous nos frimas et dans nos maisons ? La civilisation moderne a multiplié les observations sur le cœur humain : l’homme connaît mieux l’homme, et l’âme, pour ainsi dire disséminée, offre à l’écrivain mille nuances nouvelles. La comédie saisit ces nuances, et quand elle peut les faire ressortir par des situations dramatiques, le spectateur est ravi de retrouver au théâtre des caractères tels qu’il en peut rencontrer dans le monde ; mais l’introduction du peuple dans la comédie, des chœurs dans la tragédie, des personnages allégoriques, des sectes philosophiques, enfin de tout ce qui présente les hommes en masse, et d’une manière abstraite, ne saurait plaire aux spectateurs de nos jours. Il leur faut des noms et des individus ; ils cherchent l’intérêt romanesque, même dans la comédie, et la société sur la scène.

Parmi les écrivains de la nouvelle école, Tieck est celui qui a le plus le sentiment de la plaisanterie ; ce n’est pas qu’il ait fait aucune comédie qui puisse se jouer, et que celles qu’il a écrites soient bien ordonnées, mais on y voit des traces brillantes d’une gaîté très originale. D’abord il saisit d’une façon qui rappelle La Fontaine les plaisanteries auxquelles les animaux peuvent donner lieu. Il a fait une comédie intitulée le Chat botté, qui est admirable en ce genre. Je ne sais quel effet produiraient sur la scène des animaux parlants ; peut-être est-il plus amusant de se les figurer que de les voir : mais toutefois ces animaux personnifiés, et agissant à la manière des hommes, semblent la vraie comédie donnée par la nature. Tous les rôles comiques, c’est-à-dire, égoïstes et sensuels, tiennent toujours en quelque chose de l’animal. Peu importe donc si dans la comédie c’est l’animal qui imite l’homme, ou l’homme qui imite l’animal.

Tieck intéresse aussi par la direction qu’il sait donner à son talent de moquerie : il le tourne tout entier contre l’esprit calculateur et prosaïque ; et comme la plupart des plaisanteries de société ont pour but de jeter du ridicule sur l’enthousiasme, on aime l’auteur qui ose prendre corps à corps la prudence, l’égoïsme, toutes ces choses prétendues raisonnables, derrière lesquelles les gens médiocres se croient en sûreté, pour lancer des traits contre les caractères ou les talents supérieurs. Ils s’appuient sur ce qu’ils appellent une juste mesure, pour blâmer tout ce qui se distingue ; et tandis que l’élégance consiste dans l’abondance superflue des objets de luxe extérieur, on dirait que cette même élégance interdit le luxe dans l’esprit, l’exaltation dans les sentiments, enfin tout ce qui ne sert pas immédiatement à faire prospérer les affaires de ce monde. L’égoïsme moderne a l’art de louer toujours dans chaque chose la réserve et la modération, afin de se masquer en sagesse, et ce n’est qu’à la longue qu’on s’est aperçu que de telles opinions pourraient bien anéantir le génie des beaux-arts, la générosité, l’amour et la religion : que resterait-il après, qui valût la peine de vivre ?

Deux comédies de Tieck, Octavien et le Prince Zerbin, sont l’une et l’autre ingénieusement combinées. Un fils de l’empereur Octavien (personnage imaginaire, qu’un conte de fées place sous le règne du roi Dagobert) est égaré, encore au berceau, dans une forêt. Un bourgeois de Paris le trouve, l’élève avec son propre fils, et se fait passer pour son père. A vingt ans, les inclinations héroïques du jeune prince le trahissent dans chaque circonstance, et rien n’est plus piquant que le contraste de son caractère et de celui de son prétendu frère, dont le sang ne contredit point l’éducation qu’il a reçue. Les efforts du sage bourgeois, pour mettre dans la tête de son fils adoptif quelques leçons d’économie domestique, sont tout à fait inutiles : il l’envoie au marché, pour acheter des bœufs dont il a besoin ; le jeune homme, en revenant, voit, dans la main d’un chasseur, un faucon ; et, ravi de sa beauté, il donne les bœufs pour le faucon, et revient tout fier d’avoir acquis, à ce prix, un tel oiseau. Une autre fois, il rencontre un cheval dont l’air martial le transporte : il veut savoir ce qu’il coûte, on le lui dit ; et, s’indignant de ce qu’on demande si peu de chose pour un si bel animal, il en paie deux fois la valeur.

Le prétendu père résiste longtemps aux dispositions naturelles du jeune homme, qui s’élance avec ardeur vers le danger et la gloire ; mais lorsque enfin on ne peut plus l’empêcher de prendre les armes contre les Sarrasins qui assiègent Paris, et que de toutes parts on vante ses exploits, le vieux bourgeois, à son tour, est saisi par une sorte de contagion poétique ; et rien n’est plus plaisant que le bizarre mélange de ce qu’il était et de ce qu’il veut être, de son langage vulgaire et des images gigantesques dont il remplit ses discours. A la fin, le jeune homme est reconnu pour le fils de l’empereur, et chacun reprend le rang qui convient à son caractère. Ce sujet fournit une foule de scènes pleines d’esprit et de vrai comique ; et l’opposition entre la vie commune et les sentiments chevaleresques ne saurait être mieux représentée.

