De l'Allemagne; t. 2
CHAPITRE XXVII
De la Déclamation.
L’art de la déclamation ne laissant après lui que des souvenirs, et ne pouvant élever aucun monument durable, il en est résulté que l’on n’a pas beaucoup réfléchi sur tout ce qui le compose. Rien n’est si facile que d’exercer cet art médiocrement, mais ce n’est pas à tort que dans sa perfection il excite tant d’enthousiasme ; et, loin de déprécier cette impression comme un mouvement passager, je crois qu’on peut lui assigner de justes causes. Rarement on parvient, dans la vie, à pénétrer les sentiments secrets des hommes : l’affectation et la fausseté, la froideur et la modestie, exagèrent, altèrent, contiennent ou voilent ce qui se passe au fond du cœur. Un grand acteur met en évidence les symptômes de la vérité dans les sentiments et dans les caractères, et nous montre les signes certains des penchants et des émotions vraies. Tant d’individus traversent l’existence sans se douter des passions et de leur force, que souvent le théâtre révèle l’homme à l’homme, et lui inspire une sainte terreur des orages de l’âme. En effet, quelles paroles pourraient les peindre comme un accent, un geste, un regard ! les paroles en disent moins que l’accent, l’accent moins que la physionomie, et l’inexprimable est précisément ce qu’un sublime acteur nous fait connaître.
Les mêmes différences qui existent entre le système tragique des Allemands et celui des Français se retrouvent aussi dans leur manière de déclamer ; les Allemands imitent le plus qu’ils peuvent la nature, ils n’ont d’affectation que celle de la simplicité ; mais c’en est bien quelquefois une aussi dans les beaux-arts. Tantôt les acteurs allemands touchent profondément le cœur, et tantôt ils laissent le spectateur tout à fait froid ; ils se confient alors à sa patience, et sont sûrs de ne pas se tromper. Les Anglais ont plus de majesté que les Allemands dans leur manière de réciter les vers ; mais ils n’ont pas pourtant cette pompe habituelle que les Français, et surtout les tragédies françaises, exigent des acteurs ; notre genre ne supporte pas la médiocrité, car on n’y revient au naturel que par la beauté même de l’art. Les acteurs du second ordre, en Allemagne, sont froids et calmes ; ils manquent souvent l’effet tragique, mais ils ne sont presque jamais ridicules : cela se passe sur le théâtre allemand comme dans la société ; il y a là des gens qui quelquefois vous ennuient, et voilà tout ; tandis que sur la scène française, on est impatienté quand on n’est pas ému : les sons ampoulés et faux dégoûtent tellement alors de la tragédie, qu’il n’y a pas de parodie, si vulgaire qu’elle soit, qu’on ne préfère à la fade impression du maniéré.
Les accessoires de l’art, les machines et les décorations, doivent être plus soignées en Allemagne qu’en France, puisque, dans les tragédies, on y a plus souvent recours à ces moyens. Iffland a su réunir à Berlin tout ce que l’on peut désirer à cet égard ; mais à Vienne, on néglige même les moyens nécessaires pour représenter matériellement bien une tragédie. La mémoire est infiniment plus cultivée par les acteurs français que par les acteurs allemands. Le souffleur, à Vienne, disait d’avance à la plupart des acteurs chaque mot de leur rôle ; et je l’ai vu suivant de coulisse en coulisse Othello, pour lui suggérer les vers qu’il devait prononcer au fond du théâtre en poignardant Desdemona.
Le spectacle de Weimar est infiniment mieux ordonné sous tous les rapports. Le prince, homme d’esprit, et l’homme de génie connaisseur des arts, qui y président, ont su réunir le goût et l’élégance à la hardiesse qui permet de nouveaux essais.
Sur ce théâtre, comme sur tous les autres en Allemagne, les mêmes acteurs jouent les rôles comiques et tragiques. On dit que cette diversité s’oppose à ce qu’ils soient supérieurs dans aucun. Cependant, les premiers génies du théâtre, Garrick et Talma, ont réuni les deux genres. La flexibilité d’organes, qui transmet également bien des impressions différentes, me semble le cachet du talent naturel, et dans la fiction comme dans le vrai, c’est peut-être à la même source que l’on puise la mélancolie et la gaîté. D’ailleurs, en Allemagne, le pathétique et la plaisanterie se succèdent et se mêlent si souvent ensemble dans les tragédies, qu’il faut bien que les acteurs possèdent le talent d’exprimer l’un et l’autre ; et le meilleur acteur allemand, Iffland, en donne l’exemple avec un succès mérité. Je n’ai pas vu en Allemagne de bons acteurs du haut comique, des marquis, des fats, etc. Ce qui fait la grâce de ce genre de rôle, c’est ce que les Italiens appellent la disinvoltura, et ce qui se traduirait en français par l’air dégagé. L’habitude qu’ont les Allemands de mettre à tout de l’importance est précisément ce qui s’oppose le plus à cette facile légèreté. Mais il est impossible de porter plus loin l’originalité, la verve comique et l’art de peindre les caractères, que ne le fait Iffland dans ses rôles. Je ne crois pas que nous ayons jamais vu au Théâtre-Français un talent plus varié ni plus inattendu que le sien, ni un acteur qui se risque à rendre les défauts et les ridicules naturels avec une expression aussi frappante. Il y a dans la comédie des modèles donnés, les pères avares, les fils libertins, les valets fripons, les tuteurs dupés ; mais les rôles d’Iffland, tels qu’il les conçoit, ne peuvent entrer dans aucun de ces moules : il faut les nommer tous par leur nom ; car ce sont des individus qui diffèrent singulièrement l’un de l’autre, et dans lesquels Iffland paraît vivre comme chez lui.
Sa manière de jouer la tragédie est aussi, selon moi, d’un grand effet. Le calme et la simplicité de sa déclamation, dans le beau rôle de Walstein, ne peuvent s’effacer du souvenir. L’impression qu’il produit est graduelle : on croit d’abord que son apparente froideur ne pourra jamais remuer l’âme ; mais en avançant, l’émotion s’accroît avec une progression toujours plus rapide, et le moindre mot exerce un grand pouvoir, quand il règne dans le ton général une noble tranquillité, qui fait ressortir chaque nuance, et conserve toujours la couleur du caractère au milieu des passions.
Iffland, qui est aussi supérieur dans la théorie que dans la pratique de son art, a publié plusieurs écrits extrêmement spirituels sur la déclamation ; il donne d’abord une esquisse des différentes époques de l’histoire du théâtre allemand : l’imitation raide et empesée de la scène française ; la sensibilité larmoyante des drames, dont le naturel prosaïque avait fait oublier jusqu’au talent de dire des vers ; enfin le retour à la poésie et à l’imagination, qui constitue maintenant le goût universel en Allemagne. Il n’y a pas un accent, pas un geste dont Iffland ne sache trouver la cause, en philosophe et en artiste.
Un personnage de ses pièces lui fournit les observations les plus fines sur le jeu comique ; c’est un homme âgé, qui tout à coup abandonne ses anciens sentiments et ses constantes habitudes, pour revêtir le costume et les opinions de la génération nouvelle. Le caractère de cet homme n’a rien de méchant, et cependant la vanité l’égare autant que s’il était vraiment pervers. Il a laissé faire à sa fille un mariage raisonnable, mais obscur, et tout à coup il lui conseille de divorcer. Une badine à la main, souriant gracieusement, se balançant sur un pied et sur l’autre, il propose à son enfant de briser les liens les plus sacrés ; mais ce qu’on aperçoit de vieillesse à travers une élégance forcée, ce qu’il y a d’embarrassé dans son apparente insouciance, est saisi par Iffland avec une admirable sagacité.
A propos de Franz Moor, frère du chef des brigands de Schiller, Iffland examine de quelle manière les rôles de scélérat doivent être joués : « Il faut, dit-il, que l’acteur s’attache à faire sentir par quels motifs le personnage est devenu ce qu’il est, quelles circonstances ont dépravé son âme ; enfin, l’acteur doit être comme le défenseur officieux du caractère qu’il représente ». En effet, il ne peut y avoir de vérité, même dans la scélératesse, que par les nuances qui font sentir que l’homme ne devient jamais méchant que par degrés.