Le prince Zerbin est une peinture très spirituelle de l’étonnement de toute une cour, quand elle voit dans son souverain du penchant à l’enthousiasme, au dévouement, à toutes les nobles imprudences d’un caractère généreux. Tous les vieux courtisans soupçonnent leur prince de folie, et lui conseillent de voyager, pour qu’il apprenne comment les choses vont partout ailleurs. On donne à ce prince un gouverneur très raisonnable, qui doit le ramener au positif de la vie. Il se promène avec son élève dans une belle forêt, un jour d’été, lorsque les oiseaux se font entendre, que le vent agite les feuilles, et que la nature animée semble adresser de toutes parts à l’homme un langage prophétique. Le gouverneur ne trouve dans ces sensations vagues et multipliées que de la confusion et du bruit ; et lorsqu’il revient dans le palais, il se réjouit de voir les arbres transformés en meubles, toutes les productions de la nature asservies à l’utilité, à la régularité factice mise à la place du mouvement tumultueux de l’existence. Les courtisans se rassurent toutefois, quand, au retour de ses voyages, le prince Zerbin, éclairé par l’expérience, promet de ne plus s’occuper des beaux-arts, de la poésie, des sentiments exaltés, de rien enfin qui ne tende à faire triompher l’égoïsme sur l’enthousiasme.

Ce que les hommes craignent le plus, pour la plupart, c’est de passer pour dupes, et il leur paraît beaucoup moins ridicule de se montrer occupés d’eux-mêmes dans toutes les circonstances, qu’attrapés dans une seule. Il y a donc de l’esprit, et un bel emploi de l’esprit, à tourner sans cesse en plaisanterie tout ce qui est calcul personnel, car il en restera toujours bien assez pour faire aller le monde, tandis que jusqu’au souvenir même d’une nature vraiment élevée, pourrait bien, un de ces jours, disparaître tout à fait.

On trouve dans les comédies de Tieck une gaîté qui naît des caractères, et ne consiste point en épigrammes spirituelles ; une gaîté dans laquelle l’imagination est inséparable de la plaisanterie ; mais quelquefois aussi cette imagination même fait disparaître le comique, et ramène la poésie lyrique dans les scènes où l’on ne voudrait trouver que des ridicules mis en action. Rien n’est si difficile aux Allemands que de ne pas se livrer dans tous leurs ouvrages au vague de la rêverie, et cependant la comédie et le théâtre en général n’y sont guère propres ; car de toutes les impressions, la plus solitaire, c’est précisément la rêverie ; à peine peut-on communiquer ce qu’elle inspire à l’ami le plus intime : comment serait-il donc possible d’y associer la multitude rassemblée ?

Parmi ces pièces allégoriques, il faut compter le Triomphe de la Sentimentalité, petite comédie de Gœthe, dans laquelle il a saisi très ingénieusement le double ridicule de l’enthousiasme affecté et de la nullité réelle. Le principal personnage de cette pièce paraît engoué de toutes les idées qui supposent une imagination forte et une âme profonde, et cependant il n’est dans le vrai qu’un prince très bien élevé, très poli, et très soumis aux convenances ; il s’est avisé de vouloir mêler à tout cela une sensibilité de commande, dont l’affectation se trahit sans cesse. Il croit aimer les sombres forêts, le clair de lune, les nuits étoilées ; mais comme il craint le froid et la fatigue, il a fait faire des décorations qui représentent ces divers objets, et ne voyage jamais que suivi d’un grand chariot qui transporte en poste derrière lui les beautés de la nature.

Ce prince sentimental se croit aussi amoureux d’une femme dont on lui a vanté l’esprit et les talents. Cette femme, pour l’éprouver, met à sa place un mannequin voilé qui, comme on le pense bien, ne dit jamais rien d’inconvenable, et dont le silence passe tout à la fois pour la réserve du bon goût et la rêverie mélancolique d’une âme tendre.

Le prince, enchanté de cette compagne selon ses désirs, demande le mannequin en mariage, et ne découvre qu’à la fin qu’il est assez malheureux pour avoir choisi une véritable poupée pour épouse, tandis que sa cour lui offrait un si grand nombre de femmes qui en auraient réuni les principaux avantages.

L’on ne saurait le nier cependant, ces idées ingénieuses ne suffisent pas pour faire une bonne comédie, et les Français ont, comme auteurs comiques, l’avantage sur toutes les autres nations. La connaissance des hommes et l’art d’user de cette connaissance leur assurent, à cet égard, le premier rang ; mais peut-être pourrait-on souhaiter quelquefois, même dans les meilleures pièces de Molière, que la satire raisonnée tînt moins de place, et que l’imagination y eût plus de part. Le Festin de Pierre est, parmi ses comédies, celle qui se rapproche le plus du système allemand ; un prodige qui fait frissonner sert de mobile aux situations les plus comiques, et les plus grands effets de l’imagination se mêlent aux nuances les plus piquantes de la plaisanterie. Ce sujet, aussi spirituel que poétique, est pris des Espagnols. Les conceptions hardies sont très rares en France ; l’on y aime, en littérature, à travailler en sûreté ; mais, quand des circonstances heureuses ont encouragé à se risquer, le goût y conduit l’audace avec une adresse merveilleuse, et ce sera presque toujours un chef-d’œuvre qu’une invention étrangère arrangée par un Français.

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