Iffland rappelle aussi la sensation prodigieuse que produisait, dans la pièce d’Émilia Galotti, Eckhoff, ancien acteur allemand très célèbre. Lorsque Odoard apprend par la maîtresse du prince que l’honneur de sa fille est menacé, il veut taire à cette femme, qu’il n’estime pas, l’indignation et la douleur qu’elle excite dans son âme, et ses mains, à son insu, arrachaient les plumes qu’il portait à son chapeau, avec un mouvement convulsif dont l’effet était terrible. Les acteurs qui succédèrent à Eckhoff avaient soin d’arracher comme lui les plumes du chapeau : mais elles tombaient à terre sans que personne y fît attention ; car une émotion véritable ne donnait pas aux moindres actions cette vérité sublime qui ébranle l’âme des spectateurs.
La théorie d’Iffland sur les gestes est très ingénieuse. Il se moque de ces bras en moulin à vent qui ne peuvent servir qu’à déclamer des sentences de morale, et croit que d’ordinaire les gestes en petit nombre, et rapprochés du corps, indiquent mieux les impressions vraies ; mais, dans ce genre comme dans beaucoup d’autres, il y a deux parties très distinctes dans le talent, celle qui tient à l’enthousiasme poétique, et celle qui naît de l’esprit observateur ; selon la nature des pièces ou des rôles, l’une ou l’autre doit dominer. Les gestes que la grâce et le sentiment du beau inspirent ne sont pas ceux qui caractérisent tel ou tel personnage. La poésie exprime la perfection en général, plutôt qu’une manière d’être ou de sentir particulière. L’art de l’acteur tragique consiste donc à présenter dans ses attitudes l’image de la beauté poétique, sans négliger cependant ce qui distingue les différents caractères : c’est toujours dans l’union de l’idéal avec la nature que consiste tout le domaine des arts.
Lorsque je vis la pièce du Vingt-quatre février jouée par deux poètes célèbres, A. W. Schlegel et Werner, je fus singulièrement frappée de leur genre de déclamation. Ils préparaient les effets longtemps d’avance, et l’on voyait qu’ils auraient été fâchés d’être applaudis dès les premiers vers. Toujours l’ensemble était présent à leur pensée, et le succès de détail, qui aurait pu y nuire, ne leur eût paru qu’une faute. Schlegel me fit découvrir, par sa manière de jouer dans la pièce de Werner, tout l’intérêt d’un rôle que j’avais à peine remarqué à la lecture. C’était l’innocence d’un homme coupable, le malheur d’un honnête homme qui a commis un crime à l’âge de sept ans, lorsqu’il ne savait pas encore ce que c’était que le crime, et qui, bien qu’il soit en paix avec sa conscience, n’a pu dissiper le trouble de son imagination. Je jugeai l’homme qui était représenté devant moi, comme on pénètre un caractère dans la vie, d’après des mouvements, des regards, des accents qui le trahissent à son insu. En France, la plupart de nos acteurs n’ont jamais l’air d’ignorer ce qu’ils font ; au contraire, il y a quelque chose d’étudié dans tous les moyens qu’ils emploient, et l’on en prévoit d’avance l’effet.
Schrœder, dont tous les Allemands parlent comme d’un acteur admirable, ne pouvait supporter qu’on dît qu’il avait bien joué tel ou tel moment ou bien déclamé tel ou tel vers.
— Ai-je bien joué le rôle ? demandait-il ; ai-je été le personnage ? Et en effet son talent semblait changer de nature chaque fois qu’il changeait de rôle. L’on n’oserait pas en France réciter, comme il le faisait souvent, la tragédie du ton habituel de la conversation. Il y a une couleur générale, un accent convenu qui est de rigueur dans les vers alexandrins, et les mouvements les plus passionnés reposent sur ce piédestal, qui est comme la donnée nécessaire de l’art. Les acteurs français d’ordinaire visent à l’applaudissement, et le méritent presque pour chaque vers ; les acteurs allemands y prétendent à la fin de la pièce et ne l’obtiennent guère qu’alors.
La diversité des scènes et des situations qui se trouvent dans les pièces allemandes donne lieu nécessairement à beaucoup plus de variété dans le talent des acteurs. Le jeu muet compte pour davantage, et la patience des spectateurs permet une foule de détails qui rendent le pathétique plus naturel. L’art d’un acteur, en France, consiste presque en entier dans la déclamation ; en Allemagne, il y a beaucoup plus d’accessoires à cet art principal, et souvent la parole est à peine nécessaire pour attendrir.
Lorsque Schrœder, jouant le roi Lear, traduit en allemand, était apporté endormi sur la scène, on dit que ce sommeil du malheur et de la vieillesse arrachait des larmes avant qu’il se fût réveillé, avant même que ses plaintes eussent appris ses douleurs ; et quand il portait dans ses bras le corps de sa jeune fille Cordélie, tuée parce qu’elle n’a pas voulu l’abandonner, rien n’était beau comme la force que lui donnait le désespoir. Un dernier doute le soutenait ; il essayait si Cordélie respirait encore : lui, si vieux, ne pouvait se persuader qu’un être si jeune avait pu mourir. Une douleur passionnée dans un vieillard à demi détruit, produisait l’émotion la plus déchirante.
Ce qu’on peut reprocher avec raison aux acteurs allemands en général, c’est de mettre rarement en pratique la connaissance des arts du dessin, si généralement répandue dans leur pays : leurs attitudes ne sont pas belles ; l’excès de leur simplicité dégénère souvent en gaucherie, et presque jamais ils n’égalent les acteurs français dans la noblesse et l’élégance de la démarche et des mouvements. Néanmoins, depuis quelque temps les actrices allemandes ont étudié l’art des attitudes, et se perfectionnent dans cette sorte de grâce si nécessaire au théâtre.
On n’applaudit au spectacle, en Allemagne, qu’à la fin des actes, et très rarement on interrompt l’acteur pour lui témoigner l’admiration qu’il inspire. Les Allemands regardent comme une espèce de barbarie de troubler, par des signes tumultueux d’approbation, l’attendrissement dont ils aiment à se pénétrer en silence. Mais c’est une difficulté de plus pour leurs acteurs ; car il faut une terrible force de talent pour se passer, en déclamant, de l’encouragement donné par le public. Dans un art tout d’émotion, les hommes rassemblés font éprouver une électricité toute-puissante, à laquelle rien ne peut suppléer.
Une grande habitude de la pratique de l’art peut faire qu’un bon acteur, en répétant une pièce, repasse par les mêmes traces et se serve des mêmes moyens, sans que les spectateurs l’animent de nouveau ; mais l’inspiration première est presque toujours venue d’eux. Un contraste singulier mérite d’être remarqué. Dans les beaux-arts, dont la création est solitaire et réfléchie, on perd tout naturel lorsqu’on pense au public, et l’amour-propre seul y fait songer. Dans les beaux-arts improvisés, dans la déclamation surtout, le bruit des applaudissements agit sur l’âme comme le son de la musique militaire. Ce bruit enivrant fait couler le sang plus vite, ce n’est pas la froide vanité qu’il satisfait.
Quand il paraît un homme de génie en France, dans quelque carrière que ce soit, il atteint presque toujours à un degré de perfection sans exemple ; car il réunit l’audace qui fait sortir de la route commune au tact du bon goût qu’il importe tant de conserver, lorsque l’originalité du talent n’en souffre pas. Il me semble donc que Talma peut être cité comme un modèle de hardiesse et de mesure, de naturel et de dignité. Il possède tous les secrets des arts divers ; ses attitudes rappellent les belles statues de l’antiquité ; son vêtement, sans qu’il y pense, est drapé dans tous ses mouvements, comme s’il avait eu le temps de l’arranger dans le plus parfait repos. L’expression de son visage, celle de son regard, doivent être l’étude de tous les peintres. Quelquefois il arrive les yeux à demi ouverts, et tout à coup le sentiment en fait jaillir des rayons de lumière qui semblent éclairer toute la scène.
Le son de sa voix ébranle dès qu’il parle, avant que le sens même des paroles qu’il prononce ait excité l’émotion. Lorsque dans les tragédies il s’est trouvé par hasard quelques vers descriptifs, il a fait sentir les beautés de ce genre de poésie, comme si Pindare avait récité lui-même ses chants. D’autres ont besoin de temps pour émouvoir, et font bien d’en prendre ; mais il y a dans la voix de cet homme je ne sais quelle magie qui, dès les premiers accents, réveille toute la sympathie du cœur. Le charme de la musique, de la peinture, de la sculpture, de la poésie, et par-dessus tout du langage de l’âme, voilà ses moyens pour développer dans celui qui l’écoute toute la puissance des passions généreuses et terribles.
Quelle connaissance du cœur humain il montre dans sa manière de concevoir ses rôles ! Il en est le second auteur par ses accents et par sa physionomie. Lorsqu’Œdipe raconte à Jocaste comment il a tué Laïus, sans le connaître, son récit commence ainsi : J’étais jeune et superbe ; la plupart des acteurs, avant lui, croyaient devoir jouer le mot superbe, et relevaient la tête pour le signaler : Talma, qui sent que tous les souvenirs de l’orgueilleux Œdipe commencent à devenir pour lui des remords, prononce d’une voix timide ces mots faits pour rappeler une confiance qu’il n’a déjà plus. Phorbas arrive de Corinthe, au moment où Œdipe vient de concevoir des craintes sur sa naissance : il lui demande un entretien secret. Les autres acteurs, avant Talma, se hâtaient de se retourner vers leur suite, et de l’éloigner avec un geste majestueux : Talma reste les yeux fixés sur Phorbas ; il ne peut le perdre de vue, et sa main agitée fait un signe pour écarter ce qui l’entoure. Il n’a rien dit encore, mais ses mouvements égarés trahissent le trouble de son âme ; et quand, au dernier acte, il s’écrie en quittant Jocaste :
on croit voir s’entr’ouvrir le séjour du Ténare, où le destin perfide entraîne les mortels.
Dans Andromaque, quand Hermione insensée accuse Oreste d’avoir assassiné Pyrrhus sans son aveu, Oreste répond :
on dit que Le Kain, quand il récitait ces vers, appuyait sur chaque mot, comme pour rappeler à Hermione toutes les circonstances de l’ordre qu’il avait reçu d’elle. Ce serait bien vis-à-vis d’un juge ; mais quand il s’agit de la femme qu’on aime, le désespoir de la trouver injuste et cruelle est l’unique sentiment qui remplisse l’âme. C’est ainsi que Talma conçoit la situation : un cri s’échappe du cœur d’Oreste ; il dit les premiers mots avec force, et ceux qui suivent avec un abattement toujours croissant : ses bras tombent, son visage devient en un instant pâle comme la mort, et l’émotion des spectateurs s’augmente, à mesure qu’il semble perdre la force de s’exprimer.
La manière dont Talma récite le monologue suivant est sublime. L’espèce d’innocence qui rentre dans l’âme d’Oreste pour la déchirer, lorsqu’il dit ce vers :
inspire une pitié que le génie même de Racine n’a pu prévoir même tout entière. Les grands acteurs se sont presque tous essayés dans les fureurs d’Oreste ; mais c’est là surtout que la noblesse des gestes et des traits ajoute singulièrement à l’effet du désespoir. La puissance de la douleur est d’autant plus terrible, qu’elle se montre à travers le calme même et la dignité d’une belle nature.
Dans les pièces tirées de l’histoire romaine, Talma développe un talent d’un tout autre genre, mais non moins remarquable. On comprend mieux Tacite, après l’avoir vu jouer le rôle de Néron ; il y manifeste un esprit d’une grande sagacité ; car c’est toujours avec de l’esprit qu’une âme honnête saisit les symptômes du crime ; néanmoins il produit encore plus d’effet, ce me semble, dans les rôles où l’on aime à s’abandonner, en l’écoutant, aux sentiments qu’il exprime. Il a rendu à Bayard, dans la pièce de Du Belloy, le service de lui ôter ces airs de fanfaron que les autres acteurs croyaient devoir lui donner : ce héros gascon est redevenu, grâce à Talma, aussi simple dans la tragédie que dans l’histoire. Son costume dans ce rôle, ses gestes simples et rapprochés, rappellent les statues des chevaliers qu’on voit dans les anciennes églises, et l’on s’étonne qu’un homme qui a si bien le sentiment de l’art antique, sache aussi se transporter dans le caractère du moyen âge.
Talma joue quelquefois le rôle de Pharan dans une tragédie de Ducis sur un sujet arabe, Abufar. Une foule de vers ravissants répandent sur cette tragédie beaucoup de charme ; les couleurs de l’Orient, la mélancolie rêveuse du midi asiatique, la mélancolie des contrées où la chaleur consume la nature, au lieu de l’embellir, se font admirablement sentir dans cet ouvrage. Le même Talma, Grec, Romain et chevalier, est un Arabe du désert, plein d’énergie et d’amour ; ses regards sont voilés comme pour éviter l’ardeur des rayons du soleil ; il y a dans ses gestes une alternative admirable d’indolence et d’impétuosité ; tantôt le sort l’accable, tantôt il paraît plus puissant encore que la nature, et semble triompher d’elle : la passion qui le dévore, et dont une femme qu’il croit sa sœur est l’objet, est renfermée dans son sein ; on dirait, à sa marche incertaine, que c’est lui-même qu’il veut fuir ; ses yeux se détournent de ce qu’il aime, ses mains repoussent une image qu’il croit toujours voir à ses côtés ; et quand enfin il presse Saléma sur son cœur, en lui disant ce simple mot « J’ai froid », il sait exprimer tout à la fois le frisson de l’âme et la dévorante ardeur qu’il veut cacher.
On peut trouver beaucoup de défauts dans les pièces de Shakespeare adaptées par Ducis à notre théâtre ; mais il serait bien injuste de n’y pas reconnaître des beautés du premier ordre ; Ducis a son génie dans son cœur, et c’est là qu’il est bien. Talma joue ses pièces en ami du beau talent de ce noble vieillard. La scène des sorcières, dans Macbeth, est mise en récit dans la pièce française. Il faut voir Talma s’essayer à rendre quelque chose de vulgaire et de bizarre dans l’accent des sorcières, et conserver cependant dans cette imitation toute la dignité que notre théâtre exige.
La voix basse et mystérieuse de l’acteur, en prononçant ces vers, la manière dont il plaçait son doigt sur sa bouche, comme la statue du silence, son regard qui s’altérait pour exprimer un souvenir horrible et repoussant ; tout était combiné pour peindre un merveilleux nouveau sur notre théâtre, et dont aucune tradition antérieure ne pouvait donner l’idée.
Othello n’a pas réussi dernièrement sur la scène française ; il semble qu’Orosmane empêche qu’on ne comprenne bien Othello ; mais quand c’est Talma qui joue cette pièce, le cinquième acte émeut comme si l’assassinat se passait sous nos yeux ; j’ai vu Talma déclamer dans la chambre la dernière scène avec sa femme, dont la voix et la figure conviennent si bien à Desdemona ; il lui suffisait de passer sa main sur ses cheveux et de froncer le sourcil pour être le Maure de Venise, et la terreur saisissait à deux pas de lui, comme si toutes les illusions du théâtre l’avaient environné.
Hamlet est son triomphe parmi les tragédies du genre étranger. Les spectateurs ne voient pas l’ombre du père d’Hamlet sur la scène française, l’apparition se passe en entier dans la physionomie de Talma, et certes elle n’en est pas ainsi moins effrayante. Quand, au milieu d’un entretien calme et mélancolique, tout à coup il aperçoit le spectre, on suit tous ses mouvements dans les yeux qui le contemplent, et l’on ne peut douter de la présence du fantôme, quand un tel regard l’atteste.
Lorsque, au troisième acte, Hamlet arrive seul sur la scène, et qu’il dit en beaux vers français le fameux monologue : To be or not to be.
Talma ne faisait pas un geste, quelquefois seulement il remuait la tête, pour questionner la terre et le ciel sur ce que c’est que la mort. Immobile, la dignité de la méditation absorbait tout son être. L’on voyait un homme, au milieu de deux mille hommes en silence, interroger la pensée sur le sort des mortels ! dans peu d’années tout ce qui était là n’existera plus, mais d’autres hommes assisteront à leur tour aux mêmes incertitudes, et se plongeront de même dans l’abîme, sans en connaître la profondeur.
Lorsque Hamlet veut faire jurer à sa mère, sur l’urne qui renferme les cendres de son époux, qu’elle n’a point eu de part au crime qui l’a fait périr, elle hésite, se trouble, et finit par avouer le forfait dont elle est coupable. Alors Hamlet tire le poignard que son père lui commande d’enfoncer dans le sein maternel ; mais au moment de frapper, la tendresse et la pitié l’emportent, et, se retournant vers l’ombre de son père, il s’écrie : grâce, grâce, mon père ! avec un accent où toutes les émotions de la nature semblent à la fois s’échapper du cœur, et, se jetant aux pieds de sa mère évanouie, il lui dit ces deux vers qui renferment une inépuisable pitié :
Enfin, on ne peut penser à Talma sans se rappeler Manlius. Cette pièce faisait peu d’effet au théâtre : c’est le sujet de la Venise sauvée, d’Otway, transporté dans un événement de l’histoire romaine. Manlius conspire contre le sénat de Rome, il confie son secret à Servilius, qu’il aime depuis quinze ans : il le lui confie malgré les soupçons de ses autres amis, qui se défient de la faiblesse de Servilius et de son amour pour sa femme, fille du consul. Ce que les conjurés ont craint arrive. Servilius ne peut cacher à sa femme le danger de la vie de son père ; elle court aussitôt le lui révéler. Manlius est arrêté, ses projets sont découverts, et le sénat le condamne à être précipité du haut de la roche Tarpéïenne.
Avant Talma, l’on n’avait guère aperçu dans cette pièce faiblement écrite, la passion d’amitié que Manlius ressent pour Servilius. Quand un billet du conjuré Rutile apprend que le secret est trahi, et l’est par Servilius, Manlius arrive, ce billet à la main ; il s’approche de son coupable ami que déjà le repentir dévore, et, lui montrant les lignes qui l’accusent, il prononce ces mots : Qu’en dis-tu ? Je le demande à tous ceux qui les ont entendus, la physionomie et le son de la voix peuvent-ils jamais exprimer à la fois plus d’impressions différentes ; cette fureur qu’amollit un sentiment intérieur de pitié, cette indignation que l’amitié rend tour à tour plus vive et plus faible, comment les faire comprendre, si ce n’est par cet accent qui va de l’âme à l’âme, sans l’intermédiaire même des paroles ? Manlius tire son poignard pour en frapper Servilius, sa main cherche son cœur et tremble de le trouver : le souvenir de tant d’années pendant lesquelles Servilius lui fut cher, élève comme un nuage de pleurs entre sa vengeance et son ami.
On a moins parlé du cinquième acte, et peut-être Talma y est-il plus admirable encore que dans le quatrième. Servilius a tout bravé pour expier sa faute et sauver Manlius ; dans le fond de son cœur il a résolu, si son ami périt, de partager son sort. La douleur de Manlius est adoucie par les regrets de Servilius ; néanmoins il n’ose lui dire qu’il lui pardonne sa trahison effroyable ; mais il prend à la dérobée la main de Servilius, et l’approche de son cœur ; ses mouvements involontaires cherchent l’ami coupable qu’il veut embrasser encore, avant de le quitter pour jamais. Rien, ou presque rien dans la pièce, n’indiquait cette admirable beauté de l’âme sensible, respectant une longue affection, malgré la trahison qui l’a brisée. Les rôles de Pierre et de Jaffier, dans la pièce anglaise, indiquent cette situation avec une grande force. Talma sait donner à la tragédie de Manlius l’énergie qui lui manque, et rien n’honore plus son talent que la vérité avec laquelle il exprime ce qu’il y a d’invincible dans l’amitié. La passion peut haïr l’objet de son amour ; mais quand le lien s’est formé par les rapports sacrés de l’âme, il semble que le crime même ne saurait l’anéantir, et qu’on attend le remords comme après une longue absence on attendrait le retour.
En parlant avec quelque détail de Talma, je ne crois point m’être arrêtée sur un sujet étranger à mon ouvrage. Cet artiste donne autant qu’il est possible à la tragédie française, ce qu’à tort ou à raison les Allemands lui reprochent de n’avoir pas : l’originalité et le naturel. Il sait caractériser les mœurs étrangères dans les différents personnages qu’il représente, et nul acteur ne hasarde davantage de grands effets par des moyens simples. Il y a, dans sa manière de déclamer, Shakespeare et Racine artistement combinés. Pourquoi les écrivains dramatiques n’essaieraient-ils pas aussi de réunir dans leurs compositions ce que l’acteur a su si bien amalgamer par son jeu ?